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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Porte_%28S._Weil%29
La Porte (S. Weil)
# La Porte (S. Weil) * La Porte de Simone Weil (publication : 1962) * 1962 : La Porte, paru dans Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Gallimard, p. 11-12. * 1968 : La Porte, paru dans Poèmes, suivis de Venise sauvée, Gallimard, p. 35-36.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9m%C3%A9trius_%28Delrieu%29--Avertissement
Démétrius (Delrieu)/Avertissement
# Démétrius (Delrieu)/Avertissement ### AVERTISSEMENT. On sait qu’après la mort d’Alexandre, ses généraux héritèrent de son vaste empire. La Syrie échut en partage à Séleucus. Il régna paisiblement et transmit sa couronne à ses descendans, qui, comme lui reconnus souverains, consacrèrent la dynastie des Séleucides. Antiochus-le-Grand, ayant ajouté à ses états de nouvelles provinces, donne des inquiétudes à Rome, qui lui défend de poursuivre ses conquêtes. Antiochus, enorgueilli de ses succès, et indigné d’une telle défense, aima mieux suivre les conseils d’Annibal, qui, réfugié près de lui après la ruine de Carthage, lui inspira sa haine pour les Romains, et le détermina à mépriser les ordres et à braver la menace de ce peuple jaloux et conquérant. Rome aussitôt déclare la guerre au roi de Syrie, et envoie contre lui une armée formidable commandée par les deux Scipions. Antiochus, défait à la fameuse journée de Magnésie, est forcé de souscrire un traité honteux par lequel lui et ses successeurs se voient à jamais assujettis à envoyer à Rome vingt otages, et surtout l’héritier présomptif du trône de Syrie. Je ne parle point des autres articles du traité ; ils sont étrangers au sujet de ma tragédie. Séleucus Philopator, ayant succédé à son père Antiochus-le-Grand, fut, par suite dudit traité, contraint d’envoyer en otage à Rome Démétrius son fils aîné, et en Judée Héliodore son général, chargé d’en rapporter, en pillant le temple de Jérusalem, une somme suffisante pour payer aux Romains le tribut annuel : ce tribut était de quinze mille talens. Héliodore échoua dans son entreprise, revint à Antioche, et, pour se soustraire au courroux du roi, prend le parti de l’empoisonner. Il exécute son projet de concert avec la reine, dont il était le favori, et avec laquelle il se flattait de monter sur le trône ; en profitant de l’absence de Démétrius et de la minorité d’Antiochus. L’histoire tait le nom de cette reine : je la nomme Laodice. Cependant Démétrius, héritier légitime du trône de Syrie, apprend à Rome que son sceptre est dans les mains de sa marâtre, assassin secret de Séleucus. Indigné d’un si lâche forfait, brûlant de venger la mort de son père, Démétrius réclame ses droits et l’appui du sénat ; le consul Valérius, vendu à Laodice, et ennemi déclaré de Démétrius, loin de lui rendre la liberté, le fait retenir et surveiller soigneusement. Démétrius, justement irrité, adresse plusieurs fois de nouvelles réclamations au sénat, qui, pour toute réponse, le fait chaque jour garder de plus près. Heureusement un Grec qui se trouvait alors à Rome, et qui avait su gagner l’amitié et la confiance de Démétrius, l’aida par son adresse à se tirer d’embarras, et lui ouvrit par ses conseils les chemins de l’Asie et du trône. Ce Grec était le célébre historien Polybe, qui, aussi aimable philosophe qu’habile politique, imagine, pour sauver son auguste ami, un stratagème qui lui réussit. Il engage Démétrius à user de feinte, à cacher son courroux, à affecter la joie, à montrer une entière soumission aux volontés du sénat, à renoncer publiquement à toute prétention au diadème, à solliciter même comme une faveur le titre de citoyen romain. Démétrius suit l’avis de Polybe ; soudain, se voyant moins surveillé, il saisit la première occasion favorable, et, s’échappant, seul de Rome, il s’embarque inconnu, déguisé, sur un navire tyrien, rentre dans ses états, se fait reconnaître de ses sujets, est proclamé roi, rend la paix à l’Asie, mérite par sa clémence le beau titre de soter ou sauveur, et s’affermit ainsi, presque sans obstacle, sur le trône de son père. Voilà ce que l’histoire m’a fourni. Les personnages de Démétrius, d’Antiochus, d’Héliodore, sont historiques ; ceux de Laodice, de Nicanor, de Stratonice, sont d’invention. On me pardonnera sans doute d’avoir supposé Démétrius frère d’Antiochus, qui dans l’histoire n’est que son cousin, et d’avoir substitué au stratagème de Polybe un moyen d’évasion plus digne d’un héros tragique.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9m%C3%A9trius_%28Delrieu%29--Personnages
Démétrius (Delrieu)/Personnages
# Démétrius (Delrieu)/Personnages | Mages. Gardes. Soldats. Peuple. | } | Personnages muets. |
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Pens%C3%A9es_sans_ordre_concernant_l%E2%80%99amour_de_Dieu--03
Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/03
# Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/03 ## PENSÉES SANS ORDRE CONCERNANT L’AMOUR DE DIEU Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux dieux. Premièrement, ne pas croire que l’avenir soit le lieu du bien capable de combler. L’avenir est fait de la même substance que le présent. On sait bien que ce qu’on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considération, connaissances, amour de ceux qu’on aime, prospérité de ceux qu’on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas à satisfaire. Mais on croit que le jour où on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu’on se ment à soi-même. Car si on y pense vraiment quelques instants on sait que c’est faux. Ou encore si on souffre du fait de la maladie, de la misère ou du malheur, on croit que le jour où cette souffrance cessera on sera satisfait. La encore, on sait que c’est faux ; que dès qu’on s’est habitué à la cessation de la souffrance on veut autre chose. Deuxièmement, ne pas confondre le besoin avec le bien. Il y a quantité de choses dont on croit avoir besoin pour vivre. Souvent c’est faux, car on survivrait à leur perte. Mais même si c’est vrai, si leur perte peut faire mourir ou du moins détruire l’énergie vitale, elles ne sont pas pour cela des biens. Car personne n’est satisfait longtemps de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu’il n’y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se représenter tous ses désirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir. Il dépend de chacun de garder l’attention fixée sur cette vérité. Par exemple les révolutionnaires, s’ils ne se mentaient pas, sauraient que l’accomplissement de la révolution les rendrait malheureux, parce qu’ils y perdraient leur raison de vivre. De même pour tous les désirs. La vie telle qu’elle est faite aux hommes n’est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et préfèrent savoir que la vie est intolérable, sans pourtant se révolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d’un heu situé hors du temps, quelque chose qui permet d’accepter la vie telle qu’elle est. Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s’en délivrer. Le mal n’est ni la souffrance ni le péché, c’est l’un et l’autre à la fois, quelque chose de commun à l’un et à l’autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal où nous sommes malgré nous et où nous avons horreur de nous trouver. Le mal qui est en nous, nous en transportons une partie sur les objets de notre attention et de notre désir. Et ils nous le renvoient comme si ce mal venait d’eux. C’est pour cela que nous prenons en haine et en dégoût les lieux dans lesquels nous nous trouvons submergés par le mal. Il nous semble que ces lieux mêmes nous emprisonnent dans le mal. C’est ainsi que les malades prennent en haine leur chambre et leur entourage, même si cet entourage est fait d’êtres aimés, que les ouvriers prennent parfois en haine leur usine, et ainsi de suite. Mais si par l’attention et le désir nous transportons une partie de notre mal sur une chose parfaitement pure, elle ne peut pas en être souillée ; elle reste pure ; elle ne nous renvoie pas ce mal ; ainsi nous en sommes délivrés. Nous sommes des êtres finis ; le mal qui est en nous est aussi fini ; ainsi au cas où la vie humaine durerait assez longtemps, nous serions tout à fait sûrs par ce moyen de finir par être un jour, dans ce monde même, délivrés de tout mal. Les paroles qui composent le Pater sont parfaitement pures. Si on récite le Pater sans aucune autre intention que de porter sur ces paroles mêmes la plénitude de l’attention dont on est capable, on est tout à fait sûr d’être délivré par ce moyen d’une partie, si petite soit-elle, du mal qu’on porte en soi. De même si on regarde le Saint-Sacrement sans aucune autre pensée, sinon que le Christ est là ; et ainsi de suite. Il n’y a de pur ici-bas que les objets et les textes sacrés, la beauté de la nature si on la regarde pour elle-même et non pas pour y loger ses rêveries, et, à un degré moindre, les êtres humains en qui Dieu habite et les œuvres d’art issues d’une inspiration divine. Ce qui est parfaitement pur ne peut pas être autre chose que Dieu présent ici-bas. Si c’était autre chose que Dieu, cela ne serait pas pur. Si Dieu n’était pas présent, nous ne pourrions jamais être sauvés. Dans l’âme où s’est produit un tel contact avec la pureté, toute l’horreur du mal qu’elle porte en soi se change en amour pour la pureté divine. C’est ainsi que Marie-Madeleine et le bon larron ont été des privilégiés de l’amour. Le seul obstacle à cette transmutation de l’horreur en amour, c’est l’amour-propre qui rend pénible l’opération par laquelle on porte sa souillure au contact de la pureté. On ne peut en triompher que si on a une espèce d’indifférence à l’égard de sa propre souillure, si on est capable d’être heureux, sans retour sur soi-même, à la pensée qu’il existe quelque chose de pur. Le contact avec la pureté produit une transformation dans le mal. Le mélange indissoluble de la souffrance et du péché ne peut être dissocié que par lui. Par ce contact, peu à peu la souffrance cesse d’être mélangée de péché ; d’autre part le péché se transforme en simple souffrance. Cette opération surnaturelle est ce qu’on nomme le repentir. Le mal qu’on porte en soi est alors comme éclairé par de la joie. Il a suffi qu’un être parfaitement pur se trouve présent sur terre pour qu’il ait été l’agneau divin qui enlève le péché du monde, et pour que la plus grande partie possible du mal diffus autour de lui se soit concentrée sur lui sous forme de souffrance. Il a laissé comme souvenir de lui des choses parfaitement pures, c’est-à-dire où il se trouve présent ; car autrement leur pureté s’épuiserait à force d’être au contact du mal. Mais on n’est pas continuellement dans les églises, et il est particulièrement désirable que cette opération surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s’accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulièrement sur les lieux du travail. Cela n’est possible que par un symbolisme permettant de lire les vérités divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases écrites qui les expriment. Il faut pour cela que les symboles ne soient pas arbitraires, mais qu’ils se trouvent écrits, par l’effet d’une disposition providentielle, dans la nature même des choses. Les paraboles de l’Évangile donnent l’exemple de ce symbolisme. En fait il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l’ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l’image de l’attachement charnel qui gouverne les tendances de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l’énergie solaire. C’est cette énergie descendue sur terre dans les plantes et reçue par elles qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l’acte de manger elle pénètre dans les animaux et en nous ; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d’énergie mécanique, cours d’eau, houille, et très probablement pétrole, viennent d’elle également ; c’est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c’est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire, nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C’est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est avec la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c’est là qu’elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en haut qui fait jaillir le blé ou l’arbre. Même dans un arbre mort, dans une poutre, c’est elle encore qui maintient la ligne verticale ; avec elle nous bâtissons nos demeures. Elle est l’image de la grâce, qui descend s’ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d’énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal. Le travail du cultivateur ne consiste pas à aller chercher l’énergie solaire ni même à la capter, mais à tout aménager de manière que les plantes capables de la capter et de nous la transmettre la reçoivent dans les meilleures conditions possibles. L’effort qu’il fournit dans ce travail ne vient pas de lui, mais de l’énergie qu’a mise en lui la nourriture, c’est-à-dire cette même énergie solaire enfermée dans les plantes et la chair des animaux nourris de plantes. De même nous ne pouvons pas faire d’autre effort vers le bien que de disposer notre âme à recevoir la grâce, et l’énergie nécessaire à cet effort nous est fournie par la grâce. Un cultivateur est perpétuellement comme un acteur qui jouerait un rôle dans un drame sacré représentant les rapports de Dieu et de la création. Ce n’est pas seulement la source de l’énergie solaire qui est inaccessible à l’homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu’on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir ; l’antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l’énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s’offre à nous pour être broyée et détruite en nous et entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. Tout le travail du cultivateur consiste à servir cette image. Il faut qu’une telle poésie entoure le travail des champs d’une lumière d’éternité. Autrement il est d’une monotonie qui conduirait facilement à l’abrutissement, au désespoir ou à la recherche des satisfactions les plus grossières ; car le manque de finalité qui est le malheur de toute condition humaine s’y montre trop visiblement. L’homme s’épuise au travail pour manger, il mange pour avoir la force de travailler, et après un an de peine tout est exactetement comme au point de départ. Il travaille en cercle. La monotonie n’est supportable à l’homme que par un éclairage divin. Mais par cette raison même une vie monotone est bien plus favorable au salut.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_sur_l%E2%80%99instruction_publique_en_Alg%C3%A9rie
Rapport sur l’instruction publique en Algérie
# Rapport sur l’instruction publique en Algérie ## RAPPORT SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE EN ALGÉRIE Monsieur le Ministre, Chargé pour la troisième fois d’une mission d’inspection générale en Algérie, j’ai pu faire, à dix ans de distance, un certain nombre d’observations comparatives qui n’étaient pas de nature à figurer dans mes rapports particuliers. J’ai l’honneur de les soumettre à votre haute appréciation. En ce qui concerne l’instruction publique européenne, le progrès accompli depuis dix ans résulte des efforts accumulés dès le premier jour ; mais un peut regarder comme un problème récemment posé et non encore résolu la question de l’éducation des indigènes et des meilleurs moyens de propager la langue française parmi ces populations mixtes, soumises à notre empire, mais ne comprenant encore rien à nos lois. Cependant un même système doit embrasser à la fois la plus haute culture intellectuelle et les premiers remèdes apportés à la barbarie : telle est la tâche qui incombe à la France et à la République. ### Enseignement supérieur. En 1815, époque de ma dernière inspection, l’enseignement supérieur n’était représenté, en Algérie, que par l’École préparatoire de Médecine, qui comptait alors 87 étudiants, dont dix indigènes. Aujourd’hui, 81 étudiants inscrits à cette École appartiennent à la nationalité française ; elle ne compte plus que 5 étudjants indigènes musulmans, boursiers de l’État. On dit qu’il est difficile d’en faire des médecins de colonisation ; cependant, à Constantine, l’officier de santé le plus occupé, même auprès de la clientèle européenne, est un Arabe francisé, L’École de Droit, de création plus récente, comptait, au 31 décembre 1885, 132 étudiants français inscrits et suivant les cours, plus 88 étudiants français dispensés de l’assiduité et seulement 8 étudiants indigènes. Il serait utile de créer des bourses. en faveur d’indigènes se préparant au certificat d’études de droit administratif et de coutumes algériennes. Nous connaissons personnellement, depuis quinze ans, un Arabe d’Alger qui est maintenant licencié en droit et employé dans les bureaux du gouvernement. De tels faits sont exceptionnels, mais suffisent à prouver que les indigènes ne sont pas inhabiles à recevoir l’enseignement supérieur. Quoi qu’il en soit, l’École de Droit d’Alger, dont la plupart des professeurs sont agrégés, a conquis une réputation digne de son enseignement à la fois pratique et élevé. Elle est désormais sur le même pied que les facultés de la métropole. L’École des Lettres, avec sept cours et autant de conférences, l’École des Sciences, comprenant six cours réguliers et quatre complémentaires, sont des établissements trop incomplets pour donner de semblables résultats. Elles préparent, directement ou par correspondance, les candidats universitaires À la licence ou à l’agrégation. On ne peut songer, dès à présent, à leur donner le droit de conférer la licence, ce qui pourtant épargnerait aux candidats les frais et la fatigue d’un voyage parfois infructueux. L’École des Lettres ne compte pas un seul docteur. Ses membres les plus actifs sont en mission, font des découvertes ou préparent le doctorat, mais la quittent aussitôt le diplôme conquis. M. le recteur a été autorisé à étudier la réorganisation de ces institutions, où l’on peut voir les rudiments de la future université algérienne, dont le palais dispendieux s’élève sur la colline d’Isly, tandis qu’à l’opposite s’achève l’Observatoire de Bou-Zareah. ### Enseignement secondaire. L’Algérie est trop affairée pour éprouver vivement le besoin de la haute culture, mais l’enseignement secondaire, installé le premier dans la colonie, n’a cessé de s’y développer en ce perfectionnant. En 1835, le chiffre des élèves de cette catégorie s’élevait à 2,000 environ, avec un seul lycée et sept collèges communaux. On compte actuellement deux lycées, bientôt trois, neuf collèges, un établissement libre et quatre petits séminaires, réunissant 3,500 élèves, sur lesquels 228 sont étrangers et 110 indigènes. Le chiffre des élèves français ou israélites naturalisés a passé de 1,460 en 1875 à 3,200 en 1886 ; c’est une progression de plus du double. Quant aux indigènes, ils étaient 226, il y a dix ans : leur nombre a diminué de moitié. Cela tient au fâcheux échec de l’expérience qu’on tenta, après la suppression des collèges arabes, de soumettre à la discipline universitaire les enfants musulmans des familles les plus dévouées à la France. L’Université n’est pas responsable de cet insuccès ; elle n’a manqué ni de patience ni de cordialité envers ces enfants étrangers à nos mœurs et dépourvus d’éducation première ; elle ne les a trouvés ni rebelles, ni corrompus, ni incapables de culture, mais quoi ? Lorsqu’elle les avait instruits, civilisés, on ne savait qu’en faire, on n’avait point de places à leur donner. Il semblait que l’armée pût les recueillir, en tirer bon parti, mais nulle obligation ne les contraignait à se faire soldats ; ils retournaient aux tribus, retombaient sous le joug des influences hostiles ; la politique exigeait qu’on leur refusât l’instruction comme on leur interdit les armes perfectionnées, tout en leur laissant le fusil de leurs aïeux. Il a été décidé qu’on imposerait aux boursiers indigènes du gouvernement les prescriptions du décret qui règle les examens pour l’obtention des bourses. C’est, à bref délai, la fin d’une institution sur laquelle on avait pu fonder de généreuses espérances. L’enseignement secondaire classique a, jusqu’ici, l’avantage sur celui des cours spéciaux. La proportion est des deux tiers en faveur du premier : 2,230 élèves contre 1,122. Cela tient à d’anciennes habitudes souvent plus vivaces aux colonies que dans la métropole. — La proportion des élèves secondaires par rapport à la population européenne, en défalquant les indigènes non naturalisés, est de 7.3 par mille environ, soit un élève secondaire pour 136 habitants. En 1876, d’après une statistique officielle, on ne comptait, en Algérie, qu un élève pour 143 habitants ; mais il est surtout remarquable que la proportion se soit améliorée en même temps que s’accroissait la population européenne, et surtout française, de 280,000 Européens dont 120,000 étrangers, en 1875, à 460,000, dont 190,000 étrangers (chiffres ronds), d’après le recensement de 1882. Ces chiffres démontrent qu’en Algérie, c’est la famille française qui s’accroît en nombre, en bien-être, en lumières, qu’elle y est véritablement prépondérante, puisque, sur 3,900 élèves secondaires, les étrangers n’en comptent que 230 ; enfin, qu’elle est essentiellement colonisatrice, car les enfants, nés pour la plupart sur le sol africain, ne songent presque en aucun cas à le quitter et se destinent aux travaux de la colonisation. En France, où la proportion des élèves secondaires est quatre ou cinq fois plus faible qu’en Algérie, celle des déclassés est beaucoup plus considérable. ### Enseignement primaire. Il est à peine besoin de dire que l’enseignement primaire jouit d’une grande popularité auprès des conseils élus et des municipalités ; il a pris son développement sous l’impulsion concertée du gouvernement général et de l’administration de l’instruction publique. On sait qu’en Algérie la direction de l’enseignement primaire appartient au recteur. Quel argument de fait en faveur de la thèse qui consiste à rendre, mème en France, l’instituteur et l’école à leur juridiction naturelle ! Voici, depuis 1872, les progrès accomplis sous ce régime. Il existait, à cette époque, 625 écoles primaires et salles d’asile donnant l’instruction à 57,000 enfants, dont 1,500 musulmans. C’était, pour la population d’alors, recensée à 280,000 Européens, une proportion de plus de 20 %. Aujourd’hui, la population totale européenne étant de 159.346 Français, étrangers et israélites naturalisés, le nombre des écoles primaires est de 857, dont trois écoles primaires supérieures. Celui des asiles (on leur a conservé ce nom) est de 210. Ces 1,087 écoles reçoivent 24,270 enfants du premier âge et 60,940 élèves européens, plus 5,973 indigènes, ensemble 94,183 enfants, soit 34,000 de plus qu’en 1872. La proportion avec le chiffre de la population européenne, qui était déjà de 20% en 1372, s’est maintenue au même taux, malgré l’accroissement de cette population. On compte un élève primaire pour moins de 7 habitants européens ; en France, la proportion n’est guère que de 12 %. Ces chiffres justifient le rang élevé qui fut assigné à l’Algérie dans la statistique scolaire dressée à la suite de l’Exposition universelle de 1838. On doit néanmoins faire des réserves et reconnaître que tout n’est pas encore satisfaisant. Trop d’écoles laissent à désirer, surtout dans les grandes villes (nous en avons visité six à Alger), où leur installation remonte à 1830. L’École normale de Mustapha est loin d’être un établissement modèle, et nous le regrettons d’autant plus que cette école relève de l’État. Le personnel des instituteurs ne se recrute qu’en partie dans la colonie et les écoles normales de garçons sont obligées de recevoir sans concours des postulants étrangers. Il y a environ trois mille demandes d’emploi d’instituteurs ou d’’institutrices venant de France ; mais on peut craindre qu’elles n’émanent pas des meilleurs sujets et qu’ainsi l’instituteur ne soit dénué de cet amour du sol, de ce patriotisme local et de cette énergique abnégation qui soutiennent le colon dans sa lutte. Enfin, l’administration même est en quelque façon boiteuse. Le service de l’inspection primaire est insuffisamment pourvu ; les circonscriptions de l’Algérie sont trop étendues ; les inspecteurs primaires ne peuvent pas visiter une fois par an toutes leurs écoles ; il y aurait lieu de créer, dans chacun des départements, un nouvel emploi d’inspecteur primaire. Faut-il ajouter que, pour des motifs dont l’appréciation nous échappe, le Conseil général d’Alger a supprimé, ou réduit, à partir de janvier 1886, les indemnités allouées à l’inspection académique et aux inspecteurs primaires, encore que les titulaires de ces fonctions eussent loyalement rempli leur devoir ? ### Instruction des indigènes. Quoi qu’il en soit, pour ce qui regarde l’instruction des Européens, la France a fait en cinquante ans autant et plus que les peuples renommés pour leur aptitude colonisatrice. Ni les Anglais dans l’Inde, ni les Hollandais à Java, ni même les Américains dans l’Ouest, ne sauraient rien citer de comparable à la création méthodique et rapide de nos écoles d’Algérie. Reste la question de l’instruction des indigènes, question non pas nouvelle, mais ajournée jusqu’à cette heure et qui ne pouvait sans doute passer en première ligne : elle est, en ce moment, à l’ordre du jour de la presse, de l’opinion et des pouvoirs locaux ; elle a même occupé nos assemblées nationales, et l’on peut dire que l’administration et le gouvernement l’ont toujours regardée comme une question réservée et comme une sorte de cas de conscience. En principe, la France doit l’instruction à ce groupe de 2,750,000 indigènes qui à défaut de droits positifs se réclament de l’humanité et de la protection de notre souveraineté. Dans la pratique, la question se complique de difficultés matérielles, d’oppositions de races, de.préjugés sociaux et religieux, enfin, pourquoi le taire ? de la prévention instinctive du colon contre l’indigène dont il craint les révoltes, avec qui il ne peut lier aucun commerce sûr. Si la puissance publique n’intervenait, il est probable qu’on lui fermerait les écoles communes et très certain qu’on ne se mettrait pas en dépense pour lui en ouvrir de spéciales. Cependant l’intérêt même et l’égoïsme bien entendu conseillent de relever par la communication de la langue et des idées françaises, de racheter par le progrès matériel et moral cette population déchue qui vit et vivra forcément au sein de la colonie, qui réagira sur elle par ses vices et son inertie si nous ne parvenons à la transformer dans une certaine mesure, à la rendre utile et productrice en sous-œuvre. D’ailleurs, ces peuples si divers d’origine, de langues et de coutumes, ne sont pas également réfractaires à la civilisation : ils ont jadis subi l’influence de la paix romaine. Ou sait que les Kabyles, sur lesquels il faut surtout compter pour le succès de celte rénovation de l’Afrique occidentale, ont évolué d’eux-mêmes vers un état social relativement avancé, tandis que l’Arabe, un moment civilisé, retournait à la barbarie primitive. [l faut admettre aussi que le Maure, habitant des villes, peut-être de souche européenne, n’est pas incapable d’éducation. Donc, le problème n’est pas insoluble, donc le progrès est possible autant que nécessaire ; mais ce serait une illusion que de s’en remettre aux forces coloniales du soin de le procurer ; il ne peut venir que d’une influence supérieure, celle de l’État. La France, pour cette entreprise, doit avoir un plan, une méthode, une volonté suivie, que la colonie exécutera. Cette volonté supérieure est formulée dans le décret du 13 février 1883, dont les dispositions sagement et progressivement appliquées peuvent, avec le temps, amener une sorte de révolution dans la condition des indigènes. Nous en signalerons. avec bonheur, les premiers résultats. Le nombre des écoles arabes françaises était, en 1875, de 23 seulement, contenant 1,069 élèves dont 537 musulmans. Il y a aujourd’hui 55 écoles particulièrement effectuées aux indigènes, et l’on compte, en outre, 28 classes d’indigènes annexées à des écoles ordinaires et confiées à des moniteurs arabes ou kabyles. Sur ces 53 écoles, 19 ont été ouvertes depuis dix-huit mois, c’est-à-dire sous les auspices du décret de 1883. En outre, 49 écoles indigènes, nouvellement créées par les Conseils départementaux, n’ont pu être approuvées par le gouverneur, faute de crédits. Toute la question est là. L’exécution du décret de 1883 et celle du décret complémentaire du 1ᵉʳ février 1885 entraînaient des conséquences budgétaires auxquelles il n’a pu être encore pourvu, parce que les effets de la réglementation nouvelle commencent seulement à se faire sentir. Ce dernier décret assure aux communes de plein exercice la participation de l’État pour la création d’écoles indigènes ; il oblige les communes mixtes à contribuer aux dépenses obligatoires de ces écoles jusqu’à concurrence du sixième du produit de leur octroi de mer. Il faut attendre l’effet de ces mesures, mais il ne sera décisif que Île jour où le budget général se chargera de la majeure partie des dépenses. Or, les Chambres n’ont, jusqu’ici, voté qu’une allocation de 45,000 francs pour tout encouragement à l’instruction des indigènes. On dit que cette allocation doit être portée, pour 1887, à 200,000 francs. Cette libéralité serait suffisante, pour le moment. À l’appui de ce qui précède, nous ajouterons que les communes de plein exercice, et même les grandes villes, sont celles qui montrent le moins d’empressement à créer des écoles indigènes. Il n’existe aucune école de cette sorte à Blida, Medea, Miliana, Tizi-Ouzou, etc. Alger n’en a qu’une pour trente mille musulmans. Elle date de 1843, et son installation dans une vieille masure n’a jamais été améliorée. Pourtant elle donne de bons résultats ; le directeur, Arabe, ancien élève de Mustapha, prépare pour cette école normale des moniteurs indigènes qu’on envoie dans les tribus avec un traitement annuel de 400 à 900 francs. Les instituteurs français, brevetés, ayant passé l’examen et obtenu la prime de la langue arabe, reçoivent un traitement de 3,000 francs avec augmentation annuelle de 100 francs, auquel viennent s’ajouter divers avantages. Ce sont les pionniers de la civilisation française. Ils sont peu nombreux et n’avancent pas vite. Comment, par quels moyens, pourrait-on les distancer et franciser l’Algérie à la vapeur ? Nous devons nous poser la question telle qu’on la pose, à grand bruit, dans la presse et dans les conférences. Les uns réclament l’obligation ; mais l’obligation, qui est de droit commun, n’a pu être introduite dans le décret de 1883 qu’avec des restrictions (art. 15 et 34) qui en suspendent l’application ; il a bien fallu la subordonner à l’ouverture des locaux scolaires ; d’ailleurs, les commissions n’existent pas partout, mème pour les Européens, et ne fonctionnent guère là où elles existent. D’autres voient avec indignation le petit nombre des instituteurs capables d’enseigner dans les écoles arabes ; et en effet, la création de ce personnel mixte, instituteurs français sachant un peu d’arabe, adjoints ou moniteurs indigènes parlant le français, n’est encore qu’au début et demandera un certain temps pour se développer. Aussi l’impatience s’’est-elle emparée de tel publiciste qui, de Paris ou d’Alger, propose sérieusement de créer mille écoles en un jour, de les installer dans des gourbis et de leur donner pour maîtres soit des condamnés militaires, soit « des indigènes musulmans élevés dans nos écoles communales ou dans nos lycées » et qui n’auraient pu trouver d’autre emploi. L’auteur de ce dernier projet ajoute : « avec un million par an, on paiera les mille instituteurs improvisés ». Avec beaucoup moins d’un million par an, on pourra fonder et soutenir plusieurs écoles non pas improvisées, mais durables, et pénétrer lentement, sûrement dans le désert, au lieu de l’envahir avec impétuosité. C’est le but où tend l’administration de l’instruction publique ; c’est là-ce qu’’indique le bon sens. Et quant au choix des instituteurs, il est digne de remarque que les indigènes se montrent exigeants pour ceux qu’on leur envoie. « Deux des nouvelles écoles ont dû être fermées ; elles étaient abandonnées parce que le premier maître avait été mal choisi. Les maîtres indigènes obtiennent peu de succès. Les classes qui réussissent le mieux sont celles qui sont dirigées par des instituteurs français, d’un caractère doux, patient, ne brusquant pas les élèves, ne dédaignant pas les indigènes, inspirant l’estime et le respect par la dignité de leur conduite et leurs qualités de famille. Il est nécessaire qu’ils soient mariés. Les petites classes confiées aux femmes, même non brevetées, des instituteurs et des adjoints, marchent très bien ; elles sont bien supérieures à celles que dirigent des moniteurs indigènes, même pourvus du brevet. » Voilà ce que nous disait M. le recteur Jeanmaire au retour d’une tournée en Kabylie où il venait de visiter douze écoles musulmanes, récemment créées. Nous sommes porté à croire qu’il n’y a pas de vulgarisation plus prompte, ni surtout plus sûre. « Au point où nous en sommes, nous disait encore M. le recteur d’Alger, nous pouvons ouvrir cinquante écoles indigènes nouvelles chaque année. Il ne faut pas songer à faire plus, ni plus vite, si l’on veut créer une œuvre durable. » Nous concluons donc à demander aux Chambres d’inscrire au budget de l’instruction publique la somme nécessaire pour ouvrir annuellement cinquante écoles arabes-françaises en Algérie. * ↑ Pour mémoire, ajoutons 129 cours d’adultes, fréquentés par 3,149 hommes et 409 femmes, ensemble 3,558 élèves. * ↑ M. Francisque Sarcey, à propos d’une brochure : De la vulgarisation de la langue française chez les Arabes, par un chef de bureau arabe de la division d’Alger.
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Fantasmagoriana/L’Heure fatale
# Fantasmagoriana/L’Heure fatale UNE pluie affreuse empêchoit les trois amies de faire la promenade du matin qu’elles avoient concertée ; cependant Amélie et ne manquèrent pas de se trouver au logis de Florentine à l’heure indiquée. Celle-ci étoit, depuis quelque temps, silencieuse, pensive, aisée à émouvoir, et l’active amitié ne pouvoit que s’inquiéter de l’impression qu’avoit produite sur elle cette nuit affreuse signalée par la tempête la plus violente. Florentine vint au devant de ses amies, extrêmement émue, et les embrassa plus tendrement qu’à l’ordinaire. « Beau temps pour la promenade ! » s’écria Amélie : « comment as-tu passé cette nuit épouvantable ? » « Pas très-bien ; vous pouvez aisément le croire. Ma demeure est dans une position beaucoup trop isolée. » « Heureusement, » reprit Marie en riant, « elle ne sera pas long temps la tienne. » « Cela est vrai, » répondit Florentine en soupirant profondément. « Le comte revient demain de ses voyages, dans l’espérance de me conduire bientôt de l’autel dans sa maison. » « Seulement dans l’espérance ? » répliqua Marie. « L’accent mystérieux que tu as mis à ces mots me donne presque lieu de craindre que tu ne songes à rendre cette espérance vaine. » « Moi ?.... Mais combien de fois dans cette vie l’espérance n’est-elle pas comme une fleur stérile ? » « Ma chère Florentine, » lui dit Marie en la serrant contre son cœur, « depuis long-temps nous nous sommes souvent demandées, ma sœur et moi, mais toujours en vain, ce qu’est devenue la gaîté de notre amie ? Depuis long-temps nous sommes tourmentées par la pensée que peut-être des raisons de famille ont arrangé, contre ta volonté, ce mariage qui doit bientôt avoir lieu. » « Des raisons de famille ? Ne suis-je donc pas la dernière personne de ma maison, la seule que la sépulture de mes ancêtres n’ait pas encore renfermée dans son obscurité ? N’ai-je pas pour mon Erneste cet amour ardent, attribut de notre âge ? Croyez-vous qu’une feinte honteuse m’ait inspirée, lorsqu’assez récemment je vous peignois, avec les couleurs les plus vives, l’homme que mon cœur desire ? » « Que croire donc ? » répartit Marie. « N’est-ce pas un contraste étrange qu’une jeune personne, belle et spirituelle, riche et d’un rang élevé, et qui, indépendamment de ces avantages, ne sera pas, en se mariant, enlevée à sa famille, ne s’approche pourtant qu’en tremblant de l’autel ? » Florentine tendit la main aux deux sœurs. « Que vous êtes bonnes, » leur dit-elle ; « je dois réellement être honteuse de n’avoir pas encore fait à votre amitié la confidence entière d’une chose que je ne puis comprendre. Dans ce moment je n’en ai pas la force ; mais j’espère la trouver aujourd’hui. Parlons cependant d’objets qui m’intéressent moins. » L’agitation violente que l’esprit de Florentine éprouvoit en ce moment, étoit si visible, que les deux sœurs obéirent aussitôt à ses desirs. Comme elles pensoient que le temps offroit le sujet de conversation le plus indifférent, elles cherchèrent à plaisanter sur la tourmente de la nuit précédente ; cependant Marie finit par dire, d’un air un peu sérieux : « Je dois avouer que j’ai, plus d’une fois, été disposée à croire que tout ne se passoit pas comme à l’ordinaire. D’abord, il m’a semblé que l’on ouvroit et fermoit la fenêtre de notre chambre à coucher, et ensuite que quelqu’un s’approchoit de mon lit ; j’entendois les pas bien distinctement ; un frisson glacial m’a saisie, et je me suis mis la couverture par-dessus la tête. » « Hélas ! » repartit Amélie, « je n’oserois dire combien de fois j’ai déjà entendu un bruit semblable. Mais rien ne s’est encore présenté à mes yeux. » « Je desire de tout mon cœur, » reprit Florentine d’un ton solennel, « qu’aucune de vous ne subisse dans sa vie une épreuve de ce genre. » Le profond soupir qui accompagna ces paroles, et le regard inquiet qu’elle jeta sur les deux sœurs, leur causa un trouble visible. « Cela t’est peut-être arrivé ? » répliqua Amélie. « Pas précisément à moi, mais.... suspendez votre curiosité. Ce soir..... si je suis encore en vie.... Je voulois dire que ce soir je serois plus en état de vous communiquer tout cela. » Marie fit un signe à Amélie, qui comprit à l’instant l’idée de sa sœur. Il paroissoit que Florentine vouloit être seule ; et quoique son état semblât inquiétant, rester pour ainsi dire malgré elle, eût difficilement produit une distraction avantageuse. Son livre de prières, ouvert sur une table, que Marie aperçut en ce moment pour la première fois, confirma l’idée que celle-ci avoit conçue. En cherchant son shawl, elle dérangea un mouchoir qui couvroit ce livre, et vit que la lecture qui probablement occupoit Florentine, avant leur arrivée, étoit le cantique sur la mort. Les trois amies se séparèrent émues et presque éplorées, comme si elles ne devoient plus se revoir. Amélie et Marie n’en atiendirent qu’avec plus d’impatience l’heure de retourner chez Florentine. Elles l’embrassèrent avec un redoublement de satisfaction ; car leur amie leur sembla plus gaie qu’à l’ordinaire. « Mes chers enfans, » leur dit-elle, « pardonnez-moi ma maussaderie de ce matin. Abattue par la mauvaise nuit que j’avois passée, je me croyois sur le bord de ma tombe ; j’ai pensé que je devois m’occuper de mes intérêts dans ce monde et dans l’autre. J’ai fait mon testament, et je l’ai déposé entre les mains du magistrat. Cependant, depuis que j’ai pris un peu de repos à midi, je me trouve si forte et de si bonne humeur, que je crois avoir échappé au danger qui me menaçoit. » « Mais, ma chère, » répondit Marie avec un ton de reproche doux et affectueux, « comment une nuit que l’on passe sans dormir, peut-elle remplir l’esprit d’idées aussi sombres ? » « J’en conviens, et si j’ai eu des pensées sinistres, cette mauvaise nuit n’en a pas été la seule cause. Elle m’a trouvée tellement disposée que son influence étoit peu nécessaire. Mais plus de mystère inutile ! Je veux acquitter ma promesse, et vous donner des éclaircissemens sur beaucoup de points inexplicables dans ma manière d’être et ma conduite. Préparez-vous aux évènemens les plus étranges et les plus surprenans. Mais l’air humide et froid de la soirée ayant pénétré dans cet appartement, il convient de faire allumer du feu, afin que le frisson que mon récit pourroit produire ne soit pas accru par une cause extérieure. » Pendant que l’on allumoit le feu, Marie et sa sœur exprimèrent beaucoup de joie de voir un si heureux changement dans les dispositions de Florentine, et celle-ci ne put leur peindre assez vivement combien elle étoit satisfaite d’avoir pris la résolution de leur dévoiler le secret qu’elle leur avoit caché si long-temps. Les trois amies étant restées seules, Florentine commença en ces termes : « Vous avez assez bien connu ma sœur Séraphine, que j’ai perdue ; mais je puis me vanter d’avoir eu seule sa confiance ; c’est ce qui m’oblige à parler préalablement de beaucoup de choses qui lui sont relatives, avant d’en venir à l’histoire que je vous ai promise, et dont au reste elle est le personnage principal. « Dès son enfance, Séraphine se faisoit remarquer par beaucoup de singularités. Elle avoit un an de moins que moi ; mais tandis qu’assise à côté d’elle je m’amusois avec des jouets de notre âge, elle avoit souvent une demi-heure les yeux fixes, comme absorbée dans ses réflexions. Elle prenoit, en général, bien peu de part à tous les divertissemens de l’enfance. Cette disposition chagrinoit nos parens. Ils attribuoient l’indifférence de Séraphine à sa stupidité ; ce défaut devoit nécessairement mettre obstacle à l’éducation qu’exigeoit le rang distingué que nous tenions, mon père étant, après le prince, le premier du pays. On songeoit donc déjà à lui procurer une prébende dans un chapitre noble, lorsque les choses prirent une tournure entièrement différente. « Son instituteur, homme âgé, auquel on l’avoit confiée de bonne heure, assuroit que de ses jours il n’avoit rencontré une intelligence aussi étonnante que celle de Séraphine. Mon père voulut révoquer cette assertion en doute ; mais l’examen qu’il fit faire en sa présence, ne tarda pas à le convaincre qu’elle étoit fondée. « Alors on se disposa à ne rien négliger pour faire de Séraphine une personne accomplie. Les maîtres de langue, de musique, de danse, remplissoient tous les jours la maison. « Mais mon père ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’étoit encore une fois mépris. Séraphine faisoit si peu de progrès dans l’étude des langues étrangères, que ses maîtres levoient les épaules, et le maître de danse prétendoit qu’elle avoit deux pieds dont on ne pourroit jamais tirer parti, quoiqu’ils fussent très-jolis, parce que sa tête prenoit trop rarement la peine de s’en occuper. « En revanche, elle fit de si grands progrès dans la musique, que la science de ses maîtres fut bientôt épuisée. Elle l’emportoit pour le chant sur les plus habiles actrices de l’Opéra. « Mon père reconnut que ses plans pour l’éducation de cet enfant extraordinaire étoient les uns trop vastes, les autres trop bornés, et qu’il falloit ne pas lui serrer les rênes, mais la laisser aller suivant que son impulsion la guideroit. Ce nouveau système fournit à Séraphine l’occasion de s’adonner particulièrement à une science dont on n’auroit certainement pas fait pour elle un objet d’étude, à l’astronomie. Vous vous feriez, mes amies, très-difficilement une idée de l’avidité avec laquelle, si je puis m’exprimer ainsi, elle dévora tous les livres qui traitent des corps célestes, et quel ravissement lui causèrent les lunettes et les télescopes dont mon père lui fit cadeau, lorsqu’elle eut treize ans, pour célébrer le jour de sa naissance. « Mais les progrès que cette science a faits de nos jours ne purent bientôt suffire à la curiosité de Séraphine ; au grand chagrin de mon père, elle s’entêta des rêveries de l’astrologie, et plus d’une fois on la trouva le matin occupée à méditer sur des ouvrages qui traitoient de l’influence des astres, et dont elle avoit commencé la lecture la veille au soir. « Ma mère étant au lit de la mort, vouloit, je crois, adresser à Séraphine quelque représentation sur ce travers ; mais sa dernière heure arriva trop précipitamment. Mon père pensa qu’à l’âge d’adolescence ce penchant bizarre de Séraphine se perdroit de lui-même ; cependant cette époque arrivée, il vit qu’elle resta fidelle à l’étude qu’elle avoit chérie dans son enfance. « Vous n’avez pas oublié la sensation générale que sa beauté produisit à la cour ; combien de fois les poëtes chantèrent la richesse de sa taille et ses beaux cheveux blonds ; combien de fois ils échouèrent, lorsqu’ils voulurent peindre le caractère particulier et indéfinissable qui distinguoit ses grands yeux bleus ? Je puis le dire, j’ai souvent embrassé ma sœur, que je chérissois avec l’affection la plus vive, uniquement pour avoir le plaisir de m’approcher le plus possible de ces yeux d’une douceur angélique, et dont le visage pâle de Séraphine empruntoit presque toute sa sublimité. « Elle reçut des propositions de mariage extrêmement avantageuses, mais aucune ne fut acceptée. Vous savez qu’elle n’aimoit que la solitude, et qu’elle n’en sortoit que pour être avec moi. Elle ne put jamais trouver de goût à la parure ; elle évitoit même les occasions qui exigeoient une mise plus riche qu’à l’ordinaire. « Quiconque aussi ne connoissoit pas la singularité de son caractère, auroit pu la taxer d’affectation. « Mais une particularité extraordinaire que le hasard me fit découvrir en elle, lorsqu’elle venoit d’atteindre sa quinzième année, me causa une impression de frayeur que je n’oublierai de ma vie. Je venois de faire une visite ; je trouvai Séraphine, les yeux fixes et immobiles, debout dans le cabinet de mon père, assez près de la fenêtre. Accoutumée, depuis son enfance, à la voir dans cette position, sans qu’elle m’aperçut, je la pressai contre mon sein, sans produire sur elle la moindre sensation de ma présence. Dans ce moment, mes regards tombent sur le jardin, et j’y vois mon père se promener avec cette même Séraphine que je tiens dans mes bras. « Au nom de Dieu, ma sœur ! m’écriai-je, aussi glacée que la statue que j’avois devant moi ; alors elle commença à se ranimer. En même temps mon œil se reporte involontairement vers le jardin où je l’avois vue ; j’y aperçois mon père seul, et cherchant avec inquiétude, à ce qu’il me sembloit, celle qui, un instant auparavant, y étoit avec lui. « Je m’efforçai de cacher cet évènement à ma sœur ; mais du ton le plus affectueux, elle m’accabla de questions pour connoître la cause du trouble qui m’agitoit. Je les éludai le mieux qu’il me fut possible, et je lui demandai depuis combien de temps elle se trouvoit dans le cabinet. Elle me répondit, en souriant, que je devois bien le savoir ; qu’elle n’y étoit venue que depuis mon arrivée, et que, si elle ne se trompoit pas, elle s’étoit auparavant promenée dans le jardin avec notre père. « Cette conscience imparfaite de la position où elle s’étoit trouvée l’instant précédent, ne me surprit nullement de la part de ma sœur ; car elle m’avoit fourni des preuves fréquentes de cette absence d’esprit. « Mon père entra au même instant, en s’écriant : Dis-moi, ma chère Séraphine, comment t’es-tu échappée si soudainement de mes côtés pour venir ici ? Nous causions, comme tu le sais, et à peine as-tu eu fermé la bouche, qu’en regardant autour de moi je me suis trouvé seul. Je devois naturellement croire que tu t’étois éclipsée dans le bosquet voisin ; mais je ne t’y ai pas aperçue, et tu étois dans cet appartement avant que j’y entrasse. « C’est réellement étrange, répondit Séraphine ; je ne sais pas moi-même comment cela a eu lieu. » « Depuis ce moment, je m’expliquai ce que j’avois entendu dire à plusieurs personnes, et combattre par mon père ; c’est que tandis que Séraphine étoit à la maison, on l’avoit vue ailleurs. Je réfléchis aussi en secret sur ce que ma sœur m’avoit répété plusieurs fois, que dans son enfance elle ignoroit si c’étoit dans le sommeil ou dans l’état de veille, elle avoit été ravie au ciel, où elle avoit joué avec les anges ; incident auquel elle attribuoit le peu de goût qu’elle prenoit aux jeux de notre enfance. « Mon père combattit cette idée avec non moins de force que l’évènement extraordinaire dont j’avois été témoin, et qui expliquoit sa disparition subite du jardin. « Ne me fatigue pas davantage, me dit-il, de tous ces phénomènes qui se renouvellent complaisamment chaque jour pour nourrir ton imagination avide. Il est vrai que la personne et le caractère de ta sœur offrent beaucoup de singularités ; mais tout ton verbiage ne me persuadera jamais qu’elle entretienne un commerce immédiat avec le monde spirituel. « Mon père ne savoit pas alors que lorsqu’il est question de l’avenir, la foible intelligence de l’homme ne doit point laisser proférer par sa bouche le mot de jamais. « Environ un an et demi après, il arriva un évènement qui auroit pu ébranler, jusques dans les fondemens, l’ancienne façon de penser de mon père. C’étoit un dimanche : nous voulions enfin, Séraphine et moi, rendre une visite que nous avions différée depuis bien long-temps : cependant, quoique ma sœur aimât beaucoup à être avec moi, elle évitoit ma société, lorsqu’elle n’en pouvoit jouir qu’au milieu d’une assemblée brillante dont la contrainte en faisoit disparoître le charme. Se parer pour aller dans un cercle, étoit pour elle un tourment anticipé ; car elle ne se soumettoit, disoit-elle, à cette gêne que pour se réunir à des gens dont le caractère frivole et dissipé lui déplaisoit souverainement. Dans des occurences semblables, elle rencontroit quelquefois des personnes à qui elle ne pouvoit adresser la parole sans frissonner, et dont l’approche la rendoit malade pour plusieurs jours. « L’heure de l’assemblée avançant, elle vouloit me laisser aller seule ; mon père, s’en douta, il vint dans notre appartement, et l’engagea à changer de projets. On ne peut, lui dit-il, s’affranchir de tous les devoirs. Il la pria de s’habiller au plus vite, et de m’accompagner. « La femme-de-chambre venoit de sortir pour une commission que je lui avois donnée. Ma sœur prit une lumière pour aller chercher ses vêtemens, dans une armoire de l’étage supérieur. Elle resta beaucoup plus long-temps que ne l’exigeoit cette recherche. « Enfin, elle rentra sans lumière ; je jetai un cri d’effroi. Mon père lui demanda, avec émotion, ce qui lui étoit arrivé. En effet, depuis un quart d’heure à peine qu’elle étoit absente, son visage avoit subi une altération complète ; sa pâleur habituelle avoit pris la teinte affreuse de la mort ; ses lèvres, couleur de rose, étoient devenues bleues. « Mes bras s’ouvrirent involontairement pour embrasser cette sœur que j’idolâtrois. Mon œil affligé la questionnoit, car ma bouche ne pouvoit tirer aucune réponse de la sienne ; mais elle resta long-temps muette et inanimée, appuyée contre mon cœur. Le regard, rempli d’une douceur infinie, qu’elle jetoit sur mon père et sur moi, faisoit seul connoître que son existence dans cette extase incompréhensible, appartenoit encore au monde matériel, ou plutôt, comme elle n’en faisoit jamais complètement partie, ne lui étoit pas totalement enlevée. « J’ai été saisie d’une indisposition subite, nous dit-elle enfin à voix basse ; mais à présent, je me trouve mieux. » « Elle demanda à mon père s’il desiroit encore qu’elle allât en société. Il jugea, qu’après un accident de ce genre, une sortie pourroit être dangereuse ; mais il ne me dispensa pas de la visite, quoique je cherchasse à lui faire entendre que mes soins pourroient être très-nécessaires à Séraphine. Je la quittai le cœur navré. « J’avois recommandé que la voiture me vînt chercher de très-bonne heure : l’inquiétude extrême dont j’étois dévorée ne me permit pas d’attendre qu’elle arrivât, et je retournai à pied à la maison. Le domestique qui m’accompagnoit avoit peine à me suivre, tant je me hâtois pour franchir l’espace qui me séparoit de Séraphine. « A mon arrivée dans sa chambre, mon impatience se trouva bien loin d’être satisfaite. « Où est-elle ? » demandai-je avec vivacité. « Qui, mademoiselle ? » « Mais, Séraphine ? » « Mademoiselle Séraphine est dans le cabinet de M. votre père. » « Seule ? » « Non, avec son excellence. » « Je courus au cabinet, la porte en étoit fermée. Elle s’ouvrit à l’instant. Mon père et Séraphine en sortirent. Elle versoit des larmes. Je remarquai que mon père avoit un air chagrin et interdit, que je n’avois jamais aperçu sur son visage éprouvé par les orages de sa vie publique. « A un signe de tête plein de bonté qu’il nous fit, Séraphine me suivit dans un autre appartement ; mais elle promit auparavant à mon père de se souvenir de la promesse qu’il avoit exigée, et que je ne connoissois pas encore. « Séraphine me parut si tourmentée par les combats qui se livroient dans son intérieur, que plusieurs fois j’essayai, mais en vain, de lui manifester mon desir d’apprendre l’évènement mytérieux qui l’avoit mise, un peu auparavant, dans un état si alarmant. Enfin, je surmontai mon embarras ; elle me répondit en ces mots : Ton desir sera satisfait, en partie. Je te dévoilerai quelque chose de ce mystère ; mais à une condition irrévocable. « Je la priai instamment de me dicter cette condition ; elle continua ainsi : « Jure-moi de te contenter de ce que je vais te découvrir, et de ne pas me presser, de ne pas user du pouvoir que tu as sur mon cœur pour obtenir la connoissance de ce que je suis obligée de te cacher. « Je le lui jurai. « A présent, ma chère Florentine, pardonne-moi, si pour la première fois de ma vie je te cèle quelque chose, et si, pour la promesse que j’ai exigée de toi, je ne me suis pas contentée de ta seule parole. Notre père, à qui j’ai tout confié, m’a imposé ces deux obligations, et ses dernières paroles y avoient quelques rapports. » « Je la priai de venir au fait. « Je ne puis te décrire de quel poids j’ai senti mon ame oppressée, lorsque je suis allée chercher mes vêtemens. Dès que j’eus fermé la porte de l’appartement où tu étois restée avec notre père, il me sembla que je venois de me séparer de la vie, qui faisoit mon bonheur, et que j’avois beaucoup de nuits affreuses à essuyer avant d’arriver à un meilleur séjour. L’air que je respirai dans l’escalier n’étoit pas le même que celui qui circule ordinairement autour de nous. Il me gênoit la respiration, et me faisoit tomber du front de grosses gouttes d’une sueur glacée. Je ne me trouvois pas seule sur l’escalier, cela étoit bien certain ; mais je n’osai pourtant, de long-temps, regarder autour de moi. « Tu sais, ma chère Florentine, avec quelle ardeur, après la mort de notre bonne mère, je desirai, et je demandai, mais vainement, qu’elle pût m’apparoître, seulement une fois. Je crus, dans l’escalier, entendre derrière moi l’esprit de ma mère. Je craignis qu’il ne fût venu que pour me punir des vœux que j’avois formés jadis. Pensée vraiment étrange ! Comment pouvois-je, en effet, imaginer que notre mère, qui étoit la bonté même, se fût trouvée offensée par les vœux naïfs d’une fille chérie, et les lui ait imputés à curiosité indiscrète ? Il n’étoit pas moins étrange de croire que, renfermée depuis long-temps dans le tombeau, elle se fût occupée de m’infliger un châtiment dont j’avois presque oublié le motif. Je ne tardai pas à être tellement persuadée de la bizarrerie de mes idées, que je pris courage, et je tournai la tête. « Quoique mon regard mal assuré n’eût rien découvert, cependant, en continuant à monter, j’entendis encore plus distinctement qu’auparavant que l’on marchoit derrière moi. A la porte de la chambre où j’entrois, je sentis que ma robe étoit retenue ; épouvantée, je ne pus avancer, et je tombai sur le seuil. « Je ne tardai pourtant pas à me reprocher ma terreur panique, lorsque je reconnus qu’il n’y avoit eu rien de surnaturel dans cet accident. Ma robe s’étoit accrochée à la poignée d’un vieux meuble, que l’on avoit placé sur le passage pour l’emporter le lendemain hors de la maison. « Cette découverte m’inspira de nouveau du courage. Je m’approchai de l’armoire. Mais juge de ma frayeur mortelle, lorsque me préparant à l’ouvrir, les deux battans se déploient sans faire le moindre bruit ; la lumière que je tenois à la main s’éteint ; et comme si je me trouvois devant un miroir, mon image fidelle sort de l’armoire : l’éclat qu’elle répand éclaire une grande partie de l’appartement. Alors j’entends ces paroles : « Pourquoi trembler en voyant ton être propre s’avancer vers toi, pour te donner la connoissance de ta mort prochaine, et pour te révéler la destinée de ta maison ? « Le fantôme m’instruisit de ce qui doit arriver ; mais lorsqu’après avoir profondément médité sur ses paroles prophétiques, je lui adressai une question relative à toi, la chambre est redevenue obscure, et tout le surnaturel a disparu. Voilà, ma chère, tout ce que je puis te dire. « Ta mort prochaine, m’écriai-je ! Cette pensée avoit dans ce moment écarté toutes les autres. « Elle me fit, en souriant, un signe d’affirmation ; et me donna à entendre en même temps que je ne devois pas la presser sur ce point. Notre père, ajouta-t-elle, a promis de t’instruire, dans le temps convenable, de tout ce que tu devois savoir. « Dans le temps convenable ? répétai-je d’une voix plaintive ; car il me sembloit que puisque j’en avois tant appris, il étoit grand temps que l’on me mît au fait du reste. « Le soir même, j’en dis quelque chose à mon père ; mais il fut inexorable. Il pensoit que peut-être tout ce qui étoit arrivé à Séraphine pouvoit provenir du trouble de son imagination exaltée. « Cependant, trois jours après, ma sœur s’étant trouvée assez malade pour garder le lit, les doutes de mon père commencèrent à s’affoiblir. Quoique l’on ne m’eût pas indiqué avec précision le jour de la mort de Séraphine, je remarquai pourtant à sa pâleur, et à l’affection avec laquelle elle nous embrassoit mon père et moi, que l’instant de la séparation éternelle n’étoit pas éloigné. « La pendule sonnera-t-elle bientôt neuf heures ? nous demanda Séraphine dans la soirée, pendant que nous étions assis auprès de son lit. « Oui, bientôt, répondit mon père. « Eh bien ! songez à moi, objets chéris ; nous nous reverrons. Elle nous serra la main ; et lorsque l’heure sonna, elle tomba sur son lit, et ne se releva plus. « Mon père m’a raconté toutes ces particularités dans la suite ; car dans le moment j’étois tellement troublée, que j’avois perdu l’usage de mes sens. « Lorsque Séraphine eut fermé les yeux, je revins à une vie qui alors me paroissoit insupportable. Je craignois que l’état de stupeur où m’avoit jetée l’idée de la perte qui me menaçoit, n’eût semblé à ma sœur un manque d’attachement. Depuis lors, je n’ai jamais pensé à cette scène accablante sans éprouver un violent frisson. « Tu conçois, me dit mon père (ce fut à l’heure actuelle, et devant cette même cheminée où nous sommes placés en ce moment) ; tu conçois que la prétendue vision doit encore être tenue très secrète. « Je partageai son opinion ; mais je ne pus m’empêcher d’ajouter : « Quoi ! encore, mon père ? quoiqu’une partie de la prédiction ait été accomplie d’une manière aussi affligeante, vous continuez à dire la prétendue vision ? » « Oui, ma fille ; tu ne sais pas quel ennemi dangereux est pour l’homme sa propre imagination. Séraphine ne sera pas la dernière victime qu’elle aura assassinée. » « Nous étions assis, je le répète, à-peu-près comme nous voici à présent ; et j’allois adresser à mon père une objection que j’ai oubliée, lorsque je m’aperçus que son regard inquiet étoit fixé sur la porte. Je n’en savois pas le motif, et je ne pus découvrir à cette porte rien d’extraordinaire ; cependant un instant après, elle s’ouvrit tout-à-coup d’elle-même. « Florentine s’arrêta en cet endroit, comme subjuguée de nouveau par le souvenir de sa frayeur : au même moment, Amélie se leva en poussant un grand cri. « Sa sœur et son amie lui demandèrent ce qui lui étoit arrivé. Elle resta long-temps sans faire de réponse, et ne voulut pas absolument se remettre sur sa chaise, dont le dos étoit tourné vers la porte. Enfin, elle avoua, en jetant des regards inquiets autour d’elle, qu’une main froide comme la glace lui avoit touché le cou. « Voilà bien l’effet de l’imagination, dit Marie en se remettant. C’étoit ma main. Depuis long-temps mon bras étoit appuyé sur ta chaise, et lorsqu’il a été question de la porte qui s’est ouverte, je me suis senti le besoin de m’appuyer sur quelque chose de vivant...... Mais à propos, et la porte ? « Chose étrange ! Je frissonnai d’effroi, je m’appuyai sur mon père, et je lui demandai s’il ne voyoit pas une espèce de lueur, d’éclat, quelque chose de brillant pénétrer dans l’appartement. « Eh bien ! me répondit-il d’une voix émue et tout bas, quand je la verrois ! Nous avons perdu un être que nous chérissions ; nos ames se trouvent, par conséquent, en quelque sorte disposées à l’exaltation, et nos imaginations peuvent aisément être dupes de la même illusion. Il est, d’ailleurs, très-naturel qu’une porte s’ouvre d’elle-même. « On devroit bien la refermer, repris-je sans avoir le courage de le faire. « Nous pouvons bien la fermer, dit mon père. Mais il se leva avec un tremblement visible, fit quelques pas, puis revint en ajoutant : Cette porte peut rester ouverte ; car il fait trop chaud dans l’appartement. « Il m’est impossible de vous dépeindre, même par comparaison, la clarté singulière que j’avois aperçue ; et je vous assure que si, au lieu de cette lueur, j’eusse vu entrer l’ombre de ma sœur, je l’eusse reçue à bras ouvert ; car ce fut simplement le mystérieux et le vague de cette vision étrange qui m’inspira de la frayeur. « Un instant après, les domestiques entrèrent, apportant le souper, et il ne se passa plus rien de nouveau. « Le temps n’effaça pas le souvenir de Séraphine ; mais il nous fit oublier cette dernière apparition. Mon commerce habituel avec vous, mes amies, fut pour moi, depuis la perte de Séraphine, une distraction précieuse, et devint insensiblement une habitude indispensable ; je ne pensois plus que légèrement à ce que le fantôme de ma sœur pouvoit avoir prédit à notre maison, et, dans les bras de l’amitié, je me livrai entièrement à la gaîté innocente de la jeunesse. « La beauté du printemps contribuoit à faire renaître la sérénité dans mon ame. Un soir que vous veniez de me quitter, j’étois restée à me promener dans le jardin, comme enivrée de la vapeur délicieuse des fleurs et du spectacle magnifique que m’offroit la pureté du ciel. « Entièrement absorbée par la jouissance de mon existence, je ne m’apercevois pas que l’heure de rentrer étoit arrivée. Je ne sais pas non plus si ce jour là l’on ne s’occupoit pas de moi ; mais mon père, dont la sollicitude pour ce qui me concernoit avoit redoublé depuis la mort de ma sœur, et qui savoit bien que j’étois au jardin, ne m’avoit pas, suivant sa coutume, envoyé quelque vêtement pour me garantir de la fraîcheur de la soirée. « Tandis que je faisois ces réflexions, je fus prise d’un véritable frisson de fièvre dont je ne pus nullement imputer la cause à la température de l’air. Mes yeux se portèrent, par hasard, sur les arbres en fleurs ; et la clarté singulière que j’avois vue pénétrer par la porte de l’appartement le jour de l’enterrement de Séraphine, me sembla reposer sur ces arbres, et lancer ses rayons vers moi. L’allée où je me trouvois, étoit la promenade favorite de Séraphine. « Cette pensée m’inspira le courage de m’approcher, parce que j’espérois rencontrer sous ces arbres l’ombre de ma sœur. Mais mon espérance ayant été deçue, je rentrai dans la maison d’un pas tremblant. « J’y trouvai beaucoup de choses extraordinaires. Personne ne songeoit au souper, que je croyois à moitié achevé. Les gens de la maison couroient en désordre, et se hâtoient d’emballer des habits et des meubles. « Qu’est-ce qui va partir ? demandai-je. « Eh quoi ! mademoiselle, s’écria l’intendant, ne savez-vous donc rien ? Mais son excellence, vous, nous tous. « Pourquoi donc ? « Cette nuit même, nous partons pour la terre de son excellence. « Pourquoi cela ? « On levoit les épaules ; je courus au cabinet de mon père. Il étoit assis, les yeux fixés devant lui. « La seconde prophétie de Séraphine, me dit-il, est aussi accomplie, et précisément la plus invraisemblable. Je suis en disgrâce. « Quoi, elle l’avoit prédit ! « Oui, ma fille ; mais je te l’avois caché. Je me résigne à mon sort. Qu’un autre cherche à se mieux maintenir dans ce poste scabreux. Je vais dans mes terres y vivre pour toi, et pour faire le bonheur de mes vassaux. « Malgré l’impression violente causée par l’infortune de mon père, et par l’idée de m’arracher à toutes les relations que j’aimois, sa tranquillité produisit un effet salutaire sur mon esprit. « A minuit, nous partîmes. Mon père sut si bien prendre son parti sur son changement d’état, qu’il arriva à sa terre calme et serein. « Il trouva beaucoup de choses à arranger, à améliorer ; aussi son goût pour la vie active ne tarda pas à se créer un cercle d’occupations qui lui plaisoient. « Il en fut pourtant tiré, peu de temps après, par une indisposition que les médecins regardèrent comme très-sérieuse. Mon père se conforma à ce qu’ils lui prescrivirent. Il cessa toute occupation ; mais il n’espéroit pas qu’il en résultât pour lui aucun bien. Séraphine, me dit-il, entièrement revenu de son ancienne opinion, Séraphine a dit deux fois la vérité. Elle la dira une troisième fois. Ce discours me causa une émotion violente ; car je compris que mon père croyoit mourir bientôt. « En effet, il dépérit visiblement, et fut enfin forcé de garder le lit. Un soir il me fit appeler ; et après avoir écarté tout le monde, il me parla ainsi, d’une voix foible, et en s’arrêtant fréquemment : « L’expérience m’a guéri de mon incrédulité. Quand neuf heures sonneront, mon dernier moment, suivant la prédiction de Séraphine, sera arrivé. Voilà, ma chère fille, ce qui m’engage à t’adresser ce peu de mots essentiels pour toi. Reste, s’il est possible, dans ta position actuelle ; ne te marie pas. Le destin semble avoir conjuré l’extinction de notre race. Mais il n’est pas temps de parler de ce sujet. Au reste, si tu songeois jamais sérieusement à te marier, n’oublie pas de lire ce papier. Mais ma volonté expresse est que tu ne l’ouvres pas auparavant, parce qu’autrement son contenu t’occasionneroit des inquiétudes sans motif. « A ces mots, que j’écoutois en sanglotant, il tira de dessous son chevet un papier cacheté qu’il me donna. L’instant n’étoit pas convenable pour réfléchir combien la condition qu’il m’imposoit étoit importante. Le son de l’heure fatale où mon père, appuyé sur mon épaule, rendit le dernier soupir, me priva de l’usage de mes sens. « Le jour de son enterrement fut aussi marqué par la lueur éclatante et extraordinaire dont j’ai déjà parlé. « Vous savez que peu de temps après cette perte cruelle, je revins à la capitale pour chercher de la consolation dans votre société chérie. Vous savez aussi que la force de la jeunesse seconda vos efforts pour me rendre l’existence agréable, et comment je repris par degré du goût pour la vie. Vous n’ignorez pas non plus qu’il s’établit par la suite, entre le comte Ernest et moi, des rapports qui rendirent vaines les exhortations de mon père. Le comte m’aimoit ; je le payois de retour. Il ne m’en fallut pas davantage pour me persuader que je ne devois pas vivre dans le célibat. Mon père ne m’avoit, d’ailleurs, fait cette demande que conditionnellement. « Mon mariage étoit presque assuré ; je n’hésitai pas à ouvrir l’écrit mystérieux. Le voici ; je vais vous le lire : « Séraphine t’a sûrement déjà dit que lorsqu’elle voulut questionner le fantôme sur ton sort, soudain il avoit disparu. L’être incompréhensible vu par ta sœur avoit fait mention de toi, et son arrêt désolant que, trois jours avant celui qui seroit fixé pour ton mariage, tu mourrois à cette même neuvième heure, qui nous est si fatale, avoit engagé ta sœur, un peu remise de son premier trouble, à lui demander si ta vie ne pouvoit pas être à l’abri de cette atteinte funeste, dans le cas où tu ne te marierois pas. « Séraphine n’a malheureusement pas reçu de réponse. Mais je suis persuadé qu’en allant à l’autel, tu ne trouveras que la mort. Voilà pourquoi je t’engage à ne pas te marier ; j’ajoute cependant : si cela est conforme à ton inclination ; car je ne sais pas si ce prétexte mettra tes jours en sûreté. « C’est, ma chère fille, pour t’épargner des angoisses prématurées, que je n’ai pas voulu te révéler tout ceci avant l’instant du péril. Réfléchis donc à ce que tu dois faire. « Mon ombre, lorsque tu liras ces lignes, planera autour de toi et te bénira, quelque parti que tu prennes. « Florentine replia le papier en silence ; et, après une pause qui déplut beaucoup à ses deux amies, elle ajouta : « Voilà peut-être, mes chères amies, la cause du changement dont vous m’avez quelquefois fait des reproches. Mais, dites-le moi, ne seroit-on pas, à ma place, troublée et comme anéantie par cette prédiction qui annonce la mort à la veille de goûter le bonheur ? « Me voilà à la fin de mon récit. Demain le comte revient de son voyage ; l’ardeur de ses désirs lui a fait fixer l’époque de notre mariage au troisième jour après son retour. « Ainsi, c’est aujourd’hui ! » s’écrièrent au même moment Amélie et Marie, pâles et l’inquiétude peinte dans tous leurs traits ; elles jetèrent les yeux sur une pendule prête à sonner neuf heures. « Qui, aujourd’hui est le jour décisif, » reprit Florentine d’un air plus posé, et même serein. « La matinée a été affreuse pour moi ; mais actuellement je me trouve bien remise, et ma santé, encore excellente en ce moment, me donne l’assurance que la mort m’atteindroit difficilement aujourd’hui. Bien plus, un pressentiment secret, mais bien vif, me dit que ce soir même le vœu que je forme depuis si long-temps sera rempli. Ma sœur bien aimée m’apparoîtra, et détruira l’erreur de sa prédiction pour ce qui me concerne. Chère Séraphine, tu m’as été enlevée si soudainement, si cruellement ! Où es-tu, que je te rende enfin, avec usure, l’amour que je n’ai pu te témoigner ? » Les deux sœurs immobiles, interdites, avoient les yeux fixés sur la pendule, qui sonna l’heure fatale. « Sois la bien-venue ! » s’écria Florentine, en voyant le feu de la cheminée, que l’on n’avoit pas entretenu, s’éteindre tout-à-coup. Puis elle se leva de dessus sa chaise ; les bras ouverts, elle marchoit vers la porte que Marie et Amélie regardèrent en gémissant profondément, et par où venoit d’entrer l’image de Séraphine éclairée des rayons de la lune. Florentine serra sa sœur dans ses bras. « A toi, pour jamais ! » Ces mots, prononcés d’un son de voix doux et mélancolique, frappèrent l’oreille d’Amélie et de Marie ; mais elles ne surent pas s’ils avoient été proférés par Florentine, par le fantôme, ou par les deux sœurs ensemble. Presqu’au même instant, les domestiques entrèrent, l’air effaré, pour savoir ce qui étoit arrivé. Ils avoient entendu un bruit comme si tous les verres et toutes les porcelaines alloient se briser. Ils trouvèrent leur maîtresse étendue à la porte. Il ne restoit plus la moindre trace de l’apparition. Tous les moyens que l’on employa pour rappeler Florentine à la vie, furent vains. Les médecins attribuèrent sa mort à un coup de sang. Marie et Amélie conserveront jusqu’au tombeau le souvenir de cette scène déchirante.
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Biographie nationale de Belgique/Tome 12/LEYS (Léonard)
# Biographie nationale de Belgique/Tome 12/LEYS (Léonard) | ◄ Tome 11 | Tome 12 | Tome 13 ► | | ◄ Liste des collaborateurs | LEYS (Léonard) | LEYS (Léonard) ► | LEYS (Léonard), ou Lessius, théologien, naquit, le 8 octobre 1554, à Brecht, près d’Anvers, et mourut en 1623, après avoir pris, par ses nombreux écrits, une part très active dans les interminables querelles suscitées par l’apparition du baïanisme. Il fit de fortes études et mérita les éloges de Juste Lipse ; il possédait le grec, l’histoire, le droit canon et le droit civil, et n’était étranger ni aux mathématiques ni à la médecine. En 1572, il entra dans la Compagnie de Jésus ; on l’envoya professer la philosophie à Douai, où il resta sept ans ; nous le trouvons ensuite à Louvain, occupant une chaire de théologie , de 1585 à 1605. Il y était à peine d’un an, qu’il publia, de concert arec son collègue Hamelius, une série de thèses qui visaient les doctrines de Baius, et que la faculté de théologie déclara entachées de semipélagianisme. Cette censure déplut au professeur Stapleton, qui ne cacha pas sa manière de voir dans une lettre à l’évêque de Middelbourg, insérée plus tard dans l’Histoire des congrégations de Auxiliis, du P. de Meyer (p. 32). En revanche, l’université de Douai se rangea sous la bannière de la majorité des Louvanistes, et l’on ne peut s’empêcher de reconnaître avec Feller qu’elle y mit de la passion. Dans notre article DE BAY (t. IV, col. 774 et suiv.), nous avons résumé l’histoire de cette querelle, qui, en définitive, n’aboutit pas ; inutile d’y revenir. Ajoutons seulement que Lessius en ayant appelé à Rome, Sixte-Quint fit examiner ses propositions par une congrégation qui ne trouva rien à y reprendre, et les déclara sanæ doctrinæ articuli. Nous citons Feller : « La censure fut cassée et le jugement pontifical publié à Louvain, par ordre du nonce Octavio, évêque de Cajazzo, en 1588. Quesnel et Gersera publièrent chacun une apologie historique de la censure ; mais ces deux apologies furent condamnées par Innocent XII, en 1697. Lessius fit déclarer pour lui les universités de Mayence, de Trêves et d’Ingolstadt. On peut voir ce qui regarde cette affaire amplement détaillée par Habert, évêque de Vabres, dans son livre De la Défense de la foi sur la grâce, ch. XIV, § 3. On sait que Habert n’était pas favorable aux jésuites, et sa relation acquiert par là une considération particulière : elle est tout à la décharge de Lessius ». Nombreux sont les écrits de notre controversiste : il suffira de citer les plus marquants, et d’abord le volume intitulé : De gratia efficaci, decretis divinis, libertate arbitrii et præscientia Dei conditionata (Anvers, J. Moretus, 1610 ; in-4°), livré à l’impression sur le conseil de quelques amis, à l’occasion de la polémique suscitée par la mise en lumière du traité : De concordia gratiæ et liberi arbitrii (Lisbonne, 1588), œuvre du célèbre Louis Molina. Celui-ci eut pour lui les jésuites ; les dominicains, au contraire, arborèrent le drapeau de saint Thomas, ce qui plus tard fit dire que les catholiques ne s’entendaient pas entre eux. Lessius prit vigoureusement la défense des jésuites espagnols, mais, ce semble, dans un esprit de conciliation. Ces querelles n’offrent plus qu’un intérêt historique. Non moins important est le volume in-folio : De justitia et jure actionum humanarum. Anvers, 1621, et Lyon, 1653. Saint François de Sales faisait de cet ouvrage un cas tout particulier, à preuve une lettre qu’il écrivit à l’auteur, et dont l’original fut gardé jusqu’en 1773, au rapport de Feller, dans les archives du collège des Jésuites d’Anvers. Le P. Graveson crut pouvoir contester l’authenticité de cette pièce : on lui répondit en la faisant graver avec toute l’exactitude d’un fac-similé (1729). La lettre du saint prélat, dont Feller donne le texte, est datée d’Annecy, le 26 août 1653 ; elle est signée : Franciscus, episcopus Gebennensis. Dans le De potestate summi pontificis, l’auteur soutient la théorie de la puissance temporelle des papes. Le De gratia et prædestinatione forme deux volumes in-folio d’opuscules « pleins de lumières et de sentiment, écrits avec beaucoup de clarté, d’élégance et d’intérêt » (Feller). On cite notamment un petit traité, De capessenda vera religione, qui contribua, paraît-il, à faire rentrer dans l’Eglise mère un grand nombre de dissidents, et un morceau également remarquable sur la Providence divine. Citons encore Hygiasticon, seu vera ratio valetudinis bonæ et vitæ, una cum sensuum et judicii et memoriæ integritate ad extremam senectutem conservandæ. Anvers, 1613 et 1614 ; in-8°. Id., avec le traité de Louis Cornaro sur la même matière, traduit de l’italien par Lessius. Cambridge, 1634 ; in-8°. Sébastien Hardi a donné, à Paris, en 1701, une version française de ces deux traités ; elle a été réimprimée en 1708 dans la même ville, enrichie de notes par de La Bonodière ; — divers ouvrages de controverses, entre autres sur les cas de conscience, sur la théologie mystique, etc. ; enfin, des commentaires sur plusieurs paragraphes de la Somme de saint Thomas. Lessius laissa derrière lui une haute réputation de savoir, de talent et de piété. « On garde dans la bibliothèque de l’archevêché de Maline », dit Feller, « des Informations manuscrites sur sa vie et ses vertus. On les avait prises d’abord après sa mort, dans la croyance que l’on travaillerait un jour à sa béatification ». Alphonse Le Roy. De vita et moribus L. Lessii. Paris, 1644 ; in-12. — Foppens, Bibl. belgica. — Feller, Biogr. univ. – La préface du traité De gratia efficaci, etc.
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La Perse d’aujourd’hui : Iran, Mésopotamie, par Eugène Aubin
# La Perse d’aujourd’hui : Iran, Mésopotamie, par Eugène Aubin En ces dernières années, à propos soit du chemin de fer de Bagdad, soit de la révolution persane, soit de la concurrence des grandes puissances du côté de l’Iran, l’attention s’est trouvée attirée vers la Perse longtemps peu connue ou négligée. Longtemps demeurée semblable à elle-même, la Perse paraît vouloir se transformer. Quoi qu’il arrive, c’est un moment critique de son histoire et qui doit intéresser d’autant plus que cette crise semble bien due, pour une grande part, à l’influence des idées occidentales. Précisément, au moment où se manifestaient les premiers signes de rénovation, M. Aubin séjournait en Perse et circulait à travers l’Azerbaïdjan, l’Irak-Adjemi et l’Irak-Arabi. De par la situation officielle qu’il occupait, — car le nom de l’auteur est un pseudonyme — M. Aubin pouvait, mieux que d’autres, se renseigner à source sûre, obtenir plus de facilité pour ses investigations. Déjà connu, d’ailleurs, par plusieurs ouvrages remarqués et justement estimés, fort de sa longue expérience du monde musulman, assuré par son savoir, servi par ses qualités d’observation et d’exposition, il ne pouvait manquer de nous donner un livre neuf et utile. Ce n’est pas un livre composé à la façon d’une « étude méthodique ». L’auteur prend soin de nous en avertir. Certains chapitres avaient déjà paru dans des journaux, dans des revues. D’où une suite de chapitres de formes diverses : ici le journal de route, là l’étude suivie d’un sujet particulier. Le tout uni par une confrontation continue de la Perse ancienne avec la Perse nouvelle, par le souci d’établir l’état général de la Perse actuelle. Quoique l’auteur sache fort bien, en quelques traits, noter lignes et couleurs, quoiqu’il remarque justement les phénomènes naturels, c’est avant tout à l’étude des hommes, à l’histoire, ancienne ou contemporaine, qu’il s’attache. À propos de mainte ville, de maint village où il s’arrête, il nous rappelle, à l’aide d’une documentation très nourrie, l’histoire de la Perse, nous raconte les légendes les plus curieuses recueillies de la bouche des indigènes. Or l’Iran a toujours été, en cet « Orient Moyen », un terrain de parcours pour de grandes migrations de peuples. Peu de pays comprennent des populations plus diverses, Iraniens, Sémites, Mongols, Kurdes, Arabes, Bendéris, Arméniens, Guèbres, Tsiganes. On trouvera, disséminés dans l’ouvrage, des renseignements précieux à l’égard du mode de vie, de l’histoire, de l’organisation politique et religieuse de chaque groupe. Indications très vivantes, car M. Aubin nous présente, fait parler devant nous un très grand nombre des plus notables Persans. Tout un chapitre, d’ailleurs, est consacré à quelques « coutumes persanes » : la musique et la danse, les derviches et les mendiants, la chasse au faucon. Mais, comment ces populations si diverses acquièrent-elles cette cohésion nationale qui est une des originalités de la Perse actuelle ? Elles sont unies par un lien religieux très fort, le chiisme. En un chapitre très approfondi, l’auteur montre la formation de cette religion musulmane, et son évolution récente et son rôle capital dans la vie persane. Grâce à une connaissance très étendue des choses de l’Islam, M. Aubin nous donne sur les diverses sortes du chiisme, sur la vie et l’organisation du clergé, sur les croyances et sur les rites, les détails les plus circonstanciés. Or les sanctuaires les plus vénérés du chiisme se trouvent maintenant en territoire turc, aux environs de Bagdad. M. Aubin nous y conduit et même nous fait faire connaissance avec le « moudjtched » le plus renommé de Nedjef, Mollah Kazem, sorte de grand pontife du chiisme. La lettre très curieuse par laquelle ce chef du chiisme affirme que la révolution persane est conforme aux lois divines montre bien l’un des caractères de cette révolution. Révolution, d’ailleurs, qui se décompose en « une succession de mouvements locaux » et qui s’effectue selon les modes ordinaires de protestation employés si souvent par les Perses contre des gouverneurs trop rapaces. L’évolution même du chiisme, le contact avec les idées européennes, l’exemple de la guerre russo-japonaise et de la révolution russe, telles apparaissent les causes essentielles de la révolution en un pays fatigué, exaspéré par un régime de despotisme et d’exaction. « La Perse travaille » dit l’auteur « pour une poignée de grands seigneurs… » Et c’est ce qui parait bien au cours de l’ouvrage, lorsque l’auteur nous fournit de multiples et précises indications sur l’administration des provinces ou lorsqu’il trace un tableau pittoresque et vigoureusement peint de la cour de Téhéran. On se rend mieux compte ainsi d’un mouvement qui semble encore loin de sa fin et qui exige l’attention soutenue des puissances européennes. De celles-ci, la Russie par la Caucasie, l’Angleterre par le golfe Persique visent à exercer sur l’Iran une influence prépondérante. Cette lutte d’influences rivales, l’attitude de chacune de ces puissances vis-à-vis de la Révolution, le dernier accord anglo-russe, autant d’études qui empruntent à la personnalité de l’auteur une valeur particulière. Les ambitions de l’Allemagne sont aussi notées, de même que l’attitude désintéressée et l’œuvre civilisatrice de la France. À lire ce livre, on est frappé de l’influence morale que la France exerce en Perse : Français établis là-bas en nombre respectable, Persans qui viennent s’instruire chez nous en réclamant, chez eux, nos enseignements. De sorte que le français est la langue la plus répandue. Constatation dont l’occasion nous est, hélas ! trop rarement offerte pour que nous n’en remarquions pas la valeur. Elle ajoute, pour nous, un intérêt de plus à la lecture d’un livre si intéressant par ailleurs et qui vient à son heure. Grâce à des notes explicatives, le lecteur se familiarise vite avec les termes techniques, les noms persans qu’emploie volontiers l’auteur. Écrit d’un style simple et précis, sans viser à l’effet purement littéraire, le livre de M. Aubin se lit avec agrément autant qu’avec profit. Il rendra de grands services immédiats et restera comme un ouvrage toujours utile à consulter. * ↑ Même abstraction faite des missions archéologiques (de Morgan, par exemple), la Perse n’a pas cessé d’être l’objet des études des spécialistes. Ces derniers temps, il y a recrudescence à ce point de vue : Sven Hedin en 1905, Mac Mahon en 1903-5, Stahl de 1895 à 1905, la Cⁱᵉ Lacoste en 1906-7 enrichissent beaucoup la science, surtout pour la partie E. du plateau de l’Iran, Pour la partie W. on pourra rapprocher du livre d’Aubin l’article de Mecquenem sur la région d’Ourmiab (Ann. de Géog., 15 mars 1908). * ↑ Les Anglais aux Indes et en Égypte et surtout Le Maroc d’aujourd’hui. * ↑ Cf. Préface, p. v et p. 1. * ↑ Sur ces Kurdes encore très belliqueux qui, en territoire turco-arménien, se sont acquis une réputation particulière de cruauté, voir notamment le chap. iv, Chez les Kurdes, p. 76-102. * ↑ Chap. x, p. 228-255. * ↑ Les chiites, — on le sait, — pour la plupart Persans, ne reconnaissent comme légitime que la dynastie d’Ali et ne reconnaissent pas les trois premiers califes, n’accordent pas de valeur à la Sunna. Tous les autres musulmans sont « sunnites ». * ↑ P. 397-398. * ↑ P. 399. * ↑ Le mécontentement s’exprime par la fermeture des bazars au besoin l’émigration des mollahs. Voir, par exemple, La révolution à Ispahan, p.283 et sqq. * ↑ Pour l’influence des victoires japonaises, voir notamment la Proclamation des révolutionnaires de Tauris', p. 41. Cf. aussi p. 92, allusion, dans une chanson, au mikado. * ↑ Préface, p. ii-iii. * ↑ Cf. chap. vi, Le changement de règne, p. 124-148, et chap. viii, p. 178 et sqq. * ↑ Cf. chap. ix. Voir aussi La Rivalité anglo-russe au xixᵉ siècle en Asie, par le Dʳ Rouire, lib. Colin. 1908. * ↑ Tout récemment le gouvernement a encore fait appel à la France : un de nos inspecteurs des finances a été choisi pour conseiller la réorganisation financière de la Perse, œuvre très nécessaire.
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L’instruction primaire en Corse (1883)
# L’instruction primaire en Corse (1883) ## L’INSTRUCTION PRIMAIRE EN CORSE (1883) Il y a bientôt trente ans, j’abordais pour la première fois en Corse, échappé de l’école pour devenir maître à mon tour ; j’y trouvais des élèves intelligents, de bons amis, un beau ciel. une admirable nature, les plaisirs de la première liberté et ceux du premier enseignement : si bien que les deux années que je passai là-bas restèrent dans ma mémoire claires et gaies entre toutes. Me voici revenu en ce même pays, ma carrière et ma vie déjà avancées, avec de nouveaux devoirs, plus étendus et plus sévères ; je retrouve des amitiés fidèles, le même beau ciel, la même admirable nature : mais il faut ne pas me laisser prendre par ce brillant décor, rechercher ce qu’il couvre, écarter les charmantes images de jeunesse, aller aux choses mêmes, et virilement, fût-ce au prix de déceptions, me mettre en face de la réalité. Si mes fonctions ne m’en faisaient un devoir, j’y serais porté par la seule force des habitudes que l’esprit contracte avec l’âge. ### I D’abord quelques chiffres empruntés à la statistique ; c’est une première source d’informations, un premier contact avec la réalité. Le département de la Corse comptait au dernier recensement 212,639 habitants, soit 9,938 de plus qu’en 1876, et 14,132 de plus qu’en 1812. Sa population, lors de la réunion à la France en 1768, n’était que de 120,389 habitants ; par une suite de progrès continus, elle a depuis lors plus que doublé. Cette vitalité contraste heureusement avec les signes d’alanguissement que nous relevons dans nombre de départements du continent français. La superficie de la Corse est de 8, 443 kilomètres carrés, soit par kilomètre carré 32 habitants, chiffre bien inférieur à celui de la moyenne en France, qui est de 69 ou 70 habitants par kilomètre carré. Le nombre des communes est de 364 : ce qui donne par commune une population moyenne de 749 habitants et une superficie moyenne de près de 24 kilomètres carrés. Le nombre des écoles publiques est de 729, soit presque exactement 2 écoles par commune. À ces 729 écoles publiques, il faut ajouter 29 écoles libres : total, 758. On voit que l’enseignement libre est peu développé dans ce département ; il ne se développe en effet d’ordinaire que là où il y a des agglomérations assez fortes et une population aisée : e qui ne se rencontre guère en Corse. L’enseignement congréganiste est aussi très restreint, 17 écoles publiques, 13 écoles libres : ce pauvre et rude pays n’a point tenté les congrégations. Les 729 écoles publiques comprennent 249 écoles spéciales aux garçons, 245 écoles spéciales aux filles, 235 écoles mixtes. Point d’école primaire supérieure ; seulement deux cours complémentaires. Seulement 15 écoles maternelles (13 publiques, 2 libres). Ces chiffres sont déjà, par bien des côtés, significatifs ; ils accusent une situation particulière ; entrons dans le détail : ’cette situation se précisera. ### II On pourrait a priori dire que 729 écoles, deux par commune, c’est peu dans un pays où les communes ont un si vaste territoire, où les hameaux sont nombreux, où les communications sont souvent rendues difficiles par les obstacles naturels, vallées profondes, torrents, etc. Mais plus simplement considérons ce que sont ces 729 écoles existantes. À un mètre carré par élève, elles devraient compter 42,945 places ; elles n’en comptent que 25,819 : différence, 17,126 places. Si, au lieu du nombre des mètres carrés, nous recherchions celui des mètres cubes, l’écart serait encore plus grand. Car presque partout les salles de classes ont le plafond très bas. Bien peu ont été construites pour l’usage auquel elles sont affectées. Dans l’arrondissement de Sartène, trois locaux seulement appartiennent aux communes ; dans l’arrondissement de Bastia, neuf (sur. 142). Il faut louer ; or ces locations sont la source de difficultés. Un personnage important de la commune offre tout ou partie de sa maison à louer ; il entend en tirer un bon prix. L’inspecteur primaire arrive ; s’inspirant du seul bien du service dont il a la charge, il trouve le local peu convenable, le prix de la location, non sans raison, exagéré ; il le dit à son chef ; on le sait au village : colère. La lutte s’engage ; les grosses influences sont mises en jeu. Je ne gais si je dois souhaiter à l’inspecteur primaire d’avoir raison ; les inimitiés qu’il aura soulevées seront d’autant plus vives. J’ai visité quelques-uns de ces locaux ; ils m’ont laissé une impression des plus pénibles, Qu’on me permette de rappeler ici la première de ces visites. Débarqué depuis quelques jours à Ajaccio, j’avais donné tout mon temps aux deux écoles normales ; M. le vice-recteur m’engagea à faire avec lui une courte excursion. À une trentaine de kilomètres de la ville nous descendons de voiture devant un groupe de maisons placées sur le bord de la grande route ; nous nous engageons-entre ces maisons et arrivons au pied d’un escalier appliqué au flanc de l’une d’elles — je devrais dire plus justement une échelle ; nous la gravissons, et trouvons une galerie extérieure ou plutôt — car les mots dont on a l’habitude de se servir ne rendent plus ici exactement les choses — une sorte de passerelle formée de longues planches minces et mal jointes qui plient d’une façon inquiétante sous nos pas trop graves. Celte passerelle conduit à une porte que nous franchissons ; là une salle sombre : on a l’habitude dans ce pays de tenir les volets fermés, lors mème que la chaleur n’a rien d’excessif ; dans cette salle, quelques enfants, tout jeunes, à la toilette très élémentaire, pieds nus (c’est le signe caractéristique de l’enfant corse au village), aux cheveux en broussailles, à l’œil noir, vif, intelligent, qui nous regardent avec curiosité, sans timidité ou embarras. Du reste aucun d’eux n’entend le français. L’école (c’est une école mixte de hameau) a été plus nombreuse ; un instituteur la dirigeait alors ; une institutrice y a été nommée ; les grands garçons s’en sont allés : on a beau être jeune, en Corse on n’obéit pas volontiers à une femme. La maîtresse débute ; elle paraît assez embarrassée de son rôle et ne sait, comme on dit familièrement, par quel bout s’y prendre. À côté de la salle de classe une autre salle — peu meublée — qui est tout le logement. Dans le cours de la journée, nous voyons d’autres écoles, non plus de hameau, celles-là remplies, trop remplies même. Me les rappelant, je comprendrai plus tard la justesse de cette phrase d’un inspecteur primaire que cite M. le vice-recteur dans son rapport au Conseil général : « La plupart des locaux sont à peine assez spacieux pour le quart des élèves qu’ils reçoivent. » Encore ne faut-il pas tenir compte des cas particuliers, comme celui de Borgo : j’y ai trouvé, me dit M. l’inspecteur primaire de Bastia, 53 élèves dans une salle de 16 mètres carrés. Le même jour, comme nous entrions dans la maison où nous devions prendre notre repas, M. le vice-recteur faillit être renversé par un choc soudain, celui d’une bête se ruant au dehors, hérissée et furieuse d’avoir été dérangée, un de ces porcs noirs, mêlés intimement à la vie du village corse, qu’on trouve partout entre ses jambes, mi-sauvages, mi-familiers, étonnant l’étranger de leurs brusques et grondeuses apparitions là où ils n’ont que faire et quand ils sont le moins attendus, à qui il faut pourtant beaucoup pardonner, à cause de leur chair succulente et délicate. Le vrai village corse n’est pas, comme le hameau que nous avions vu d’abord, situé le long d’une grande route : il est bâti sur un point déjà élevé, le plus souvent comme collé au flanc de la montagne, les maisons serrées les unes contre les autres, faisant masse, à l’instar d’une forteresse ; entre les maisons, à l’intérieur, des passages étroits, tortueux, raides, dont le pavé est le roc même mis à nu, ici poli, à raboteux, découpé en marches inégales ; dans l’une quelconque de ces maisons que rien n° distingue, au rez-de-chaussée ou à l’étage, comme on a trouvé, l’école ; point de cour, on le comprend de reste ; point de jardin, j’’ajouterai pas de privés. Un inspecteur primaire a Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/207 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/208 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/209 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/210 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/211 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/212 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/213 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/214 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/215 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/216 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/217 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1883.djvu/218
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre I
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre I Omme les régles que je donnerai dans ce petit Traité, ſont opozées à céles que les Grammairiens ont établies ſur l’üzaje ordinaire ; je prie le Lecteur de le lire antiéremant, avant que d’an jujer : car les opinions des hommes ſont trés-diferantes, touchant l’Ortôgrafe Francéze. Les uns panſent qu’éle doit étre conforme à la parole ; & les autres âſûrent qu’éle doit marquer l’origine des mos que nous amploïons pour exprimer nos panſées. Ceus qui ne ſavent pas la Langue Latine, & qui ont de l’eſprit, dizent que nous devons écrire comme nous parlons : mais quelques Savans ſoûtiénent que céte metôde, nous faizant perdre l’origine des paroles, nous ampécherét d’an conétre la propre ſignificaſion. Il ſample que les premiers, qui n’ont pas âſés de force pour bien établir leur opinion, n’aient pas âſés d’autorité pour nous oblijer à la ſuivre. Comme les autres ne peuvent ſoûfrir que l’on face injure à la Langue Latine, ni à la Gréque, ils s’atachent à leurs ſantimans avec beaucoup d’opiniâtreté. Ie ne veus pas condamner ces deus Langues ; puî qu’éles ont leur beauté, aûſi bien que leur üzaje : mais je puis dire (ſans m’élogner de la vérité) que ceus qui ont un atachemant particulier pour éles, ne ſont pas ordinairement les plus éclairés dans la Langue Francéze. Ils ſont ſamblables à ceus qui parlent continuélemant de ce qui regarde les autres, ſans panſer à leurs propres âfaires : & il ârive ſouvant que dans le chois des chozes qui ſont utiles pour le bien public, le jujemant de ceus qui ont beaucoup de lumiére ſans étude, doit étre préferé à l’opinion de ceus qui ont une Bibliétéque antiére dans leur téte. Cété vérité parét dans la diſpute que l’on fait ſur l’Ortôgrafe Francéze, où il faut plûtôt ſuivre le ſantimant de ceus qui n’ont point d’étude, que celui de quelques Savans qui le méprizent. Il peut étre confirmé par de bonnes raizons ; car les mémes principes qui nous enſégnent que la beauté des Siances dépand de l’ordre ; & que la Langue Francéze ét trés-parfaite, prouvent que la prononſiaſion des mos qui la compozent, doit étre la régle de l’Ortôgrafe que nous ï devons obſerver. Car comme nos conſepſions ſont le portrait des chozes que nous pouvons conétre ; & que la parole ét celui de la panſée, il ét aûſi trés-certain que l’écriture ét le portrait de la parole. L’ordre ne relüit pas dans les écris de tous les Filozofes ; ils avoüent pourtant d’vn commun conſantemant, qu’il nous aide à bien conſevoir les chozes que nous pouvons conétre : car les conſepſions que nous pouvons avoir des chozes qui ſont dans la nature, ou des axions que nous faizons, ſont des portrais qui les reprézantent ; & le portrait d’une choze la doit reprézanter comme éle ét pour étre véritable. Les chozes qui ſont dans la nature, ï ſont diſpozées par ordre ; & cét ordre ét une preuve tres-évidante de la ſajéſe divine ; c’ét pourquoi il faut conétre les chozes par ordre pour les bien conétre. Il faut faire le méme jujemant des axions de l’antandemant, de la volonté, & de l’apétit ſanſüel ; c’ét à dire, qu’il faut âſûrer, que celui qui an veut avoir une parfaite conéſance, an doit conétre l’ordre : car éles ſont reſûës par ordre dans les facultés qui les produizent. Comme la parole ét le portrait de la panſée, la beauté d’une langue conſiſte principalemant à exprimer les chozes ſelon l’ordre des conſepſions : d’où vient que la Langue Francéze ét trés-parfaite, à cauze que l’ordre de ſes expréſions répond à celui des panſées. Comme les Noms ï précédent les Verbes, on ï ſuit l’ordre de la nature ; car les Noms, qui ſignifient les chozes, ou les perſonnes, doivent précéder les Verbes, qui ſignifient ordinairement les axions. Anfin puîque l’écriture ét le portrait de la parole, la prononſiaſion des mos qui compozent la Langue Francéze, doit étre la régle de l’Ortôgrafe que nous ï devons obſerver. Nous ſuivrons céte métôde, ſi nous conſidérons les avantajes que le public an poûra reſevoir.
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre II
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre II Omme l’on ârive par degrés à la perféxion, il ï a long-tams que l’on tâche de réduire l’Ortôgrafe Francéze à la prononſiaſion ; & l’ordre que nous voïons relüire à prézant dans la Iuſtice, dans les Finiances, & dans la Police, nous ſôlicite à métre la derniére main à cét ouvraje. Cand nous conſidérons que nôtre victorieus Monarque, a contraint dans une Campagne les plus grandes vîles de Flandre à le reconétre pour leur Souverain ; & que dans la rigueur de l’Hiver il a pû an tréze jours âſujétir toute la Franche-Comté à ſon obeïſance, nous pouvons crére qu’il ne s’ocupe qu’à faire la guerre. Mais cand nous faizons réfléxion ſur ſes axions à l’égard de la Réligion, de la Iuſtice, des Siances, & des Ars, nous jujons qu’il prand un grand ſoin des principales chozes qui regardent la conſervaſion & la beauté des Etas : car les blasfémateurs ſont punis ſelon la rigueur de ſes Ordonances : il ne donne point de grace aus infracteurs de céles qu’il a faites contre les duels : il veut que l’on obſerue éxactemant céles qu’il a établies pour regler les procédures de la Iuſtice : Les Savans de ſon Roïaume, & méme ceus des Roïaumes les plus élognés, conéſent par les gratificaſions qu’ils an reſoivent l’eſtime qu’il fait de la Siance. Anfin l’établiſemant des Académies, qu’ils antretient poupr la perféxion des plus beaus Ars, augmantera la gloire de la France : car les Peintres, les Sculpteurs, et le Architectes ï poûront atirer à leur tour les Italiens, pour admirer la beauté de leurs ouvrajes. L’ornemant que l’on ajoûte tous les jours à Paris, la néteté de ſes ruës, et la ſûreté d’i marcher la nuit ï feront venir un grand nombre d’Étrangers. Comme ils voudront aprandre nôtre Langue, nous ſommes an quelque faſon oblijés ed leur an faciliter l’intélijance ; et le meilleur moïen que nous puîſions prandre pour âriver à céte fin, ét de réduire nôtre maniére d’écrire à nôtre prononſiaſion. Nous ne travaillerons pas ſeulemant an cela pour les Etrangers ; mais nous donnerons ancore aus anfans la facilité de lire les livres qui ſeront écris an nôtre Langue : et ſi nous éxaminons d’où vient que la plûpart des Francés ne prononſent pas bien les paroles qu’ils métent an uzaje pour exprimer leurs panſées, nous trouverons que ce defaut vient de celui de l’Ortôgrafe que ne répond pas à la prononſiaſion. Nous devons donc écrire comme nous parlons ; pour contanter les Étrangers ; pour donner aus anfans la facilité de lire les livres qui ſeront écris an nôtre Langue ; & pour découvrir aus uns et aus autres la véritable prononſiaſion des mos qui la compozent.
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre III
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre III L faut donner quelque conéſancne de la diférance des létres, & de quelques marques qui ſervent à l’intélijance de l’écriture, avant que d’établir les régles qu’il faut ſuivre pour écrire comme l’on parle. Les Grammairiens divizent les létres an Voïéles et Conſones. Les premiéres ſont céles qui peuvent faire une vois diſtincte ; & qui peuvent compozer un ſilabe, ou un mot, ſans le ſecours des Voïéles. Les Coſones doivent étre jointes à quelque Voïéle, pour faire ſon diſtinct ; d’où vient qu’on ne peut faire aucune ſilabe ſans Voïéle. Les Voïéles ſont ; ou Simples, c’éét à dire céles qui ſe prononſent ſeules ; ou Compozées, c’ét à dire céles qui ſe prononſent auec une autre. Il ï a cinq Voïéles Simples, qui ſont a, e, i, o, u. Eles ſont ; ou Longues ; ou Bréves. Les Voïéles longues ſont céles dont la prononſiaſion ét de longue durée, comme dans ces mos pâſaje, étre. Nous tâcherons de les marquer d’un acſant aigu, ou circonflêxe, pour aprandre la véritable prononſiaſion de nôtre Langue. Les Voïéles Bréves ſont céles qui ſe prononſent promtemant, comme dans ces mos, facilité, docilité. Les Voïéles compozées (que les Grammairiens apélent diftongues) ſont ; ou propres ; ou impropres. On antand diſtinctemant dans les premiéres le ſon de deus Voïéles, qui les compozent, comme dans ces mos jeu, Ouvrier. Les diftongues impropres ſont céles qui font antandre un ſon, qui ne participe point des Voïéles dont éles ſont compozées, comme ai ſe prononſe comme un é ouvert dans les mots ſuivans faire, Palais, je dirai, &c. Il faut remarquer que l’e, l’i, & l’u, ſe prononſent d’une maniére diferante. L’é ét ; ou maſculin ; ou féminin ; ou ouvert ; ou plus ouvert. L’e maſculin marque une prononſiaſion forte et bien articulée, comme celui qui finit ces mos divinité, majorité. On le marque ordinairement d’un acſant aigu. L’e féminin ét celui dont la prononſiaſion ét préque imperceptible, ocmme celui qui ét à la fin de ces mos force, prudance. L’é ouvert ét celui qui ſe prononſe d’une bouche plus ouverte que le maſculin, comme celui qui ét dans la derniére ſilable de ces mos objét, ſujét. L’é plus ouvert eſt celui qui ſe prononſe d’une bouche plus ouverte que l’é ouvert, comme celui qui ét dans la premiére ſilabe des mos ſuivans, étre, téte, &c. L’i, & l’u deviénent Conſones, cand ils précédent les autres Voïéles ; & qu’ils compozent avec éles une méme ſilabe ; comme dans ces mos jeune, jour, déja, majeſté, vertu, vérité, &c. L’u ét aûſi Conſone, cand il précéde l’r qui ét devant une Voïéle, au commanſemant d’un ſilable, comme dans ces mos, vivre, livre, vrai, &c. L’i Conſone ét figuré an céte maniére (j) pour le diſtinguer de l’i Voïéle. L’u Conſone doit étre figuré an céte faſon (v) au commanſemant ou au milieu des mos, pour le diſtinguer de l’u Voïéle. Les Grammairiens ajoûtent l’y au nombre des Voïéles ; céte létre ét inutile dans nôtre Langue : car ceus qui la métent à la fin des mos qui ſe terminent par i, ſuivent l’éreur de quelques Maîtres Ecrivains, et des Compoziteurs d’Imprimerie. Les premiers voïant, qui l’i qui ét à la fin des mos n’étét pas propre à reſevoir l’ornemant des parafes dont l’y ét ſuſceptible, ont amploïé l’i Grec, pour faire parétre davantaje leurs éxamples. Comme l’amploi de l’i ét tres-commun dans l’écriture, les Compoziteurs d’Imprimerie ont ſouvant recours à l’y, cand la câféte, ou (comme ils parlent) le câſetin du premier eſt vuide. Cand on met l’i Grec à la fin de ces mos moi, Roi, loi, on an fait deus ſilabes ; car l’i Grec ſe doit prononſer ſéparémant. Lor qu’il ét au milieu de deus Voïéles, il ſe doit prononſer comme deus i i ſéparés, c’ét pourquoi nous ï pouvons métre l’i avec deus petis poins ſur céte létre, comme dans ces mos moïen, voïant. Il faut dire la méme choze de l’i Grec que l’on mét au commanſemant de quelques mos, & méme de celui qui fait vn mot, c’ét à dire, que nous ï devons amploïer l’i avec deus petis poins ſur cét létre, au lieu de l’y, comme dans ces mos il ï ét, éle ï parle, il ï a, &c Comme l’i Grec ne doit pas étre à la fin ; & qu’il n’ét pas necéſaire de le métre au commanſemant, ni au milieu des mos, il doit étre rentranché de nôtre Langue, pour éviter le mauvais üzaje que nous en poûrions faire. Aprés avoir donné quelque conéſance de la diférance des létres, la propoziſion que nous avons faite au commanſemant de ce Chapitre, nous oblije à parler de quelques marques qui ſervent à l’intélijance de l’écriture, qui ſont l’Apoſtrofe, l’union, & la divizion. L’Apoſtrofe ét une figure ſemblable à une Virgule, qui marque ordinairemant le retranchemant d’une Voïéle, pour éviter une mauvaize prononſiaſion ; comme l’on écrit, l’eſprit, et non pas le eſprit ; s’étonner, & non pas ſe étonner ; l’eſpérance, & non pas la eſpérance &c. L’Apoſtrofe ſe fait préque toûjours, cand une Voïéle ét au commanſemant d’un mot qui ſuit les mos d’une ſilbae terminée par une autre Voïéle ; comme nous écrivons l’ame, au lieu de la ame ; j’aime, pour je aime, &c. Nous ne devons pas toûjours pratiquer céte régle, ſi nous voulons éviter quelqu’obſurité dans nôtre diſcours, comme nous devons écrire ſi éle, et non pas s’éle ; ſi Adam, et non pas s’Adam. L’Apoſtrofe ſe fait aûſi, cand une h muéte ét au commanſemant d’un mot qui ſuit les mos d’une ſilabe terminée par vne Voïéle ; comme l’on écrit l’homme, et non pas le homme ; l’honneur, et non pas le honneur ; l’hiſtoire, & non pas la hiſtoire, &c. Lor que la létre (h) ét aſpirée, c’ét à dire, qu’éle ſe prononſe avec quelque véhémance, on ne retranche pas la Voïéle, comme l’on dit la haine, et non pas l’haine ; le Héros, & non pas l’Héros ; la harangue, et non pas l’harangue. Nous devons pourtant dire l’héroïne, et non pas la héroïne. L’uzaje nous oblije à nous ſervir de l’Apoſtrofe dans ces mos antre, puîque, quelque, et jûque, cand une Voïéle ét au commanſemant du mot ſuivant, comme nous devons écrire, antr’acte, pour antre acte ; puîqu’il, pour puîque il ; qu’elqu’un, pour quelque un ; jûqu’à midi, pour jûque à midi. L’vsaje autorize l’Apoſtrofe dans le mot, grande, quoi qu’il ſoit ſuivi d’une Conſone ; comme l’on dit grand’ chambre, grand’ chére, &c. On ajoûte ſouvant une l avec une Apoſtrofe devant on, pour randre la prononſiaſion plus agréable, an évitant la rancontre des Voïéles, comme dans ces faſons de parler, comme l’on écrit ; comme l’on parle. Anfin cand un Verbe qui ét terminé par une Voïéle précéde il, éle, et on, il faut métre un t, devant ces particules, auec une Apoſtrofe antre-deus, pour randre la prononſiaſion plus agréable, comme dans les paroles ſuivantes, combien ï a-t’il de Commandemans de Dieu ; parla-t’éle de la vertu ; parle-t’on de guerre. On ſe ſert de l’union, qui ét marquée par une petite lignen, an céte faſon (-) ou cand à la find d’une ligne il faut divizer un mot an deus ; comme propozi-ſion, defini-ſion ; ou pour joindre deus mos an un ; comme trés-mal, bon-heur, mal-heur, Sur-intandant, moi-méme, &c. Cand on veut ſéparer un Voïéle d’vne autre, on mét deus poins deſus ; ou pour ne pas joindre deus ſilabse an une ; comme ces mos aïant, moïen, Poëte, heroïque, ou pour montrer que l’u doit étre pris pour une Voïéle, et non pas pour une Conſone, comme dans ces mos loüanje, joûïſance, ébloüir, &c. La multitude des régles que donnent les Grammairiens, pour anſegner l’Ortôgrafe Francéze, peut faire naître la confuzion dans l’Eſprit : car ils confondent ordinairemant les régles qui aprénent à bien parler, avec céles qui regardent la perféxion de l’écriture. Comme la plûpart des régles qu’ils établiſent, ſont fondées ſur un üzaje qui répugne à la raizon, la maniére d’écrire de leurs Sectateurs, ne peut reſevoir l’aprobaſion de ceus qui ſont raizonnables. Ils donnent pluzieurs régles pour le plurier des Noms ; comme lor qu’ils âſûrent que les Noms qui ont leur ſingulier terminé en al, ou ail, ont ordinairemant leur plurier terminé an aus ; comme nous dizons animal, animaus ; travail, travaus, &c Ils donnent aûſi pluzieurs régles pour les Noms Ajectifs ; an la maniére ſuivante. Les Adjectifs dont la terminaizon maſculine ét an c, chanjent le c, an che, ou que, an leur terminaizon féminine ; comme l’on dit un homme blanc, et une muraille blanche ; un homme public, et une marchande publique. Ceus qui ſe terminent en é maſculin, ajoûtent ſeulement e, au féminin ; comme l’on dit un Palais doré, et une chambre dorée. Ces régles, & pluzieurs autres que donnent les Grammairiens ſur ce ſujet, ſont bonnes, pour anſegner la Langue Francéze à ceus qui l’ignorent : mais éles ne doivent pas étre amploïées, pour aprandre l’Ortôgrafe à ceus qui ſavent la Langue Francéze : car éles ne leur aprénent rien de nouveau ; et il ét certain qu’éles regardent la perféxion de la parole, & non pas céle de l’écriture. Il faut ſuivre les maniéres d’écrire qui ſont autorizées par l’uzaje, cand éles ſont conformes à la prononſiaſion : d’ou vient que nous devons écrire, faire, je ferai, je dirai, j’aimerai, et non pas fére, je feré, je diré, j’aimeré : car l’Ortôgrafe des premiers mos, qui ét aprouvée par l’uzaje, ét trés-conforme à la prononſiaſion. Le précepte que nous venons d’établir, prouve que nous devons ſuivre l’vzaje dans les premiéres ſilabes des mos prononſés an ſe, qui commanſent ; ou par ſ ; comme dans ces mos ſes, ſegond, ſéance, Secretaire, ſecours, ſecret, ſéculier, &c. ou par c ; comme dans ces mos, célébre, cercle, cérémonie, cerneau, certificat, cerize, certitude, certain, cerveau, Céleſtin, &c. Il faut aûſi ſuivre l’uzaje dans les premiéres ſilabes des mos prononſés an ſi, qui commanſent ; ou par ſ ; comme dans ces mos, ſigne, ſiécle, ſignature, ſiéje, ſignificaſion, ſiance, &c. ou par c ; comme dans ces mos cierge, ciboire, Ciel, cilice, cizeau, cité, cinq, citron, circonférance, cidre, civilité, &c. Il ne faut pas ſuivre aveuglémant l’vzaje : car comme il faut côrijer les defaus d’vn portrait par ſon originial, ſi les maniéres d’écrire ne répondent pas à la prononſiaſion, il ét tres-utile de les chanjer, puîque le portrait d’une choze la doit repréſanter comme éle ét pour étre véritable. Il faut demander aux grans protecteurs de l’uzaje, de quéle maniére on écrivét autrefois le mos écriture : s’ils veulent parler véritablement, ils diront qu’on l’écrivét an céte faſon eſcripture. Il ï a long-tams que l’on a retranché le p, ſans reſpecter la Langue Latine. On a aûſi retranché l’ſ, an metant un acſant aigu ſur l’é ; & par ce moïen l’Ortôgrafe de ce mot a été réduite à ſa prononſiaſion. On doit faire la méme choze à l’égard des autres mos ; car la méme raizon qui nous a fait retrancher de tams an tams pluzieurs létres dans nôtre maniére d’écrire, nous oblije à retrancher céles qui ne ſe prononſent pas. La méme raizon qui nous a fait ôter l’ſ de la premiére ſilabe du mot eſtre, an métant un acſant aîgu ſur l’é, nous oblije à l’ôter du mot eſt ; c’ét pourquoi nous devons écrire il ét ; puîque nous écrivons étre. Il ét urai que ceus qui ont quité le parti du bon ſans, pour ſuivre aveuglémant celui de l’uzaje, ont ſouvant condanné les auteurs de ces chanjemans : mais ils ont été contrains (malgré leurs exclamaſions) ou de pâſer pour ignorans dans l’Ortôgrafe Francéze ; ou de reſevoir les maniéres d’écrire qu’ils aveent condamnées. Ils ſont en peril de tomber dans la méme confuzion, s’ils s’opozent à la metôde qui nous preſcrit d’écrire comme nous parlons. Il ne faut pas condamner dans les vieus livres ces faſons d’écrire, j’aimois, il aimoit, je parlois, il parloit, ils parloient, car éles ont été conformes à la parole de leurs auteurs : mais comme la prononſiaſion an a été adoucie, ceus qui les retiénent à prézant, aprés avoir aprouvé le chanjemant de leur original, ſont ridicules de préferer vn mauvais uzaje à la raiſon. Nous devons donc écrire j’aimés, il aimét, je parlés, il parlét, ils parléent, &c. Si nous voulons donner le moïen d’écrire côrectemant, nous devons éxaminer les cauzes des fautes que nous ï pouvons faire. Éles viénent du déréglemant ordinaire des hommes, et du grand atachemant que les Grammairiens ont à la Langue Latine, & à la Gréque. La plûpart des hommes ſont ſi déreglés, qu’ils font ce qu’ils devréent éviter ; & qu’ils ne font pas ce qu’ils devréent faire. Si nous cherchons avec ſoin la premiére cauze de ce déréglemant, nous trouverons qu’il vient ; ou de la pâſion ; ou de l’ignorance ; ou de l’uzaje. La pâſion, qui fait tomber les hommes dans le vice qu’ils devréent éviter, les élogne de la vertu qu’ils devréent pourſuivre. L’ignorance ét cauze que pluzieurs Filozofes cherchent la conéſance des chozes qui leurs ſont inutiles ; & qu’ils ne s’appliquent pas à céles qui poûréent les conduire à la conéſance, & à l’amour de Dieu. Cand les Grammairiens veulent regler nôtre maniére d’écrire par l’uzaje ordinaire, ils ſe trompent ſouvant ; ou an metant des létres où éles ne doivent pas étre ; ou an mancant de les métres à la place qu’éles doivent ocuper. Ils tombent principalemant dans ce defaut, à l’égard du z, & de la létre x. Ils métent ordinairemant le z, au plurier des Noms qui ſont terminés an é maſculin ; comme dans ces mos, les bontez, les dignitez, les beautez, &c. Mais l’s ét âfectée aus pluriers ; et ſi nous conſidérons bien la prononſiaſion de céte ſilabe és, marquée d’un acſant aigu, nous trouverons que la létre s ï ét plus naturéle que le z ; comme dans ces mos les bontés, les dignités, les beautés. Nous devons par la méme raizon métre l’s, & non pas le z, à la fin de ces Verbes vous avés, vous parlés, vous parlerés, vous aimerés, &c. Cand ils dizent que l’s antre-deus Voïéles ſe doit prononſer comme un z, ils ne métent pas le z à la place qu’il doit ocuper : car ſi l’s antre-deus Voïéles ſe prononſe comme un z ; pourquoi n’ï métra-t’on pas le z ? c’ét pourquoi nous devons écrire choze, roze, dezirer, propozer, et non pas choſe, roſe, deſirer, propoſer. Mais cand la létre ſ, ſe rancontrerar antre-deus Voïéles, éle ï retiendra ſa prononſiaſion naturéle ; comme dans ces mos pâſaje, ſajéſe, puîſante, fôſe, aûſi, &c. Cand on mét la létre x, à la fin de la plûpart des mos, on la mét où éle ne doit pas étre ; d’où vient que nous ne devons pas écrire deux, dix, les animaux, la voix, les loix, &c ; mais nous devons écrire deus, dis, les animaus, la vois, les lois, &c. car ſi nous conſidérons la prononſiaſion de tous ces mos, nous trouverons qu’ils doivent étre terminés par l’s, & non pas par l’x. Le defaut des Grammairiens ſur ce ſujét, vient des Compoziteurs d’Imprimerie, qui ont abuzé de la létre x, pour épargner l’s, dont la câſéte étét trop tôt épuizée. Si l’on ſe trompe, an metant la létre x où éle ne doit pas étre ; on ſe trompe aûſi, an mancant de la métre à la place qu’éle doit ocuper ; comme au lieu de ces trois létres cti, on doit métre la ſilabe xi, dans les mos qui ſe prononſent par xi ; comme nous ne devons pas écrire action, traduction, perfection ; mais nous devons écrire axion, traduxion, perféxion, ſi nous voulons randre l’écriture de ces mos conforme à leur prononſiaſion. L’atachemant que la plûpart des Grammairiens ont à la Langue Latine, & à la Gréque, les oblije d’établir des régles ſur un üzaje qui répugne à la raizon, cand ils veulent anſegner l’Ortôgrafe Francéze ; comme lor qu’ils dizent que l’on doit écrire les Noms qui ſont prononſés an ca, ou can, tantôt par qua, ou quand ; & tantôt par ca, ou can. Céte régle réduit tout les Francés à la necéſité de ſavoir la Langue Latine, pour aprandre l’Ortôgrafe de leur Langue ; c’ét pourquoi il faut âſûrer que nous devons écrire par ca, ou can tous les mos qui ont les mémes prononſiaſions ; comme les mos ſuivans, calité, catre, catriéme, carante, cadruple, carte, catorze, cantité, cand, cant, &c. Ils établiſent aûſi une régle ſur un üzaje qu’il faut méprizer, cand ils ſoû tiénent que les Noms qui ſont terminés par ça, & çon ; et que l’on prononſe comme ſa, & ſon, demandent une petite marque ſous le c, pour montrer qu’il doit étre prononſé comme un ſ ; comme dans ces mos il prononça, il commança, façon, garçon, leçon, &c. Comme la petite marque qui ét ſous le c, ſignifie qu’il doit étre prononſé comme un ſ, nous ï devons métre l’ſ ; an la maniére ſuivante, il prononſa, il commanſa, faſon, garſon, leſon, &c. Puîque nous devons écrire ces mos il prononſa, il commanſa par un ſ, nous devons amploïer la méme létre dans ces mos prononſer, prononſiaſion, commanſer, commanſemant. Céte régle nous aprand, que nous devons écrire par un ſ ces mos conſevoir, conſepſion, reſevoir ; puî que nous devons écrire par la méme létre ces mos ils conſoivent, ils reſoivent. Les Grammairiens ſe trompent aûſi, à cauze du grand atachemant qu’ils ont à la langue Latine, lor qu’ils dizent que les Nomes qui ſont prononſés an ſion, ſont ordinairemant terminés par tion ; comme ces mos definition, propozition. Mais comme ils ſont prononſés an ſion, ils doivent étre écris an la maniére ſuivante définiſion, propoziſion. Les Grammairiens donnent pluziers régles, pour montrer qu’il faut écrire, tantôt par a ; & tantôt par e les Noms qui ſont prononſés an dance, gance, lance, mance, pance, rance, ſance, tance, zance. Les régles qu’ils donnent ſur ce ſujét ſont ; ou inutiles ; ou fondées ſur un üzaje qui répugne à la raizon : car il faut amploïer l’a, & non pas l’e dans tous les Noms qui ſont prononſés an ance ; comme dans les mos ſuivans prudance, intélijance, violance, clémance, continance, diſpance, conferance, éſance, pénitance, prézance. On prononſét autrefois tous ces mos an ence, aûſi bien que les mos Latins dont ils dérivent : mais comme leur prononſiaſion a été chanjée, il an faut aûſi chanjer la maniére d’écrire ; puî qu’un protrait doit répondre à ſon original. La régle que nous venons d’établir, détruit céle que donnent les Grammairiens, cand ils âſûrent que l’e devant l’m, et l’n, ſe prononſe quelquefois comme vn a ; comme dans ce mot entendement : car ſi l’e, ſe prononſe comme un a ; pourquoi n’ï metra-t’on pas un a ? pour donner aus Etrangers, & aus anfans la facilité de lire les mos ſuivans antandemant, antandre, antre, commanſemant, tams, &c. On dira que la pratique de céte régle, ſera cauſe d’une mauvaize prononſiaſion, lor que l’e qui précédera l’n, ſera aprés le c, et le g : car ſi nous chanjons l’e an a dans ces mos innoncent, diligent, nous les écrirons an céte maniére innocant, diligant. Nous éviterons ces mauvaizes prononſiaſions, ſi nous chanjons le c an ſ, & le g an j Conſone dans ces mos innoſant, dilijant. Comme les Grammairiens ſont d’accord que le g devant l’e, ſe prononſe comme un j Conſone, nous ï devons amploïer l’j Conſone, plûtôt que le g : c’ét pourquoi nous ne devons pas écrire agent, engendrer, génération, jugemant, juger, changer, ſagéſe, &c. mais nous devons écrire ajant, anjandrere, jénéraſion, jujemant, jujer, chanjer, ſajéſe, &c. On ſe ſert ordinairemant de ph, au lieu de la létre f, dans les mos qui ſont dérivés de la Langue Gréque, pour an marquer l’étimologie : mais il ne faut pas réduire tout le monde à la necéſité de ſavoir la Langue Gréque, pour aprandre l’Ortôgrafe Francéze ; c’ét pourquoi nous devons écrire les mos ſuivans par f, Filozofie, Ortôgrafe, Coſmografie, Blasfème, Epitafe, Fizique, &c. Le méme raizon nous oblize d’écrire les mos ſuivans ſans b, Téologie, metôde, Catôlique Crétien, &c. Il faudrét ſans doute condamner un Médecin, qui cauzerét une maladie pour an combatre une autre ; et un Orateur, qui ferét naître l’ambiſion dans le cœur d’un Prince, pour ï étoufer le dezir de vanjancne. Il faut aûſi blâmer les Grammairiens, qui ſont cauze d’une mauvaize prononſiaſion, par la méme régle qu’ils donnent pour an éviter une autre. Ils dizent que le g, ſe prononſe quelquefois comme un j Conſone, devant a, o, u, an metant un e, antre le g, et a, o, u ; comme dans ces mos, jugea, jugeons, gageure. Lis métent ſans doute un e, antre le g, & a, o, u pour éviter ces prononſiaſions juga, jugons, gagure ; mais ils ne conſidérent pas qu’ils ſont cauze d’une mauvaize prononſiaſion, par la méme régle qu’ils donnent pour an éviter une autre. Nous ne tomberons pas dans leur faute, ſi nous amploïons l’j Conſone, au lieu du g, an céte maniére juja, jujons, gajure : car puî qu’ils avoüent que le g, ſe prononſe quelquefois comme j Conſone, devant a, o, u ; pourquoi n’ï métent-ils pas un j Conſone ? Sextus Pompeïus nous apland qu’avant Enniuns les Romains ne doubleent point les Conſones dans leurs écritures, ce Poëte aïant été le premier qui comme Grec prit céte liberté, qu’on ſuivit dépuis à ſon éxample. Il ne faut pas ſuivre les régles que donnent les Grammairiens pour les doubler dans l’Ortôgrafe Francéze ; car éles ſont fondées ſur un üzaje qui répugne à la raizon ; comme cand on prononſe la lettre ſ, antre-deus Voïéles, ils la doublent toûjours ; à cauſe (dizent-ils) qu’un ſ ſeul antre-deus Voïéles, ſe prononſe comme un z. Mais cand il ſe prononſe comme un z, on ï doit métre le z ; c’ét pourquoi il n’ét pas necéſaire de le doubler, lor qu’il ſe rancontre antre-deus Voïéles ; puî qu’il ï retient ſa prononſiaſion naturéle ; et il faut métre ordinairemant un acſant circonfléxe, ou aigu ſur la Voïéle qui le précéde ; comme dans ces mos pâſaje, ſajéſe, puîſance, pôſéſion, aûſi, &c. Il ne faut pas pourtant retrancher toutes les létres doubles ; car il faut retenir céles qui ſe prononſent ; comme dans ces mos honneur, homme, guerre, terre, donner, couronne, commandemant, travailler, &c. Il faut méme les doubler contre l’üzaje ordinaire, cand la prononſiaſion la demande ; comme on écrit le mot Romme, par un ſeul m ; mais ſi nous an conſidérons la prononſiaſion, nous trouverons qu’éle ét ſamblable à céle du mot comme ; il faut donc doubler l’m, dans le premier de ces mos, aûſi bien que dans le ſegond. On ſe trompe ſouvant dans l’écriture de la Particule ce ; et dans céle des Pronoms ſes, et leur. Cand la particule ce ſert à démontrer quelque choze, on la commanſe toûjours par c, comme ce Filozofe, ce Marchand, ce Capitaine, cét animal, cét homme, &c. Mais cand éle a du raport avec la perſonne d’un Verbe, on la commanſe toûjours par ſ ; comme le Maître ſe mét an colére, mon pére ſe repoze, les jans de bien ſe conſolent. Le Pronom ſes, ſe doit écrire par ſ, cand il marque quelque pôſéſion ; comme un pére aime ſes anfans : et par c, cand il ne marque point de pôſéſion C; comme ces choſes là ſont admirables. Cand le Pronom leur ét joint au plurier d’un Nom Subſtantif, on mét un ſ, à la fin ; comme j’aï lû leurs livres, j’ai condamné leurs diſcours : mais lor qu’il précéde immédiatemant un Verbe, il n’ï faut point d’s, quoi que le Verbe ſoit au plurier ; comme jeu leur ai parlé, nous leur parlerons. Il ï a quelques années que j’antandis un plaizant Dialogue, antre une Dame de calité et le Précepteur de ſes anfans. Aprés qu’éle lût prié de lui anſegner l’Ortôgrafe Francéze, il lui fit conétre par le chanjemant de ſon viſaje, que la propoziſion qu’éle lui fezét ne lui étét pas agréable : Ele ſe perſüada que ſon ſilancne été un éfét de la crainte qu’il avét de n’étre pas bien recompanſé : ce qui l’oblija à lui dire qu’il ne travaillerét pas inutilemant. Ie n’an doute pas Madame (lui répondit-il) mais vous me demandés une choze trés-dificile. Vous panſés, peut-étre, que je n’ai pas âſés de lumiére pour bien profiter de vos leſons (lui dit-éle avec douceur) il lui replica bruſquemant, que la conéſance de la Langue Latine, et de la Gréque étét necéſaire pour ſavoir l’Ortôgrafe Francéze. Si vous me réduizés à la necéſité d’aprandre le Grec, et le Latin, pour ſavoir écrire la Langue Francéze (reprit-éle an riant) je ne vous donnerai pas la péne de m’inſtruire. Céte Dame a été trés-heureuſe, de n’avoir pas reſû l’inſtruxion d’un tel Maître ; et il ſerét heureus à ſon tour, s’il ſe metét an état de la conſulter, pour avoir la conéſance qu’éle lui avét demandée. Car comme les fames prononſent ordinairemant nôtre Langue, plus agréablemant que les hommes qui pâſent leur vie dans leur cabinet, à lire des livres Grecs, et Latins, il leur ét trés-facile de ſavoir l’Ortôgrafe Francéze ; puîque nous devons écrire comme nous parlons. Ie me perſüade facilemant, que ceus qui ſont raizonnables aprouveront céte métôde ; mais ceus qui ſont eſclaves de l’üzaje, diront qu’éle ſera cauze d’un trés-grand mal. Ie n’antre-prandrai pas de les guerir de celui qu’ils ont dans l’eſprit : car comme ils s’atachent à leurs ſantimans avec beaucoup d’opiniâtreté, ils ſont incurables. Ie répondrai pourtant à leurs raizons, pour donner aus autres le moïen de les combatre.
4,221,538
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre IV
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre IV L ï a une grande diferance antre ceus qui font des dificultés contre quelque vérité, pour an avoir une claire conéſance : car les premiers l’aprouvent ; mais les autres ne la veulent pas reſevoir : les premiers dezirent d’étre éclairés ; mais l’inclinaſion de vaincre, qui regne dans l’ame des autres, les ampéche de ſortir de leur éreur. Anfin les premiers propozent ordinairemant leurs doutes avec beaucoup de modeſtie ; mais la contanſion, qui acompagne la parole des autres, ét une preuve trés-évidante de leur vanité. Nous ne douterons pas de ces vérités, ſi nous conſidérons les diferans mouvemans de ceus qui font des dificultés, contre la conformité de l’Ortôgrafe Francéze avec la parole. Les uns, qui aprouvent céte maniére d’écrire, propozent des doutes, pour an reſevoir la ſoluſion ; mais les autres s’opozent à ſon établiſemant. Il ſamble (dizent les premiers) que la prononſiaſion, étant ſujéte au chanjemant, ne puîſe étre la régle infalible de l’Ortôgrafe. Ils ajoûtent à céte raizon la dificulté qu’aureent les anfans qui aureent été inſtruis ſelon cét metôde, à lire les livres qui ſont imprimés an nôtre Langue. Ie demeure d’acord que nôtre prononſiaſion, ét aûſi bien que nôtre Langue ſujéte au chanjemant ; puî que les lois humaines qui ſont juſtes n’an ſont pas éxamtes ; à cauze de l’inconſtance des axions qu’éles doivent regler ; et de la nature de nôtre raizon, qui ârive par degrés à ſa perféxion. Mais ces propoziſions, qui prouvent ſeulemant que l’inconſtance de l’Ortôgrafe doit ſuivre céle de la prononſiaſion, ne doivent pas nous ampécher de dire que la prononſiaſion doit étre la régle de l’écriture ; parce que le portrait d’une choze la doit reprézanter comme éle ét pour étre véritable. Si l’Ortôgrafe répond à la prononſiaſion, les anfans aprandront à lire trés-facilemant ; et ceus qui auront été inſtruis ſelon céte métôde, n’auront point de péne à lire les livres qui ſont imprimés an nôtre Langue : car l’Ortôgrafe ï ét an partrie conforme à la prononſiaſion ; et on leur fera conétre les defaus de l’autre partie, an leur montrant à lire comme l’on parle. Ajoûtons à ces raizons que les livres qui ſont imprimés an nôtre Langue ſont ; ou bons ; ou mauvais. S’ils ſont bons, on an fera bien-tôt une ſegonde impréſion, qui côrijera les defaus de la premiére ; mais s’ils ſont mauvais, le tams, qui nous doit étre trés cher, ne doit pas étre amploïé à leur lecture. Comme ceus qui font les dificultés précédantes, dezirent que l’Ortôgrafe ſoit réduite à la prononſiaſion, je panſe qu’ils ſeront contans des réponſes que je viens de leur faire ; mais je n’eſpére pas de pouvoir guerir ceus qui nepeuvent ſoûfrir céte faſon d’écrire : car comme un Médecin qui antreprandrét de combatre une maladie incurable, et un Orateur qui voudrét exciter la compâſion dans l’ame de ceus qui ſont miſérables, travaillereent inutilemant, il faut fait faire le méme jujemant de celui qui voudrét oblijer les grans protecteurs de la Langue Latine, à donner leur aprobaſion à l’Ortôgrafe Francéze que nous voulons établir. Il faut pourtant écoûter leurs raizons, & ï répondre, pour ampécher que leur maladie n’infecte les autres. L’üzaje qu’il faut ſuivre ; les équivoques qu’il faut éviter ; et l’origine des mos de la Langue Francéze, ſont les fondemans qui les antretiénent dans leur éreur. Il dizent que l’üzaje doit étre la régle de la parole, & de l’écriture : Mais ils doivent ſavoir que l’üzaje dans une Langue, aûſi bien que dans l’Ortôgrafe, ét un tiran dont on peut abandonner la loi, ſans agir contre céle de Dieu ; et que l’on doit ſouvant quiter pour ſuivre la raizon. Lor que les faſons de parler, & d’écrire ſont indiferantes, l’üzaje doit regler la parole, & l’écriture : mais ſi l’üzaje an ét mauvais, il faut ſe ſervir de la raizon pour le combatre. Ie demande à ces grans protecteurs de la coûtume, d’où vient que les actes publics ne ſe font pas en Latin, comme ils ſe faizeent avant Franſois Premier ? que nous ne parlons pas à prézant comme on parlet il ï a cincante ans ? & que nous avons retranché pluzieurs létres dans nôtre maniére d’écrire ? ils diront, peut-étre, que ces defaus ſont des éfés de la corrupſion de nôtre nature : mais ceus qui ſont plus raizonnables qu’eus, diront que ces avantajes ſont des éfés de la lumiére de ceus qui ont travaillé à la perféxion de la Langue, et de l’Ortôgrafe Francéze. Ie demeure d’accord qu’il ét trés-ütile, de ſavoir les diferantes ſignificaſions qu’on peut donner aus mos qui ſont équivoques : car céte diſtinxion des mos ét necéſaire, pour découvrir clairemant la verité des propoziſions qu’ils compozent ; & pour acorder les Filozofes, qui diſputent ordinairemant du nom, plûtôt que de la choze qu’il ſignifie ; comme ſi nous voulons ſavoir, ce que nous devons antandre par le mépris de la vie, & par celui de la mort, nous devons conſiderer, que le mot de mépris ét équivoque. Car comme nous ne méprizons pas le chozes que nous eſtimons, ni céles que nous craignons, le mépris ét opozé à l’eſtime, et à la crainte. Comme les chozes que nous eſtimons, ſont du nombre des biens ; que céles que nous craignons ſont du nombre des maus ; que la vie ét un bien ; & que la mort ét un mal, il faut âſûrer que celui qui méprize la vie, ne l’eſtime pas ; & que celui qui méprize la mort, ne la craint pas. Si nous voulons acorder les opinions de ceus qui demandent, ſi la vertu morale ét naturéle à l’homme, nous devons ſavoir que le mot de naturel peut reſevoir pluzieurs ſignificaſions ; comme il peut étre pris ; ou pour ce qui vient de la nature ; ou pour ce qui ét conforme à la nature de quelque choze. La vertu morale n’ét pas naturéle à l’homme, an la premiére faſon ; mais éle lui ét naturéle an la ſegonde. Si nous prenons le mot de naturel, pour ce qui nous ârive naturélemant ſans péne, la vertu morale ne nous ét pas naturéle ; parce que nous devons travailler avec ſoin pour l’aquerir : Si nous le prenons, pour ce que nous pouvons obtenir par l’éfort de nôtre nature, la vertu morale nous ét naturéle : car il ï a céte diferance antre les vertus morales, & les téologales, que les premiéres ſont des éfés de l’axion de la faculté que les reſoit ; & que les autres doivent leur naîſance à la bonté de Dieu, qui les imprime dans nos ames, pour nous élever à la joüïſance de ſa gloire. Anfin ſi nous prenons le mot de naturel, pour une choze pour qui nous avons de l’inclinaſion, la vertu morale nous ét naturéle. Pour avoir une claire conéſance de céte vérité, il faut conſiderer l’homme, avant qu’il tombe dans le peché, & aprés qu’il ï ét tombé. Si nous le conſidérons dans le premier état, le combat qui ſe rancontre antre ſa volonté, & ſon apétit, nous fait conétre que ſa volonté ſe porte à la vertu ; & ſi nous le conſidérons dans le ſegond, la douleur qu’il a d’avoir quité la vertu, nous aprand qu’il a ancore quelque inclinaſion pour céte calité. Puî qu’il faut ôter les équivoques, pour conétre clairemant la vérité des propoziſions qu’ils compozent ; et pour acorder les Filozofes, qui diſputent ordinairemant du nom, plûtôt que de la choze qu’il exprime, il ſamble que l’Ortôgrafe Francéze ne doit pas répondre à la prononſiaſion. Il ét urai que ſi nous écrivons comme nous parlons, pluzieurs mos qui ſignifient des chozes trés-diferantes, ſeront écris de la méme maniére ; mais nous an poûrons facilemant ôter les équivoques ; ou par la diferance qui ſe rancontre antre l’i Voïéle, & l’i Conſone ; ou par des acſans ; ou par la ſuite du diſcours : et c’ét principalemant de céte troiziéme ſource que nous devons tirer la ſoluſion de toutes les dificultés qu’on peut faire ſur ce ſujét. I’antant un Grammairien qui ſe mét an colére, cand on lui parle du retranchemant que je veus faire de l’y. Si l’on retranche (dit-il) céte létre de la Langue Francéze, on confondra les jeus de Cartes, qui peuvent étre la ſource de pluzieurs maus, avec l’organe de la ûuë, qui ét le plus noble de tous les ſans ; mais ſi nous écrivons le mot jeus par un j, nous exprimerons les jeus de Cartes, ou d’autres divertiſemans ; et ſi nous l’écrivons par un y, nous parlerons de l’organe de la ûuë. Si ce Grammairien fezét réfléxion ſur la diferance qui ſe rancontre antre l’i Voïéle, et l’j Conſone, il conétrét que ſa plainte ét mal fondée : car ſi nous écrivons le mot ïeus par un i Voïéle, nous parlerons ſans doute de l’organe de la ûuë ; mais ſi nous l’écrivons par un j Conſone, nous exprimerons les jeus de Cartes, ou d’autres divertiſemans. Il dira que ceus qui ne conéſent pas la diferance qui ſe rancontre antre l’i Voïéle, et l’j Conſone, poûront tomber dans l’éreur ; mais ils poûront l’éviter trés-facilemant, par la ſuite du diſcours : car cand on leur dira qu’un homme a mal aus ïeus, ou qu’il aime les jeus, ils contéront clairemant qu’on parle de l’organe de la ûuë dans la premiére propoziſion ; & que l’on parle de quelque divertiſſemant dans la ſegonde. Il ï a pluzieurs mos dans nôtre Langue qui ſignifient des chozes dïferantes, et qui ont été toûjours écris d’une méme maniére ; comme cand on dit qu’on a fait grand’ chére, et qu’un marchandize ét chere, on écrit le mot chére de la méme faſon dans la premiére propoziſion que dans la ſegonde ; mais on peut conétre la diferante ſignificaſion de ce mot, par l’acſant qui ét ſur l’é dans la premiére propoziſion. Les Grammairiens dizent qu’il faut écrire le mot jeune, ſans ſ, cand il ſignifie un anfant ; et par ſ, cand il exprime une axion d’abſtinance ; mais il faut toûjours l’écrire d’une méme faſon, pour éviter vne mauvaize prononſiaſion. Cand on l’écrira ſans acſant, il ſignifiera un anfant ; & cand on metra un acſant circonfléxe ſur la premiére ſilabe, on exprimera une axion d’abſtinance. Ceus qui ne font pas réfléxion ſur les acſans poûront facilemant éviter l’équivoque du mot jeune, par la ſuite du diſcours : car cand on leur dira que les jeunes jans ſuivent le mouvemant de la pâſion qui les agite, et que les jans de bien obſervent les jeûnes qui ſont commandés par l’Eglize, il leur ſera facile de conétre que le mot jeunes ne ſe prand pas de la méme faſon dans la premiére propoziſion que dans la ſegonde. Il faut (dizent les Grammairiens) écrire le mot maſtin par ſ, cand il ſignifie un chien ; & ſans ſ, cand il ſignifie la premiére partie du jour : mais il faut toûjours l’écrire ſans ſ, pour éviter une mauvaize prononſiaſion. Cand on metra un acſant circonflêxe ſur la premiére ſilabe, il ſignifiera un chien ; et cand on n’ï metra point d’acſant, il exprimera la premiére partie du jour. La ſuite du diſcours donnera à tout le monde la facilité d’an ôter l’équivoque : car cand on dira qu’un homme ſe leve de bon matin, ou qu’ils a rancontré un mâtin an ſon chemin, on conétra facilemant de qu’éle maniére le mot matin ſe prand dans la premiére propoziſion, & dans la ſegonde. I’antans un Grammairien, grand protecteur de l’üzaje, faire ces exclamaſions ô tams ! ô mœurs ! ô ſiécle mal-heureus ! on veut nous oblijer à écrire comme nous parlons ; on veut donc confondre les Noms avec les Verbes ; l’axion des Laquais avec céle des Architectes ; l’axion d’un maſon avec un partie du vizaje ; & les cors humain, qui peut reſevoir an quelque faſon la félicité éternéle, avec un inſtrumant qui ſert à la chaſe. Si l’on ôte la létre l du mot fils, on confondra (dit-il) un Nom avec le Verbe je fis. Mais il devrét conſiderer qu’on poûra facilemant ôter l’équivoque de ce mot, par la ſuite du diſcours : car cand vn homme dira j’aime mon fis, ou je fis un diſcours, il nous aprandra clairemant par la premiére propoziſion, qu’il aime celui qui lui doit la vie ; & par la ſegonde, qu’il fït une harangue. Si l’on écrit le mot batirent toûjours de la méme faſon, on confondra (dit-il) l’axion de quelques Laquais, qui ſe batirent au Cours, avec céle des Architectes, qui bâtirent une maizon ; mais on diſtinguere facilemant ces deus axions, ſi l’on écrit le mot batirent ſans ſ, cand on exprimera l’axion des Architectes, qui baſtirent une maizon. On poûra éviter céte mauvaize prononſiaſion, & ôter l’équivoque du mot bâtirent, an metant un acſant circonfléxe ſur la premiére ſilabe ; cand on voudra exprimer l’axion des Architectes, qui bâtirent une maizon : on poûra aûſi conétre la diferante ſignificaſion de ce mot par la ſuite du diſcours. Si l’on écrit le mot bouche toûjours de la méme faſon, on confondra (dit-il) une partie du vizaje avec l’axion d’un Maſon ; mais on ï metra une claire diſtinxion ; ſi l’on écrit le mot bouche ſans ſ, cand on voudra ſignifier vne partie du vizaje ; et par ſ, cand on voudra exprimer l’axion d’un Maſon, qui bouſche un trou. On poûra éviter céte mauvaize prononſiaſion, & ôter l’équivoque du mot boûche, an metant un acſant circonflêxe ſur la premiére ſilabe, cand on voudra exprimer l’axion d’un Maſon, qui boûche un trou. On poûra aûſi conétre la diferante ſignificaſion de ce mot, par la ſuite du diſcours. Anfin ſi l’on écrit le corps humain ſans p, on le confondra (dit-il) avec un inſtrumant qui ſert à la chaſe. Mais ſi l’üzaje, qu’il ſuit aveuglémant, n’avét pas obſcurci la lumiére de ſa raizon, il ſaurét qu’il ét facile d’ôter l’équivoque du mot cors, par la ſuite du diſcours : car ſi l’on dit qu’un homme a le cors bien fait, ou qu’il ſonne bien du cors ; on juje facilemant que le mot de cors, ét pris dans la premiére propoziſion, pour une partie de l’homme ; & qu’il ét pris dans la ſegonde, pour un inſtrumant qui ſert à la chaſe. Il faut faire le méme jujemant des autres équivoques qui peuvent naître de la conformité de l’écriture avec la parole ; c’ét à dire, qu’il faut âſûrer qu’il ét facile de les ôter, par la ſuite du diſcours. Il nous reſte à répondre au troizième fondemant des Grammairiens, qui ſoûtiénent que nous ne devons pas écrire comme nous parlons, à cauze que l’écriture doit marquer l’origine des mos que nous amploïons pour exprimer nos panſées. Si l’on écrit comme l’on parle, on ne conétra point (dizent-ils) l’origine des mos que nous metons an üzaje pour découvrir nos panſées ; & on détruira la beauté de la Langue Francéze, qui conſiſte dans le raport qu’éle doit avoir avec la Latine, & la Gréque. Ces Grammairiens demeurent d’accord, que le public poûrét tirer de grans avantajes de la conformité de l’écriture avec la parole : mais l’origine des mos de la Langue Francéze ét cauze qu’ils s’opozent à l’établiſſemant de la metôde qui nous preſcrit d’écrire comme nous parlons. Il faut combatre leur éreur par ce raizonnemant : ou les Francés ignorent la Langue Latine, et la Gréque, ou ils an ont la conéſance. Le nombre de ceus qui les ignorent, ſurpâſe ſans doute le nombre de ceus qui les ſavent. S’ils ignorent la Langue Latine, & la Gréque, ils ne peuvent conétre le raport de la Langue Francéze avec éles ; il ne faut donc pas les ampécher d’écrire comme ils parlent ; car il n’ét pas raizonnable de les priver d’un grand avantaje pour une choze qui leur ét inutile. S’ils ſavent la Langue Latine, & la Gréque ; il poûront conétre le raport de la Langue Francéze avec éles, quoi que l’écriture de la Langue Francéze ſoit réduite à ſa prononſiaſion ; comme bien que l’on écrive ce mot propoziſion, par un z dans la troizième ſilabe ; et par un ſ dans la catriéme, on conétra pourtant qu’il dérive du mot Latin propoſtio : quoi que l’on écrive ce mot perféxion, par x, on conétra facilemant qu’il dérive du mot Latin perfectio. Ceus qui ſauent la Langue Gréque conétront clairemant que ces mos Filozofie, Fizique dérivent des mos Grecs Φιλοσοφία, Φυσικὸ, quoi que l’écriture des mos Francés ne réponde pas antiéremant à céle des mos Grecs dont ils dérivent. Vn grand protecteur des Etimologies dira, que l’origine de pluzieurs mos nous ſera inconuë, ſi nous écrivons comme nous parlons : mais ! quel mal an ârivera-t’il ? les plus habiles Grammairiens ne ſont pas d’acord de la ſignificaſion de pluzieurs mos ; et ceus qui pâſent les plus beaus jours de leur vie dans la recherche des Etimologies, devreent donner à leur conſtance une fin plus conſidérable. Les réponſes que nous venons de faire aus Grammairiens, qui ſoûtiénent que nous ne devons pas écrire comme nous parlons, nous oblijent d’établir trois vérités qui ſont trés-importantes. Premiéremant, que nous devons écrire an nôtre Langue, comme châque naſion doit écrire an la ſiéne. An ſegond lieu, qu’il nous ét trés-utile d’aprandre la Filozofie an Francés. An troiziéme lieu, que nous pouvons étre ſavans, ſans avoir la conéſance de la Langue Latine.
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre Dernier
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Chapitre Dernier omme Ariſtote nous anſégne au premier Chapitre du ſegond livre de ſa Fizique, que celui qui voudrét prouver l’exiſtance de la nature, qui ét trés-claire, ſerét ridicule, on poûrét condamner le deſein que j’ai de prouver que nous devons écrire an nôtre Langue ; puî que céte vérité ét trés-évidante. Mais comme les chozes les plus claires peuvent étre combatuës, il faut répondre aus raizons de quelques eſpris malades, qui ſoûtiénent que ceus qui font des livres an Latin, travaillent ütilemant pour le bien public ; & que ceus qui an compozent an Francés, n’anfantent que des monſstres qu’il faudrét étoufer dans leur naîſance. La Langue Francéze (dizent-ils) ét défectueuze ; les frazes de la Latine ſont admirables ; le tour de ſes périodes charme l’ouïë ; et on ï peut trouver, aûſi bien que dans la Langue Gréque, un grand nombre des mos qui ſignifient une méme choze. Comme la Langue Francéze ét privée de tous ces avantajes, éle ét inférieure aus autres. Ces acuzaſions ſont mal fondées ; et ceus qui les font devreent étre châſés de la République des létres, comme les faus délateurs furent banis de céle de Romme. Ils font parétre qu’ils ne lizent pas les bons livres qui ſe font an nôtre Langue : car s’ils ſaveent que l’on a randu an Francés châque racine Gréque mot pour mot, ils jujereent que la Langue Francéze n’a pas faute de mos pour exprimer ce que ſignifient ceus des Langues qu’on lui préfére. Ele a des frazes trés-riches, et an abondance ; et le tour de ſes périodes ét trés-parfait. Il ét urai qu’éle n’a pas comme la Langue Gréque, ni comme la Latine un grand nombre de mos qui ſignifient une méme choze. Mais c’ét une perféxion de la Langue Francéze, qui prouve qu’éle doit étre préferée à la Gréque, et à la Latine. Comme un méme mot de la Langue Gréque ſignifie pluzieurs chozes, éle ét ſujéte aus équivoques, qui ét un grand defaut dans toutes les Langues ; et c’ét le ſujét des veilles, & des méditaſions des Grammairiens, qui travaillent avec plus de ſoin pour ôter les équivoques de la Langue Gréque, et de la Latine, qu’ils ne fereent pour le bien de l’Etat, ni pour détruire les éreurs qui ataquent la Réligion. Ces grans protecteurs de la Langue Latine, apélent à leurs ſecours un grand nombre de peuples, qui préférent la Langue Latine à céle de leur péïs : mais la raizon doit toûjours l’amporter ſur les éxamples : car éle n’ét que pour les ſajes ; et comme le nombre des fous ét infini, les plus fous ont toûjours leurs ſamblables. Ie demeure d’acord que l’on doit aprandre le Latin, & les autres Langues, pour pluzieurs üzajes ; comme pour ſe faire antandre aus Etrangers ; pour lire le nouveau Teſtamant ; et pour antandre les divins Interprétes de l’Ecriture Sainte. Mais je ſoûtiens que châque Naſion doit écrire an ſa Langue ; et que celui qui écrit an Langue Etrangére fait préque une ſi grande faute, que celui qui porte les armes contre ſon péïs : car c’ét un ſigne trés évidant qu’il ne veut pas le reconétre pour ſa patrie. Les Romains oblijeent les Colonies qu’ils anvoïeent dans les Provinces qui éteent âſujéties à leur obéïſance, à ſuivre leurs Dieus, et leur Langue. Nous avons été garantis de leur Idolatrie par la Foi ; & la raizon doit nous délivrer de la ſervitude de leur Langue. Puî que nous devons écrire an nôtre Langue, il nous ét trés-utile d’aprandre la Filozofie an Francés ; car éle nous donne le moïen de bien parler. Ceus qui dizent que le vulgaire ét l’auteur des mos que nous amploïons pour exprimer nos panſées, poûront douter de la vérité de céte propoziſion ; mais ils doivent ſavoir que les Noms ſont ; ou primitifs ; ou dérivés. Il ét urai que les premiers depandent du vulgaire : mais comme les autres doivent exprimer la nature des chozes, ou leurs cauzes, ou leurs propriétés, il n’apartient qu’aus Sajes de les invanter ; c’ét pourquoi la Filozofie nous donne le moïen de bien parler. Car comme pour bien parler il faut donner des mos propres aus chozes, & aus axions, il an faut conétre la nature par la Filozofie ; comme éle nous découvre la diferance qui ſe rancontre antre l’amour, la bienveillance, et l’amitié. L’amour ét une pâſion qui nous fait tandre à quelque bien, pour an reſevoir quelqu’avantaje ; la bieveillance nous fait vouloir du bien à la perſonne que nous aimons ; & l’amitié nous oblije à faire quelque choze pour éle. Nous pouvons facilemant confondre l’indignaſion, et l’anvie ; mais la Filozofie nous anſégne que l’indignaſion ét une douleur que nous avons de la proſpérité de ceus qui ſont indignes des biens qui pôſédent ; et que l’anvie ét une douleur que nous avons de la proſpérité de nos ſamblables. Nous ne pouvons ſavoir quel nom nous devons donner propremant à celui qui nuit aus autres, ſans le ſecours de la Filozofie, qui nous aprand qu’il peut étre apelé ; ou infortuné ; ou imprudant ; ou injurieus ; ou injuſte ; car il agit ; ou involontairemant ; ou volontairemant. Il ét trés-évidant que celui qui nuit involontairemant à quelqu’un ne doit étre apelé injuſte ; mais il doit étre apelé infortuné ; comme celui qui bléſe ſon ami, an voulant s’opozer à la violance de l’ennemi qui l’ataque. Celui qui nuit volontairemant aus autres agit ſans malice ; ou ſon axion ét acompagnée de malice. Le premier doit étre apelé imprudant. Tous ceus qui ôfanſent quelqu’un par malice ne ſont pas injuſtes ; car an céte rancontre celui qui obéït à quelque pâſion, comme à la colére, ét diferant de celui qui agit avec chois. Le premier doit étre apelé injurieus, et le ſegond reſoit propremant le nom d’injuſte. Nous poûrions montrer par d’autres éxamples, que la Filozofie nous donne le moïen de bien parler, c’ét pourquoi nous devons âſûrer que les Francés doivent l’aprandre an leur Langue. La facilité qu’ils auront à la conſevoir ; et l’üzaje qu’ils an doivent faire, perſüaderont facilemant céte uérité à ceus qui ne ſont pas eſclaves de la coûtume. Lor qu’on leur anſégne la Filozofie an Latin, leur eſprit ét ocupé à deus chozes ; car il travaille à bien antandre le Latin, & la choze qu’il exprime. Mais lor qu’on leur anſégne la Filozofie an Francés, leur eſprit n’étant ocupé qu’à bien antandre les chozes, ils les conſoivent plus facilemant que céles qui leur ſont expliquées dans une Langue étrangére. Ils peuvent ſe ſervir de la Filozofie dans la converſaſion, pour ï débiter agréablement les chozes qui ſont ütiles à la ſociété ; dans le bâreau, pour ï faire regner la juſtice ; & dans la chaire pour exciter leurs Auditeurs à faire le bien qu’ils doivent pourſuivre, & à s’élogner du mal qu’ils doivent éviter. Comme ils doivent parler an leur Langue dans la converſaſion, dans le bâteau & dans la chaire, il leur ét trés-ütile d’aprandre la Filozofie an Francés ; car ils an poûront tirer de grans avantajes dans la converſaſion, pour ſavoir ce qu’ils doivent faire cand ils antandent médire de leur prochain ; pour régler le plaizir qu’ils doivent donner aus autres dans les axions ſérieuzes ; & pour conétre les defaus qu’ils doivent éviter dans les railleries. Ele fournira aus Avocas des lumiéres, pour protéjer l’innoſance contre la perſécuſion. Ele donnera anfin aus Prédicateurs la conéſance de toutes les vertus qu’il faut pratiquer, & céle des vices qu’il faut combatre. Si nous conſidérons les chozes qui doivent étre expliquées dans la Filozofie, nous conétrons clairemant que nous an pouvons tirer de grans avantajes : car nous ï devons principalemant établir les préceptes qu’il faut pratiquer, pour s’opozer à la naîſance de l’éreur qui acompagne ordinairemant les axions de la raizon : on ï doit diſpozer par ordre les principes jénéraus qui ſont les fondemans de toutes les Siances : éle nous doit faire conétre ce que nous ſommes, & ce que nous devons faire, pour nous conduire à la conéſance & à l’amour de Dieu. Ele doit anfin nous faire conétre Dieu, pour l’honorer. Comme éle nous éclaire dans les chozes que nous devons faire pour la conduite de nôtre vie, éle ét trés-ütile aus fames ; puî qu’éles doivent aûſi bien que les hommes éviter le vice, & pratiquer la vertu. Nous avons prouvé amplemant cét vérité dans le traité que nous avons fait de la perféxion des fames par la Filozofie, où nous avons répondu aus objéxions de quelques enmis de ce ſéxe ; & qui le ſont aûſi de la lumiére, & de la raizon. Ces vérités prouvent que nous devons enſegner la Filozofie Francés, pour donner aux fames, & à ceus qui ne s’atachent pas à la Langue Latine les conéſances qui leur ſont necéſaires, pour aquerir la perféxion de leur antandemant, & de leur volonté. La preuve de la troiziéme vérité que nous devons établir pour finir ce petit traité, peut étre facilemant tirée des précédantes ; c’ét à dire, qu’aprés avoir montré que les Francés doivent écrire, & aprandre la Filozofie an leur Langue, il ſera facile de prouver qu’ils peuvent étre ſavans, ſæns avoir la conéſance de la Langue Latine. Ariſtote ſans doute a été trés-ſavant ; puî qu’il nous a donné des régles infalibles pour éviter l’éreur dans nos raizonnemans ; qu’il a parlé des bonnes mœurs plus parfaitemant que ceus qui l’ont précedé ; que les plus béles concluzions de ceus qui l’ont ſuivi ſont fondées ſur la vérité de ſes principes ; & qu’il a parlé de Dieu plus admirablemant que tous les Filozofes qui n’ont été éclairés que de la lumiére de la nature. Il ét pourtant trés-certain quel la Langue Latine lui a été inconnuë. Comme il a expliqué la Filozofie an ſa Langue, pourquoi ne poûrons-nous pas faire la méme choze an la nôtre ? Ses plus beaus livres ſont traduis an Francés ; & Méſieurs de l’Académie ont travaillé ſi heureuzemant à la perféxion de nôtre Langue, & à la traduxion des plus beaus livres Grecs, & Latins, qu’ils font avoüer à tous ceus qui ſont raizonnables que les Francés peuvent étre ſavans, ſans le ſecours de la Langue Latine. Si céte vérité été bien imprimée dans l’eſprit des hommes, la plûpart des jans de calité s’apliquereent aus Siances avec autant d’ardeur, qu’ils font parétre de promtitude à les abandonner. Comme les principes de la Langue Latine ne leur donnent point de plaizir ; ils quitent facilemant le Latin, & anſuite les Siances : mais s’ils éteent perſüadés qu’ils poûreent étre Savans, ſans avoir la conéſance de la Langue Latine, comme ils ſont mieus élevés que les hommes ordinaires ; & que la Siance ét agréable, il travaillereent auec ſoin pour ajoûter l’éclat qui rejalit de cét calité à celui de leur naîſance. Ie poûrés confirmer céte vérité par l’éxample d’vn grand Capitaine, îluſtre par le rang qu’il tient dans le monde, & plus îlusſtre ancore par ſon mérite que par ſa naîſance. Ses axions, qui le font eſtimer de tout le monde, me perſüadent facilemant qu’il ſerét trés-ſavant, s’il avét apris les Siances an ſa Langue. On admire dans la guerre ſon couraje, ſon jujemant, & ſa prudance. Il ét ſi intrépide dans le peril, qu’on n’a jamais ûu un plus brâve ſolta : il ét ſi judicieus dans le Conſeil de guerer, qu’on ne ſaurét trouver un plus ſaje politique ; & il conduit les troupes qui depandent de lui avec tant de prudance, que les Capitaines les plus expérimantés font gloire d’imiter ſes axions. Son pére lui avét laîſé une Maiſon ſi charjée de détes & d’âfaires, que le réglemant an paréſét impôſible : mais il lui a fait chanjer ſi parfaitemantn de face, que les hommes les plus éclairés dans les âfaires le reconéſent avec plaizir pour leur Maître. Il écrit & parle trés-propremant : il écoûte avec douceur ceus qui lui parlent : & les réponſes qu’il leur fait, ſont toûjours des preuves de la ſolidité de ſon jujemant. Il ne faut pas s’étonner, s’il n’a pas û beaucoup d’atachemant à la Langue Latine dans ſa jeunéſe ; puî que c’ét un choze commune aus perſonnes de grande calité que l’on ne contraint pas. Mais ! s’il avét apris les Siances an ſa Langue, il ſerét par la Siance, aûſi bien que par ſes autres calités, l’ornemant de nôtre Siécle, & l’admiraſion des Siécles futurs. Comme la beauté des Siances depand de l’ordre, je découvrirai ici celui que j’ai gardé dans les livres que j’ai fais, pour expliquer la Filozofie ; & pour établir les Fondemans de la Réligion Crétiéne. Ie découvre dans le premier l’ordre des principales chozes dont il ét parlé dans la Filozofie, qui ét divizée an cinq parties, & contenuë en dis petis volumes. Ie donne dans le méme traité l’art de diſcourir des pâſions, des biens, & de la charité, pour faire conétre les avantajes qu’on peut tirer de l’ordre des chozes, & de celui des propoziſions qu’il faut prandre pour an bien parler ; pour établir la metôde dont je me ſervirai dans toute la Filozofie ; & pour donner le premiéres conéſances qui ſont necéſaires à ceus qui veulent s’apliquer à ſon étude. Ie montre à la fin du méme ouvraje, que la Filozofie doit étre diviſée an cinq parties, qui ſont la Logique, la Siance jénérale, la Fizique, la Morale, & la Téologie naturéle. Car comme nôtre raizon ſe trompe ſouvant, nous pouvons tirer de grans avantajes de la Logique, qui s’opoze à la naîſance de l’éreur qui acompagne ordinairemant les axions de nôtre raizon. S’il ét utile d’éviter l’éreur, il n’ét pas moins necéſaire d’aquerir la conéſance de pluzieurs vérités par les principes de la Siance jénérale. Nous ne devons pas nous contanter d’éviter l’éreur par la Logique, ni de chercher pluzieurs vérités par les principes de la Siance jénérale ; nous devons ancore tandre à la derniére perféxion de nôtre raizon, qui conſiſte dans la contemplaſion de Dieu. La Téologie naturéle nous conduit à céte preféxion. Mais comme éle ét tres-relevée, nous n’ï pouvons âriver que par quelques degrés, qui ſont la Fizique, & la Morale. Car comme nous ne pouvons conétre Dieu par lui-méme, nous devons tâcher d’an avoir quelque conéſance par ſes éfés, que nous pouvons conétre par la Fizique. Puî que les pâſions nous détournent de la contamplaſion de Dieu, nous devons tandre à la pourſuite des vertus qui s’opozent à leur violance ; c’ét pourquoi nous pouvons tirer de grans avantajes de la Filozofie Morale, qui nous donne des préceptes pour des aquerir. Aprés que nôtre antandemant, & nôtre volonté auront reſû les diſpoziſions qui ſont necéſaires pour conétre Dieu, nous reſevrons beaucoup d’utilité de la Téologie naturéle, qui nous atachera à la contamplaſion de céte premiére cauze. Le ſegond Volume contient les trois premiéres parties de la Logique ; c’ét à dire, qu’il nous anſégne à bien conſevoir ; à bien jujer ; & à bien tirer toutes ſortes de concluzions. La catriéme partie de céte Siance ét contenuë dans le troiziéme volume, qui découvre la metôde qu’il faut ſuivre dans toutes les Siances, & dans tous les diſcours. Le catriéme volume traite de la Siance jénérale, qui ét la ſegonde partie de la Filozofie. La Fizique ét contenuë dans le cinquiéme. Il é urai que les Filozofes anſégnent ordinairemant la Fizique aprés la Filozofie morale ; l’explicaſion de la Fizique doit précéder céle de la Filozofie morale : car il faut conétre la nature, & l’origine de l’homme, par la Fizique, pour découvrir par la Filozofie morale ce qu’il doit faire, & où il doit âriver. Ie divize céte Siance an catre parties. La premiére traite de nôtre derniére fin, qui reſoit le nom de Félicité. La ſegonde explique les principes des axions humaines. La troizéme établit l’ordre des axions humaines. Anfin la catrième nous découvre les vertus que nous devons pratiquer, & les vices que nous devons combatre. Il ét parlé de la félicité dans le ſiziéme volume ; des principes des axions humaines, & des actions humaines dans le ſétiéme ; les deus ſuivans traitent des vertus, & des vices ; & le diziéme traite de la Téologie naturéle ; qui ét la derniére partie de la Filozofie. I’ai fait ancore catre petits volumes an Dialogues, pour établir les Fondemans de la Réligion Crétiéne, avec pluzieurs préceptes pour la conduite de la vie humaine, & principalemant pour l’éducaſion de la jeunéſe. Le premier Dialogue découvre l’ordre des chozes qui ſont contenuës an ces catres volumes. Anfin j’ai fait un petit Traité, pour faire conétre les avantajes que les fames peuvent reſevoir de la Filozofie, & principalemant de la Morale.
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Extrait dv Privileie du Roi
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze/Extrait dv Privileie du Roi PAr Grace & Priviléje du Roi, il ét permis à Loüis de Lesclache, de faire imprimer, vandre & debiter, par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra Les véritables Régles de l’Ortôgrafe Francéze ; & defanſes ſont faites à tous Imprimeurs & Libraires, à péne d’amande arbitraire, d’imprimer ni debiter ledit Livre, pandant l’eſpace de cinq ans, à commanſer du jour qu’il ſera achevé d’imprimer, ainſi qu’il ét contenu plus au long auſdites Létres données à Saint Germain en Laïe, le diziéme jour d’Avril, de l’année mile ſis ſans ſoiſante & huit.
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Les Véritables régles de l’ortografe francéze
# Les Véritables régles de l’ortografe francéze | Chés { | L’Auteur, proche le Pont-neuf, an la ruë Neuve Guenégaud. | | Chés { | ET | | Chés { | Lavrant Rondet, ruë S. Iaques, à la longue Alée, vis-à-vis la ruë de la Parcheminerie. | Omme les régles que je donnerai dans ce petit Traité, ſont opozées à céles que les Grammairiens ont établies ſur l’üzaje ordinaire ; je prie le Lecteur de le lire antiéremant, avant que d’an jujer : car les opinions des hommes ſont trés-diferantes, touchant l’Ortôgrafe Francéze. Les uns panſent qu’éle doit étre conforme à la parole ; & les autres âſûrent qu’éle doit marquer l’origine des mos que nous amploïons pour exprimer nos panſées. Ceus qui ne ſavent pas la Langue Latine, & qui ont de l’eſprit, dizent que nous devons écrire comme nous parlons : mais quelques Savans ſoûtiénent que céte metôde, nous faizant perdre l’origine des paroles, nous ampécherét d’an conétre la propre ſignificaſion. Il ſample que les premiers, qui n’ont pas âſés de force pour bien établir leur opinion, n’aient pas âſés d’autorité pour nous oblijer à la ſuivre. Comme les autres ne peuvent ſoûfrir que l’on face injure à la Langue Latine, ni à la Gréque, ils s’atachent à leurs ſantimans avec beaucoup d’opiniâtreté. Ie ne veus pas condamner ces deus Langues ; puî qu’éles ont leur beauté, aûſi bien que leur üzaje : mais je puis dire (ſans m’élogner de la vérité) que ceus qui ont un atachemant particulier pour éles, ne ſont pas ordinairement les plus éclairés dans la Langue Francéze. Ils ſont ſamblables à ceus qui parlent continuélemant de ce qui regarde les autres, ſans panſer à leurs propres âfaires : & il ârive ſouvant que dans le chois des chozes qui ſont utiles pour le bien public, le jujemant de ceus qui ont beaucoup de lumiére ſans étude, doit étre préferé à l’opinion de ceus qui ont une Bibliétéque antiére dans leur téte. Cété vérité parét dans la diſpute que l’on fait ſur l’Ortôgrafe Francéze, où il faut plûtôt ſuivre le ſantimant de ceus qui n’ont point d’étude, que celui de quelques Savans qui le méprizent. Il peut étre confirmé par de bonnes raizons ; car les mémes principes qui nous enſégnent que la beauté des Siances dépand de l’ordre ; & que la Langue Francéze ét trés-parfaite, prouvent que la prononſiaſion des mos qui la compozent, doit étre la régle de l’Ortôgrafe que nous ï devons obſerver. Car comme nos conſepſions ſont le portrait des chozes que nous pouvons conétre ; & que la parole ét celui de la panſée, il ét aûſi trés-certain que l’écriture ét le portrait de la parole. L’ordre ne relüit pas dans les écris de tous les Filozofes ; ils avoüent pourtant d’vn commun conſantemant, qu’il nous aide à bien conſevoir les chozes que nous pouvons conétre : car les conſepſions que nous pouvons avoir des chozes qui ſont dans la nature, ou des axions que nous faizons, ſont des portrais qui les reprézantent ; & le portrait d’une choze la doit reprézanter comme éle ét pour étre véritable. Les chozes qui ſont dans la nature, ï ſont diſpozées par ordre ; & cét ordre ét une preuve tres-évidante de la ſajéſe divine ; c’ét pourquoi il faut conétre les chozes par ordre pour les bien conétre. Il faut faire le méme jujemant des axions de l’antandemant, de la volonté, & de l’apétit ſanſüel ; c’ét à dire, qu’il faut âſûrer, que celui qui an veut avoir une parfaite conéſance, an doit conétre l’ordre : car éles ſont reſûës par ordre dans les facultés qui les produizent. Comme la parole ét le portrait de la panſée, la beauté d’une langue conſiſte principalemant à exprimer les chozes ſelon l’ordre des conſepſions : d’où vient que la Langue Francéze ét trés-parfaite, à cauze que l’ordre de ſes expréſions répond à celui des panſées. Comme les Noms ï précédent les Verbes, on ï ſuit l’ordre de la nature ; car les Noms, qui ſignifient les chozes, ou les perſonnes, doivent précéder les Verbes, qui ſignifient ordinairement les axions. Anfin puîque l’écriture ét le portrait de la parole, la prononſiaſion des mos qui compozent la Langue Francéze, doit étre la régle de l’Ortôgrafe que nous ï devons obſerver. Nous ſuivrons céte métôde, ſi nous conſidérons les avantajes que le public an poûra reſevoir. Omme l’on ârive par degrés à la perféxion, il ï a long-tams que l’on tâche de réduire l’Ortôgrafe Francéze à la prononſiaſion ; & l’ordre que nous voïons relüire à prézant dans la Iuſtice, dans les Finiances, & dans la Police, nous ſôlicite à métre la derniére main à cét ouvraje. Cand nous conſidérons que nôtre victorieus Monarque, a contraint dans une Campagne les plus grandes vîles de Flandre à le reconétre pour leur Souverain ; & que dans la rigueur de l’Hiver il a pû an tréze jours âſujétir toute la Franche-Comté à ſon obeïſance, nous pouvons crére qu’il ne s’ocupe qu’à faire la guerre. Mais cand nous faizons réfléxion ſur ſes axions à l’égard de la Réligion, de la Iuſtice, des Siances, & des Ars, nous jujons qu’il prand un grand ſoin des principales chozes qui regardent la conſervaſion & la beauté des Etas : car les blasfémateurs ſont punis ſelon la rigueur de ſes Ordonances : il ne donne point de grace aus infracteurs de céles qu’il a faites contre les duels : il veut que l’on obſerue éxactemant céles qu’il a établies pour regler les procédures de la Iuſtice : Les Savans de ſon Roïaume, & méme ceus des Roïaumes les plus élognés, conéſent par les gratificaſions qu’ils an reſoivent l’eſtime qu’il fait de la Siance. Anfin l’établiſemant des Académies, qu’ils antretient poupr la perféxion des plus beaus Ars, augmantera la gloire de la France : car les Peintres, les Sculpteurs, et le Architectes ï poûront atirer à leur tour les Italiens, pour admirer la beauté de leurs ouvrajes. L’ornemant que l’on ajoûte tous les jours à Paris, la néteté de ſes ruës, et la ſûreté d’i marcher la nuit ï feront venir un grand nombre d’Étrangers. Comme ils voudront aprandre nôtre Langue, nous ſommes an quelque faſon oblijés ed leur an faciliter l’intélijance ; et le meilleur moïen que nous puîſions prandre pour âriver à céte fin, ét de réduire nôtre maniére d’écrire à nôtre prononſiaſion. Nous ne travaillerons pas ſeulemant an cela pour les Etrangers ; mais nous donnerons ancore aus anfans la facilité de lire les livres qui ſeront écris an nôtre Langue : et ſi nous éxaminons d’où vient que la plûpart des Francés ne prononſent pas bien les paroles qu’ils métent an uzaje pour exprimer leurs panſées, nous trouverons que ce defaut vient de celui de l’Ortôgrafe que ne répond pas à la prononſiaſion. Nous devons donc écrire comme nous parlons ; pour contanter les Étrangers ; pour donner aus anfans la facilité de lire les livres qui ſeront écris an nôtre Langue ; & pour découvrir aus uns et aus autres la véritable prononſiaſion des mos qui la compozent. L faut donner quelque conéſancne de la diférance des létres, & de quelques marques qui ſervent à l’intélijance de l’écriture, avant que d’établir les régles qu’il faut ſuivre pour écrire comme l’on parle. Les Grammairiens divizent les létres an Voïéles et Conſones. Les premiéres ſont céles qui peuvent faire une vois diſtincte ; & qui peuvent compozer un ſilabe, ou un mot, ſans le ſecours des Voïéles. Les Coſones doivent étre jointes à quelque Voïéle, pour faire ſon diſtinct ; d’où vient qu’on ne peut faire aucune ſilabe ſans Voïéle. Les Voïéles ſont ; ou Simples, c’éét à dire céles qui ſe prononſent ſeules ; ou Compozées, c’ét à dire céles qui ſe prononſent auec une autre. Il ï a cinq Voïéles Simples, qui ſont a, e, i, o, u. Eles ſont ; ou Longues ; ou Bréves. Les Voïéles longues ſont céles dont la prononſiaſion ét de longue durée, comme dans ces mos pâſaje, étre. Nous tâcherons de les marquer d’un acſant aigu, ou circonflêxe, pour aprandre la véritable prononſiaſion de nôtre Langue. Les Voïéles Bréves ſont céles qui ſe prononſent promtemant, comme dans ces mos, facilité, docilité. Les Voïéles compozées (que les Grammairiens apélent diftongues) ſont ; ou propres ; ou impropres. On antand diſtinctemant dans les premiéres le ſon de deus Voïéles, qui les compozent, comme dans ces mos jeu, Ouvrier. Les diftongues impropres ſont céles qui font antandre un ſon, qui ne participe point des Voïéles dont éles ſont compozées, comme ai ſe prononſe comme un é ouvert dans les mots ſuivans faire, Palais, je dirai, &c. Il faut remarquer que l’e, l’i, & l’u, ſe prononſent d’une maniére diferante. L’é ét ; ou maſculin ; ou féminin ; ou ouvert ; ou plus ouvert. L’e maſculin marque une prononſiaſion forte et bien articulée, comme celui qui finit ces mos divinité, majorité. On le marque ordinairement d’un acſant aigu. L’e féminin ét celui dont la prononſiaſion ét préque imperceptible, ocmme celui qui ét à la fin de ces mos force, prudance. L’é ouvert ét celui qui ſe prononſe d’une bouche plus ouverte que le maſculin, comme celui qui ét dans la derniére ſilable de ces mos objét, ſujét. L’é plus ouvert eſt celui qui ſe prononſe d’une bouche plus ouverte que l’é ouvert, comme celui qui ét dans la premiére ſilabe des mos ſuivans, étre, téte, &c. L’i, & l’u deviénent Conſones, cand ils précédent les autres Voïéles ; & qu’ils compozent avec éles une méme ſilabe ; comme dans ces mos jeune, jour, déja, majeſté, vertu, vérité, &c. L’u ét aûſi Conſone, cand il précéde l’r qui ét devant une Voïéle, au commanſemant d’un ſilable, comme dans ces mos, vivre, livre, vrai, &c. L’i Conſone ét figuré an céte maniére (j) pour le diſtinguer de l’i Voïéle. L’u Conſone doit étre figuré an céte faſon (v) au commanſemant ou au milieu des mos, pour le diſtinguer de l’u Voïéle. Les Grammairiens ajoûtent l’y au nombre des Voïéles ; céte létre ét inutile dans nôtre Langue : car ceus qui la métent à la fin des mos qui ſe terminent par i, ſuivent l’éreur de quelques Maîtres Ecrivains, et des Compoziteurs d’Imprimerie. Les premiers voïant, qui l’i qui ét à la fin des mos n’étét pas propre à reſevoir l’ornemant des parafes dont l’y ét ſuſceptible, ont amploïé l’i Grec, pour faire parétre davantaje leurs éxamples. Comme l’amploi de l’i ét tres-commun dans l’écriture, les Compoziteurs d’Imprimerie ont ſouvant recours à l’y, cand la câféte, ou (comme ils parlent) le câſetin du premier eſt vuide. Cand on met l’i Grec à la fin de ces mos moi, Roi, loi, on an fait deus ſilabes ; car l’i Grec ſe doit prononſer ſéparémant. Lor qu’il ét au milieu de deus Voïéles, il ſe doit prononſer comme deus i i ſéparés, c’ét pourquoi nous ï pouvons métre l’i avec deus petis poins ſur céte létre, comme dans ces mos moïen, voïant. Il faut dire la méme choze de l’i Grec que l’on mét au commanſemant de quelques mos, & méme de celui qui fait vn mot, c’ét à dire, que nous ï devons amploïer l’i avec deus petis poins ſur cét létre, au lieu de l’y, comme dans ces mos il ï ét, éle ï parle, il ï a, &c Comme l’i Grec ne doit pas étre à la fin ; & qu’il n’ét pas necéſaire de le métre au commanſemant, ni au milieu des mos, il doit étre rentranché de nôtre Langue, pour éviter le mauvais üzaje que nous en poûrions faire. Aprés avoir donné quelque conéſance de la diférance des létres, la propoziſion que nous avons faite au commanſemant de ce Chapitre, nous oblije à parler de quelques marques qui ſervent à l’intélijance de l’écriture, qui ſont l’Apoſtrofe, l’union, & la divizion. L’Apoſtrofe ét une figure ſemblable à une Virgule, qui marque ordinairemant le retranchemant d’une Voïéle, pour éviter une mauvaize prononſiaſion ; comme l’on écrit, l’eſprit, et non pas le eſprit ; s’étonner, & non pas ſe étonner ; l’eſpérance, & non pas la eſpérance &c. L’Apoſtrofe ſe fait préque toûjours, cand une Voïéle ét au commanſemant d’un mot qui ſuit les mos d’une ſilbae terminée par une autre Voïéle ; comme nous écrivons l’ame, au lieu de la ame ; j’aime, pour je aime, &c. Nous ne devons pas toûjours pratiquer céte régle, ſi nous voulons éviter quelqu’obſurité dans nôtre diſcours, comme nous devons écrire ſi éle, et non pas s’éle ; ſi Adam, et non pas s’Adam. L’Apoſtrofe ſe fait aûſi, cand une h muéte ét au commanſemant d’un mot qui ſuit les mos d’une ſilabe terminée par vne Voïéle ; comme l’on écrit l’homme, et non pas le homme ; l’honneur, et non pas le honneur ; l’hiſtoire, & non pas la hiſtoire, &c. Lor que la létre (h) ét aſpirée, c’ét à dire, qu’éle ſe prononſe avec quelque véhémance, on ne retranche pas la Voïéle, comme l’on dit la haine, et non pas l’haine ; le Héros, & non pas l’Héros ; la harangue, et non pas l’harangue. Nous devons pourtant dire l’héroïne, et non pas la héroïne. L’uzaje nous oblije à nous ſervir de l’Apoſtrofe dans ces mos antre, puîque, quelque, et jûque, cand une Voïéle ét au commanſemant du mot ſuivant, comme nous devons écrire, antr’acte, pour antre acte ; puîqu’il, pour puîque il ; qu’elqu’un, pour quelque un ; jûqu’à midi, pour jûque à midi. L’vsaje autorize l’Apoſtrofe dans le mot, grande, quoi qu’il ſoit ſuivi d’une Conſone ; comme l’on dit grand’ chambre, grand’ chére, &c. On ajoûte ſouvant une l avec une Apoſtrofe devant on, pour randre la prononſiaſion plus agréable, an évitant la rancontre des Voïéles, comme dans ces faſons de parler, comme l’on écrit ; comme l’on parle. Anfin cand un Verbe qui ét terminé par une Voïéle précéde il, éle, et on, il faut métre un t, devant ces particules, auec une Apoſtrofe antre-deus, pour randre la prononſiaſion plus agréable, comme dans les paroles ſuivantes, combien ï a-t’il de Commandemans de Dieu ; parla-t’éle de la vertu ; parle-t’on de guerre. On ſe ſert de l’union, qui ét marquée par une petite lignen, an céte faſon (-) ou cand à la find d’une ligne il faut divizer un mot an deus ; comme propozi-ſion, defini-ſion ; ou pour joindre deus mos an un ; comme trés-mal, bon-heur, mal-heur, Sur-intandant, moi-méme, &c. Cand on veut ſéparer un Voïéle d’vne autre, on mét deus poins deſus ; ou pour ne pas joindre deus ſilabse an une ; comme ces mos aïant, moïen, Poëte, heroïque, ou pour montrer que l’u doit étre pris pour une Voïéle, et non pas pour une Conſone, comme dans ces mos loüanje, joûïſance, ébloüir, &c. La multitude des régles que donnent les Grammairiens, pour anſegner l’Ortôgrafe Francéze, peut faire naître la confuzion dans l’Eſprit : car ils confondent ordinairemant les régles qui aprénent à bien parler, avec céles qui regardent la perféxion de l’écriture. Comme la plûpart des régles qu’ils établiſent, ſont fondées ſur un üzaje qui répugne à la raizon, la maniére d’écrire de leurs Sectateurs, ne peut reſevoir l’aprobaſion de ceus qui ſont raizonnables. Ils donnent pluzieurs régles pour le plurier des Noms ; comme lor qu’ils âſûrent que les Noms qui ont leur ſingulier terminé en al, ou ail, ont ordinairemant leur plurier terminé an aus ; comme nous dizons animal, animaus ; travail, travaus, &c Ils donnent aûſi pluzieurs régles pour les Noms Ajectifs ; an la maniére ſuivante. Les Adjectifs dont la terminaizon maſculine ét an c, chanjent le c, an che, ou que, an leur terminaizon féminine ; comme l’on dit un homme blanc, et une muraille blanche ; un homme public, et une marchande publique. Ceus qui ſe terminent en é maſculin, ajoûtent ſeulement e, au féminin ; comme l’on dit un Palais doré, et une chambre dorée. Ces régles, & pluzieurs autres que donnent les Grammairiens ſur ce ſujet, ſont bonnes, pour anſegner la Langue Francéze à ceus qui l’ignorent : mais éles ne doivent pas étre amploïées, pour aprandre l’Ortôgrafe à ceus qui ſavent la Langue Francéze : car éles ne leur aprénent rien de nouveau ; et il ét certain qu’éles regardent la perféxion de la parole, & non pas céle de l’écriture. Il faut ſuivre les maniéres d’écrire qui ſont autorizées par l’uzaje, cand éles ſont conformes à la prononſiaſion : d’ou vient que nous devons écrire, faire, je ferai, je dirai, j’aimerai, et non pas fére, je feré, je diré, j’aimeré : car l’Ortôgrafe des premiers mos, qui ét aprouvée par l’uzaje, ét trés-conforme à la prononſiaſion. Le précepte que nous venons d’établir, prouve que nous devons ſuivre l’vzaje dans les premiéres ſilabes des mos prononſés an ſe, qui commanſent ; ou par ſ ; comme dans ces mos ſes, ſegond, ſéance, Secretaire, ſecours, ſecret, ſéculier, &c. ou par c ; comme dans ces mos, célébre, cercle, cérémonie, cerneau, certificat, cerize, certitude, certain, cerveau, Céleſtin, &c. Il faut aûſi ſuivre l’uzaje dans les premiéres ſilabes des mos prononſés an ſi, qui commanſent ; ou par ſ ; comme dans ces mos, ſigne, ſiécle, ſignature, ſiéje, ſignificaſion, ſiance, &c. ou par c ; comme dans ces mos cierge, ciboire, Ciel, cilice, cizeau, cité, cinq, citron, circonférance, cidre, civilité, &c. Il ne faut pas ſuivre aveuglémant l’vzaje : car comme il faut côrijer les defaus d’vn portrait par ſon originial, ſi les maniéres d’écrire ne répondent pas à la prononſiaſion, il ét tres-utile de les chanjer, puîque le portrait d’une choze la doit repréſanter comme éle ét pour étre véritable. Il faut demander aux grans protecteurs de l’uzaje, de quéle maniére on écrivét autrefois le mos écriture : s’ils veulent parler véritablement, ils diront qu’on l’écrivét an céte faſon eſcripture. Il ï a long-tams que l’on a retranché le p, ſans reſpecter la Langue Latine. On a aûſi retranché l’ſ, an metant un acſant aigu ſur l’é ; & par ce moïen l’Ortôgrafe de ce mot a été réduite à ſa prononſiaſion. On doit faire la méme choze à l’égard des autres mos ; car la méme raizon qui nous a fait retrancher de tams an tams pluzieurs létres dans nôtre maniére d’écrire, nous oblije à retrancher céles qui ne ſe prononſent pas. La méme raizon qui nous a fait ôter l’ſ de la premiére ſilabe du mot eſtre, an métant un acſant aîgu ſur l’é, nous oblije à l’ôter du mot eſt ; c’ét pourquoi nous devons écrire il ét ; puîque nous écrivons étre. Il ét urai que ceus qui ont quité le parti du bon ſans, pour ſuivre aveuglémant celui de l’uzaje, ont ſouvant condanné les auteurs de ces chanjemans : mais ils ont été contrains (malgré leurs exclamaſions) ou de pâſer pour ignorans dans l’Ortôgrafe Francéze ; ou de reſevoir les maniéres d’écrire qu’ils aveent condamnées. Ils ſont en peril de tomber dans la méme confuzion, s’ils s’opozent à la metôde qui nous preſcrit d’écrire comme nous parlons. Il ne faut pas condamner dans les vieus livres ces faſons d’écrire, j’aimois, il aimoit, je parlois, il parloit, ils parloient, car éles ont été conformes à la parole de leurs auteurs : mais comme la prononſiaſion an a été adoucie, ceus qui les retiénent à prézant, aprés avoir aprouvé le chanjemant de leur original, ſont ridicules de préferer vn mauvais uzaje à la raiſon. Nous devons donc écrire j’aimés, il aimét, je parlés, il parlét, ils parléent, &c. Si nous voulons donner le moïen d’écrire côrectemant, nous devons éxaminer les cauzes des fautes que nous ï pouvons faire. Éles viénent du déréglemant ordinaire des hommes, et du grand atachemant que les Grammairiens ont à la Langue Latine, & à la Gréque. La plûpart des hommes ſont ſi déreglés, qu’ils font ce qu’ils devréent éviter ; & qu’ils ne font pas ce qu’ils devréent faire. Si nous cherchons avec ſoin la premiére cauze de ce déréglemant, nous trouverons qu’il vient ; ou de la pâſion ; ou de l’ignorance ; ou de l’uzaje. La pâſion, qui fait tomber les hommes dans le vice qu’ils devréent éviter, les élogne de la vertu qu’ils devréent pourſuivre. L’ignorance ét cauze que pluzieurs Filozofes cherchent la conéſance des chozes qui leurs ſont inutiles ; & qu’ils ne s’appliquent pas à céles qui poûréent les conduire à la conéſance, & à l’amour de Dieu. Cand les Grammairiens veulent regler nôtre maniére d’écrire par l’uzaje ordinaire, ils ſe trompent ſouvant ; ou an metant des létres où éles ne doivent pas étre ; ou an mancant de les métres à la place qu’éles doivent ocuper. Ils tombent principalemant dans ce defaut, à l’égard du z, & de la létre x. Ils métent ordinairemant le z, au plurier des Noms qui ſont terminés an é maſculin ; comme dans ces mos, les bontez, les dignitez, les beautez, &c. Mais l’s ét âfectée aus pluriers ; et ſi nous conſidérons bien la prononſiaſion de céte ſilabe és, marquée d’un acſant aigu, nous trouverons que la létre s ï ét plus naturéle que le z ; comme dans ces mos les bontés, les dignités, les beautés. Nous devons par la méme raizon métre l’s, & non pas le z, à la fin de ces Verbes vous avés, vous parlés, vous parlerés, vous aimerés, &c. Cand ils dizent que l’s antre-deus Voïéles ſe doit prononſer comme un z, ils ne métent pas le z à la place qu’il doit ocuper : car ſi l’s antre-deus Voïéles ſe prononſe comme un z ; pourquoi n’ï métra-t’on pas le z ? c’ét pourquoi nous devons écrire choze, roze, dezirer, propozer, et non pas choſe, roſe, deſirer, propoſer. Mais cand la létre ſ, ſe rancontrerar antre-deus Voïéles, éle ï retiendra ſa prononſiaſion naturéle ; comme dans ces mos pâſaje, ſajéſe, puîſante, fôſe, aûſi, &c. Cand on mét la létre x, à la fin de la plûpart des mos, on la mét où éle ne doit pas étre ; d’où vient que nous ne devons pas écrire deux, dix, les animaux, la voix, les loix, &c ; mais nous devons écrire deus, dis, les animaus, la vois, les lois, &c. car ſi nous conſidérons la prononſiaſion de tous ces mos, nous trouverons qu’ils doivent étre terminés par l’s, & non pas par l’x. Le defaut des Grammairiens ſur ce ſujét, vient des Compoziteurs d’Imprimerie, qui ont abuzé de la létre x, pour épargner l’s, dont la câſéte étét trop tôt épuizée. Si l’on ſe trompe, an metant la létre x où éle ne doit pas étre ; on ſe trompe aûſi, an mancant de la métre à la place qu’éle doit ocuper ; comme au lieu de ces trois létres cti, on doit métre la ſilabe xi, dans les mos qui ſe prononſent par xi ; comme nous ne devons pas écrire action, traduction, perfection ; mais nous devons écrire axion, traduxion, perféxion, ſi nous voulons randre l’écriture de ces mos conforme à leur prononſiaſion. L’atachemant que la plûpart des Grammairiens ont à la Langue Latine, & à la Gréque, les oblije d’établir des régles ſur un üzaje qui répugne à la raizon, cand ils veulent anſegner l’Ortôgrafe Francéze ; comme lor qu’ils dizent que l’on doit écrire les Noms qui ſont prononſés an ca, ou can, tantôt par qua, ou quand ; & tantôt par ca, ou can. Céte régle réduit tout les Francés à la necéſité de ſavoir la Langue Latine, pour aprandre l’Ortôgrafe de leur Langue ; c’ét pourquoi il faut âſûrer que nous devons écrire par ca, ou can tous les mos qui ont les mémes prononſiaſions ; comme les mos ſuivans, calité, catre, catriéme, carante, cadruple, carte, catorze, cantité, cand, cant, &c. Ils établiſent aûſi une régle ſur un üzaje qu’il faut méprizer, cand ils ſoû tiénent que les Noms qui ſont terminés par ça, & çon ; et que l’on prononſe comme ſa, & ſon, demandent une petite marque ſous le c, pour montrer qu’il doit étre prononſé comme un ſ ; comme dans ces mos il prononça, il commança, façon, garçon, leçon, &c. Comme la petite marque qui ét ſous le c, ſignifie qu’il doit étre prononſé comme un ſ, nous ï devons métre l’ſ ; an la maniére ſuivante, il prononſa, il commanſa, faſon, garſon, leſon, &c. Puîque nous devons écrire ces mos il prononſa, il commanſa par un ſ, nous devons amploïer la méme létre dans ces mos prononſer, prononſiaſion, commanſer, commanſemant. Céte régle nous aprand, que nous devons écrire par un ſ ces mos conſevoir, conſepſion, reſevoir ; puî que nous devons écrire par la méme létre ces mos ils conſoivent, ils reſoivent. Les Grammairiens ſe trompent aûſi, à cauze du grand atachemant qu’ils ont à la langue Latine, lor qu’ils dizent que les Nomes qui ſont prononſés an ſion, ſont ordinairemant terminés par tion ; comme ces mos definition, propozition. Mais comme ils ſont prononſés an ſion, ils doivent étre écris an la maniére ſuivante définiſion, propoziſion. Les Grammairiens donnent pluziers régles, pour montrer qu’il faut écrire, tantôt par a ; & tantôt par e les Noms qui ſont prononſés an dance, gance, lance, mance, pance, rance, ſance, tance, zance. Les régles qu’ils donnent ſur ce ſujét ſont ; ou inutiles ; ou fondées ſur un üzaje qui répugne à la raizon : car il faut amploïer l’a, & non pas l’e dans tous les Noms qui ſont prononſés an ance ; comme dans les mos ſuivans prudance, intélijance, violance, clémance, continance, diſpance, conferance, éſance, pénitance, prézance. On prononſét autrefois tous ces mos an ence, aûſi bien que les mos Latins dont ils dérivent : mais comme leur prononſiaſion a été chanjée, il an faut aûſi chanjer la maniére d’écrire ; puî qu’un protrait doit répondre à ſon original. La régle que nous venons d’établir, détruit céle que donnent les Grammairiens, cand ils âſûrent que l’e devant l’m, et l’n, ſe prononſe quelquefois comme vn a ; comme dans ce mot entendement : car ſi l’e, ſe prononſe comme un a ; pourquoi n’ï metra-t’on pas un a ? pour donner aus Etrangers, & aus anfans la facilité de lire les mos ſuivans antandemant, antandre, antre, commanſemant, tams, &c. On dira que la pratique de céte régle, ſera cauſe d’une mauvaize prononſiaſion, lor que l’e qui précédera l’n, ſera aprés le c, et le g : car ſi nous chanjons l’e an a dans ces mos innoncent, diligent, nous les écrirons an céte maniére innocant, diligant. Nous éviterons ces mauvaizes prononſiaſions, ſi nous chanjons le c an ſ, & le g an j Conſone dans ces mos innoſant, dilijant. Comme les Grammairiens ſont d’accord que le g devant l’e, ſe prononſe comme un j Conſone, nous ï devons amploïer l’j Conſone, plûtôt que le g : c’ét pourquoi nous ne devons pas écrire agent, engendrer, génération, jugemant, juger, changer, ſagéſe, &c. mais nous devons écrire ajant, anjandrere, jénéraſion, jujemant, jujer, chanjer, ſajéſe, &c. On ſe ſert ordinairemant de ph, au lieu de la létre f, dans les mos qui ſont dérivés de la Langue Gréque, pour an marquer l’étimologie : mais il ne faut pas réduire tout le monde à la necéſité de ſavoir la Langue Gréque, pour aprandre l’Ortôgrafe Francéze ; c’ét pourquoi nous devons écrire les mos ſuivans par f, Filozofie, Ortôgrafe, Coſmografie, Blasfème, Epitafe, Fizique, &c. Le méme raizon nous oblize d’écrire les mos ſuivans ſans b, Téologie, metôde, Catôlique Crétien, &c. Il faudrét ſans doute condamner un Médecin, qui cauzerét une maladie pour an combatre une autre ; et un Orateur, qui ferét naître l’ambiſion dans le cœur d’un Prince, pour ï étoufer le dezir de vanjancne. Il faut aûſi blâmer les Grammairiens, qui ſont cauze d’une mauvaize prononſiaſion, par la méme régle qu’ils donnent pour an éviter une autre. Ils dizent que le g, ſe prononſe quelquefois comme un j Conſone, devant a, o, u, an metant un e, antre le g, et a, o, u ; comme dans ces mos, jugea, jugeons, gageure. Lis métent ſans doute un e, antre le g, & a, o, u pour éviter ces prononſiaſions juga, jugons, gagure ; mais ils ne conſidérent pas qu’ils ſont cauze d’une mauvaize prononſiaſion, par la méme régle qu’ils donnent pour an éviter une autre. Nous ne tomberons pas dans leur faute, ſi nous amploïons l’j Conſone, au lieu du g, an céte maniére juja, jujons, gajure : car puî qu’ils avoüent que le g, ſe prononſe quelquefois comme j Conſone, devant a, o, u ; pourquoi n’ï métent-ils pas un j Conſone ? Sextus Pompeïus nous apland qu’avant Enniuns les Romains ne doubleent point les Conſones dans leurs écritures, ce Poëte aïant été le premier qui comme Grec prit céte liberté, qu’on ſuivit dépuis à ſon éxample. Il ne faut pas ſuivre les régles que donnent les Grammairiens pour les doubler dans l’Ortôgrafe Francéze ; car éles ſont fondées ſur un üzaje qui répugne à la raizon ; comme cand on prononſe la lettre ſ, antre-deus Voïéles, ils la doublent toûjours ; à cauſe (dizent-ils) qu’un ſ ſeul antre-deus Voïéles, ſe prononſe comme un z. Mais cand il ſe prononſe comme un z, on ï doit métre le z ; c’ét pourquoi il n’ét pas necéſaire de le doubler, lor qu’il ſe rancontre antre-deus Voïéles ; puî qu’il ï retient ſa prononſiaſion naturéle ; et il faut métre ordinairemant un acſant circonfléxe, ou aigu ſur la Voïéle qui le précéde ; comme dans ces mos pâſaje, ſajéſe, puîſance, pôſéſion, aûſi, &c. Il ne faut pas pourtant retrancher toutes les létres doubles ; car il faut retenir céles qui ſe prononſent ; comme dans ces mos honneur, homme, guerre, terre, donner, couronne, commandemant, travailler, &c. Il faut méme les doubler contre l’üzaje ordinaire, cand la prononſiaſion la demande ; comme on écrit le mot Romme, par un ſeul m ; mais ſi nous an conſidérons la prononſiaſion, nous trouverons qu’éle ét ſamblable à céle du mot comme ; il faut donc doubler l’m, dans le premier de ces mos, aûſi bien que dans le ſegond. On ſe trompe ſouvant dans l’écriture de la Particule ce ; et dans céle des Pronoms ſes, et leur. Cand la particule ce ſert à démontrer quelque choze, on la commanſe toûjours par c, comme ce Filozofe, ce Marchand, ce Capitaine, cét animal, cét homme, &c. Mais cand éle a du raport avec la perſonne d’un Verbe, on la commanſe toûjours par ſ ; comme le Maître ſe mét an colére, mon pére ſe repoze, les jans de bien ſe conſolent. Le Pronom ſes, ſe doit écrire par ſ, cand il marque quelque pôſéſion ; comme un pére aime ſes anfans : et par c, cand il ne marque point de pôſéſion C; comme ces choſes là ſont admirables. Cand le Pronom leur ét joint au plurier d’un Nom Subſtantif, on mét un ſ, à la fin ; comme j’aï lû leurs livres, j’ai condamné leurs diſcours : mais lor qu’il précéde immédiatemant un Verbe, il n’ï faut point d’s, quoi que le Verbe ſoit au plurier ; comme jeu leur ai parlé, nous leur parlerons. Il ï a quelques années que j’antandis un plaizant Dialogue, antre une Dame de calité et le Précepteur de ſes anfans. Aprés qu’éle lût prié de lui anſegner l’Ortôgrafe Francéze, il lui fit conétre par le chanjemant de ſon viſaje, que la propoziſion qu’éle lui fezét ne lui étét pas agréable : Ele ſe perſüada que ſon ſilancne été un éfét de la crainte qu’il avét de n’étre pas bien recompanſé : ce qui l’oblija à lui dire qu’il ne travaillerét pas inutilemant. Ie n’an doute pas Madame (lui répondit-il) mais vous me demandés une choze trés-dificile. Vous panſés, peut-étre, que je n’ai pas âſés de lumiére pour bien profiter de vos leſons (lui dit-éle avec douceur) il lui replica bruſquemant, que la conéſance de la Langue Latine, et de la Gréque étét necéſaire pour ſavoir l’Ortôgrafe Francéze. Si vous me réduizés à la necéſité d’aprandre le Grec, et le Latin, pour ſavoir écrire la Langue Francéze (reprit-éle an riant) je ne vous donnerai pas la péne de m’inſtruire. Céte Dame a été trés-heureuſe, de n’avoir pas reſû l’inſtruxion d’un tel Maître ; et il ſerét heureus à ſon tour, s’il ſe metét an état de la conſulter, pour avoir la conéſance qu’éle lui avét demandée. Car comme les fames prononſent ordinairemant nôtre Langue, plus agréablemant que les hommes qui pâſent leur vie dans leur cabinet, à lire des livres Grecs, et Latins, il leur ét trés-facile de ſavoir l’Ortôgrafe Francéze ; puîque nous devons écrire comme nous parlons. Ie me perſüade facilemant, que ceus qui ſont raizonnables aprouveront céte métôde ; mais ceus qui ſont eſclaves de l’üzaje, diront qu’éle ſera cauze d’un trés-grand mal. Ie n’antre-prandrai pas de les guerir de celui qu’ils ont dans l’eſprit : car comme ils s’atachent à leurs ſantimans avec beaucoup d’opiniâtreté, ils ſont incurables. Ie répondrai pourtant à leurs raizons, pour donner aus autres le moïen de les combatre. L ï a une grande diferance antre ceus qui font des dificultés contre quelque vérité, pour an avoir une claire conéſance : car les premiers l’aprouvent ; mais les autres ne la veulent pas reſevoir : les premiers dezirent d’étre éclairés ; mais l’inclinaſion de vaincre, qui regne dans l’ame des autres, les ampéche de ſortir de leur éreur. Anfin les premiers propozent ordinairemant leurs doutes avec beaucoup de modeſtie ; mais la contanſion, qui acompagne la parole des autres, ét une preuve trés-évidante de leur vanité. Nous ne douterons pas de ces vérités, ſi nous conſidérons les diferans mouvemans de ceus qui font des dificultés, contre la conformité de l’Ortôgrafe Francéze avec la parole. Les uns, qui aprouvent céte maniére d’écrire, propozent des doutes, pour an reſevoir la ſoluſion ; mais les autres s’opozent à ſon établiſemant. Il ſamble (dizent les premiers) que la prononſiaſion, étant ſujéte au chanjemant, ne puîſe étre la régle infalible de l’Ortôgrafe. Ils ajoûtent à céte raizon la dificulté qu’aureent les anfans qui aureent été inſtruis ſelon cét metôde, à lire les livres qui ſont imprimés an nôtre Langue. Ie demeure d’acord que nôtre prononſiaſion, ét aûſi bien que nôtre Langue ſujéte au chanjemant ; puî que les lois humaines qui ſont juſtes n’an ſont pas éxamtes ; à cauze de l’inconſtance des axions qu’éles doivent regler ; et de la nature de nôtre raizon, qui ârive par degrés à ſa perféxion. Mais ces propoziſions, qui prouvent ſeulemant que l’inconſtance de l’Ortôgrafe doit ſuivre céle de la prononſiaſion, ne doivent pas nous ampécher de dire que la prononſiaſion doit étre la régle de l’écriture ; parce que le portrait d’une choze la doit reprézanter comme éle ét pour étre véritable. Si l’Ortôgrafe répond à la prononſiaſion, les anfans aprandront à lire trés-facilemant ; et ceus qui auront été inſtruis ſelon céte métôde, n’auront point de péne à lire les livres qui ſont imprimés an nôtre Langue : car l’Ortôgrafe ï ét an partrie conforme à la prononſiaſion ; et on leur fera conétre les defaus de l’autre partie, an leur montrant à lire comme l’on parle. Ajoûtons à ces raizons que les livres qui ſont imprimés an nôtre Langue ſont ; ou bons ; ou mauvais. S’ils ſont bons, on an fera bien-tôt une ſegonde impréſion, qui côrijera les defaus de la premiére ; mais s’ils ſont mauvais, le tams, qui nous doit étre trés cher, ne doit pas étre amploïé à leur lecture. Comme ceus qui font les dificultés précédantes, dezirent que l’Ortôgrafe ſoit réduite à la prononſiaſion, je panſe qu’ils ſeront contans des réponſes que je viens de leur faire ; mais je n’eſpére pas de pouvoir guerir ceus qui nepeuvent ſoûfrir céte faſon d’écrire : car comme un Médecin qui antreprandrét de combatre une maladie incurable, et un Orateur qui voudrét exciter la compâſion dans l’ame de ceus qui ſont miſérables, travaillereent inutilemant, il faut fait faire le méme jujemant de celui qui voudrét oblijer les grans protecteurs de la Langue Latine, à donner leur aprobaſion à l’Ortôgrafe Francéze que nous voulons établir. Il faut pourtant écoûter leurs raizons, & ï répondre, pour ampécher que leur maladie n’infecte les autres. L’üzaje qu’il faut ſuivre ; les équivoques qu’il faut éviter ; et l’origine des mos de la Langue Francéze, ſont les fondemans qui les antretiénent dans leur éreur. Il dizent que l’üzaje doit étre la régle de la parole, & de l’écriture : Mais ils doivent ſavoir que l’üzaje dans une Langue, aûſi bien que dans l’Ortôgrafe, ét un tiran dont on peut abandonner la loi, ſans agir contre céle de Dieu ; et que l’on doit ſouvant quiter pour ſuivre la raizon. Lor que les faſons de parler, & d’écrire ſont indiferantes, l’üzaje doit regler la parole, & l’écriture : mais ſi l’üzaje an ét mauvais, il faut ſe ſervir de la raizon pour le combatre. Ie demande à ces grans protecteurs de la coûtume, d’où vient que les actes publics ne ſe font pas en Latin, comme ils ſe faizeent avant Franſois Premier ? que nous ne parlons pas à prézant comme on parlet il ï a cincante ans ? & que nous avons retranché pluzieurs létres dans nôtre maniére d’écrire ? ils diront, peut-étre, que ces defaus ſont des éfés de la corrupſion de nôtre nature : mais ceus qui ſont plus raizonnables qu’eus, diront que ces avantajes ſont des éfés de la lumiére de ceus qui ont travaillé à la perféxion de la Langue, et de l’Ortôgrafe Francéze. Ie demeure d’accord qu’il ét trés-ütile, de ſavoir les diferantes ſignificaſions qu’on peut donner aus mos qui ſont équivoques : car céte diſtinxion des mos ét necéſaire, pour découvrir clairemant la verité des propoziſions qu’ils compozent ; & pour acorder les Filozofes, qui diſputent ordinairemant du nom, plûtôt que de la choze qu’il ſignifie ; comme ſi nous voulons ſavoir, ce que nous devons antandre par le mépris de la vie, & par celui de la mort, nous devons conſiderer, que le mot de mépris ét équivoque. Car comme nous ne méprizons pas le chozes que nous eſtimons, ni céles que nous craignons, le mépris ét opozé à l’eſtime, et à la crainte. Comme les chozes que nous eſtimons, ſont du nombre des biens ; que céles que nous craignons ſont du nombre des maus ; que la vie ét un bien ; & que la mort ét un mal, il faut âſûrer que celui qui méprize la vie, ne l’eſtime pas ; & que celui qui méprize la mort, ne la craint pas. Si nous voulons acorder les opinions de ceus qui demandent, ſi la vertu morale ét naturéle à l’homme, nous devons ſavoir que le mot de naturel peut reſevoir pluzieurs ſignificaſions ; comme il peut étre pris ; ou pour ce qui vient de la nature ; ou pour ce qui ét conforme à la nature de quelque choze. La vertu morale n’ét pas naturéle à l’homme, an la premiére faſon ; mais éle lui ét naturéle an la ſegonde. Si nous prenons le mot de naturel, pour ce qui nous ârive naturélemant ſans péne, la vertu morale ne nous ét pas naturéle ; parce que nous devons travailler avec ſoin pour l’aquerir : Si nous le prenons, pour ce que nous pouvons obtenir par l’éfort de nôtre nature, la vertu morale nous ét naturéle : car il ï a céte diferance antre les vertus morales, & les téologales, que les premiéres ſont des éfés de l’axion de la faculté que les reſoit ; & que les autres doivent leur naîſance à la bonté de Dieu, qui les imprime dans nos ames, pour nous élever à la joüïſance de ſa gloire. Anfin ſi nous prenons le mot de naturel, pour une choze pour qui nous avons de l’inclinaſion, la vertu morale nous ét naturéle. Pour avoir une claire conéſance de céte vérité, il faut conſiderer l’homme, avant qu’il tombe dans le peché, & aprés qu’il ï ét tombé. Si nous le conſidérons dans le premier état, le combat qui ſe rancontre antre ſa volonté, & ſon apétit, nous fait conétre que ſa volonté ſe porte à la vertu ; & ſi nous le conſidérons dans le ſegond, la douleur qu’il a d’avoir quité la vertu, nous aprand qu’il a ancore quelque inclinaſion pour céte calité. Puî qu’il faut ôter les équivoques, pour conétre clairemant la vérité des propoziſions qu’ils compozent ; et pour acorder les Filozofes, qui diſputent ordinairemant du nom, plûtôt que de la choze qu’il exprime, il ſamble que l’Ortôgrafe Francéze ne doit pas répondre à la prononſiaſion. Il ét urai que ſi nous écrivons comme nous parlons, pluzieurs mos qui ſignifient des chozes trés-diferantes, ſeront écris de la méme maniére ; mais nous an poûrons facilemant ôter les équivoques ; ou par la diferance qui ſe rancontre antre l’i Voïéle, & l’i Conſone ; ou par des acſans ; ou par la ſuite du diſcours : et c’ét principalemant de céte troiziéme ſource que nous devons tirer la ſoluſion de toutes les dificultés qu’on peut faire ſur ce ſujét. I’antant un Grammairien qui ſe mét an colére, cand on lui parle du retranchemant que je veus faire de l’y. Si l’on retranche (dit-il) céte létre de la Langue Francéze, on confondra les jeus de Cartes, qui peuvent étre la ſource de pluzieurs maus, avec l’organe de la ûuë, qui ét le plus noble de tous les ſans ; mais ſi nous écrivons le mot jeus par un j, nous exprimerons les jeus de Cartes, ou d’autres divertiſemans ; et ſi nous l’écrivons par un y, nous parlerons de l’organe de la ûuë. Si ce Grammairien fezét réfléxion ſur la diferance qui ſe rancontre antre l’i Voïéle, et l’j Conſone, il conétrét que ſa plainte ét mal fondée : car ſi nous écrivons le mot ïeus par un i Voïéle, nous parlerons ſans doute de l’organe de la ûuë ; mais ſi nous l’écrivons par un j Conſone, nous exprimerons les jeus de Cartes, ou d’autres divertiſemans. Il dira que ceus qui ne conéſent pas la diferance qui ſe rancontre antre l’i Voïéle, et l’j Conſone, poûront tomber dans l’éreur ; mais ils poûront l’éviter trés-facilemant, par la ſuite du diſcours : car cand on leur dira qu’un homme a mal aus ïeus, ou qu’il aime les jeus, ils contéront clairemant qu’on parle de l’organe de la ûuë dans la premiére propoziſion ; & que l’on parle de quelque divertiſſemant dans la ſegonde. Il ï a pluzieurs mos dans nôtre Langue qui ſignifient des chozes dïferantes, et qui ont été toûjours écris d’une méme maniére ; comme cand on dit qu’on a fait grand’ chére, et qu’un marchandize ét chere, on écrit le mot chére de la méme faſon dans la premiére propoziſion que dans la ſegonde ; mais on peut conétre la diferante ſignificaſion de ce mot, par l’acſant qui ét ſur l’é dans la premiére propoziſion. Les Grammairiens dizent qu’il faut écrire le mot jeune, ſans ſ, cand il ſignifie un anfant ; et par ſ, cand il exprime une axion d’abſtinance ; mais il faut toûjours l’écrire d’une méme faſon, pour éviter vne mauvaize prononſiaſion. Cand on l’écrira ſans acſant, il ſignifiera un anfant ; & cand on metra un acſant circonfléxe ſur la premiére ſilabe, on exprimera une axion d’abſtinance. Ceus qui ne font pas réfléxion ſur les acſans poûront facilemant éviter l’équivoque du mot jeune, par la ſuite du diſcours : car cand on leur dira que les jeunes jans ſuivent le mouvemant de la pâſion qui les agite, et que les jans de bien obſervent les jeûnes qui ſont commandés par l’Eglize, il leur ſera facile de conétre que le mot jeunes ne ſe prand pas de la méme faſon dans la premiére propoziſion que dans la ſegonde. Il faut (dizent les Grammairiens) écrire le mot maſtin par ſ, cand il ſignifie un chien ; & ſans ſ, cand il ſignifie la premiére partie du jour : mais il faut toûjours l’écrire ſans ſ, pour éviter une mauvaize prononſiaſion. Cand on metra un acſant circonflêxe ſur la premiére ſilabe, il ſignifiera un chien ; et cand on n’ï metra point d’acſant, il exprimera la premiére partie du jour. La ſuite du diſcours donnera à tout le monde la facilité d’an ôter l’équivoque : car cand on dira qu’un homme ſe leve de bon matin, ou qu’ils a rancontré un mâtin an ſon chemin, on conétra facilemant de qu’éle maniére le mot matin ſe prand dans la premiére propoziſion, & dans la ſegonde. I’antans un Grammairien, grand protecteur de l’üzaje, faire ces exclamaſions ô tams ! ô mœurs ! ô ſiécle mal-heureus ! on veut nous oblijer à écrire comme nous parlons ; on veut donc confondre les Noms avec les Verbes ; l’axion des Laquais avec céle des Architectes ; l’axion d’un maſon avec un partie du vizaje ; & les cors humain, qui peut reſevoir an quelque faſon la félicité éternéle, avec un inſtrumant qui ſert à la chaſe. Si l’on ôte la létre l du mot fils, on confondra (dit-il) un Nom avec le Verbe je fis. Mais il devrét conſiderer qu’on poûra facilemant ôter l’équivoque de ce mot, par la ſuite du diſcours : car cand vn homme dira j’aime mon fis, ou je fis un diſcours, il nous aprandra clairemant par la premiére propoziſion, qu’il aime celui qui lui doit la vie ; & par la ſegonde, qu’il fït une harangue. Si l’on écrit le mot batirent toûjours de la méme faſon, on confondra (dit-il) l’axion de quelques Laquais, qui ſe batirent au Cours, avec céle des Architectes, qui bâtirent une maizon ; mais on diſtinguere facilemant ces deus axions, ſi l’on écrit le mot batirent ſans ſ, cand on exprimera l’axion des Architectes, qui baſtirent une maizon. On poûra éviter céte mauvaize prononſiaſion, & ôter l’équivoque du mot bâtirent, an metant un acſant circonfléxe ſur la premiére ſilabe ; cand on voudra exprimer l’axion des Architectes, qui bâtirent une maizon : on poûra aûſi conétre la diferante ſignificaſion de ce mot par la ſuite du diſcours. Si l’on écrit le mot bouche toûjours de la méme faſon, on confondra (dit-il) une partie du vizaje avec l’axion d’un Maſon ; mais on ï metra une claire diſtinxion ; ſi l’on écrit le mot bouche ſans ſ, cand on voudra ſignifier vne partie du vizaje ; et par ſ, cand on voudra exprimer l’axion d’un Maſon, qui bouſche un trou. On poûra éviter céte mauvaize prononſiaſion, & ôter l’équivoque du mot boûche, an metant un acſant circonflêxe ſur la premiére ſilabe, cand on voudra exprimer l’axion d’un Maſon, qui boûche un trou. On poûra aûſi conétre la diferante ſignificaſion de ce mot, par la ſuite du diſcours. Anfin ſi l’on écrit le corps humain ſans p, on le confondra (dit-il) avec un inſtrumant qui ſert à la chaſe. Mais ſi l’üzaje, qu’il ſuit aveuglémant, n’avét pas obſcurci la lumiére de ſa raizon, il ſaurét qu’il ét facile d’ôter l’équivoque du mot cors, par la ſuite du diſcours : car ſi l’on dit qu’un homme a le cors bien fait, ou qu’il ſonne bien du cors ; on juje facilemant que le mot de cors, ét pris dans la premiére propoziſion, pour une partie de l’homme ; & qu’il ét pris dans la ſegonde, pour un inſtrumant qui ſert à la chaſe. Il faut faire le méme jujemant des autres équivoques qui peuvent naître de la conformité de l’écriture avec la parole ; c’ét à dire, qu’il faut âſûrer qu’il ét facile de les ôter, par la ſuite du diſcours. Il nous reſte à répondre au troizième fondemant des Grammairiens, qui ſoûtiénent que nous ne devons pas écrire comme nous parlons, à cauze que l’écriture doit marquer l’origine des mos que nous amploïons pour exprimer nos panſées. Si l’on écrit comme l’on parle, on ne conétra point (dizent-ils) l’origine des mos que nous metons an üzaje pour découvrir nos panſées ; & on détruira la beauté de la Langue Francéze, qui conſiſte dans le raport qu’éle doit avoir avec la Latine, & la Gréque. Ces Grammairiens demeurent d’accord, que le public poûrét tirer de grans avantajes de la conformité de l’écriture avec la parole : mais l’origine des mos de la Langue Francéze ét cauze qu’ils s’opozent à l’établiſſemant de la metôde qui nous preſcrit d’écrire comme nous parlons. Il faut combatre leur éreur par ce raizonnemant : ou les Francés ignorent la Langue Latine, et la Gréque, ou ils an ont la conéſance. Le nombre de ceus qui les ignorent, ſurpâſe ſans doute le nombre de ceus qui les ſavent. S’ils ignorent la Langue Latine, & la Gréque, ils ne peuvent conétre le raport de la Langue Francéze avec éles ; il ne faut donc pas les ampécher d’écrire comme ils parlent ; car il n’ét pas raizonnable de les priver d’un grand avantaje pour une choze qui leur ét inutile. S’ils ſavent la Langue Latine, & la Gréque ; il poûront conétre le raport de la Langue Francéze avec éles, quoi que l’écriture de la Langue Francéze ſoit réduite à ſa prononſiaſion ; comme bien que l’on écrive ce mot propoziſion, par un z dans la troizième ſilabe ; et par un ſ dans la catriéme, on conétra pourtant qu’il dérive du mot Latin propoſtio : quoi que l’on écrive ce mot perféxion, par x, on conétra facilemant qu’il dérive du mot Latin perfectio. Ceus qui ſauent la Langue Gréque conétront clairemant que ces mos Filozofie, Fizique dérivent des mos Grecs Φιλοσοφία, Φυσικὸ, quoi que l’écriture des mos Francés ne réponde pas antiéremant à céle des mos Grecs dont ils dérivent. Vn grand protecteur des Etimologies dira, que l’origine de pluzieurs mos nous ſera inconuë, ſi nous écrivons comme nous parlons : mais ! quel mal an ârivera-t’il ? les plus habiles Grammairiens ne ſont pas d’acord de la ſignificaſion de pluzieurs mos ; et ceus qui pâſent les plus beaus jours de leur vie dans la recherche des Etimologies, devreent donner à leur conſtance une fin plus conſidérable. Les réponſes que nous venons de faire aus Grammairiens, qui ſoûtiénent que nous ne devons pas écrire comme nous parlons, nous oblijent d’établir trois vérités qui ſont trés-importantes. Premiéremant, que nous devons écrire an nôtre Langue, comme châque naſion doit écrire an la ſiéne. An ſegond lieu, qu’il nous ét trés-utile d’aprandre la Filozofie an Francés. An troiziéme lieu, que nous pouvons étre ſavans, ſans avoir la conéſance de la Langue Latine. omme Ariſtote nous anſégne au premier Chapitre du ſegond livre de ſa Fizique, que celui qui voudrét prouver l’exiſtance de la nature, qui ét trés-claire, ſerét ridicule, on poûrét condamner le deſein que j’ai de prouver que nous devons écrire an nôtre Langue ; puî que céte vérité ét trés-évidante. Mais comme les chozes les plus claires peuvent étre combatuës, il faut répondre aus raizons de quelques eſpris malades, qui ſoûtiénent que ceus qui font des livres an Latin, travaillent ütilemant pour le bien public ; & que ceus qui an compozent an Francés, n’anfantent que des monſstres qu’il faudrét étoufer dans leur naîſance. La Langue Francéze (dizent-ils) ét défectueuze ; les frazes de la Latine ſont admirables ; le tour de ſes périodes charme l’ouïë ; et on ï peut trouver, aûſi bien que dans la Langue Gréque, un grand nombre des mos qui ſignifient une méme choze. Comme la Langue Francéze ét privée de tous ces avantajes, éle ét inférieure aus autres. Ces acuzaſions ſont mal fondées ; et ceus qui les font devreent étre châſés de la République des létres, comme les faus délateurs furent banis de céle de Romme. Ils font parétre qu’ils ne lizent pas les bons livres qui ſe font an nôtre Langue : car s’ils ſaveent que l’on a randu an Francés châque racine Gréque mot pour mot, ils jujereent que la Langue Francéze n’a pas faute de mos pour exprimer ce que ſignifient ceus des Langues qu’on lui préfére. Ele a des frazes trés-riches, et an abondance ; et le tour de ſes périodes ét trés-parfait. Il ét urai qu’éle n’a pas comme la Langue Gréque, ni comme la Latine un grand nombre de mos qui ſignifient une méme choze. Mais c’ét une perféxion de la Langue Francéze, qui prouve qu’éle doit étre préferée à la Gréque, et à la Latine. Comme un méme mot de la Langue Gréque ſignifie pluzieurs chozes, éle ét ſujéte aus équivoques, qui ét un grand defaut dans toutes les Langues ; et c’ét le ſujét des veilles, & des méditaſions des Grammairiens, qui travaillent avec plus de ſoin pour ôter les équivoques de la Langue Gréque, et de la Latine, qu’ils ne fereent pour le bien de l’Etat, ni pour détruire les éreurs qui ataquent la Réligion. Ces grans protecteurs de la Langue Latine, apélent à leurs ſecours un grand nombre de peuples, qui préférent la Langue Latine à céle de leur péïs : mais la raizon doit toûjours l’amporter ſur les éxamples : car éle n’ét que pour les ſajes ; et comme le nombre des fous ét infini, les plus fous ont toûjours leurs ſamblables. Ie demeure d’acord que l’on doit aprandre le Latin, & les autres Langues, pour pluzieurs üzajes ; comme pour ſe faire antandre aus Etrangers ; pour lire le nouveau Teſtamant ; et pour antandre les divins Interprétes de l’Ecriture Sainte. Mais je ſoûtiens que châque Naſion doit écrire an ſa Langue ; et que celui qui écrit an Langue Etrangére fait préque une ſi grande faute, que celui qui porte les armes contre ſon péïs : car c’ét un ſigne trés évidant qu’il ne veut pas le reconétre pour ſa patrie. Les Romains oblijeent les Colonies qu’ils anvoïeent dans les Provinces qui éteent âſujéties à leur obéïſance, à ſuivre leurs Dieus, et leur Langue. Nous avons été garantis de leur Idolatrie par la Foi ; & la raizon doit nous délivrer de la ſervitude de leur Langue. Puî que nous devons écrire an nôtre Langue, il nous ét trés-utile d’aprandre la Filozofie an Francés ; car éle nous donne le moïen de bien parler. Ceus qui dizent que le vulgaire ét l’auteur des mos que nous amploïons pour exprimer nos panſées, poûront douter de la vérité de céte propoziſion ; mais ils doivent ſavoir que les Noms ſont ; ou primitifs ; ou dérivés. Il ét urai que les premiers depandent du vulgaire : mais comme les autres doivent exprimer la nature des chozes, ou leurs cauzes, ou leurs propriétés, il n’apartient qu’aus Sajes de les invanter ; c’ét pourquoi la Filozofie nous donne le moïen de bien parler. Car comme pour bien parler il faut donner des mos propres aus chozes, & aus axions, il an faut conétre la nature par la Filozofie ; comme éle nous découvre la diferance qui ſe rancontre antre l’amour, la bienveillance, et l’amitié. L’amour ét une pâſion qui nous fait tandre à quelque bien, pour an reſevoir quelqu’avantaje ; la bieveillance nous fait vouloir du bien à la perſonne que nous aimons ; & l’amitié nous oblije à faire quelque choze pour éle. Nous pouvons facilemant confondre l’indignaſion, et l’anvie ; mais la Filozofie nous anſégne que l’indignaſion ét une douleur que nous avons de la proſpérité de ceus qui ſont indignes des biens qui pôſédent ; et que l’anvie ét une douleur que nous avons de la proſpérité de nos ſamblables. Nous ne pouvons ſavoir quel nom nous devons donner propremant à celui qui nuit aus autres, ſans le ſecours de la Filozofie, qui nous aprand qu’il peut étre apelé ; ou infortuné ; ou imprudant ; ou injurieus ; ou injuſte ; car il agit ; ou involontairemant ; ou volontairemant. Il ét trés-évidant que celui qui nuit involontairemant à quelqu’un ne doit étre apelé injuſte ; mais il doit étre apelé infortuné ; comme celui qui bléſe ſon ami, an voulant s’opozer à la violance de l’ennemi qui l’ataque. Celui qui nuit volontairemant aus autres agit ſans malice ; ou ſon axion ét acompagnée de malice. Le premier doit étre apelé imprudant. Tous ceus qui ôfanſent quelqu’un par malice ne ſont pas injuſtes ; car an céte rancontre celui qui obéït à quelque pâſion, comme à la colére, ét diferant de celui qui agit avec chois. Le premier doit étre apelé injurieus, et le ſegond reſoit propremant le nom d’injuſte. Nous poûrions montrer par d’autres éxamples, que la Filozofie nous donne le moïen de bien parler, c’ét pourquoi nous devons âſûrer que les Francés doivent l’aprandre an leur Langue. La facilité qu’ils auront à la conſevoir ; et l’üzaje qu’ils an doivent faire, perſüaderont facilemant céte uérité à ceus qui ne ſont pas eſclaves de la coûtume. Lor qu’on leur anſégne la Filozofie an Latin, leur eſprit ét ocupé à deus chozes ; car il travaille à bien antandre le Latin, & la choze qu’il exprime. Mais lor qu’on leur anſégne la Filozofie an Francés, leur eſprit n’étant ocupé qu’à bien antandre les chozes, ils les conſoivent plus facilemant que céles qui leur ſont expliquées dans une Langue étrangére. Ils peuvent ſe ſervir de la Filozofie dans la converſaſion, pour ï débiter agréablement les chozes qui ſont ütiles à la ſociété ; dans le bâreau, pour ï faire regner la juſtice ; & dans la chaire pour exciter leurs Auditeurs à faire le bien qu’ils doivent pourſuivre, & à s’élogner du mal qu’ils doivent éviter. Comme ils doivent parler an leur Langue dans la converſaſion, dans le bâteau & dans la chaire, il leur ét trés-ütile d’aprandre la Filozofie an Francés ; car ils an poûront tirer de grans avantajes dans la converſaſion, pour ſavoir ce qu’ils doivent faire cand ils antandent médire de leur prochain ; pour régler le plaizir qu’ils doivent donner aus autres dans les axions ſérieuzes ; & pour conétre les defaus qu’ils doivent éviter dans les railleries. Ele fournira aus Avocas des lumiéres, pour protéjer l’innoſance contre la perſécuſion. Ele donnera anfin aus Prédicateurs la conéſance de toutes les vertus qu’il faut pratiquer, & céle des vices qu’il faut combatre. Si nous conſidérons les chozes qui doivent étre expliquées dans la Filozofie, nous conétrons clairemant que nous an pouvons tirer de grans avantajes : car nous ï devons principalemant établir les préceptes qu’il faut pratiquer, pour s’opozer à la naîſance de l’éreur qui acompagne ordinairemant les axions de la raizon : on ï doit diſpozer par ordre les principes jénéraus qui ſont les fondemans de toutes les Siances : éle nous doit faire conétre ce que nous ſommes, & ce que nous devons faire, pour nous conduire à la conéſance & à l’amour de Dieu. Ele doit anfin nous faire conétre Dieu, pour l’honorer. Comme éle nous éclaire dans les chozes que nous devons faire pour la conduite de nôtre vie, éle ét trés-ütile aus fames ; puî qu’éles doivent aûſi bien que les hommes éviter le vice, & pratiquer la vertu. Nous avons prouvé amplemant cét vérité dans le traité que nous avons fait de la perféxion des fames par la Filozofie, où nous avons répondu aus objéxions de quelques enmis de ce ſéxe ; & qui le ſont aûſi de la lumiére, & de la raizon. Ces vérités prouvent que nous devons enſegner la Filozofie Francés, pour donner aux fames, & à ceus qui ne s’atachent pas à la Langue Latine les conéſances qui leur ſont necéſaires, pour aquerir la perféxion de leur antandemant, & de leur volonté. La preuve de la troiziéme vérité que nous devons établir pour finir ce petit traité, peut étre facilemant tirée des précédantes ; c’ét à dire, qu’aprés avoir montré que les Francés doivent écrire, & aprandre la Filozofie an leur Langue, il ſera facile de prouver qu’ils peuvent étre ſavans, ſæns avoir la conéſance de la Langue Latine. Ariſtote ſans doute a été trés-ſavant ; puî qu’il nous a donné des régles infalibles pour éviter l’éreur dans nos raizonnemans ; qu’il a parlé des bonnes mœurs plus parfaitemant que ceus qui l’ont précedé ; que les plus béles concluzions de ceus qui l’ont ſuivi ſont fondées ſur la vérité de ſes principes ; & qu’il a parlé de Dieu plus admirablemant que tous les Filozofes qui n’ont été éclairés que de la lumiére de la nature. Il ét pourtant trés-certain quel la Langue Latine lui a été inconnuë. Comme il a expliqué la Filozofie an ſa Langue, pourquoi ne poûrons-nous pas faire la méme choze an la nôtre ? Ses plus beaus livres ſont traduis an Francés ; & Méſieurs de l’Académie ont travaillé ſi heureuzemant à la perféxion de nôtre Langue, & à la traduxion des plus beaus livres Grecs, & Latins, qu’ils font avoüer à tous ceus qui ſont raizonnables que les Francés peuvent étre ſavans, ſans le ſecours de la Langue Latine. Si céte vérité été bien imprimée dans l’eſprit des hommes, la plûpart des jans de calité s’apliquereent aus Siances avec autant d’ardeur, qu’ils font parétre de promtitude à les abandonner. Comme les principes de la Langue Latine ne leur donnent point de plaizir ; ils quitent facilemant le Latin, & anſuite les Siances : mais s’ils éteent perſüadés qu’ils poûreent étre Savans, ſans avoir la conéſance de la Langue Latine, comme ils ſont mieus élevés que les hommes ordinaires ; & que la Siance ét agréable, il travaillereent auec ſoin pour ajoûter l’éclat qui rejalit de cét calité à celui de leur naîſance. Ie poûrés confirmer céte vérité par l’éxample d’vn grand Capitaine, îluſtre par le rang qu’il tient dans le monde, & plus îlusſtre ancore par ſon mérite que par ſa naîſance. Ses axions, qui le font eſtimer de tout le monde, me perſüadent facilemant qu’il ſerét trés-ſavant, s’il avét apris les Siances an ſa Langue. On admire dans la guerre ſon couraje, ſon jujemant, & ſa prudance. Il ét ſi intrépide dans le peril, qu’on n’a jamais ûu un plus brâve ſolta : il ét ſi judicieus dans le Conſeil de guerer, qu’on ne ſaurét trouver un plus ſaje politique ; & il conduit les troupes qui depandent de lui avec tant de prudance, que les Capitaines les plus expérimantés font gloire d’imiter ſes axions. Son pére lui avét laîſé une Maiſon ſi charjée de détes & d’âfaires, que le réglemant an paréſét impôſible : mais il lui a fait chanjer ſi parfaitemantn de face, que les hommes les plus éclairés dans les âfaires le reconéſent avec plaizir pour leur Maître. Il écrit & parle trés-propremant : il écoûte avec douceur ceus qui lui parlent : & les réponſes qu’il leur fait, ſont toûjours des preuves de la ſolidité de ſon jujemant. Il ne faut pas s’étonner, s’il n’a pas û beaucoup d’atachemant à la Langue Latine dans ſa jeunéſe ; puî que c’ét un choze commune aus perſonnes de grande calité que l’on ne contraint pas. Mais ! s’il avét apris les Siances an ſa Langue, il ſerét par la Siance, aûſi bien que par ſes autres calités, l’ornemant de nôtre Siécle, & l’admiraſion des Siécles futurs. Comme la beauté des Siances depand de l’ordre, je découvrirai ici celui que j’ai gardé dans les livres que j’ai fais, pour expliquer la Filozofie ; & pour établir les Fondemans de la Réligion Crétiéne. Ie découvre dans le premier l’ordre des principales chozes dont il ét parlé dans la Filozofie, qui ét divizée an cinq parties, & contenuë en dis petis volumes. Ie donne dans le méme traité l’art de diſcourir des pâſions, des biens, & de la charité, pour faire conétre les avantajes qu’on peut tirer de l’ordre des chozes, & de celui des propoziſions qu’il faut prandre pour an bien parler ; pour établir la metôde dont je me ſervirai dans toute la Filozofie ; & pour donner le premiéres conéſances qui ſont necéſaires à ceus qui veulent s’apliquer à ſon étude. Ie montre à la fin du méme ouvraje, que la Filozofie doit étre diviſée an cinq parties, qui ſont la Logique, la Siance jénérale, la Fizique, la Morale, & la Téologie naturéle. Car comme nôtre raizon ſe trompe ſouvant, nous pouvons tirer de grans avantajes de la Logique, qui s’opoze à la naîſance de l’éreur qui acompagne ordinairemant les axions de nôtre raizon. S’il ét utile d’éviter l’éreur, il n’ét pas moins necéſaire d’aquerir la conéſance de pluzieurs vérités par les principes de la Siance jénérale. Nous ne devons pas nous contanter d’éviter l’éreur par la Logique, ni de chercher pluzieurs vérités par les principes de la Siance jénérale ; nous devons ancore tandre à la derniére perféxion de nôtre raizon, qui conſiſte dans la contemplaſion de Dieu. La Téologie naturéle nous conduit à céte preféxion. Mais comme éle ét tres-relevée, nous n’ï pouvons âriver que par quelques degrés, qui ſont la Fizique, & la Morale. Car comme nous ne pouvons conétre Dieu par lui-méme, nous devons tâcher d’an avoir quelque conéſance par ſes éfés, que nous pouvons conétre par la Fizique. Puî que les pâſions nous détournent de la contamplaſion de Dieu, nous devons tandre à la pourſuite des vertus qui s’opozent à leur violance ; c’ét pourquoi nous pouvons tirer de grans avantajes de la Filozofie Morale, qui nous donne des préceptes pour des aquerir. Aprés que nôtre antandemant, & nôtre volonté auront reſû les diſpoziſions qui ſont necéſaires pour conétre Dieu, nous reſevrons beaucoup d’utilité de la Téologie naturéle, qui nous atachera à la contamplaſion de céte premiére cauze. Le ſegond Volume contient les trois premiéres parties de la Logique ; c’ét à dire, qu’il nous anſégne à bien conſevoir ; à bien jujer ; & à bien tirer toutes ſortes de concluzions. La catriéme partie de céte Siance ét contenuë dans le troiziéme volume, qui découvre la metôde qu’il faut ſuivre dans toutes les Siances, & dans tous les diſcours. Le catriéme volume traite de la Siance jénérale, qui ét la ſegonde partie de la Filozofie. La Fizique ét contenuë dans le cinquiéme. Il é urai que les Filozofes anſégnent ordinairemant la Fizique aprés la Filozofie morale ; l’explicaſion de la Fizique doit précéder céle de la Filozofie morale : car il faut conétre la nature, & l’origine de l’homme, par la Fizique, pour découvrir par la Filozofie morale ce qu’il doit faire, & où il doit âriver. Ie divize céte Siance an catre parties. La premiére traite de nôtre derniére fin, qui reſoit le nom de Félicité. La ſegonde explique les principes des axions humaines. La troizéme établit l’ordre des axions humaines. Anfin la catrième nous découvre les vertus que nous devons pratiquer, & les vices que nous devons combatre. Il ét parlé de la félicité dans le ſiziéme volume ; des principes des axions humaines, & des actions humaines dans le ſétiéme ; les deus ſuivans traitent des vertus, & des vices ; & le diziéme traite de la Téologie naturéle ; qui ét la derniére partie de la Filozofie. I’ai fait ancore catre petits volumes an Dialogues, pour établir les Fondemans de la Réligion Crétiéne, avec pluzieurs préceptes pour la conduite de la vie humaine, & principalemant pour l’éducaſion de la jeunéſe. Le premier Dialogue découvre l’ordre des chozes qui ſont contenuës an ces catres volumes. Anfin j’ai fait un petit Traité, pour faire conétre les avantajes que les fames peuvent reſevoir de la Filozofie, & principalemant de la Morale. PAr Grace & Priviléje du Roi, il ét permis à Loüis de Lesclache, de faire imprimer, vandre & debiter, par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra Les véritables Régles de l’Ortôgrafe Francéze ; & defanſes ſont faites à tous Imprimeurs & Libraires, à péne d’amande arbitraire, d’imprimer ni debiter ledit Livre, pandant l’eſpace de cinq ans, à commanſer du jour qu’il ſera achevé d’imprimer, ainſi qu’il ét contenu plus au long auſdites Létres données à Saint Germain en Laïe, le diziéme jour d’Avril, de l’année mile ſis ſans ſoiſante & huit.
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Cours normal d’histoire, de MM. Amgann et Coutant
# Cours normal d’histoire, de MM. Amgann et Coutant Cours normal d’histoire, rédigé conformément aux plan d’études et programmes d’enseignement des écoles normales primaires, par MM. Ammann et Coutant ; 2 volumes ; librairie classique N. Fauvé et F. Nathan. — Voici un ouvrage expressément composé, comme son titre l’indique, pour les écoles normales. Il comprendra, paraît-il, trois volumes, un pour chaque année d’enseignement. Deux volumes ont paru, l’un, histoire des temps anciens, histoire du moyen âge, début des temps modernes ; l’autre de 1610 à nos jours. C’est exactement, on le voit, le cours de deuxième et celui de troisième année. Les auteurs ont accepté, tel qu’il est, le programme du 3 août 1581 ; ils l’ont suivi pas à pas, docilement, respectueusement. Le 1ᵉʳ volume a 600 pages ; 200 à quelques unités près sont consacrées à chacun des trois trimestres. Si dans le second volume le premier trimestre a un peu plus d’étendue que les deux autres, c’est qu’il est en effet très chargé ; il embrasse tout le dix-septième, tout le dix-huitième siècle, tandis que le troisième ne va que de 1830 à 1875. Qu’on ne croie pas que même ainsi comprise, dans des conditions qui semblent modestes, l’œuvre soit d’une exécution facile. Sous un titre qui se fait aussi humble que possible, Éléments d’histoire générale, que comprend le programme si ce n’est l’histoire universelle ? — l’histoire universelle à voir en deux années ! Les instructions ajoutent, il est vrai : « Abrégez, soyez ménagers de détails, ne vous attachez qu’aux grandes lignes. » Encore faudrait-il savoir si l’histoire abrégée est vraiment de l’histoire, si elle profite à l’esprit, si même elle se retient, ou si ce n’est pas précisément par les détails qu’elle prend intérêt et vie. Et qu’est-ce que ces grandes lignes, comme on les appelle complaisamment, si elles ne supposent pas derrière elles l’ensemble, la masse d’une vaste construction ? Il faut pourtant une mesure, nul ne le conteste ; mais que cette mesure est difficile à garder ! MM. Ammann et Coutant en ont sans nul doute fait l’expérience. Quand je lis dans le premier volume le chapitre où est racontée la grande lutte des plébéiens et des patriciens, lutte pied à pied, lutte où chacun des deux partis déploie tant d’ardeur, de passion, une constance, une ténacité toute romaine, je suis prêt à m’écrier : (Comme cela est court ! — mais je sens bien que les auteurs vont me répondre : Le programme est là qui nous pousse, nous presse, nous jette l’inexorable cri : Marche, marche ! Et j’arrête ma critique, à regret. Quand d’autre part, dans le second volume, je lis par exemple le chapitre sur la Renaissance avec tant de noms d’hommes et d’œuvres, je m’écrie : Comme c’est long ! On me répond : Sans tous ces noms d’œuvres et d’hommes, comment donner une idée de ce grand mouvement des esprits, aux limites mal définies, aux manifestations si variées ? Et je m’arrête… à demi convaincu. Je voudrais tout au moins en tête du chapitre (car je songe à nos élèves que .je vois d’ici un peu perdus) une phrase à laquelle ils pussent s’arrêter, s’accrocher, phrase qui leur dit ce qu’est la Renaissance, phrase de forme calculée, méditée, aiguisée même, à coup sûr décisive, qui entrât dans les esprits, s’y attachât, s’y enfoncât. Ce que je puis louer sans réserve, ce sont les résumés en forme de tableaux synoptiques qui suivent chaque chapitre. « Ces tableaux, nous disent les auteurs, rendent matériellement visible le plan des différents chapitres… ils font en quelque sorte toucher du doigt l’ordonnance des questions, montrent les faits groupés suivant des divisions naturelles, déterminées logiquement par les idées générales qui les dominent… ils pourront aider, nous l’espérons, à faire de l’étude de l’histoire ce qu’elle doit être réellement, un exercice d’intelligence plus encore que de mémoire. » J’irai encore plus loin et dirai : Ils contribueront, je l’espère, à faire passer dans l’enseignement primaire certaines habitudes d’esprit que nous ne cessons de recommander, celles de dominer les faits, de tâcher de s’y orienter et d’y voir clair, de chercher l’unité logique d’un sujet, d’ordonner, de composer, de se faire un plan. Autres signes qui trahissent chez les auteurs d’heureuses préoccupations pédagogiques : çà et là des cartes ou plutôt des esquisses géographiques telles qu’il convient d’en réclamer de nos élèves à propos d’un traité de paix, ou d’une campagne ; à la fin de chaque chapitre un index géographique qui donne d’une façon succincte la position de tous les lieux dont le nom ne s’était pas encore rencontré précédemment ; à la fin de chaque trimestre un certain nombre de sujets de devoirs, choisis parmi ceux qui ont été donnés aux examens de ces dernières années ou qui ont paru répondre le mieux à l’esprit nouveau du programme ; quelques-uns de ces sujets (trop peu, à mon gré, tant ces indications me paraissent utiles !) sont accompagnés d’un plan développé ; « les élèves, disent les auteurs. pourront ainsi voir par la pratique comment les éléments d’histoire générale donnés dans l’ouvrage doivent se disposer en vue d’un sujet particulier ». Veut-on un exemple de la manière dont l’ouvrage est écrit, j’entends de la bonne manière ? Je citerai ces lignes qui me paraissent d’une langue nette, sobre, comme il convient à un résumé de cette sorte, mais pourtant assez colorée et d’un relief suffisant pour frapper de jeunes esprits. Il s’agit de l’Égypte, et comment donner une idée de l’histoire de ce pays sans donner une idée de sa géographie, sans parler du Nil ? « L’Égypte est la vallée immense où coule le Nil, depuis les cataractes d’Assouan jusqu’à la Méditerranée ; très étroite dans sa partie supérieure où elle est resserrée entre deux chaînes de collines parallèles, un peu plus spacieuse dans sa partie moyenne, elle ne se développe en une véritable plaine que vers son extrémité inférieure à partir du point où le fleuve se divise en deux bras principaux qui embrassent entre eux un vaste delta. Le pays tout entier « est un don du Nil », suivant le mot célèbre d’Hérodote : sans les eaux du fleuve, dans cette région où il ne pleut jamais, le désert s’étendrait sans interruption ; grâce à ces eaux bienfaisantes, entre les solitudes pierreuses qui bordent la mer Rouge et les sables jaunâtres du Sahara, s’allonge une étroite bande de terre verdoyante, où la fertilité est incomparable, où l’homme obtient sans effort les plus belles moissons. Chaque année, en juillet, ce fleuve mystérieux, qui ne reçoit pas un seul affluent en Égypte, commence à grossir à la suite de la fonte des neiges et des pluies tropicales tombées dans le bassin des grands lacs équatoriaux où il prend sa source. À l’aide de canaux habilement creusés, ses eaux s’étendent le plus loin possible sur ses deux rives, jusqu’au mois d’octobre ; puis elles commencent à diminuer, et en décembre rentrent dans leur lit, laissant sur les champs qu’elles ont arrosés un limon gras et fertilisateur. Toute la partie atteinte par l’inondation est propre alors à la culture, le reste appartient au désert. » En somme, cet ouvrage, sorti de la collaboration de deux hommes de savoir et d’expérience, rendra de sérieux services aux élèves de nos écoles normales, et à ceux qui se préparent aux mêmes examens qu’eux. Je le recommande particulièrement aux maîtres : ceux-ci en effet, dominés par le temps et la nécessité, ne voulant pas surmener les esprits qu’ils ont à conduire, sauront bien, même avant que les auteurs l’aient fait, resserrer où il peut être nécessaire, éclaircir, élaguer par-ci et par-là. Resserrer, éclaircir, élaguer (j’en demande pardon à MM. Ammann et Coutant), c’est le grand souci de l’enseignement primaire, même à l’école normale, où nos programmes sont si chargés, si touffus, où il y a tant de choses à apprendre et en si peu de temps.
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Translation des cendres du général Hoche à Weissenthurm (7 juillet 1919)
# Translation des cendres du général Hoche à Weissenthurm (7 juillet 1919) | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | Le Monument de Weissenthurm Rive gauche du Rhin, en face de Neuwid. | | ## TRANSLATION DES CENDRES DU GÉNÉRAL HOCHE À WEISSENTHURM (7 Juillet 1919) Le 7 juillet 1919, à 4 heures de l’après-midi, le général Lazare Hoche, mort à Wetzlar, le 19 septembre 1797, venait reposer définitivement dans le monument que ses soldats lui avaient élevé à Weissenthurm, sur les bords du Rhin, en face du théâtre d’un des plus beaux faits d’armes de sa glorieuse carrière. Cent vingt-deux années s’étaient donc écoulées avant que cet illustre enfant de Versailles prit possession de la sépulture pieusement préparée pour montrer aux générations futures en quelle affection le tenaient ceux qu’il avait si souvent conduits à la victoire. Pourquoi ce long intervalle entre le moment où ce grand cœur cessa de battre et cette journée du 7 juillet où les arrières-petits-fils des soldats de Sambre-et-Meuse purent enfin réaliser la généreuse inspiration de leurs ancêtres ? Le simple récit qui va suivre voudrait l’expliquer. Il ne saurait être question, en effet, de refaire ici l’histoire du général Hoche. Nombreux sont ceux qui se sont attachés à faire revivre cette grande et noble figure, et il n’y a plus guère à ajouter à tout ce qui a été dit de lui, aussi bien pour témoigner des magnifiques dons du chef militaire que des sentiments généreux de l’homme et de la grandeur d’âme du citoyen. Et tout cela d’un héros qui n’a pas attendu la trentième année de sa vie pour prendre une place hors de pair dans le Panthéon de nos gloires nationales. Notre intention est plus modeste. Amené par les circonstances au grand honneur d’avoir été parmi les témoins de cette journée du 7 juillet, où les cendres de Hoche furent déposées dans le monument de Weissenthurm, nous nous bornerons à essayer d’en retracer la physionomie, d’en fixer en quelque sorte toutes les minutes, tant elle nous parut grande et par son inspiration et par le spectacle même qu’elle a présenté. Au moment où, après quelques jours de maladie, Hoche succombait, à Wetzlar, emporté par une affection banale, un refroidissement négligé, il disparaissait en pleine gloire. C’était l’heure où il venait de prendre le commandement en chef des deux armées de Sambre-et-Meuse et de Rhin-et-Moselle, réunies sous le nom d’armée d’Allemagne. Cette mort, qui privait la France d’un chef dans lequel elle mettait ses plus vives espérances, fut un véritable deuil public : elle jeta la consternation dans les rangs de l’armée. La douleur et la piété des soldats de ce général en chef de vingt-neuf ans se traduisirent sous les formes les plus touchantes. Avant que fût préparé un monument digne de le recevoir, ils voulurent que, pour ne pas rester seul dans son éternel sommeil, il allât reposer auprès de Marceau, qui, tué à Altenkirchen en 1796, avait été inhumé sur le Pétersberg, près de Coblence. C’est ainsi que, le cinquième jour complémentaire de l’an v de la République, la route de Wetzlar avait vu se dérouler le cortège accompagnant le jeune héros jusqu’au Pétersberg, première étape de ce voyage que le cours du temps imposera à sa dépouille mortelle. Cérémonie toute militaire, dont la description nous paraît intéressante à reproduire au moment où il nous a été donné, à nous aussi, de suivre sur une autre route d’Allemagne, et à plus d’un siècle de distance, le cercueil de notre grand concitoyen : « Une petite avant-garde de hussards, six pièces d’artillerie avec leurs canonniers, une compagnie de grenadiers, une musique militaire… Le char sur lequel était porté le cercueil, drapé en noir ainsi que les six chevaux qui le conduisaient, est décoré de deux étendards tricolores. Ce char était accompagné de deux aides de camp du général et de deux adjudants généraux à cheval aux quatre coins, et suivis chacun d’un guide à cheval portant une torche allumée. La compagnie de grenadiers attachée à son quatier général marchait en file de chaque côté, l’arme basse. Suivaient à quelques distance les officiers généraux et d’état-major de l’Armée, un détachement de guides, une musique militaire, deux compagnies de grenadiers ; la marche était fermée par un escadron de dragons. » Quel tableau suggestif en sa simplicité, mais quel cadre va l’entourer ! « Le gouverneur autrichien de la forteresse d’Ehrenbreitstein, prévenu de la mort du général et du passage de son convoi funèbre, fit prendre les armes aux troupes de sa garnison, en disposa une partie en haie sur la rive droite de la route (la gauche était occupée par des troupes républicaines), depuis ses avant-postes jusqu’au bord du Rhin ; dans la ville du Thal, le reste de la garnison était sous les armes, sur les glacis de la forteresse. Le gouverneur et les officiers de son état-major vinrent recevoir le corps aux avant-postes et le suivirent jusqu’au bord du Rhin, au milieu de cette hait d’Autrichiens et de Français ; ils ne le quittèrent qu’au moment où il s’éloigna du rivage pour passer à Coblence. On traversa lentement Coblence et l’on arriva au fort de Pétersberg, au milieu d’un feu continuel d’artillerie et de mousqueterie auquel les Autrichiens répondirent régulièrement. Là fut déposé le corps de Hoche, dans la même place où l’avait été celui de Marceau. » Avant d’être descendu dans ce qui devait être son tombeau provisoire, Hoche fut salué par plusieurs de ses généraux, et les échos du Pétersberg auraient pu nous renvoyer les paroles que prononça son ami intime, le général Lefebvre, celui qui devait devenir le maréchal de France du de Dantzig : « Chers Camarades », s’écriait-il dans le langage de l’époque, « la mort, qui ne nous a jamais paru redoutable, se montre à nos yeux d’une manière terrible : elle anéantit d’un seul coup la jeunesse, les talents et les vertus. Hoche n’est plus, la Parque meurtrière a terminé ses jours et, dans un instant, il ne nous restera plus que le souvenir de ses vertus et le tableau de ses exploits. Consacrons cet instant à lui rendre le témoignage de notre profonde affliction ; que la foudre guerrière qui a éclairé ses nombreux triomphes apprenne à l’univers entier que l’humanité a perdu un ami, la victoire un de ses enfants, la patrie un de ses défenseurs, la République un appui, et nous tous… un ami sincère. » Plus encore que ce témoignage rendu par un de ses pairs, Hoche a dû apprécier celui d’un de ses vieux grenadiers déposant, les yeux pleins de larmes, une couronne sur son cercueil, avec ces simples paroles : « Hoche, c’est au nom de l’Armée que je te donne cette couronne. » Quelques jours plus tard, la France entière s’associait au deuil de l’armée par des manifestations patriotiques envers le héros qui venait de disparaître et dont la figure ne devait cesser de grandir dans l’histoire au fur et à mesure que le recul du temps permettait d’en mieux saisir le caractère. Quand, au soir de cette journée du 22 septembre 1787, se furent éloignés les pas de ses compagnons d’armes, Hoche devait rester seul, et pour longtemps, dans le silence de cette sépulture où il avait été solenellement déposé. Si l’armée qui le perdait avait décidé de perpétuer la mémoire de son illustre chef en lui élevant un monument sur ces hauteurs de Weissenthurm d’où il avait dirigé ses troupes au passage du Rhin, le temps avait passé sans que ce projet fût réalisé. Lorsque, au bout de vingt années, le corps de Hoche fut retiré du Pétersberg, ce ne fut pas encore pour être déposé dans le caveau de Weissenthurm, mais pour reposer dans le réduit d’un des forts de Coblence, le fort Franz. Et c’est là, sous une plaque de marbre noir entourée d’une simple grille de fer, qu’il dut attendre que la piété de ses concitoyens allât le chercher pour le conduire enfin à sa dernière et définitive demeure. Étrange destinée que ces pérégrinations posthumes qui ont égaré, pendant de longues années, ceux que guida la pensée de saluer sur la terre étrangère, où ils ont été ensevelis, les enfants illustres que la France, au cours de ses épopées, a semés par le monde. Tous ces pays de la rive gauche du Rhin, il n’est pour ainsi dire pas une de leurs villes, un de leurs villages dont le nom ne fasse retentir à nos oreilles l’écho de batailles françaises. Si les routes ont résonné sous les pas de nos soldats, les cités, les campagnes ont aussi, pendant près de vingt ans, vécu sous nos lois et il est peu de bourgades dont les archives n’aient pas conservé trace de notre administration. Le souvenir même n’en a pas encore complètement disparu de l’esprit des populations, et cette persistance n’est pas sans intérêt ni enseignement à l’heure où l’Allemagne vaincue s’efforce de maintenir l’unité de son empire compromise par la défaite. Et voici qu’aujourd’hui, après plus d’un siècle, la fortune des armes nous reconduit sur les bords du Rhin, de ce fleuve inséparable de notre histoire. Nos soldats, si longtemps à la peine, sont à l’honneur ; ils passent où les « pères » ont passé. Et nous Versaillais, qui avons toujours entretenu au cœur de notre cité le culte du général Hoche, nous voici ramenés, avec eux et par eux, vers ces régions qui gardaient le tombeau de notre illustre concitoyen. Profiter de circonstances aussi heureuses et aussi favorables pour associer notre ville à une grandiose manifestation envers celui de ses enfants dont la commémoration est entrée dans la plus persistante de ses traditions, telle fut la pensée dont s’inspirait M. le Maire de Versailles lorsqu’il faisait, le 15 mai, aux membres de notre Conseil municipal, la communication dont voici les termes : « Au moment où s’approche l’anniversaire du général Hoche, que la paix va permettre, pour la première fois depuis cinq ans, de célébrer avec plus d’éclat, j’ai tenu à rechercher ce qu’étaient devenus les restes de notre glorieux concitoyen. Le cœur, conservé d’abord par sa famille, fut ensuite pieusement déposé à l’église Notre-Dame de Versailles et y est toujours. Quant au corps, il fut incinéré. Les cendres ont été déposées provisoirement sur le Pétersberg, près de Coblence, puis dans le réduit du fort Franz, de Coblence. Cette inhumation n’était que provisoire : elle dure encore depuis un siècle. Si la sépulture n’avait été que provisoire, c’est qu’on attendait le monument que l’armée de Sambre-et-Meuse devait élever à son chef ; ce monument a été construit à Weissenthurm, en face de Neuwied, en souvenir du passage du Rhin par Iloche ; mais quand il fut élevé, personne n’y transporta les restes du héros : les circonstances avaient changé… Et depuis cent ans, les voyageurs saluent le mausolée consacré à l’une des plus grandes gloires militaires de la France, et sous ce mausolée, il n’y a rien ; tandis que les cendres de Hoche reposent, ignorées, dans un fort que personne ne visite. Au moment où les drapeaux alliés flottent victorieusement sur Coblence, n’est-ce pas l’occasion de donner aux restes du grand chef la sépulture définitive que leur a élevée la glorieuse armée de Sambre-et-Meuse ? Il s’agit de moins de quinze kilomètres, les circonstances permettront aux cendres de Hoche de les franchir sous l’escorte des drapeaux tricolores et des régiments français dont la gloire militaire ne le cède en rien à celle des héros de Sambre-et-Meuse. Il m’a semblé que le maire de la ville qui a vu naître Hoche remplirait un pieux devoir en s’attachant à ce problème historique et que la ville de Versailles rendrait un juste hommage à son illustre enfant, si son Conseil municipal prenait l’initiative d’évoquer une cérémonie où serait acquittée la dette que l’armée de Sambre-et-Meuse et la France ont contractée il y a cent vingt ans. En conséquence, j’ai l’honneur de vous proposer le vœu suivant :  « Le Conseil municipal, Considérant que les restes mortels du général Hoche n’ont jamais reçu la sépulture que leur destinait l’armée de Sambre-et-Meuse ; Que le monument élevé à Weissenthurm attend depuis plus d’un siècle les cendres du héros versaillais, qui sont conservées obscurément dans un fort de Coblence ; | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | Levée du Corps du Général Hoche par les Aumoniers Français Cellou et Schuler (Fort Franz à Coblence.) | | naissance de Hoche. Qu’en effet, les armées qui viennent de remporter la plus belle victoire de l’histoire du monde sont mieux que quiconque qualifiées pour achever l’œuvre de l’armée de Sambre-et-Meuse ; Emet le vœu que les restes du général Hoche, au moment de son anniversaire de juin 1919, soient transportés au monument de Weissenthurm avec les honneurs militaires qui conviennent à un héros qui s’est acquis autant de gloire comme Vainqueur et comme Pacificateur. » Cette proposition était chaleureusement accueillie par le Conseil municipal et le vœu adopté à l’unanimité. L’expression en était transmise au Président du Conseil, Ministre de la Guerre, et au maréchal Foch, généralissime des armées alliées, en même temps que communication en était donnée au général Mangin, commandant la xᵉ armée, à M. Millerand, commissaire général de la République en Alsace-Lorraine, et au général Hirschnuer, gouverneur de Strasbourg, en raison des attaches que ce haut fonctionnaire et ces deux officiers généraux gardent avec notre ville. Le 21 mai, M. le maréchal Foch faisait connaître comme il suit l’accueil réservé au vote du Conseil : * COMMANDEMENT EN CHEF des ARMÉES-ALLIÉESLe Maréchal  « Monsieur le Maire, Vous avez bien voulu me transmettre le vœu du Conseil municipal de Versailles pour la translation des restes du général Hoche. L’hommage que votre ville sollicite pour son illustre enfant est tout a fait légitime et mon approbation vous est acquise. Je fais rechercher par le général Mangin, commandant la xᵉ armée, la situation exacte des cendres du général Hoche… » Le 31 mai, le général Mangin rendait compte au maréchal Foch que, d’après tous les renseignements recueillis, les cendres du général Hoche devaient bien se trouver dans le tombeau situé à l’intérieur du fort Franz, mais que, pour s’en assurer d’une façon certaine, il ferait procéder le 3 juin à l’ouverture de ce tombeau, en présence des autorités militaires françaises et américaines et d’un représentant de l’état-civil allemand. Quant au monument de Weissenthurm, il était prêt à être utilisé, quand on aurait construit un sarcophage à l’intérieur du caveau et qu’on aurait remplacé par une porte pleine la grille qui en fermait l’entrée. Le général fixait en même temps au 24 juin, anniversaire de la naissance, la cérémonie de translation. L’autorité militaire décidait, en outre qu’en cette même journée du 24 juin, il serait procédé, au cimetière français de Coblence, à l’inauguration du monument de Marceau, et dans un ordre du 11 juin, elle établissait le programme de cette double cérémonie. Dans la matinée, le cercueil du général devait être transporté du fort Franz au monument de Marceau, avec honneurs militaires rendus par un bataillon, avec colonel, musique et drapeau, et des délégations des corps de la xᵉ Armée (9ᵉ, 13ᵉ, 33ᵉ, 15ᵉ corps) et du territoire de la Sarre, composées chacune de 1 officier général, 2 officiers supérieurs, 2 capitaines ou lieutenants et 5 sous-officiers. C’est à 2 heures de l’après-midi que devaient avoir lieu, avec les mêmes honneurs, l’inauguration du monument de Marceau et le salut aux cendres de Hoche. Après quoi, le corps de Hoche serait transporté à Weissenthurm, où les délégations l’accompagneraient et où un régiment d’infanterie était commandé pour les honneurs. À cette même date du 11 juin, le général Mangin écrivait au maire de Versailles : xᵉ Armée. Monsieur le Maire, Par lettre en date du 19 mai vous m’avez fait connaître que le corps du général Hoche avait été enterré au fort Franz, à Coblence. Vous ajoutiez qu’il serait désirable de donner à ce héros la sépulture qui lui avait été préparée à Weissenthurm par l’armée de Sambre-et-Meuse. J’ai l’honneur de vous informer que les recherches effectuées d’après vos indications ont permis, en effet, de retrouver les restes du général Hoche. Conformément à votre désir et à celui de M. le maréchal Foch, la cérémonie aura lieu le 24 juin. En raison des liens qui unissent le général Hoche à la Ville de Versailles, je vous prie de bien vouloir honorer cette cérémonie de votre présence, en vous faisant accompagner d’une délégation de votre Municipalité et d’élèves du Lycée de Versailles. J’ajoute, que comme ancien élève de cet établissement, cette visite me rendrait particulièrement heureux….. Cette lettre, qui exauçait le vœu émis par le Conseil municipal dans sa séance du 15 mai, était une invitation d’autant plus gracieuse qu’elle nous permettait d’associer les jeunes élèves de notre lycée à une manifestation qui ne pouvait manquer de leur laisser un impérissable souvenir. Mais la cérémonie, ainsi projetée et arrêtée dans ses détails, dut aux circonstances d’être différée de quelques jours. On se souvient des incidents qui ont précédé l’acceptation par l’Allemagne des conditions imposées par le traité de paix. Le 16 juin, les plénipotentiaires allemands avaient quitté Versailles, et quelques jours se passèrent pendant lesquels on put croire qu’il faudrait avoir recours à la force pour contraindre l’Allemagne à céder. Les pays rhénans virent alors les armées d’occupation procéder à des mouvements de troupes et à des préparatifs qui ne laissaient aucun doute sur la ferme volonté des Alliés de ne faire aucune concession aux revendications présentées par l’Allemagne. Dans ces conditions, il ne pouvait être question de procéder à une cérémonie de parade, qui dut être renvoyée à une date ultérieure. Souvenons-nous que c’est le 23 juin, la veille même de l’anniversaire de Hoche, que le canon tiré à la pièce d’eau des Suisses annonçait à la population versaillaise la soumission définitive du gouvernement de Berlin. Dès que la paix fut signée à Versailles, le général Mangin faisait connaître, par lettre du 29 juin, que la cérémonie projetée était fixée au lundi 7 juillet. C’est dans ces conditions que, dans la soirée du vendredi 4 juillet, les délégations de Versailles et de Chartres se trouvaient rassemblées à la gare de l’Est, pour prendre le train de 8 h. 20. Le général Mangin avait, en effet, invité la ville de Chartres à se faire représenter par une délégation de son Conseil municipal et une députation d’élèves de son lycée à la cérémonie du 7 juillet, qui devait confondre dans une même commémoration le général Marceau et le général Hoche. Chacune des deux délégations, qui vont dès lors cheminer ensemble et associer leurs émotions, comptait dix personnes. Celle de Versailles comprenait : MM. Henri Simon, le maire ; le colonel Meunier, adjoint ; les conseillers municipaux Voillaume, Louvet, Lefebvre et Monnier, qui avaient été désignés par leurs collègues, en séance du 15 mai en raison de leurs services militaires pendant la guerre ; le proviseur du lycée, M. Salé, et avec lui les élèves Foy, Massenet et Vidil. La délégation chartraine avait une composition analogue et comprenait : le maire, M. Hubert, et cinq conseillers municipaux, MM. le Dʳ Manoury, député d’Eure-et-Loir ; Delaunay, Polton, Lorin et Debargue ; M. Jacques, proviseur du lycée, avec les élèves Villemer, Morin et Pichot. La première étape de notre voyage devait être Strasbourg. Pour la plupart d’entre nous, c’était la première fois que nous allions revoir cette ville depuis qu’elle était redevenue française. Elle éveillait chez quelques-uns des souvenirs déjà lointains, et ce n’était pas pour ceux-là que l’émotion devait être la moins vive. C’est ce sentiment que, deux jours plus tard, m’exprimera à moi-même un officier général à la table duquel j’étais assis au repas qui nous fut offert sur le Bismarck, lors de notre descente du Rhin, de Mayence à Coblence : « Vous, mon Colonel, qui portez la Médaille de 1870, que ces journées doivent vous paraître encore plus belles ! » Aux premières lueurs du jour, alors que nous franchissons à Avricourt notre ex-frontière, nos regards se portent, le long de la voie ferrée, sur des terrains encore marqués des traces de la grande bataille des quatre années : réseaux de fils barbelés, tronçons de tranchées, trous d’obus, arbres déchiquetés, champs encore incultes, ramènent notre pensée à quelques mois en arrière. Et cependant, aux gares de Sarrebourg, de Saverne, ce ne sont plus les soldats d’un lieutenant von Fortsner, mais bien de nos poilus horizon, qui assurent le service d’ordre. Dès notre descente du train, nous sommes accueillis par le gouverneur militaire de Strasbourg, qui n’a voulu laisser à personne le soin de nous recevoir. C’est l’officier général distingué en qui nous retrouvons un concitoyen, le général Hirschauer. Sa présence à Strasbourg était une des raisons principales de notre arrêt dans cette ville, où il nous était particulièrement agréable de le saluer à son siège de commandement, en un poste où son cœur d’Alsacien devait éprouver la plus pénétrante des émotions : couronner par ce commandement toute une vie militaire brillamment consacrée au service de la France, quel beau rêve pour un soldat ! Débarrassés par son aimable entremise du soin de chercher un gîte, nous pouvons, dès les premiers moments de notre arrivée, nous consacrer à la visite de cette belle ville qui va devenir un des joyaux de notre patrimoine national. En cette excursion rapide qui nous mène à la place Kléber, à la Cathédrale, au Broglie, à ces merveilles de l’architecture élégante du xviiiᵉ siècle de l’Hôtel de Ville et du palais de Rohan, au tombeau du maréchal de Saxe de l’église Saint-Thomas, les heures nous paraissent courtes, jusqu’au moment où nous nous retrouvons tous à la résidence du gouverneur, qui nous a gracieusement conviés à sa table. La présence de quelques-uns des officiers de son état-major et de quelques dames, dont la fille du général, donne à notre déjeuner un charmant caractère d’intimité. Se sentir là, entre Français, est d’une suggestive saveur. Le gouverneur ne fait qu’aiguiser encore le sentiment qui nous envahit en nous rappelant que l’hôtel où nous sommes était celui qu’occupait le secrétaire d’État d’Alsace-Lorraine, que dans cette même salle à manger, le Kaiser, en 1912, s’est assis, peut-être même à la place qu’il occupe, buvant peut-être dans le même verre, car porcelaines et cristaux sont restés de l’époque. C’était celle où son passage à Strasbourg suivait de près l’établissement du nouveau régime institué en 1911 pour l’Alsace-Lorraine. La constitution nouvelle, qui avait laissé l’Alsace-Lorraine prisonnière, n’avait pas calmé les esprits et les élections avaient été protestataires. Aussi l’Empereur, de très mauvaise humeur, exhala-t-il son mécontentement en termes très vifs. Le salon où nous prenons le café doit aussi garder les échos de la semonce impériale proférée devant Zorn de Bulach, les généraux, les ministres et autres grands personnages qui avaient assisté au repas. En tout cas, avec un sens très vif de la situation, le général a fait reproduire les paroles de l’Empereur, et elles figurent désormais à l’endroit même où elles furent prononcées, sur une plaque de cuivre apposée sur le chambranle droit de la cheminée et portant l’inscription suivante : « Ici, le 13 mai 1912, Guillaume ii, Roi de Prusse, Empereur allemand, prononça les paroles suivantes : « Les choses en Alsace-Lorraine ne peuvent plus continuer ainsi ; si cela ne change pas, je réduirai votre constitution en miettes, j’annexerai tout simplement l’Alsace-Lorraine à la Prusse. Vous n’avez appris à me connaître que du bon côté, vous pourriez bien apprendre à me connaître de l’autre. » Cette inscription commémorative a été apposée le 31 décembre 1918, en présence de : M. Maringer, haut Commissaire de la République française ; Le général Hirschauer, gouverneur de Strasbourg. » Nous félicitons le général d’avoir eu l’idée de perpétuer en ce lieu cet incident historique. Il ne reste plus d’allemand dans cet hôtel que les vestiges d’un mobilier dit « Rococo » par les Boches, qui n’a pas le don de nous charmer. Il ne fait que nous rendre plus agréable la vue d’une jolie série de portraits de maréchaux français que le Gouvernement a eu l’heureuse inspiration d’envoyer du Musée de Versailles, pour orner les résidences des nouvelles autorités françaises. L’après-midi est mis à profit pour compléter notre excursion à travers la ville. Presque toutes les anciennes appellations sont redevenues françaises, les enseignes françaises s’étalent à peu près partout. « Oh ! il y a eu de beaux jours pour les peintres », me dit un poilu qui tient garnison depuis le premier jour de notre rentrée. Pendant que quelques-uns vont présenter leurs hommages au commissaire général de la République, déposer des cartes chez le maire, d’autres poussent jusqu’à Kehl, dont les autorisations spéciales délivrées par le gouverneur leur permettent de franchir les ponts. La journée s’achève à l’Hôtel National, où nous sommes tous logés, et à qui nous confions le soin de réparer par une bonne nuit les fatigues de la précédente, passée dans un train très complet. Un soleil radieux éclaire les premières heures de notre matinée du dimanche 6 juillet, lorsque nous prenons, à 8 h. 30, le train qui doit nous conduire à Mayence. Nous avons le plaisir d’y retrouver notre sympathique député, M. Bonnefous, qui, dès lors, fera partie de notre caravane versaillaise. Nous allons donc cheminer, jusqu’à 1 h. 1/2 de l’après-midi, à travers l’Alsace et le Palatinat, où il semble que le héros dont nous devons honorer là-bas la dépouille mortelle nous conduise lui-même sur la trace de ses exploits. Cette fois, nous ne sortons de la France qu’à Wissembourg. Wissembourg, c’est déjà le souvenir de Hoche, comme va l’être Landau ; mais d’autres, hélas ! et plus rapprochés, se présentent à nos esprits. Lorsque, par cette chaude journée de juillet, nous regardons ces coteaux verdoyants qui nous environnent, nos pensées se reportent vers ces premiers jours d’août 1870, alors que ce nom de Wissembourg retentit comme le premier son de cloche nous révélant la lutte sévère dans laquelle nous étions engagés. Héroïques combattants de la division Douay qui, à 5, 000, avez lutté contre les 40, 000 hommes du Prince royal, vous êtes aujourd’hui vengés. Mais il aura fallu quarante-huit années pour que nos clairons vinssent vous faire tressaillir, vous et votre chef intrépide, en ces tombes où vous avez été si glorieusement ensevelis. Avec Landau, nous revoyons cette place que le génie de Vauban avait enclose de remparts, qui fut nôtre longtemps et dont les échos doivent avoir conservé les cris forcenés des soldats de Hoche : Landau ou la mort ! À Neustadt, nous sommes au milieu des riches vignobles du Palatinat, tandis qu’à Ludwigshafen, nous touchons au Rhin et abordons ce centre industriel où la « Badische Anilin » abritait son repaire chimique, que les avions alliés ont plus d’une fois copieusement arrosé. Avec Worms, nous revoyons par la pensée une Allemagne historique de Luther et de Charles-Quint, en proie aux querelles politiques et religieuses. Toute cette magnifique plaine que nous venons de traverser, et qui s’étend entre le Rhin et les pentes du Haardt, nous en dit long, par le soin avec lequel elle est cultivée, sur la disette et la pauvreté invoquées par les Allemands, de même que l’aspect luxuriant de ses vignobles, l’ampleur des installations industrielles que nous pouvons apercevoir. Et il ne nous déplaît pas de constater ces symptômes d’une vie florissante dans un pays qui a contracté envers nous une dette que nous avons le droit de qualifier de colossale. Mayence nous reçoit comme des invités de marque, en la personne d’un officier de l’état-major du commandant de la place, qui nous transmet tout d’abord une aimable invitation à dîner de la part du général Mangin et nous distribue des billets de logement chez l’habitant. Il est une heure trop tardive pour que nous ayons chance de trouver à déjeuner dans les hôtels de la ville ; mais nous n’y perdons rien, et une cantine française établie à la gare improvise pour nous un repas auquel rien ne manque, surtout la gaîté. Liberté de manœuvre nous est donnée pour l’après-midi, que chacun emploie de son mieux, après avoir été reconnaître le logement et l’hôte qui lui sont destinés. Il en fut parmi nous qui, favorisés par leurs relations avec des camarades de l’armée d’occupation, purent s’offrir l’excursion de Wiesbaden, passer dans cette station thermale assez de temps pour jouir de l’aspect riant qu’elle offre et écouter même au théâtre un acte de Lohengrin. Plaisir à part, c’était une occasion qui s’offrait de nous mêler pour la première fois à une foule allemande. La représentation est annoncée pour 5 h. 30, et pour qui connaît la discipline que l’Allemand apporte en tout, il faut bien s’attendre à ce qu’à 5 h. 30 le premier coup d’archet soit donné. Il fait un après-midi superbe, c’est dimanche et les rues de Wiesbaden sont animées comme il convient à une ville de plus de 100, 000 âmes, habituée au rendez-vous d’une foule élégante et cosmopolite, où les consommateurs se pressent dans les cafés ; et au milieu de cette animation, nombreux sont nos officiers et nos soldats, dont la tenue est excellente et l’allure dégagée. Comme l’heure de la représentation approche, se dirige vers le théâtre un nombreux public féminin. Toutes ces femmes, sans chapeaux et en cheveux, ont arboré des toilettes blaches ou très claires. Malgré notre incompétence en la matière, il ne nous apparaît pas que l’art de la corsetière ou de la couturière de Wiesbaden ait atteint son apogée, à moins qu’il ne soit trahi par celles-là mêmes qu’il devrait faire valoir et parer. Le théâtre est plein : c’est une salle blanche, large et aérée, avec beaucoup, beaucoup de dorures. L’interprétation qui nous est donnée de l’œuvre de Wagner est bonne, sans dépasser ce que nous avons entendu à Paris, aussi bien comme orchestre que comme chant. Mise en scène et décors sont soignés, les costumes riches, mais tout cela avec une crudité de tons que l’on n’a pas cherché à atténuer, bien au contraire. Si le chevalier du Graal est blanc et étincelant, il est superblanc et super-étincelant. Il ne peut remuer ni les bras ni les jambes, ni osciller la tête, sans faire jaillir de son armure ou de son casque des étincelles qui éblouissent. L’or, nous le retrouvons au foyer, où il s’épanouit aux murs, au plafond, autour d’une aigle impériale qui nous fait songer. Tout ce public qui va et vient est là en contact avec de nombreux officiers, mais ne se mêle pas. Il nous a été dit d’ailleurs que si dans les maisons où beaucoup de nos officiers sont en billet de logement, les rapports, à Mayence notamment, sont corrects, il est admis qu’au dehors on n’a pas l’air de se connaître et qu’on n’échange, par suite, au théâtre ou dans la rue, aucune marque de politesse. Mais il nous faut rentrer à Mayence, et, à 7 h. 30, nous pénétrons dans le palais du grand-duc de Hesse, résidence actuelle du général commandant la xᵉ armée. Nous sommes présentés au général et recevons de sa part, ainsi que de Mᵐᵉ la générale Mangin, l’accueil le plus courtois. Le dîner, servi dans deux salles contiguës communiquant entre elles par une large baie, réunit une trentaine de convives, parmi lesquels les membres de la famille du général Hoche qui se sont rendus à l’invitation du général : M. le marquis des Roys, arrière-petit-fils de Hoche, et sa sœur, Mᵐᵉ la comtesse O’Gorman. Après le dîner, le café pris et un cigare fumé au jardin, nous gravissons un large escalier de pierre à double révolution qui nous fait accéder à une grande salle des fêtes. Les murs de l’escalier offrent de grands panneaux peints à fond bleu pâle, sur lequel se détachent, en bosses, des attributs en pâte qui ne donnent que la caricature d’une décoration du xviiiᵉ siècle. La grande salle toute blanche est peu ornée, le plafond est occupé par une peinture dont le sujet nous échappe. Trois grandes fenêtres s’ouvrent sur le quai du Rhin, le long duquel est assis le palais grand-ducal. Nous écoutons avec plaisir un orchestre bleu horizon d’une exécution parfaite, ainsi qu’un excellent violoncelliste. Mais nous percevons les sonorités d’une musique militaire. On quitte les salons et on gagne les balcons donnant sur la cour d’entrée du palais. Sur la place, nous apparaît une superbe retraite des troupes de la garnison. Elle s’est arrêtée, bat et sonne de pied | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | Transport du Cercueil du Général Hoche. (Fort Franz, à Coblence.) | | Ce sont, en effet, les troupes noires qui nous donnent cette aubade, et ce sont des spahis, drapés dans leurs manteaux rouges, avec leurs carabines en sautoir, leurs sabres au clair, sur leurs petits chevaux blancs coiffés de la bride à œillères, qui leur font escorte. Quelle vision que tous ces enfants venus des plus lointaines contrées de notre domaine africain, qui, pendant quatre années, ont versé leur sang pour la France et qui aujourd’hui se baignent et font boire leurs chevaux dans les eaux du Rhin ! On sait quel lien puissant unit le général Mangin à nos troupes noires, qu’il a menées si vigoureusement au combat. Déjà, pendant le dîner, nous avions été frappés par la physionomie d’un de ces colosses d’ébène qui, dans ses fonctions de maître d’hôtel, apportait la rectitude et le zèle attentif d’un serviteur dévoué. Mais la soirée prend fin, le départ du lendemain devant avoir lieu aux premières heures de la matinée. Je reprends le chemin de la maison où l’un de mes parents, affecté à la xᵉ armée, m’a fait réserver une chambre. Sans rien dire qui puisse me faire méconnaître ce que je dois à l’hospitalité, j’avouerai ma surprise en trouvant un lit qui, avec ses oreillers sans traversin, son drap de dessus boutonné au couvre-pied et son édredon, contrariait mes habitudes de sommeil. Il ne devait pas les contrarier longtemps. La journée du lundi 7 s’annonce par une tiède matinée, au soleil légèrement voilé. Au-dessus du Rhin flotte une brume transparente estompant les contours des arbres, des villages qui émergent des pentes douces tombant sur le fleuve. Par mes fenêtres ouvertes, j’entends la sonnerie si distinctive de nos clairons ; cette musique française, retentissant en terre allemande, ne me rend que plus dispos. Ce sont les troupes commandées pour les honneurs qui traversent la ville et se dirigent vers le port, où le maréchal Foch est attendu pour 7 h. 30. Le casino des officiers, établi dans l’ancien casino allemand de la Schillerplatz, reçoit nos bagages, que des automobiles transporteront à Coblence. Nous déjeunons et gagnons le port à travers des rues qui ne sont pas encore très animées. Déjà est rangé sur le quai un bataillon du 121ᵉ, avec le colonel, le drapeau et la musique. Le Bismarck, un des beaux échantillons de la flottille du Rhin, le même qui a déjà porté le maréchal dans sa tournée triomphale d’inspection des corps d’occupation, commence à se garnir des invités aux cérémonies de Coblence : officiers généraux de la xᵉ armée, officiers de toutes armes, beaucoup de dames, parmi lesquelles Mᵐᵉ la maréchale Foch, Mᵐᵉ Mangin et sa mère, Mᵐᵉ Cavaignac, des infirmières de nos Croix-Rouge, enfin les délégations de Versailles et de Chartres. Chacun s’installe sur le pont du bateau, abrité par un tau et protégé vers l’avant, qui constitue, contrairement aux usages, la place d’honneur, par un vitrage destiné à couper le vent ou garantir de la pluie. Mais un « garde à vous » retentit, le bataillon présente les armes, et à l’entrée du port s’arrête l’automobile du général Mangin, qui est allé au-devant du maréchal, arrivé le matin même par un train spécial. Le maréchal apparaît, la Marseillaise retentit, une salve de coups de canon est tirée par les vedettes de la marine qui vont accompagner le Bismarck, des avions évoluent dans l’air. Belle minute qui fait passer un joli frisson : comme elle ponctue bien la victoire, quand on songe où l’on est ! Le maréchal monte à bord, le signal du départ est donné, et commence alors cette traversée bien connue des touristes, dont il ne saurait être question de faire ici une description détaillée. Ce spectacle, beaucoup parmi nous l’ont déjà contemplé dans de précédents voyages, mais ce ne sont peut-être plus les mêmes choses qu’autrefois qui éveillent leurs admirations d’aujourd’hui. Cette puissante masse liquide dans laquelle nous laissons un long sillage, c’est le Rhin, dont la « robe verte » a été de nouveau déchirée, et qui tient une fois de plus « dans notre verre » ; les petites vedettes qui éclairent notre marche, en bondissant à travers l’écume y reflètent gaiement nos trois couleurs. Tous ces villages qui jalonnent le cours du fleuve, sur l’une et l’autre de ses rives, ce sont de nos poilus qui les occupent, y vaquent à leurs travaux et nous saluent de loin au passage. | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | Le Cercueil sur un Canon de 155 décoré, recouvert de l’Habit du Général. | | sont Lorrains, Normands, Bretons, Angevins, Gascons ou Provenceaux, et Dieu sait par quels chemins ils ont passé pour arriver là où nous sommes si heureux de les voir ! Voilà surtout ce qui fait aujourd’hui pour nous toute la beauté et toute la poésie du voyage. Cependant que nous naviguons, les groupes se forment, des camarades se retrouvent, des présentations ont lieu, celle de M. le Maire de Versailles et de la délégation au maréchal Foch. Nous remarquons qu’au passage devant la colossale statue de la Germania si orgueilleusement dressée sur les pentes du Niederwald, le maréchal allume et fume avec une satisfaction visible une pipe qu’il a retirée de l’une de ses poches : et cela nous plaît fort. À l’arrière, un orchestre se fait entendre. C’est celui que nous avons applaudi la veille au soir chez le général Mangin. Et comme je causais avec le chef qui le conduit, j’apprend qu’il porte le nom de Ballay et est le neveu du chef distingué de notre musique de la garde républicaine. Tous les instrumentistes qu’il dirige sont des artistes de valeur et plusieurs des lauréats du Conservatoire ; aussi peuvent-ils se faire entendre d’un public habitué à de la bonne musique, sans avoir à redouter de désavantageuses comparaisons. Un seul arrêt en cours de route : nous venons de prendre à Boppard les officiers du 9ᵉ corps et leurs familles. Voici que nous apparaît Coblence, que domine la haute silhouette de la forteresse d’Ehrenbrestein. Nous dépassons le confluent de la Moselle pour aller mouiller en aval et nous pouvons ainsi voir au passage, ce qui ne veut pas dire admirer, le monument colossal élevé sur la pointe qui sépare les deux cours d’eau en l’honneur de l’empereur Guillaume Iᵉʳ. Il repose sur un vaste soubassement de blocs de granit non équarris et est entouré d’une colonne en granit formant hémicycle. Il profile sur le ciel un colossal empereur en bronze, monté sur un gigantesque cheval à la crinière fouettée par le vent, que tient par la bride un non moins colossal génie de la Victoire. C’est en 1897 que ce monument fut fièrement planté : 1897, c’était déjà le règne du petit-fils de l’inoubliable grand-père. Quelle belle cérémonie d’inauguration dût être célébrée sur ces rives ; et de là-haut, de cette fortresse, quelles salves ont dû saluer cette grandiose effigie impériale ! Mais où êtes-vous aujourd’hui, régiments brillants défilant au pas de parade, états-majors empanachés, coups de canon et hurruahs retentissants ? Il y a bien là un bateau pavoisé, mais il porte le maréchal de France qui, de son bâton étoilé, a brisé l’épée aiguisée du « Seigneur de la Guerre ». Le Bismarck a stoppé. Ses passagers descendent à terre pour se répandre dans les hôtels de Coblence, en attendant la cérémonie fixée pour 2 heures. Privilégiées, les délégations de Versailles et de Chartres, jointes à quelques invités particuliers, sont, sur le bateau même, les hôtes du général Mangin. Trois tables, disposées en fer à cheval, ont été dressées dans l’entrepont. Pendant le repas, où l’orchestre se fait entendre, le maréchal fait savoir qu’un télégramme vient de lui parvenir, annonçant l’élévation du général Mangin à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur. Nous serons heureux, à la fin du déjeuner, d’offrir au nouveau dignitaire l’hommage de nos respectueuses félicitations. Notons ce petit détail qu’il existe parmi les convives quelques dames et jeunes filles, et que le maréchal est mis à contribution pour apposer des signatures sur quelques-uns des menus qui lui sont présentés. Il s’exécute avec la meilleure grâce et trace d’une main ferme cette signature énergique qui doit avoir tenté déjà plus d’un graphologue. Nous quittons le Bismarck et des automobiles nous conduisent vers le cimetière, où va se dérouler la première partie de la cérémonie. Le cortège se forme sur le terre-plein qui le précède et y pénètre dans un ordre préalablement fixé : Le maréchal Foch ; Les généraux Fayolle et Mangin ; M. Tirard, haut commissaire de la République ; Les généraux, parmi lesquels le général Weygand, chef d’état-major du maréchal ; les généraux Lacapelle, Garnier, Duplessis, commandants de corps d’armée ; les généraux Graig, Mark Hersay, John Alajenne, Mae Glachlin, de l’armée américaine ; Délégation de la ville de Chartres ; Délégation de la ville de Versailles ; Marquis des Roys et sa famille ; Officiers et sous-officiers composant les délégations officielles des corps d’armée ; Officiers et leurs familles. Un bataillon du 77ᵉ, avec colonel, drapeau et musique, rend les honneurs, ainsi qu’un détachement de deux compagnies américaines. Déjà, dans la matinée, ces mêmes troupes ont participé à la cérémonie qui a eu lieu au fort Franz, en présence de délégations. À 10 heures, à la batterie « Aux champs » et aux accents de la Marseillaise, avait eu lieu la levée du corps de Hoche par le clergé (abbé Cellou, aumônier français à Mayence, et abbé Schuler, aumônier français à Wiesbaden), et le cercueil, recouvert d’un drapeau tricolore, de l’habit et du sabre du général, placé sur un affût de 155 décoré, avait traversé le faubourg de Coblence, précédé d’une musique et encadré de compagnies françaises et américaines, pour être déposé devant le monument de Marceau, sous la garde d’une section française, en attendant la cérémonie de l’après-midi. Le monument de Marceau, devant lequel notre cortège s’arrête, est constitué par une pyramide quadrangulaire sur laquelle nous lisons : « Il vainquit dans les champs de Fleurus, sur les bords de l’Ourthe, de la Roër, de la Moselle et du Rhin. L’Armée de Sambre-et-Meuse à son général Marceau. » Morts à un an de distance, ces deux compagnons de gloire sont associés en ce jour dans l’hommage que viennent leur apporter leurs concitoyens. Dès que nous sommes entrés, les élèves de Chartres déposent la couronne offerte par la ville, ainsi qu’une palme de bronze, don du lycée. En présence du drapeau qui se tient devant le monument de Marceau, dans le cadre formé par deux compagnies française et américaine, M. Hubert, maire de Chartres, prend alors la parole et, dans une allocution vibrante, retrace à larges traits et en termes heureux la carrière du héros chartrain, léguant aux générations à venir le noble exemple de ses vertus. C’est ensuite le général Fayolle, commandant le groupe des armées d’occupation, qui, avec la haute autorité qui s’attache à ses longs et glorieux services, rend à son tour l’hommage d’un grand soldat à un grand capitaine. Un soleil éclatant illumina cette scène, empreinte d’une solennité toute patriotique, qui se termine par le défilé des troupes françaises et américaines, aux accent de Sambre-et-Meuse. Dès lors, la fin de la journée est consacrée au général Hoche. Aussitôt le défilé terminé, les dispositions sont prises pour se rendre à Weissenthurm. Le cercueil du général est placé sur un camion automobile dont la plate-forme disparaît sous des fleurs et des pavillons tricolores. Le maréchal, les généraux, les délégations reprennent leurs automobiles, et, à une allure ralentie, on s’engage sur la route. Il fait une superbe journée, la campagne s’étend à droite et à gauche en terres bien cultivées ; de loin en loin apparaissent des briqueteries qui vont devenir de plus en plus nombreuses au fur et à mesure qu’on se rapproche de Weissenthurm, dont c’est l’industrie locale. Le convoi s’arrête à l’entrée du village, et de là nous apercevons déjà la haute pyramide qui marque l’emplacement du monument dédié à Hoche. On descend des voitures. Le cercueil quitte le camion automobile et est placé sur un canon que traînent des attelages d’artillerie. Nous trouvons là le 141ᵉ qui rend les honneurs, ainsi qu’un bataillon américain de la 3ᵉ division, avec drapeau. Au milieu d’une haie disposée tout le long du parcours, précédés de deux compagnies française et américaine avec la musique du 141ᵉ et les drapeaux, nous nous acheminons vers le monument. C’est un trajet de près d’un kilomètre que nous aurons à effectuer par la rue principale, et on peut dire l’unique rue de Weissenthurm. Et notre cortège se forme dans l’ordre fixé : Le maréchal Foch ; Les généraux Fayolle et Mangin ; M. Tirard, haut commissaire de la République ; Le marquis des Roys et sa famille ; Les généraux ; La délégation de la ville de Versailles ; | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | Le Général Mangin prononçant son Discours. | | Les officiers et les sous-officiers composant les délégations officielles des corps d’armée ; Les officiers et leurs familles. Les élèves de notre lycée portant la couronne offerte par la Ville. Nous défilons entre deux rangées de maisons basses, maisons d’ouvriers, magasins de village ; toutes les portes et fenêtres sont ouvertes et laissent apercevoir des habitants silencieux, têtes nues, auxquels sont mélangés de nombreux soldats américains cantonnés dans la pays. Au cours de notre marche, nous passons, sur notre gauche, le long d’un alignement compact d’enfants, petits garçons, petites filles, qui sont sortis de l’école. Nous regardons avec intérêt toutes ces petites têtes, toutes ou à peu près surmontées de cheveux d’un blond filasse, et dont les physionomies nous paraissent, sans aucun parti pris, plutôt laides et souffreteuses. L’enfant allemand n’a-t-il pas plus souffert que le restant de la population du régime restrictif auquel la guerre a dû le soumettre. Quel sentiment germe dans toutes ces petites caboches, quel souvenir leur laissera cette cérémonie d’aujourd’hui, où ils voient passer devant eux ce groupe d’où émergent les képis scintillants de notre généralissime et de nos officiers généraux, où se mêle les uniformes des armées alliées ? Réflexion qui nous hante, et ce n’est pas une des moindres suggestions des heures que nous vivons depuis que nous sommes en terre allemande. Nous nous reportons aussi par la pensée vers notre ville, dont nous sommes les délégués. Quelle proportion aurait prise une cérémonie comme celle d’aujourd’hui, si elle avait eu pour théâtre la cité où seul repose le cœur de notre héros ? Aurait-elle eu la grandeur de celle à laquelle il nous est donné d’assister ? Mais la traversée de Weissenthurm est terminée ; le cortège s’engage par un chemin étroit donnant accès au tertre sur lequel se dresse le monument, où nous lisons sur la face tournée vers le Rhin : On contourne un soubassement de maçonnerie et, par une rampe en pente douce, on accède sur le tertre même. Au moment où nous l’atteignons, le cercueil de Hoche, reposant à terre, s’offre à notre vue : il est là, parmi les couronnes, dont celle de la xᵉ Armée et de Versailles, et recouvert de l’habit brodé de nos généraux de la République, sur lequel repose le sabre à fourreau de cuir et montures dorées : précieuses reliques apportées par l’arrière-petit-fils du héros et qu’on ne peut regarder sans qu’elles évoquent un glorieux passé. Rangés en avant et sur la droite du cercueil, les prêtres qui ont officié depuis la levée du corps au cimetière de Coblence ; en arrière du cercueil et en avant de la pyramide, le drapeau du 141ᵉ et un drapeau américain se profilent sur le ciel. Le cercle se forme, au centre duquel le maréchal Foch, ayant auprès de lui le général Fayolle et le général Mangin. Les prières liturgiques ont été prononcées : le moment est venu des hommages et la parole est réservée tout d’abord à M. le Maire de Versailles qui va prendre place, face au maréchal, à hauteur et sur la gauche du cercueil. Et pendant que tombe sur l’auditoire rangé autour de lui cette parole élégante et sobre que nous connaissons tous, nous sommes heureux de voir déroulée sous le ciel d’Allemagne l’écharpe tricolore du premier magistrat de notre Cité. C’est en ces termes que s’exprime M. Henri Simon : « Monsieur le Maréchal, Messieurs, Il ne m’appartient pas de retracer l’histoire de Hoche en présence de ceux qui ont si brillamment suivi ses exemples et qui nous apparaissent comme ses illustres continuateurs ; je veux seulement rappeler les circonstances qui nous ont réunis. Depuis plus de cinquante ans, Versailles célèbre l’anniversaire de la naissance du général Hoche : chaque année, la maison où il est né est pavoisée, des fêtes diverses sont organisées, dont celle qui doit réjouir le plus l’âme du héros est la revue de la garnison de Versailles qui défile devant sa statue et lui rend les honneurs dus aux commandants d’armées. La guerre n’a pas interrompu ce pieux hommage, et ce matin même, à Versailles, M. le général commandant d’armes a dû passer une revue autour de la statue pour associer la Ville et la garnison de Versailles à la cérémonie qui nous rassemble. C’est ainsi que Versailles honore son illustre enfant depuis un demi-siècle. Pendant le même temps, nos compatriotes qui descendaient le Rhin saluaient en passant le monument de Weissenthurm ; ils le saluaient discrètement, avec la mélancolie qui convient à des Français rencontrant le monument d’un grand Français sur un territoire occupé par les armées Allemandes. Voilà les hommages que recevait le général Hoche. Mais qu’il s’agisse de la statue de Versailles ou de la pyramide de Weissenthurm, Hoche n’était pas là ; n’est-ce pas l’occasion de nous rappeler la parole de l’orateur sacré saluant la mémoire d’un autre grand capitaine : « Rien ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend ? » Où étaient les restes de Hoche ? En novembre dernier, nos armées victorieuses sont arrivées sur les bords du Rhin, dans ces régions où Hoche avait été enlevé par une maladie brutale au moment où il venait, lui aussi, d’être arrêté dans l’élan irrésistible de son triomphe par un armistice imprévu, faut-il dire importun ? Comme M. le Maire de Chartres se préoccupait d’honorer Marceau, j’ai voulu savoir où étaient les restes de Hoche, car c’est le devoir du Maire d’entretenir le culte des héros de la Cité, comme le prêtre entretient le feu sacré dans son église. J’ai cherché. La recherche a été longue et laborieuse ; un livre intéressant publié il y a quelque trente ans par un officier, M. le capitaine breveté Cunéo d’Ornano, m’a mis sur la bonne voie et j’en ai rendu compte au Conseil municipal. Mais la certitude n’aurait pas existé si vous n’aviez eu, Monsieur le Maréchal et mon Général, le souci d’associer les gloires du passé et les gloires du présent. Vous avez prescrit les investigations qui ont donné la vérité tout entière. Hoche n’avait jamais été amené sous le monument de Weissenthurm que lui avait élevé la fidélité de ses soldats. Il reposait, ignoré, dans un réduit obscur du fort Franz, à Coblence ; là, sous une inscription en allemand, il n’entendait que le pas lourd et indifférent des hommes de garde et des hommes de corvée de la garnison allemande, sans qu’aucune âme française vînt jamais vibrer auprès de sa tombe. Ainsi, là où il n’était pas, on lui prodiguait les honneurs ; là où il était, rien ne rappelait la France au pauvre cercueil perdu dans les oubliettes de l’ennemi. Et voici que maintenant cette grande erreur, cette grande iniquité est réparée ; voici que, par ordre de M. le maréchal Foch et de M. le général Mangin, s’accomplit aujourd’hui ce que demandait le Conseil municipal de Versailles, ce qu’exigeait la justice de l’histoire. Hoche vient reposer sous le monument que lui destinait la piété de l’armée de Sambre-et-Meuse, à l’endroit même où il avait effectué son célèbre passage du Rhin. Il y arrive, salué par des clairons qui sonnent « Aux Champs », par ces soldats français qu’il aimait tant, par ce drapeau tricolore qui revient de la plus grande victoire du Monde, par nos vaillant alliés d’Amérique, en présence de sa famille et sous la présidence des gloires militaires de la Grande Guerre. C’est bien l’honneur qui lui convenait, et nous tous qui sommes ici rassemblés, nous pouvons penser que du fond de ce cercueil Hoche est content de nous. Dans cette cérémonie toute militaire, si simple, si belle, qui unit la grande épopée du xviiiᵉ siècle et la grande épopée du xxᵉ siècle, le rôle de la ville de Versailles peut paraître bien peu de chose. Mais Versailles, qui vient d’être ces jours-ci le centre du Monde, n’oublie pas Hoche ; la présence des élus qui représentent le Versailles d’aujourd’hui, la présence de ces jeunes gens qui sont le Versailles de demain, montrent que les grands hommes se survivent à eux-mêmes et que leurs exemples restent l’orgueil de leur patrie et la leçon des générations futures. Voilà ce que nous venons dire à Hoche, voilà le souvenir que nous emporterons de cette grande journée. Monsieur le Maréchal, Messieurs, C’est vous qui avez préparé cette journée, c’est vous qui l’avez accomplie ; Versailles vous remercie. » Ce discours, dont le maréchal Foch remercie M. le Maire, fut écouté avec d’autant plus d’émotion qu’on sentait celle que devait éprouver l’orateur de se voir appelé, au cours de sa magistrature municipale, à l’honneur de rendre un suprême hommage au plus illustre des enfants de Versailles, dans le cadre solennel d’une journée désormais acquise à l’histoire de notre cité. C’est au tour du général Mangin à prendre la parole. Il va se placer où était le maire de Versailles. On connaît la physionomie caractéristique du général, ce visage au menton proéminent, aux yeux clairs et pénétrants : la voix au timbre élevé porte sans effort. Bien campé, la tête haute, le général, dans sa tenue horizon, ganté de blanc, le sabre au côté, prononce, en faisant appel à ses seuls souvenirs, le remarquable discours que nous sommes heureux de reproduire. Au fur et à mesure que revivait le passé glorieux évoqué par le commandant de la xᵉ armée, nous sentions toute la grandeur de la scène dont nous étions en cette minute les témoins émus : le maréchal Foch, le grand vainqueur de la Grande Guerre, incliné devant le cercueil du généralissime de Sambre-et-Meuse, sur ces hauteurs qui dominent le Rhin. Quel tableau se détachant sur ce ciel clair qu’illuminent les rayons du soleil déjà penché vers le déclin du jour ! Et voici les émouvantes paroles du général Mangin :  « Monsieur le Maréchal, Messieurs, Il est des lieux illustres. Ici, César passa le Rhin pour la première fois. De ces collines partait le Limes Germanicus terminé sous Trajan. Il se prolongeait jusque près de Rastibonne, sur le Danube, retranchement du monde civilisé contre le monde barbare. Nous en avons retrouvé les traces en étudiant la défense des têtes de pont de Coblence et de Mayence. À l’endroit même où viennent de s’amarrer nos canonmères, la flottille du Rhin jetait l’ancre sous Constantin. Sur le chemin que nous venons de suivre de Coblence à Andernach, nous avons foulé les pas de Charlemagne et de Napoléon. Et voici le monument que l’armée de Sambre-et-Meuse a élevé à son général en chef, Hoche, à l’endroit où elle l’avait regardé passer le Rhin. Hoche : soldat à 16 ans, général en chef à 25 ans, mort à 29 ans. Que d’histoire dans ce simple énoncé ! Tout est leçon dans cette vie. Enfant du peuple, à la fois turbulent et studieux, il voulait s’engager à seize ans dans un régiment colonial en partance pour les Grandes-Indes ; mais trompé par un sergent recruteur, il se trouve incorporé dans les gardes-françaises. Pour pouvoir acheter des livres et compléter son instruction, il se résout aux plus humbles métiers en dehors de son service. La fougue de sa jeunesse n’enlève rien au sérieux de son instruction péniblement et patiemment acquise, et l’ardeur de ses convictions révolutionnaires ne l’entraîne jamais à manquer aux devoirs militaires, dans les premières journées de la Révolution où il se trouve mêlé. C’est comme lieutenant au siège de Thionville qu’il commença son apprentissage de la guerre, en 1792. Au commencement de 1793, il est aide de camp du général Leveneur, et prend part à l’expédition de Belgique. Dans ces fonctions, il remplit plusieurs missions de confiance pendant l’investissement de Maestricht et fut nommé adjudant général chef de bataillon. Mais le ci-devant comte de Leveneur fut arrêté deux fois et, par deux fois, son aide de camp prit sa défense avec une générosité d’âme qui faillit briser son avenir. Traduit devant le tribunal révolutionnaire, il fut néanmoins acquitté. Rejeté dans Dunkerque assiégé, il y fut l’âme de la défense et enleva de haute lutte son grade de général de brigade. Il était à la prise de Furnes et mettait le siège devant Nieuport, quand il fut nommé, à 25 ans, général de division et commandant en chef de l’armée de la Moselle. En effet, dans les mémoires de Hoche au Comité de Salut public, Carnot avait reconnu ses idées. Selon lui, il fallait sauver Dunkerque, en marchant sur Ostende, ce qui fermait aux Anglais la porte du retour. Il voulait qu’on renonçât à la défense en cordon, pour se réunir en masse, et Carnot, après avoir lu un de ses mémoires, s’était écrié devant ses collègues du Comité : « Voilà un officier qui fera du chemin. » Ce général de 25 ans était né pour le commandement, avec sa haute stature, sa taille bien prise, sa démarche imposante, ses yeux perçants, « une figure qui respirait l’esprit, et avec un je ne sais quoi de sévère et de sombre qu’il tâchait vainement d’adoucir ». Tout se tenait en Hoche, non seulement l’attitude et le geste, mais le ton, la parole, la plume. Il avait le ferme et viril accent de la conviction, sa langue était nette, pleine de nerf, l’image même de sa pensée. On le sentait animé du feu sacré. Dès le premier entretien, un de ses subordonnés écrivait : « Notre nouveau général m’a paru jeune comme la Révolution, robuste comme le peuple… Son regard est fier et étendu comme celui de l’aigle. Espérons, mes amis, qu’il nous conduira comme des Français doivent l’être. » Les armées du Rhin et de la Moselle, conduites par des généraux médiocres, venaient d’éprouver une série de revers. Les lignes de la Lauter avaient été forcées par l’armée prussienne de Brunswick et l’armée autrichienne de Wurmser, Wissembourg et Haguenau pris, l’Alsace envahie ; mais Landau tenait encore. La première tâche de Hoche, c’est de débloquer cette place. Trois semaines lui suffisent pour réorganiser les jeunes troupes qu’une longue suite de revers a cruellement éprouvées. Il se met en marche le 17 novembre, et refoule l’ennemi qui l’attend à Kaiserslautern. Autour de cette petite place, sur des positions que Brunswick a puissamment fortifiées et garnies de ses meilleurs régiments, il engage, le 28 novembre, une bataille qui dura trois jours. Les attaques des Républicains ne peuvent venir à bout de la résistance des Coalisés ; mais l’ennemi était assez fortement entamé pour ne pouvoir troubler la retraite de Hoche, qui s’effectua dans un ordre parfait, et, pour la première fois, le Comité de Salut public donna des éloges à un général battu. Hoche ne pense qu’à travailler sur de nouveaux plans et sur une autre base. Tout en remettant de l’ordre dans ses troupes, il simule une nouvelle attaque sur Kaiserslautern. Quand il sent Brunswick suffisamment fixé sur ce point, il se dirige sur Frœschwiller pour y attaquer l’armée de Wurmser, en liaison avec la gauche de l’armée du Rhin. Mais, cette fois, le terrain est sérieusement étudié, le rôle de chaque colonne déterminé à l’avance, l’appui de l’artillerie organisé, le service des munitions assuré, le moral des troupes est porté au plus haut point : elles crient : « Landau ou la mort ! » La première attaque commence au milieu de décembre, combinée avec une feinte sur Kaiserslautern. Le 22 décembre, des hauteurs de Neuviller, la grosse artillerie des Français crache sur le village de Frœschwiller. Un boulet des Impériaux, qui ripostent vigoureusement, vint couper l’arbre sous lequel Hoche donnait ses ordres et faillit écraser le général. Après s’être dégagé, il continue à donner des ordres tranquillement. Un nouveau boulet tue son cheval entre ses jambes ; il prend la monture d’un dragon de l’escorte. « Ces messieurs, dit-il en riant, voudraient me faire servir dans l’infanterie. » Les premières tranchées sont enlevées, mais une vive résistance nous arrête à l’entrée de Frœschwiller et l’ennemi essaie de mettre en batterie de nouvelles pièces. « Mes amis, cria Hoche, à 600 livres chaque canon », et les Républicains répondant : « Adjugé ! » s’en emparent. Notre cavalerie, tournant Frœschwiller, achève la victoire par une charge brillante. Les lignes de la Molder étaient forcées et tombaient. Le soir même Hoche écrivait : « Demain, je continuerai » ; et il continua. Sans cesse, il parcourt ses bivouacs, surprenant ses lieutenants et ses troupes. Il comptait avant tout sur l’arme blanche. « Lorsque l’épée est courte, disait-il, on fait un pas de plus. » « Rien n’égale la valeur de notre infanterie. » C’est à la baïonnette, que le 26 décembre, il prend d’assaut le Geisberg. Le 27, il prend Wissembourg, et trois jours après, Wurmser et les Impériaux, ne se croyant plus en sûreté sur la rive gauche du Rhin, repassent le fleuve à Philippsbourg, la rage et le désespoir au cœur. Les Prussiens de Brunswick se mettaient à leur tour en retraite jusqu’à Worms et Oppenheim. L’Alsace était reconquise, Landau délivré, le Palatinat envahi jusqu’à Spire. On l’a remarqué, de cette campagne date la véritable guerre de mouvement. Leurs attaques incessantes donnent à nos jeunes troupes l’habitude de la témérité. Leurs chefs attaquent partout sur un très grand front, osant se servir du nombre et choisissant un point essentiel où ils renforcent leurs lignes pour produire l’événement décisif. On a senti qu’à l’armée | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | L’Arrivée du Cortège au Monument de Weissenthurm. | | Dès le 24 décembre, les représentants du peuple aux armées, pour assurer l’unité de commandement, avaient placé sous les ordres de Hoche l’armée du Rhin. Pichegru, qui la commandait, était jaloux de son cadet et avait mal secondé ses efforts dans les batailles de Frœschwiller et du Geisberg. Il intriguait à Paris, s’attribuant le rôle principal dans la délivrance de l’Alsace. Sa froideur, son silence calculé dans les circonstances graves lui permettaient de cacher son irrésolution foncière qui passait pour de la prudence. L’étalage de son civisme et d’un ardent dévouement au Comité de Salut public lui servait beaucoup. Attaqué par Saint-Just et Lebas qui lui reprochaient son indépendance de caractère, Hoche, ce pur républicain, succomba aux coups de son rival qui, lui, traitait avec l’émigration, qui proposait le retour de Louis xviii sur le trône, moyennant l’épée de connétable, un million comptant et le château de Chambord. Le 10 mars, Hoche est remplacé par Jourdan et renvoyé à l’armée d’Italie. Arrêté à Nice, tandis qu’il rejoignait son nouveau poste, il fut transféré à Paris sous bonne escorte et jeté en prison. « Le Comité avait la preuve que Hoche était un traître. » Il fallut la journée du 9 Thermidor pour le délivrer. De cette rude épreuve, qui aurait brisé l’intelligence et le moral de bien d’autres, Hoche devait sortir grandi, l’intelligence mûrie par la réflexion, le tempérament plus maître de soi, les connaissances accrues par l’étude, les manières raffinées par la meilleure société de l’époque. À son corps défendant, il fut nommé au commandement de l’armée des Côtes de Brest et de Cherbourg pendant que Canclaux commandait l’armée de l’Ouest, qui comprenait la Vendée. Dès le début, il a compris que la chouannerie bretonne serait réduite plutôt par le moral que par une action militaire. Dès le début, il traçait ainsi son programme à ses officiers : « Ne person jamais de vue que la politique doit avoir beaucoup de part dans cette guerre. Employons tour à tour l’humanité, la vertu, la probité, la force, la ruse et toujours la dignité qui convient à des républicains. Il faut des prêtres à ces paysans. Laissons-les-leur donc, puisqu’ils en veulent. Beaucoup ont souffert et soupirent après leur retour à la vie agricole. Qu’on leur donne quelques secours pour réparer leur ferme. Quant à ceux qui ont pris l’habitude de la guerre, il faut en faire des légions et les enrôler dans les armées de la République. » Il montrait dans cette tâche une infatigable activité et une inébranlable fermeté d’âme, courant de cantonnement en cantonnement, à la distance de 80 lieues, n’ayant jamais aucun moment de repos. Placé entre les représentants qui voulaient la guerre et ceux qui voulaient la paix, il éprouvait du dégoût sans se refroidir dans son zèle. Il profite de toutes les trêves passagères sans se faire d’illusions sur leur durée, et le débarquement de Quiberon ne le surprit pas. Le deuxième débarquement sur les côtes du Morbihan lui avait donné le commandement de l’armée de l’Ouest. Après quelques opérations heureuses, il désarmait le pays, le réduisant ainsi sans commettre aucune dévastation. En 1795, il eut le commandement de toutes les forces opérant dans l’ouest de la France : 100, 000 hommes, avec pleins pouvoir. La méfiance, tous les soupçons avaient désarmé devant lui. Aussi Stofflet et Charette ne tardèrent-ils pas à être réduits et tout l’ouest de la France pacifié. De ce fait, sur les 100, 000 soldats que Hoche commandait, 50, 000 se trouvaient disponibles. Hoche propose de les diriger contre l’Angleterre, et, avec l’assentiment du Directoire, commencèrent à Brest les préparatifs d’une grande expédition qui avait pour but un débarquement en Irlande. L’escadre française fut séparée par la tempête, ce qui rendit impossible le débarquement dans la baie de Bantry. La frégate qui portait Hoche n’y arriva qu’après le départ du corps de débarquement, et l’échec de cette tentative fit renoncer provisoirement à cette grande entreprise. Il reçut alors le commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse, et sur les instances de Bonaparte qui marchait sur Vienne, le Directoire la porta en avant. C’est du tertre où nous sommes en ce moment que Hoche contempla son armée passant le Rhin. En quatre jours, il remporte les victoires de Neuwied, Ukrath, Altenkirchen, livre cinq combats et fait 35 lieues en avant. Il allait envelopper l’armée de Kray quand lui parvint la nouvelle des préliminaires de Léoben. À ce moment, un vent de réaction mettait en péril les conquêtes de la Révolution. Le Conseil des Cinq-Cents empiétait continuellement sur les attributions du Directoire, violant délibérément la Constitution de l’an iii. La situation se tendait de plus en plus. La question était de savoir si les Directeurs laisseraient le Conseil des Cinq-Cents rétablir la monarchie ou le préviendraient par un coup d’État. Hoche, sondé par Barras, promit son concours. Sous prétexte d’une nouvelle expédition d’Irlande, il dirigea sur Brest 20, 000 hommes qui s’arrêtèrent à hauteur de Paris ; ses dispositions, divulguées par une maladresse de subordonnés, le compromirent devant le Conseil des Cinq-Cents, et ce fut Angereau qui exécuta le coup d’État du 18 Fructidor, qui écarta toute éventualité de restauration. Hoche put alors se donner tout entier à sa tâche d’administrateur militaire des provinces rhénanes. En lui donnant lee commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse, le Directoire lui avait confié en même temps l’administration des territoires occupés par l’armée de Rhin-et-Moselle que commandait Moreau. La gravité de la situation motivait ces dispositions exceptionnelles. En effet, l’administration du pays, confiée à de nombreux fonctionnaires français, était devenue déplorable : l’introduction brutale des lois françaises et l’abus des réquisitions avaient commencé à nous aliéner l’esprit des populations qui nous avaient accueillis comme des libérateurs. Avec un coup d’œil rapide et sûr, Hoche jugea la situation dès son arrivée. Il la signala au Directoire avec son indépendance habituelle : « L’expérience doit nous avoir corrigés de notre manie de vouloir municipaliser l’Europe… On ne devient pas républicain en un jour… Lorsque vous voudrez introduire nos lois dans les pays conquis, ce qui ne sera peut-être qu’à la paix, il sera temps d’y envoyer des commissaires ; comme ils n’auront rien à demander, nul doute qu’ils ne réussissent, s’ils se comportent sagement. » Il obtint l’autorisation de supprimer les administrations existantes et d’en créer une nouvelle infiniment plus simple. Dans la mesure du possible, il rendit aux chefs naturels du pays leurs attributions administratives et judiciaires. L’unité de direction était assurée par une Commission « intermédiaire unique » composée de cinq Français, avec, dans chacun des six districts, un représentant qui contrôlait d’une façon générale l’administration allemande. Réservant entièrement l’avenir, il demandait qu’on fit d’abord l’éducation politique des habitants ; sans « prétendre faire de ce pays une république séparée ou de nouveaux départemnts réunis, nous devons augmenter par tous les moyens qui sont en notre puissance l’esprit de liberté qui commence à germer dans ces contrées ». Sa politique financière, adroite et productrice, consista à se servir des anciens impôts et de l’ancien personnel en le rajeunissant. Au point de vue religieux, il se comporta comme en Vendée. Il rendit au clergé une partie de ses biens et pensionna les curés. En même temps, il exigea le respect de tous les cultes, et obligea le Sénat de Cologne à laisser rouvrir un temple protestant. Malgré quelques préjugés qu’il semble avoir eus contre les juifs, il leur accorda les droits civiques. L’instruction publique fut l’objet de tous ses soins et il rouvrit l’université de Bonn. Une question capitale restait en suspens : quel serait le sort des pays rhénans ? D’après les préliminaires signés à Léoben, le 8 avril 1797, ils devaient être restitués à leurs anciens maîtres, après une occupation militaire qui devait durer jusqu’à la conclusion de la paix définitive. Hoche, qui, antérieurement, avait proposé au Directoire la création d’une république rhénane englobant tous les territoires occupés, reçut les instructions qu’il avait sollicitées et qui paraissaient conformes aux vues du pays. C’était avant tout les tendances des patriotes de 1792, francophiles et révolutionnaires, qui, par les sociétés secrètes, avaient préparé le mouvement en dehors des autorités françaises. Anciens clubistes mayençais chassés de leur patrie par la réaction, professeurs, négociants, employés, artisans, tous étaient très inquiets, très agités à la pensée de voir le pays retomber sous ses anciens maîtres. Le grand mouvement aboutit à la proclamation de la République cisrhénane. Cette proclamation était toute platonique, puisque cette révolution n’était représentée que par un drapeau ; mais, néanmoins, c’est le seul geste par lequel la population put témoigner de sa volonté de ne pas retomber sous la tyrannie que les armées françaises avaient abolie. Pendant que ce mouvement se développait sur les bords du Rhin, le coup d’État du 18 Fructidor avait changé la composition du Directoire, qui donnait dans son sein la majorité aux partisans des frontières naturelles. Des instructions furent envoyées à Hoche : « Le Directoire exécutif a vu avec satisfaction l’élan vers la liberté des habitants de la rive gauche du Rhin. Mais il importe à ces peuples eux-mêmes que vous dirigiez ces élans et que vous les portiez, non à chercher à se former en république particulière…, mais plutôt à solliciter leur prompte réunion à la République française. » Cette annexion se produisit peu après par acclamations. La lettre du Directoire était datée du 16 septembre 1797 ; Hoche ne devait pas la recevoir, car il mourut le 19. Il succomba à un mal mystérieux. Depuis quelque temps, son tempérament excessivement robuste avait accusé quelques traces de lassitude et, sans ralentir son activité dévorante, il avait dit à son médecin : « Donnez-moi un remède contre la fatigue, pourvu que ce ne soit pas le repos. » C’est le 17 septembre que, terrassé par le mal, il s’étendit sur son lit de douleur où il succomba le 19. À Coblence, le drapeau vert, blanc, rouge de la République cisrhénane ombragea son cercueil en même temps que le drapeau français. Son armée lui éleva ce monument qui est, dans sa noble simplicité, digne d’une grande époque et d’un grand homme. Dans sa courte carrière, Hoche eut le temps de déployer ses qualités de soldat et de chef, de citoyen et d’homme d’État. Sa vaste intelligence, sa connaissance des hommes et son caractère intrépide étaient mis au service d’un patriotisme ardent et d’une profonde conviction républicaine. Parmi les héros de la Révolution, son nom brille de l’éclat le plus pur, que n’ont pu obscurcir ni les luttes des partis, ni même la guerre civile. C’est un grand honneur pour une nation, pour une armée, d’avoir de tels hommes. C’est un grand honneur de pouvoir les honorer dignement. Mes amis, nous vivons une grande journée. Hoche est conduit à sa dernière demeure sous le même drapeau tricolore qui l’a vu combattre, sous la même devise immortelle : « République française. Liberté, égalité, fraternité », aux accents des mêmes chants révolutionnaires dont il a fait retentir ces rives ; par des soldats, dignes fils des siens, conduits par des chefs qui s’efforcent de marcher sur ses traces, par la France enfin qui tressaille, se sentant ici redevenue la grande nation. Et ce monument prend aujourd’hui toute sa portée historique : la Statue de Kléber, le Cénotaphe de Marceau, le Tombeau de Hoche montent la garde du Rhin. » Sur cette péroraison impressionnante, le général, après s’être incliné vers le cercueil de celui dont il vient de faire revivre la grande figure, se dirige vers le maréchal Foch qui lui serre la main. Alors, M. le marquis des Roys, qui a eu l’honneur de prendre part à l’épopée vécue par nos armées et porte encore la tenue de commandant d’infanterie, se détache du groupe des membres de sa famille qui sont auprès de lui, parmi lesquels son jeune fils. Minute rare quand on songe, en écoutant le marquis des Roys, à la filiation qui le rattache au héros dont les restes sont là, tout près de nous, et dont l’âme plane au-dessus de nos têtes découvertes et inclinées sous un sentiment de respectueux recueillement. L’arrière-petit-fils de Hoche s’exprime en ces termes, que nous devons à son obligeance de pouvoir reproduire :  « Monsieur le Maréchal, C’est avec une vive émotion que nous venons d’assister à cette patriotique cérémonie, présidée par notre généralissime, et d’entendre prononcer l’éloge de notre aïeul par M. le général Mangin, commandant de la xᵉ armée, et par M. le Maire de Versailles, | xᵉ Armée. | | Service photographique. | | | Avant le Défilé des Troupes. Au premier plan, de gauche à droite : Le général Fayolle, le maréchal Foch, le général Mangin. | | pâlir devant tant de gloires accumulées en quelques mois par une pléiade de généraux telle qu’on n’en vit pas durant un siècle, que ces généraux eux-mêmes ont voulu, par leur parole ou leur présence, rendre hommage à leur ancêtre militaire, comblant par là même d’honneur ceux qui tiennent par le sang au héros célébré en ce jour. Au nom des miens, en mon nom personnel, je vous prie, Monsieur le Maréchal, je prie tous les illustres chefs ici rassemblés, Messieurs les membres de la délégation de Versailles, Monsieur l’Aumônier qui a récité les dernières prières et les valeureuses troupes qui, par leur présence, ont augmenté l’éclat de la journée, d’agréer l’expression de notre profonde gratitude et de notre éternelle reconnaissance. » C’en est fini des discours. Au bruit des paroles qui ont célébré comme il convenait le grand ancêtre va succéder celui qui a tant de fois fait tressaillir le cœur du grand soldat : les fanfares allègres, le cliquetis des armes, le rythme cadencé des pas qui décèlent une troupe en marche. Et ce sont nos soldats ! ils sont là, dans leur belle prestance, sous leurs capotes horizon et coiffés de leur bourguignotte, désormais inséparable de l’image du poilu. La foule s’est rangée pour dégager l’espace où apparaît le cercueil du grand capitaine, que surmontent les drapeaux, et où se dresse le maréchal Foch. Et à ces accents entraînants de nos pas redoublés, les fantassins du 144ᵉ défilent : tout dans leur fière allure montre qu’ils ont compris et sont à l’unisson de la grande solennité de ce jour. Et ils passent, suivis des Américains, qui se sont associés aujourd’hui à cette cérémonie toute patriotique comme ils ont partagé nos épreuves au cours de la guerre. Et sur l’étroit chemin par lequel elles passent en longeant le tertre funéraire, les troupes sont suivies des regards d’une partie de la population massée là pour assister au spectacle : bambins pour la plupart, mais bambins qui seront des hommes dans une dizaine d’année. Faut-il espérer qu’à cette époque, la nation de proie dont ils sont l’espoir aura limé ses crocs et ses griffes, et se contentera, dans la Société des Nations, de la place à laquelle lui donneront droit son labeur et son activité. La dernière unité a défilé ; un colloque très court, quelques mots à peine, s’échangent entre le général Mangin et le maréchal Foch ; puis ce dernier écarte brusquement les quelques personnes de son voisinage, se place sur le bord du tertre, tire son épée, fait face à la musique qui est encore à la place qu’elle occupait pendant le défilé, et commande d’une voix forte : « Garde à vous, ouvrez le ban ! » Tout le monde a compris, et au milieu du profond silence s’élèvent, prononcé par le maréchal, les paroles par lesquelles ont admet dans la Légion d’honneur. Et à quelques pas du cercueil de Hoche, devant les troupes alliées et la foule émue, le maréchal attache sur le sein gauche du général Mangin la plaque de grand-croix, frappe ses deux épaules du plat de son épée, et ces deux grands chefs se donnent l’accolade. Toujours belle, parce qu’elle est empreinte d’un cérémonial de haut idéal, la cérémonie prenait ici un caractère encore plus auguste : elle mettait dignement le point final à une journée qui n’avait été pour nous qu’un tissu de fortes et patriotiques émotions. Enfin, accompagné seulement de quelques-uns des assistants, le corps du général Hoche est religieusement porté dans le caveau qui est sous la pyramide, pour être déposé dans un sarcophage très simple. Le corridor d’accès fort étroit laisse place à peine à deux personnes, le caveau est complètement dans l’obscurité ; cependant, à la lueur d’un papier enflammé, il nous est possible de distinguer le monument où va désormais reposer notre glorieux concitoyen. On se retire ; nous pouvons saluer le maréchal Foch, le général Mangin et sa famille dont nous avons été les hôtes, voir une dernière fois passer devant nous le drapeau du 141ᵉ et nous, regagnons Coblence, emportant l’impression profonde d’une des belles journées de notre vie de Français et de soldat. Nos deux caravanes, versaillaise et chartraine, se rassemblent au siège de la Commission interalliée, où elles retrouvent les bagages très aimablement amenés de Mayence dans la matinée. L’Hôtel Métropole nous abritera tous pour le repas du soir et la nuit. Nos chambres y avaient été requises, ce qui n’était pas pour faire monter la température de l’accueil qui nous y fut fait. Je pus constater que le service de ma chambre se réduisit au néant. Au restaurant, nous eûmes à quatre un dîner de menu con vennable dont l’addition, s’élevant à 63 marks, pourrait nous faire accuser de prodigalité, si l’on ne songeait que le mark était alors au cours de 0 fr. 40, ce qui ramenait notre festin à des proportions raisonnables. Levés à 6 heures, avec accompagnement du tonnerre d’un gros orage, nous constatons avec peine qu’il va nous falloir, à une heure où les moyens de transport font encore défaut, faire à pied, sous la pluie, avec nos sacs, le chemin assez long qui nous sépare de la gare. Nous la trouvons encombrée de voyageurs arrivant par les premiers trains, petits ouvriers, petits employés venant à leur besogne quotidienne. Tout ce monde se déverse à flots et nous submerge. Nous avons heureusement pour nous rallier une petite pancarte tricolore qui marque la logette où se tient, assisté de deux poilus horizon comme lui, un sergent qui représente la Commission mixte de gare interalliée. Se conformant aux ordres qui lui ont été donnés la veille au soir, ce sous-officier nous fait passer sous les yeux d’un contrôleur allemand qui se borne à nous compter, et nous prenons place dans un wagon spécialement réservé pour notre caravane de vingt voyageurs. Et en route pour Metz, par la vallée de la Moselle, dont la voie ferrée suit ou contourne les méandres. L’horaire se prête complaisamment à un arrêt à Trèves, que nous mettons à profit pour visiter rapidement cette antique cité. Après avoir contemplé la « Porta Nigra », ruine romaine d’imposante allure, nous pouvons constater que la cathédrale, une des plus vieilles églises d’Allemagne, n’a pu que souffrir dans son architecture intérieure des transformations successives que les hommes lui ont fait subir. Un cloître, qui la touche, abrite pour l’instant un lot de jeunes gretchen qui se livrent gentiment aux douceurs de l’aquarelle et que notre flot de visiteurs a l’air d’effarer un peu. Un coup d’œil à l’église gothique de Notre-Dame, et nous allons déjeuner de façon très satisfaisante dans un restaurant voisin d’un marché qui n’a pas l’air de souffrir de la disette et que surveille un garde urbain dont le casque à pointe nous salue cérémonieusement. Le train nous reprend pour nous déposer à Metz, sauf quelques-uns qui, désireux de retrouver des souvenirs d’enfance, se sont arrêtés à Thionville et n’arriveront à Metz qu’une heure après le gros de la caravane. Depuis Sierk, nous étions de nouveau en France, et la gare de Metz est maintenant pour nous une gare française. Si elle a conservé ses vastes proportions qui en rendent l’exploitation large et facile, elle a aussi conservé son architecture massive, avec ses prétentions à un monument plus ou moins gallo-romain, on ne sait, qui est bien ce que l’on peut imaginer de plus lourd et de moins approprié à sa destination. Notre première visite nous porte vers la place d’Armes, où se dresse la statue de ce roturier Fabert, dont Louis xiv sut faire un maréchal de France. La Cathédrale, l’Hôtel de Ville, l’hôtel du gouverneur font à cette place un cadre harmonieux, et nous imaginons le spectacle qu’elle dut offrir, les acclamations dont elle dut retentir, en ces belles journées de décembre 1918 où la France vint y serrer sur son cœur la Lorraine retrouvée et reprise. Pour moi, que les circonstances avaient conduit à Metz le 26 juillet 1914, je m’attache à remettre mes pas dans l’itinéraire parcouru en cette journée qui était le dernier dimanche avant celui du 2 août, jour de la mobilisation. Je reprends cette rue Serpenoise que j’avais vue encombrée de militaires allemands de tout grade, circulant avec animation dans leur tenue du dimanche aux couleurs variées, rassemblés par groupes devant les vitrines des magasins pour y lire et commenter les dernières nouvelles. Je reconnais le petit magasin où j’avais pris un chocolat, servi avec des allurers qui m’avaient paru quelque peu françaises ; mais alors on ne pouvait pas s livrer à des épanchements ni à des confidences qui n’auraient pas été sans danger. Et maintenant, quelques pas plus loin, nous voici sur l’Esplanade. Si nous y croisons des uniformes, ils sont des nôtres, et si la porte de notre ancienne École d’application, qui a vu passer tant de nos officiers d’artillerie et du génie, est gardée militairement, ce sont nos « diables bleus » qui fournissent le poste. Nous saluons au passage l’intrépide Ney, toujours fièrement campé avec son fusil dans la main droite ; mais nous ne retrouvons plus à l’extrémité de la terrasse, pour contempler le riant et doux paysage au travers duquel la Moselle déroule lentement le cours limpide de ses eaux claires, l’empereur Guillaume Iᵉʳ. Il a quitté son piédestal et sa chute a encore laissé quelques traces sur le socle qu’il surmontait si superbement du haut de son cheval. Et c’est de là haut un gigantesque poilu, largement conçu et carrément planté, qui affirme en un geste énergique ces mots : « On les a ! » inscrits dans le cartouche où était le nom de l’Empereur déchu. Et dans le voisinage, veuf aussi de sa statue, le socle qui portait Frédéric-Charles, le Prince Rouge, l’heureux bénéficiaire de la capitulation du 28 octobre 1870. L’heure ne nous permet pas de prolonger une visite qui, bien que courte, n’aura pas été sans nous causer de la joie. Après un dîner au Grand Hôtel, nous sommes à la gare à 8 h. 30, où nous n’arrivons pas, sans quelque peine, à obtenir des places qui nous avaient été cependant réservées. Le lendemain, en gare de l’Est, après s’être félicitées des circonstances qui, pendant quatre jours, les ont rapprochées dans une commémoration patriotique de deux des plus illustres enfants de leurs cités, les délégations de Versailles et de Chartres se séparent. L’impression qu’elles devaient conserver du voyage qu’elles venaient d’accomplir ne pouvait être mieux traduite que par la lettre adressée, le 12 juillet, par le maire de Versailles au général Mangin. « Au moment, dirait M. le Maire, où la délégation qui a assisté à la cérémonie de Weissenthurm vient de rentrer à Versailles, je tiens à vous exprimer toute la reconnaissance de mes compagnons de voyage et de moi-même. Nous avons été extrêmement touchés de l’hospitalité si gracieuse que vous nous avez offerte les 6 et 7 juillet derniers. Quant à la cérémonie en elle-même, elle constituera pour chacun de nous une des plus grandes journées, sinon la plu grande journée, dont nous aimerons à nous souvenir. La présence sur les bords du Rhin des restes de notre immortel concitoyen le général Hoche, à côté des plus illustres vainqueur de la Grande Guerre, nous a procuré des émotions que je me sens impuissant à traduire. Nous vous serons toujours infiniment reconnaissants de nous avoir permis de jouir de ce spectacle inoubliable, et la ville de Versailles ne pouvait pas rêver un plus bel hommage pour son illustre enfant. » Il semblerait qu’après la cérémonie du 7 juillet, nous ayons atteint le point culminant du culte que nous avons voué au général Hoche. Cependant, il nous reste encore un devoir à remplir. Dans la lettre qu’il adressait au maire de Versailles, à la date du 29 juin, le général Mangin disait avoir été avisé par un des professeurs de notre lycée de la présence au château de Versailles de bas-reliefs destinés au monument de Weissenthurm ; et il ajoutait : « Il serait fort intéressant de pouvoir remettre sur le monument soit les bas-reliefs eux-mêmes, soit des reproductions, si l’on tient à conserver l’œuvre originale à Versailles. Le Conseil municipal de Versailles ne pourrait-il étudier cette question ? » Voilà le problème posé. Les données en sont certaines. D’une part, nous avons pu constater nous-mêmes, sur les quatre faces du socle sur lequel repose la pyramide de Weissenthurm, l’existence des quatre panneaux en creux qui manifestement sont taillés à la demande de bas-reliefs. Quant aux bas-reliefs, il nous est permis de les contempler chaque jour, et le maréchal Foch a pu les contempler lui-même en sortant de cette belle galerie des Batailles où, le 12 juillet dernier, lui fut solennellement offert l’hommage de reconnaissance des habitants de Seine-et-Oise. Ils sont, en effet, dans l’escalier qui conduit à cette salle, et nous empruntons au journal Excelsior les détails qu’il donne à leur sujet, en numéro du 12 juillet dernier. Commandés au bon sculpteur Boizot, ils ont été achevés et exposés au Louvre en 1800 ; les sujets qu’ils représentent sont : Hoche commandant l’assaut de Wissembourg, Hoche à Quiberon, Hoche pacificateur de la Vendée, Hoche au combat de Neuwied. Ils n’ont jamais pris le chemin du monument de Weissenthurm : on les croyait perdus, lorsqu’ils furent retrouvés il y a quelques années par MM. de Nolhac et E. Bourgeois, dans les réserves du Musée de Versailles. Et le journal se demande pourquoi des copies en bronze de ces morceaux n’iraient-elles pas compléter le monument de Weissenthurm ? Il nous appartient de répondre, et il serait à souhaiter que la réponse ne se fit pas trop longtemps attendre pour que ceux qui auront l’honneur d’apporter un nouveau témoignage de notre souvenir au héros qui « monte la garde au Rhin », trouvent encore auprès de lui de belles troupes françaises pour lui rendre les honneurs. Pourquoi faut-ils que les engins rudes et formidables qui vomissent aujourd’hui la mort, avec leurs projectiles méphitiques, ne soient plus ces canons aux formes élégantes, aux ornements artistiques, aux inscriptions décoratives, qui, comme le disait le général Lefebvre en 1797, lançaient la « foudre guerrière » par leur âme de bronze ? Quelle belle revanche du sort si le tombeau de Hoche avait pu être orné par les trophées de l’armée de Mangin ! En essayant de rendre compte des quatre journées que nous avons passées en Alsace-Lorraine et aux pays rhénans, nous n’avons pas eu la prétention d’apporter une contribution à l’étude de problème dont se préoccupe en ce moment l’opinion publique. Nous avons voulu simplement en retracer la physionomie et fixer les impressions ressenties au cours de notre rapide voyage. Peut-être trouvera-t-on qu’elles sont trop uniquement empreintes d’une allégresse victorieuse. On nous le pardonnera, j’espère, quand on se rappellera que celui qui a écrit ces lignes est né à la vie militaire en 1870, qu’il a passé quarante années dans l’armée à attendre les jours de réparation, et que ce sont ces jours-là qu’il vient de vivre, dans l’ivresse de son rêve réalisé. Novembre 1919. * ↑ Nous l’empruntons à Rousselin de Saint-Albin, le premier biographe de Hoche, cité par le capitaine breveté Ernest Cunéo d’Ornano, à la page 345 de son ouvrage Hoche, édité en 1892, par la Librairie militaire Beaudoin et Cⁱᵉ, 30, rue et passage Dauphine, à Paris. * ↑ Rappelons que Hoche avait alors sous ses ordres les généraux Lefebvre, Richepanse, Grenier, Ney, d’Hautpoul, Championnet, Klein, Cllaud, Watrin. * ↑ Depuis le 23 avril 1797, les hostilités avaient été suspendues et une ligne de démarcation établie entre les armées. Les victoires de l’armée d’Italie sous Bonaparte, qui avait imposé à l’Autriche les préliminaires de Léoben, avaient arrêté dans son mouvement vers le Danube l’armée de Sambre-et-Meuse. * ↑ ᵉᵗ Hoche, du capitaine E. Cunéo d’Ornano, page. 346. * ↑ Il a été reconnu que cette allégation, empruntée à divers documents, était inexacte, car le procès-verbal rédigé le 3 juin 1919, à la suite de l’ouverture du cercueil, par ordre de l’autorité militaire française mentionne bien que l’on a retrouvé des ossements. Voir le procès-verbal annexé au présent travail. * ↑ Ce cimetière, situé sur le Pétersberg, a reçu en 1870-71 plus de 600 de nos prisonniers de guerre internés à Coblence. * ↑ Cet hôtel, situé, 9, quai Kléber, a été construit en 1855 par un architecte de Paris pour un riche commerçant de Strasbourg. Il a été malheureusement agrandi par les Allemands. Il serait destiné à être la résidence du recteur de l’Université. * ↑ Ces tableaux, qui sont des copies datées de 1832 à 1855, sont au nombre de 24, dont 3 sont à la résidence du commissaire général (ancienne Préfecture du Bas-Rhin et ancien hôtel du Statthalter), 7 à celle du général Gouraud, commandant la ivᵉ armée (ancien hôtel de la division française et du commandant de corps d’armée allemand), et 9 à celle du gouverneur militaire de Strasbourg (ancien hôtel du secrétaire d’État d’Alsace-Lorraine). — Renseignement fournis par M. le général Hirschauer.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Bruckner--01
Antoine Bruckner/01
# Antoine Bruckner/01 ## ANTOINE BRUCKNER Un des grands compositeurs contemporains, Antoine Bruckner, vient de succomber subitement, à Vienne, dans l’après-midi du 11 octobre, aux suites d’une grave maladie de cœur qui le torturait depuis quelques années déjà. La mort a été plus clémente pour le vieux musicien que sa longue vie ; elle l’a cueilli sans aucune souffrance, presque sans aucun avertissement. La veille de sa mort, Bruckner avait encore fait une promenade dans le beau jardin français qui entoure le palais impérial du Belvédère, dans les communs duquel la fille de l’empereur, l’archiduchesse Marie-Valérie, lui avait fait installer une délicieuse demeure. Et le jour même de sa mort il s’était encore levé comme d’habitude, et avait médité longuement dans le fauteuil de son cabinet, d’où il jouissait d’une vue superbe. Dans l’après-midi il s’était couché et avait demandé une tasse de thé ; après en avoir bu la moitié, il retomba sur son lit, soupira profondément et ne se réveilla plus. La carrière de Bruckner a été des plus singulières et des moins heureuses. Il était né le 4 septembre 1824 à Ansfelden, village de la Haute-Autriche où son père était maître d’école. À l’âge de onze ans il était orphelin et recueilli, comme enfant de chœur, par le chapitre de l’abbaye de Saint-Florian (Haute-Autriche), où il reçut une forte éducation musicale. À dix-sept ans on le plaça comme aide du maître d’école de Windhag (Haute-Autriche) avec cent sous d’appointements mensuels. Pour exister, le jeune musicien fut obligé de faire aussi fonction de ménétrier ; aux noces et fêtes patronales des environs de son village il raclait souvent du violon pendant des nuits entières. Un hasard heureux le fit remarquer par Sechter, un célèbre théoricien de l’art musical, qui découvrit en Bruckner, devenu organiste à Saint-Florian, une âme d’artiste et lui prodigua ses conseils. Après le dernier examen de Bruckner, un de ses examinateurs, le compositeur et chef d’orchestre Herbeck, qui devint plus tard directeur de l’Opéra impérial de Vienne, s’exclama : Mais ce garçon en sait dix fois autant que moi ! et lui procura la place de suppléant d’organiste à la chapelle impériale, dont il devint plus tard le titulaire. Peu de temps après cette bonne fortune il fut nommé professeur de contrepoint, d’harmonie et d’orgue au Conservatoire de Vienne et professeur de composition musicale à l’Université de cette ville. Il remplit ces fonctions presque jusqu’à l’âge de soixante-dix ans. À cet âge avancé, l’empereur François-Joseph le décora, l’Université de Vienne lui conféra le titre de docteur honoris causa et la Diète de la Haute-Autriche lui octroya une pension décente. Ses dernières années furent donc relativement heureuses ; il paraît même que, célibataire, il a pu économiser une trentaine de mille francs qu’il a légués à ses collatéraux et à la vieille bonne qui l’avait soigné jusqu’à la fin. Pendant longtemps on ne parla de Bruckner que comme organiste. Sa connaissance profonde du contrepoint et du répertoire de l’orgue et sa faculté prodigieuse d’improvisation sur cet instrument ont toujours émerveillé ses confrères. À Paris, à Londres et à Nancy il avait excité l’admiration des connaisseurs par ses improvisations et la puissance de son jeu ; en Allemagne, on n’hésita pas à dire que Bruckner était le plus grand organiste que le monde avait vu depuis J.-S. Bach. Mais le public ignora longtemps que Bruckner était un compositeur infatigable, qui amassait dans ses cartons des partitions qu’il ne réussissait pas à faire jouer. Il est vrai qu’il avait obtenu, en 1864, un prix pour un chœur à voix d’hommes et qu’il pouvait jouer à Saint-Florian sa propre musique sacrée, surtout sa messe en ré mineur ; mais déjà, en 1865, Bruckner avait composé sa première symphonie, en ut mineur. En 1868 il la fit jouer à Linz ; l’exécution en fut tellement défectueuse que Bruckner profondément découragé ne travailla plus pendant quelque temps. Il sortit de cet état d’abattement pour composer sa célèbre messe en fa mineur. En 1872 sa deuxième symphonie fut refusée par l’Orchestre philharmonique de Vienne, qui déclara simplement qu’on ne pouvait pas la jouer. Mais, en 1873, à l’occasion de l’Exposition universelle, le même orchestre l’exécuta avec un succès marqué, et on apprit alors que Vienne hébergeait un grand compositeur « ce dont on ne s’était guère douté ». La troisième symphonie était dédiée à Richard Wagner, qui avait pressenti le génie de Bruckner dès 1872, lorsque le futur maître de Bayreuth dirigea à Vienne un mémorable concert, où il fit jouer des fragments inédits de l’Anneau du Nibelung. Cette symphonie eut un grand succès en Allemagne ; mais les œuvres suivantes de Bruckner se heurtèrent de nouveau à l’indifférence et aussi au mauvais vouloir des musiciens. Son plus grand triomphe comme compositeur, Bruckner l’obtint avec l’exécution de sa septième symphonie, en 1885, par Nikisch à Leipzig, et par Lévi à Munich. Dans la capitale autrichienne, Hans Richter, grand admirateur de Bruckner, n’avait jamais cessé de jouer ses œuvres, mais leur succès y fut plus contesté qu’ailleurs malgré les efforts de ses partisans. À Vienne, Bruckner par suite de son admiration avérée pour le maître de Bayreuth, passait pour un « wagnérien » forcené, et cela suffisait à une notable fraction du public pour battre froid au compositeur. Bruckner, qui n’a connu la gloire que pendant les quinze dernières années de sa vie, laisse une œuvre considérable. Il paraît même que le dernier mouvement de sa neuvième symphonie, qu’il a dédiée, dans sa profonde religiosité, au bon Dieu, est à peu près achevé ; dans son testament, il avait ordonné que son Te Deum devrait terminer cette neuvième symphonie, s’il ne parvenait pas à en écrire le dernier morceau. Le moment n’est pas encore venu pour dire le dernier mot sur ce compositeur si richement doué et si fécond, qui aurait pu devenir sous tous les rapports le successeur de Beethoven, si ses origines et les destinées de la moitié de sa vie avaient été plus propices à son développement. Il aurait alors sans doute pu acquérir le sens critique et la pondération qui font quelquefois défaut à ses compositions, trop touffues pour être accessibles à tous et pour être universellement appréciées. Rien n’égalait d’ailleurs le manque de savoir-faire, l’ignorance du monde et la maladresse irrémédiable de Bruckner, si ce n’est sa modestie touchante et la sérénité presque enfantine de son âme. Cet homme puissamment bâti, au masque de césar romain, aux yeux clairs reflétant la candeur et la bonté autant que les lueurs du génie, était timide et embarrassé comme un enfant quand le public l’acclamait et quand il fallait se montrer dans une salle de concert sur l’estrade d’un orchestre. Sa grande figure, d’aspect monacal, faisait alors penser à la surprise d’un humble moine auquel on apporterait dans sa cellule la pourpre cardinalice. Bruckner, qui va dormir à jamais dans l’église abbatiale de Saint-Florian, au-dessous de l’orgue qu’il a si souvent fait retentir, survivra sans doute comme compositeur ; sa gloire posthume sera même, croyons-nous, plus répandue et moins contestée que celle même qui, de son vivant, a adouci les amertumes de sa vie si longtemps contristée.
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Antoine Bruckner/02
# Antoine Bruckner/02 ## NÉCROLOGIE Antoine Bruckner, le célèbre compositeur viennois dont nous avons annoncé la mort, a eu à ses obsèques des honneurs extraordinaires. À Vienne le bourgmestre lui a consacré un panégyrique en pleine séance du conseil municipal, et le conseil a voté les frais de l’enterrement. Le Conservatoire a fait flotter, en signe de deuil, un drapeau noir au sommet du monument. La maison mortuaire, au palais impérial du Belvédère, avait été décorée, par ordre de l’empereur, de fleurs et de plantes provenant des serres impériales : la société Richard Wagner, les orphéons Wiener Maennergesang-Verein et Schubertbund, l’orchestre philharmonique, les étudiants de l’Université de Vienne et plusieurs sociétés musicales de province avaient fait déposer des couronnes par des députations. Le corbillard, tout couvert de fleurs et de couronnes et attelé de six chevaux noirs, transporta le corps à l’église Saint-Charles-Borromée, accompagné par la famille des représentants du gouvernement, de l’Université, du Conservatoire, du conseil municipal, de la surintendance générale des théâtres impériaux, de l’Opéra-Impérial, des sociétés musicales, de tous les théâtres viennois, ainsi que par les plus notables compositeurs et musiciens de la capitale autrichienne. Les sociétés chorales ont chanté dans l’église un Libera et le beau chœur de Schubert : Dors en paix ; Hans Richter a fait finalement exécuter par des artistes de l’orchestre philharmonique la musique funèbre intercalée dans l’adagio de la septième symphonie de Bruckner, qui produisit dans la vaste église un effet grandiose. Après le service à l’église Saint-Charles, l’enterrement a eu lieu à l’église abbatiale de Saint-Florian (Haute-Autriche), où de grands honneurs ont été rendus à l’ancien organiste de cette église par l’abbé et les religieux, ainsi que par tout le clergé du diocèse. Plus de cinquante curés de la Haute-Autriche assistaient à la solennité. Le corps de Bruckner, qui a été conservé par les soins d’un de ses amis, repose dans un splendide cercueil en cuivre qui restera exposé, selon les dernières volontés du défunt, sous l’orgue de l’église abbatiale. Promesse en avait été faite à l’artiste de son vivant. Les parutions autographes de ses œuvres principales, de ses neuf symphonies, de ses trois grandes messes, de son fameux quintette, du Te Deum, du psaume 156 et du chœur Heligoland sont léguées à la bibliothèque impériale de Vienne. C’est ainsi que Bruckner a royalement payé l’hospitalité que l’empereur accorda à l’artiste pendant les dernières années de sa vie.
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Dictionnaire de théologie catholique/GRATIEN I. Vie et œuvre
# Dictionnaire de théologie catholique/GRATIEN I. Vie et œuvre 1. GRATIEN. On étudiera successivement : 1° la vie et l’œuvre de ce canoniste ; 2° la théologie dans les sources où il a puisé et chez les glossateurs de son Décret. I. GRATIEN. VIE ET ŒUVRE. I. Vie. Gratien est le nom d’un moine bolonais du mi siècle rendu célèbre par la compilation canonique qui porte le nom de Decrelum Gratiani, le Décret de Gratien. Nous sommes peu renseignés sur sa personne. Où était-il né ? Peutêtre à Chiusi, en Toscane, comme l’affirme, au siècle suivant, Martinus Polonus dans sa Chronique, mais sans donner de référence. Nous ignorons totalement l’année de sa naissance, le nom et la situation de ses parents, car il faut renvoyer aux légendes le récit qui circula au moyen âge et qui faisait de Gratien, de Pierre Lombard, l’auteur des Sentences, et de Pierre Coine tor, l’auteur de VHistoria scolastica, trois frères adultérins. Cette légende, dont on trouve trace dans un passage des Flores temporum, œuvre d’un frère mineur de la lin du xiir siècle, ne repose que sur l’imagination. Il était italien, moine camaldule au couvent des Saints-Nabor-et-Félix à Bologne, où il enseigna le droit. D’où venait-il ? Quelle avait été jusque-là sa vie ? Nous l’ignorons. On ne sait pas davantage sur quoi repose l’affirmation qu’il serait devenu évêque de Chiusi. Nulle part on ne le voit nommé autrement que Magister Gratianus, sans aucun qualificatif qui laisse deviner un clerc revêtu de l’épiscopat. Nous ignorons aussi l’époque de sa mort, sinon qu’elle dut arriver certainement avant le IIIᵉ concile de Latran (5 mars 1179). En effet, la Summa Parisiensis du manuscrit de Bamberg, et celle de Simon de Bisignano, deux commentaires du Décret de Gratien, compilés avant le IIIᵉ concile de Latran, parlent de Gratien comme d’un mort ; peut-être même sa mort est-elle plus ancienne, car dans la Summa ou Stroma de son disciple Roland Bandinelli, qui fut écrite avant que Roland ne devînt pape, en 1159, sous le nom d’Alexandre III, nulle part on ne laisse penser que Gratien soit à cette époque encore vivant. II. Œuvre. Si la personne est peu connue, l’œuvre l’est au contraire beaucoup, et son authenticité n’a jamais été et ne peut pas être révoquée en doute, étant affirmée dès les origines par les contemporains. Elle a pour titre : Concordanlia (ou Concordia ) diseordanlium canonum. Ce titre lui a-t-il été donné par Gratien lui-même ? On ne peut l’affirmer avec une entière certitude ; toutefois l’affirmation ne serait pas improbable, car la Summa Ru fini, commentaire qui parut vers 1165, peu de temps donc après la mort de Gratien, attribue au compilateur de la collection le choix de ce titre : … universo operi titulum præscribit discordaktium canonum concor D1A.V, cf..1. Fr. von Sehultc, Gcschichte der Qui lien und der Lilcratur des canonischen Rcchls, t. i, p. 250, et, avant Rufin, Roland fait indubitablement allusion à ce titre quand il dit : Cum ergo de negotiis ccclesiaslicis concoroia canonum a gai ; Gratien lui-même semble l’indiquer en divers endroits de son œuvre, par exemple, dans ce dictum après le c. 24, dist. L, quomodo igitur hujusmodi aucloriiatum dissonantia ad concordiam revocari valeat, et la Summa Lipsiensis, qui daterait d’environ 1186, écrit plus clair encore : unde non sine ralione lilulus tali operi inscribitur : INCIPIT CONCORBIA DISCORDANTIUM CANONUM. Quant au litre Decrelum Graliani, qui est le plus employé, c’est le titre courant donné dès la fin du xiiᵉ siècle par les commentateurs et les écrivains, peut-être en souvenir du Decrelum d’Yves de Chartres et du Decrelum de Burchard que le volume de Gratien était destiné à remplacer. On le nomma aussi Décréta, Corpus Decrelorum, Liber canonum, voire Corpus juris, si bien que les textes que les collections postérieures, même les collections officielles, apportèrent, furent déclarés extra (Corpus deerctorum ou juris) vaaanles. Gratien, ce fut pendant un laps de temps assez considérable, jusqu’à l’apparition de la collection des Décrétales de Grégoire IX, le Droit. Qu’est-ce au juste que ce Decretum ? Nous l’avons nommé jusqu’ici une compilation. C’est plus et mieux. Ce n’est pas une pure et simple collection de décrets comme les siècles précédents en avaient connu beaucoup. Non seulement, comme ces compilations antérieures, il comprenait le plus grand nombre possible de textes des Pères, décrets des conciles et des papes, qui formaient la base du droit canonique ; non seulement, comme les plus récentes de ces collections antérieures, il avait réparti ces textes non par ordre chronologique, mais par matières, réunissant les décisions sous certains titres systématiques ; ce par quoi le Decrelum se distinguait de toutes les collections précédentes, c’est qu’il était en même temps un traité de science canonique. Gratien ne se bornait pas à mettre bout à bout les textes parfois contradictoires : il s’efforçait de les accorder, solverc conlrarictates, d’établir des solutions, par des observations d’ordinaire très brèves qui portent le plus souvent le nom de dicta Gratia.nL Sans doute l’exposé exprès du Maître est réduit au strict minimum, mais il existe ; chacune de ses questions ou de ses distinctions est une thèse, chacune des causæ de la seconde partie est un vrai cas, une vraie espèce juridique que Gratien se donne à résoudre. Le but didactique de l’ouvrage en ressort avec la plus incontestable évidence. Le Dccretum, on vient de le dire, se divise en plusieurs parties. La I rc se subdivise à son tour en cent une distinctions (c’est le nom de chaque section) comprenant un plus ou moins grand nombre de canons ou textes séparés, qui se pourraient répartir sous deux chefs, les vingt premières distinctions formant un traité général De jure naturæ et conslitulionis terminé par une étude sur les sources écrites du droit : conciles, décrétâtes pontificales : les quatre-vingt-un autres un traité des ordinands ou De clericis. La IIᵉ partie est divisée en trente-six causæ, dont chacune pourrait former un tout sous un titre particulier, comme causa simoniacorum, tractatus conjugii, etc. ; chaque cause est subdivisée en questions réunissant chacune plusieurs canons. Une de ces questions, la 111ᵉ de la cause XXXIII forme un traité de la pénitence en 7 distinctions. Enfin la IIIᵉ partie, divisée en 5 distinctions, traite des sacrements et des sacramentaux. On cite les textes delà I re partie en indiquant le numéro du canon en chiffres arabes et celui de la distinction en chiffres romains : cf. ci-dessus c. 24, dist. (ou D.) L ; ceux de la IIᵉ, en indiquant le numéro du canon en chiffres arabes, celui de la cause en chiffres romains, celui de la question de nouveau en chiffres romains, par exemple, c. 4, C. (ou Caus.) III q. (ou qusest.) ii, ce qui veut dire le canon 4 de la cause IIIᵉ, question nᵉ, dans la IIᵉ partie du Décret. La section spéciale De pœnitenlia dans cette partie est citée fort brièvement, parce qu’il n’y a aucun danger de confusion : on écrira ainsi c. 24, D. IV, De pœnit., ce qui signifie le c. 24 de la distinction IV dans le traité De psenitenlia qui forme la mᵉ question de la cause XXXIII. Ceux de la IIIᵉ partie sont cités comme dans la I re, avec l’addition des mots De consecralione ou De cons., parce que la I re distinction traite en commençant de la consécration des églises. Ces divisions n’ont pas toutes Gratien pour auteur. La division de la I re partie en deux sections paraît bien être de lui, mais non la répartition en cent une distinctions : une preuve sérieuse en est le l’ait que toute la distinction LXXIII est une palea, c’est-à-dire qu’elle est postérieure à Gratien. C’est au contraire à Gratien lui-même qu’on devrait la division de la IIᵉ partie en trente-six causes : on ne peut lui attribuer la subdivision de chaque cause en questions ni en particulier celle de la caus. XXXIII, q.m, De pwnitentia. On ne peut même affirmer comme indubitable que la IIIᵉ partie ait été séparée par Gratien, car maintes fois les manuscrits la désignent sous la dénomination de cause XXXVII. On ne peut non plus attribuer à Gratien le sectionnement de tous les canons, le dénombrement de ces canons n’étant pas le même dans les manuscrits et dans les éditions imprimées. Em. Friedberg, dans les prolégomènes de son édition de Gratien, déclare, en effet, que la I re partie du Décret compte huit cent quatre-vingt-dix c. dans les manuscrits et neuf cent soixante-treize dans les éditions imprimées ; la IIᵉ, deux mille cent soixante-dix-neuf contre deux mille cinq cent soixante-seize ; la IIIᵉ trois cent quatrevingt-neuf contre Uni ; cent quatre-vingt-seize. Ce que l’on peut attribuer à Gratien, c’est donc, DICT. DE llll.nl.. CATHOL. d’une part, les grandes lignes de la division^et son développement logique, la I re partie contenant ce qu’on pourrait nommer le jus quod perlinct ad personas, les deux autres le jus quod pertinet ad actioncs et res. (Que la méthode n’ait pas été suivie sans défaillances, qu’il y ait de trop nombreuses digressions, le traité n’en a pas moins rendu d’immenses services qui ont été la cause de son succès.) On peut, d’autre pari, attribuer au Maître les summaria des distinctions et des questions, la position du cas qui forme l’introduction des causse, les paragraphi marquant la sousdivision d’une question en plusieurs parties et ceux auxquels on a réservé spécialement le nom de dicta Graliani, commentaires qui exposent la thèse du Maître ; de même, paraît-il, le plus grand nombre des sommaires des canons, les rubricæ, ainsi nommées parce qu’on les écrivait autrefois en rouge, et qui résument en peu de mots tout le sens du texte cité au-dessous. Mais il n’est pas certain qu’on doive toujours à Gratien l’indication des sources qui lui ont fourni ses textes ; d’ailleurs, sauf pour les canons des conciles de Latran de 1123 et 1139, quelques décrétais de Pascal II et d’Innocent II, et des passages du droit romain, qu’il a pu citer d’après les originaux, il s’est borné pour le reste à le citer d’après les collections en cours, en particulier le Dccretum d’Yves de Chartres. De plus, il ne faut pas attribuer à Gratien l’insertion de certains textes, nommés paleæ, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’elles furent insérées par un disciple et commentateur Paucapalea ; de ces paleæ le nombre est incertain. Une question dont la solution demeure encore controversée est celle de la date où parut la collection. Les divers auteurs qui s’en sont occupés fixent cette date entre 1140 et 1150 ou 1151, il n’y a pas à tenir compte des dates en deçà ou au delà. Récemment, M. Paul Fournier, le savant historien des sources du droit canonique, a cru pouvoir atteindre le maximum de précision dans les conclusions suivantes d’une élude publiée par la Revue d’histoire et de littérature religieuses, mars-juin 1898, et tirée à part in-8° de 51 p., sous le titre : Deux controverses sur les origines du Décret de Gratien : « 1° Le Décret de Gratien a été mis à contribution par les Sentences de Pierre Lombard, composées certainement après 1145, et suivant toutes les apparences, peu après 1150. 2° Le Décret de Gratien a été très vraisemblablement rédigé vers 1140, ou tout au moins à une époque plus voisine de 1140 que de 1150. » Quelle est l’autorité du Décret ? Il n’a comme tel, c’est-à-dire comme collection, aucune autorité légale. Cette autorité, il ne l’a reçue ni des papes ni de la coutume. Benoît XIV l’a dit avec sa précision accoutumée : Graliani dccretum, quantumvis pluries rom. ponlificum cura cmendalum fuisse non ignoretur, vim ac pondus legis non habet, quin immo inter omnes reccplum est, quidquid in ipso conlinctur, tuntum auctoritatis habere, quantum ex se habuisset, si nunquam in Graliani eollcctionc inserlum foret. De synodo diœcesana, I. VII, c. xv, n. G. Les textes qu’il contient n’acquièrent donc de ce fait aucune authenticité nouvelle. Les corrections faites au xviᵉ siècle par la commission connue sous le nom de Corrcclorcs romani ont produit un texte plus fidèle, mais l’approbation donnée aux résultats par Grégoire XIII n’a pas changé le caractère originel de la collection : celle-ci est demeurée ce qu’elle avait toujours été, une œuvre privée. Toutefois, sans avoir valeur officielle, le Décret a servi longtemps de base à l’enseignement des écoles. Il fut pour le droit canonique, quand l’enseignement de cette science se sépara de celui de la théologie, ce que furent pour la théologie les Sentences de Pierre Lombard. Il forma la trame de l’enseignement, le VI. 55 1731 GRATIEN 1732 texte que les maîtres commentèrent et enrichirent de aloses, et plus d’un canon put prescrire ainsi une valeur légale qu’il ne tenait pas de son origine, sans compter que les commentaires et gloses nous marquent très clairement le sens que leurs contemporains donnaient à tel ou tel texte. On comprend qu’une œuvre de ce genre fût l’objet d’un grand nombre de copies. Elle dut en être aussi plus d’une fois la victime, ce qui explique la nécessité des corrections faites au xvi c siècle. Dès le xvᵉ siècle on en publia trente-neuf éditions. Mais elles laissèrent toutes beaucoup à désirer. Les meilleures, sans la glose, sont celles de Em.-L. Richter, 1836, et de Em. Friedberg, 1879 : cette dernière n’est pas parfaite sans doute, elle surpasse pourtant toutes les précédentes, soit quant à la correction du texte, soit quant aux prolégomènes qu’il lui a donnés. La bibliographie utile tient en peu d’ouvrages, dont voici les principaux : Sarti et Fattorini, De claris archigymasii Bononicnsis professoribus, édit. de 1896, Bologne ; J. Fr. von Schulte, Die Geschichte der Quellen und der Literatiir des Canonischen Redits, t. i, p. 46-75, qui complétera aussi la bibliographie antérieure à 1875 ; Laurin, Inlroduetio in Corpus juris canonici, 1889 ; le travail indiqué plus haut de M. Paul Fournier, Deux controverses sur les origines du Décret de Gratien, qui conduit jusqu’à 1898 la bibliographie, spécialement sur la date de composition du Décret ; Em. Friedberg, dans les prolégomènes, p. ix-cii, de son édition du Décret, Corpus juris, t. i (1879). Commode résumé dans Ph. Schneider, Die Lehrc von den Kirchenrechtsquellen, 2° édit., 1892, p. 106-125 ; plus sommaire encore dans J. B. Sâgmuller, Lchrbuch des kalholischen Kirclicnrechts, S 41, 2ᵉ édit., 1909, p. 149 sq. A. VlLLIEN.
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Dictionnaire de théologie catholique/GRATIEN II. La théologie dans ses sources et chez les glossateurs de son « décret ».
# Dictionnaire de théologie catholique/GRATIEN II. La théologie dans ses sources et chez les glossateurs de son « décret ». II. GRATIEN. LA THÉOLOGIE DANS SES SOURCES ET CHEZ LES GLOSSATEURS DE SON DÉCRET. Si le Décret de Gratien ouvre aux matières théologiques une place plus ou moins grande selon les cas, les recueils antérieurs auxquels il fait des emprunts, et les glossateurs subséquents qui le commentent, se caractérisent par un mélange analogue de questions dogmatiques et de droit canonique. Souvent même, chez ceux-ci comme chez ceux-là, la théologie prend beaucoup plus d’extension que chez Gratien. Les rapports mutuels des deux sciences, à cette époque, influent sur leur développement. C’est à ce titre que ces deux séries de recueils, les sources de Gratien, et les travaux de ses glossateurs (Glossæ, Summiu), doivent intervenir dans l’histoire des doctrines théologiques ; à plus d’un point de vue, elles intéressent même l’histoire du dogme, surtout dans les traités De Ecclesia et de romano pontiflee et De sacramentis in génère et in specic ; l’histoire de l’enseignement scolaire, de l’élaboration des programmes et des méthodes, peut s’éclairer aussi de cette étude. I. Considérations générales sur les points d’attache des matières théologiques avec les recueils canoniques. II. Rapports des collections canoniques avec la théologie et le dogme, avant Gratien. III. Rapports des commentaires et des gloses des canonistes avec le dogme, après Gratien. I. Considérations générales. Il n’y a pas lieu de s’occuper de l’aspect de plus en plus juridique que prennent, vers cette époque, le gouvernement de l’Église et son organisation hiérarchique. Cette question regarde l’histoire beaucoup plus que la théologie ; sa place est donc ailleurs. Elle appelle toutefois ici une remarque : sans doute, il serait puéril de vouloir nier la marche rapide, à ce moment, du droit ecclésiastique vers la centralisation gouvernementale ; mais, d’autre part, 1’ « amalgame entre dogme et droit, » dont Harnack fait si grandement état, Lchrbuch der Dogmengeschichte, 4ᵉ édit., Leipzig, 1909, t. ni, p. 347, et en général, q. 347-354, se présente, dans son exposé, sous un jour qui n’est pas de nature à éclairer complètement la matière. Car l’absence presque complète de décisions doctrinales, depuis l’apparition des Fausses Décrétâtes, s’explique, entre autres, par la barbarie de la période : dans ces milieux peu cultivés, l’hérésie ne trouvait pas le terrain préparé, et si elle se fait jour, elle est purement « grossière et matérielle, » comme le disait déjà Ampère. Histoire littéraire de la France avant le xu* siècle, Paris, 1840, t. iii, p. 273. Plus tard, par exemple, sous Alexandre III, les questions théologiques occupent la papauté beaucoup plus que ne le laisse entrevoir Harnack. Op. cit., p. 350. La manière dont les canonistes entendent l’interprétation des lois mobiles et immobiles, par exemple, dit déjà toute la différence qu’ils mettent entre les choses de foi et les choses de mœurs, comme le serait la dîme. Ibid., p. 351. Ce n’est pas la papauté, du reste, qui fait entrer dans les collections canoniques le chapitre dogmatique le plus important et le plus dogmatiquement formulé ; c’est Yves de Chartres, lequel n’est certes pas en progrès sur les canonistes grégoriens dans l’affirmation des droits du Saint-Siège. Enfin, précisément au moment où ce caractère s’accuse davantage dans l’Église, le mélange de la théologie et du droit devient beaucoup moins intense, à en juger par les travaux des représentants des deux sciences. Déjà, chez Gratien, disparaissent beaucoup de ces matières de pure foi, en dehors du De consecratione. Le développement que nous exposons ici ne peut donc être en connexion bien intime avec le mouvement dont s’occupe Harnack et dont, avec quelques nuances, nous retrouvons l’esquisse chez Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 2ᵉ édit., Berlin, 1913, t. iii, p. 116-118. C’est bien plutôt aux conditions de l’enseignement scolaire qu’il faut attribuer les rapports entre les deux sciences et les emprunts qu’elles se font mutuellement, surtout dans le domaine de la méthode et de la documentation. Cette revue des sources ne s’étendra guère au delà de l’époque du concile de Latran en 1215, non pas qu’à cette date les rapports entre les deux sciences aient pris fin. Loin de là ; les services rendus aux théologiens par les dossiers patristiques des canonistes se perpétuent pendant tout le moyen âge, jusqu’à se manifester dans la documentation d’Occam, de Wyclif et de Jean Huss. Les manuscrits des Sentences de Pierre Lombard, non moins que les commentaires des grands théologiens sur les Sentences, montrent combien le Décret de Gratien était continuellement utilisé par leurs études. Le De consecratione surtout alimentait de ses textes l’exposé théologique. Mais tout cela est déjà bien postérieur à la période de l’élaboration des deux sciences et d’importance à peu près nulle dans l’histoire des dogmes ; c’est surtout au moment où la théologie commence à s’organiser en un corps de système, qu’il est utile de rechercher quels éléments elle fait intervenir et à quels auxiliaires elle a recours. II faut remarquer que tout ce qui est dogme parmi ces éléments n’est pas pour cela hors de sa place en droit canon ; il est des manifestations extérieures de la foi, récitation publique des divers symboles, serment de fidélité, profession de croyances, etc., que l’Église, société organisée, exige de ses ministres ou des chrétiens en général. Rien d’étonnant donc si ces formules, ou les textes qui en donnent la substance, trouvent leur place dans les collections canoniques, auparavant comme certains textes des Pères et des conciles avaient trouvé accès dans la législation impériale, à un moment où le christianisme était devenu religion d’État. Codex theodosianus, I. XVI, 1, édit. Mommsen et Meyer.Berlin, 1905, p. 833 ; Codex justinianus, 1. I, 1, édit. Kriiger, Berlin, 1877, p. 7-18 ; voir aussi Alivisatos, Die kirchîiche Geselzgebung des Kaisers Juslinian I, dans Neue Studien zur Geschichte der Théologie und der Kirche, Berlin, 1913, t. xvii, p. 3 sq., 21. Ce n’est donc pas proprement en cela que consiste l’entrée de la théologie 173^ GRATIEN 1734 dans les collections canoniques. D’allure plus spécialement théologique est le développement considérable que prennent ces passages, jusqu’à se transformer parfois en vrais chapitres de théologie positive, comme l’on en trouve chez Burchard de Worms, Decrelum, 1. XIX et XX, P. L., t. cxl, col. 943-1058 ; chez Yves de Chartres, Decrelum, part. XVII, P. L., t. clxi, col. 967, et chez d’autres. Cette intrusion de la théologie dans les recueils de droit canonique provient, en première ligne, du genre même de ces recueils et du rôle auquel les destinent leurs auteurs : ils veulent être pratiques avant tout et ont pour but de mettre à la disposition du clergé, surtout du supérieur ecclésiastique, tous les renseignements indispensables pour la direction d’un diocèse ou d’une partie de diocèse. Ils appellent cela un recueil manuel, un enchiridion, un codicillam manualem. C’est le mot qu’emploient Réginon de Prum et d’autres après lui. YVassersehleben, Reginonis… libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, Leipzig, 1840, præf., p. 1, 2 ; collection inédite du Vatican, ms. 1339, dans Theiner, Disquisitioncs crMcie, p. 272. Les peuples commençaient à peine à sortir de la barbarie post-carolingienne ; en de tels moments, la théologie pouvait être réduite au strict nécessaire : ni la prédication, ni les connaissances du clergé n’exigeaient grand’chose encore, comme on peut le voir dans les canons des conciles qui s’occupent de l’homélie dominicale et des livres nécessaires aux clercs. Voir J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XIIᵉ siècle, Paris, 1914, p. 34. Il va sans dire que la prédominance est attribuée par ces recueils aux parties pratiques ; c’est dans celles-ci que s’élargit principalement la place de la théologie. Avant tout, les sacrements et leur administration font l’objet d’une attention spéciale ; de même, les chapitres sur les droits du Saint-Siège à l’obéissance, et sur ses prérogatives de souveraineté, d’universalité, d’infaillibilité, etc. En outre, les développements donnés à une matière, de préférence à d’autres, seront déterminés par la nature même des sources utilisées, ou par l’objet des controverses agitées à l’époque ou dans le pays de l’auteur ; c’est le cas pour la prédestination et la grâce, chez Burchard de Worms ; pour le sacrement de l’eucharistie, chez Yves de Chartres et chez Gratien ; pour la valeur des sacrements conférés par les indignes, chez tous les auteurs contemporains de la querelle des investitures. Un but nettement déterminé et consciemment poursuivi commande, chez d’autres, le choix des matières traitées et des documents utilisés : c’est le cas chez Anselme de Lucques et chez ceux dont il dérive ou auxquels il sert d’exemple ; ils veulent tous la réforme ecclésiastique et, pour l’accomplir, la reconnaissance des droits du Saint-Siège. Beaucoup de ces questions étant théologiques non moins que canoniques, la solution qu’il fallait donner sur le terrain pratique, au for intérieur comme au for extérieur, supposait déjà, moyennant la réserve apportée plus loin, une réponse sur le terrain doctrinal. S’il est des traités qui élaguent une bonne partie des matières dogmatiques et se restreignent généralement au seul côté canonique, ils ne rompent pas complètement toutefois avec les habitudes régnantes qui ont uni les deux sciences ; l’on peut citer, comme exemple, la Panormic d’Yves de Chartres ; dans le traité des sacrements, elle fournit sur la confirmation presque autant de matières que la plupart des œuvres théologiques du xii » siècle, et sur l’eucharistie, elle présente tout un agencement de textes patristiques dirigés contre Bérenger, et relatifs à la transsubstantiation et à la permanence des accidents. Les canons formulés dans ce chapitre et les inscriptions qui leur servent de titre, souvent avec beaucoup de précision, passeront en bloc dans le Décret de Gratien. D’autres fois, les développements relatifs au monde invisible des anges et des démons, ou aux fins dernières, peuvent avoir été inspirés par le désir de faire cesser un certain nombre de croyances et de coutumes superstitieuses, auxquelles le folklore des peuples enfants ouvrait si large place : c’est là, croyons-nous, la raison de ces chapitres dans le Décret de Burchard (fin du 1. XX, p. 41-55) ; de son recueil, ils ont passé chez quelques-uns de ses copistes, comme on le verra plus loin. Outre cette communauté de matières, qui n’est pas sans influence sur les essais de la codification théologique — ceux-ci suivent d’assez près la codification canonique — les rapports entre les deux sciences au moyen âge s’accusent encore par l’emploi des mêmes textes patristiques, car les recueils canoniques servent souvent de dossier patristique aux théologiens, et par la même méthode dans la conciliation des autorités patristiques. Jusqu’à l’époque de Gratien, la théologie sera plutôt tributaire des canonistes. Dans ces divers domaines, à partir du second quart du xii° siècle, la relation s’établit en sens inverse. Abélard, Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard, pour citer quelques-uns des principaux noms, trouveront souvent écho chez les canonistes, et ceux-ci puiseront à pleines mains chez les théologiens, quand ils s’occupent de théologie. IL Exposé des relations entre les deux sciences jusqu’à Gratien. — 1° Matières communes. — 1. Collections jusqu’à la fin de l’époque carolingienne. — Ces relations commencent surtout avec le groupe des collections rhénanes, représenté par Réginon de Prum et Burchard de Worms. Les recueils précédents, comme le Codex canonum ecclesiaslicorum et la Colleclio decrelorum romanorum ponlificum de Denys-le-Petit, P. L., t. lxvii, col. 139, 230, la collection dite Avellana, édit. Guenther, dans le Corpus scriptorum ecclesiaslicorum de Vienne, 1895, t. xxxv, la Brevialio canonum de Fulgence Lerrand, P. L., t. lxvii, col. 949-962 (courte collection qui suit l’ordre des matières dans ses 232 numéros, mais ne donne qu’un résumé), le Brcviarium canonum, ou mieux la Concordiu canonum de Cresconius, P. L., t. lxxxviii, col. 829-942 (l’ordre des matières, satisfaisant au début, disparaît bientôt de la suite), plus tard la collection Irlandaise, édit. Wasserschleben, Die Irische. Kanoncnsammlung, Leipzig, 1885, ou se contentent de suivre la liste chronologiques de textes sans souci de l’ordre méthodique des matières, ou sont trop éloignées des essais de la codification théologique, et, par suite, n’exercent qu’une influence indirecte sur les prédécesseurs de Gratien, ou sont trop courtes ou conçues dans un sens trop spécial pour ouvrir leurs colonnes aux textes théologiques : Colleclio Avellana, répertoire par ordre historique, précieux surtout pour l’histoire ecclésiastique depuis 367 jusqu’à 553 ; Brevialio canonum, court résumé ; Concordia canonum de Cresconius, puisée dans Denys-le-Petit, donne pas mal de textes sur la rebaptisation, can. 62 sq., op. cit., col. 870 ; la Collection irlandaise, à part le 1. XLVII sur la pénitence, op. cit., p. 196-203, n’a rien de théologique, pas même dans les 1. XXXVIII, De docloribus Ecclesicc, chapitre de pastorale, p. 141-146, ou LVII, De hærcticis, p. 233. Il y a bien aussi l’exemple de l’Hispana, doublée bientôt d’une table systématique des matières (voir 1. IV, tit. iv, v, symboles de foi ; l.VIII, De Deo et quæ sunt credenda de illo ; Maassen, Geschichte der Qucllen und der Literatur des Canonischen Rechls, Gratz, 1870, t. i, p. 667-717, 813-820 ; d’Aguirre, Colleclio maxima conciliorurn omnium Hispanise, Rome, 1754, t. iv, p. 9-56), et celui de la célèbre collection des Fausses Décrétâtes (Hinschius, Decrekdes pseudo-Isidorianse, Leipzig, 1863, p. 99 sq., Trinité et incarnation, etc. ; Môhler, Fragmente aus und ûber Pseudo-Isidor, dans Theologische Quartalschrijt de Tubingue, 1829, p. 177 ; 173 : GRATIEN 1736 1832, p. 3. ou Schrifien und Aufsàtze, édit. Dollingcr, Ratisbonne, 1839, p. 283 347 ; P. Fournier, Élude sur les fausses Décrétâtes, dans la Reuue d’histoire ecclésiastique, 1906, t. vu. p. 36, et Dictionnaire apologétique de la foi catholique, t. i, col. 903-910 ; Décrétales, t. iv, toi. 212-222), qui font, l’une et l’autre, une place au dogme. Mais tout cela n’est pas comparable à l’importance que prend la théologie dans les collections rhénanes. Avec Y Anselmo dedicala qui leur sert de source, celles-ci sont parmi les grandes collections, les premières en date qui abandonnent l’ordre chronologique pour assurer désormais le triomphe à un groupement plus méthodique des matières ; par suite, leur plan logique met davantage en relief la part qu’elles font à la théologie. 2. Groupe des collections rhénanes. — Au début du {{rom|x)ᵉ siècle, Réginon, De causis et disciplinis ecclesiasticis, P. L., t. cxxii, col. 175, dominé plus que tout autre par des préoccupations d’ordre pratique, parle de sujets dogmatiques dans les rapports qu’ils peuvent avoir avec la conduite morale ; les matières liturgiques et sacramentelles sont à citer ici : eucharistie, 1. 1, 63 sq. ; extrême-onction, 1. I, 106 sq. ; baptême, 1. I, 265 sq. ; pénitence, 1. I, 292 sq. ; ordre, 1. I, 399 sq. ; mariage, 1. II, 101 sq. Mais tout cet ensemble est fort élémentaire encore, comme du reste l’annoncent les questions lxxxii-xcvi de l’interrogatoire placé en tête de l’oeuvre et destiné à la visite des paroisses. La collection du nord de l’Italie, V Anselmo dedicala, du nom d’Anselme II, archevêque de Milan, à qui elle est dédiée (883-897), a aussi quelques passages relatifs aux matières théologiques, comme sur le baptême et la confirmation dans sa partie IX ; l’eucharistie et la pénitence font défaut ; la primauté de l’Église romaine intervient dans la l rL’partie (ms. de Bamberg, P. I, 12, fol. 106, 107, 221-227, etc. ; Fournier, L’origine de la collection Anselmo dedicala, dans les Mélanges P. F. Girard, Paris, 1912, extrait). Beaucoup plus que Réginon et que V Anselmo dedicala, ses deux modèles principaux, Burchard de Worms augmente la part des matières théologiques ; son Decre/um, composé avant 1023, commence par la primauté du pape et donne de longs développements à divers sacrements : 1. I, 2, 3 ; 1. IV, P. L., t. cxl, col. 726, baptême et confirmation ; 1. ii, col. 717, ordre et devoirs du prêtre ; 1. III, 56, col. 719, matière de la catéchèse, etc. Si le chapitre sur l’eucharistie, quoi qu’en dise Burchard, laisse beaucoup à désirer, 1. V, col. 751, le chapitre de pastorale intitulé : De visilaiione infirmorum, 1. XVII I, col. 937, parle de la rémission des péchés et de l’extrême-onction. Les deux derniers livres, surtout, intéressent la théologie : le XIX, Correclor et medicus. qui n’est pas à enlever à Burchard, est un traité fort développé de l’administration de la pénitence au xi c siècle. A. Lagardecn a donné récemment une analyse détaillée, Le manuel du confesseur au XIᵉ siècle, dans la Revue d’histoire et delillérulure religieuses, nouvelle série, 1910, t. i, p. 542-550, mais les conclusions qu’il en tire appellent des réserves. L’importance de ce traité s’affirme jusque dans les copies qu’on en fait en Allemagne au xiii c et au {{rom|xv)ᵉ siècle. Ce XIX’livre de Burchard ouvre désormais au De pœnilenlia une place à part dans les collections canoniques ; même les auteurs dis recueils canoniques à l’époque de la réforme grégorienne, puis les compilateurs du groupe français, agiront souvent comme Burchard, jusqu’au moment où Gratien fera entrer dans son traité sur la pénitence diverses questions dogmatiques (texte de Burchard dans P. L., t. cxl, loc. cit., et dans Schmitz, qui fait intervenir quelques nouveaux manuscrits, Die Bussbiicher und das kanonische Bussverfahren, Dusseldorf. 1898, t. ii, p. 407). Le 1. XXᵉ est de matière essentiellement théologique comme le dit son litre Spcculatoi ; spcculatur enim de pmdestinalione, etc., ibid., col. 1013-1058 : âme humaine, chute et liberté, grâce, prédestination, anges et démons, fins dernières, prière pour les morts, etc., Antéchrist. Les nombreuses collections qui copient Burchard ou s’inspirent de lui. et parmi lesquelles il faut citer la Colleelio duodeeim partium (inédite, mss. de Bamberg, /’. /, 13, et P. 3, 10, etc.), reproduisent la plupart de ces matières. On les retrouve, un siècle plus tard, jusque dans le Pohjcarpus et dans la collection italienne du Vatican 1346. Theiner, op. cit., p. 345, 355, etc. ; de Ghellinck, op. cit., p. 287. Yves de Chartres les fait même entrer dans son Decrclum, mais non plus dans sa Panormia. 3. Groupe des collections grégoriennes. - — Après le groupe des collections rhénanes, il faut mentionner un groupe plus important encore : il doit son origine à ce grand mouvement de réforme auquel est attaché le nom de Grégoire VII et qui est devenu célèbre dans l’histoire par la querelle des investitures à laquelle il donna lieu. La première caractéristique de ces collections dans le développement de la théologie et du dogme, réside dans l’affirmation des droits du Saint-Siège, primauté, infaillibilité, etc. L’autre a trait surtout aux questions sacramentaires ; la valeur des sacrements conférés par les indignes y est l’objet de développements spéciaux. Cela seul nous dit déjà combien les traités théologiques De Ecclesia et romano ponlifice et De sacramentis in génère peuvent trouver de renseignements précieux dans les travaux des canonistes grégoriens. Ceux-ci avaient été précédés dans leurs essais de réforme par un groupe de recueils, qui se fait jour surtout au sud de l’Italie ; mais cette tentative avait été sans succès, semble-t-il. (Note d’un mémoire communiquée à l’auteur par M. P. Fournier, sur les collections canoniques du pays de Bénévent et du sud de l’Italie.) C’était l’appui de la papauté qui devait assurer le triomphe à l’œuvre réformatrice. Les collections grégoriennes aboutissent à préciser, dans les points qu’on vient d’indiquer, l’expression du dogme et de la théologie, non pas seulement grâce aux formules qu’elles emploient, ou dont elles favorisent la diffusion. Elles obtiennent encore ce résultat par la pratique qu’elles répandent de plus en plus dans les mœurs et qui, à son tour, se traduit dans les exposés didactiques. Ces collections, fort nombreuses, sont surtout représentées par les noms suivants : en tète, vient un recueil anonyme du milieu du xi c siècle environ, la Collection en 74 titres, inédite encore (Thaner prépare une édition ; bonne étude et indication du contenu et des titres dans P. Fournier, Le premier manuel canonique de la réforme au xi* siècle, dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire publiés par l’École française de Rome, 1894, t. xiv, p.147-223 ; quelques chapitres imprimés d’après l’édition de Wendelstcin, parPilhou, Corfrrca/iom<m velus Ecclesiæ romaine, Paris, 1687, p. 177-180). Ce recueil donne une place prépondérante au De primalu romaine Ecclesiæ. C’est le titre que lui donnent divers manuscrits du reste : Sententiæ Palrum de primalu romaïuv Ecclesiæ, d’après le titre de ses premiers chapitres. La collection en 74 titres sera imitée par une vingtaine de collections qui dérivent d’elle. Les documents qu’elle utilise proviennent tous des collections antérieures, si bien qu’on a pu dire de l’auteur qu’il ne fait pas une innovation, mais qu’il restaure l’ancien droit. C’est le premier essai (voir les titres i, ii, puis xx, xxiii, xxv), du reste encore très imparfait, d’une codification canonique et théologique d’un De Ecclesia et de romano ponlifice. Malheureusement, tout n’est pas de même valeur, le pseudo-Isidore ayant alimenté ce recueil comme tous les autres du moyen âge. Après la Collection en 14 litres, qui prend l’initiative en cette matière, il faut signaler surtout les œuvres (l’Anselme de Lucques († 1080), du cardinal Deusdedit (septembre 1087), et de Bonizon de Sutri (pas avant 1089). Sur d’autres collections encore inédites, l’on peut consulter la dissertation des Ballerini, De antiquis canoinun colleclionibus, iv, 17, 18, dans leur édition des œuvres de saint Léon, P. /…t. lvi, col. 346 ; Theiner, op. cit., p. 338, 341, 345, 350 ; Fournicr, mémoire cité des Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. xiv, p. 209-223. Les droits du Saint-Siège et divers points intéressant la théologie de l’Église et du pape sont clairement formulés ici. Voir quelques affirmations dans les ouvrages cités, comme celles de Deusdedit, édit. Wolf von Glanvell, Die Kanonessammlung des Kardinals Deusdedit, Paderborn, 1905, 1. I, 6, 18, 48, 50, 53, 54, 57, 58, 59, 63, 65, 68, 70, etc. ; Anselme de Lucques, Collectio eanonam, édit. Thaner, Inspruck, 1906, 1. I, 12, 13, 57, 60, 65, 67, 68 ; 1. XII, 42, 47, etc. ; Bonizon de Sutri, Deerelum, 1. IV, 4, 7, 9, 16, etc., dans Mai, Nova Palrum bibliotheca, t. vii, part. III, p. 29, 47, etc. ; de Ghellinck, op. cit., p. 292-294. Ce mouvement de réforme, en connexion intime avec les fameuses propositions du Dictatus papa restitué de nos jours à Grégoire VII par Peitz et d’autres à sa suite, Das original Regisler Gregors VII, Exkurs ni, p. 272 sq., dans Sitzungsberichle der k. Akademie der Wissenschafien in Wien, philos.histor. Klasse, 1911, t. clxv, p. 272-286, affirme sa vitalité jusque dans le succès même de ces collections ; celles-ci se répandent rapidement partout et se multiplient en un grand nombre de manuscrits, surtout celles en 74 titres et celle d’Anselme de Lucques, dont les copies dépassent six fois et davantage le nombre des manuscrits connus de Deusdedit ou de Bonizon. Mais tandis que la question mentionnée tantôt, au sujet des sacrements, entre tout de suite dans les ouvrages de dogmatique, il faut attendre le {{rom|xvi)ᵉ siècle pour que le traité de l’Église et du pape prenne définitivement sa place dans les cours de théologie ; cela ne veut pas dire que dans les siècles précédents, au {{rom|xii)ᵉ et xiiiᵉ siècle surtout, les idées des théologiens ne fussent pas nettes et claires à ce sujet. Voir Grabmann, Die Lehre des Thomas von Aquin, von der Kirche als Gotteswcrk, Batisbonne, 1903. Mais la pratique même dont on vivait dispensait d’une systématisation théorique en théologie. Le traité De Ecclesia et de romano ponlificc se préparait ainsi son entrée d’une double manière dans les essais de la codification théologique, comme on l’a dit plus haut ; il y a d’abord l’affirmation nette et précise des droits du Saint-Siège, telle que la formulent Anselme de Lucques, Deusdedit et les autres grégoriens ; il y a, en outre, le mouvement des idées qui correspond à celui des faits et des événements. Avant de se formuler en thèse précise dans les recueils dogmatiques, l’idée de la suprématie papale et des droits du Saint-Siège est en quelque sorte vécue et pratiquée. Les recueils grégoriens contribuent pour une large part à la faire passer dans les mœurs et préparent ainsi la voie aux textes qui entreront dans la codification théologique. Ce qui peut servir en quelque sorte de contre-épreuve à ce que nous affirmons ici, c’est que d’autres essais de réforme, comme ceux dont il a été question plus haut, et qui s’affirment dans quelques collections canoniques du sud de l’Italie, n’aboutissent à aucun résultat sérieux ; il leur manquait l’appui du siège de Borne. Les événements du {{rom|xiv)ᵉ siècle font constater qu’un progrès sur le terrain même de l’enseignement universitaire théologique en ce moment, eût évité les violents conflits dus aux idées conciliaires pendant le siècle qui précède la réforme. Passons à la théologie sacramentaire de ces recueils ; l’on sait qu’à ce moment même commence le grand travail de la codification théologique, qui aboutira à constituer le IIIᵉ livre des traités de l’école abélardienne et presque tout le IVᵉ livre des Sentences de Pierre Lombard, dont tous Ici centres théologiques feront leur Liber texlus pendant plus de trois siècles : nouvelle manifestation du lien étroit qui unissait ces deux branches des sciences sacrées. Plusieurs des recueils qui s’inspirent des idées grégoriennes puisent en même temps chez Burchard de Worms ; ce qui garantit la survivance à divers chapitre ; théologiques du Decretum rhénan. Le De pœnilenlia, notamment, fait son entrée dans les traités grégoriens ou dans les exemplaires remaniés de ces collections. Mais ici la question dogmatique n’est pas encore au premier plan ; la question morale et l’histoire de l’administration de la pénitence sont surtout l’objet de l’attention : de tout cela la théologie positive peut déjà tirer des ressources, rien que pour l’histoire des usages pénitentiels, les formules et les conditions de l’absolution et de la satisfaction, etc. Voir de Ghellinck, op. cit., p. 295. Quelques autre ; parties ne se haussent pas encore beaucoup au-dessus des recommandations d’ordre pratique données par Burchard, telle, par exemple, la collection d’Anselme de Lucques, 1. IX, inédit (table des chapitres dans Mai, Spicilegium romanum, t. vi, p. 352-375, d’après la seconde recension de la collection). Il faut attendre la répercussion de la controverse de Bérenger sur les recueils chartrains pourvoir apparaître la note dogmatique en cette matière. Par contre, de nombreux chapitres sur la dédicace des églises, comme dans la. Collection en 74 litres et diverses collections italiennes inédites (de ecclesiis sacrandis… el sacramentis carum, etc.), préparent déjà les voie ; à la dist. I du De consecratione de Graticn. En même temps, l’emploi fréquent du mot sacramentum, chez les canonistes et chez les liturgistes, fournit abondante matière à l’étude des sacrements et des sacramentaux. Mais le principal problème qu’agite en ce moment la théologie sacramentaire est celui de la valeur du sacrement dans le cas de sa collation par un indigne. Elle commence surtout à occuper les esprits après l’apparition de la Collection en 74 titres, c’est-à-dire après les grandes mesures de déposition décrétées par les conciles réformateurs sous Hildebrand et Grégoire VII : élément de controverse qui déborde d’ailleurs des collections canoniques et des traités théologiques, pour envahir toutes les productions polémiques, épistolaires, historiques, voire exégétiques, de l’époque. Les tenants des systèmes les plus opposés se rencontrent parfois dans le même camp, et il est assez curieux de remarquer que tous ne voient pas dans le problème une question de dogme : il en est qui veulent, comme Bonizon, Decretum, dans Mai, Nova Palrum bibliolheca, Borne, 1854, t. vii, part. III, p. 2, restreindre la question au seul terrain disciplinaire. Voir de Ghellinck, op. cit., p. 295-297 ; Saltet, Les réordinalions, Paris, 1907, p. 173-360 ; Mirbt, Die Publizislik im Zeilaller Gregors VII, Leipzig, 1894, p. 372-462. 4. Groupes des collections charlraines. — Les recueils du groupe français qui viennent au jour ensuite et dont les collections chartraines forment le principal noyau, surtout le Decretum d’Yves et sa Panormia, se font remarquer, au point de vue qui nous occupe ici, par une double caractéristique. S’ils ouvrent la place moins large aux préoccupations romaines des recueils grégoriens, ils enrichissent de nouveaux documents la partie théologique aussi bien que la partie canonique. L’on peut en donner comme exemple le Decretum, la première des œuvres chartraines dans l’ordre chronologique (avant la fin du {{rom|xi)ᵉ siècle), qui conserve les parties dogmatiques de Burchard et les développe même. Voir 1. I, 253 ; 1. II ; 1. XVII, 1-11, 121, etc., P. L., t. clxi, col. 120, 135, 967, 1015, etc. Mais peu après, la seconde œuvre d’Yves et la plus parfaite, celle qui allait régner en maîtresse jusqu’à l’apparition du Décret de Gratien, la Panormia, se met en devoir d’élaguer une bonne partie de ces matières théologiques. Une comparaison L739 G R ATI EN 1740 entre la Panormia et le Decretum est fort suggestive à ce sujd : Yves cependant y ouvre encore la place à divers sujets de dogme, 1. I, 1-7, 8-162, P. L., t. clxi, col. 1045, etc. En second lieu, malgré cette allure plus exclusivement canonique, c’est dans les collections cliartraines, dans la Panormia non moins que dans le ])i crelum, que fait son entrée pour la première fois tout un chapitre de théologie dogmatique : celui sur l’eucharistie, De corpore et sanguine Domini. Il faut y voir le contre-coup des erreurs de Bérenger, qui avaient semé le trouble un peu partout. Ce traité, plus soigné peut-être qu’aucun autre, donne un libellé remarquable aux inscriptions des canons sur la transsubstantiation et la survivance des espèces ; Gratien en bénéficiera. Voir Eucharistie au {{rom|xii)ᵉ siècle, t. iv, col. 1256-1257 et 12941295. Du reste, l’exemple de la Panormia, qui s’interdisait une bonne partie des sujets dogmatiques abordés jusque-là par les canonistes, ne devait pas être suivi partout, et les tendances représentées par Burchard ne disparaissent que lentement. Par contre, comme on le verra plus loin, l’œuvre maîtresse d’Yves aura son retentissement en théologie de diverses manières. Citons ici, parmi les productions qui subissent l’influence des recueils d’Yves de Chartres, le traité canonico-théologique d’Alger de Liège, Liber de misericordia et justilitia, qui ne s’occupe que de quelques sujets pour leur donner de grands développements : questions relatives aux sacrements, aux réordinations, etc., P. L., t. clxxx, col. 857-969. Les circonstances de l’époque mettaient au premier plan les graves problèmes des sacrements des indignes. Le Pohjcarpus du cardinal Grégoire s’occupe des mêmes matières et en outre imite Burchard de Worms, dans son dernier livre, qui n’a rien de canonique : fins dernières, anges gardiens, etc., titres des chapitres dans Theiner, op. cit., p. 342-345. Vers le même moment, la collection dite Cœsarauguslana, du lieu où on l’a découverte, Saragosse, contient aussi beaucoup de chapitres dogmatiques sur l’eucharistie. En outre, ces deux dernières collections semblent se ressentir des discussions que les dialecticiens avaient mises à l’ordre du jour ace moment sur le rôle de la ratio et de l’auctoritas : nouveau progrès sur Yves de Chartres, qui, sans doute, fournit la plupart de ces textes, mais les dispose sans aucun ordre à divers endroits. Voir de Ghellinck, Dialectique cl dogme aux Xi*-XH* siècles, dans les Mélanges offerts à Cl. Bâumker, Sludien zur Gcschichle der Philosophie, Munster, 1913, p. 94. Dans les ouvrages cités plus haut, l’on pourra trouver encore d’autres collections issues des recueils chartrains ; elles font toutes une place plus ou moins grande aux matières théologiques. Voir de Ghellinck, Le mouvement théologique, p. 304-306 ; P. Fournier, Les collections canoniques attribuées à Yves de Chartres, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, 1897, t. lviii, p. 426, 430, 624, etc. 5. Gratien. — L’œuvre de Gratien, pour avoir une allure beaucoup plus juridique, ne manque pas, elle non plus, de laisser une place aux matières théologiques. Avec les nombreux passages des dislinctiones et causas, qui traitent de divers aspects de la question sacramentaire, sacramenta necessilalis, extrême-onction et sa réitérabilité, valeur des sacrements des indignes, des excommuniés, etc., rôle de l’Écriture et des Pères dans les arguments d’autorité, procession du Saint-Esprit ab ulroque, etc., il faut mentionner ici deux traités importants, le De pxiiitentia d’abord, puis toute la partie III, dite De consecraliom, du Decretum. Là, sont agitées des questions essentiellement dogmatiques. Dans les collections précédentes, l’on a pu assister à la préparation graduelle de ces développements de la doctrine pénitentielle, ou mieux de l’administration de la pénitence. Mais à rencontre de Burchard, d’Yves et des collections italiennes qui fixent une large place à la partie pratique de la pénitence, le De pœnileniia de Gratien aborde directement le côté dogmatique de la question et montre clairement le contre-coup des écoles de théologie dans l’enseignement du droit canon. L’examen des thèses énoncées alors par les théologiens et l’étude du texte même de Gratien fixe exactement le sens de la célèbre question qui fait l’objet de la dist. I du De pxiiitentia : Si sola contrilione cordis… crimen possit deleri (caus. XXXIII, énoncé de la cause) et des quœritur qu’elle soulève : Ulrum sola cordis contrilione et sécréta salis/aclione absque. oris confessione, quisque possit Deo satisfacere, dist. I. Voir Friedberg, p. 1148, 1159. Ce n’est pas la nécessité, d’une manière absolue, de la confession qui fait l’objet de ce chapitre — elle était admise sans conteste — mais le rôle propre de la confession dans le processus de la rémission. A ce sujet, voir Schmoll, Die Busslehre der Frùhscholastik, dans les Vero/lenllichungen aus dem kirchenhistorischen Seminar, 3ᵉ série, Munich, 1909, t. v, p. 39 sq. ; de Ghellinck, Le mouvement théologique, p. 307, 344 ; A. Debil, Le De pœnitentia de Gratien, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, avril 1914, t. xv. Le De consecralione s’occupe de diverses matières sacramentelles et liturgiques : dédicace des églises, eucharistie, baptême, confirmation, etc., en cinq distinctions de longueur fort inégale. Ici encore, l’on peut constater l’aboutissement de deux siècles de codification. Contentons-nous de citer les nombreux passages relatifs aux sacramentaux, dans les chapitres sur la consécration des églises et ailleurs ; le mot toutefois de sacramentalia n’est pas employé encore par Gratien : c’est Pierre Lombard qui l’emploie le premier, semblet-il, et en tout cas, il se rencontre bien longtemps avant la grande époque théologique d’Alexandre de Halès chez divers glossateurs du canoniste bolonais. Voir Gillmann, Die Siebenzahl des Sakramente bei der Glossatoren des Gratianischen Dekrels, dans Der Katholik (extrait), 1909, p. 8. La partie dogmatique, sur la conversion dans l’eucharistie et la permanence des accidents, mérite aussi une mention spéciale, comme diverses fois déjà l’on a eu l’occasion de le faire remarquer. Voir Eucharistie au {{rom|xii)ᵉ siècle, où l’on trouvera un énoncé précis de théologie sur la transsubstantiation et les accidents eucharistiques permanents formulé par les seuls titres des canons : ceux-ci empruntent beaucoup à Yves de Chartres. Panormia, 1. I, 123-162, P. L., t. clxi, col. 1071-1084. La haute considération dont jouit Gratien dans toute la chrétienté était en tout ceci un sûr garant de la fixité du dogme. L’extension prise par les problèmes sacramentaires dans le De consecralione a même décidé les glossateurs de Gratien à donner à cette partie 1 1 1 le nom de De sacramentis, de re sacramentaria, etc. Voir les préfaces de Rufin, d’Etienne de Tournai, etc., citées à la bibliographie. Le même nom, du reste, sert de titre à la partie III, dans un des plus anciens manuscrits du Décret, utilisé par Friedberg (Cologne, chapitre de la cathédrale, CXXV1I, ancien Darmstadt, 2513), Leipzig, 1878, p. xcv. Un bon nombre des commentateurs de Gratien ne manqueront pas de tirer parti de ces matières, pour étendre davantage encore la doctrine théologique dans leurs écrits. Mais avant de quitter Gratien, il faut rappeler encore un autre passage, dist. XXIII, can. 8, Presbyter, bien qu’il n’appartienne pas au De consecralione. La portée qu’il a dans une question dogmatique est indéniable ; l’on ne peut, en effet, perdre de vue cet enseignement de Gratien dans le problème si souvent débattu de la matière du sacrement de l’ordre. La tradition des instruments a eu, comme chacun le sait, les préférences de beaucoup de théologiens, souvent même d’une manière exclusive ; mais le texte de Gratien, si hautement respecté dans tout le cours des siècles, a fait toujours retenir dans la pratique l’imposition des mains, avec l’invocation du Saint-Esprit ; Gratien ne parle pas des instruments. Voir J. de Ghellinck, Le traité de Pierre Lombard sur les sept ordres ecclésiastiques, ses modèles, ses copistes, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, 1910, t. xi, p. 32-39. C’est un des points où les anciens rapports entre la théologie et le droit canon auraient dû amener les théologiens à jeter un regard sur le domaine de leurs confrères. 2° Dossier palristique. — Une autre matière d’échanges entre le droit canon et la théologie est celle des textes patristiques et de la méthode qui préside à leur utilisation. L’identité ou la ressemblance des questions abordées amenait nécessairement cet échange de bons procédés ; l’on indiquera rapidement ici les principaux points de vue qui intéressent la période d’élaboration de la codification théologique. Il est permis de dire sans exagération que les œuvres de systématisation théologique ont pris pendant longtemps comme dossier patristique les anciennes collections canoniques ; mais il ne faudrait pas étendre ce rôle des recueils canoniques jusqu’à exclure toutes les autres sources de documentation patristique. La Glossa de Walafrid Strabon continue à alimenter la théologie, et les citations de la patristique grecque des six premiers siècles, chez Pierre Lombard et d’autres, lui viennent habituellement par ce canal. Le Sic et non d’Abélard qui, du reste, n’est pas indépendant des collections canoniques, est un autre répertoire qui eut son heure de succès. Puis, sur des sujets spéciaux, des ressources patristiques précieuses sont fournies aux théologiens par les opuscules de Pierre Damien sur les sacrements des indignes, à l’époque des investitures, par les traités eucharistiques de Paschase Radbert, de Lanfranc, de Guitmond d’Aversa et d’Alger de Liège, par les Colleclanea de Pierre Lombard sur les psaumes et sur saint Paul ; l’on doit reconnaître aussi chez quelques théologiens, comme le Magisler, la lecture personnelle de saint Augustin. Mais, même après ces restrictions, la part de documentation théologique qui revient aux collections canoniques est encore considérable. La preuve s’en trouve dans les aveux de divers théologiens, comme l’auteur des Sententiæ divinilalis : Dicitur enim in canonibus, à propos d’un texte de saint Jérôme, édit. Geyer, dans les Beilrùge zur Gcsehichle der Philosophie des Mittelallers, Munster, t. vii, p. 119, ou comme Hugues de Saint-Victor : Sicut sacri canones deftniunt, De sacramentis, 1. II, part. VII, 4, P. L., t. clxxvi, col. 461 ; ou comme Geolîroi de Clairvaux, à propos de Gilbert de la Porée. Lettre au cardinal d’Albano, n. 6, P. L., t. clxxxv, col. 591. L’étude comparée des textes des théologiens et des collections canoniques fournit une preuve nouvelle : c’est surtout la Panormia d’Yves de Chartres qui sert d’arsenal aux théologiens ; Alger de Liège y puise pour ses Sententiæ ; Abélard pour son Sic et non ; Hugues de SaintVictor pour son De sacramentis ; l’auteur de la Summa Sententiarum en fait autant, ainsi que celui des Sententiæ divinitatis, et celui des Sentences du manuscrit de Sidon (inédit, manuscrit du Vatican 1345). Voir Hiifïer, Beitrage zur Gcsehichle, p. 34, 35, etc. ; P. Fournier, Les collections canoniques attribuées à Yves de Chartres, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, 1897, t. lviii, p. G51, 656, 661, etc. ; Geyer, op. cit., p. 36 ; J. de Ghellinck, Le mouvement théologique, p. 312-316. Auparavant Anselme de Lucques, pour citer un des plus importants recueils grégoriens, avait largement documenté Bernold de Constance et d’autres. J. de Ghellinck, Theological lileralure during the investiture struggle, dans The Irish theological quarlerly, 1912, t. vii, p. 340-341. Nulle part, peut-être, cette utilisation des ouvrages canoniques pour la documentation textuelle n’est plus visible que chez le contemporain de Gratien, Pierre Lombard. A peine le Décret est-il terminé que le Magisler sententiarum recourt aux trésors d’information patristique que contient cette collection. Les études détaillées poussées sur ce terrain ont même contribué à fixer définitivement le rapport chronologique des deux œuvres ; nombre de textes, même en dehors du De consecralione et du De pœnilenlia, ont passé de Gratien chez Pierre Lombard. Voir l’édition annotée de Quaracchi, S. Boncwenturse Opéra omnia, 1882-1889, t. i-iv ; Baltzer, Die Sentenzen des Petrus Lombardus, dans les Sludien zur Gcsehichle der Théologie und der Kirchc, Leipzig, 1902, t. vin. 3° Harmonisation des « auetoritates » en cas de divergence. — Outre sa documentation patristique, la théologie doit au droit canon, à l’époque de l’élaboration des premiers recueils systématiques, une partie de sa méthode d’interprétation en cas de divergence dans les textes. Mais tandis que, dans les matières précédentes, le droit canon était le grand fournisseur, ici s’établit tout un service de prêts et d’emprunts qui, en fin de compte, rend les canonistes débiteurs de la théologie. Le conflit des auetoritates, ou ces oppositions apparentes des textes patristiques ou scripturaires, n’était pas nouveau du reste. A un moment ou le principal travail se réduisait à la compilation, la juxtaposition de ces textes, dans l’ordre méthodique des matières, devait faire apparaître ces dissonances dans toute leur acuité. Les idées médiévales contribuaient à rendre le conflit plus délicat : une haute considération entourait toujours les auteurs sacrés ou profanes, déclarés authenlici, canonici ; l’on allait même jusqu’à orner d’une auréole un certain nombre d’entre eux, que l’on croyait éclairés par l’Esprit-Saint. De là, des difficultés fort graves auxquelles se heurtait la tâche de l’harmonisateur ; tous, théologiens et canonistes, depuis l’auteur de la Colleclio Hibernensis et Hincmar jusqu’à Bernold de Constance, Yves, Abélard et Alger de Liège, avouent sans détour la situation embarrassée où ils se trouvent et cherchent le moyen d’y remédier ; au début du {{rom|xii)ᵉ siècle, le travail de l’harmonisation aboutit à faire créer une formule qui aura du succès : non sunt adversi sed diversi, dit-on ; d’Anselme de Laon, elle passe à Abélard, à Gerhoch et à Arnon de Reichersberg, à Hugues Métel, à Robert de Melun, etc. Cela n’empêche pas toutefois Gratien de donner comme titre à son œuvre une expression antithétique, qui énonce le mal à côté du remède, Discordant ium canonum concordia, jusqu’à ce que le nom de Decretum, plus court, finisse par supplanter ce premier titre. Les glossateurs subséquents, Paucapalea, Roland, etc., insistent beaucoup sur ce but de conciliation qui préside au travail de Gratien ; pour les preuves de ce qui est dit ici en résumé, voir de Ghellinck, op. cit., p. 317-326. Parmi les essais d’harmonisation, il faut citer ceux qui mettent en relief les rapports de la théologie et du droit canon aux siècles de leur élaboration originelle : ils se rattachent aux noms d’Isidore de Séville, de Bernold de Constance, d’Yves de Chartres et finalement d’Abélard, dont le procédé sera immédiatement mis en pratique par les représentants les plus classiques des deux sciences. D’après Isidore, il faut donner la préférence à celui des synodes : Cujus anliquior aut polior exslal auctorilas. Episl., iv, 3, P. L., t. lxxiii, col. 901. Ce principe que Dôllinger reproche aux grégoriens, Der Papsl und das Concil, von Janus, Leipzig, 1869, p. 107 sq., auquel renvoie Harnack Dogmengeschichle, 4ᵉ édit., Leipzig, 1910, t. iii, p. 350, n. 1, est répété avec des applications diverses par la Collection irlandaise, par Alcuin, Raban Maur, la Prisca canonum colleclio de Mai, Burchard de Worms, Anselme de Lucques, Yves de Chartres, le cardinal Grégoire (Polycarpus), Deusdedit (proL 7 43 G R A T I E X 1744 logue), abélard et, finalement. Gratien, dist. L, c. 28, à la fin. Un théologien contemporain de la querelle des investitures, Bernold de Constance, un des écrivains les plus féconds de ce moment et qui a le mérite d’être revenu à la saine doctrine dans la question des sacrements des indignes, donne aux premiers essais d’harmonisation une forme plus satisfaisante : peut-être s’inspire-t-il pour ce travail d’un ancien traité d’Hincmar aujourd’hui perdu. Voir Saltct, Les réordinations, p. 395 sq. ; Thaner, dans son édition de Bernold, Monumenta Germanise historien, Libelli de lite imperatorum et pontificum, t. il, p. 112. Bernold pose, comme règle, la connaissance du contexte complet et non de l’extrait seul, la comparaison avec d’autres décrets, l’examen des circonstances de temps, de lieu, de personne, les causes originelles de ces canons et les différences qui séparent ceux qui sont d’une portée absolue et ceux qui permettent ou qui constituent une dispense. De excommun icalis vitandis, dans les Libelli de lite, t. ii, p. 139-140. Ailleurs, Bernold ajoute encore la condition de l’authenticité des pièces. De prudenti dispensalione ecclesiasticarum sanclionum, c. xiii, P. L., t. cxlyiii, col. 1267. Le principal canoniste antérieur à Gratien, Yves de Chartres, consacre à la matière une monographie spéciale qui, sous le titre de De consonanlia canonum, sert de préface à ses recueils ; la correspondance du grand évêque contient du reste un grand nombre de passages similaires. Comme nouvel élément, avec la restriction toutefois que Bernold avait déjà préludé à cette explication, Yves fait surtout intervenir la distinction entre les lois nécessaires ou immuables et les lois contingentes, et, par suite, il développe sa grande théorie de la dispense. P. L., t. clxi, col. 47-49. Abélard, qui reprend toutes les idées de ses prédécesseurs théologiens ou canonistes, ouvre un nouveau chapitre dans cette histoire : celui où la théologie apporte aux canonistes une contribution de valeur. Comme préface à son célèbre ouvrage du Sic et non, P. L., t. clxxviii, col. 1339-1349, il formule ses réflexions, dont plusieurs sont d’une justesse remarquable ; quelques-unes sont originales, les autres avaient déjà été énoncées précédemment ; elles ont pour objet les circonstances de temps, de lieu, de personne, la distinction entre les lois absolues et les préceptes dont on peut dispenser, etc. ; mais elles sont répétées ici plus nettement dans un exposé systématique, qui prend pour point de départ quelques-uns des principes de la sémantique moderne. Le principal apport d’Abélard est celui qui est contenu dans la grande règle suivante : facilis ciutem plerumque conlroversiarum solulio reperieiur, si cadem verba in diversis significationibus a diversis auctoribus posita defendere poterimus. Ibid., col. 1344. Ce principe s’appuie sur de fort sages considérations qui tiennent compte du but des Pères, de la manière dont ils adaptaient leur langage aux destinataires de leurs écrits, etc. De la théologie, ce principe allait tout de suite passer dans le droit canon ; on rencontre son application fréquente chez Gratien, comme l’a montré Thaner, Abelard und dus canonische Rechl, Gratz, p. 23. Pierre Lombard et les théologiens, non moins que Gratien et les glossateurs du Décret, en font un usage constant. Ils vont même jusqu’à en abuser ; ou tout au moins négligent-ils plus d’une fois de contrôler sur le terrain des faits l’hypothèse des significations multiples. Un peu plus tard, l’œuvre de Pierre de Blois n’apporte rien de bien nouveau ; c’est un petit traité qui résume et éclaire par beaucoup d’exemples ce qui avait été dit de bon précédemment. Opusculum de distinctionibus in canonum inlerprelalionibus adhibendis, édit. Reimarus, Berlin, 1837, p. 6-9. Mais il n’est pas nécessaire de poursuivre cette histoire au delà de la seconde moitié du xii a siècle ; le dossier ne s’enrichira guère plus. C’est à Yves de Chartres et à Abélard que revient la principale part des progrès, et malgré les excès ou les applications maladroites des règles qu’ils ont tracées, il y a lieu de leur faire une place de choix dans l’histoire de l’herméneutique et de la manipulation des textes palrisliques. Voir de Ghellinck, Le mouvement théologique du {{rom|xii)ᵉ siècle, c. v, p. 320-338 ; Grabmann, Die Geschichte der scholaslischen Méthode, t. i, p. 236238. Les théologiens qui les suivent leur doivent beaucoup. III. Rapports des commentaires et des gloses DES CANONISTES AVEC LE DOGME APRÈS GRATIEN. Comme on l’a déjà insinué plus haut diverses fois, les œuvres des canonistes continuent toujours, après l’époque de Gratien, à alimenter les écrits des théologiens ; ceux-ci trouvent là tout un répertoire de textes patristiques. auquel ils recourent constamment.il n’y a pas lieu, croyons-nous, de développer longuement la preuve de cette assertion. Cela nous ferait sortir de la période de l’élaboration des deux sciences, dans laquelle surtout il esl instructif d’étudier les rapports et les échanges entre les deux groupes d’auteurs. Aussi bien, avec Gratien, les recueils canoniques ont fini, ou peu s’en faut, de grossir leur dossier patristique ; désormais, les additions de textes consistent en décrétâtes des papes de l’époque, et le travail du canoniste est avant tout consacré à la glose et au commentaire des canons livrés par Gratien ou par les nouveaux recueils de Compilutioncs et de Décrétales. Il nous suffira donc de mentionner ici un ou deux exemples de ces rapports entre les deux sciences, sur le terrain de la documentation patristique. Ce qui nous retiendra davantage ensuite est le développement des matières communes pendant la période de l’élaboration théologique, c’est-à-dire pendant les cinquante ou soixante ans qui séparent la mort de Pierre Lombard des premières Sommes du {{rom|xiii)ᵉ siècle ; cet exposé peut prendre fin en 1215 environ, avec le IVᵉ concile de Latran. 1° Documentation patristique. — L’utilisation des recueils canoniques par les théologiens des siècles suivants, surtout l’utilisation du Décret de Gratien, nous est attestée par le grand nombre des exemplaires annotés des Sententiie de Pierre Lombard. Cet ouvrage devenu classique dans toutes les universités, pour l’enseignement de la théologie, porte fréquemment dans les marges de ses folios l’indication des endroits du Décret qui ont fourni la documentation patristique, ou que l’on regardait soit comme les sources, soit comme des loci paralleli du Lombard. Avec les passages pris à la Glossa de Walafrid Strabon, ou les loci paralleli de Hugues de.SaintVictor, ces mentions sont les plus fréquente ; , parmi celles que l’on rencontre au moins dans le domaine des notes critiques. Des manuscrits de toute provenance et de tous les pays, de bibliothèques monastiques ou séculières, portent la trace de ces études comparées ; parfois, ce sont de vraies références bibliographiques qui renvoient les étudiants théologiens aux recueils canoniques. Pour plus de renseignements, voir l’étude publiée dans la Revue d’histoire ecclésiastique, 1913, t. xiv, p. 511, 705, sous le titre : Les notes març/inales du Liber Sententiarum, par J. de Ghellinck. En outre, il n’est pas rare de voir les grands théologiens emprunter au droit canon, non moins qu’à la Glossa de Strabon, les textes patristiques qui servent d’appui ou d’objection à leurs thèses. Citons, au hasard saint Bonaventurc, qui puise chez Gratien tantôt sans le dire, tantôt en mentionnant le Décret, par exemple, In IV Sent., 1. IV, dist. X, part. I, act. un., q. ii, Opéra, Quaracchi, t. iv, p. 219 ; S.Thomas, Sum. theol., IIP’Supplem., q. lxxxii, a. 3 (voir toutefois l’édition vaticane, Rome, 1900, t. xii, p. 128), etc. ; Duns Scot, In J V Sent., 1.1 V, dist. X, q. iv, Opéra, Lyon, 1639, t. viii, p. 532. Plus haut, nous avons déjà cité l’exemple d’Occam à propos de l’eucharistie, Quodlibela, par 174 ; G R ATI EN 1746 exemple, II, 19 ; IV, 39, Strasbourg, 1491. L’on pourrait encore ajouter, parmi les dissidents, Wyclif et Jean Huss et d’autres. Wyclif, De eucharistia traclalus major, édit. Loserth, dans les publications de la Wiclif Society, Londres, 1892, c. v, vii, etc., p. 129, 154, 163, 172, 173, 184, 221, etc. ; Huss, Super IV Sententiarum, édit. de Wenzel Flasjshans et Marie Kominkova, Prague, s. a. (après 1900), 1. IV, dist. III, 4 ; VIII, 7 ; XII, 3 ; XIV, 6 ; XV, 5, p. 530, 556, 577, 590, 596, etc. 2° Matières commîmes. — Ce qui est plus important pour l’histoire de la théologie et même du dogme, à l’époque qui suit Gratien, est le développement que donnent les canonistes aussi bien que les théologiens à certaines matières théologiques. La haute situation faite au Décret de Gratien dans les écoles amenait nécessairement ce résultat : le maître commentait dans le Liber lextus les passages qu’il rencontrait ; par suite, la part faite au dogme se retrouve dans les gloses ou dans les commentaires, avec toute la différence d’étendue qui sépare au moyen âge le texte du commentaire. Il était difficile à un commentateur de passer à côté de longs traités, comme celui de l’eucharistie, sans leur ajouter quelque chose de son cru ; il en va de même pour beaucoup d’autres matières, comme on le verra bientôt. De plus, les habitudes de l’enseignement ecclésiastique à Bologne facilitent ce développement des sujets théologiques ; l’on passe d’une chaire à une autre ; au moins un certain nombre des maîtres de Bologne, qui suivent immédiatement Gratien, sont théologiens et canonistes, et ils laissent successivement une œuvre dans chacune des deux sciences sacrées : l’on peut citer parmi ces maîtres Roland Bandinelli (plus tard Alexandre III), qui, à côté de ses travaux canoniques, a fait un recueil de Sententiæ théologiques ; Ognibene, si l’identification faite par Denifle du canoniste et du sentencier se vérifie, en fait autant ; Gandulphe de Bologne, célèbre glossateur aux opinions fort arrêtées, s’occupe aussi de théologie et nous donne, à son tour, ses Sententiee, qui sont principalement un résumé de celles du Lombard ; Sicard de Crémone, outre son Mitrale liturgique, compose une Summa de droit canon et parle de ses dissertations théologiques, Mitrale, ni, 6, P. L., t. ccx, col. 117, qui ne nous sont point parvenues ; Lothaire de Segni, (plus tard Innocent III), cultive avec succès les deux sciences, à Paris comme à Bologne, et reste reconnaissant à ses anciens maîtres Huguccio et Pierre de Corbeil. Tout son traité De sacro allaris mysterio, P. L., t. ccxvii, col. 773-916, porte la trace de ces préoccupations, et donne son avis en maint endroit sur les questions scolaires discutées par les théologiens et les canonistes, surtout aux 1. II et IV, ibid., col. 851, etc. Les œuvres, autres que celles des canonistes proprement dits, mêlent du reste assez fréquemment les deux branches : sans nous attarder à diverses Sommes inédites de la fin du {{rom|xii)ᵉ siècle, il faut donner une mention à l’œuvre de Raoul l’Ardent, décrite par Grabmann, Geschichte (1er seholaslischen Méthode, t. i, p. 246-257, et située par Geyer, Radalfus Ardens und das Spéculum universelle, dans la Theologische Quartalschrijt, 1911, t. xem, p. 63-89 ; citons aussi un recueil anonyme de Sententiæ (Vatic, ras. 1345) qui voyage jusqu’à Sidon en Palestine et qui consacre cinq de ses dix-huit parties à des sujets juridiques ; la Gemma ecclesiastica de Giraud le Cambien, composée vers 1197, et dédiée à Innocent III qui la lit avec intérêt, donne à la théologie, non moins qu’au droit canon, une part importante. D’autres fois, sans être officiellement doublé d’un théologien, le maître en droit canon fait une large place aux doctrines théologiques et donne même à divers chapitres de son exposé une allure théologique beaucoup plus que canonique. C’est le cas, par exemple, pour Etienne de Tournai († 1203), comme l’avait déjà fait remarquer von Schulte, Die Geschichte der Quellen und Literatur des canonischen Rechls, t. i, p. 135, et, cette fois, la lecture de la Summa d’Etienne confirme parfaitement ce jugement : nous y trouvons marne quelques bons renseignements sur les avis des maîtres contemporains en théologie, Die Summa des Stephanus Tornacensis liber das Dccrclum Graliani, édit. von Schulte, Giessen, 1891, p. 273, et passim. Du reste, même chez d’autres auteurs, plus strictement canonistes, la mention d’opinions théologiques, avec l’indication des auteurs qui les soutiennent, n’est nullement une exception ; en ce point, Huguccio, le principal glossateur du Décret († 1210), ne fait nullement exception, bien qu’à son sujet von Schulte cite des noms qui n’ont pas tous été retrouvés dans l’œuvre du grand canoniste. Op. cit., p. 165, n. 27. Sans doute, divers auteurs se refusent à faire entrer dans leurs traités des matières qu’ils regardent plutôt du domaine de leurs voisins : tels, chez les canonistes, Roland, qui supprime le De pœnilenlia, Die Summa Magistri Rolandi, édit. Thaner, Inspruck, 1874, p. 193 ; Simon de Bisiniano (inédit), voir von Schulte, Zur Geschichte der Litcratur liber das Dekret Grattons, dans les Sit : un<jsberichle der k. Akademte der Wissenschaflen, de Vienne, Philos. -histor. Klasse, 1870, t. lxiii, p. 330 ; Sicard de Crémone (inédit), voir von Schulte, ibid, , p. 352, etc. D’autres fois, c’est une question tout entière qu’on laisse à l’examen soit des théologiens, soit des canonistes, comme le fait Sicard, von Schulte, ibid., p. 252, à propos de l’eucharistie, ou Pierre de Poitiers, à propos de l’ordre et d’autres sacrements. Sentent », I. V, 14, P. L., t. ccxi, col. 1257. Mais, en somme, le cas est plutôt exceptionnel, et les mêmes matières continuent à être traitées par les deux séries d’auteurs. Il régne, à ce moment-là, une hésitation assez singulière à propos du sens même du mot theologla ; tantôt, l’on oppose nettement les matières canoniques et les matières théologiques : examlnl Iheologico reliquimus, comme le dit Sicard, loc. cit. ; ou : in Sententiis reservamus, selon l’expression de Roland, loc. cit. ; tantôt on range le droit canon parmi les sciences théologiques, comme le montrent les exemples de Rufin ou de ses contemporain ; . Une somme qui débute à peu près comme celle de Paucopalea, dit : inter cèleras theologiæ disciplinas, sancloriun Patrum décréta et conciliorum stalula non postremumobtinent locum. Maassen, Paucapalea, Ein Beitrag zur Litteraturgeschichte des canonischen Rechls im Mittelalter, dans les Siztungsberichte déjà cités de Vienne, 1859, t. xxxi, p. 505. Rufin, ou un de ses copistes, reconnaît que tout l’ouvrage de Gratien est un traité de théologie complet : Summam quamdam totius théologien’paginée contineri in hoc libro, née hune librum perfecte scienti déesse posse universilatis sacræ paginée nolitiam. Préface de Rufin, dans la recension amplifiée du manuscrit de Gœttingue, von Schulte, Die Geschichte der Quellen, etc., p. 249 ; voir Singer, Die Summa Decrelorum des Magister Ruflnus, Paderborn, 1902, p. cxlii-cxliv. Par suite même de cette habitude, l’on peut prévoir déjà que les rapports entre les deux sciences s’affirment surtout parle développement des matières communes : c’est dire que, pour faire l’histoire des doctrines théologiques, il y a lieu d’avoir continuellement l’œil ouvert sur les écrits des canonistes. L’on rencontre chez eux un bon nombre d’assertions dites en passant, ou d’exposés systématiques, qui peuvent rendre service à l’histoire des doctrines. Parfois, ils fournissent des renseignements sur des sujets qui semblent, à première vue, assez étrangers aux préoccupations des juristes : citons, comme exemple, les idées d’Huguccio et d’autres sur l’immaculée conception de Marie. Sur d’autres matières, comme la valeur de l’argument d’autorité, la force probante des textes bibliques et diverses questions de principe, ils émettent des affirmations précieuses. 1747 GRATIEN 1748 A propos de l’autorité pontificale, leurs commentaires intéressent de près le traité De Ecclesia et de romano pontip.ce. Car l’on ne peut nier que ie Décret de Gratien et les travaux des canonistes suivants n’aient favorisé l’exercice de la suprématie romaine, contrairement à l’appréciation défavorable que portait le cardinal Pitra, Analecta novissima, t. i, p. 144, appréciation dont les attaques de Luther, des gallicans et de Dôllinger avaient du reste fait justice par avance. L’expression dont on a si souvent donné une interprétation fantaisiste, sur l’étendue des droits du pape : Romanus ponlifex omnia jura… ccnsetur habcre, remonte en substance jusqu’à l’époque d’Huguccio. Voir Gillmann, Romanus pontifex omnia jura in scrinio peclorissui eensetur habere, dans YArchiv fur katholisches Kirchenrecht, 1912, t. xcii, p. 3-17. Mais le traité des sacrements surtout appelle ici l’attention : les nombreux problèmes touchés par Gratien à propos de l’ordre, de la pénitence, du mariage et de l’extrême-onction dans les deux premières parties, et les longs développements donnés dans le De consecrationc à divers sacramentaux, comme la dédicace des églises, à l’eucharistie surtout, au baptême et à la confirmation, amènent sans cesse les glossateurs à faire des incursions dans le domaine des théologiens. Ce serait sortir du cadre de cette notice que de donner l’exposé de toutes ces questions ; qu’il nous suffise d’en indiquer quelques-unes avec leurs sources ; à un moment où la systématisation des doctrines sacramentaires occupait principalement l’attention des théologiens, les renseignements offerts par les écrits des canonistes peuvent être d’une fort grande utilité ; ils le sont d’autant plus qu’il y a divergence entre eux dans la manière d’envisager certaines questions ; par suite, la pleine lumière ne peut se faire que par la connaissance des productions de l’une et de l’autre branche. Il n’est pas rare, du reste, qu’une idée, avant tout chère aux canonistes, ait son représentant chez les théologiens, et réciproquement. Contentons-nous d’en mentionner quelques-unes. Pour le détail des œuvres, l’on pourra recourir aux travaux cités dans la bibliographie ; les sources inédites sont plus nombreuses encore que les ouvrages déjà imprimés ; le nombre de ces derniers heureusement ne tardera pas à augmenter. 3° Développement des principales questions sacramentaires. - — La définition des sacrements, qui depuis Bérenger, Yves de Chartres et Abélard, a attiré l’attention des canonistes comme des théologiens, tend à placer l’essence du sacrement dans l’objet matériel ; cette manière d’envisager les choses, familière aux canonistes comme Gandulphe et Huguccio, par exemple, se retrouve aussi chez Hugues de SaintVictor ; c’est ce qu’a fait remarquer Pourrat, La théologie sacramentaire, Paris, 1910, p. 35. La définition que donne le célèbre Victorin est copiée par divers glossateurs, tels qu’Huguecio et Rufin ; elle a quelque temps la préférence sur celle de Pierre Lombard ; mais cfUe-ci finit par l’emporter. C’est au canon 32 de la dist. II du De consécration/’, ou parfois en tête du De consecralionc, que nous trouvons habituellement ces développements sur la définition des sacrements : ils se rangent autour de la définition succincte, attribuée à saint Augustin, et qui, depuis Bérenger, ne cesse plus de se répandre à l’abri de cet illustre patronage ; elle a de la vogue avant l’enseignement d’Abélard ; car Yves de Chartres, un canoniste, l’emploie déjà avant lui. Voir J. de Ghellinck, Le mouvement théologique, p. 341, note 3. La nomenclature des sept sacrements se rencontre fréquemment chez les glossateurs et l’on voit par là combien inexacte est l’affirmation de J. Freissen dans son ouvrage, fort précieux du reste : Geschichte des J<anonischi n Eherechfs bis zum Verfall der Glosscnli teratur, 2ᵉ édit., Paderborn, 1893, p. 33 sq., qui réduit au seul Rufin, parmi les canonistes, les témoins du nombre septénaire. Le fait est d’autant plus à signaler que, parmi les successeurs immédiats de Pierre Lombard, les théologiens ne sont pas aussi nombreux que les canonistes dans la série de ces témoins. Mais, en même temps, se fait remarquer toute une classification des sacrements et des sacramentaux, qui se rattache de fort près aux idées de Hugues de SaintVictor ; elle est reproduite ou développée, avec des nuances variées, par des glossateurs comme Rufin, Etienne de Tournai, Jean de Fænza et Sicard de Crémone, par l’auteur de la Summa Lipsiensis et Huguccio de Ferrare, par des théologiens, comme Simon de Tournai, et par un annotateur anonyme de Pierre Lombard. Pour le détail, voir J. de Ghellinck, Le mouvement théologique, p. 359369. Les longues pages données toujours à la consécration et à la dédicace des églises, d’après une habitude qui datait de loin, comme on l’a vu plus haut, attiraient l’attention sur cette matière des sacramentaux. A propos du caractère sacramentel, les glossateurs offrent une ample matière : ce qui montre jusqu’à quel point l’affirmation ancienne était fantaisiste, qui faisait d’Innocent III le créateur de cette doctrine. Pierre Lombard emploie déjà le mot, et les travaux des canonistes, inédits ou imprimés, donnent une riche moisson bien avant Innocent III. Par suite, le travail de Brommer, Die Lehre vom Sacramentalen Charakler in der Scholastik bis Thomas von Aquin, dans les Forschungen 1907, t. viii, solide d’ailleurs, mais uniquement basé sur les sources imprimées, peut se compléter par un bon nombre de documents inédits. La réitération des sacrements, surtout celle de l’ordre, est fréquemment étudiée dans les recueils canoniques ; ce qui a été dit, à propos des collections issues pendant la querelle des investitures, doit se répéter à propos des glossateurs ; les discussions sur cette matière continuent à se produire dans l’école jusqu’au triomphe de la théorie de Gandulphe ; Pierre Lombard et d’autres théologiens avec lui demeurent hésitants pour certaines applications. Voir Saltet, op. cit., passim. La terminologie même des traités théologiques sur les sacrements peut largement puiser dans les Glossx et les Summæ des canonistes. Il a déjà été question des termes : characlcr et sacramentalia ; l’on peut y ajouter des expressions, comme opus opcralum ou opérons, etc., qui donnent l’occasion, sous la plume des glossateurs, à des développements instructifs, ou comme forma, materia, etc., qui vont se précisant de plus en plus. L’on peut mentionner ici encore le mot transsubstantiatio, qui est fréquemment employé par les canonistes, si bien que parmi les vingt ou trente témoins de l’usage du terme, antérieurement à 1215, un groupe imposant est fourni par les canonistes ; ceux-ci viennent presque tous en tête dans la série chronologique. Voir Eucharistie au xii c siècle, t. v, col. 1290-1293, et compléments dans les Recherches de science religieuse, l9V2, {. iii, p. 255, par J. de Ghellinck, A propos du premier emploi du mol transsubsluntiation.Vne autre formuledont l’histoire littéraire remonte d’ailleurs bien plus haut que l’époque de Gratien : sacramentononeslfacienda injuria, revient souvent chez tous les auteurs. Dès l’époque des investitures, elle apparaît dans les écrits des polémistes ou des canonistes, comme on peut le voir dans les Libellide lite imperalorum et rom. pontiftcum, dé’yd mentionnés ailleurs, et dans l’ouvrage de Saltet, Les réordinations, passim. Parmi les sacrements in specie, il y aurait trop à citer pour que l’on puisse y songer ici. Les quelques indications suivantes donneront une idée de tout ce qu’il y a à recueillir chez les canonistes à côté des théologiens. C’est surtout la théologie de l’eucharistie qui se trouve avantagée ici : présence réelle, transsubstantiation, persistance des espèces, durée de la présence réelle, interprétation de la profession de foi de Bérenger, qui donne occasion à des gloses intéressantes, etc., toul cela est fortement développé. Il en va de même avec l’extrênie-onction, où une question revient souvent : celle de la réitérabilité ; elle est longuement discutée chez les théologiens dogmatiques, chez les canonistes et chez les moralistes ; les cisterciens conféraient ce sacrement, en cas de maladie prolongée, une fois par an ; partout, les avis sont partagés sur la réitération ou sur les raisons théoriques qui la permettent. Il a déjà été question, plus haut, de la pénitence, ainsi que du mariage ; ici, il est bon de mentionner les idées sur l’essence du sacrement dans le rite matrimonial et sur les diverses espèces d’empêchements, notamment celui qui a eu son heure de succès chez les canonistes et qu’on faisait dériver du sacrement de pénitence ; il est exposé entre autres par Fr. Gillmann, Das Ehehinderniss der geislliehen Verwandtschaft aus der Busse, dans Der Katholik, 1910, t. xc (extrait). A propos de l’ordre, il faut encore une fois rappeler la tradition des instruments et les nombreuses controverses qui ont lieu chez les théologiens sur la matière de ce sacrement ; les gloses des canonistes sont fort précieuses pour l’examen dogmatique du problème au point de vue historique. Voir l’article déjà cité : Le Irailé des sept ordres ecclésiastiques chez Pierre Lombard, ses modèles et ses copistes, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, 1910, t. xi, p. 32-39. La forme du baptême, à propos du baptême conféré in nomine Jesu, ou in nomine Christi, revient assez souvent aussi. Voir l’étude fortement documentée de Gillmann, Taufe in Namen Jesu oder im Name Christi, dans Der Katholik, 1912 (extrait). Les questions de l’institution de divers sacrements, en particulier, la confirmation et l’extrême-onction, se rencontrent assez souvent chez les canonistes, avec des affirmations qui corrigent ou partagent les idées inexactes qui régnent chez leurs confrères, les théologiens. Parmi les sacrements, l’on établit aussi quelques divisions que Gratien et d’autres avant lui avaient déjà indiquées : telle la division en sacramenta necessitatis ou voluntatis, communia ou voluntaria, qui donne occasion à des précisions ou à des explications intéressant l’histoire de la théologie. L’on peut en dire autant d’un rite qui revient dans divers sacrements et sacramentaux, l’impositio manuum dont les diverses espèces sont décrites dans des tableaux schématiques fréquemment reproduits, comme chez Sicard de Crémone, dans diverses Summa ? anonymes, chez Huguccio, etc. De là, elles passent assez souvent dans les notes marginales des Sentences de Pierre Lombard. Il est inutile de prolonger davantage cette nomenclature, le lecteur trouvera dans la bibliographie cijointe les principaux travaux imprimés qui l’éclaireront et le renseigneront davantage, en attendant que paraisse un travail d’ensemble, en préparation actuellement, sur cette période. Les gloses imprimées dans les marges du Corpus juris conservent quelques-unes de ces formules abrégées et peuvent rendre déjà quelque service. Il a fallu se borner ici à donner une simple orientation qui peut suffire pour le but poursuivi : même quand il s’agit de l’époque où la théologie médiévale achève d’élaborer son manuel d’enseignement, l’histoire du dogme et des systèmes théologiques ne peut négliger ces sources juridiques ; les productions canoniques de l’âge qui précède Gratien, ou des deux générations qui le suivent, apportent les matériaux les plus abondants à l’esquisse du développement historique de la théologie. Ce n’est pas le lieu de donner ici une bibliographie complète. Nous nous contenterons de donner les renseignements suffisants pour orienter le lecteur dans cette vaste littérature et pour lui faciliter le contrôle des idées développées dans l’article qui précède. I. Renseignements généraux sur les collections canoniques et les canonistes. — Nomenclatures plus ou moins détaillées de Pohle, Kanonensammlungen, dans Kirchenlexikon, 1883, t. ii, col. 1845-1868 ; de von Schulte, Kanonensammlungen, dans Realencyklopddie, 1901, t. x, p. 212 ; de Besson, Canons (Collections of ancient), dans Catholic cncyclopedia, 1908, t. iii, p. 281-287. Pour la période qui précède Gratien, l’ouvrage capital est celui de Maassen (t. i, seul paru, jusqu’au milieu du {{rom|ix)ᵉ siècle), Geschichle der Qnellen und der Lileratur des Canonisclien Rechls, Gratz, 1870 ; excellentes notices dans la dissertation des Ballerini, De antiquis collectionibus et collecloribus canonum, appendice de leur édition des Opéra S. Leonis Magni, Venise, 1757, t. ni ; P. L., t. lvi, col. 11-354 ; A. Gallandius, De vetustis canonum collectionibus dissertationum Sylloge, Venise, 1778 ; Theiner, Disquisitiones criticce in præcipuas canonum et dccrclalium eollecliones, Rome, 1836 (demande à être contrôlé). Pour la période qui suit Gratien, le principal ouvrage (à rectifier en beaucoup) de détails) est celui de Fr. von Schulte, Geschichte der Quellen des canonisclien Rechts, Stuttgart, 1874, t. i. Le même auteur a donné de longues dissertations, souvent fort utiles, sur un certain nombre de glossateurs ou de collections anonymes, dans ses Beilràge zur Literatur iiber das Dekret Grattons, publiées dans les Sitzungsbericide der philosopliisch-historichen Classe der kais. Akademie der Wissenscha /ten, de Vienne, t. lxiii, p. 287, 299 ; t. I.xiv, p. 93 ; 1870, t. lxv, p. 21 et 595 ; 1871, t. lxviii, p. 37. La période qui s’écoule entre les fausses Décrétales et le Décret de Gratien a fait l’objet d’un grand nombre d’études de la part de P. Fournier, qui prépare un travail d’ensemble sur les divers groupes de ces collections. Les principales de ces études ont été citées dans l’article ; voir une énumération plus complète dans J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XII » siècle, Paris, 1914, p. 276 sq., passim. Bon résumé, court mais substantiel, de toute la littérature canonique, dans Tardif, Histoire des sources du droit canonique, Paris, 1887 (à compléter par les travaux parus plus récemment). II. Éditions des œuvres. — Celles qui précèdent Réginon de Prum jusqu’aux Fausses Décrétales inclusivement ont été indiquées déjà, col. 1734 sq. Voici par ordre chronologique la liste des auteurs cités, dont les œuvres sont imprimées : Réginon de Prum, Reginonis libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, par Wasserschleben, Leipzig, 1840 ; édition préférable à celle de Baluze, reproduite dans P. L., t. cxxxii, col. 175 sq. ; Burchard de Worms, Decretum, dans P. L., t. cxl, col. 537 sq. ; Schmitz, Die Bussbiiclier und das kanonische Bussver/ahren, Dusseldorꝟ. 1898, t. ii, p. 407467 (édition du Pénitentiel, 1. XIX de Burchard) ; Deusdedit, Die Kanonessammlung des Kardinals Deusdedit, par V. Wolf von Glanvell, Paderborn, 1905, 1. 1 (seul paru), texte sans l’introduction critique et les tables, que la mort a empêché l’auteur de publier ; l’édition de Martinucci, Collectio canonum, Venise, 1869, est fort inférieure ; Anselme de Lucques, Collectio canonum, par Fr. Thaner, Inspruck, 1906, quatre premiers livres parus ; table des chapitres, d’après une recension remaniée, dans Mai, Spicilegium romanum, Rome, 1841, t. vi, p. 379 ; Bonizon de Sutri, extraits, surtout du 1. IV, dans Mai, Noua Patrum bibliotheca, Rome, 1854, t. vii, part. III, p. 1-76 ; Yves de Chartres, Decretum et Panormia, P. L., t. clxi, col. 9 sq., et 1037 sq. ; Alger de Liège, Liber de misericordia et juslitia, P. L., t. clxxx, col. 857-969 ; Gratien, Discordantium canonum concordia, ou Decretum, P. L., t. c.lxxxvii, col. 17 (édition Bœhmer) ; édition meilleure de Friedberg, Corpus juris canoniei, Leipzig, 1878, t. 1 ; Paucopalea, Die Summa des Paucopalea iiber das Decretum Gratiani, par Fr. von Schulte, Giessen, 1890 ; Roland Bandinelli, Die Summa Magistri Rolandi, nachmals Papstes Alexander III, par Fr. Thaner, Inspruck, 1874 ; Rufin, Die Summa Decretorum des Mag. Rufinus, par H. Singer, Paderborn, 1902 ; à préférer à l’édition défectueuse de von Schulte, Giessen, 1892 ; Etienne de Tournai, Die Summa des Stephanus Tornacensis iiber das Decretum Gratiani, par Fr. von Schulte, Giessen, 1891. Les autres collections sont inédites : la Collection en 7 4 titres, la Triparlita, a Colleclio duodecim partium, la Collection en dix livres, etc., ainsi que les œuvres canoniques de Simon de Bisiniano, de Sicard de Crémone, de Jean de Fænza, d’Huguccio, etc., la Summa Coloniensis, la Sunmia Parisiensis, ta Summa Lipsiensis, etc. L’édition d’Huguccio est en préparation. L’on trouve dans les marges des anciennes éditions du Decretum, par exemple, celle de Lyon, 1C84 (t. i du Corpus juris canonici), un certain nombre de gloses des premiers glossateurs ; voir l’étude de von Sclmlte, Die Glosse zum Dekrct Gratians von ihrcn Anfàngen bis au/ die jùngslen Ausgaben, dans les Denksehriflen der k. Akademie der Wissenschaften, de Vienne, 1872, t. xxi. III. Rapports entre la théologie et le droit canon. — Indications précieuses dans les travaux déjà mentionnés de P. Fournier et dans Saltet, Les réordinations, Paris, 1907, passim. La question a été traitée dans une esquisse rapide par J. de Ghellinck, Le mouvement idéologique, Paris, 191 1, p. 277-369 ; voir dans cet ouvrage les compléments bibliographiques. L’on peut consulter avec profit les nombreux articles de Fr.Gillmann sur les glossateurs du Décret, parus dans l’Arehtv fur katholischen Kirehenreclil, Mayence, et dans Der Katholik, Mayence, depuis 1906-1907. Pourrat, La théologie sacramentaire, Paris, 1910, parle surtout des théologiens. L’ouvrage de G. L. ilahn, Die Lehre von den Sakramenten in ihrer geschichtlichen Entwickelung, Breslau, 1864, se cantonne pour la littérature canonique a peu prés uniquement dans le Décret de Gratien. J. de Ghellinck.
4,222,920
https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moires_de_Monsieur_d%E2%80%99Artagnan--1700
Mémoires de Monsieur d’Artagnan/1700
# Mémoires de Monsieur d’Artagnan/1700 Pour les autres éditions de ce texte, voir Mémoires de Monsieur d'Artagnan.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Monsieur_d%E2%80%99Artagnan--1700--Tome_1
Monsieur d’Artagnan/1700/Tome 1
# Monsieur d’Artagnan/1700/Tome 1 ### AVERTISSEMENT. Comme il n’y a pas encore longtemps que Mʳ d’Artagnan eſt mort, & qu’il y a pluſieurs perſonnes qui l’ont connu, & qui ont même été de ſes amis, ils ne ſeront pas fâchez, ſur tout, ceux qui l’ont trouvé digne de leur eſtime, que je raſſemble ici quantité de morceaux que j’ai trouvez parmi ſes papiers après ſa mort. Je m’en ſuis ſervi pour compoſer ces Mémoires, en leur donnant quelque liaiſon. Ils n’en avoient point deux-mêmes, & c’eſt là tout l’honneur que je prétens me donner de cet Ouvrage. Voilà auſſi tout ce que j’ai mis du mien. Je ne m’amuſe point à venter ſa naiſſance, quoique j’aye trouvé à cet égard des choſes bien avantageuſes parmy ſes écrits. J’ai eu peur qu’on ne m’accusât de l’avoir voulu flater, d’autant plus que tout le monde ne convient pas qu’il fût véritablement de la famille dont il avait pris le nom. Si cela eſt, il n’eſt pas le ſeul qui ait voulu paroître plus qu’il n’était. Il eut un camarade de fortune qui fit du moins la même choſe quand il ſe vid le vent en poupe : je veux parler de Mʳ de Beſmaux, qui fut Soldat aux Gardes avec lui, puis Mouſquetaire, & enfin Gouverneur de la Baſtille. Toute la différence qu’il y eut entr’eux, c’eſt qu’après avoir eu tous deux des commencemens tout égaux, ſavoir beaucoup de pauvreté & de miſere, & s’être élevez au de-là de leur eſperance, l’un eſt mort preſque auſſi gueu qu’il étoit venu au monde, & l’autre extrêmement riche. Le riche, c’eſt-à-dire, Mʳ de Beſmaux, qui n’a pourtant jamais eſſuyé un coup de mouſquet ; mais la flaterie, l’avarice, la dureté, & l’adreſſe lui ont plus ſervi que la ſincerité ; le deſintereſſement, le bonheur, & le courage de l’autre fût ſon partage. Ils ont été tous deux, à ce qu’il faut croire, bons ſerviteurs du Roy ; mais l’un juſqu’à la bouïſ : deſorte qu’il reſſembloit à un certain Ambaſſadeur que le Roy avoit en Angleterre, dont ſa Majeſté diſoit qu’il n’eut pas voulu dépenſer un ſou, quand même il y eut allé du ſalut de ſon État ; au lieu que l’autre faiſoit litiere de ſon argent, pour peu qu’il crût qu’il y allât de ſon ſervice. Si je parle ici de Mʳ de Beſmaux, c’eſt que comme j’auray beaucoup de choſes à en dire dans la fuite, il n’eſt pas hors de propos de le faire connoître pour ce qu’il étoit. Je ne diray rien ici de cet Ouvrage. Ce n’eſt pas ce que j’en dirois qui le rendroit recommandable ; il faut qu’il le ſoit de lui-même pour le paroître aux yeux des autres : peut-être me tromperois je même dans le jugement que j’en ferois, parce que j’y ai mis la main en quelque façon, & qu’on eſt toujours amateur de ce que l’on fait. En effet, ſi je n’en ſuis pas le pere, du moins j’en ay eu la direction. Ainſi je ne dois pas être moins ſuſpect que le feroit un maître qui voudroit parler de ſon éleve, parce qu’il ſauroit bien qu’on lui donneroit la gloire de tout ce qu’il auroit de recommendable. Je n’en diray donc rien de peur de m’expoſer moy même à la cenſure, dont je chercherois à préſerver les autres. J’aime mieux en laiſſer toute la gloire à Mr d’Artagnan, ſi l’on juge qu’il lui en doive revenir aucune d’avoir campoſé cet Ouvrage, que d’en partager la bonté avec lui, ſi le public vient à juger qu’il n’ait rien fait qui vaille. Tout ce que je dirai pour ma juſtification, ſupoſé toutefois que je ne diſe rien qui puiſſe ennuyer, c’eſt qu’il y aura autant de la faute des materiaux qu’on m’a préparez, que de la mienne. L’on ne ſauroit faire une grande & ſuperke maiſon, à moins que l’on n’ait en ſa diſpoſition tout ce qu’il convient pour en executer le deſſein. L’on ne ſçauroit non plus faire paroître un beau diamant d’un petit, quelque adreſſe que l’on ait à le mettre en œuvre : Mais parlons ici de meilleure foi, & que ſert de faire le modeſte. C’eſt contre mon ſentiment que je parle, quand je témoigne douter que les materiaux me manquent en cette rencontre, & que je témoigne de la crainte de ne les pouvoir placer en leur lieu. Diſons donc plûtôt, pour marquer plus de ſincerité, que la matiere que j’ai trouvée ici eſt très-précieuſe d’elle même, & que l’on trouvera peut-être que je ne m’en ſerai pas trop mal ſervi. ### MEMOIRES DE Mr. D’ARTAGNAN Je ne m’amuſerai point ici à rien raporter de ma naiſſance, ni de ma jeuneſſe, ; parce que je ne trouve pas que j’en puiſſe rien dire qui ſoie digne d’être raporté. Quand je dirois que je ſuis né Gentilhomme, de bonne Maiſon, je n’en tirerois, ce me ſemble, que peu d’avantage, puiſque la naiſſance eſt un pur effet du haſard, ou pour mieux dire de la Providence divine. Elle nous fait naître comme il lui plaît ſans que nous ayons dequoi nous en vanter. D’ailleurs, quoi que le nom d’Artagnan fut déja connu quand je vins au monde, & que je n’ay ſervi qu’à en relever l’éclat, parce que la fortune m’en a voulu en quelque façon, il y a toujours bien à dire qu’il le fut à l’égal des Chatillon ſur Marne, des Montmoranci & de quantité d’autres Maiſons qui brillent parmi la Nobleſſe de France. S’il apartient à quelqu’un de ſe vanter, quoi que ce ne doive être qu’à Dieu, c’eſt tout au plus à des perſonnes qui ſortent d’un ſang auſſi illuſtre que celui-là : Quoi qu’il en ſoit ayant été élevé aſſez pauvrement, parce que mon Pere & ma Mere n’étoient pas riches, je ne ſongeai qu’à m’en aller chercher fortune, du moment que j’eus atteint l’âge de quinze ans. Tous les Cadets de Bearn, Province dont je ſuis ſorti, étoient aſſez ſur ce pied-là, tant parce que ces peuples ſont naturellement très belliqueux, que parce que la ſterilité de leur Païs n’exhorte pas à en faire toutes leurs delices. Une troiſiéme raiſon m’y portoit encore, qui n’etoit pas moindre que ces deux là ; auſſi avoit-elle, avant moi, engagé pluſieurs de mes voiſins & de mes amis à en quitter plûtôt le coin de leur feu. Un pauvre Gentilhomme de nôtre voiſinage, s’en étoit allé à Paris, il y avoit quelques années avec une petite male ſur le dos, & il avoit fait une ſi grande fortune à la Cour, que s’il eut été auſſi ſouple qu’il avoit de courage, il n’y eut eu rien à quoi il n’eut pû aſpirer. Le Roi lui avoit donné ſa Compagnie des Mouſquetaires qui étoit unique en ce tems-là. Sa Majeſté diſoit même, pour mieux témoigner l’eſtime qu’elle en faiſoit, que ſi elle eût eu quelque combat particulier à faire, elle n’eut point voulu d’autre ſecond que lui. Ce Gentilhomme s’apeloit Troisville, vulgairement apellé Treville, & a eu deux enfans qui étoient aſſez bien-faits : mais qui ont été bien éloignez de marcher ſur ſes traces. Ils vivent encore tous deux aujourd’hui, l’aîné eſt d’Egliſe, ſon Pere ayant jugé à propos de lui faire embraſſer cet état, parce qu’ayant été taillé dans ſa jeuneſſe, il crut qu’il en feroit moins capable que ſon Frere de ſoûtenir les fatigues de la Guerre. D’ailleurs comme la plûpart des Peres croyent ſelon ce que faiſoit Cain, que ce qu’ils ont à offrir à Dieu doit être le rebut de toutes choſes, il aimoit mieux que ſon Cadet, qui paroiſſoit avoir plus d’eſprit que l’aîné, fut pour ſoûtenir la fortune de la Maiſon, qu’il avoit élevée aux dépens de ſes travaux, que de la tranſmettre à celui qui en devoit être chargé naturellement. Ainſi il lui donna le droit d’aîneſſe, comme je le dirai tantôt, pendant qu’il ſe contenta de procurer une groſſe Abbaye à ſon Frere, mais comme il arrive ſouvent que ceux qui ont le plus d’eſprit font les plus grandes fautes : ce Cadet, qui étoit ainſi devenu l’aîné, ſe rendit ſi inſuportable à tous les jeunes gens de ſon âge, & de ſa volée, en leur voulant montrer qu’il étoit plus habile qu’eux qu’ils ne pûrent le lui pardonner. Ils l’accuſerent à ſon tour, que s’ils n’étoient pas auſſi capables que lui de beaucoup de choſes, ils étoient du moins plus braves qu’il n’étoit. Je ne ſçay pourquoi ils diſoient cela, & je ne crois pas même qu’ils euſſent raiſon ; mais comme on croit bien plûtôt le mal que le bien, ce bruit étant parvenu juſqu’aux oreilles du Roi, qui l’avoit fait Cornette des Mouſquetaires, Sa Majeſté qui ne vouloit dans ſa Maiſon que des gens dont le courage ne fut point ſoupçonné, lui fit inſinuer ſous main de quitter ſa charge, pour un Regiment de Cavallerie, qui lui fut propoſé. Il le fit, ſoit qu’il ſoupçonnât que le Roi le vouloit, ou qu’avec tout ſon eſprit, il donnât dans le panneau. Cependant ce qui fit qu’on le ſoupçonna plus que jamais quelque tems après de foibleſſe, c’eſt que la Campagne de l’Iſle étant ſurveuuë, il quitta ſon Regiment pour ſe jetter parmi les Prêtres de l’Oratoire, encore paſſe s’il en eût pris l’habit, & qu’il s’y fut tout à fait conſacré à Dieu ; mais comme il n’y fit que prendre un apartement, & qu’il l’a même quitté depuis, cela donna lieu plus que jamais, à ceux qui lui vouloient du mal, de continuer leurs médiſances. Mes Parens étoient ſi pauvres qu’ils ne me purent donner qu’un bidet de vingt-deux francs, avec dix écus dans ma poche, pour faire mon voyage. Mais s’ils ne me donnèrent guéres d’argent, ils me donnèrent en récompenſe quantité de bon avis. Ils me remontrerent que je priſſe bien garde à ne jamais faire de lâcheté, parce que ſi cela m’arrivoit une fois, je n’en reviendrois de ma vie. Ils me repreſenterent que l’honneur d’un homme de Guerre, profeſſion que j’allois embraſſer, étoit auſſi délicat que celui d’une femme, dont la vertu ne pouvoit jamais être ſoupçonnée, que cela ne lui fit un tort infini dans le monde, quand elle trouveroit après cela le moyen de s’y juſtifier : que je ſçavois bien le peu de cas que j’avois toûjours entendu faire de celles qui paſſoient pour être de mediocre vertu ; qu’il en étoit de même des hommes qui témoignoient quelque lâcheté, que j’euſſe toûjours cela devant les yeux, parce que je ne pouvois me le graver trop avant dans la cervelle. Il eſt quelquefois dangereux de faire à un jeune homme un portrait trop vif de certaines choſes, parce qu’il n’a pas l’eſprit de les bien digerer. C’eſt dequoi je m’aperçus bien, d’abord que la raiſon me fut venuë ; mais en attendant je fis quantité de fautes pour vouloir m’attacher au pied de la lettre à ce qu’on m’avoit dit. D’abord que je vis que l’on me regardoit entre deux yeux, je pris ſujet de-là de quereller les gens, ſans qu’ils euſſent deſſein néanmoins de me faire aucune injure. Cela m’arriva la première fois entre Blois & Orléans : ce qui me couta un peu cher, & qui devoit bien me rendre ſage. Comme le bidet que j’avois étoit fatigué du voyage, & qu’à peine avoit-il la force de pouvoir lever la queuë, un Gentilhomme de ce Païs-là me regarda moi & mon équipage d’un œil de mépris. Je le reconnus bien à un ſouris qu’il ne ſe pût empêcher de faire à trois ou quatre perſonnes avec qui il étoit, car c’étoit dans une petite Ville nommée St. Alié, que cela arriva, il y étoit allé ; à ce que j’apris depuis, pour y vendre des bois, & il étoit avec le Marchand à qui il s’étoit adreſſé pour cela, & avec le Notaire qui en avoit paſſé le marché. Ce ſouris me fut ſi deſagreable que je ne pus m’empêcher de lui en témoigner mon reſſentiment ; par une parole très-offenſante. Il fut beaucoup plus ſage que moi, il fit ſemblant de ne la pas entendre, ſoit qu’il me regardât comme un enfant qui ne le pouvoit offenſer, ou qu’il ne voulut pas ſe ſervir de l’avantage qu’il croyoît avoir ſur moi. Car c’étoit un grand homme, & qui étoit à la fleur de ſon âge, de ſorte qu’on eût dit à nous voir tous deux qu’il falloit que je fuſſe fou, pour oſer m’attaquer à une perſonne comme lui. J’étois pourtant d’aſſez bonne taille pour le mien ; mais comme on ne paroît jamais qu’un enfant, quand on eſt pas plus âgé que je l’étois, tous ceux qui étoient avec lui, le loüerent en eux-mêmes de ſa modération, pendant qu’ils me blâmerent de mon emportement. Il n’y eût que moi qui le pris ſur un autre pied qu’ils ne le prenoient. Je trouvai que le mépris qu’il faiſoit de moi, étoit encore plus offenſant que la première injure que je croyois en avoir reçûë. Ainſi perdant tout-à-fait le jugement, je m’en allai ſur lui comme un furieux, ſans conſiderer qu’il étoit ſur ſon pallié, & que j’allois avoir ſur les bras tous ceux qui lui faiſoient compagnie. Comme il m’avoit tourné le dos après ce qui venoit de ſe paſſer, je lui criai d’abord de mettre l’épée à la main, parce que je n’étois pas homme à le prendre par derrière. Il me mépriſa encore aſſez pour me regarder comme un enfant, deſorte que me diſant de paſſer mon chemin au lieu de faire ce que je lui diſois, je me ſentis tellement ému de colere, quoique naturellement j’aïe toûjours été aſſez modéré, que je lui donnai deux ou crois coups de plat d’épée ſur la tête. J’eus plutôt fait cela que je ne ſongeai à ce que je faiſois, dont je ne me trouvai pas trop bien : le Gentilhomme qui ſe nommoit Roſnai mit l’épée à la main en même-tems, & me menaça qu’il ne ſeroit guéres à me faire repentir de ma folie. Je ne pris pas garde à ce qu’il me diſoit, & peut-être eut-il été aſſez empêché à lee faire, lors que je me ſentis accablé de coups de fourche & de bâton. Deux de ceux qui étoient avec lui, & dont l’un avoit en main un bâton qui ſert ordinairement à meſurer les bois, furent les premiers qui me chargèrent, pendant que les deux autres ſe furent fournir d’autres armes, dont ils prétendoient m’attaquer. Comme ils me prirent par derrière, je fus bien-tôt hors de combat. Je tombai même à terre le viſage tout plein de ſang, d’une bleſſure qu’ils m’avoient faite à la tête. Je criai à Roſnai, voyant l’inſulte qu’on me faiſoit, que cela étoit bien indigne d’un honnête homme, comme je l’avois cru d’abord, que s’il avoît un peu d’honneur, il étoit impoſſible qu’il ne ſe fit quelque reproche de ſouffrir qu’on me maltraitât de la ſorte ; que je l’avois pris pour un Gentilhomme, mais que je voyois bien à ſon procédé, qu’il en étoit bien éloigné, que tel cependant qu’il pût être, il feroit bien de me faire achever pendant que j’étois ſous ſa puiſſance, par ce que ſi j’en ſortois jamais, il trouveroit un jour à qui parler. Il me répondit, qu’il n’étoit pas cauſe de cet accident que je m’étois attiré par ma faute ; que bien loin d’avoir commandé à ces gens-là de me maltraiter comme ils avoient fait, il en étoit au deſeſpoir, que j’euſſe cependant à profiter de cette correction & en être plus ſage à l’avenir. Ce compliment me parut tout auſſi peu honnête que ſon procédé. Si j’en trouvai le commencement aſſez paſſable, la ſuite ne me le parut guéres. Cela fut cauſe que je lui fis encore d’autres menaces, tandis qu’au lieu des paroles que j’employois pour toutes armes, l’on me foura encore en priſon. Si j’euſſe toûjours eu mon épée, on ne m’y eut pas mené comme on faiſoit : mais ces hommes s’en étoient ſaiſis en me prenant par derrière, & l’avoient même caſſée en ma preſence, pour me faire encore un plus grand affront. Je ne ſçais ce qu’ils firent de mon bidet ni de mon linge que je n’ai jamais revûs depuis. On informa cependant contre moi ſous le nom de ce Gentilhomme, & quoi que j’euſſe été batu, & que ce fut à moi à demander de gros dommages & intérêts, je fus encore condamné à lui faire réparation. On me ſupoſa de lui avoir dit des injures, & ma ſentence m’ayant été prononcée, je dis au Greffier que j’en appellois. Cette canaille ſe moqua de mon apel, & m’ayant encore condamné aux frais, mon cheval & mon linge furent vendus apparemment ſur & tant moins de ce quelle prétendoit que je lui devois. Elle me garda deux mois & demi en priſon, pour voir ſi perſonne ne me reclameroit. J’euſſe eu beaucoup à ſouffrir pendant tout ce tems-là, ſi au bout de quatre ou cinq jours le Curé du lieu ne me fut venu voir. Il tâcha de me conſolet & me dit que j’étois bien malheureux qu’un Gentilhomme du voiſinage de Roſnai, n’eut été ſur les lieux lorſque mon accident étoit arrivé qu’il eut fait faire les informations tout autrement qu’elles n’avoient été faites ; mais qu’étant trop tard preſentement pour y remedier, tout ce qu’il pouvoit faire pour moi étoit de m’offrir tout le ſecours dont il étoit capable : qu’il m’envoyoit toûjours quelques chemiſes & quelque argent, & que s’il ne venoit pas me voir lui-même, c’eſt qu’ayant eu des differens avec mon ennemi, dans leſquels il l’avoit même un peu maltraité, il lui avoit été fait deffenſe de la part de Mrs. les Maréchaux de France, ſous peine de priſon, d’épouſer jamais aucuns intérêts contraires aux ſiens. Ce ſecours ne me pouvoit venir plus à propos. L’on m’avoit pris ce qui me reſtoit d’argent de mes dix écus, lors qu’on m’avoit mis en priſon. Je n’avois d’ailleurs qu’une ſeule chemiſe, laquelle ne devoit guéres tarder à pourir ſur mon dos, parce que je n’en avois point à changer ; mais comme j’avois bonne proviſion de ce que l’on accuſe ordinairement les Bearnois de ne pas manquer, c’eſt-à-dire beaucoup de gloire, je crus que c’étoit me faire affront que de m’offrir ainſi la charité. Je répondis’ donc au Curé que j’étois bien obligé au Gentilhomme qui l’envoyoit, mais qu’il ne me connoiſſoit pas encore ; que j’étois Gentilhomme auſſi-bien que lui, de ſorte que je ne ferois jamais rien d’indigne de ma naiſſance ; qu’elle m’apprenoit que je ne devois rien prendre que du Roi, que je prétendois me conformer à cette régle & mourir plûtôt le plus miſerable du monde que d’y manquer. Le Gentilhomme à qui l’on a voit conté tout ce que j’avois fait, s’étoit bien douté de ma réponſe, trouvant trop de fierté dans mon procédé pour m’en démentir en cette occaſion : ainſi il lui avoit fait la bouche en cas que ce qu’il croyoit arrivât. C’étoit de me dire qu’il ne contoit pas de me donner ni l’argent qu’il m’offroit, ni ces chemiſes, mais bien de me les préter juſqu’à ce que je puſſe lui rendre l’un & l’autre ; qu’un Gentilhomme tomboit quelquefois dans la neceſſité auſſi-bien qu’un homme du commun, & qu’il ne lui étoit pas plus interdit qu’à lui d’avoir recours à ſes amis pour s’en tirer. Je trouvai que mon honneur feroit à couvert par là. Je fis un billet au Curé du montant de cet argent & de ces chemiſes qui alloit à 45. livres. Cet argent qu’on me vit dépenſer fit durer ma priſon les deux mois & demi que je viens de dire, & même l’eût peut-être fait durer encore davantage, par l’eſperance qu’eût eu la juſtice, que celui qui me le donnoit m’eût encore donné de quoi me tirer de ſes pattes, ſi ce n’eſt que le curé prit ſoin de publier que c’étoient des charités qui lui paſſoient par les mains dont il m’avoit aſſiſté : ainſi ces miſerables croians qu’ils ne gagneroient rien de me garder plus long-tems, ils me mirent dehors au bout de ce tems-là. Je ne fus pas plûtôt ſorti que je fus chez le Curé pour le remercier de ſes bons offices, & de toutes les peines qu’il avoit bien voulu prendre pour moi. Car outre ce que je viens de dire il avoit encor ſollicité ma liberté, & n’y avoit pas nui aſſurément. Je lui demandai s’il m’êtoit permis d’aller voir mon créancier, pour lui témoigner ma reconnoiſſance, que j’étois bien aiſe de l’aſſurer que je ne ferois pas plutôt en état de m’acquitter de ce que je lui devois, que je le ferois fidellement. Il me répondit, qu’il avoit ordre de lui de me prier de n’en rien faire, de peur que ma viſite ne ſe prit en mauvaiſe part par ſon ennemi, & le mien ; que cependant comme il avoit envie de me voir il ſe rendroit le lendemain à Orléans incognitò ; que je m’en fuſſe loger à l’écu de France, que je l’y trouverois, ou du moins qu’il s’y rendroit tout auſſi-tôt que moi ; qu’il me prêteroit ſon cheval pour y aller à mon aiſe, & ſçachant bien qu’il ne me pouvoit plus guéres reſter d’argent de celui qu’il m’avoit donné, ce Gentilhomme m’en prêteroit encore pour achever mon voiage. J’en avois aſſez de beſoin, comme il diſoit, ainſi n’étant pas fâché de trouver ce ſecours, je partis le lendemain pour Orléans, bien réſolu de revenir tout le plutôt que je pourrois en ce païs-là, pour m’acquitter de l’argent que j’y avois emprunté, & pour me venger de l’affront que j’y avois reçu. Je n’en ſerois pas même parti ſans ſatisfaire à mon juſte reſſentiment, ſi ce n’eſt que le Curé m’apprit que le Gentilhomme à qui j’avois eu affaire, ſçachant que l’on me devoit faire ſortit de priſon, étoit monté à cheval pour s’en aller dans une terre qu’il avoit à cinquante ou ſoixante lieuës de-là. Je trouvai ce procédé digne de lui, & ne diſant pas au Curé ce que j’en penſois, parce que je ſçavois bien que ceux qui menaçoient davantage n’étoient pas toûjours les plus dangereux, je partis le lendemain avant le jour pour m’en aller à Orléans. Je fus loger à l’écu de France comme le Curé me l’avoit dit, & le Gentilhomme qui m’avoir obligé de ſi bonne grâce, & qui s’appelloit Montigré, s’y étant rendu dès le même jour, il ſe fit connoître à moi, comme le Curé m’avoit dit qu’il devoit faire, d’abord qu’il ſeroit arrivé. Je le remerciai en des termes les plus reconnoiſſans qu’il me fut poſſible, & m’ayant répondu que c’étoit ſi peu de choſe, que cela ne valloit pas ſeulement la peine d’en parler, je le mis ſur le chapitre de Roſnai. Il me dit, voyant que j’avois grande demangeaiſon de le joindre, que j’y ſerois bien empêché, que je m’y devois prendre finement, ſi j’y voulois réüſſir, parce qu’il étoit homme à me faire ce qu’il lui avoit fait, c’eſt-à-dire à en uſer ſi mal que je n’en ſerois jamais content : que s’il venoit par haſard à s’apercevoir que je lui en vouluſſe, il me feroit venir tout auſſi-tôt devant les Maréchaux de France ; que cela romproit toutes les meſures que je pouvois prendre, deſorte qu’il étoit beſoin que j’uſaſſe d’une grande diſſimulation, ſi je voulois l’attraper. Ce Gentilhomme voulut à toute force que je priſſe le caroſſe pour m’en aller. Il me prêta encore dix piſtoles d’Eſpagne, quoi que je fiſſe difficulté de les prendre, tellement que je me trouvai engagé avec lui, de près de deux cent francs devant que d’arriver à Paris. C’étoit preſque, pour en dire le vrai, tout ce que je pouvois eſperer de ma legitime, parce que, comme j’ai déjà dit, mes richeſſes n’étoient pas bien grandes ; mais me réſervart l’eſperance en partage, j’achevai mon chemin, après être convenu avec Montigré, qu’il me donneroit de ſes nouvelles, & que je lui donnerois des miennes. Je ne fus pas plutôt arrivé à Paris, que je fus trouver Mr. de Treville qui logeoit tout auprès du Luxembourg. J’avois apporté, en m’en venant de chez mon Pere, une lettre de recommandation pour lui, Mais par malheur on me l’avoit priſe a St. Dié, & le vol qu’on m’en avoit fait avoit encore augmenté ma colere contre Roſnai. Pour lui il n’en étoit devenu que plus timide, parce que cette lettre lui apprenoit que j’étois Gentilhomme, & que je devois trouver de la protection auprès de Mr. de Treville. Enfin toute ma reſſource étoit de lui dire l’accident qui m’étoit arrivé, quoi que j’euſſe bien de la peine à le faire, parce qu’il me ſembloit qu’il n’auroit pas trop bonne opinion de moi, quand il ſçauroit que je ſerois revenu de-là, ſans tirer raiſon de l’affront que j’y avois reçû. Je fus loger dans ſon quartier, afin d’être plus près de lui. Je pris une petite chambre dans la ruë des Foſſoïeurs, tout auprès de St. Sulpice, il y avoit pour enſeigne le Gaillard-Bois, il y avoit des jeux de boule, comme je crois qu’il y en a encore, & elle avoit une porte qui perçoit dans la ruë Ferou, qui eſt au derrière de la ruë des Foſſoïeurs. Je fus dès le lendemain matin au lever de Mr. de Treville, dont je trouvai l’Anti-chambre toute pleine de Mouſquetaires. La plûpart étoient de mon Païs, ce que j’entendis bien à leur langage ; ainſi me croyant plus fort de moitié que je n’étois auparavant, de me trouver ainſi en païs de connoiſſance, je me mis à accoſter le premier que je trouvai ſous ma main. J’avois emploié une partie de l’argent de Montigré à me faire propre, & je n’avois pas auſſi oublié la coûtume du Païs, qui eſt, quand on auroit pas un ſou dans ſa poche, d’avoit toûjours le plumet ſur l’oreille & le ruban de couleur à la cravate. Celui que j’accoſtai s’appelloit Portos, & étoit voiſin de mon Pere de deux ou trois lieuës. Il avoit encore deux Freres dans la Compagnie, donc l’un s’appelloit Athos, & l’autre Aramis. Mr. de Treville les avoit fait venir tous trois du païs, parce qu’ils y avoient fait quelques combats, qui leur donnoient beaucoup de réputation dans la Province. Au reſte il étoit bien-aiſe de choiſir ainſi ces gens, parce qu’il y avoit une telle jalouſie entre la Compagnie des Mouſquetaires, & celle des Gardes du Cardinal de Richelieu, qu’ils en venoient aux mains tous les jours. Cela n’étoit rien, puiſqu’il arrive tous les jours que des particuliers ont querelle enſemble, principalement quand il y a comme aſſaut de réputation entr’eux. Mais ce qui eſt d’aſſez étonnant, c’eſt que les maîtres ſe piquoient tous les premiers d’avoir des gens dont le courage l’emportoit par deſſus tous les autres. Il n’y avoit point de jour que le Cardinal ne vantât la bravoure de ſes Gardes, & que le Roi ne tâchât de la diminuer ; parce qu’il voyoit bien que ſon Eminence ne ſongeoit par-là, qu’à élever ſa Compagnie par deſſus la ſienne, & il eſt ſi vrai que c’étoit-là le deſſein de ce Miniſtre, qu’il avoit tout exprès dans les Provinces des gens appoſtez pour lui amener ceux qui s’y rendoient redoutables par quelques combats particuliers. Ainſi dans le tems qu’il y avoit des Edits rigoureux contre les Duels, & même qu’on avoit puni de mort quelques perſonnes de la première qualite qui s’étoient batus au préjudice de la Publication qui en avoit été faite, il leur donnoit non ſeulement azile auprès de lui, mais encore part le plus ſouvent dans ſes bonnes grâces. Portos me demanda depuis quand j’étois arrivé, quand il ſçut qui j’étois, & à quel deſſein je venois à Paris. Je le contentai ſur ſa curioſité, & me diſant que mon nom ne lui étoit pas inconnu, & qu’il avoit ouï dire ſouvent à ſon Pere qu’il y avoit eu de braves gens de ma Maiſon, il me dit que je leur devois reſſembler, ou m’en retourner inceſſamment en nôtre païs. Le compliment que mes Parens m’avoient fait devant que de partir, me rendoit ſi chatoüilleux ſur tout ce qui regardoit le point d’honneur, que je commençai non ſeulement à la regarder entre deux yeux ; mais encore à lui demander aſſez bruſquement, pourquoi il me tenoit ce largage, que s’il doutoit de ma bravoure, je ne ferois pas long-tems ſans la lui faire voir, qu’il n’avoit qu’à deſcendre avec moi dans la ruë, & que cela feroit bien-tôt terminé. Il ſe prit à rire, m’entendant parler de la ſorte, & me dit que quoi qu’en allant vîte, on fit d’ordinaire beaucoup de chemin, je ne ſcavois pas encore qu’on ſe heurtoit auſſi le pied bien ſouvent, à force de vouloir trop avancer ; que s’il falloit être brave, il ne falloit pas être querelleur ; que de ſe piquer mal à propos, étoit un excès qui étoit auſſi blamable que la foibleſſe qu’il vouloit me faire éviter ; que puiſque j’étois non-ſeulement de ſon païs, mais encore ſon voiſin il vouloit me ſervir de Gouverneur, bien loin de ſe vouloir batre contre moi, que cependant ſi j’avois envie d’en découdre il me la feroit paſſer avant qu’il fut peu. Je crus quand je l’entendis parler ainſi, qu’après avoir fait le modeſte, il me mettoit le marché à la main. Ainſi le prenant au mot, je croyois que nous allions tirer l’épée d’abord que nous ſerions deſcendus dans la ruë, quand il me dit lorſque nous fumes à la porte, que je le ſuiviſſe à neuf ou dix pas ſans m’aprocher de plus près de lui. Je ne ſus ce que cela vouloit dire ; mais ſongeant que devant qu’il fut peu j’en ferois éclairci, je me donnai patience juſqu’à ce que j’en viſſe l’accompliſſement. Il deſcendit le long de la ruë de Vaugirard du côté qui va vers les carmes deſchaus. Il s’arrêta à l’hôtel d’Aiguillon à un nommé Juſſac qui étoit ſur la porte, & fut bien un demi quart d’heure à lui parler. Ce Juſſac eſt le même que nous avons veu depuis à Mrs. de Vendôme, & à Mr. le Duc de Maine. Je crus d’abord qu’il l’aborda qu’ils étoient les meilleurs amis du monde aux embraſſades qu’ils ſe firent, & je n’en fus deſabuſé que lors qu’ayant paſſé outre, je retournai la tête pour voir ſi Porthos me ſuivoit. Je vis en effet qu’au lieu de continuer ainſi à ſe careſſer Juſſac lui parloit avec chaleur, & comme un homme qui n’étoit pas content. Je me mis ſur la Porte du Calvaire, maiſon Religieuſe qui eſt tout auprès de-là, j’y attendis mon homme que je voyois répondre du même air que l’autre lui parloit, car ils s’étoient mis tous deux au milieu de la ruë, afin que le Suiſſe de l’hôtel d’Aiguillon n’entendit pas ce qu’ils diſoient : je vis de-là que Porthos qui m’avoit aperçû me montroit, ce qui me donna encore plus d’inquiétude que je n’en avois, ne ſçachant ce que tout cela vouloit dire. Enfin Porthos l’ayant quitté après ce long entretien, me vint trouver, & me dit qu’il venoit de bien diſputer pour l’amour de moi, qu’ils ſe devoient battre dans une heure, trois contre trois, aux prez aux Clercs, qui eſt au bout du Faubourg St. Germain ; & que s’étant réſolu, ſans m’en rien dire, à me mettre de la partie, il venoit de dire à cet homme, qu’il falloit qu’il cherchât un quatriéme pour que je me puſſe éprouver contre lui ; qu’il lui avoit répondu qu’il ne ſçavoit où en trouver un à l’heure qu’il étoit, que chacun étoit alors hors de chez ſoi, & que ç’avoit été là le ſujet de leur conteſtation ; que je voiois bien par ce qu’il venoit de me dire qu’il n’avoit pas été en ſon pouvoir d’accepter mon deffi, que l’on ne pouvoit pas courir deux liévres à la fois, mais qu’il avoir crû me faire voir que ce n’étoit pas manque de cœur en me rendant témoin moi-même des raiſons qu’il avoit euës de me refuſer. Je compris alors tout ce que je n’avois pû deviner auparavant, & lui ayant demandé le nom de cet homme, & ſi c’étoit lui qui étoit le chef de la querelle, il m’apprit tout ce que j’en voulois ſçavoir, il me dit qu’il s’appelloit Juſſac, qu’il commandoit dans le Havre de Grace, ſous le Duc de Richelieu, qui en étoit Gouverneur en ſurvivance du Cardinal ſon Oncle, qu’il étoit le chef de la querelle, qui ſe devoit terminer preſentement, qu’il l’avoit euë avec ſon Frere aîné, & qu’elle ne venoit que parce que l’un avoit ſoutenu que les Mouſquetaires battroient les Gardes du Cardinal, toutes les fois qu’ils auroient affaire à eux, & que l’autre avoit soutenu le contraire. Je le remerciai du mieux que je pus, lui diſant qu’après être parti de chez moi dans le deſſein de prendre Mr. de Treville pour mon Patron, il m’obligeoit de me choiſir avec ſes autres amis, pour ſoutenir une querelle en l’honneur de ſa compagnie. D’ailleurs que comme je ſçavois qu’il avoit toûjours fait gloire de prendre le parti du Roi, au préjudice de toutes les offres avantageuſes que ſon Eminence lui avoit faites pour embraſſer ſes intérêts, j’étois bien aiſe d’avoir à combattre pour une cauſe qui n’étoit pas moins ſelon mon inclination, que ſelon la ſienne ; que je ne pouvois mieux faire pour mon coup d’eſſay, que je tâcherois de ne pas démentir la bonne opinion qu’il me témoignoit par-là de mon courage. Nous marchâmes dans cet entretien juſques en deça des Carmes où nous tournâmes par la ruë Caſſette ; nous y deſcendîmes tout du long, & ayant gagné le coin de la ruë du Colombier, nous entrâmes enſuite dans la ruë St. Pere, puis dans celle de l’Univerſité, au bout de laquelle nous devions faire nôtre combat. Nous y trouvâmes Athos avec ſon Frere Aramis, qui ne ſçurent ce que cela vouloit dire, quand ils me virent avec lui. Ils le tirerent à part pour lui en demander la raiſon, & leur ayant répondu qu’il n’avoit pû faire autrement pour ſe tirer de l’embarras, où le jettoit le marché que je lui avois mis à la main, ils lui repliquerent qu’il avoit grand tort d’en avoir uſé de la ſorte, que je n’étois encor qu’un enfant, & que Juſſac en tireroit un avantage qui ne manqueroit pas de tourner à leur préjudices qu’il m’oppoſeroit quelque homme qui m’auroit bien-tôt expédié, & que cet homme tombant ſur eux, après cela il ſe trouveroit qu’ils ne ſeroient plus que trois contre quatre, dont il ne leur pourroit arriver que du malheur. J’euſſe été en grande colere ſi j’euſſe ſçû ce qu’ils diſoient de moi. C’étoit en effet avoir bien méchante opinion de ma perſonne que de me croire capable d’être battu ſi facilement ; cependant comme c’étoit une choſe faite que ce que Porthos avoit fait, & qu’il n’y avoit plus de remede, ils ſe crurent obligez de faire bonne mine, comme on dit, à mauvais jeu. Ainſi faiſant ſemblant d’être les plus contens du monde, de ce que je voulois bien expoſer ma vie pour leur querelle, moi qui ne les connoiſſois point, ils me firent un compliment bien fleuri, mais qui ne paſſoit pas le nœud de la gorge. Juſſac avoit pris pour ſeconds Biſcarat & Cahuſac qui étoient Freres, & créatures de Mr. le Cardinal. Ils avoient encore un troiſiéme Frere nommé Rotondis, & celui-ci qui étoit à la veille d’avoir des Benefices, voyant que Juſſac & ſes Freres étoient en peine de ſçavoir qui ils prendroient pour ſe battre contre moi, leur dit que ſa ſoutane ne tenoit qu’à un bouton, & qu’il l’alloit quitter pour les en délivrer. Ce n’eſt pas qu’ils manquaſſent d’amis ni les uns ni les autres, mais comme il étoit déjà dix heures paſſées, & qu’il approchoit même, plus d’onze, que de dix, ils avoient d’autant plus de peur que nous ne nous impatientaſſions qu’ils avoient déjà été en cinq ou ſix endroits ſans trouver perſonne au logis, ainſi ils étoient tout prêts de prendre Rotondis au mot, quand par bonheur pour eux & pour lui, il entra un Capitaine du Regiment de Navare, qui étoit des amis de Biſcarat. Biſcarat ſans un plus long compliment le tira à quartier, & lui dit qu’il avoient beſoin de lui, pour un different qu’ils avoient à vuider tout preſentement ; qu’il ne pouvoit venir plus à propos pour les tirer d’embarras, & qu’il étoit ſi grand que s’il ne fut venu il alloit faire prendre une épée à Rotondis, quoi que ſa profeſſion ne fut par de s’en ſervir. Ce Capitaine qui ſe nommoit Bernajoux, & qui étoit un Gentilhomme de condition de la Comté de Foix, ſe tint honoré de ce que Biſcarat jettoit les yeux ſur lui, pour rendre ce ſervice à ſon ami : il lui fit offre de ſon bras & de ſon épée, & étant montez tous quatre dans le Caroſſe de Juſſac, ils mirent pied à terre à l’entrée du pré aux Clercs, comme ſi ç’eût été pour ſe promener. Ils laiſſerent la leur Cocher & Laquais, & nous ne les aperçûmes pas plutôt de loin que nous nous en réjoüimes, parce que comme il ſe faiſoit déjà tard, nous ne les attendions preſque plus. Nous nous avançâmes du côté de l’Iſle Maquerelle, au lieu d’aller au devant d’eux, afin de nous éloigner davantage du monde, qui ſe promenoit de leur côté, nous gagnâmes ainſi un petit fonds d’où ne voyant plus perſonne, nous les y attendimes de pied ferme. Ils ne tarderent guéres à nous joindre, & Bernajoux qui avoit une groſſe Mouſtache, comme c’étoit la mode en ce tems-là d’en porter, voyant que Juſſac, Biſcarat & Cahuſac choiſiſſoient les trois Freres pour avoir affaire à eux, tandis qu’ils ne lui laïſſoient que moi pour l’amuſer, lui demanda, s’ils ſe moquoient de lui de vouloir qu’il n’eut affaire qu’à un enfant. Je me trouvai piqué de ces paroles, & lui aiant répondu que les enfans de mon âge & de mon courage en ſçavoient bien autant que ceux qui les mépriſoient, parce qu’ils avoient deux fois moins d’âge qu’eux, je mis l’épée à la main pour lui montrer que je ſçavois joindre l’effet aux paroles. Il fut obligé de tirer la ſienne pour ſe défendre, voyant que de la maniére que je m’y prenois, je n’avois pas envie de le marchander. II m’allongea même quelque coups aſſez vigoureuſement, prétendant qu’il ne ſeroit guéres à ſe défaire de moi. Mais les ayant parez avec beaucoup de bonheur, je lui en portai un par deſſous le bras, dont je le perçai de parc en part. Il fut tomber à quatre pas de-là, je crus qu’il étoit mort, & étant allé à lui pour lui donner remede, s’il en étoit encore tems, je vis qu’il me preſentoit la pointe de l’épée, croyant apparemment que je ſerois aſſez fou pour m’y aller enfiler moi-même. Je jugeai bien par-là, qu’on pouvoit encore le ſecourir : Ainſi comme j’avois été élevé chrétiennement, & que je ſçavois que la perte de ſon ame étoit la choſe la plus terrible qu’il lui pût jamais arriver, je lui criai de loin qu’il eut à penſer à Dieu, que je ne venois pas pour lui arracher les reſtes de ſa vie, mais bien plûtôt pour la lui conſerver : que j’étois même bien fâché de l’état où je l’avois mis, mais qu’il conſiderât que j’y avois été obligé par la barbare fureur, qui faiſoit conſiſter l’honneur d’un Gentilhomme à ôter la vie à un homme que l’on n’avoit ſouvent jamais vû, & même quelquefois au meilleur de ſes amis. Il me répondit que puiſque je parlois ſi juſte, il ne faiſoit point de difficulté de me rendre ſon épée, qu’il me prioit de lui vouloir bander ſa playe, en coupant le devant de ſa chemiſe, que j’empêcherois par là qu’il ne perdit le reſte de ſon ſang, que je lui donnerois la main après cela, pour ſe lever, afin qu’il put regagner le Caroſſe dans lequel il étoit venu, à moins que je n’euſſe encore la charité de l’aller chercher moi-même, de peur qu’il ne tombât en deffaillance par le chemin. Il jetta ſon épée en même-tems à quatre pas de là, pour me montrer qu’il n’avoit pas envie de s’en ſervir contre moi, quand je m’aprocherois de lui. Je fis ce qu’il me dit, je coupai ſa chemiſe avec des ciſeaux, & lui aïant mis une compreſſe par devant, je lui donnai la main pour ſe lever à ſon ſeant, afin d’en pouvoir faire autant par derrière. Comme j’avois une bande toute prête que j’avois faite de deux pieces le mieux qu’il m’avoit été poſſible, j’eus bien tôt fait cet ouvrage. Cependant, ce tems que j’y avois employé plutôt que perdu, puiſque c’étoit une bonne œuvre que ce que je venois de faire, penſat coûter la vie à Athos, & peut-être en même tems à ſes deux Freres. Juſſac contre qui il ſe battoit lui donna un coup d’épée dans le bras, & s’étant jetté ſur lui pour lui faire demander la vie, il ne cherchoit qu’à lui mettre la pointe de ſon épée dans le ventre, parce qu’il ne vouloit pas la lui demander, quand je m’aperçûs du peril où il étoit, je courus auſſitôt à lui, & aïant crié à Juſſac de tourner le viſage, ne voulant pas le prendre par derriere, il trouva qu’il avoit un nouveau combat à rendre, au lieu qu’il croioit avoir achevé le ſien. Ce combat même ne pouvoit lui être que très-deſavantageux, parce qu’Athos après être ainſi délivré de danger, n’étoit pas pour demeurer les bras croiſez, pendant que nous ferraillerions enſemble ; & en effet voiant qu’il étoit dangereux qu’il ne le prit par derrière, pendant que je le prendrois par devant, il voulut s’aprocher de Biſcarat ſon Frere, afin d’être du moins deux contre trois, au lieu qu’il étoit preſentement ſeul contre deux ; Je reconnus ſon deſſein & l’empêchai de l’executer. Il ſe vit alors obligé lui-même de demander la vie, lui qui la vouloit faire demander aux autres, & ayant rendu ſon épée à Athos, à qui je laiſſai l’honneur de ſa défaite, quoi que je puiſſe me l’attribuer, du moins avec autant de raiſon que lui, nous nous en fumes lui & moi à Porthos & à Aramis pour leur faire remporter la victoire ſur leurs ennemis. Cela ne nous fut pas bien difficile, comme ils avoient déja aſſez de courage & d’adreſſe pour les embaraſſer ſans avoir beſoin de nôtre ſecours, ce fut encore autre choſe, quand ils virent que nous étions à portée de le leur donner. Il fut impoſſible aux autres effectivement de leur réſiſter, eux qui n’étoient plus que deux contre quatre, ainſi ayant été obligez de leur rendre leurs épées, le combat finit de cette maniere, nous nous en fumes alors tous à Bernajoux, qui s’étoit recouché ſur la terre à cauſe d’une foibleſſe qui lui avoit priſe. Comme j’étois plus allerte que les autres, & que j’avois de meilleures jambes que pas un de ceux qui étoient là, je m’en fus chercher le Caroſſe de juſſac, où nous le mîmes. On le conduiſit ainſi chez lui, où il demeura ſix ſemaines ſur la litiere, devant que de pouvoir guérir. Mais enfin ſa bleſſeure, quoi que très-grande, ne ſe trouvant pas mortelle, il en fut quitte pour le mal, ſans qu’il lui en arrivât d’autre accident. Nous fûmes depuis bons amis lui & moi, & quand je fus Sous-Lieutenant des Mouſquetaires, comme je le dirai tantôt, il me donna un de ſes Freres pour mettre dans la compagnie. Il ne tint pas même à moi qu’il ne fit quelque choſe : ce qui avec mon ſecours lui fut arrivé ſans doute, ſi ce n’eſt qu’il préfera ſes plaiſirs à un établiſſement qui lui étoit aſſuré, pour peu qu’il eut voulu y contribuer par lui-même. Le Roi ſçut nôtre combat, & nous eûmes peur qu’il ne nous en arrivât quelque choſe, à cauſe qu’il étoit fort jaloux de ſes Edits ; mais Mr. de Treville lui ayant fait entendre que nous étant trouvez fortuitement aux prez aux Clercs, ſans penſer à rien moins qu’à nous battre, Athos, Porthos & Aramis n’avoient pû entendre vanter à Juſſac & à ſes amis, la Compagnie des Gardes du Cardinal, au préjudice de celle de ſes Mouſquetaires, ſans en être indignez, comme ils devoient être naturellement ; que cela avoit cauſé des paroles entre les uns & les autres, & que des paroles en étant venus aux mains tout auſſi-tôt, on ne pouvoit regarder cette action que comme une rencontre, & non pas comme un Duel ; qu’au ſurplus le Cardinal en alloit être bien mortifié, lui qui eſtimoit Biſcarat & Cahuſac comme des prodiges de valeur, & qui les regardoit, pour ainſi dire, comme ſon bras droit. En effet, il les avoit élevez au delà de ce qu’ils pouvoient eſperer, vraiſemblablement par leur naiſſance, & peut-être par leur mérite : la meilleure qualité qu’ils euſſent étoit de lui être affectionnez, ſi néanmoins cela ſe doit prendre pour une bonne qualité, par raport à ce qu’elle leur faiſoit faire tous les jours contre le ſervice du Roi. Ils prenoient ſon parti à tort & à travers, ſans conſiderer ſi ſa Majeſté y étoit intereſſée ou non ; ainſi pour ſoutenir ſa querelle, ils ſe broüilloient, non-ſeulement de moment à autre avec les meilleurs ſerviteurs qu’elle pouvoit avoir, mais ſe batoient encore tous les jours contr’eux, parce qu’ils faiſoient plus de cas du Miniſtre que du Maître. Ce que venoit de dire Mr. de Treville, étoît un trait d’un fin courtiſan. Il ſçavoit que le Roi n’aimoit pas ces deux Freres, par raport à l’attache qu’ils avoient pour le Cardinal. Il ſçavoit d’ailleurs qu’il ne pouvoit faire plus de plaiſir à ſa Majeſté, que de lui aprendre que les Mouſquetaires avoient remporté la vicoire ſur les créatures de ce Miniſtre ; auſſi le Roi ſans s’informer davantage ſi nôtre combat étoit une rencontre ou non, il donna ordre à Mr. de Treville de lui amener dans ſon Cabinet, Athos, Porthos & Aramis, par le petit eſcalier dérobé. Il lui donna une heure qu’il devoit être tout ſeul, & Mr. de Treville s’y étant rendu avec ces trois Freres, ils lui dirent, comme ils étoient tous trois de braves gens, les choſes comme elles s’étoient paſſées. Ils lui cacherent, néanmoins ce qui pouvoit ſervir à lui faire connoître que ç’avoit été un duel, & non pas une rencontre, & lui ayant auſſi parlé de moi, ſa Majeſté eut la curioſité de me voir : elle commanda donc à Mr. de Treville de m’amener le lendemain à la même heure dans ſon Cabinet, & Mr. de Treville ayant ordonné à ces trois Freres de me le dire de la part de ſa Majeſté, & de la ſienne, je les priai de me mener le même jour au lever de ce commandant. Je fus ravi de ce que la fortune me guidoit ainſi ſi heureuſement, pour être connu d’abord du Roi mon Maître. Je me mis ſur mon propre ce jour-là du mieux qu’il me fut poſſible, & comme ſans vanité, j’étois d’aſſez belle taille, d’aſſez bonne mine & même aſſez beau de viſage, j’eſperai que ma figure ne feroit pas le même effet auprès de ſa Majeſté, qu’avoit fait celle de Mr. de Fabert il y avoit déja quelque tems. Il avoit acheté une Compagnie dans un vieux corps, donc le Roi lui avoit refuſé l’agrément, parce que ſa mine, bien loin de lui être agréable, lui avoit extrémement déplû. Je n’eus plus beſoin après le commandement de ſa Majeſté de regretter la perte de la lettre de recommandation, que j’avois pour Mr. de Treville. Ce que je venois de faire m’y alloit introduire plus avantageuſement que toutes les lettres du monde, & même me procurer l’honneur de faire la réverence à mon Maître. La joye que j’en eus, me fit trouver la nuit bien plus longue que pas une que j’euſſe paſſée de ma vie. Enfin le matin étant venu, je ſortis du lit, & m’habillai en attendant qu’Athos, Porthos & Aramis me vinſſent prendre, pour me preſenter à leur Commandant. Ils vinrent quelque tems après, & comme il n’y avoit pas loin de chez moi, chez Mr. de Treville, nous nous y rendîmes bientôt. Il avoit commandé à ſon Valet de Chambre, que d’abord que nous ſerions dans ſon Antichambre, il nous fit paſſer dans ſon Cabinet. La porte en étoit interdite à tout autre, & cela s’étant executé à nôtre arrivée, Mr. de Treville n’eût pas plûtôt jetté les yeux ſur moi, qu’il dit à ces trois Freres qu’ils ne lui avoient pas dit la verité, quand ils lui avoient dit que j’étois un jeune homme, qu’ils lui devoient dire, bien plûtôt que je n’étoit qu’un enfant, puiſqu’en effet je n’étoit pas autre choſe. Dans un autre tems j’euſſe été bien fâché de l’entendre parler de la ſorte, parce que par ce mot d’enfant il ſembloit que je duſſe être exclus du ſervice, juſqu’à ce que l’âge me fut venu ; mais ce que je venois de faire parlant en ma faveur, bien plus que ſi j’euſſe eu quelques années davantage, je crus que plus je paroiſſois jeune, plus il y avoit de l’honneur pour moi. Cependant comme je ſçavois que ce n’étoit pas le tout que de faire ſon devoir, ſi l’on n’avoit encore l’eſprit d’aſſaiſonner ſes actions d’une honnête aſſurance, je lui répondis très-reſpectueuſement, que j’étois jeune à la vérité, mais que tout jeune que j’étois, je tuërois bien un Eſpagnol, puiſque j’avois déjà eu l’adreſſe de mettre un Capitaine d’un vieux corps hors de combat. Il me répondit fort obligemment qu’en diſant cela, je ne me donnois encore que la moindre partie de la gloire qui m’étoit duë, que je pouvois dire auſſi, que j’avois deſarmé deux Commandans de Places, & un Commandant des gens d’Armes, qui valoient bien tout du moins un Capitaine de vieux corps ; qu’Athos, Porthos & Aramis lui avoient conté la choſe tout comme elle s’étoit paſſée, qu’ils convenoient de bonne foi, que ſans moi ils n’euſſent peut-être pas remporté ſur leurs ennemis l’avantage qu’ils avoient fait, & principalement Athos qui avoüoit même que ſans le ſecours que je lui avois donné, il eût eu de la peine à ſe tirer des mains de Juſſac ; qu’il n’en avoit pas encore parlé à ſa Majeſté, parce qu’il ignoroit toutes ces circonſtances, quand il avait eu l’honneur de l’entretenir de nôtre combat ; mais que maintenant qu’il le ſçavoit il ne manqueroit pas de le lui apprendre ; qu’il le lui diroit même en ma preſence, afin que j’euſſe le plaiſir d’entendre de ſa propre bouche, les loüanges qui m’en étoient duës. Je fis le modeſte à un diſcours comme celui-là, quoi que dans le fonds il ne m’en put guéres tenir qui me fut plus agréable, Mr. de Treville fit mettre dans le même tems les chevaux au caroſſe, & s’en fut voir Bernajoux qu’il connoiſſoit particulierement. Il vouloit ſçavoir de lui apparemment de quelle maniere s’étoit paſſé nôtre combat, non qu’il révoquât en doute ce que les trois Freres lui en avoient dit, mais pour pouvoir aſſurer le Roi qu’il tenoit les choſes d’un endroit qui ne lui devoit point être ſuſpect, puiſque c’étoit de la bouche même de ceux à qui nous avions eu affaire. Il nous dit cependant de venir dîner avec lui, en attendant qu’il fut revenu de ſa viſite, nous nous en fumes dans un Tripot qui étoit tout auprès des Ecuries du Luxembourg. Nous ne fimes que balloter, métier où je n’étois pas trop habile, & ou, pour mieux dire, j’étois fort ignorant, puiſque je ne l’avois jamais fait que cette fois là, auſſi craignant de recevoir quelque coup dans le viſage, & que cela ne m’empêchât de me trouver au rendez-vous que le Roi avoit donné, je quittai la raquette, & me mis dans la Gallerie tout auprès de la corde. Il y avoit là quatre ou cinq hommes d’épées, que je ne connoiſſois point, & entre leſquels étoit un Garde de Mr. le Cardinal, qu’Athos, Porthos & Aramis ne connoiſſent pas non plus que moi. Pour lui il les connoiſſoit bien, ſçavoir qu’ils étoient Mouſquetaires : & comme il y avoit une certaine antipathie entre ces deux Compagnies, & que la protection que ſon Eminence donnoit à ſes Gardes les rendoit inſolens, à peine me fus-je mis ſous la Galerie, que j’entendis que celui-ci dit à ceux qui il étoit, qu’il ne falloit pas s’étonner que j’euſſe eu peur, parce que j’étois apparemment un apprentif Mouſquetaire. Comme il ne ſe ſoucioit guéres que j’entendiſſe ces paroles, puiſqu’il les diſoit aſſez haut auprès de moi, pour me les faire entendre, je lui fis ſigne un moment après, ſans que les gens avec qui il étoit en viſſent rien, que j’avois un mot à lui dire. Je ſortis en même tems de la Galerie, & Athos & Aramis, qui étoient du côté par où il me falloit paſſer pour aller dans la ruë, me demandant où j’allois, je leur répondis que j’allois où ils ne pouvoient aller pour moi. Ils crurent donc que c’étoit quelque néceſſité qui m’obligeoit de ſortir, & continuant toujours de baloter, le garde qui croyoit avoir bon marché de moi, parce qu’il me voyoit ſi jeune, me ſuivit un moment après ſans faire ſemblant de rien. Ses camarades qui ne s’étoient point aperçûs du ſigne que je lui avois fait, lui demanderent où il alloit, il leur répondit, de peur qu’il ne ſe défiaſſent de quelque choſe, qu’il alloit à l’Hôtel de la Trimouille qui étoit attenant de ce jeu de paume, & qu’il alloit revenir. Il y avoit déjà paſſé avec eux devant que de venir là, & comme il y avoit un Couſin qui étoit Ecuyer de Mr. le Duc de la Trimouille, & que même il l’étoit allé demander auparavant, ils crurent aiſément que ne l’ayant point trouvé, il alloit voir s’il ne ſeroit point revenu par hazard. J’attendois mon homme ſur la porte, & je voulois le faire repentir de la parole qu’il avoit lâchée ſi inſolemment, en lui faiſant mettre l’épée à la main ainſi lui voulant faite connoître le ſujet que j’avois de le quereller, il ne m’eut pas plûtôt joint, que je lui dis en tirant mon épée hors du foureau, qu’il étoit bien heureux de n’avoir affaire qu’à un apprentif Mouſquetaire, parce que s’il avoit affaire à un Maître, je ne le croyois pas capable de lui pouvoir réſiſter. Je ne ſçais ce qu’il me répondit, & j’y pris moins garde qu’à me venger de ſon inſolence, avant qu’il ſurvint quelqu’un pour nous ſéparer. Je n’y réüſſis pas trop mal, je lui donnai deux coups d’épée, l’un dans le bras, & l’autre dans le corps, devant que perſonne ſe preſentât pour nous rendre ce bon office. Enfin pour peu qu’on nous eut encore laiſſé faire, il y avoit aparence que j’en allois rendre bon compte ; quand il s’éleva un bruit juſques dans le Jeu de paume, de ce qui ſe paſſoit devant la porte, les amis de celui-ci accoururent tout auſſi-tôt : Athos, Porthos & Aramis en firent tout autant après avoir pris leurs épées, ſe méfiant preſque qu’il ne me fut arrivé quelque choſe, parce qu’il ne me voyoient point revenir. Les premiers qui parurent furent les amis du Garde, dont bien lui prit aſſurément, je le ſerrois de près, & comme je lui venois encore de donner un coup d’épée dans la cuiſſe, il ne ſongeoit plus qu’à gagner l’hôtel de la Trimouille pour ſe ſauver, quand leur preſence lui donna quelque relâche. Au reſte ſes amis le voyant en cet état, mirent l’épée à la main en même tems, pour empêcher que je n’achevaſſe de le tuer ; peut-être même ne ſe fuſſent-ils pas arrêtez-là, & qu’ils euſſent converti leurs armes défenſives en armes offenſives, ſans la venuë d’Athos, de Porthos & d’Aramis. Tout l’hôtel de la Trimouille ſe ſouleva en même tems contre nous ; ſçachant que le bleſſé étoit parent de leur Ecuier, & nous en euſſions été ſans doute accablez, ſi ce n’eſt qu’Aramis commença à crier à nous Mouſquetaires. On accouroit aſſez volontiers au ſecours des gens, quand on entendoit ce nom-là, les démêlez qu’ils avoient avec les Gardes du Cardinal, qui étoit haï du peuple, comme le ſont preſque tous les Miniſtres, quoi que le plus ſouvent l’on ne ſçache pas trop pourquoi on les hait, faiſoit que preſque tous les gens d’épée, & tous les Soldats aux Gardes prenoient volontiers parti pour eux, quand ils en trouvoient l’occaſion. Au reſte un particulier, qui avoit plus d’eſprit que les autres, étant venu à paſſer juſtement dans ce tems-là, crût qu’il nous rendroit bien plus de ſervice, s’il couroit promptement avertir chez Mr. de Treville, de ce qui ſe paſſoit, que s’il s’amuſoit à mettre l’épée à la main pour nous ſecourir. Par bonheur pour nous, il y avoit alors une vingtaine de Mouſquetaires dans ſa Cour, qui attendoient qu’il revint de la Ville, ſur ce que le Portier leur avoit dit, qu’il ne ſeroit pas long-tems ſans arriver. Ils accoururent tout auſſi-tôt ou nous étions, & ayant reconnu les gens de Mr de la Trimouille dans ſon hôtel, les amis de celui à qui j’avois affaire, furent trop heureux de s’y retirer, ſanſ regarder ſeulement derriere eux. Pour le bleſſé, il y étoit déjà entré, il y avoit quelque tems, & n’étoit pas en trop bon état, le coup qu’il avoit reçu dans le corps, étoit très-dangereux, & voila ce que lui avoit attiré ſon imprudence. L’Inſolence qu’avoient eu les Domeſtiques de l’hôtel de la Trimouille, de faire une ſortie ſur nous, comme ils en avoient fait une, fit que quelques uns de ces Mouſquetaires qui étoient venus à nôtre ſecours, mirent en déliberation de mettre le feu à la porte de cet hôtel, pour leur apprendre une autrefois de ne ſe pas mêler de ce qu’ils n’avoient que faire : mais Athos, Porthos & Aramis avec quelqu’autres, qui étoient plus ſages qu’eux, leur ayant remontré que tout ce qui venoit de ſe paſſer, n’étant qu’à la gloire de la Compagnie, il ne falloit pas par une action auſſi indigne que celle-là, donner ſujet au Roi de les blâmer, ils ſe rendirent à ſon conſeil, qui étoit bien plus ſage que le leur. Nous avions tout lieu effectivement d’en être contens ; outre le Garde du Cardinal, que j’avois mis en l’état que je viens de dire, il y avoit encore deux de ces amis qui étoient bleſſez : Athos & Aramis leur avoient donné chacun un bon coup d’épée, & ils en avoient tous trois pour plus d’un mois à demeurer dans le lit, ſuppoſe toutefois que le Garde ne mourut pas de ſes bleſſures. Nous nous en retournâmes après cela chez Mr. de Treville, qui n’étoit pas encore de retour, Nous l’attendîmes dans ſa ſalle, chacun me venant faire compliment ſur ce que j’avois fait. Ces commencemens étoient trop beaux, pour n’en être pas tout à fait charmé. Je me promettois même déjà une grande fortune, quand je ne fus guéres à voir, qu’il me falloit beaucoup déconter. J’expliquerai cela dans un moment, mais il faut auparavant que j’acheve cette journée, afin de faire toutes choſes par ordre. Mr. de Treville étant venu bien-tôt après cela, Athos, Porthos & Aramis le prierent de leur vouloir donner un petit mot d’audience en particulier, parce qu’ils avoient des choſes de conſequence à lui dire. Quand même ils ne ſe ſeroient pas ſervi de ce mot, pour lui annoncer qu’elle étoit la nature de celle dont ils avoient à l’entretenir, il eut bien reconnu à leur viſage, qu’ils étoient plus intriguez qu’à l’ordinaire. Il les fit paſſer en même tems dans ſon cabinet, pour les entendre, & lui ayant demandé permiſſion de m’y faire entrer avec eux, parce que ce qu’ils avoient à lui dire me regardoit plus que perſonne, ils ne l’eurent pas plutôt obtenuë, que je les y ſuivis. Ils lui dirent là ce qui venoit de m’arriver, & comment j’avois ſoûtenu l’honneur de la Compagnie qu’un garde du Cardinal, avoit oſé attaquer inſolemment, ſans qu’on lui en eut donné aucun ſujet. Mr. de Treville fut ravi que je l’en euſſe ſi bien puni, & ſçachant qu’il y avoit encore deux de ceux qui avoient voulu le défendre qui étoient bleſſés, il envoya prier Mr. le Duc de la Trimouille de ne point donner retraite à des gens, qui s’en montroient ſi indignes par leur procedé. Il lui demanda même juſtice de la ſortie que ſes gens avoient faite ſur nous. Mr. de la Trimouille qui étoit prévenu par ſon écuyer, le lui envoya à ſon tour pour lui dire que c’étoit à lui à ſe plaindre, & non pas à ſes Mouſquetaires ; qu’après avoir aſſaſſiné devant ſa porte un Garde de Mr. le Cardinal, qui étoit parent d’un de ſes principaux domeſtiques, ils y avoient encore voulu mettre le feu ; qu’ils avoient même bleſſé deux autres perſonnes qui les avoient voulu ſéparer ; de ſorte que s’il ne puniſſoit les auteurs de ce deſordre, il n’y auroit plus perſonne qui fut en ſûreté chez ſoi. Mr. de Treville entendant parler cet écuyer de la ſorte, il lui dit que ſon Maître ne l’en devoit pas croire, puis qu’il étoit trop intereſſé ; qu’il ſçavoit bien comment la choſe s’étoit paſſée, & que des gens tout auſſi croyables que lui, & qui en avoient été témoins la lui avoient racontée. Il s’en fut en même tems chez le Duc & m’y mena. Il avoit peur que s’il ſe laiſſoit abuſer davantage, il ne prévint l’eſprit de ſa Majeſté, en lui contant la choſe tout autrement qu’elle n’étoit. Il craignoit d’ailleurs, que le Roi étant ainſi prévenu, Mr. le Cardinal ne vint encore à la charge auprès de lui qu’ainſi il ne fermât l’entrée par-là, à tout ce qu’on lui pouroit dire enſuite. Car ſa Majeſté avoit ce défaut, que quand elle étoit prévenuë une fois, il n’y avoit rien de plus difficile que de la deſabuſer. Ce qu’il eut pû faire encore de mieux, que d’aller ainſi trouver le Duc, étoit d’aller lui-même trouver le Roi, & de le prévenir le premier. C’eut été un coup de partie, mais ſa Majeſté par malheur étoit allé à la chaſſe dès le matin, & il ne ſçavoit de quel côté elle avoit tourné : en effet quoi qu’elle eut dit la veille, qu’elle vouloit aller chaſſer à Verſailles, elle avoit changé de ſentiment, & étoit ſortie par la porte St. Martin. Mr. le Duc de la Trimouille reçût Mr. de Treville aſſez froidement ; & lui dit en ma preſence, qu’il lui conſeilloit encore une fois en bon ami, de faire châtier ceux de ſes Mouſquetaires, qui ſe trouveroient coupables de l’aſſaſſinât, qui venoit d’être commis ; que cette affaire n’en demeureroit pas-là ; que Mr. le Cardinal en avoit déjà connoiſſance, & que Cavois, Capitaine Lieutenant de ſes Mouſquetaires à pied, ne faiſoit que de ſortir de chez lui, pour le prier de la part de ſon Eminence, de ſe joindre avec elle, pour tirer raiſon d’une injure commune à tous deux ; que Cavois lui avoit dit encor, que ſi le Garde de ce Miniſtre avoit été bleſſé, ſa maiſon avoit penſé être brulée, que l’un étoit du moins auſſi offenſant que l’autre, parce que l’on prenoit querelle ſouvent contre un homme, ſans ſonger au maître à qui il appartenoit, au lieu qu’on ne pouvoir avoir deſſein de brûler une maiſon, ſans faire réflexion que celui à qui elle étoit en ſeroit ſcandaliſfé, quand même il n’en recevroit point de dommage. Mr. de Treville qui étoit homme de bon ſens, le laiſſa dire, afin de voir tout ce qu’il avoit ſur le cœur ; mais voyant qu’il avoit ceſſé de parler, il lui demanda, comme s’il eut réfléchi à ce qu’il lui diſoit, ſi l’homme qui étoit bleſſé l’étoit bien dangereuſement : Mr. de la Trimouille lui répondit, qu’il l’étoit ſi fort, qu’il y avoit beaucoup moins d’eſperance à ſa vie, qu’il n’y avoit de danger pour ſa mort ; que le coup qu’il avoit dans le corps, lui avoit percé les poumons ; qu’auſſi la premiere choſe, qu’on lui avoit conſeillé de faire, avoit été de ſonger à ſa conſcience, parce qu’il étoit entre la vie & la mort. Mr. de Treville lui demanda alors ſi c’étoit lui, qui lui eut dit de quelle maniere il avoit été bleſſé, & le Duc étant convenu de bonne foi, que ce n’étoit pas lui, mais un de ceux qui étoient accourus à ſon ſecours, il le pria de le vouloir mener dans ſa chambre, afin que pendant qu’il étoit encore en état de dire la verité, on la pût entendre de ſa propre bouche. Il lui dit que cela ſerviroit à faire rendre à ce garde, une juſtice prompte & entiere, s’il ſe trouvoit qu’il eut été inſulté ; mais auſſi que s’il ſe trouvoit qu’il eut été l’aggreſſeur, comme il avoit oui dire aux Mouſquetaires, cela ſerviroit à ne pas accabler des malheureux, qui n’avoient fait, ce qu’il avoient fait que pour repouſſer une injure, qu’ils n’euſſent pû ſouffrir ſans la perte de leur honneur. Le Duc qui étoit un aſſez bon homme, & qui ne ſe ſoucioit guéres de faire ſa Cour au Cardinal, qu’il voyoit très-rarement auſſi bien que le Roi, ne put trouver à redire à ſa demande. Il s’en fut avec lui dans la chambre du bleſſé, & je ne voulus pas les y ſuivre, de peur de lui faire de la peine en me voyant, moi qui l’avoit mis dans le pitoyable état où il étoit. Le Duc ne lui eut pas plûtôt demandé qui avoit tort, ou de lui, ou de celui qui avoit fait les bleſſures, qu’il avoüa la choſe tout comme elle s’étoit paſſée. Le Duc fut bien étonné, quand il l’entendit parler de la ſorte, & ayant en même tems fait venir devant lui, celui qui la lui avoir contée tout autrement, il lui commanda de ſortir de ſa maiſon, & de ne ſe preſenter jamais devant ſes yeux, puis qu’il avoit été capable de lui impoſer. Il n’y étoit demeuré que pour ſecourir le bleſſé qui étoit ſon parent, auſſi bien que ſon écuyer. Cependant la parenté de ce domeſtique ne lui ſervant de rien, pour adoucir ſon reſſentiment, il fut obligé de lui obéïr à l’heure même, ſans avoir pû obtenir ſeulement permiſſion de les revoir ni l’un ni l’autre. Mr. de Treville s’en étant retourné chez lui, bien content de ſa viſite, nous y dînâmes Athos, Porthos, Aramis, & moi, ainſi qu’il nous en avoit prié dès la veille. Comme il y avoit auſſi fort bonne compagnie, & que nous étions dix-huit à table, on ne s’y entretint preſque d’autre choſe que de mes deux combats. Il n’y eut perſonne qui ne m’en donnât beaucoup de gloire, ce qui n’étoit que trop capable de tenter un jeune homme, qui avoit déjà de lui-même aſſez de vanité pour croire qu’il valoit quelque choſe. Quand nous eûmes dîné, on ſe mit à joüer au lanſquenet : les mains me demangeoient aſſez pour faire comme les autres, ſi j’euſſe eu le gouſſet auſſi bien garni que j’euſſe voulu ; mais mes Parens m’ayant entr’autres remontrances fait celle-là avant que de partir, que j’euſſe à fuïr le jeu comme un écueil, qui perdoit la plûpart de la jeuneſſe, je me tins ſi bien en garde, non ſeulement cette fois-là, contre ma propre inclination, mais encore dans toutes les autres rencontres, où la même demangeaiſon me prenoit, que quelque tentation que je reccuſſe, je ne m’y laiſſai ſuccomber que de bonne ſorte. L’après-dînée s’étant paſſée de cette maniere, c’eſt-à-dire les uns en joüant, & les autres voyant joüer, nous nous en fûmes au Louvre ſur le ſoir, Athos, Porthos, & Aramis & moi. Le Roi n’étoit point encore revenu de la chaſſe, mais comme il ne pouvoit guéres tarder à venir, nous demeurâmes dans ſon Antichambre, où Mr. de Treville qui étoit monté en caroſſe l’après-dînée nous avoit dit, qu’il nous viendroit prendre pour nous mener dans le Cabinet du Roi. Sa Majeſté vint un moment après que nous fûmes là, & ſes trois Freres qui avoient l’honneur d’en être connus particulierement, & même d’en être eſtimez, s’étant mis ſur ſon paſſage, pour s’en attirer quelque regard, au lieu d’en obtenir ce qu’ils ſouhaitoient n’en furent regardez qu’avec un œil de colere & d’indignation. Ils s’en revinrent tous triſtes auprès d’une fenêtre où j’étois, n’ayant oſé me montrer devant le Roi, avant que de lui être preſenté, & lui avoir fait la réverence. Ils étoient ſi mortifiez tous trois, de ce qui leur venoit d’arriver, qu’il ne me fut pas difficile de reconnoître leur chagrin. Je leur demandai ce qui leur étoit ſurvenu depuis un moment, pour les voir maintenant dans cet état. Ils me répondirent que nos affaires alloient mal, ou qu’ils ſe trompoient fort, que cependant il falloit attendre l’arrivée de Mr. de Treville, pour en juger ſainement ; qu’il demanderoit lui-même à ſa Majeſté ce qui en étoit, mais que du caractere dont étoit ce Monarque, il ne leur avoir pas fait la mine pour rien ; qu’il étoit extrêmement naturel, & que ſi c’étoit une qualité abſolument neceſſaire, comme le prétendoit un certain Politique, que de ſavoir diſſimuler pour regner, jamais Prince n’y avoit été moins propre que lui. Je me ſentis tout mortifié à ces paroles. J’eus peur, ſans que je pénétraſſe néanmoins ce qui pouvoit être arrivé, que la mauvaiſe humeur de ſa Majeſté ne s’étendit juſques ſur moi : ainſi n’ayant plus d’autre impatience que de voir arriver Mr. de Treville, afin d’être ſeur plutôt de mon ſort, il vint enfin, & augmenta encore mon inquiétude, par ce qu’il nous dit en arrivant. Il nous apprit que Mr. le Cardinal, après avoir envoyé Cavois au Duc de la Trimouille, n’avoit pas crû plûtôt l’avoir fait entrer dans ſon reſſentiment qu’il avoit dépêché vers le Roi, pour lui apprendre ce qui s’étoit paſſé au ſortir de nôtre jeu de paume ; que ſon Eminence lui avoit écrit même une longue lettre là-deſſus, lui mandant que s’il ne puniſſoit ſes Mouſquetaires, ils feroient tous les jours mille meurtres, & mille inſolences, ſans que perſonne oſât plus entreprendre de les réprimer. Mr. de Treville nous quitta après nous avoir dit, qu’il ne croyoit pas que l’occaſion nous fut favorable ce jour-là de voir ſa Majeſté, qu’il alloit entrer dans ſa chambre, & que s’il ne revenoit pas nous trouver dans un moment, nous pouvions nous en retourner chacun chez nous ; qu’il nous y feroit avertir de ce que nous aurions à faire, & qu’il n’y perdroit pas un moment de tems. Il nous quitta à l’heure même, & étant entré chez le Roi, ſa Majeſté, fut quelque tems ſans lui rien dire, elle lui fit même la mine, comme elle l’avoit faite aux trois Freres. Mr. de Treville, qui ne s’en embarraſſoit pas beaucoup, parce qu’il ſçavoit qu’il la deſabuſeroit bien-tôt des impreſſions que le Cardinal lui avoit données, ne lui dit rien auſſi de ſon côté, ſçachant qu’il devoit remettre nôtre juſtification à un autre tems. Le Roi qui étoit fort naturel, comme je viens de dire, voyant qu’il ne lui parloit point de ce qui étoit arrivé, dont il croyoit qu’il lui devoit rendre compte, rompit le ſilence à la fin tout d’un coup, & lui demanda ſi c’étoit ainſi que l’on faiſoit ſa charge ; qu’il étoit arrivé à ſes Mouſquetaires d’aſſaſſiner un homme & de faire beaucoup de deſordre, & que cependant il ne lui en diſoit pas un ſeul mot ; qu’à plus forte raiſon n’avoit-il pas eu le ſoin de les faire mettre en priſon pour les faire punir en tems & lieu ; que cette conduite n’étoit guéres d’un bon Officier comme il l’avoit toûjours crû, & qu’il en étoit d’autant plus étonné qu’il connoiſſoit mieux que perſonne combien il étoit ennemi de toute violence & de toute injuſtice. Mr. de Treville ayant été bien-aiſe de le laiſſer dire pour lui faire décharger ſa bille, lui répondit alors qu’il étoit informé de tout ce que Sa Majeſté lui diſoit ; mais que pour elle ; elle ne l’étoit que très-mal, puis qu’elle lui parloit de cette ſorte qu’il lui demandoit pardon s’il oſoit lui parler ainſi, mais que comme il s’en étoit informé à fond, juſqu’à aller lui-même chez Mr. le Duc de la Trimouille, elle ne trouveroit pas mauvais qu’il la priât d’envoyer querir ce Duc avant que de lui en dire davantage ; qu’il y avoit même un homme chez lui qui en pouvoit encore parler plus aſſurément que les autres ; que cet homme étoit celui-là même qu’on avoit fait accroire à Sa Majeſté avoir été aſſaſſiné ; qu’il l’avoit interrogé lui-même en preſence du Duc, & qu’il étoit convenu avec lui, que bien loin que ce fuſſent les Mouſquetaires de Sa Majeſté qui euſſent tort, c’étoit lui qui par ſon inſolence avoit été cauſe de ſon malheur ; qu’au ſurplus ce n’étoit pas ſeulement eux qui l’avoient bleſſé, mais bien le même jeune homme qui avoit rendu le combat dont il avoit eu l’honneur de l’entretenir la veille. Le Roi fut ſurpris quand il l’entendit parler de la ſorte. Neanmoins comme il étoit de ſa prudence, après le reſſentiment qu’il venoit de faire éclater, de ne pas ajoûter foi tellement à ſes paroles, qu’il ne fut bien aiſe auparavant d’être éclairci ſi elles contenoient verité, il envoya dire au Duc de la Trimouille de ne pas manquer de ſe trouver le lendemain à ſon lever. Le Cardinal qui avoit des eſpions dans la Chambre du Roi pour lui rendre compte de tout ce qui s’y paſſoit, avoit déjà apris la mauvaiſe mine que Sa Majeſté y avoit faite à Treville. Cela lui avoit donné eſperance qu’il le perdroit à la fin dans ſon eſprit. Il s’y étudioit depuis long-tems, non qu’il ne l’eſtima infiniment ; mais parce que, quelque promeſſe qu’il lui eut faites, il n’avoit jamais pû le faire entrer dans ſes interêts ; Mais quand il vint à apprendre ce qu’il lui avoit dit, non ſeulement pour ſe juſtifier, mais encor pour juſtifier ceux qu’il avoit accuſez de cet aſſaſſinat, il eut bien peur de n’en avoir que le démenti. Il renvoya ſavoir dès la même heure chez Mr. le Duc de la Trimouille, pour ſavoir de lui ſi c’étoit qu’il eut change d’avis, depuis la parole qu’il lui avoit rapportée de ſa part. Ce Duc n’y écoit pas, il étoit allé ſouper en Ville ; & comme ſes gens ne pouvoient dire à quelle heure il reviendroit, Cavois prit le parti de s’en retourner dans ſa maiſon & d’attendre au lendemain matin à executer les ordres de ſon Eminence. Il ne fit pas trop mal, le Duc ne revint qu’à deux heures après minuit, & ſon Suiſſe lui ayant rendu une Lettre que lui écrivoit Mr. Bontems, par laquelle il lui mandoit de la part du Roi qu’il eût à ſe trouver à ſon lever, il ſe leva de meilleur matin qu’il n’avoit de coûtume, afin d’être ponctuel à ce qui lui étoit preſcrit. Cela fut cauſe que quand Cavois y retourna il ne le trouva plus, le Suiſſe lui dit qu’il étoit allé au Louvre, ce qu’il eut peine à croire, parce que, comme j’ai déjà dit, il ne ſe ſoucioit pas autrement d’aller faire ſa Cour à ſa Majeſté. Il avoit même accoûtumé de dire qu’une des choſes du monde qui lui faiſoit croire qu’il étoit plus heureux que les autres, c’eſt qu’il avoit toûjours mieux aimé ſa Maiſon de Touars que le Louvre, de ſorte qu’il avoit plus de trente-cinq ans devant qu’il eût jamais vû le Roi. La Religion Proteſtante dont il faiſoit profeſſion étoit cauſe qu’il haiſſoit le métier de Courtiſan, il ſçavoit que le Roi n’aimoit pas ceux qui en étoient ; il ſavoit, dis-je, qu’il ſe contentoit de les craindre, & cela eſt ſi vrai, que le Roi d’aujourd’hui parlant un jour à des gens de cette Religion, qui avoient la hardieſſe de lui remontrer que la rigueur de ſes Edits ne répondoient pas à leurs eſperances, c’eſt, leur repliqua-t-il, que vous m’avez toujours regardé comme le Roi mon Pere, & comme le Roi mon grand Pere : Vous avez cru ſans doute que je vous aimois comme faiſoit l’un, ou que je vous craignois comme faiſoit l’autre, mais je veux que vous ſçachiez que je ne vous aime ni ne vous crains. Le Duc de la Trimouille avoit déjà parlé au Roi quand Cavois arriva, & lui avoit confirmé tout ce que Treville lui avoit dit. Sa Majeſté ne fut plus en colere après cela contre ces Mouſquetaires ; mais le Cardinal le fut beaucoup contre Cavois, de ce qu’il avoit ſi mal exécuté ſes ordres. Il lui dit qu’il devoit plûtôt attendre le Duc chez lui pendant toute la nuit, que de le manquer, comme il avoit fait ; qu’ils euſſent pris des meſures enſemble pour perdre un petit Gentillatre qui s’en faiſoit ſi fort accroire que d’oſfer toûjours lui réſiſter ; qu’il ne le lui pardonneroit de ſa vie ; qu’il eut à ſe retirer de devant ſes yeux, & à ne s’y jamais preſenter ſans ſes ordres. Cavois qui connoiſſoit l’humeur de ſon maître, ne voulut lui rien repliquer, de peur qu’étant innocent comme il l’étoit, il ne ſe rendit coupable en voulant lui faire connoître ſon injuſtice ; il s’en retourna chez lui tout chagrin, & ſa femme qui avoit bien autant d’eſprit que lui, voulant ſavoir ce qu’il avoit fait, n’eu eut pas plûtôt connoiſſance qu’elle lui dit en même tems qu’il ſe laiſſoit là abattre de peu de chofe, qu’il y avoit du remede à tout hors à la mort, & que devant qu’il fut trois jours elle le remettroit mieux avec ſon Eminence qu’il n’y avoit jamais été. Il lui répliqua qu’elle ne la connoiſſoit pas, quelle étoit têtuë comme une mulle, & que quand elle prenoit une fois quelqu’un en averſion, il n’y avoit pas moyen, quoique l’on pût faire, de l’en faire jamais revenir. Madame de Cavois lui répondit qu’elle connoiſſoit tout auſſi-bien que lui de quoi ce Miniſtre étoit capable, qu’ainſi il n’avoit que faire de ſe mettre en peine comment elle s’y prendroit pour le mettre à la raiſon, qu’elle en faiſoit ſon affaire, & que comme elle n’entreprenoit jamais rien dont elle ne vint à bout, il n’avoit plus qu’à dormir en repos. Cette Dame effectivement faiſoit une partie de ce qu’elle vouloit à la Cour, & faiſoit rire ſouvent ce Miniſtre, lors qu’il n’en avoit point d’envie. Ce n’étoit pas cependant ni par des traits de femme ni par des tailleries fades, telles qu’on en voit ſouvent dans la bouche des Courtiſans, qu’elle faiſoit toutes ces merveilles. Tout ce qu’elle diſoit étoit aſſaiſonné d’un certain ſel qui contentoit les plus difficiles, en même tems qu’il répandoit une certaine eſtime pour elle qui faiſoit qu’on ne ſe pouvoit plus paſſer de ſa Compagnie. Son mari qui étoit redevable à ſon adreſſe d’une partie de ſa fortune, ſe jetta entre ſes bras pour ſe tirer du mauvais état où il étoit : elle lui dit alors que puis qu’elle l’avoit amené au point qu’elle deſiroit, il n’avoit plus maintenant qu’à bien executer ce qu’elle lui alloit recommander ; qu’il ſe mit dans ſon lit, qu’il y fit bien le malade, & qu’il dit à tous ceux qui le viſiteroient ou qui viendroient de la part de quelqu’un pour lui demander des nouvelles de ſa ſanté, qu’elle ne pouvoit pas être en plus méchant état qu’elle étoit, qu’il affectât cependant de ne parler à perſonne, que le moins qu’il pourroit, & que quand il y ſeroit obligé il ne le fît que d’une voix engagée, & comme un homme qui auroit une oppreſſion de poitrine. Pour elle, elle ſe tint tout le jour comme elle étoit au ſortir de ſon lit, & tout de même que ſi la feinte maladie de ſon mari l’eut miſe hors d’état de ſonger à ſon ajuſtement. Cet homme qui avoit beaucoup d’amis comme en ont tous ceux qui ont quelque faveur auprès du Miniſtre, car il avoit toûjours été fort bien avec lui, ne manqua pas de viſites, quand le bruit de ſon mal ſe fut répandu par la Ville. Ils ſavoient bien pourtant les paroles que le Cardinal lui avoit dites ; ce qui étoit plus que capable ſelon la coûtume des courtiſans de lui faire perdre leur amitié. Mais comme ils eſperoient que ſa difgrace ne dureroit pas, ſur tout n’ayant rien fait qui pût le perdre dans l’eſprit de ſon Emimence, ils continuerent d’en uſer avec lui comme ils avoient accoûtumé. Le Cardinal qui venoit d’eſſuyer de groſſes paroles du Roi qui lui avoit reproché qu’il n’avoit pas tenu à lui, par ſes faux raports, qu’il n’eût caſſé Treville & ſa compagnie de Mouſquetaires, étoit encore plus en colere que jamais contre Cavois. Ainſi apprenant que ſa maiſon ne deſempliſſoit point de monde, il dit tout haut devant mille perſonnes, qu’il s’étonnoit grandement qu’on eût ſi peu de conſidération pour lui, que d’aller viſiter un homme qu’il jugeoit digne de ſon reſſentiment. Ces paroles ſuffirent pour rendre la maiſon du feint malade tout auſſi deſerte qu’elle étoit fréquentée auparavant. Madame de Cavois en fut ravie, parce qu’elle avoit peur que quelqu’un reconnut ſa feinte, & qu’il n’en alla rendre compte au Cardinal. Cependant ſes parens ne croyant pas que cette défenſe s’étendit ſur eux auſſ particulierement que ſur les autres ; y envoyerent du moins des laquais, s’ils n’y oſerent plus aller : ces laquais leur rapporterent ce que Madame de Cavois leur diſoit, tantôt elle-même quand ils montoient juſques dans ſon Anti-chambre, & tantôt ce qu’on leur diſoit à la porte quand ils ne prenoient pas la peine d’y monter. Toutes ces nouvelles ne pouvoient cependant être plus triſtes qu’elles l’étoient ; le malade ſe portoit toûjours à ce qu’on diſoit de moment à autre, de plus mal en plus mal, & afin qu’on le crut mieux dans le monde, Madame de Cavois fit venir chez elle le premier Medecin du Roi, afin qu’il dit ce qu’il penſoit de ſon mal : elle ne riſquoit pas beaucoup en faiſant cela, jamais il n’y avoit eu de Medecin plus ignorant que lui, ce qu’on reconnut ſi bien a la fin à la Cour qu’il en fut chaſſé honteuſement. Au reſte pour le mieux tromper, elle fit aporter dans la chambre de ſon mari le ſang d’un de ſes laquais qui étoit malade d’une pleureuſe, & lui fit accroire que c’étoit le ſien. Il ne falloit pas être trop habile pour décider que ce ſang ne valloit rien. Il hocha la tête en le voyant, comme pour lui dire d’un ton miſterieux qu’il y avoit là bien du danger. Madame de Cavois fit en même tems la pleureuſe, métier qu’elle ſavoit naturellement, comme ſavent la plûpart des femmes ; & qu’elle avoit encore étudié avec beaucoup de ſoin, afin de s’en ſervir en tems & lieu. Peu s’en fallut que Bouvard, c’étoit le nom de ce Medecin, ne pleurât de même quand il lui vit verſer des larmes, & accompagner de mille ſanglots le recit qu’elle lui faiſoit de ſa maladie. Il voulut tâter le poux du malade, & il crût qu’il étoit tout en ſueur, parce qu’il avoit dans ſon lit un petit vaſe d’eau tiéde, dont il avoit arroſé ſa main, juſqu’au deſſus du poignet, afin de faire accroire la même choſe à tous ceux qui auroient la curioſité de le vouloir tâter. On en avoit même répandu quelques gouttes ſur un aleze donc on lui fit accroire qu’on avoit enveloppé le malade, & comme on l’avoit laiſſée reſſuer dans le lit, elle n’étoit plus que moëtte, afin qu’il donna plûtôt dans le panneau. Il ſentit cette aleze, & trouva à ce qu’il diſoit que ce qui cauſoit ſa moëtteur ſentoit extrêmement mauvais. Il tira encore des inductions de là que cette maladie étoit très-dangereuſe, & étant ſorti de cette Maiſon, il en répandit le bruit par toute la Cour. Mr. le Cardinal le ſçût comme les autres, ſans en paroître autrement touché, quoi qu’il le fut dans le fonds. Il crut pour ſoûtenir le caractere d’un grand Miniſtre, comme il étoit, il ne devoit pas changer ſi-tôt de ſentiment, qu’auſſi bien cela lui ſeroit tout à fait inutile, s’il venoit à mourir, & que s’il en réchapoit il feroit toûjours bien ſa paix avec lui. Pendant que cela ſe paſſoit, le Roi, qui du même moment qu’il avoit été deſabuſé, avoir rendu ſon amitié à Mr. de Treville, & lui avoit rédit de nous amener les trois freres & moi dans ſon Cabinet, comme il le lui avoit commandé auparavant. La nouvelle action que je venois de faire lui donnoit encor plus d’envie de me voir que jamais. Mr. de Treville nous y conduiſit dès le même jour que le Duc de la Trimouille avoit confirmé à ſa Majeſé ce qu’il lui avoic dit. Le Roi me trouva extrémement jeune pour avoir fait ce que j’avois fait, & me parlant avec beaucoup de bonté, il dit à Mr. de Treville de me mettre Cadet dans la Compagnie de ſon beau-frere qui étoit Capitaine aux Gardes. Il s’apelloit des Eſſarts, & ce fut-là où ſe fit mon aprentiſſage dans le métier des armes. Ce Régiment étoit alors tout autre qu’il n’eſt aujourd’hui, tous les Officiers étoient gens de qualité, & l’on n’y voyoit point de gens de Robe ni de fils de Partiſan comme il s’y en voit maintenant, & même comme il en eſt tout rempli. Ce n’eſt pas que je veille dire que les premiers ſoient à mépriſer. Ils ont leur mérite tout comme les perſonnes les plus qualifiées, & s’il leur étoit deffendu de porter les armes, nous n’aurions pas eu deux Maréchaux de France que le Parlement de Paris nous a déjà donnez. Le Maréchal de Marillac, quoi qu’il ait péri malheureuſement, n’en eſt pas moins recommandable par mille honnêtes gens qui ſavent de quelle maniere arriva ſon malheur. Le Maréchal Foucaut étoit pareillement d’une Famille de Robe, quoi qu’il portât d’autres armes que n’en portent ceux qui viennent comme lui de la famille qui porte ce nom-là, ce n’étoit qu’à cauſe qu’Henri IV. les avoit changées pour un ſervice important que l’un de ces ancêtres lui avoit rendu. Le Roi avant que de me renvoyer voulut que je lui contaſſe, non-ſeulement mes deux combats : mais encore tout ce que j’avois fait depuis l’âge de connoiſſance. Je contentai ſa curioſité, à la réſerve de ce qui m’étoit arrivé à St. Dié, que je n’eus garde de lui dire. Je trouvois qu’il y alloit un peu trop du mien, & rien ne me faiſoit ſouffrir avec patience l’affront que j’y avois reçu, que l’eſerance d’en pouvoir tirer vengeance bien-tôt. Je me fondois particulierement ſur les promeſſes que m’avoit fait Montigré de m’avertir quand Roſnay ne ſe déſiroit plus de rien, & qu’il reviendroit dans ſa Maiſon. Je trouvois même qu’il ne m’avoit pas donné de méchantes arres de ſa parole, en me prêtant ſon argent auſſi genereuſement qu’il avoit fait. J’avois cependant quelque inquiétude de ſavoir comment je le lui pourrois rendre, quand le Roi m’en tira heureuſement. Il dit à l’Huiſſier de ſon Cabinet, avant que j’en ſortiſſe, qu’il eut à lui faire venir ſon premier Valet de Chambre, & ce premier Valet de Chambre étant venu, il lui commanda de prendre cinquante loüis dans ſa Caſſette, & de les lui aporter. Je me doutai bien, quand je l’entendis lui faire ce commandement ; que ces cinquante loüis étoient pour moi ; & de fait, le Roi ne les eut pas plutôt qu’il me les donna à l’heure même. Il me dit en me les donnant que j’euſſe ſoin ſeulement d’être honnête homme, & qu’il ne me laiſſeroit manquer de rien. Je crus ma fortune faite d’abord que je l’entendis parler de la ſorte, & comme je n’avois pas envie de m’éloigner du chemin qu’il me preſcrivoit, je regardai comme une choſe indubitable ce qui me venoit de la bouche d’un ſi grand Roi. Mais je reconnus bien-tôt que c’étoit à tort que j’avois ajoûté foi à ce diſcours, & que ſi j’euſſe étudié cette parole de l’Ecriture, qui nous aprend de ne jamais mettre nôtre confiance dans les Princes, mais en Dieu ſeul qui ne trompe jamais, ni qui ne peut jamais être trompé, j’euſſe beaucoup mieux fait que de conter là-deſſus. J’expliquerai cela dans un moment, & il faut que je raporte auparavant ce qui arriva de la tromperie que faiſoit Madame de Cavois. Elle garda ſon mari pendant quatre jours de la maniere que je viens de dire, & Bouvart, pour mieux trancher de l’homme important, continuant d’aſſurer qu’il lui étoit impoſſible de réchaper, à moins que d’un miracle, en l’état qu’il l’avoit laiſſé, elle s’en fut le lendemain au Palais Cardinal dans l’habit de deüil le plus grand que pût jamais porter une femme. Les Officiers du Cardinal qui la connoiſſoient auſſi-bien qu’ils faiſoient leur Maître, ne la virent pas plûtôt dans cet équipage, qu’ils ne douterent point qu’elle ne l’eût perdu. Ils l’accablerent là-deſſus de complimens qu’elle reçût d’un air tout auſſi triſte que ſi la choſe eût été bien vraye. Ils voulurent l’annoncer en même tems à ſon Eminence, ce qu’elle ne voulut pas ſouffrir, elle leur répondit qu’elle l’attendroit quand elle iroit à la Meſſe, & qu’il lui ſuffiſoit de ſe faire voir à elle, pour lui apprendre le beſoin qu’elle avoit de ſon ſecours. On fut dire en même tems à ce Miniſtre que Cavois étoit mort, & que ſa veuve l’atendoit ſur le paſſage de ſa Chapelle pour lui recommander ſes enfans. Le Cardinal à cette nouvelle n’oſa ſortir de ſa Chambre, craignant que ce ne fut bien plûtôt pour l’accuſer d’avoir fait mouirir ſon mari, que pour lui demander quelque choſe. Ainſi aimant mieux qu’elle lui fit une Mercuriale dans ſon Cabinet, que de la lui faire devant tous ſes Courtiſans, il commanda en même tems qu’on la lui amenât. Il s’en fut au devant d’elle : d’abord qu’il l’apperçût il l’embraſſa, & lui dit qu’il étoit bien fâché de la perte qu’elle avoit faite, que le deffant avoit eu tort ne prendre les choſes à cœur auſſi fortement qu’il avoit fait, qu’il devoit connoître ſon humeur depuis le tems qu’il étoit à lui, & ſçavoir que quelque violente que fut ſa colere contre ſes véritables ſerviteurs, elle n’étoit pas de longue durée, que cependant ſi elle avoit beaucoup perdu en le perdant, la perte qu’il faiſoit lui-même en lui n’étoit guéres moindre que la ſienne ; qu’il reconnoiſſoit mieux que jamais combien il avoit été de ſes amis, puis qu’il n’avoit pu ſouffrir de ſa bouche une ſeule parole rude ſans en mourir de douleur. Madame de Cavois ne l’entendit pas plûtôt parler de la ſorte, qu’elle lui dit qu’elle n’avoit que faire de pleurer ni de porter davantage ſon habit, qu’elle ne l’avoit pris que pour porter le deüil de la perte que ſon mari & elle avoient faite de l’honneur de ſes bonnes graces ; mais que puis qu’elle les leur rendoit elle n’avoit plus que faire ni de deüil ni de larmes ; que ſon mari étoit bien mal à la verité, mais que comme il n’étoit pas encore mort il guériroit bientôt, quand il apprendroit cette bonne nouvelle. Le Cardinal fut bien ſurpris quand il lui vit quitter ſitôt ſon perſonnage. II ſe douta bien qu’elle ne l’avoit fait que pour l’obliger à le faire parler ainſi : il fut fâché de s’être ſi fort preſſé, voyant bien qu’il ne ſeroit pas ſans en être taillé dans le monde. Neanmoins comme c’étoit une choſe faite, & qu’il n’y avoit plus de remede, il ſe prit à en rire tout le premier. Il lui dit donc en même tems qu’il ne connoiſſoit point de meilleure Comedienne qu’elle, & il ajoûta à cela qu’il vouloit, pour lui faire plaiſir, demander au Roi qu’il lui plût créer en ſa faveur une charge de Surintendant de la Comedie, tout de même qu’il y en avoit une de Surintendant des Bâtimens, a fin de l’en gratifier ; que quoique ce ne fut pas la coûtume de donner le moindre emploi à une femme, il ne laiſſeroit pas de tâcher de lui faire tomber celui-là, qu’il remontreroit ſa capacité au Roi, & que comme il ne demandoit qu’à être bien ſervi, il ne doutoit pas qu’il ne la lui donnât préférablement à tout autre, puis qu’elle étoit plus capable que perſonne de l’exercer. Mr. le Cardinal s’étant ainſi amusé à badiner avec elle, fit entrer ſes principaux Officiers dans ſon Cabinet, & leur dit qu’ils n’avoient pas tout tant qu’ils étoient à ſe moquer les uns des autres, puis qu’elle les avoit tous attrapez également, qu’ils avoient crû que Cavois étoit mort, & que cependant à peine croiroit-il preſentement qu’il fut malade ; qu’il étoit bien vrai que Bouvart, qui l’avoit été voir, l’aſſuroit, & même qu’il l’avoit été bien dangereuſement, mais que comme ce n’étoit qu’un ignorant, il étoit perſuadé qu’on pouvoit ſe diſpenſer de le croire, ſans courre riſque de paſſer pour heretique. Ses Officiers qui n’étoient pas trop prévenus en faveur de ce Medecin, le voyant de ſi belle humeur lui répondirent qu’il faiſoit bien d’en avoir cette opinion, parce que s’il n’y avoit que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/54 je ne voulois pas avoir à me reprocher de lui avoir fait dépenſer un fol pour l’amour de moi. Mon argent fut rendu fidelement à Montigré, d’abord qu’il eût écrit une Lettre à ſon ami. Montigré ne s’attendoit pas à le ravoir ſi-tôt, & peut-être même à le ravoir jamais. Il ſavoit combien il étoit rare de recevoir des Lettres de change de mon païs, & ſur tout à un pauvre Gentilhomme tel que j’étois. Richard, c’eſt le nom de l’homme qui me rendit ce ſervice, avoit prié ſon ami de lui renvoyer le billet que j’avois fait à Montigré. Il me le remit entre les mains pour marque qu’il avoit eu ſoin d’executer ce dont je l’Tavois prié. Je le remerciai de la peine qu’il en avoit bien voulu prendre, quoi que je ne fuſſe pas à le faire, & que je m’en fuſſe acquitté dès le moment que je lui avois fait cette priere. Je mis ce billet dans ma poche, au lieu de le déchirer comme je devois, & l’ayant perdu ou le même jour ou le lendemain, en tirant peut-être mon mouchoir, ou en prenant autre choſe, je ne m’aperçus de ſa perte que deux ou trois jours après. Je le dis à Richard qui me blâma du peu de ſoin que j’en avois eu, & comme il vit que cela m’inquiétoit, comme ſi j’euſſe prévû ce qui m’en devoit arriver un jour, il tâcha de m’en conſoler. Il me dit que quand même quelqu’un le trouveroit, il ne m’en pouvoit arriver d’accident, que premierement je n’étois pas en âge pour faire un billet, & que ſecondement étant ſous le nom de Montigré, il n’y avoit point de friponnerie à faire là-deſſus, à moins qu’il n’en fut de moitié avec quelqu’un, que j’avois dû reconnoître au procédé qu’il avoit tenu avec moi qu’il étoit honnête homme, mais que s’il avoit encore beſoin, avec cela d’une caution pour me le certifier, il lui en ſerviroit en tout tems, & en tout lieu, quoi qu’il ne s’en reconnût pas capable. Cette derniere raiſon me toucha plus que la premiere, à laquelle j’avois mis obſtacle moi-même par un excès de délicateſſe. Comme il ſavoit auſſi bien Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/56 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/57 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/58 demeuroit dans ſa penſée juſqu’à ce qu’il eut lieu de s’en deſabuſer. Qu’il ne tarderoit pas long-tems à le faire, & que ce ſeroit alors que l’on verroit qui auroit raiſon de lui ou de moi. Nôtre garde étant décenduë, Beſmaux continua toûjours de feindre, d’être incommodé, pour avoir prétexte de prendre ſon manteau. Il ne vouloit pas perdre ſi-tôt l’étalage de ſon baudrier, & comme il ne le pouvoit porter ſans cela, il étoit bien-aiſe pendant que c’en étoit la mode de faire voir à tout le monde qu’il n’étoit pas homme du commun. Il craignoit qu’elle ne changeât par l’inconſtance ordinaire à nôtre nation. Il ſavoit qu’elle étoit fort grande, & que nos ennemis n’ayant d’autre défaut à nous reprocher, que celui-là, ne manquoient pas de nous en faire le plus ſouvent un ſujet de mépris. Mainvilliers qui étoit un éveillé, & qui ne demandoit pas mieux qu’à rire, & à faire rire les autres, voyant qu’il avoit repris ſon manteau, & cela le confirmant plus que jamais dans ſa penſée, dit à cinq ou ſix de nos Camarades, qui ſe moquoient auſſi bien que lui de Beſmaux, tout ce qu’il penſoit là-deſſus. Ils n’y avoient pas ſongé juſques-là, & je n’y euſſe pas ſongé non plus qu’eux, ſi ce n’eſt qu’il nous rebatoit toujours la même choſe. Mais ce qu’il nous faiſoit remarquer me faiſant entrer à la fin dans ſon ſentiment, il y en eut un qui lui demanda comment il pouvoit s’en éclaircir ; il lui répondit que s’il en étoit en peine tant ſoit peu ; il ſe trouvât l’après-dînée chez ce fanfaron, qu’il l’iroit prendre avec moi pour aller ſe promener dans la foreſt, qu’il eut loin ſeulement de marcher derriere lui, & qu’il verroit lui-même de ſes propres yeux s’il s’étoit trompé ou non. Il m’en dit autant à moi & à tous ces autres, & nous en étant allez chez Beſmaux d’abord que nous eûmes dîné, nous le trouvâmes ſon manteau ſur les épaules qui étoit tout prêt de nous venir chercher pour paſſer l’après-dînée enſemble. Nous lui proposâmes nôtre promenade, & s’y en étant venu avec nous, nous fimes ſemblant cinq ou ſix que nous étions de nous arrêter à l’entrée de la forêt, pour conſiderer un nid qui étoit tout au haut d’un arbre. Mainvilliers s’amuſoit à cauſer avec lui, étant bien-aiſe de lui ôter tout ſoupçon de ce que nous avions envie de faire. Nous les ſuivîmes donc comme nous avoit recommandé Mainvilliers, & celui-ci voyant que nous n’étions plus qu’à quinze ou vingt pas d’eux, fit un pas au devant de lui ſans lui faire rien paroître encore de ſon deſſein. Mais lui diſant en même tems qu’il faiſoit bien le papelard avec ſon manteau, & que cela ne ſeoit guéres bien à un jeune homme, & encore à un Cadet aux Gardes, il s’envelopa dans un des coins de ce manteau, & fit trois ou quatre demi tours à gauche, ſans lui donner le tems de ſe reconnoître. Il le lui enleva ainſi de deſſus les épaules, & ceux qui étoient alors derriere eux ayant reconnu les parties honteuſes du baudrier, ils firent un éclat de rire qu’on pouvoit entendre d’un quart de lieuë de là. Beſmaux tout Gaſcon qu’il étoit & même de la plus fine Gaſcogne, ſe trouva démonté en cette rencontre, chacun le railla ſur ſa feinte maladie ; & comme c’étoit le railler en même tems ſur ſon baudrier, il crut que rien ne le pouvoit ſauver de l’affront que cela lui alloit faire dans tout le Regiment, que de ſe battre contre Mainvilliers. Il l’envoya apeler dès le même jour par un bretteur de Paris, qui étoit de ſa connoiſſance. Mainvilliers qui étoit un brave garçon le prit au mot, & m’étant venu dire ce qui lui étoit arrivé, & qu’il avoit beſoin d’un ſecond, je lui fis offre de mes ſervices, voyant bien qu’il ne me diſoit cela que pour me prier de lui en ſervir. Le rendez-vous étoit pour le lendemain matin à cent pas de l’Hermitage de S. Loüis, qui eſt en deçà de Fontainebleau, tout au milieu de la forêt : mais devant que nous y arrivaſſions nous trouvâmes une eſcoüade de nôtre Compagnie qui nous cherchoit pour empêcher nôtre combat : nôtre Capitaine en avoit été averti dès le ſoir même, par un Billet du Bretteur, qui ſe croyant plus fort ſur le pavé de Paris qu’à la Campagne, ne voulut pas ſe bazarder de ne plus voir les commeres qu’il avoit laiſſées en ce Païs-là. Beſmaux témoigna être bien fâché de ce qu’on l’empêchoit ainſi de contenter ſon reſſentiment, pendant que nous ne nous en ſouciâmes guéres Mainvilliers & moi. Nous ſavions qu’il n’y alloit point du nôtre, quand même nous ne nous battrions pas, & cela nous ſuffiſoit pour être contens. Pour ce qui eſt du Bretteur, il l’étoit encore bien plus que nous. Il avoit fait le brave à peu de frais, & il prétendoit que Beſmaux lui en dût avoir la même obligation que s’il eut tué ſon homme, & qu’il lui eut aidé par-la à remporter la victoire. Cette eſcouade nous remena à notre quartier, ou Mr. des Eſſarts nous fit mettre tous quatre en priſon, parce que nous avions oſé contrevenir aux ordres du Roi. Il parloit même de faire faire le procès au Bretteur, parce que c’étoit lui qui avoit porté parole à Mainvilliers. Celui-ci en eut bien-tôt nouvelle, par une femme de ſa connoiſſance qui le vint voir, ſachant qu’il avoit été mis en priſon. Mr des Eſſarts qui n’étoit pas ennemi de la joie alloit à Paris voir quelque fois cette femme qui étoit une femelle commode, & où il y avoit toûjours fort bonne Compagnie. Au reſte, la rencontrant comme elle ſortoit du Château, & qu’il y alloit entrer, pour demander au Roi qu’il lui fit un exemple de ce Bretteur, il lui demanda par hazard ſi elle ne le connoiſſoit point. Elle lui répondit en Gaſcon qu’elle écorchoit un peu, langage qui plaiſoit beaucoup à des Eſſarts, ſi jou le connois Cadedis, c’eſt lou meilleur de mes amis : des Eſſarts qui ſavoit ſon nom le lui avoit dit, & c’étoit là-deſſus qu’elle lui parloit de la ſorte ; mais ce Capitaine lui ayant répondu ſérieuſement qu’il ne falloit point railler, & que plus elle étoit de ſes amis, plus elle le devoit plaindre, puiſqu’il alloit travailler à le faire pendre, elle le pria de n’en point parler au Roi, qu’elle ne l’eut vû, elle lui dit par une eſpece de preſſentiment qu’il auroit peut-être quelque choſe à alleguer pour ſa juſtification ; qu’elle l’iroit voir de ce pas, qu’elle lui en rendroit réponſe avant qu’il fut une heure tout au plus. Des Eſſarts lui répondit qu’il étoit obligé d’informer le Roi de tout ce qui ſe paſſoit dans ſa Compagnie, mais que comme il étoit encore de bon matin, il ne vouloit pas, en faveur de leur connoiſſance, lui refuſer le tems qu’elle lui demandoit, qu’il alloit au lever de Mr. de Cinqmars grand Ecuyer de France, & qu’il s’en reviendroit enſuite chez lui, où il l’attendroit de pied ferme, pourvû qu’elle ne demeurât pas davantage qu’elle le lui promettoit ; qu’elle ſavoit où il étoit logé, & qu’il donneroit ordre à ſes gens de la faire parler à lui, quelque perſonne qu’il put y avoir dans ſa Chambre. Mr. des Eſſarts fut faire ſa viſite après cela, & cette femme de ſon côté s’en étant allée faire la ſienne ; elle ſurprit extrémement le Bretteur par les nouvelles qu’elle lui annonça. Il croyoit s’être tiré d’affaire habilement par le Billet qu’il avoit écrit, & d’avoir accordé également le ſoin qu’il devoit avoir de ſon honneur & de ſa vie. Il ſavoit que ſon écriture n’étoit point connuë de Mr. des Eſſarts, & qu’il n’auroit garde de la montrer à perſonne qui la pût reconnoître : mais ce que lui venoit de dire cette femme le mettant dans l’obligation de la faire connoître lui-même, à moins que de s’expoſer au hazard de tout ce qui lui en pouvoit arriver, il lui répondit, après y avoir un peu ſongé, qu’il faloit que Mr. des Eſſarts fut fol de lui vouloir faire une affaire de ce qui méritoit récompenſe ; qu’il n’avoit jamais prétendu ſe battre pour une auſſi méchante cauſe que celle de Beſmaux ; qu’il n’avoit jamais été homme à ſoutenir ſa vanité aux dépens de ſa vie, que bien loin delà il eut été le premier à l’en railler, s’il l’eut ſuë auſſi-tôt que les autres ; qu’auſſi avoir-ce été lui qui avoit averti des Eſſarts qu’il vouloit faire couper la gorge à quatre perſonnes pour ſon nihil au dos, que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/63 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/64 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/65 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/66 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/67 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/68 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/69 donner la peine quelle ſe donne preſentement ? Croyez-moi, lui répliqua le Roi, quelque eſprit que vous ayez, vous vous tirerez mal de cette affaire, il vaut mieux vous taire que de parler ſi mal à propos, c’eſt le meilleur conſeil que j’aye à vous donner. Ce Colonel qui étoit fort en bouche, répondit au Roi qu’il n’avoit plus garde de s’excuſer, puis que ſa Majeſté ne le trouvoit pas bon ; mais que quelque grande que put être ſa faute, elle avoit ſervi du moins à lui témoigner le premier l’admiration où tout le monde devoit être auſſi-bien que lui, de voir le plus grand Roi de la Chrétienté à cheval, dans un tems où chacun ne demandoit qu’à ſe mettre à l’abri du grand chaud & des autres incommoditez de la ſaiſon. Ses flatteries ne lui ſervirent de rien, non plus que ſon chagrin contre ſon Major, qu’il fût lui avoir fait cette piece. Il tâcha inutilement de le faire caſſer auſſi-bien que quelques Officiers de ſon Regiment, qu’il ſoupçonnoit d’avoir eu part avec lui à l’affront qu’il venoit de recevoir. Ce n’eſt pas que les Colonels en ce tems-là, n’euſſent une grande authorité ſur leurs Capitaines, mais enfin quand les Capitaines étoient reconnus pour braves gens, & qu’ils avoient des amis, s’il arrivoit aux Colonels de vouloir entreprendre quelque choſe contr’eux, ils ſe liguoient tous contre lui ; le démenti lui en demeuroit ainſi le plus ſouvent, parce que la Cour ne jugeoit pas à propos, pour ſatisfaire à la paſſion d’un ſeul, d’ôter de leurs poſtes des gens qui y ſervoient bien. Le Roi fit revûë pareillement de toutes les autres troupes qui arriverent dans le camp, que l’on avoitr formé à un quart de lieuë d’Amiens. Il en fila bien ainſi, juſqu’à quinze ou ſeize mille hommes, entre leſquels étoit compriſe la Maiſon du Roi. Quand elles furent toutes aſſemblées, nous nous mimes en marche pour aller à Dourlens avec le convoi que nous y devions eſcorter. Nous n’y arrivâmes qu’en deux jours, à cauſe de la quantité de charettes que nous avions à conduire, & que quelque bon ordre que l’on puiſſe donner dans une marche comme celle-là, elles ne laiſſent pas toûjours d’embaraſſer. Nous y prîmes l’autre convoi, que l’on y préparoit de longue main, & ayant marché, le long des bois qui font de la dépendance de la Comté de S. Paul, nous ne pûmes faire que deux lieuës ce jour-là. Nous n’en fimes guéres davantage le lendemain, quoi que nous partiſſions beaucoup plus matin que nous n’avions fait le jour précedent. La raiſon eſt que les ennemis qui avoient réſolu de nous donner une fauſſe alarme, pour couvrir le deſſein qu’ils avoient de forcer les lignes des aſſiegeans, avoient jetté de l’Infanterie dans les bois qui regnent là à droit & à gauche. Elle parut en divers endroits, comme ſi elle eut en deſſein de faire de grandes choſes : nous nous contentâmes de la repouſſer avec de petits pelottons à meſure qu’elle paroiſſoit, ſans nous mettre autrement en peine de la deffaire. Mr. du Hallier conſidera que ce n’étoit pas-là dequoi il étoit queſtion pour lui, & que pourvû qu’il put conduire ſon convoi à bon port, c’étoit tout ce que la Cour lui demandoit. Nous campâmes ce jour-là entre deux bois, & nous allumâmes de grands feux dans nôtre camp, qui avoir pour le moins une lieuë de long ; car comme la plaine eſt extrêmement ſerrée en cet endroit, à cauſe des bois qui y ſont à droit & à gauche, il falloit bien de toute neceſſité ſe conformer à l’incommodité du terrain. Les ennemis pour faire toûjours acroire de plus en plus qu’ils ne laiſſeroient pas paſſer le convoi ſans coup ferir, avoient envoyé de ce côté-là quelques petites pieces de campagne. Il nous en batirent toute la nuit, mais ſur nôtre gauche ſeulement, parce qu’ils en avoient les derrières plus libres que ſur nôtre droite, où nous les euſſions pû couper. Nous avions fait un parc de toutes nos charettes, de ſorte que quand même les ennemis euſſent été plus forts Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/72 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/73 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/74 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/75 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/76 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/77 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/78 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/79 mieux ne joüer jamais avec lui, que de l’expoſer à ce peril. Cependant ce grand blaſphémateur devint homme de bien ſur la fin de ſes jours, dont les Capucins ne ſe trouverent pas mal quelquefois. Comme il étoit voiſin d’un de leurs Couvens, quand il voyoit un bon plat ſur ſa table, il le faiſoit ôter par mortification, ſans y vouloir toucher, il le leur envoyoit en même tems, & leur faiſoit dire de le manger à ſon intention. Sa femme & ſes enfans qui en euſſent bien mangé eux-mêmes, & qui n’étoient pas ſi dévots que lui, en enrageoient bien ſouvent, mais il leur falloit prendre patience, parce qu’il ſe faiſoit obéïr en dépit qu’ils en euſſent. Cet homme dont je viens en peu de mots d’ébaucher le portrait, vit bien à l’air dont lui parloit le Cardinal, qu’il avoit beſoin de ſon ſecours pour le tirer de quelque affaire. Il ne pouvoit comprendre neanmoins ce que ce pouvoit-être, puis qu’il ne le croyoit pas ſi fol ni ſi peu politique, que de manquer de reſpect envers Sa Majeſté. Mais quand il lui eut raconté la choſe de ſon conſentement, il vit bien que les plus grands hommes étoient auſſi capables que les autres de faire de ſi grandes fautes. Il ne manqua pas de lui donner le tort, parce qu’il ne pouvoit lui dire qu’il eût raiſon, ſans lui faire voir qu’il ne l’avoit pas lui-même. Cependant bien loin de lui reſſembler, il étoit ſi politique & ſi flatteur, qu’il l’eut encore blâmé, quand il eut vû que c’eut été le Roi qui le devoit être. Il voyoit que ce Prince qui ſe trouvoit choqué avec raiſon, de ce que lui avoit dit ſon Eminence, avoit le reſſentiment peint ſur le viſage, qu’ainſi il n’y avoit point de moyen de l’appaiſer qu’en donnant le tort à ce Miniſtre. Le Roi fut ravi que Nogent ſe déclarât pour lui. Il ſe crut en droit d’en faire une plus grande correction à ſon Eminence, & lui ayant dit qu’elle s’aveugloit tellement ſur ſes propres interêts, qu’elle en étoit incapable d’entendre raiſon, il lui reprocha que s’il ne fut ſurvenu un tiers pour le condamner, il Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/81 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/82 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/83 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/84 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/85 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/86 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/87 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/88 avoit couché qu’une ſeule nuit, que j’en étois cauſe apparemment, qu’il m’apprehendoit comme la mort, ſur tout depuis qu’il avoit appris les deux combats que j’avois faits, qu’il jugeoit de là que je lui ferois mal paſſer ſon tems, ſi je venois jamais à le joindre, que le meilleur conſeil qu’il eut cependant à me donner, étoit de me tenir ſur mes gardes, parce que comme il étoit riche, il étoit homme à ne pas épargner l’argent, pour ſe mettre à couvert de ce qu’il apprehendoit. C’étoit me dire en peu de mots, qu’il étoit homme à me faire aſſaſſiner, ce que j’eus peine à croire, parce que naturellement je juge aſſez bien de mon prochain : en effet, je n’ai jamais pû me mettre en tête, qu’on ſe puiſſe porter à une ſi grande méchanceté, qui eſt indigne non ſeulement d’un honnête homme, mais encore d’un homme qui n’en auroit que l’apparence. Je ſavois d’ailleurs, que bien loin de lui avoir jamais fait quelque mal, c’étoit lui au contraire qui m’avoit offenſé ſi cruellement, que s’il pouvoit jamais être permis d’en venir à cette extrémité, c’etoit à moi à le faire & non pas à lui. Quoi qu’il en ſoit, dormant en repos ſur la foi de ma conſcience, je crus ſi bien que ce que me mandoit Montigré n’étoit que l’effet de la haine qui regne entre deux perſonnes qui ont procès enſemble, que je n’en eus pas un moment d’inquiétude. Je lui fis réponſe, cependant, pour le remercier de ſon avis, comme ſi je l’euſſe crû véritable, quoi que je n’y ajoûtaſſe aucune foi. Je le priois par cette lettre de me mander s’il croyoit qu’il fût à Paris, afin que ſoit qu’il me voulût du mal ou non, je pûſſe toûjours en le prévenant, mais en galant homme & non pas en aſſaſſin, lui faire voir que quand une fois on avoir reçû un affront pareil à celui qu’il m’avoit fait, on ne le pouvoit oublier, qu’on ne ſe fût mis en état auparavant d’en tirer vengeance. La réponſe que m’y fit Montigré, fut qu’il en avoit pris le chemin, & que perſonne ne m’en pouvoit dire mieux des nouvelles, qu’un nommé Mr. Gillot, qui avoit été Conſeiller-Clerc au Parlement de Paris, qu’il logeoit quelque part vers la Charité, & que ſi les gens de ce quartier-là ne me pouvoient dire ſa demeure, je la ſaurois toûjours chez Mr. le Bouts, Conſeiller, ou chez Mr. Encellin, Officier de la Chambre des Comptes, qui étoient ſes neveux ; que ce Mr. Gillot avoit été autrefois ami intime de mon ennemi, mais qu’aïant aujourd’hui procès enſemble pour quelque bagatelle, leur inimitié alloit encore plus loin que n’avoit jamais été leur amitié. Je crus à ces nouvelles que je ne riſquerois rien d’aller voir ce Mr. Gillot, puis que nous étions de moitié tous deux dans la haine que nous portions à Roſnay. Je le cherchai dans le quartier qui m’étoit indiqué par ma lettre, & l’ayant bien-tôt trouvé, parce qu’il y logeoit effectivement, peu s’en fallut que je ne hâtaſſe ma perte par là, au lieu de hâter ma vengeance, Comme c’étoit mon deſſein. Un des laquais de ce vieux Conſeiller m’ayant introduit dans ſa Chambre il me fallut, parce qu’il étoit ſourd, lui dire dans un Cornet qu’il approchoit de ſon oreille ce qui m’amenoit chez lui. Ce laquais qui étoit reſté dans ſa chambre étoit un eſpion de Montigré, & m’ayant dépeint à lui, il lui fut redire dès le même jour, le propos que j’avois tenu avec ſon maître. Mr. Gillot m’avoit appris où il demeuroit ; j’étois ſûr de l’y trouver ſans cette circonſtance, & par conſequent de n’être pas encore long-tems ſans m’en venger. Mais le portrait que lui avoit fait ce laquais, lui faiſant connoître que ce ne pouvoit pas être un autre que moi, qui l’eût été demander, il délogea à l’heure même, & me fit perdre par là toutes mes meſures. Cependant il ne ſe contenta pas de cela, il chercha encore des Soldats aux Gardes pour me donner mon fait, ſans conſiderer qu’étant leur camarade, comme je l’étois, ils ne voudroient peut-être pas tremper leur main dans mon ſang, quand même ils ſeroient d’humeur à n’y pas prendre Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/91 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/92 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/93 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/94 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/95 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/96 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/97 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/98 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/99 honnête garçon. Je croyois que cette avance ne me coûteroit qu’un écu ou une demie piſtole, tout au plus, & je contois cela pour rien en comparaiſon de la peine où je voyois mon hôteſſe. Le Soldat voyant que je l’avois mis en ſi beau chemin de parler, me répondit qu’il m’avoit toûjours reconnu aſſez généreux pour aſſiſter mes amis quand ils étoient dans le beſoin ; qu’à la verité il avoit affaire de moi dans l’état où il étoit, & que c’étoit en partie ce qui l’amenoit ; mais qu’il pouvoit ſe vanter que ſi je lui allois rendre un ſignalé ſervice en lui accordant ſa demande, il me récompenſeroit bien en même-tems en m’aprenant une choſe où il n’y alloit pas moins que de ma vie ; que le hazard & ſon bonheur la lui avoient fait découvrir ; qu’il venoit pour m’en rendre compte, afin que je priſſe toutes les précautions qil y avoit à prendre là-deſſus. Comme je ne croyois point avoir d’ennemi qui ſongeât à conſpirer contre moi, j’avouë que je pris d’abord ſon diſcours pour un prétexte qu’il cherchoit pour couvrir la demande qu’il avoit à me faire. Mon hôteſſe qui étoit plus ſenſible que l’on ne ſauroit croire à tout ce qui me regardoit, n’en fit pas le même jugement que moi, elle lui demanda avec beaucoup de précipitation, & avec tout auſſi peu de jugement qu’une femme en pût jamais avoir, puiſqu’il ne faloit que cela ſeul pour faire découvrir qu’elle prenoit plus de part en moi qu’elle ne devoit, de ne pas tenir davantage mon eſprit en ſuſpens, que des paroles comme les ſiennes ne pouvoient qu’elles ne fiſſent un grand boulverſement dans l’eſprit, qu’il ne falloit que cela pour me faire malade, & qu’elle lui ſeroit obligée en ſon particulier de me découvrir le miſtere d’iniquité dont il parloit. J’eus peine à ſouffrir l’imprudence de cette femme, bien plûtôt par raport à elle que non pas par raport à moi. Ce qu’elle diſoit là ne me faiſoit nul tort, puiſque tout au contraire il n’y avoit que de l’eſtime pour moi à acquerir, quand on eut ſû que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/101 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/102 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/103 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/104 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/105 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/106 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/107 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/108 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/109 je me fiſſe ajuger ſes meubles, qu’elle ne vouloit pas que ſon mari les revit jamais, c’eſt pourquoi je ferois mal ſi j’en empêchoient la vente. Je vis bien à ces paroles qu’elle avoit envie de le quitter, & que les coups qu’elle avoit reçûs lui tenoient bien fort au cœur. Je lui témoignai en même tems que je ne pouvois aprouver ſon divorce : elle ne me fit point d’autre réponſe, ſinon qu’elle n’étoit pas acoûtumée à être batuë ; qu’il falloit bien d’ailleurs lever le maſque du commencement, à moins que de vouloir que ſon mari en abuſât encore davantage à l’avenir ; qu’il voudroit aparemment nous empêcher de nous voir, ce qu’elle ne permetteroit jamais, du moins de ſon bon gré. Je l’aimois aſſez & j’en avois grande raiſon, puiſqu’outre ſa beauté elle en avoit toûjours uſé avec moi, depuis le premier juſqu’au dernier jour que je l’avois vûë, d’une maniere ſi honnête, qu’il eut fallu que j’enſſe été bien ingrat pour ne lui pas en avoir obligation : auſſi je lui dis toutes les douceurs que la reconnoiſſance & l’amitié me pouvoient mettre à la bouche. Je l’aſſurai que cette nouvelle marque de tendreſſe m’étoit tout auſſi ſenſible que pas une qu’elle m’eut donnée juſques-là : mais après l’avoir ainſi préparée à ajouter plus de foi à ce que j’avois envie de lui dire, je lui repreſentai qu’elle ne pouvoit ainſi quitter ſon mari ſans aprêter à parler à tout le monde, que je l’aimois d’une maniere que ſa réputation ne m’étoit pas moins chere que la mienne propre, que… Elle m’interrompit à ces paroles, & me dit que la langue étoit un bel inſtrument, & qu’on lui faiſoit dire tout ce qu’on vouloit, que quand un homme aimoit bien une femme, on ne lui pouvoit perſuader qu’il ne fut aſſez délicat pour n’être pas bien-aiſe de partager ſes faveurs avec un mari : que pour elle, elle n’aimeroit pas un homme qui auroit une femme à moins qu’il ne ſe réſolut en même-tems de la quitter pour l’amour d’elle. Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/111 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/112 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/113 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/114 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/115 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/116 Le Duc de Boüillon mouroit d’envie depuis long-tems de ſe faire une barriere du côté de la Champagne, en obligeant la Cour de lui donner Danvilliers de gré ou de force. Il avoit même oſé témoigner un jour ſon ambition au Cardinal de Richelieu, qui plus politique que tout ce que l’on en ſauroit dire, lui en avoit laiſſé entre-voir quelque eſperance, afin de l’embarquer dans quelque mauvais pas, qui lui fit perdre le ſien, au lieu d’acquerir celui d’autrui. L’Eſpagnol qui ſavoit quelle étoit ſa demangeaiſon là-deſſus, lui en parla comme d’une choſe tout à fait facile, & que la France ſeroit trop heureuſe de lui ceder, pour apaiſer la guerre qu’il allumeroit de ce côté-là. Il ſe laiſſa aller à ces flatteries, & ayant vû le Comte de Soiſſons ſecretement il n’eut pas de peine à le gagner. Ce Prince avoit ſur le cœur que le Cardinal après lui avoir fait perdre un procès qu’il avoit intenté à l’encontre de Henri de Bourbon Prince de Condé pour le faire déclarer illegitime, eut encore marié ſa Nièce au Duc d’Anguien ſon fils aîné. Il voyoit par là que tant que ce Miniſtre vivroit, il ne devoit pas attendre grand ſuccès d’une Requête civile, qu’il avoit priſe contre l’Arrêt qui étoit intervenu. Il avoit encore d’autres mécontentemens perſonnels. Le Cardinal diminuoit tout autant qu’il pouvoit les prérogatives de ſa charge de Grand Maître de la Maiſon du Roi, & lui avoit fait refuſer d’ailleurs quantité de grâces qu’il avoit demandées à ſa Majeſté. Ce qui étoit cauſe que ce Miniſtre lui étoit ainſi oppoſé en toutes choſes, c’eſt qu’il avoit été plus fier que le Prince de Condé. Il avoir refuſé ſon alliance qu’il lui avoit fait propoſer par Sennetere. Celui-ci qui étoit ſon Intendant d’épée, ne s’en étoit pas trop bien trouvé. Le Comte fâché de voir qu’un de ſes Domeſtiques ſe fût chargé d’une commiſſion comme celle-là, parce que la vertu de la Dame qu’on lui offroit lui étoit un peu ſuſpecte, l’avoit non-ſeulement maltraité de paroles ; mais encore chaſſé de ſa maiſon. Ce Prince qui depuis ce tems-là avoit toûjours été prévenu de pis en pis contre le Cardinal, écouta volontiers tout ce que Mr. de Boüillon voulut lui propoſer contre l’Etat. Il crut que plus les choſes iroient mal en France, plus le Roi s’en dégoûteroit. Il ſavoit qu’il ne l’aimoit déja pas trop, & qu’ainſi il ne faudroit rien pour le perdre. Tous leurs deſſeins, quelque pernicieux qu’ils pûſſent être contre la fortune de ce Miniſtre, ne leur pouvant ſervir, s’ils n’étoient ſoûtenus des forces des Eſpagnols, Mr. de Boüillon envoya à Bruxelles un Gentilhomme qui étoit un ancien Domeſtique de ſa maiſon, nommé Campagnac. Il crut que ſon voyage ne pourroit être ſuſpect à la Cour, parce que ce Gentilhomme avoit un neveu qui avoit été pris au- près de Courtrai, par un parti Eſpagnol, qui l’avoit conduit dans la capitale de Brabant. Il avoit été bleſſé dans cette rencontre, & c’étoit-là un prétexte qui paroiſſoit plauſible de paſſer en ce Païs-là, ſans qu’on y pût trouver à redire. Les Eſpagnols le reçûrent bien, & le Cardinal Infant lui eut volontiers rendu ſon neveu à l’heure même, s’il n’eut eu peur qu’on n’eût pris quelque ſoupçon. Ce Prince fut ravi que le Comte de Soiſſons, à la ſuſcitation du Duc de Boüillon, fut d’humeur à vouloir troubler l’Etat. Il promit à ce Gentilhomme de faire donner à ce Prince cinquante mille écus de penſion par le Roi d’Eſpagne, d’abord qu’il ſe ſeroit retiré de la Cour, & cent mille francs au Duc de Boüillon, qu’il ſecouroit d’une Armée de douze mille hommes, qui agiroit ſous ſes ordres, ſans prétendre rien des conquêtes qu’il pouroit faire avec elle. Campagnac ayant fait ce Traité par écrit avec le Cardinal Infant, s’en revint à Paris ſans amener ſon neveu, qui crut qu’il n’avoit fait ce voyage, que pour l’amour de lui. Il rendit compte de ſa négociation à ces deux Princes, & en ayant été ſatisfaits, le Duc de Boüillon s’en fut à Sedan au bout de quelques jours, ſous prétexte que la Ducheſſe ſa femme y étoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/119 paſſer la Marne à un gué qu’il avoit fait reconnoître en deçà de Château Thierri, & ſe rendit à Sedan, ſur les relais que Mr. de Boüillon avoit envoyez à ſa rencontre. D’abord que le Cardinal fût le chemin que ce Prince avoit pris, il reconnut qu’il s’étoit laiſſé amuſer comme une dupe. Il fit marcher en même tems des couriers pour l’aller trouver. Ils lui propoſerent de la part du Roi de revenir, & lui offrirent de lui donner toute ſorte de contentement. Mais comme, quelque belles promeſſes qu’on pût faire à ce Prince, il ne s’y pouvoit fier, tant que ce Miniſtre reſteroit au poſte où il étoit, ces couriers eurent beau faire pluſieurs allées & venuës en ce Païs-là, ils ne le pûrent jamais perſuader. L’Armée que l’Empereur devoit envoyer dans le Luxembourg, y fila cependant ſous le commandement de Lamboi, au devant de qui le Comte de Soiſſons envoya un Gentilhomme pour ſavoir de lui quand il pourroit arriver ſur la Meuſe. La marche de ſes Troupes allarma la Cour, qui avoit peur que l’exemple du Comte de Soiſſons ne fût ſuivi de la déſobéïſſance de quantité de Grands, qui n’avoient pas plus de lieu que lui, d’aimer le Cardinal de Richelieu. Elle ſe défioit ſur tout du Duc d’Orleans, dont le génie étoit extrêmenent variable, & qui avoit fait plus de mal lui ſeul à l’Etat, par les diverſes révoltes qu’il y avoit excitées de tems en tems, que tous ſes ennemis enſemble n’euſſent pû faire en pluſieurs années. Ainſi pour prévenir les mauvais deſſeins qu’il pourroit avoir, on mit des Gardes à tous les paſſages, afin de l’arrêter, s’il venoit à s’y preſenter. Nonobſtant toutes ces précautions, quantité d’autres mécontens ſe rendirent auprès du Comte de Soiſſons, afin qu’ayant part avec lui au hazard qu’il alloit tenter, ils l’euſſent auſſi à ſa bonne fortune, ſuppoſé qu’il pût triompher de ſon ennemi. Ce contre-tems fut cauſe que l’Armée que le Roi deſtinoit pour la Flandre ſous la conduite du Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/121 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/122 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/123 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/124 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/125 davantage en rabaiſſant ſa vanité. Il ſe hâta de paſſer le premier ſous la corde, & un Gentilhomme qui étoit au Duc, le trouvant tout auſſi mauvais que ſon Maître, lui dit alors en ſe montrant auſſi fol que lui, qu’il ne ſçavoit peut-être pas contre qui il joüoit : que c’étoit contre le Duc de Breſé. S. Preüil lui répondit en même-tems, que c’étoit lui aparemment qui ne ſçavoit pas contre qui ſon Maître joüoit, & qu’il joüoit contre S. Preüil. Le Duc qui avoit bonne envie de le quereller avant que de ſçavoir ſon nom, rentra dans ſa coquille d’abord qu’il l’eut oüi ſe nommer. Son Gentilhomme en fit tout autant de ſon côté. Ils avoient oüi parler tous deux de lui, & comme ils ſçavoient qu’il ne faiſoit pas trop ſeur de s’y joüer, le Duc ne ſongea plus qu’à achever ſa partie, afin de n’être pas expoſé davantage à la même mortification. Le Maréchal de la Meilleraye vint dîner ce jour-là, chez le Maréchal de Breſé, & lui ayant parlé de S. Preüil, en des termes qui faiſoient connoître au Duc, qui étoit à table avec eux, qu’il n’en étoit pas content, celui-ci prit la parole & lui dit, qu’il n’en étoit pas fort étonné, parce que cet homme-là étoit ſi fier, que quand même il ſeroit Connétable, il ne pouroit l’être davantage. Le Maréchal qui ne pardonnoit guéres, quand il en vouloit une fois à quelqu’un, étant ravi de l’entendre parler de la ſorte, voulut ſçavoir de lui d’oú il le connoiſſoit. Le Duc lui conta ce qui lui étoit arrivé le matin à la Sphére, & comme ces trois hommes n’avoient guéres moins de vanité l’un que l’autre, ils lui firent ſon procès en même-tems. Ils en parlerent même au Cardinal qu’ils tâcherent de faire entrer dans leur reſſentiment, comme ſi c’eut été l’inſulter lui-même que de ne pas vouloir plier ſous eux. Ce Miniſtre avoit ſes foibleſſes comme les autres, & étoit ſenſible lui-même à la vanité. Ainſi faiſant la mine tout le premier à S. Preüil, lors qu’il vint pour lui faire ſa cour ſur le ſoir, celui-ci ne s’en mit pas beaucoup en peine, parce qu’il crut Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/127 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/128 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/129 Soiſſons, ſans que perſonne pût dire au vrai, de quelle maniere elle étoit arrivée. Auſſi eſt-on encore à ſçavoir aujourd’huy s’il eſt vrai, qu’il ſe tua lui-même, comme quelques-uns ont voulu dire, ou ſi ce coup lui fut donné de la main de quelque aſſaſſin, aprés avoir été corrompu par ſes ennemis. Ceux qui croient qu’il fut aſſaſſiné, diſent qu’un de ſes Gardes ayant couru aprés lui pour lui dire qu’on faiſoit ferme encore en un endroit, lui lâcha un coup de Mouſqueton dans la tête, quand il vint pour ſe retourner, pour regarder qui lui donnoit cet avis. Les autres au contraire, qu’ayant voulu lever la viſiere de ſon caſque avec le bout de ſon piſtolet, qu’il avoit encore à la main, le piſtolet tira de lui-même, & le jetta roide mort ſur le careau. Cependant j’ai vû des gens qui m’ont dit que ſes piſtolets étoient encore chargez, quand on le trouva mort ; ce qui fait, qu’il eſt difficile de ſavoir qui l’on doit croire des uns ou des autres. Le Maréchal de Châtillon qui ſe rendoit aſſez de juſtice pour ſe condamner lui-même, comme y aiant eu de ſa faute à tout ce qui s’étoit paſſé, fit le malade en même-tems, où le tomba effectivement de chagrin. Cela fut cauſe que le Maréchal de Breſé eut ordre d’aller prendre ſa place, & ce fut alors que ce Général nous fit aller de ce côté-là avec lui. Il laiſſa le reſte de ſon Armée au Maréchal de la Meilleraye, qui fut aſſieger Bapaume, pendant que nous reprimes Damvilliers où le Duc de Boüillon n’avoit pas laiſſé de mettre le ſiege après la mort du Comte de Soiſſons. Le Roi vint nous trouver lui-même, lors que nous étions devant cette Place, & le Duc ayant recours à la miſericorde de Sa Majeſté pour lui pardonner la faute qu’il avoit faite, il trouva grace auprés d’Elle. Il lui eut été difficile d’y réüſſir dans un autre tems, mais la mort du Comte de Soiſſons mettoit le Cardinal de ſi belle humeur, qu’il conſeilla à ce Prince de faire paroître en cela, que ſa bonté étoit encore au deſſus de ſa juſtice. Il eſt vrai que Mr. le Prince aida beaucoup à Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/131 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/132 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/133 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/134 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/135 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/136 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/137 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/138 pas, qu’il ſe douta que je n’étois pas allé loin. Il en fit ſon raport à ſon Maître, & accrut ſi bien ſa jalouſie par-là, que celui-ci réſolut de me jouer un méchant tour. Il me pria un jour à dîner, & ſur la fin du repas comme nous n’étions que lui, ſa femme & moi, ſon garçon lui vint dire qu’on le demandoit. Il me pria d’excuſer s’il étoit obligé de me quiter. Je n’eus pas de peine à lui accorder ſa priere : ſa femme de même la lui eut accordée volontiers, pour peu qu’il en eut voulu ſçavoir ſon ſentiment. Il monta cependant de ce pas à ſa chambre, Se s’y étant caché dans un cabinet avec deux bons Piſtolets bien chargez & bien amorcez, il crut qu’il me devoit attendre là, parce que ſi nous étions bien enſemble la femme & moi, comme il en eut juré volontiers, nous ne tarderions guére à y venir. Ce qui lui donnoit cette penſée, c’eſt que le lieu où il nous avoit laiſſer n’étoit nullement propre pour des amans. Il n’étoit ſeparé du cabaret que par une cloiſon qui étoit toute garnie de vître juſqu’au plancher. Ainſi l’on voyoit de là dans le cabaret, & du cabaret l’on y étoit vu également, à moins que de tirer des rideaux qui étoient devant. Nous étions alors dans les plus courts jours de l’année, & j’y avois donné rendez-vous à Athos & à un autre Mouſquetaire nommé Briqueville, afin que ſi je n’avois pas le tems d’en dire deux mots à ma maîtreſſe, à cauſe de la preſence de ſon mari, j’euſſe du moins la commodité de le faire par leur moyen. Je ſçavois que la vûë d’un créancier étoit toûjours redoutable à ſon debiteur, & qu’ainſi le cabartier ne verroit pas plûtôt le ſien qu’il prendroit ou le parti de nous laiſſer en repos, ou de l’entretenir avec tant de complaiſance que je pourois peut-être trouver un moment pour faire ce que bon me ſembleroit. Athos & Briqueville n’arriverent que ſur les 5. heures du ſoir, & comme il en étoit déja près de quatre quand le cabartier nous avoit quittez, il avoit eu le tems de s’ennuier, & de ſe morfondre dans le lieu où il étoit. Il nous y attendoit pourtant de pied ferme, parce qu’il étoit convenu avec ſon garçon que ſi je venois à ſortir par hazard, il l’en avertiroit en même tems, ainſi il étoit bien aſſuré que j’étois encore avec elle, puis qu’il n’avoit point eu de ſes nouvelles. D’abord qu’Athos & Briqueville furent arrivez, on tous mit dans la petite chambre où l’on avoit coûtume de nous mettre. J’avois dit à ce garçon de nous la garder, parce que je ſçavois qu’ils devoient venir, & que cela me faciliteroit mes amourettes. Le Cabaretier fut ravi quand il nous y entendit, car les jaloux ont cela de propre qu’ils ſe réjoüiſſent ſeulement des choſes qui leur font connoître leur malheur. C’eſt une maladie dont ils ne ſçauroient ſe défendre, tant il eſt vrai que la jalouſie eſt un goût dépravé qui fait haïr ce qu’on devroit aimer, & qui fait aimer ce que l’on devroit haïr. En effet, un jaloux ne cherche qu’à voir ſa femme ou ſa maîtreſſe entre les bras de ſon rival. Tout ce qui peut le confirmer que ce qu’il s’eſt mis en tête eſt véritable a des charmes nom pareils pour lui, & il n’en trouve jamais davantage qu’à verifier ſon malheur. La cabaretiere monta quelque tems après nous, & ayant laiſſé ſa porte entre-ouverte afin que j’y puſſe entrer à mon ordinaire, elle ne me vit pas plûtôt qu’elle ſe jetta ſur moi pour m’embraſſer. Je commençois à répondre à ſes careſſes en amant paſſionné, quand je crus entendre remuer quelqu’un dans le cabinet. Cela me fit lui faire ſigne de l’œil, & ayant entendu ce que je voulois dire par là, nous nous arretâmes court tous deux comme ſi on nous eut donné un coup de maſſuë. Le bruit que j’avoîs entendu étoit que le cabaretier avoit voulu regarder ce que nous faiſions par le trou de la ſerrure, parce qu’il ne nous entendoit point parler. Il ſçavoit bien, ou du moins il ſe doutoit que j’étois-là, parce qu’il avoit oüi entrer quelqu’un après ſa femme : enfin ayant vû que nous nous approchions de près, quoiqu’il ne nous vit que juſqu’à la ceinture à l’endroit où nous étions, il ouvrit la porte du Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/141 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/142 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/143 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/144 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/145 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/146 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/147 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/148 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/149 même inſtalé à la Cour comme un homme dévoüé à ſon ſervice, parce qu’il étoit ami de ſon pere, à l’élevation de qui il n’avoit pas peu contribué. Car la Maiſon d’Effiat, bien loin d’être une des plus anciennes du Roïaume étoit ſi nouvelle, qu’elle avoit tout lieu d’être contente de ſa fortune, par raport à ſon origine. Toutes ces raiſons obligeoient donc ce favori à demeurer dans une grande union avec le bienfaicteur de ſon pere ; & le ſien particulier ; mais voulant être Duc & Pair, & épouſer la Princeſſe Marie qui étoit fille du Duc de Nevers, & qui fut depuis Reine de Pologne, il ne vit pas plûtôt que le Cardinal s’y opoſoit ſous main, & même quelquefois ouvertement, qu’il oublia tous ſes bien-faits avant qu’il fut peu. Son ingratitude donna d’autant plus de chagrin à ſon Eminence, qu’elle le voyoit bien auprès du Roi, elle craignit qu’au lieu de lui rendre ſervice comme il lui avoir promis l’orſqu’elle l’avoit mis auprès de Sa Majeſté, il ne fut capable de lui nuire. Ainſi la haine & la jalouſie qu’il commençoit à lui porter augmentant de moment à autre, les choſes commencerent tellement à s’envenimer entr’eux, qu’ils ne ſe purent plus ſouffrir l’un l’autre. Le Roi qui n’aimoit point du tout le Cardinal fut bien-aiſe de leur meſintelligence, & prit plaiſir à tout ce que ſon favori lui pût dire contre lui. Cependant comme malgré cette haine, il voyoit que ce Miniſtre lui étoit abſolument neceſſaire, pour le bien de ſon Roïaume, il ne laiſſa pas toûjours de s’en ſervir, quoique Cinqmars lui donnât de tems en tems diverſes attaques pour lui faire donner ſa place à un autre. Au reſte ce favori voiant que le Roi y faiſoit la ſourde oreille, & que ce Miniſtre s’opoſoit plus que jamais à ſes deſſeins, enſorte que quelque bien qu’il fut avec Sa Majeſté il n’en pouvoit obtenir ni la Princeſſe Marie qu’il aimoit paſſionnément, ni un Brevet de Duc & Pair, il réſolut de ſe défaire de ſon Eminence, en le faiſant aſſaſſiner, puiſqu’il n’y avoit pas moyen de s’en défaire autrement. Il réſolut donc Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/151 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/152 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/153 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/154 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/155 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/156 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/157 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/158 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/159 manda à ce dernier de faire quelque fauſſe démarche dont il ne ſe pût retirer, que par une fuite honteuſe. Il n’oſa en demander autant à l’autre, parce que le ſoin de ſa réputation qu’il avoit élevée au plus haut point par un nombre infini de grandes actions, le touchoit de plus près que deſir qu’il pouvoit avoir de lui plaire. Le Maréchal qui n’avoit pas tant de choſes à ménager ne ſe montra pas ſi ſcrupuleux, il fit le pas que ſon Eminence vouloit qu’il fit, & les ennemis l’ayant chargé en même-tems, il prit ſi fort à tâche de ſe ſauver, que cette journée fut nommée la journée des éperons, autrement la défaite de Honrecourt. Le Roi n’eut pas plûtôt avis de cet accident qu’il n’eut plus d’envie de rire avec Cinqmars. Il regretta l’éloignement du Cardinal, dont il trouvoit que les conſeils lui étoient abſolument neceſſaires dans une rencontre comme celle-là. Il lui envoya même couriers ſur couriers pour le faire revenir, lui mandant qu’il eut à pourvoir à la ſûreté de la Frontiere qui alloit être expoſée au ravage des Eſpagnols, maintenant qu’ils ne trouveroient plus d’Armée pour leur faire tête. Le Cardinal ravi d’avoir ſi bien réüſſi dans ſon deſſein, ne partit ni à l’arrivée du premier courier, ni même à celle du ſecond. Il voulut que le mal devint encore plus preſſant avant que d’y aporter remede. Il laiſſa faire aux ennemis une partie de ce que l’on a accoûtumé de faire quand on a remporté une grande victoire. Le Roi qui ſe voyoit à plus de deux cens lieuës de-là, & qui s’en étoit toûjours repoſé ſur lui de bien des choſes, ſe trouvant encore plus incapable qu’auparavant d’y mettre ordre, lui envoya de nouveaux couriers pour lui commander de hâter ſon départ. Il ne s’en preſſa pas plus qu’auparavant, & ayant continué de faire le malade, il manda au Roi qu’il étoit dans un ſi pitoyable état qu’il lui étoit impoſſible de lui obéïr, ſans ſe mettre en danger de mourir en chemin. Le chagrin qu’il avoit eu depuis quelque tems l’avoit ſi Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/161 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/162 ordre en même-tems d’arrêter Mr. de Bouillon. Mr. de Couvonges que le Comte du Pleſſis, qui commandoit en ce païs-là les troupes du Roi, avoit chargé de cet ordre, l’executa fort adroitement. Mr. de Thou fut arrêté, & celui-ci ayant été conduit à Lion avec Mr. de Cinqmars, leur procès leur fut fait & parfait. Ils furent condamnez tous deux à perdre la tête, celui-ci pour avoir voulu faire entrer les ennemis dans le Royaume, celui-là pour en avoir eu connoiſſance & ne l’avoit pas révélé. Pour ce qui eſt de Mr. de Boüillon on parloit bien de lui faire la même choſe, mais comme il avoir de quoi racheter ſa vie, il en fut quitte pour donner ſa place de Sedan. Fabert qui faiſoit ſa Cour au Cardinal depuis pluſieurs années, fut pourvû de ce Gouvernement que pluſieurs Officiers plus conſiderables que lui demandoient. Le Cardinal ne ſurvécût guéres à ce triomphe : les Hemorroïdes continuant toûjours de lui faire milles ravages, il ne pût plus ni s’aſſeoir ni durer dans une même ſituation. Ainſi il fut obligé de ſe faire raporter du Rouſſillon par des Suiſſes qui le portoient ſur leurs épaules. Dans tous les lieux où il logea, on l’entra par les fenêtres qu’on élargiſſoit à proportion du beſoin que l’on en avoit, afin je l’y faire paſſer plus commodément. On l’amena ainſi juſques à Roüanne, où on le mit juſques à Briare dans un batteau ; de Briare les Suiſſes recommencerent à le porter comme ils avoient fait auparavant, & étant arrivé de cette maniere à ſon Palais, il y mourut deux mois & vingt deux jours après avoir fait mourir Cinqmars & de Thou. Perpignan ſe rendit au Maréchal de la Meilleraie, que le Roi ne faiſoit encore que d’arriver à Paris, & il prit Salée en ſuite, pendant que nôtre Régiment s’en revint à la Cour. Je vis pour la premiere fois, lors que j’étois encore devant Perpignan, le Cardinal Mazarin à qui le Roi avoir procuré la pourpre deux ans auparavant, mais qui n’en reçut la ' Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/164 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/165 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/166 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/167 D’abord que je fus entré dans ce logis je montai le plus doucement qu’il me fut poſſible à la chambre où j’avois rendez-vous ; elle étoit au ſecond étage, parce que cet homme avoir laiſſé la premiere pour les Ecots de conſequence qui lui pouvoient venir : elle étoit même aſſez parée d’ordinaire ; mais ne voulant pas que la juſtice pût mordre ſur lui quand il auroit fait le coup qu’il prétendoit, il l’avoit fait démeubler la veille, ſans que perſonne le ſçût que ſon garçon. Il en avoit fait porter les meubles chez un couſin de ce garçon qui étoit un de ſes locataires, & qu’ils avoient mis tous deux de leur ſecret. J’ouvris la porte de la chambre où je devois entrer, tout auſſi doucement que j’étois monté le degré. Je la refermai ſur moi tout de même, & me tins tout auprès ſans bouger de ma place, tant de peur de faire du bruit & que l’on ne m’entendit au deſſous, que pour entendre moi-même quand la Cabaretiere monteroit. J’étois convenu avec elle de lui ouvrir cette porte d’abord qu’elle grateroit, & il falloit que je fuſſe ainſi tout auprès pour ne pas prendre pour elle des gens qui pouroient y venir, ſi je manquois à y prendre garde. Le tems me dura aſſez long-tems devant que de l’entendre monter, parce que quoi qu’il fut déjà tard, quand j’étois arrivé elle vouloit voir retirer tous ſes gens devant que de s’aller coucher. Son mari avoit averti ſon garçon de mon arrivée, ſans qu’elle pût s’en défier, ce garçon étoit allé ſous prétexte de quelque neceſſité dans l’allée du logis, où le maître étoit convenu qu’il iroit lui-même le trouver pour lui dire à l’oreille ce qu’il auroit découvert. Cela s’étoit éxecuté tout de même qu’ils l’avoient concerté enſemble. Le garçon ayant paru ſur la porte, le maître lui étoit venu dire de ſe tenir prêt & que la bête étoit dans les toilles. C’étoit ainſi qu’il m’avoit nommé à lui, & il croyoit ſans doute ma mort toute auſſi proche que celle d’un pauvre ſanglier ou de quelque autre animal qu’on y fait donner. Quoi qu’il en ſoit, la femme s’étant retirée après avoir vû paſſer tous ſes gens où ils avoient coûtume de s’aller repoſer, elle vint à la porte de la chambre, où elle n’eût pas plûtôt graté qu’elle lui fut ouverte. Nous nous mîmes au lit un moment après, & il n’y avoit pas une demie heure que nous y étions, que le garçon fut ouvrir la porte de la ruë à ſon maître. Il s’étoit muni d’un piſtolet & d’un poignard pour ne me pas marchander. Nous étions bien éloignez ſa femme & moi de ſonger à ce qui s’alloit paſſer, & nous ne penſions uniquement qu’à nous donner du bon tems, quand ce mari qui étoit monté tout doucement avec ſon garçon voulut ouvrir nôtre porte avec une double clef qu’il avoit fait faire ; nous fûmes bien ſurpris elle & moi quand nous entendîmes ce ménage ; mais comme par bonheur j’en avois fermé le verroüil, j’eus le tems de prendre le parti que me conſeilloit la prudence, car je me doutai auſſi-tôt de ce que c’étoit, ce qui fut cauſe que je ne fus pas long-tems à prendre mon parti. Mais comme je voulois m’habiller & me jetter dans la Cour d’un Rotiſſeur qui étoit ſous les fenêtres d’un cabinet à côté de la Chambre, je me trouvai tellement preſſé que je n’eûs pas le tems de mettre ſeulement, ni mon juſtaucorps ni mon haut de chauſſe. Le Cabaretier qui étoit homme de précaution auſſi-bien que moi, avoit apporté avec lui une barre de fer pour caſſer la porte en cas qu’elle lui fit la moindre réſiſtance, & comme cette porte n’étoit pas trop bonne, il l’eût bien-tôt fenduë en deux. Je fus ſage : dès le premier coup qu’il y donna, j’ouvris la fenêtre de ce cabinet, & m’étant jetté de haut en bas, dans la Cour dont je viens de parler, je fus tomber ſur une vingtaine de garçons rotiſſeurs qui étoient aſſis les uns auprès des autres. Ils profitoient du beau clair du Lune pour piquer leur viande & ne ſongeoient guéres à moi. Comme j’étois nud en chemiſe, je laiſſe à penſer combien ils furent ſurpris me voyant en cette équipage : j’en étois connu, parce que depuis le gain des 8o. Piſtoles que j’avois fait, j’avois toûjours continué à carabiner dans l’Antichambre du Roi, & n’y avois pas été trop malheureux ; ainſi comme cet argent qui ne me coûtoit rien, ne me coûtoit guéres auſſi à dépenſer, j’en avois fait grand chere & bon feu, de ſorte que les rotiſſeurs & les cabaretiers s’en étoient reſſentis auſſi-bien que les plumaſſiers des Marchands d’étoffes & les Marchands de ruban. Or tandis qu’il m’avoit été permis de voir ma maîtreſſe chez elle, ce rotiſſeur avoit toûjours eu ma pratique, & même je ne la lui avois pas encore ôtée depuis, parce qu’il me ſembloit qu’il avoit de meilleure viande que les autres. Ces garçons qui avoient oüi parler de mon intrigue avec la femme de leur voiſin, parce qu’après l’éclat qu’il avoit fait, il étoit impoſſible qu’ils n’en ſçûſſent quelque choſe, ſe douterent bien alors de ce qui m’étoit arrivé. Leur maître & leur maîtreſſe qui ne l’aimoient point, parce qu’il étoit extrêmement avare, & peu traitable avec ceux à qui il avoit affaire, me donnerent en même-tems des ſouliers avec un manteau & un chapeau. Ils m’euſſent bien donné l’habit tout complet, ſi j’euſſe eu le tems de l’endoſſer, mais comme ils craignoient que le jaloux ne me vint chercher chez eux, quand ils verroit que je ne me pourrois être ſauvé autre part, ils me conſeillerent de gagner païs, ſans perdre un moment de tems. Je crus que leur conſeil n’étoit pas mauvais, & l’ayant ſuivi à l’heure-même, je m’en fus chez le même Commiſſaire qui l’avoit emmené en priſon, lors qu’il m’avoit fait ſa premiere incartade. Je me donnai bien de garde étant arrivé chez lui de lui conter mon affaire, comme elle étoit, il n’y eut pas eu pour moi le mot pour rire ; Car s’il eſt vrai qu’il n’y ait point de Ville au monde où il ſe faſſe tant de cocus impunément qu’il s’en fait à Paris, il ne laiſſe pas d’être conſtant que cet abus ſe punit dans de certains cas, comme étoit le mien ; du moins s’il ne m’en fut pas arrivé grand mal, toûjours eſt-il Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/171 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/172 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/173 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/174 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/175 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/176 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/177 parmi les honnêtes gens, on ne faiſoit que ſe deshonorer auprès d’eux ; qu’il ne diſconvenoit pas à la verité que les bonnes graces d’une Dame ne ſerviſſent à faire briller le mérite d’un jeune homme : mais pour que cela fût, il falloit que la Dame fut d’un autre rang, que celle que je voyois ; que l’intrigue que l’on avoit avec une femme de qualité paſſoit pour galanterie, au lieu que celle que l’on avoit avec celles qui reſſembloient à ma maîtreſſe, ne paſſoit que pour débauche & pour crapule. Je trouvai de l’injuſtice dans ce qu’il me diſoit-là, parce qu’après tout, le vice eſt toûjours vice, & qu’il n’eſt pas plus permis à une femme de qualité de faire l’amour qu’à celle de la lie du peuple : mais comme l’uſage autoriſoit ſes reproches, je m’en trouvai ſi étourdi que je n’eus pas la force de lui répondre une ſeule parole. Il prit ce tems-là pour me demander à quoi j’étois réſolu, & ſi c’étoit à quitter cette femme, ou à renoncer à ma fortune ; qu’il n’y avoit point d’autre parti à prendre pour moi, parce que ſi je ne le faiſois de bonnes graces, il ſeroit obligé d’en parler au Roi, de peur que je ne deshonoraſſent mon pays par une vie mole & indigne d’un homme de ma naiſſance ; que je ne ſçavois peut-être pas que tous ceux qui étoient mes compatriotes, & qui avoient tous oüi parler de mon attache, ſe mocquoient de moi ; que ſi j’en doutois il n’avoit rien à me dire pour m’en faire connoître la verité, ſinon qu’il falloit bien qu’il en fut quelque choſe, puiſque cela étoit parvenu juſqu’à lui. Je fus ſi touché de ces reproches qu’il m’eſt impoſſible de l’exprimer. Je baiſſai les yeux contre terre comme un homme qui eût été pris en flagrant delit, & Mr. de Treville me croyant à demi convaincu de ma faute par la poſture que je tenois, acheva de me rendre le plus confus de tous les hommes par des traits piquans qu’il lança contre tous ceux qui menoient la même vie que j’avois menée juſques-là. Il Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/179 lui conſeillois de retourner avec ſon mari, s’il vouloit bien ſe racommoder avec elle : que le beau-frere de Mr. de Treville qui les avoit déja racommodez une fois enſemble, vouloit bien encore avoir la charité d’y travailler une ſeconde : que pour moi, tout ce que je pouvois faire preſentement pour lui marquer que je l’avois eſtimée véritablement, étoit de defirer qu’elle ne fit jamais de part de ſes faveurs à d’autre qu’à ſon mari ; qu’une femme n’étoit jamais plus eſtimable que quand elle étoit ſage, & que pourvû que j’appriſſe qu’elle le fût, elle pouvoit conter que je ſerois d’autant plus ſon ami, que je ne voulois plus être ſon amant, par raport ſeulement à ſes intérêts, ſans conſiderer les miens en aucune façon. J’accompagnai cette lettre de la moitié de mon argent que je lui envoyai, pour lui témoigner que ſi elle avoit bien voulu me donner ſon cœur, je voulois bien auſſi lui donner tout ce que j’avois de plus précieux. Elle fut bien ſurpriſe à la réception de cette lettre, & m’ayant renvoyé mon argent, elle me récrivit en des termes ſi tendres & ſi touchans, que ſi j’euſſe été encore à donner ma parole à Mr. de Treville ; je ne ſçai ſi je l’euſſe voulu faire preſentement. Mais enfin, me trouvant lié heureuſement par-là, parce que c’eſt ſouvent un bonheur que de m’oſer faire ce que nous conſeille nôtre foibleſſe, je tins ferme contre une infinité de mouvemens qui me repreſentoient à toute heure que c’étoit être cruel à moi-même que l’être à cette femme. Je lui fis réponſe néanmoins en des termes qui étoient tout auſſi honnêtes que les ſiens, quoy qu’ils ne fuſſent pas ſi paſſionnez. Mais comme rien ne lui pouvoit plaire, ſi je ne lui rendois mon cœur que je lui voulois ôter, elle me renvoya encore mon argent que j’avois jugé à propos de lui offrir tout de nouveau. Je l’avois fait afin de lui faire voir que je n’aurois pas manqué ni d’amour ni de reconnoiſſance, ſi des raifons auſſi importantes que celles que j’avois Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/181 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/182 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/183 affaire qu’à un ſeul j’en euſſe bien-tôt fendu bon compte, mais comme ils étoient deux contre moi je me rangeai contre la muraille de peur que l’un ne me prît par derriere, pendant que l’autre me prendroit par devant. Enfin je ne ſçais ce qui ſeroit arrivé de tout cela, parce qu’un homme qui à deux ennemis en tête en a toûjours trop d’un, quand les bourgeois me tirerent de ce peril en venant ſur eux avec de long bâtons pour les atteindre de plus loin. Ils leur en déchargerent pluſieurs coups ſur les épaules, & les deux Suiſſes ſe voyant ſi bien régalez tournerent tête contr’eux, & me laiſſerent en repos. Ceux qui les avoient chargez ne ſe mirent pas en peine de les arrêter, & leur laiſſerent faire retraite. Je me trouvai cependant bleſſé d’un coup deſtramaçon que l’un des deux m’avoit donné ſur l’épaule droite : par bonheur pour moi mon baudrier m’avoit paré la plus grande partie du coup, & ma bleſſure ſe trouvant legere je n’en gardai la chambre que deux ou trois jours. Le Suiſſe demanda auſſi-tôt ſa récompenſe à la Dame, lui prometant que ſes Soldats acheveroient bien-tôt la beſongne qu’ils avoient commencée. Comme elle le vit ſi perſeverent, elle crut qu’il méritoit bien qu’elle eut quelque conſidération pour lui : elle l’épouſa ſelon ſon deſir, mais quand il en eut fait ſa femme, il jugea à propos de ne ſe point charger d’un aſſaſſinat pour l’amour d’elle. Voilà comment finirent les premiers amours que j’eus à Paris, heureux ſi je m’en fuſſe tenu-là, & que ce qui m’y étoit arrivé m’eut rendu ſage. Le Roi qui n’avoit ſouffert qu’avec peine l’aſcendant que le Cardinal de Richelieu avoit pris ſur ſon eſprit, ne voulant pas s’expoſer à ſe trouver à la même peine ſous un autre Miniſtre, ne voulut point faire remplir ſa place à perſonne tant qu’il vivroit. On en fut tout étonné, parce qu’il ne paroiſſoit guéres propre pour ſe charger lui-même des affaires, Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/185 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/186 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/187 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/188 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/189 que cela vouloit dire, de l’entendre ſonner ſi ſouvent. Mais ſoit que Dieu n’exauçât pas leurs prieres, ou qu’il ne ſe mit pas en état lui-même de mériter qu’il les exauçât, il avoit renoncé à la fin à cette vocation, & avoit embraſſé celle du Palais. Il n’y avoit pas trop mal réüſſi, puiſqu’il étoit devenu Chancelier, & même à un âge qu’il y avoit eſperance qu’il le devoit être long-tems. En effet, il vit encore juſqu’aujourd’hui & toûjours avec de ſi grandes tentations, ſur tout de celles dont je viens de parler, que l’on en conte d’étranges choſes. Cependant ſi l’on en veut croire ce qu’on en dit, l’on prétend qu’il y employe bien une autre cloche que celles des Chartreux pour les faite paſſer. Chavigny ne lui reſſembla pas à l’égard des conſeils qu’il venoit de donner au Roi : ſa Majeſté qui étoit ſuſceptible de ces ſortes d’impreſſions goûta ſon avis, & travailla en même-tems à une déclaration par laquelle il prétendoit après ſa mort partager l’autorité entre la Reine, le Duc d’Orleans & le Prince de Condé. La Reine en fut avertie par le Cardinal Mazarin ; elle le pria d’en parler au Roi ; & de lui remontrer que ceux qui lui donnoient ce conſeil abuſoient bien du crédit qu’ils avoient ſur ſon eſprit ; que le Duc d’Orleans avoit toûjours été un boutefeu dans ſon Roïaume, & que de lui donner le moindre pouvoir, c’étoit juſtement y faire vivre la guerre civile qu’il y avoit allumée tant de fois, qu’il n’étoit pas moins dangereux de lui aſſocier le Prince de Condé, parce que n’y ayant que lui qui eut des garçons de toute la famille Royale, il tâcheroit peut-être à les élever au préjudice de ceux de Sa Majeſté. Le Roi d’aujourd’hui avoit un Frere qui étoit plus jeune que lui de deux ans & quelques jours. C’eſt Mr. qui vit preſentement, Prince qui après avoir porté le nom de Duc d’Anjou dans ſa jeuneſſe, a pris celui de Duc d’Orleans après la mort de ſon Oncle. Cependant l’on peut dire qu’il ne lui a reſſemblé en rien que par raport à ce nom : autant Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/191 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/192 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/193 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/194 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/195 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/196 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/197 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/198 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/199 brigues qui s’élevoient contre l’autorité naiſſante de la nouvelle Regente principalement quand ceux qui croyoient avoir le plus de part dans ſes bonnes graces s’en virent éloignez. L’Evêque de Beauvais en fut du nombre, le ſervice qu’il avoit rendu à la Reine mere lui faiſant croire qu’elle ne le pouvoit bien reconnoître qu’en lui donnant la place de premier Miniſtre, il y aſpira ſi ouvertement, qu’il ne fit point de difficulté de lui en parler lui-même. La Reine mere tâcha, ſans être obligée de lui dire qu’il n’en étoit pas capable, de lui faire ſentir qu’il ſeroit plus heureux mille fois de demeurer en l’état où il étoit que de chercher à s’élever davantage par un poſte tout rempli d’épines & de traverſes. Mais il ne voulut pas l’entendre à demi mot, ſi bien que fâché de ne pas trouver en elle toute la reconnoiſſance qu’il eſperoit, il ſe fit chaſſer à la fin de la Cour, pour avoir oſé faire paroître le mécontentement qu’il avoit, de ce que cette Princeſſe eut jetté les yeux ſur un autre que lui pour lui faire remplir cette place. Ce fut ſur le Cardinal Mazarin que la Reine fit tomber ſon choix, & il ne fut pas plûtôt parvenu à cette dignité qu’il fit tout ce qu’il pût pour ruiner Chavigni. Il lui fit ôter ſa charge de Secretaire d’Etat ſous prétexte que le Cardinal de Richelieu ne l’en avoit revêtu qu’après l’avoir ôtée aſſez injuſtement au Comte de Brienne. Il fut bien aiſe ainſi de couvrir, ſous ombre de juſtice, la haine qu’il lui portoit ; mais comme il ne ceſſa point de le perſécuter depuis, & même que cette perſecution dura juſqu’à ſa mort, on ne fut pas long-tems à reconnoître au travers de tous ſes déguiſemens le principe qui le faiſoit agir. Cette averſion procedoit de ce qu’il reſſembloit à beaucoup de gens qui ſont bien aiſes quand ils ſont dans le beſoin de trouver qui les aſſiſtent ; mais qui ne peuvent plus ſouffrir leur vûë du moment qu’au lieu de la neceſſité où ils étoient, ils ſe voyent dans l’opulence. Mazarin à ſon avenement à la Cour y étoit venu ſi miſerable qu’il avoit eu beſoin que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/201 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/202 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/203 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/204 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/205 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/206 perſonnes de diſtinction qu’il eut pû amener à ſon ſentiment ſans ce Comte, qui s’opiniatra ſi fort à vouloir ruiner l’autorité de ſon Souverain, que le Comte de Harcourt ne ſe pût empêcher de lui dire d’y prendre bien garde, & que ſi jamais Sa Majeſté Britannique trouvoit moyen de regagner la confiance de ſes Sujets, il étoit comme impoſſible qu’il oubliât jamais l’obſtacle qu’il y auroit aporté. Bedfort lui répondit avec beaucoup de hardieſſe, & peut-être avec aſſez peu de raiſon, que quand il lui faiſoit cette menace, il égaloit aparemment le pouvoir des Rois d’Angleterre avec ceux des Rois de France en ces derniers termes ; qu’il y avoit bien à dire de l’un à l’autre, & que les Anglois étoient trop ſages pour ſouffrir jamais que leur Souverain ſe vengeât directement ou indirectement d’une perſonne qui ſe ſeroit attire ſa haine pour avoir embraſſé comme il faiſoit leurs intérêts ; que leur Nation avoit des loix ſur leſquelles il falloit que leurs Princes ſe conformaſſent, à moins que de la voir auſſi-tôt ſe déclarer contr’eux ; que c’eſt ce qui étoit toûjours arrivé toutes fois & quantes qu’ils avoient voulu entreprendre quelque choſe au-delà de leur pouvoir, & ce qui arriveroit encore à l’avenir, parce qu’il n’y avoit pas un Anglois qui ne ſçût que c’étoit en cela que dépendoit leur liberté & leur repos. Tout ce que je viens de dire ſe ſçût tout auſſi-tôt dans la Ville, quoi que cela ſe fut paſſé tête à tête & ſecretement. Je crois que ce fut le Comte de Bedfort que prit plaiſir de le divulguer, afin de faire voir au Peuple qu’il étoit toûjours le même, & que rien n’etoit capable de le fléchir. Cependant ce qui ſe diſoit des menaces que le Comte de Harcourt lui avoit faites, ſi neanmoins on peut apeller de ce nom-là ce qu’il lui avoit dit le rendit odieux au Peuple, les Anglois ne firent non plus d’état de lui, que ſi ç’eut été un ſimple particulier. Il paſſoit tous les jours dans les ruës ſans qu’on lui donnât le moindre coup de chapeau. Un Cocher même d’un caroſſe de place, Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/208 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/209 droit des gens, il n’eut qu’à s’en prendre à lui-même ; que c’étoit lui qui y contrevenoit le premier, & qui donnoit lieu par là qu’on lui manquât de reſpect, ſans qu’on y pût mettre remede. Ce diſcours qui étoit une eſpece de menace n’étonna pas ce Prince, quoi qu’il eut tout à aprehender de l’eſprit inquiét de ces Peuples. Il rêpondit à ceux qui le lui tenoient, que ceux dont ils faiſoient des plaintes n’étant ſes domeſtiques que par accident c’eſt-à-dire, que parce qu’ils avoient voulu voir le Païs & l’accompagner dans ſon Ambaſſade, ils ne lui avoient pas demandé permiſſion de faire ce qu’ils avoient fait ; que la Nobleſſe Françoiſe avoit cela de propre, que quand elle ſçavoit une bataille elle n’y couroit pas ſeulement ; mais encore qu’elle y voloit ; que s’ils en avoient pris ſon avis, ils ſe fuſſent bien donnez de garde de le faire, mais que de jeunes gens commme nous étions tous la plûpart, ne faiſoient pas toûjours réflexion à ce qu’ils devoient faire. Ces raiſons ne contentérent pas le Parlement. Il donna des ordres rigoureux contre nous, & écrivit même au Comte d’Eſſex que ſi nous pouvions tomber par hazard entre ſes mains, il nous traîtât le plus rigoureuſement qu’il lui ſeroit poſſible. Le Comte d’Eſſex qui ne cherchoit qu’à lui plaire, mit un parti en campagne pour nous joindre devant que nous nous puſſions rendre à l’Armée de l’endroit où nous avions été trouver le Roi, mais ce parti en ayant rencontré un autre des Troupes de ſa Majeſté l’attaqua, parce qu’il ſe voyoit plus fort que lui. Il croyoit qu’après en avoir eu la victoire, il lui ſeroit facile de poſer ſon embuſcade & de nous ſurprendre ſur nôtre paſſage : en effet, il avoit déja beaucoup davantage ſur ſes ennemis, quand par malheur pour lui nous arrivâmes à la vûë du lieu où ſe rendoit le combat. Nous y courumes auſſi-tôt pour donner ſecours à ceux que nous voyons combattre pour ſa Majeſté Britannique. Il nous fut facile de les reconnoître, & de reconoître les autres pareillement aux Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/211 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/212 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/213 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/214 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/215 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/216 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/217 que dire Aramis & moi ; mais enfin ayant paru le long des murs du Luxembourg qui ſont hors de la Ville, nous nous en fûmes à eux mon ami & moi, tant j’avois d’impatience de terminer nôtre querelle. Aramis ſentit quelque tranchées en y allant, & me dit qu’il eût bien voulu s’arrêter s’il eût pû le faire avec honneur, mais que ſe trouvant preſentement en preſence de ceux à qui nous devions avoir affaire, il avoit peur qu’ils n’interpretaſſent en mal une neceſſité dont ils ne connoîtroient pas la cauſe. Je lui répondis qu’ils ſe faiſoit-là un ſcrupule bien mal à propos, & qu’il avoit une penſée que nul autre que lui n’auroit jamais, que tous ceux qui le connoiſſoient ſçavoient qu’il étoit un ſi brave homme qu’ils ne l’acuſeroient jamais de foibleſſe ; que j’étois d’ailleurs pour rendre compte de l’état où je l’avois trouvé, quand il avoit voulu à toute force s’en venir avec moi, ce qui le juſtifieroit entierement, quand même on ſeroit capable de concevoir quelque choſe à ſon deſavantage, de ce que la neceſſité lui impoſoit. Il ne m’en voulut jamais croire, & m’ayant repliqué pour toute raiſon que ces Anglois ne le connoiſſoient pas, & que c’étoit à eux qu’il craignoit de ne pas donner bonne opinion de ſon courage, s’il faiſoit ce que je lui conſeillois ; nous marchâmes toûjours, & arrivâmes ainſi en preſence les uns des autres. Nous nous viſitâmes tous quatre pour voir s’il n’y auroit point de ſupercherie à nôtre fait. Car il étoit arrivé avant que l’on prit cette précaution, que quelques faux braves s’étoient armez des cottes de maille, & qu’ils s’étoient précipitez enſuite ſur leurs ennemis, parce qu’ils ſçavoient bien que leur épée ne leur pouvoit faire de mal ; quoi qu’il en ſoit, pas un de nous n’étant capable de faire une action comme celle-là, nous ne trouvâmes rien qui ne fût dans les formes. Cependant dans le tems que cela ſe faiſoit, & que celui que ſe devoit batre contre Aramis le tâtoit de tous côtez, ſes tranchées le Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/219 faiſoit, quand il viendroit à le tâter avec la pointe de ſon épée. Aramis en diſant cela le ſuivoit toûjours de fort près, & lui donna enfin un bon coup d’épée, ſans que la précaution qu’il avoit de bien reculer l’en pût garantir. Pour ce qui eſt de ſon camarade il faiſoit mieux ſon devoir avec moi, & ſe battoit du moins de pied ferme, s’il ne ſe battoit pas plus heureuſement. Je lui avois déja donné deux coups d’épée, un dans le bras l’autre dans la cuiſſe, & lui ayant fait en même-tems une paſſe au colet, je lui mis la pointe dans le ventre, & l’obligeai de me demander la vie. Il ne s’en fit pas trop preſſer, tant il avoit de peur que je ne le tuaſſe. Il me rendit ſon épée, & le combat qui ſe faiſoit entre nous deux ayant fini par-là je m’en courus en même-tems à mon ami pour lui aider s’il avoit beſoin de mon ſecours, mais il n’en fut pas neceſſaire, & il eût bien-tôt fait la même choſe que je venois de faire, ſi celui contre qui il ſe battoit eût voulu ne pas reculer ſi fort devant lui. Cependant quand celui-ci vit que je m’avançois encore pour le combattre, ſuivant l’uſage ordinaire des duels, & qu’au lieu d’un homme à qui il avoit affaire preſentement & qui n’étoit encore que trop pour lui, il alloit maintenant en avoir deux ſur les bras, il n’attendit pas que je le joigniſſe pour faire ce que ſon camarade avoit fait. Il rendit ſon épée à Aramis & lui demanda pardon de ce qu’il lui avoit pû dire de deſobligeant. Aramis le lui pardonna volontiers, & les deux Anglois s’en étant allez en même tems ſans nous redemander leurs armes que nous avions envie de leur rendre, Aramis entra dans une maiſon au Faux-bourg S. Jacques, où pendant qu’il ſe fit allumer du feu pour changer de linge, il me pria de lui aller acheter une chemiſe & un calleçon. Je pris l’un & l’autre chez la premiere lingere tels que je les pus trouver, & l’ayant remené enſuite chez lui, je le quittai tout auſſi-tôt pour aller trouver Milédi. Je demandai aux Gardes qui étoient à la porte de Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/221 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/222 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/223 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/224 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/225 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/226 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/227 la porte contre laquelle nous avions déja donné pluſieurs coups inutiles, ils ne virent pas plûtôt à nôtre mine que nous n’étions pas des archers, qu’ils nous dirent qu’ils ne prétendoient pas ſe deffendre contre nous, comme ils euſſent pû faire contre un Commiſſaire, qu’ils nous croyoient aſſez raiſonnables pour vouloir écouter leurs raiſons, & qu’ils nous prioient de ne nous y pas rendre inexorables. Nous le voulumes bien, nous ayant déduit ce que je viens de dire ſçavoir qu’il y en avoit un d’eux qui étoit mari d’une femme que nous voyons devant nos yeux, & qui ne pouvant ſouffrir qu’un Anglois la vint voir, l’avoit pourſuivi juſques dans le cabinet ils conclurent qu’ils ne croyoient pas que nous fuſſions perſonnes à aprouver qu’un étranger vint faire une pareille inſulte à un François, juſques dans ſa maiſon. J’avois tant de lieu de haïr les Anglois de la maniere que j’étois traité de Miledi… que j’avouë que je ne fus plus ſi en colote que je l’étois auparavant contre ſes miſerables. Nous leur fimes graces en faveur de leur harangue. Cependant comme nous avions tous trop d’humanité pour permettre qu’ils maltraitaſſent cet étranger nous le tirâmes de ſon cabinet, dont il eut bien de la peine à nous ouvrir la porte, tant il étoit ſaiſi de frayeur. Mais enfin, s’étant laiſſé perſuader aux aſſurances que nous lui donnions qu’après être venus à ſon ſecours, nous n’étions pas gens à laiſſer nôtre ouvrage imparfait, il ſortit à la fin de ſa niche. Il fut bien ſurpris & bien joyeux tout enſemble quand il me reconnut, car comme il ſavoit que j’étois amoureux de ſa ſœur, & que même il étoit de moitié avec elle de toutes les cruautez qu’elle me faiſoit, il jugea tout auſſi-tôt qu’à moins que je n’euſſe bien changé de ſentiment à ſon égard, je prendrois ſon parti avec la même chaleur que je pourois faire le mien propre. Je lui en donnai parole effectivement, d’abord que j’eus jetté les yeux ſur lui, & que je l’eus reconnu. Je lui dis auſſi-tôt, en lui preſentant la main en ſigne Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/229 de lieux, il n’eut plus eu que faire jamais d’eſperer qu’elle le laiſſât approcher d’elle. La paix fut faite avec ces bréteurs d’abord que le Milord m’eut parlé de la ſorte, & n’ayant plus donc que faire avec eux nous emmenâmes le Milord mes amis & moi, ſans nous informer de ce qui leur arriva avec un Commiſſaire qui entra en cette maiſon que nous n’en étions encore qu’à quatre pas. Ce Commiſſaire envoya après nous pour nous prier d’aller depoſer contr’eux ; ſachant que nous emmenions celui à qui ils avoient voulu faire inſulte : nous n’en voulumes rien faire, & nous trouvâmes à propos de lui mander de faire ſes affaires comme il pouroit, & que pour nous nous ne ſervirions jamais de témoins pour faire faire le procès à perſonne. J’étois alors ſi rempli des eſperances que le Milord m’avoit données, que mon plus grand defir n’étoit que de me trouver plus vieux que je n’étois de quelques heures, afin de voir ſi Miledi… ne ſeroit point un peu plus traitable. Mais j’avois tort d’en avoir tant d’empreſſement, puiſque le tems ne me devoit rien aprendre de bon. Ce ne fut pas neanmoins la faute du Milord. Je fus de bonne part qu’il avoit fait tout ſon poſſible auprès de ſa ſœur pour que j’en receuſſe un autre traitement. Il lui demanda même, voyant qu’elle ne pouvoit ſe réſoudre à me rendre juſtice, de feindre du moins qu’elle n’avoit pas tant d’averſion pour moi ; mais quoi qu’il lui put dire, & qu’il lui avouât même l’obligation qu’il m’avoit afin de l’y engager plûtôt, il lui fut impoſſible de gagner ni l’un ni l’autre auprès elle. J’allois toûjours chez cette belle aimable perſonne, & je n’y allois que trop pour mon repos, parce qu’elle avoit toûjours la cruauté de permettre que je la viſſe ; afin de me faite payer, plus cherement le plaiſir qu’elle m’accordoit de la voir. Son frere n’avoit oſe me dire les ſentimens où il l’avoit trouvée, & m’avoit laiſſé à les démêler dans les viſites que je lui rendois. Je m’en fus donc chez elle le lendemain partagé Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/231 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/232 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/233 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/234 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/235 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/236 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/237 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/238 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/239 plus d’une fois en allant chez le Roi, & que bien loin qu’il fut homme d’auſſi bonne mine qu’elle prétendoit, il étoit bien plus capable de donner du degoût que de l’admiration. Cette reponſe ſurprit la Chancelliere qui voulut apeller ſon laquais pour témoigner qu’elle lui diſoit vrai. Le Chancelier lui répondit qu elle n’y penſoit pas de vouloir qu’un laquais fut plus croiable que lui, comme s’il avoit de meilleurs yeux qu’il n’en avoit. La Dame que la Chancelliere avoit convié à dîner rioit en elle-même de tout ſon cœur de cette diſpute, & en eut encore bien autrement ri, ſi elle n’eut point eu peur que la Chancelliere l’appellât auſſi en témoignage à ſon tour, mais la choſe ſe paſſa tout d’une autre maniere, & voici comme s’en fit le dénouëment. Le Chancelier fâché de voir que ſa femme lui ſoûtint toûjours que ſon Marquis de Spinola étoit non-ſeulement fait à paindre, mais encore qu’avec beaucoup de beauté, il avoit auſſi l’air avec lequel on nous dépeint le Dieu Mars, lui répondit qu’il ne ſe contentoit pas ainſi d’une deſcription en géneral & qu’il vouloit qu’elle lui fit celle de cet homme en détail. Elle lui répliqua qu’elle le vouloit bien, & y aiant ſatisfait en meme-tems, il vit bien après un moment de converſation qui celui auſſi dont elle lui vouloit parler étoit ſon gendre, ainſi lui diſant à l’heure même qu’elle le ne devoit plus blâmer, ſa fille d’en être devenuë amoureuſe, puiſque ſans être obligé de lui donner la queſtion elle avoüoit elle-même qu’il lui en fut bien arrivé autant qu’à elle ſi elle eut été encore à marier, il la ſurprit extrêmement par ce reproche. Elle voulut un peu de mal à la Dame de ce qu’elle étoit cauſe par le miſtere qu’elle lui avoit fait, de ce qu’elle s’étoit attiré cette piece. Mais le droit d’hoſpitalité demandant qu’elle ne lui en témoignât rien, ou du moins que ce ne fut qu’honnêtement, ou en demeura la à l’égard du Comte ſans remettre davantage cette affaire ſur le tapis. 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Je lui demandai en même-tems, mais d’une maniere peu empreſſée, & comme ſi cela m’eut été indifferent, ce qu’elle faiſoit donc tant pour lui donner du ſcandale, & m’ayant répondu à l’heure-même qu’elle n’en faiſoit que trop, & qu’elle n’en vouloit point d’autre juge que moi, elle ajoûta tout auſſi-tôt que ſa folie ne pouvoit guéres aller plus loin, puis qu’elle vouloit à toute force lui faire porter un billet au Marquis de Wardes pour lui donner un rendez-vous, qu’elle ne l’avoit pas voulu faire, qu’elle ne m’en eut parlé auparavant ; afin de lui donner là-deſſus le conſeil qu’elle attendoit d’une perſonne qui lui étoit auſſi affectionné que je le paroiſſois. Je m’étonnai comment elle ne s’apperçût pas de l’effet que ces paroles produiſirent en moi. J’y demeurai interdit ; mais enfin m’étant remis en quelque façon de mon trouble, je lui demandai de quelle eſpece étoit ce rendez-vous, que quoi qu’ils fuſſent tous criminels à une fille, il y en avoit neanmoins qui l’étoient bien plus les uns que les autres ; d’ailleurs que du petit l’on en venoit bien-tôt au grand, principalement avec un homme comme de Wardes, qui étoit trop habile pour demeurer en ſi beau chemin. Elle me répondit que le rendez-vous dont elle me parloit étoit d’une nature à ne lui plus laiſſer aucun pas à faire ; que Miledi… vouloit paſſer une nuit avec lui, & que ſi je voulois voir le billet qu’elle lui écrivoit là-deſſus elle me le montreroit à l’heure-même, parce qu’elle l’avoit dans ſa poche. J’avois trop d’interêt à la choſe pour ne la pas prendre au mot, je lui demandai à le voir, & me l’ayant donné en même-tems, j’y lûs des choſes que je n’euſſe jamais cruës, ſi je les euſſe vûës de mes propres yeux. Je ne pûs m’empêcher de pâlir à cette vûë, & l’état où je devins au même inſtant lui ayant appris ce qui ſe paſſoit en moi, elle pâlit à ſon tour, voïant combien elle s’étoit trompée quand elle avoit crû que j’avois quitté ſa maîtreſſe pour elle. Elle me fit mille reproches de mon déguiſement, & ne lui pouvant rien dire qui me pût juſtifier, après ce qu’elle voyoit preſentement, je pris le parti de lui demander du ſecours contre moi-même. Ainſi lui avoüant ma foibleſſe, dont auffi-bien je ne pouvois plus diſconvenir, je me jettai à ſes pieds, & lui dis que mon repos étoit deſormais entre ſes mains que je ne pouvois plus avoir d’eſtime pour ſa maîtreſſe, après ce qu’elle me montroit d’elle, mais qu’étant encore aſſez foible pour deſirer de l’éteindre dans la poſſeſſion des deſirs qu’elle avoit allumez par ſa beauté, il ne tenoit qu’à elle de me procurer cette ſatisfaction, que je n’en aurois pas plutôt eu ce que je deſirerois que je ne penſerois plus à elle que pour la mépriſer : qu’il n’y avoit que l’amitié réciproque qui fit revivre des feux éteints dans la joüiſſance, & que comme je lui dérobois ſes faveurs plûtôt qu’elle ne me les accorderoit, je ne demandois pas à en jöüir davantage, puiſque je n’y trouverois plus de plaiſir, qu’ainſi je retournerois à elle avec un cœur dégagé de toute autre paſſion : de ſorte qu’il n’y avoit plus qu’elle qui en fut maîtreſſe à l’avenir. Quelque éloquent que je puſſe être je ne l’euſſe jamais perſuadée, ſi j’euſſe voulu la laiſſer décider de mon ſort. Mais lui aiant témoigné que ſi elle vouloit que j’euſſe un plus long commerce avec elle, elle devoit me donner cette ſatisfaction, je lui fis faire la choſe moitié de force & moitié de bon gré. Elle me demanda alors comment je voulois qu’elle s’y prit pour tromper ſa maîtreſſe, exigeant de moi un ſerment, en cas qu’elle vint à s’en apercevoir, je la prendrois ſous ma protection pour lui faire éviter ſa colere. Je lui dis que puiſque ce rendez-vous étoit pour la nuit, elle me pourroit ſubſtituer aiſément à la place du Marquis de Wardes, que cela lui ſeroit dautant plus facile que ſa maîtreſſe deſiroit elle-même qu’il n’y eût point de lumiere dans Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/252 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/253 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/254 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/255 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/256 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/257 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/258 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/259 chambre, mais encore de quoi remplir mon ventre comme il faut. Je mangai comme un homme qui en avoit bon beſoin, & ayant eſſuyé quantité de railleries de cette manteuſe, rien ne me conſola que la penſée que j’eus que ſa maîtreſſe lui feroit une bonne mercuriale de la maniere qu’elle m’avoit traité. Elle n’y manqua effectivement, & je ſus de la femme de chambre même qu’elle avoit eu bien de la peine à lui faire entendre que ce qu’elle en avoit fait, n’avoit été que parce que ce jour-là ſa chambre n’avoit point deſempli de monde. Miledi… qui avoit trouvé goût au premier rendez-vous qu’elle m’avoit donné n’étant pas aſſez dégoûtée du ſecond pour ne m’en pas demander un troiſiéme, la femme de chambre à qui cela commençoit à déplaire, réſolût d’y mettre fin par un conſeil qu’elle fit ſemblant de donner à ſa maîtreſſe, comme ſi ce n’eût été que par le penchant qu’elle avoit de lui procurer une plus grande ſatisfaction. Elle lui fit entendre qu’elle ſe déroboit la moitié du plaiſir qu’elle pourroit avoir ſi elle joüiſſoit de mes embraſſemens ou en plein jour, ou du moins à la faveur d’une autre lumiere que celle que nous donne le Soleil. Qu’après ce qu’elle m’avoit permis, elle ne devoit plus ſe faire de ſcrupule de voir ſon galant en face, outre que les rendez-vous qu’elle lui donneroit ſeroient bien plus longs, & par conſequent bien plus agréables pour elle. Elle eût bien de la peine à l’y faire conſentir, mais enfin en étant venuë à bout à force de raiſons, Miledi convint avec elle qu’elle m’ameneroit encore dans ſa chambre le Lundi enſuivant tout comme elle avoit accoûtumé, c’eſt-à-dire ſans aporter de lumiere avec elle, mais qu’au lieu de me venir querir deux ou trois heures devant le jour, elle nous laiſſeroit enſemble juſqu’à ce qu’il fut tems de ſe lever. Ce conſeil n’étoit qu’afin que je m’abſtinſſe de moi-même de revenir la voir, de peur d’encourir le juste reſſentiment qu’elle auroit, ſi elle venoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/261 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/262 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/263 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/264 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/265 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/266 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/267 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/268 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/269 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/270 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/271 Cette action me ſurprit au point qu’il eſt aiſé de ſe l’imaginer. Je ne crus plus à propos de lui parler raiſon, ni d’avoir recours à la tendreſſe, & lui demandant pardon avec autant d’inſtance que ſi j’euſſe eu à me délivrer de la corde, elle fut tout auſſi peu ſenſible à mes ſoûmiſſions qu’elle l’avoit été à tout le reſte. Elle eut même ſi peu de diſcretion qu’elle réveilla ſa femme de chambre par le bruit qu’elle faiſoit. Il eſt vrai qu’elle ne s’en ſoucioit guéres, & que comme elle avoit appris, parce que je venois de lui dire, qu’elle avoit été de moitié avec moi de la tromperie qui lui avoir été faite, elle prétendoit bien la réveiller d’un autre façon. La femme de chambre qui ne ſavoit point ce que cela vouloit dire, & qui bien loin de croire ſa maîtreſſe avec moi, me croioit ſorti comme elle le lui avoit dit elle-même, étant venuë pour voir ce que c’étoit avec une bougie à la main, elle fut fort ſupriſe de me trouver là moi, qu’elle en croioit ſi loin. Elle eut peut-être bien été la premiere à ſe plaindre ſi elle eut oſé, mais ſa maîtreſſe ne lui en donnant pas le tems, lui dit toutes les injures qui peuvent jamais ſortir de la bouche d’une femme. Elle lui reprocha de m’avoir aidé à la tromper, & la femme de chambre ayant été aſſez hardie pour lui répondre, que ſi elle l’avoit trompée comme elle avoit fait véritablement par trois fois, ce n’étoit pas elle qui m’avoit introduit cette nuit-là dans ſon lit, je crois qu’elle l’eut tuée de bon cœur ou du moins qu’elle l’eut bien batuë, ſi elle eut pû le faire ſans réveiller toute la maiſon. Enfin un peu de raiſon étant revenuë chez elle à la place d’un ſi grand emportement, elle lui dit de faire ſon pacquet dès qu’il feroit jour, puis qu’elle ne vouloit jamais la voir. Pour moi elle me fit un compliment qui ne devoit pas me plaire davantage, elle me commanda de ne me jamais montrer devant elle, à moins que de vouloir qu’elle ne me plongeat un poignard dans le ſeins. Je pris mes habits à l’heure-même ſans me le faire dire deux fois, & de Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/273 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/274 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/275 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/276 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/277 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/278 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/279 expedié de la maniere que mes aſſaſſins s’y prenoient. C’étoient de braves gens & on le va bien voir par ce qui me reſte à dire, ſi neanmoins on peut donner ce nom-là à des malheureux qui avoient réſolu de faire une auſſi méchante action que la leur. Enfin ils contoient déjà d’avoir achevé bien-tôt leur ouvrage quand ils ſe virent obligez de tourner tête contre des ennemis auſquels ils ne s’attendoient pas. Nôtre combat commençant alors à n’être plus ſi dangereux pour moi, je fus ſi heureux que de tuër un de ces aſſaſſins qui m’avoit toûjours ſerré de plus près que les autres. Mes amis en firent autant à deux de ſes compagnons, mais nous perdîmes auſſi de nôtre côté deux Gentilhommes de Bretagne qui furent tuez ſur la place. Athos même reçût un grand coup d’epée dans le corps, & ce combat avoit bien la mine encore d’être plus funeſte qu’il n’étoit, quoi qu’il le fut déjà aſſez, quand ces aſſaſſins prirent la fuite tout d’un coup. La raiſon eſt qu’il ſortit de la Foire cinq ou ſix Mouſquetaires qui accouroient à nôtre ſecours, ſur le bruit qui s’étoit répandu juſques-là qu’il y avoit de leurs camarades qui en étoient aux mains avec des gens qui en avoient voulu aſſaſſiner un d’entr’eux. Si l’on eut bien-fait, une partie de tout tant que nous étions eut couru après eux, pendant que l’autre nous eut donné ſecours, à Athos & à moi. Nous en avions bon beſoin, nous perdions beaucoup de ſang, mais l’état eu nos amis nous voyoient leur faiſant croire qu’ils devoient courir au plus preſſé, ils laiſſerent ſauver ces aſſaſſins pour nous ſecourir. Cependant au ſortir de ce combat, il nous en falut preſque rendre un autre contre un Commiſſaire qui vint avec une Troupe d’Archers pour s’emparer des corps morts. Nous ne voulumes jamais ſouffrir qu’ils emportaſſent ceux des deux Bretons, & quatre Mouſquetaires les gardant pendant que nous nous faiſions penſer Athos & moi, nous envoyâmes chercher un caroſſe où l’on mit ces deux cadavres. Nous Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/281 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/282 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/283 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/284 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/285 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/286 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/287 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/288 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/289 encore que par ſa bouche, me dit que j’étois encore trop jeune pour y entrer, & que devant que j’y puſſe prétendre, il falloit que je portaſſe encore le mouſquet dans les gardes pour moins deux ou trois ans. C’étoit me faire acheter bien cher une place comme celle-là, d’autant plus que la coûtume étoit alors que quand on l’y avoit porté dix-huit mois, ou deux ans tout au plus, le Roi donnoit quelque enſeigne dans un vieux corps, & même permettoit quelquefois ſi l’on étoit en état de le faire, d’y acheter une compagnie, ou dans quelqu’autre Regiment s’il y en avoit quelqu’une à acheter. Car il ne s’opoſoit pas ſouvent que ceux qui en avoient les vendiſſent, ſur tout quand ils avoient vieilli dans le métier, & que ce leur étoit comme une eſpece de récompenſe de leurs ſervices. Avant que Mr. de Fabert fut devenu ce qu’il étoit preſentement, il en avoit ainſi traité d’une, & il ſe tenoit d’autant plus aſſuré de l’agrément qu’il avoit ſervi beaucoup au delà du tems requis dans les gardes. Loüis XIII avoit même dit à celui qui l’avoit à vendre, que pourvû que celui qui ſe preſenteroit pour l’acheter y eut été ſeulement dix-huit mois, il pouvoit compter qu’il l’agréeroit ſur le champ. Mais Mr. de Fabert étoit tellement dénué de ce qui s’apelle bonne mine, que le Roi ne l’avoit pas plûtôt vû qu’il avoit dit à celui qui ſe vouloit défaire de ſa compagnie, qu’il eut à la garder, s’il n’avoit point d’autre marchand en main pour l’acheter. Voilà quel avoit été le début d’un homme, que nous avons vû depuis Maréchal de France, & comme je le voyois déja Gouverneur d’une des meilleures places du Royaume, je me conſolai facilement du refus que Sa Majeſté me faiſoit d’une caſaque de Mouſquetaire. Je me diſois que pour avoir de ſi triſtes commencemens, la ſuite n’en ſeroit peut-être pas plus mauvaiſe. Il eſt vrai que ce qui aida encore à ma conſolation ; c’eſt que je fus, au travers des déguiſemens de Mr. de Treville, qui n’étoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/291 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/292 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/293 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/294 le croyois, j’avois peine à me deffaire de mon ſentiment pour m’accommoder au ſien, je lui dis que s’il vouloit me donner permiſſion d’aller reconnoître le Fort, je lui raporterois bien-tôt ſi c’étoit lui ou moy qui ſe trompoit. Il me dit que ce n’etoit pas à lui à qui je le devois demander, puis qu’il avoit là un ſupérieur, que je pouvois lui aller dire ma penſée, & qu’il ne doutoit point qu’il ne me l’accordât ; du moins que ſi c’étoit lui il ne me refuſeroit pas, parce que ſi ce que je penſois ſe trouvoit vrai on pouroit profiter plus utilement du reſte de la nuit, que l’on ne feroit, ſi l’on ne s’occupoit que d’un travail inutile. Je trouvai qu’il avoit raiſon de ne pas vouloir faire le maître, où il n’avoit pas droit de l’être ; ainſi ayant ſuivi ſon avis, je fus demander à Mr. de la Selle qui étoit Lieutenant dans nôtre Regiment & qui commandoit là ce que je venois de demander au ſergent. Il me répondit qu’il le vouloit bien, & m’ayant donné un autre cadet avec moi nommé Mainville pour m’y accompagner, à peine fus-je décendu de la demie-Lune que je le vis diſparoître comme un éclair. Il remonta même en même-tems dans la demie-Lune, où il fut dire que j’étois tombé entre les mains d’un petit corps de Garde, qui m’avoit tué auſſi-tôt à coups d’épée. Mr. de la Selle en fut bien fâché, & eût bien voulu ne m’avoir pas accordé la permiſſion que je lui avois demandée. Il la regardoit comme la cauſe de ma mort, & ne ſavoit comment s’en diſculper envers Mr. des Eſſarts, dont il apprehendoit le reſſentiment, parce qu’il n’ignoroit pas qu’il n’eût quelque ſorte de conſideration pour moi. Je n’étois pas neanmoins tant à regretter qu’il penſoit. Mainville ne lui avoit fait accroire ma mort que pour mieux couvrir la lâcheté qu’il avoit euë de ne pas oſer me ſuivre. Comme il n’étoit pas homme de grand jugement non plus que de grand cœur, il n’avoit pas jugé que ce Fort dût être abandonné, ſur tout après que je diſois moi-même avoir pourſuivi un homme, lorſque j’étois Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/296 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/297 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/298 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/299 diſtribuer une grande quantité ; cependant ou ils ne s’executent pas, ou la diſtribution rentre dans leurs bourſes par des détours que Sa Majeſté connoit bien & qu’il n’eſt pas neceſſaire d’expliquer. En cette rencontre & en toute autre ſemblable faites vous réïterer toûjours vos ordres pour le moins trois où quatre fois, cherchez quelque prétexte pour ne pas obéir promptement ; autrement vous vous rendrez non-ſeulement indigne de la récompenſe qui vous a été promiſe, mais l’on croira que vous participerez à leurs larcins. Le Maréchal fut bien étonné à cette lecture, où il ſe voyoit déſigné lui-même comme larron, & même comme le principal de tous les autres, puis qu’il étoit le chef de toute l’Artillerie. Cependant comme il ne vouloit pas ſe mettre à dos le premier Miniſtre, il ne voulut rien faire de ſon chef, après ce qu’il venoit de voir. Il en parla au Duc d’Orleans, qui lui dit que pour un homme d’eſprit comme il étoit, il lui paroiſſoit choqué de peu de choſe ; car ce Maréchal en vouloit bien autant preſentement au Cardinal qu’il faiſoit auparavant à ſon confident ; s’il ne ſavoit pas que dès qu’on étoit d’une humeur on ſe laiſſoit aller aiſément à croire des autres tout ce que l’on reſſentoit en ſoi, que ce Miniſtre aimoit l’argent éperduëment, & que ce qui le lui avoit fait connoître, c’eſt qu’il lui avoit dit quelques jours avant que de partir, que le Regiment des Gardes coutoit une infinité d’argent au Roi, & que neanmoins il ne voioit pas que les Officiers y fuſſent plus braves que les autres, que depuis qu’il étoit premier Miniſtre, il n’y en avoit pas eu encore un ſeul de tué ; d’où il jugeoit que c’étoit autant de perdu, que tout ce qu’on leur donnoit. Il eſt vrai que ſon Eminence avoit tenu ce diſcours à ce Prince, ou du moins qu’il lui avoit dit quelque choſe d’aprochant. Car comme ils parloient enſemble dès dépenſes de l’Etat, il lui avoit dit en lui parlant de ce Régiment, qu’à la dépenſe qu’il faiſoit au Roi, il ne s’y pouvoit ſauver qu’en Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/301 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/302 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/303 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/304 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/305 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/306 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/307 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/308 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/309 apporter le remede qui y étoit neceſſaire, je fis une faute qui rendit le mal irréparable. J’avois jugé à propos dès le commencement de chercher à gagner ſa Damoiſelle, qui ſelon le bruit commun avoit beaucoup de pouvoir ſur ſon eſprit. C’étoit une fille d’aſſez bonne Maiſon : mais ſon Pere ayant mal fait ſes affaires, elle avoit été trop heureuſe dans le tems du mariage de ſa Maîtreſſe, d’entrer auprès d’elle en qualité de ſa ſuivante. C’étoit une brune aſſez piquante, & comme elle tenoit quelque choſe du lieu d’où elle ſortoit, il y en avoit beaucoup, qui perſonne pour perſonne & mettant tout le reſte à part, l’euſſent bien autant aimée que ſa Maîtreſſe. Cette fille depuis qu’elle étoit avec elle n’y avoit pas trop mal fait ſes affaires, quoi qu’il n’y eut encore que trois ans qu’elle y fut. Comme elle avoit reconnu d’abord ſon eſprit, elle n’avoit pas manqué de la prendre par ſon foible, elle lui avoît dit plus de douceurs que l’amant le plus paſſionné, & ſes complaiſanccs avoient été ſi loin qu’il falloit que l’intérêt eut un extrême pouvoir ſur elle, pour lui faïre faire tout ce qu’elle faiſoit tous les jour. Elle ne ſouffroit plus que perſonne lui rendit aucun ſervice, à moins qu’elle ne fut incapable de le lui rendre elle-même, elle ne la quittoit non plus que l’ombre fait le corps, & comme l’intérêt lui faiſoit faire toutes choſes, ſans que l’amitié y eût la moindre part, elle prît d’abord de l’argent que je lui offris pour me rendre ſervice auprès d’elle. Elle prenoit déja le ſien pour récompenſe de ſes fleurettes : mais avec l’un & l’autre, elle eût pris encor celui de tout le genre humain, parce que tout ce qui pouvoit la tirer de la miſere où elle s’étoit vûë avoit pour elle des charmes inconcevables. Si ma bourſe eut été aſſez bien garnie pour ne pas tarir ſi-tôt j’euſſe été long-tems de ſes amis, tant elle avoit bon appetit : mais ſon avidité & mon impuiſſance m’en ayant fait voir le fonds bien-tôt, au lieu de me rendre les ſervices qu’elle me Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/311 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/312 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/313 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/314 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/315 & qu’il y avoit aſſez d’autres femmes pour me conſoler de celle-là. Je guéris ainſi peu à peu, & le jeu où je m’adonnai & où je continuai de trouver du ſecours, dans la rareté des lettres de changes qui me venoient de mon Païs, ne contribua pas peu à me procurer la guériſon. Je gagnai au trictract d’une ſeule ſceance au Marquis de Gordes fils aîné de Mr. de Gordes Capitaine des Gardes du Corps, neuf cens Piſtoles. Il m’en paya trois cens comptant qu’il avoit fut luy, & comme on étoit fort exact en ce tems-là comme on l’eſt encore aujourd’huy parmi les honnêtes gens, de payer ce que l’on perdoit ſur ſa parole, les ſix cens autres me furent envoyées le lendemain matin à mon lever. Je fis un bon uſage de cet argent, & en même-tems beaucoup d’amis. J’en prêtai à quantité de mes camarades qui n’en avoient point, & Beſmaux qui étoit toûjours dans les Gardes & qui n’étoit pas trop à ſon aiſe, ayant oüi parler de ma fortune, me pria de le traiter comme les autres. Je le fis volontiers, quoy qu’il n’y eut pas grande reſſource avec luy, & même que ſa maniere de vivre & la mienne fuſſent toutes differentes l’une de l’autre. Il s’étoit mis ſur le pied de ce qui s’apelle breteur, & cela lui avoit aidé à ſubſiſter dans ſon indigence. Ce ſecours ne l’avoit pas pourtant tiré ſi bien de la neceſſité qu’on ne l’eut vü ſouvent ſans ſçavoir ou prendre le premier fol pour aller dîner. Quand j’y penſe & que je le vois maintenant ſi opulent, je ne puis aſſez admirer les divers effets de la fortune, ou plûtôt de la divine Providence qui prend plaiſir à humilier les uns & à élever les autres, quand bon lui ſemble. Car enfin pendant que celui-ci a amaſſé des biens immenſes, le Comte de la Suſe dont il a eu la plûpart des Terres eſt tombé dans une ſi grande pauvreté, que peu s’en faut qu’il ne ſoit réduit à aller mourir à l’Hôpital. L’un avoit neanmoins plus à dépenſer en un jour que l’autre en toute l’année, & même quand je dirois trois fois on ne pourroit pas m’accuſer de mentir. Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/317 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/318 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/319 Le Duc d’Orleans ne ſongea point au Duc d’Anguien, ou s’il y ſongea, il crût que ſa qualité le mettant au deſſus de cette deffenſe, ſes gardes n’y auroient aucun égard. Cependant ſoit qu’un exempt eut été gagé bu qu’il ſe montrât circonſpect à faire tout ce qui lui étoit ordonné, le Duc ne ſe preſenta pas plutôt dans la ſalle qu’il s’en fut au devant de lui pour lui annoncer le commandement qu’il avoit reçû. Le Duc lui répondit en ſe mocquant de lui que ce commandement regardoit les autres, & qu’il n’y avoit aucune part. L’exempt lui repartit qu’il étoit indifferemment pour tout le monde, & lui ayant voulu barer le paſſage de l’apartement où étoit ſon maître, le Duc s’en trouva ſi ſcandaliſé, qu’il lui arracha ſon bâton des mains, le caſſa devant lui, & lui en jetta les morceaux au viſage. Toute la Salle prit part à l’affront que recevoit cet Officier, qui n’avoit fait que ſon devoir, après le commandement qu’il avoit reçû de ne laiſſer entrer perſonne. L’on entendit auſſi-tôt un murmure univerſel qui eut été peut-être ſuivi de quelque ſoulevement, ſi le Comte de S. Agnan, qui étoit alors Capitaine des gardes du Duc d’Orleans, ne fut ſorti de la chambre de ſon maître pour voir ce que c’étoit. Comme il étoit grand courtiſan, & que s’il aimoit à ſe battre ce n’étoit pas contre le Duc d’Anguien, il donna en même-tems le tort à ſon exemt. L’exemt ſe retira voyant que celui à qui il apartenoit de le ſoutenir, étoit le premier à le condamner. Le Duc d’Orleans ne fut pas néanmoins du ſentiment de ſon Capitaine des gardes, & l’on eut eu bien de la peine à le faire revenir de la penſée où il étoit que cet affront s’adreſſoit à lui plûtôt qu’à un autre, ſi ce n’eſt qu’il étoit homme à ſe laiſſer prévenir. Mr. le Prince gagna ceux qui aprochoient le plus près de ſa perſonne, pour lui faire oublier ce que lui avoit fait ſon fils. Il ne le pardonna pas néanmoins au Comte de S. Agnan, & comme celui-ci s’en fut aperçû, il vendit ſa Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/321 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/322 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/323 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/324 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/325 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/326 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/327 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/328 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/329 venoit d’avoir des preuves ſi authentiques : mais que toute galanterie à part elle me ſeroit obligée de revoir le Soldat, afin de ſçavoir de lui ſi en trouvant ce portrait au deffunt, il ne lui en avoit point encore trouvé un autre. Je fis ce qu’elle vouloit, & le Soldat m’ayant dit qu’il en avoit encore un, mais qu’il n’avoit pas crû la premiere fois que ce fut celui-là que je lui vouluſſe demander, parce qu’il étoit dans une boëtte ſi commune qu’il étoit aiſe de voir que celui à qui il l’avoit pris n’en faiſoit pas tout le cas qu’il devoit, il me le donna dans la même boëtte où il l’avoit trouvé, elle étoit effectivement fort commune, puiſqu’elle n’avoit jamais couté plus de vingt ſols. Cependant ne voulant pas faire la même faute, que j’avois déjà faite, c’eſt-à-dire le porter à la Dame ſans le regarder auparavant, j’ouvris cette boëtte, & je vis que c’étoit le portrait qu’elle demandoit. Je le lui portai, & je vis en le lui donnant qu’elle étoit bien contente de l’avoir trouvé. Je pris cette occaſion pour lui dire ce que je commençois à me ſentir pour elle, & traitant cela de galanterie, quoi qu’il fut facile de voir que je parlois ſérieuſement, elle me répondit que venant d’être trompée, elle me croyoit rempli de tant de droiture, que ſi elle me demandoit conſeil elle ne doutoit nullement que je ne lui conſeillaſſe moi-même, de ne ſe jamais fier à des paroles. Tout ce que je lui pus dire pour lui perſuader que je lui diſois vrai, ne me ſervit de rien. Ainſi il me fut inutile de la prier de me laiſſer ce portrait, quoy que je lui proteſtaſſe que j’en feroîs tant de cas qu’elle verroit bien-tôt qu’elle pourroit s’aſſurer ſur ma fidelité. J’en devins effectivement ſi amoureux qu’il me fut comme impoſſible de le cacher. J’y fis pourtant tout mon poſſible, & principalement à l’égard de des Eſſarts donpt je reconnoiſſois trop la jalouſie pour m’y pouvoir fier. Ma conduite plut extrémement à cette Dame qui jugea par là plus de choſes en ma faveur, que par tout ce que je lui Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/331 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/332 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/333 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/334 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/335 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/336 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/337 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/338 Château ſcitué en Lorraine, qu’un certain Gouverneur avoit promis de défendre juſqu’au dernier ſoûpir ; Il s’y étoit renfermé avec un tas de braves gens, mais grand voleurs, & qui deſoloient tout le païs à plus de vingt lieuës à la ronde. Ils y avoient déja fait perir un Italien nommé Magalotti parent du Cardinal que ſon Eminence y avoit envoyé pour le rendre digne du bâton de Maréchal de France qu’elle lui préparoit, s’il eut pû ſurvivre à cette Conquête. Ce fut dans le même deſſein qu’elle y envoya auſſi le Marquis de Villeroy, afin que non-ſeulement il en fut plus ſoûmis à ſes volontez, par ce bien fait, mais encore qu’on eut moins de jalouſie, quand on le verroit revêtu de cette dignité. Il ſavoit que l’honneur qu’on lui auroit fait de l’apeller au Gouvernement de la perſonne de Sa Majeſté feroit parler bien du monde, & que le petit fils d’un homme qui avouë dans ſes Memoires que ſon fils n’étoit pas d’aſſez grande qualité pour aller en Ambaſſade à Rome, ne le paroîtroit pas non plus pour occuper un poſte comme celui-là. Mais il en arriva tout autrement qu’il ne penſoit. Comme on ne ſauroit plaire à tout le monde, les ennemis que pouvoit avoir ce nouveau Maréchal trouvérent qu’il méritoit l’un tout auſſi peu que l’autre. Il les laiſſa dire, & le Cardinal s’étant arrêté à Amiens avec le Roi, il donna ordre au Maréchal de la Meilleraie d’aller réparer l’affront que les troupes du Roi avoient reçu devant Orbitelle, par la priſe de Portolongone, & de Piombine. Il avoit deſſein, à ce qu’on l’accuſa depuis, de ſe former une Souveraineté de ce côté-là, afin que ſi comme il avoit ſujet de le craindre, le nombre de ſes ennemis venoit à croître en France ; il s’y put ſauver, & ſe conſoler de ſa mauvaiſe fortune. J’avois ſuivi le Roi à Amiens, d’où je n’étois pas encore parti pour me rendre à l’Armée du Duc d’Orleans, où je devois aller ſervir ; quand ſon Eminence demanda à Mr. de Treville de lui donner deux Mouſquetaires qui fuſſent Gentilshomme, & qui n’euſſe que la cape & l’épée, afin qu’il lui euſſent obligation de leur fortune. Mr. de Treville qui avoit toujours de la bonté pour moi, me choiſit ſans heſiter pour me preſenter à lui, & étant un peu plus retenu ſur le choix de l’autre, il tomba à la fin ſur Beſmaux qui étoit entré quelque-tems après moi dans les Mouſquetaires. Nous crumes tous deux nôtre fortune faite quand nous nous vîmes ainſi apellez ſi heureuſement auprès du Miniſtre. Chacun qui eut été à nôtre place l’eut cru auſſi bien que nous, mais comme il y avoit bien à dire qu’il fut auſſi bien faiſant que l’avoit été le Cardinal de Richelieu, nous languimes long-tems devant que de voir réüſſir nos eſperances. Bien loin de nous faire le bien que nous prétendions, tout ce que la nouvelle qualité que nous eumes de ſes Gentilshommes nous procura fut qu’il nous employa à des courſes pour récompenſe deſquelles il nous fit donner des ordonnances, tantôt de cinq cens écus, tantôt de cent piſtoles, & tantôt de moins. Or comme il en falloit dépenſer une bonne partie, ce qui nous en reſtoit étoit ſi peu de choſe, que nous ſentions toûjous ce que nous étions. Je yeux dire par-là que ſi nous avions des bas nous n’avions pas de ſouliers, principalement Beſmaux qui n’avoit pas trouvé la même reſſource que moi dans le jeu, & qui ne m’avoit pas encore rendu l’argent que je lui avois prêté. Cependant je devins bien-tôt tout auſſi miſerable que lui, la fortune me tourna le dos tout d’un coup, & je commençay à perdre tout ce que j’avois, ainſi comme je me voyois déchû de mes prétentions par l’avarice de mon nouveau maître, il arriva que lorſque je croyois devoir être le mieux, ce fut juſtement lorſque je me trouvai le plus mal. Je fus ben-tôt dénué de toutes choſes par les pertes que j’entaſſay les unes ſur les autres, & comme un joüeur tel que je l’étois devenu par accident, quoi Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/341 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/342 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/343 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/344 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/345 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/346 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/347 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/348 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/349 devant qu’il y put aller le boucon qu’avoit pris l’autre le faiſant tomber en langueur, il n’oſa lui en parler, parce que le bruit couroit dans le monde qu’il n’étoit malade que de chagrin. Il eut peur de renouveller ſa playe, principalement, parce qu’il panchoit plutôt à croire ſa fille coupable qu’innocente. Le mal de ce pauvre homme augmenta cependant tous les jours, & ſon beau-pere qui l’avoit toûjours trouvé de moment à autre en plus mauvais état, comme il étoit impoſſible qu’il fut autrement, après ce qu’il avoit pris craignant que ſa vûë ne lui fut deſagréable, partit après lui avoir ſouhaité une promte guériſon. Il étoit bien éloigné de l’eſperer de la maniere que les choſes ſe paſſoient, ainſi ſe voyant décliner à chaque moment, ſon Confeſſeur lui demanda s’il ne pardonnoit pas à ſa femme. Car il lui avoit dit à confeſſe de quoi il la ſoupçonnoit, & que c’étoit ce qui le faiſoit mourir. Il ne lui répondit ni oüï ni non, ce qui obligeant le Confeſſeur de lui réïterer la même demande, juſqu’à quatre fois, il lui fit à ce coup-là une réponſe toute pareille à celle qu’un Amiral de France fit un jour au ſien ſur une choſe aſſez ſemblable à celle-là. Cet Amiral n’avoit qu’une fille unique à qui un Gentilhomme qu’il avoit, avoit fait un enfant. L’engroſſeur s’en étoit enfui en Angleterre après ſon coup ; non-ſeulement pour éviter la batonnade qui ne lui pouvoit manquer après cela, mais encore la pendaiſon qui eſt inévitable dans ces ſortes de rencontres, ou tout du moins d’avoir le col coupé. Auſſi l’Amiral l’y avoit déjà fait condamner quand il tomba malade dangereuſement. Le Confeſſeur ne lui cacha pas l’état où il étoit, & comme il étoit gagné par les amis du Gentilhomme, il demanda à ſon penitent s’il vouloit porter ſa vengeance juſques en l’autre monde ; que Dieu vouloit qu’il pardonnât, & que s’il ne pardonnoit il ne voudroit pas être à ſa place. L’Amiral lui répondit qu’il lui demandoit là une choſe bien difficile, mais que puiſqu’on ne pouvoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/351 elle le devoit être encore davantage après la mort de ſon pere, étoit plus qu’il n’en falloit pour tenter un Gaſcon qui n’avoit que la cape & l’épée ; mais trouvant qu’il y avoit aſſez de cocus, ſans en augmenter encore le nombre, je demeurai ſi froid & ſi interdit à cette propoſition, qu’il lui fut impoſſible de le méconnoître. Elle m’en fit quantité de reproches, & me dit que voila ce que c’étoit que d’obliger un ingrat. J’eus la bouche ouverte pour lui répondre que ſi elle n’eut jamais obligé que moi, peut-être ni euſſe-je pas pris garde de ſi près, mais faiſant réflexion que je la deſobligerois plus par cette parole, que par quelque méchante excuſe que je puſſe trouver, je lui répondis que j’accepterois de bon cœur l’honneur qu’elle me voudroit faire, ſi ce n’eſt que j’avois tant d’averſion pour le mariage, que j’avois peur de la rendre malheureuſe, auſſi-bien que moi. Elle entendit bien ce que cela vouloit dire, dont me ſachant très-mauvais gré, elle chercha un autre Marchand, puiſque je ne voulois pas être le ſien. Elle n’en manqua pas à Paris où les cornes ne font pas de peur à quantité de gens, pourvû qu’elles ſe trouvent dorées. Le Chevalier de… Cadet de bonne maiſon, mais qui n’avoit pour toutes choſes qu’une penſion aſſez modique que ſon frere aîné lui faiſoit, ſe mit ſur les rangs & l’emporta. Je ne lui enviai point ſa fortune, puis qu’il n’avoit tenu qu’à moi de l’avoir, mais comme j’euſſe été bien-aiſe d’en faire ma Maîtreſſe, je me preſentai devant elle, quand ils furent mariez pour voir ſi elle ſeroit d’humeur de me traiter comme elle avoit fait, du vivant de ſon premier mari. Le Chevalier dans l’eſprit de qui elle ne paſſoit pas pour une Veſtale, & qui avoit peur de la foibleſſe, crut qu’il m’en devoit parler plutôt qu’à elle. Il me dit ſans autre compliment que chacun étoit le maître chez ſoi, & qu’il ne trouvoit pas bon que j’y revinſſe davantage. Je n’eus rien à dire à cela, & étant obligé de faire ce qu’il diſoit, je me ſerois beaucoup ennuyé ſi Paris Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/353 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/354 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/355 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/356 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/357 ne furent pas plûtôt de retour à Paris que l’homme réſolut d’en prendre vengeance. Il rumina bien comment il s’y devoit prendre pour l’aſſurer, & comme il ne voyoit rien qui lui promit un ſuccès favorable qu’une penſée qui lui venoit, voici ce qu’il fit incontinent pour la mettre à execution. Comme il ſe doutoit qu’en apoſtant quelque jolie fille à ce Magiſtrat, il donneroit tête baiſſée dans le panneau, il en choiſit une qui étoit tout auſſi gâtée qu’elle étoit belle. Il la fit venir chez lui avec une autre femme qui lui reſſembloit quant aux mœurs. Il les fit habiller en Religieuſes, & donna à celle qui ne ſe portoit pas bien, & qui étoit la plus jolie tous les ornemens qu’une Abbeſſe a coûtume de porter, afin qu’on la reconnoiſſe d’avec les autres. Quand cela fut fait, il lui donna auſſi un caroſſe à ſix chevaux avec des livrées griſes. Ce caroſſe prit le chemin des eaux de Bourbon, ſur lequel étoit la maiſon du Preſident. La fauſſe Abbeſſe à qui le mal qu’elle avoit ne donnoit pas bonne couleur, s’étant arrêtée dans ſon village ſur les cinq heures après-midy, ſous prétexte qu’elle étoit ſi incommodée qu’elle ne pouvoit paſſer outre, envoya demander une heure après au Preſident s’il trouveroit bon qu’elle ſe fut promener dans ſon parc d’abord qu’elle ſe ſeroit repoſée. L’on étoit alors au mois de Mai ou les journées ſont longues & aſſez chaudes ; & s’y en étant allée ſur les ſept heures du ſoir après avoir ſçû que le Preſident le trouvoit bon, non-ſeulement, mais encore qu’il lui feroit voir lui-même tout ce qu’il y avoit de beau dans ſa maiſon, il vint au devant d’elle juſqu’à la porte quand il ſçût qu’elle étoit arrivée. Il trouva qu’il ne lui manquoit que le teint pour être une des plus belles perſonnes du monde, l’attribuant à ce dont on a de coûtume d’accuſer les Dames, ſavoir d’être amoureuſes. La charité qu’il avoit naturellement pour le beau Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/359 riviere de Seine pour s’en retourner à Paris. Celui qui l’en avoit fait ſortir lui avoit promis qu’en cas que ſon voyage fut heureux, il lui donneroit une bonne récompenſe. Au reſte, elle étoit bien-aiſe de lui aller dire qu’il l’avoit été tout autan qu’il le deſiroit, ou qu’elle ſe trompoit fort, l’homme fut ravi de cette bonne nouvelle, & lui ayant donné de quoi la bien contenter ; elle quitta les habit qu’elle avoit auparavant. Le Preſident cependant ſentit de grandes douleurs par tout le corps, & comme il étoit bien éloigné de ſçavoir ce que cela vouloit dire, il s’aprocha de ſa femme aux heures qu’il avoit quelque relâche. Elle le ſouffrit, quelque mal qu’ils fuſſent enſemble, ſoit qu’elle aimât encore mieux cela que rien, ou que ſon Confeſſeur lui eut fait un ſcrupule, de refuſer le devoir à ſon mari. Ce ne fut pas neanmoins ſans prendre part au preſent qui lui avoit été fait, dont s’étant apperçüe encore plutôt que lui ; elle lui dit des injures capables de faire perdre patience à l’homme du monde le plus retenu. Il n’oſa rien dire, parce que le mal qu’il ſouffroit lui-même lui faiſoit apprehender d’être coupable. En effet, n’ayant guéres été à reconnoître que la feinte Abbeſſe étoit une fauſſe piece, il ſe jetta à ſes pieds pour la ſuplier de lui pardonner. Il lui conta même comment il avoit été attrapé, prétendant lui donner de la compaſſion par la nouveauté du fait, ou tout du moins lui rendre ſon excuſe plus recevable. S’il eut bien fait, il devoit au lieu d’avoüer ainſi la dette ſi franchement ; rejetter ſur elle-même la cauſe de cette maladie. La Dame auſſi mourant de peur qu’il ne s’en avisât, fit ſemblant de lui pardonner, afin qu’il ne fit point de difficulté une autrefois de convenir de la choſe tout de même qu’il venoit de faire. Il ſe tint heureux dans ſon malheur ; & ne feignant point de lui faire tout de nouveau le recit de cette avanture, lorſqu’il lui plût de remettre cette affaire ſur le tapis, il ne prit pas garde qu’elle avoit fait cacher Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/361 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/362 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/363 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/364 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/365 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/366 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/367 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/368 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/369 même Dame, mes affaires alloient le mieux du monde ſelon toutes les apparences, quand mes eſperances ſe trouverent renverſées tout d’un coup. Les grands biens de cette Dame lui donnoient beaucoup d’amoureux dont les uns s’étoient déclarez, & les autres n’en avoient encore rien fait. Je ne ſçais par quelle raiſon Buſſi Rabutin que nous avons vû depuis Lieutenant Général des Armées du Roy, & Meſtre de Camp de la Cavalerie legere de France, étoit de ce dernier nombre. C’étoit un homme fort vain, & quand je ne le dirois pas ici, il n’y a qu’à lire ſon Hiſtoire amoureuſe des Gaules pour juger que je ne lui attribuë rien qui ne lui ſoit bien dû. Cependant tout vain qu’il étoit, il ne jugea pas à propos de s’en fier aux rares qualitez dont il ſe vante lui-même dans l’éloge qu’il fait de ſa perſonne. Il réſolut de l’enlever, afin que ſe rendant maître de cette Dame, pas un ne ſongeât plus à elle, dans la prévention ou l’on ſeroit qu’il en auroit tiré par force ce qu’il en pouvoit eſperer de bonne amitié. Il n’eüt pas plûtôt formé ce deſſein qu’il ſe mit en devoir de l’executer. Il ſe munit de relais & de Caroſſes, & les ayant mis ſur le chemin de la Brie où il prétendoît ſe retirer dans une maiſon forte qui appartenoit à un de ſes parens, il prit ſon tems qu’elle alloit de S. Clou au-Mont-Valerien pour executer ſon coup. Elle étoit deja dans la dévotion, mais une dévotion réglée, & qui n’avoit rien d’incompatible avec le mariage. Elle prétendoit y aller en Pelerinage quand il fit enlever ſon Caroſſe par de ſes parens & de ſes amis dont il avoit fait proviſion. Il lui fit en même-temps ſon compliment, & comme il avoit la langue aſſez bien penduë, il ne tint pas à lui qu’il ne lui fit accroire qu’elle lui avoit encore obligation du rapt qu’il faiſoit de ſa perſonne. Par malheur pour lui elle n’étoit pas fort crédule, de ſorte que lui ayant vomi des injures au lieu de la moderation à laquelle il vouloit la préparer, il quitta le langage doucereux, pour lui dire que ſoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/371 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/372 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/373 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/374 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/375 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/376 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/377 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/378 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/379 coûtume étoit de s’engraiſſer du ſang du peuple il ſavoit bien qu’ils ne luii contrediroient en rien. Le Parlement parmi lequel il y avoit des Membres qui avoient du moins autant de ſoin de leurs interêts que de celui du public, ne trouva pas à propos de le contenter. Quelques-uns qui avoient leur honneur en recommandation ne s’y oppoſerent pas neanmoins ouvertement. Ils tâcherent au contraire de concilier les droits du Roi avec ceux du peuple, en faiſant quelques propoſitions qui leur paroiſſoient raiſonnables ; mais les autres qui ne marchoient pas ſi droit ayant fait échoüer leurs bons deſſeins il y eut plus que jamais des obſtacles à la vérification de quelques Edits que le Roi ou plûtôt ſon Miniſtre, avoit envoyez à cette Compagnie. Ils firent bien plus. Ils ſe firent preſenter ſous main une requête ſéditieuſe par laquelle ſon Eminence étoit accuſée formellement de fomenter les troubles de l’Etat, pour ſes interêts particuliers. Il s’en firent preſenter auſſi contre les Partiſans que l’on accuſoit de quantité de concuſſions, pour réparation desquelles on demandoit qu’il fut procedé contr’eux criminellement juſqu’à arrêt deffinitif. Comme cela ne ſe pouvoit faire ſans s’attirer le Conſeil à dos à qui le Roi avoit réſervé cette connoiſſance, comme, dis-je, la Cour ne pouvoit être qu’extrémement délicate là-deſſus, elle dont l’autorité eut été extrémement diminuée ſi cette requête eut eu lieu ; les Conſeillers qui étoient ſages & amateurs du repos public ne s’en voulurent jamais charger. Un nommé Brouſſel qui étoit Conſeiller aux Requêtes ne fit pas la même choſe. Il couvroit une grande ambition ſous un faux zele du bien public. Comme il n’avoit pas lieu de ſe loüer de ſa fortune qui étoit aſſez mauvaiſe, il ſongeoit à la réparer en ſe faiſant craindre. Pour cet effet il affectoit en toutes rencontres d’être très affectionné au peuple. Il parloit aux uns & aux autres familierement ; & il prétendoit que le Cardinal pour l’empêcher de les prendre en ſa protection, Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/381 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/382 pis, il fut dire à la Reine qu’à moins que la nuit ne portât conſeil à cette populace, il ne ſaroit pas comment on la feroit rentrer dans le devoir. J’étois au dedans de la premiere baricade, lors que cela arriva, & aiant paſſé plus avant après y avoir bû trois ou quatre coups, en dépit de moi, je vis des eſprits ſi turbulens par tout où j’adraiſſai mes pas, que j’eus horreur de quantité de choſes que j’entendis dire contre le Gouvernement preſent, & particulierement contre la perſonne du Cardinal. Il y en eut un même qui dit de ſi grandes ſottiſes, que je crus ne pas devoir le lui pardonner. Cependant comme il étoit dangereux de lui faire paroître la méchante volonté que j’avois contre lui, je feignis non ſeulement d’entrer dans ſon ſentiment, mais encore de paſſer plus loin. Je lui dis qu’il ne pourroit mieux témoigner le zéle qu’il avoit pour le bien public qu’en faiſant paroître la haine qu’il avoit pour ce Miniſtre ; que ce n’étoit rien pourtant à moins de joindre l’effet à la volonté, que je ſavois le ſecret de lui faire ſentir le mal qu’il lui deſiroit, & que s’il vouloit en partager le peril avec moi, il en partageroit auſſi toute la gloire. Je diſois cela non ſeulement pour le remettre entre les mains du Cardinal, mais encore pour voir s’il étoit capable, comme il s’en ventoit, de tüer un jour ſon Eminence. Je reconnus bien-tôt à ſa réponſe qu’il étoit tout auſſi dangereux qu’il vouloit qu’on le crut ; car il me dit à l’heure-même qu’il étoit prêt non ſeulement de partager avec moi le peril, dont je lui parlois ; mais encore de le courre tout ſeul, ſi je ne voulois pas être de la partie. Je feignis plus que jamais de n’être pas moins animé que lui contre ce Miniſtre, & ſur ce qu’il me preſſoit extrémement de lui dire comment ſe pouvoit executer le coup que je lui propoſois : je lui répondis que je ſavois un endroit par où le Cardinal paſſoit tout ſeul, lors qu’il alloit au Conſeil, où on lui pourroit donner ſon fait. Il fut ſi ſimple que de me croire, & m’ayant demandé ſi c’étoit avec une épée ou un poignard, qu’il faloit marcher à cette expédition ou avec quelque arme à feu, je lui fis réponſe que le poignard étoit plus ſeur que tout le reſte ; que la raiſon qu’il y en avoit c’eſt que le coup fait, on le pourroit laiſſer tomber, afin qu’en cas qu’on vint à être pourſuivi & foüillé le ſoupçon ne tombât pas ſur lui. Deux ou trois de ſes camarades qui avoient fait la débauche toute la journée avec lui, & qui n’étoient capables d’aucun raiſonnement m’entendant parler de la ſorte, trouverent non ſeulement que j’avois raiſon, mais l’encouragerent encore dans ſon entrepriſe. Il ne paroiſſoit pas en avoir de beſoin, du moins ſi l’on vouloit ajoûter foi à ſes paroles ; quoi qu’il en ſoit, voulant s’en venir à l’heure-même avec moi, pour commettre au plutôt cet homicide, je crus que je ne le devois pas ſouffrir, parce qu’il ſe pouvoit faire que ce projet ne fut que l’effet des fumées, que le vin lui envoioit au cerveau. Ainſi je voulois remettre la partie au lendemain, & je l’obligeai malgré lui de s’en contenter. Il me donna rendez-vous à un cabaret aſſez proche du Palais Royal, où il me fit jurer que je me trouverois entre ſept ou huit heures du matin. Je le lui promis, ſans faire trop de réfléxion que je n’aurois guéres d’honneur à le faire tomber dans le panneau que je lui préparois ; ainſi y ayant penſé après l’avoir quitté, j’étois réſolu de lui manquer de parole, quand un de mes amis à qui j’en parlai me dit qu’en conſcience je devois pourſuivre ma pointe, parce qu’il y alloit du ſalut de l’Etat, que j’empêcherois par là le deſordre qui y arriveroit infailliblement s’il venoit tôt ou tard à en aſſaſſiner le Miniſtre ; qu’enfin je ne devois pas m’en faire le moindre ſcrupule, parce que d’avoir cette malheureuſe penſée, ou contre le Roi même ou contre celui à qui il laiſſoit le ſoin de ſes affaires, étoit preſque la même choſe. Je ne me contentai pas ſi bien de ce Caſuiſte que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/385 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/386 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/387 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/388 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/389 travailler. Elle le fut bien davantage de me voir entrer ſur ces entrefaites, & en ayant rougi, je l’attribuai à la bonne volonté que je croyois qu’elle eut pour moi. La Dame paſſa dans une autre Chambre en même-tems, ſous prétexte qu’elle avoit encore quelque morceau de toille à lui donner. Comme tout cela avoit été concerté entre cette femme & moi, je ne laiſſai pas échaper cette occaſion ſans dire à cette fille, ce que je me ſentois pour elle. Cependant pour l’y mieux préparer je ne manquai pas de lui témoigner que je n’aurois jamais porté chemiſes de ſi bon cœur que celles qui m’alloient venir de ſa main ; mais enfin tout cela n’étant que de la crême foüetée, & en voulant venir au fait, je lui fis ſans façon la propoſition de la mettre en Chambre, & d’en faire ma maîtreſſe. J’ornai mon diſcours en même-tems de tout ce qui a coutume de flatter une fille. Je lui dis même qu’elle pourtoit mener ſa mere avec elle, ſi elle vouloit, & que je fournirois à l’entretien de l’un & de l’autre. Cette fille qui étoit du moins auſſi trompeuſe qu’elle étoit agréable, ſe prit à pleurer à cette propoſition. Je la lui avois faite hardiment, parce que je ſupoſois qu’après les pas qu’elle avoit faits, elle ne pouvoit lui être deſagréable. Cependant après avoir déja donné ſi-bien dans le panneau, j’y donnai encore tout auſſi-bien que j’avois fait. En effet, ſans rien ſoupçonner de tout ce qui ſe paſſoit, je crus tout ce qu’elle me voulut dire de la cauſe des larmes que je lui voyois répandre ; elle me dit d’un ton qui en eut bien trompé d’autres que moi, qu’elle étoit bien malheureuſe d’avoir des ſentimens tels qu’elle avoit, puis qu’au lieu de la reconnoiſſance qu’elle en attendoit, elle ne trouvoit en moi qu’une ingratitude ſans pareille, qu’on voyoit bien quelquefois à la verité que l’amour qu’on avoit l’un pur l’autre avoit des ſuites pareilles à celles que je lui propoſois maintenant ; mais enfin que de débuter par-là avec une fille comme je faiſois Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/391 que le prétexte que j’avois d’aller chez elle étoit ſi plauſible, que cette femme m’y pouvoit bien ſouffrir ſans être de moitié de ſa fourberie ; mais ſi elle n’en étoit pas encore avertie en ce tems-là, elle le fut du moins bien-tôt après, puis qu’elle me permit non-ſeulement de retourner voir ſa fille, mais encore de lui conter des fleurettes. Elle les reçût de la meilleure grace du monde, & comme ſi elle y eut été très-ſenſible. Cela me fit d’autant plus de plaiſir, que j’en devenois de moment à autre amoureux de plus en plus. Cependant un jour que j’y allois, je rencontrai à cent pas de ſa maiſon un garde de Mr. le Cardinal, qui me dit que je ne mettois pas mal mes affections, que ma maîtreſſe en valoit bien la peine, & qu’il la connoiſſoit aſſez pour m’en répondre. Je fis ſemblant de ne pas entendre ce qu’il me vouloit dire par-là. Je lui en demandai l’explication, & il me dit auſſi-tôt que c’étoit inutilement que je voulois faire le fin avec lui ; qu’il me voyoit entrer & ſortir journellement de chez la couturiere, & que même je n’y pouvois guéres mettre le pied ſans qu’il ne s’en aperçût, qu’il demeuroit au deſſous d’elle, & que j’étois bien privilegié de la voir quand bon me ſembloit, puiſqu’il n’en avoit jamais pû venir à bout, quoi qu’il y eut fait tout ſon poſſible. Comme je vis qu’il me parloit ainſi d’original, je ne voulus pas lui inſiſter davantage. Je tombai d’accord du fait avec lui, & lui ayant demandé ſi cette fille étoit auſſi vertueuſe qu’on me l’avoit dit, il me répondit en riant que c’étoit à lui plutôt qu’à moi à me faire cette demande, parce que depuis le tems que je la voyois, j’en pouvois rendre compte mieux que perſonne. Je lui repartis que la connoiſſance que nous avions faite enſemble n’étoit pas ſi ancienne qu’il croyoit, que je ne l’avois vûë encore que cinq ou ſix fois, tellement qu’il en devoit ſavoir plus de nouvelles que moy, lui qui demeuroit dans ſa maiſon. Il m’en confirma tout le bien que j’en Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/393 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/394 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/395 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/396 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/397 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/398 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/399 dont je n’avois pas lieu d’être content. Champfleuri Capitaine des Gardes du Cardinal qui étoit nôtre ami commun, & qui vouloit nous raccommoder nous ayant conviez tous deux à venir manger la ſoupe chez lui, ſans que nous fuſſions ni lui ni moi que nous, nous y devions trouver, & encore moins boire enſemble, il ſe ſervit de cette occaſion pour nous prier d’oublier le paſſé. Beſmaux ne demandoit pas mieux, & ne jugeant pas que je me duſſe faire tenir à quatre parce qu’il y alloit plus du ſien que du mien à tout ce qui s’étoit paſſé, je fis tout ce que mon ami voulut. Il nous fit choquer le verre enſemble, & les choſes s’étant paſſées de la ſorte, ſans que dans le fonds j’euſſe grande eſtime pour un camarade qui m’avoit fait une telle piece, je ne trouvai point d’occaſion de lui donner ſur les doigts, que je ne le fiſſe de bon cœur. Mr. du Tremblai Gouverneur de la Baſtille frere du fameux Pere Joſeph, qui avoir joüé un rolle de grande conſequence ſous le Miniſtere du Cardinal de Richelieu, étant devenu malade en ce tems-là, je dis à nôtre ami que s’il me vouloit donner ſeulement mille Piſtoles pour mon droit d’avis, je lui indiquerois une choſe qui feroit ſa fortune s’il étoit ſi heureux que de la pouvoir obtenir. Il étoit fin, mais non pas de cette fineſſe qui fait diſcerner aiſément à quelle intention l’on parle. Toute celle qu’il avoit ne rouloit que ſur ſon interêt, & hors de-là il n’étoit capable de rien. Il vouloit néanmoins qu’on le crut fort habile, & j’avois la complaiſance de feindre que je le croyois tel, afin de me pouvoir mocquer de lui plus aiſément quand l’occaſion s’en preſentoit. Rien donc ne l’empêcha de donner d’abord dans le panneau, que la réfléxion qu’il fit que ſi je ſavois une ſi bonne affaire, je la demanderois bien plûtôt pour moi, que de la donner à un autre. Il me témoigna ſa penſée, & lui ayant répondu que ſi je n’y ſongeois pas, c’eſt qu’il y avoit des choſes qui convenoient à l’inclination des uns, qui ne convenoient pas à Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/401 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/402 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/403 à les proteger avoir été ſi malheureux que d’être obligé de reclamer leur protection. Les Anglois qui traitent d’ordinaire ces peuples de Barbares, ne le virent pas plûtôt entre leurs mains, qu’ils réſolurent de l’en tirer. Ils traiterent avec quelques-uns des Principaux qu’ils le leur livreroient moyennant une bonne ſomme d’argent. La choſe s’executa auſſi-tôt, & ce pauvre Prince fut fait priſonnier de ſes propres ſujets. L’on a toûjours attribué la cauſe de ces deſordres à la Politique d’un grand Miniſtre qui avoit beaucoup à cœur la gloire de l’Etat dont l’adminiſtration lui avoit été confiée. Mais ſi cela eſt, il a bien perdu ſon tems, quand il s’eſt efforcé de paſſer pour auſſi homme de bien que grand Politique. Une telle conduite ne répond guéres à ce qui eſt répandu dans quelques livres de pieté qu’il a compoſez : mais peut-être auſſi ne les a-t-il donnez au public que pour lui faire voir qu’il avoit aſſez d’eſprit pour joüer tous les perſonnages qu’il vouloit. Car il me ſouvient qu’il compoſa auſſi une Comedie dans le même tems, & même que le chagrin qu’il eut de ce quelle n’avoit pas le même ſuccés que celles de Corneille, lui fit entreprendre de faire condamner le Cid par l’Academie Françoiſe qu’il avoit établie. Il penſoit apparemment que comme elle lui avoit l’obligation de ſon établiſſement, elle ſe feroit un plaiſir de lui témoigner ſa reconnoiſſance par une complaiſance aveugle ; mais il en arriva tout autrement qu’il ne penſoit, tellement qu’il eut encore le mécontentement de ſe voir tondu de ce côté-là. Quoiqu’il en ſoit, ſi ce fut une choſe fort extraordinaire que la priſon de ce Prince ; ces Peuples n’en demeurerent pas là : après avoir réſolu d’agir criminellement contre lui, & de le rendre ſoûmis à leurs loix, comme le pouvoit être le moindre d’entr’eux, ils en étoient venus de la penſée aux effets. Cromwel qui s’eſt rendu fameux à toute la poſterité, en s’élevant de la qualité de ſimple Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/405 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/406 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/407 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/408 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/409 tous ces mouvemens que c’étoit ce qui leur donnoit la hardieſſe de faire le procès à leur Roi, & ce qui le feroit perir miſerablement ; qu’ainſi ſi le deſſein du Cardinal étoit de le ſauver, il lui diroit bien tout ce qu’il avoit à faire, & tout ce que j’avois à faire auſſi ; que toutes mes inſtructions ne devoient rouler que ſur l’étroite correſpondance que je devois entretenir avec Cromwel, & avec le Parlement d’Angleterre, parce que ſi j’entreprenois de vouloir ſauver Sa Majeſté Britannique ; bien loin d’y pouvoir réüſſir, je ne ferois que me perdre avec elle, que quand il me parloit ainſi de moi, j’entendois bien aparemment ce qu’il vouloit dire par là ; que ſous mon nom il attendoit tout l’Etat qui étoit preſque tout auſſi malade que le pouvoit être celui d’Angleterre. Son raiſonnement étoit fort juſte, auſſi Mr. le Cardinal m’avoit dit de bouche avant que de me faire partir, de prendre bien garde à tout, quand je ſerois arrivé en ce Païs-là ; que ſi je voyois que tout y fut deſeſperé pour Sa Majeſté Britannique je le laiſſaſſe périr comme les autres, puiſqu’il ne me ſerviroit de rien de l’en vouloir garantir ; qu’au ſurplus de quelque maniere que les choſes s’y paſſaſſent je ſongeaſſe bien que l’interêt du Roi, & celui de l’Etat ne demandoient pas que les eſprits s’y réüniſſent ſi-bien qu’ils puſſent s’opoſer à nos entrepriſes. Je demeurai deux jours à Sedan où ce Gouverneur me fit fort bonne chere, quoi qu’il ne ſe mit pas ſur le pied de tenir une table délicate, comme faiſoient quantité d’autres Gouverneurs. Il ſongeoit bien plûtôt à faire le bien de ſa famille, qui étoit aſſez nombreuſe, pour croire qu’il ne mouroit pas ſans heritiers. Je pris congé de lui après ce tems-là, & étant deſcendu à Liège par la Meuſe, je paſſai de-là à Cologne où je croyois trouver cet Electeur. J’avois des Lettres à lui rendre de la part de ſon Eminence : mais ne l’y ayant pas trouvé, je fus obligé d’aller à Breüil où il étoit. C’eſt une Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/411 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/412 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/413 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/414 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/415 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/416 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/417 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/418 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/419 j’avois l’honneur d’en être connu, qu’elle ſeroit bien-aiſe de me parler. Comme je n’avois rien de bon à lui dire, j’eus d’abord la penſée de faire le malade, pour n’être pas obligé d’y aller, mais conſiderant que cela ne pouroit pas toûjours durer, & qu’outre cela elle pouroit envoyer quelqu’un chez moi, qui me preſſeroit ſi fort de ſa part, que ce ſeroit preſque la même choſe que ſi j’avois affaire à elle, je me réſolus de lui obéïr. J’y fus donc, mais au lieu de lui dire tout ce que je ſavois, je lui déguiſai les choſes tellement qu’elle n’en fut pas plus ſavante. Je lui dis qu’on tenoit le Roi de ſi court, depuis deux ou trois mois, qu’il étoit impoſſible d’en pouvoir parler que par préſomption ; que j’avois vû en ce païs-là Milord Montaigu, & quelqu’autres de ſes plus fidéles ſerviteurs, qu’ils en étoient tout auſſi en peine qu’elle en pouvoit être, & que ce Milord ayant fait déguiſer ſon neveu pour pouvoir l’aborder plus ſeurement, il avoit été pris ſur le fait & envoyé en priſon. Cette circonſtance m’étoit tout-à-fait avantageuſe pour lui faire accroire ce que je lui diſois, mais comme cette Princeſſe avoit de l’eſprit infiniment, elle me fit réponse qu’elle étoit perduë, & que de la maniere que je lui parlois elle voyoit bien que s’étoit fait du Roi ſon Epoux. Je tâchai autant que je pus de calmer ſes allarmes, mais comme on a ſouvent un ſecret preſſentiment de ſon malheur, elle pleura amerement, ſans que moi ni perſonne de tous ceux qui étoient autour d’elle l’en puſſent jamais empêcher. Elle n’avoit pas grand tort de juger mal de ces affaires ; & en effet, les Anglois ayant pouſſé les choſes juſqu’à ce point de felonie que de faire comparoître leur Roi ſur la ſellette, pour y rendre compte de ſes actions, l’on vit ce que l’on n’avoit jamais vû juſques-là, ni même ce dont on n’avoit jamais oüi parler auparavant, l’on vit dis-je, des ſujets s’ériger en Juges de leur Souverain, & le condamner à la mort. Toute l’Europe fut non Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/421 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/422 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/423 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/424 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/425 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/426 Cromwel me parloit avec tant de bonté & de cordialité, que je réſolus de lui avoüer naïvement toutes choſes. Je ne pris pas garde que j’allois déroger par-là au caractere dont j’étois revêtu. Je ſçavois bien pourtant que dans le portrait qu’en a fait un homme de ce ſiécle, qui a paſſé pour avoir beaucoup d’eſprit, il a prétendu que bien loin qu’un Miniſtre public doive faire le perſonnage que j’allois faire, il doit bien plûtôt mentir avec gravité. C’eſt du moins la définition qu’il lui donne, & qui n’eſt pas trop mal inventée, eu égard au perſonnage que la plûpart de ceux qui en ſont revêtus joüent tous les jours à la vûë de toute l’Europe ; me départant donc à ce coup-là de cette politique quand je l’euſſe même cru inſéparable de ma qualité, je dis à Cromwel qu’il n’avoit pas eu trop de tort de me ſoupçonner pour être autre choſe que ce que je paroiſſois être ; que j’étois venu effectivement la premiere fois en Angleterre, à un autre deſſein que de lui faire un ſimple compliment ; que j’avois eu ordre de ſçavoir en quel état étoient les affaires de Charles, & de me conduire ſelon ce que je viendrois à en aprendre, qu’il ne le devoit pas trouver mauvais, parce que s’il ſe mettoit à la place de Mr. le Cardinal, il avoüeroit qu’il n’en eut pas moins fait que lui. Il aima mon ingenuité, & me dit qu’on faiſoit bien mieux les affaires de ſon maître en convenant comme je faiſois de la verité, qu’en s’efforçant de la déguiſer ; qu’il vouloit être de mes amis, à condition que je fuſſe des ſiens ; qu’il m’en demandoit ma parole, perſuadé qu’il étoit, que quand je la lui aurois donnée, je la garderois inviolablement. Je me tins extrêmement honoré de cette maniere d’agir, & lui diſant que ce n’étoit pas de mon amitié dont j’oſois l’aſſurer, mais d’un reſpect dont je ne me départirois de ma vie, il me répondit fort obligeamment que je laiſſaſſe là le reſpect, & que je lui Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/428 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/429 fit réponſe que quoique les Indes fourniſſent à l’Eſpagne des treſors que la France n’avoit pas, comme nôtre Couronne l’avoit toûjours emporté par deſſus l’autre, il falloit tâcher encore que ce fut la même choſe en cette occaſion ; qu’ainſi je n’y épargnaſſe rien, & que je n’en ſerois point dedi, quelque dépenſe que j’y euſſe faite. J’avois déja offert mes vingt mille écus pour les gagner. Ils avoient traité cela de bagatelle, & il faloit bien que l’Eſpagne chantât ſur un autre ton, puiſqu’il me mépriſoit ſi fort : mais enfin cette lettre me parlant en termes ſi précis que je croiois pouvoir aller juſqu’à cent mille écus, s’il en étoit beſoin, j’en fus quitte à meilleur marché, puiſque moyennant ſoixante mille, je les fis convenir de faire tout ce que voudroit Mr. le Cardinal. Je le mandai à ſon Eminence ; me tenant tout fier de la victoire que je remportois ſur l’Ambaſſadeur ; mais la réponſe que j’en reçûs, au lieu de me réjoüir, eut dequoi me mortifier étrangement. Il me manda que de la maniere que j’en uſois, il s’étonnoit comment avec les ſoixante mille écus je n’avois pas encore promis la Couronne du Roi mon maître, qu’il n’avoit que faire de leur amitié à ce prix-là, & qu’il aimoit mieux s’en paſſer que de l’acheter ſi cher. Il m’ordonna en même-tems de m’en revenir, & n’en voulant rien faire que je ne me fuſſe diſculpé auparavant à ces trois Meſſieurs de mon manquement de parole, je le fis du mieux que je pus, quoi que j’y fuſſe bien empêché. Quand je fus de retour à Paris, & que je voulus porter dans mon compte à ſon Eminence la dépenſe que j’avois faite pour les traiter, elle me dit que je me moquois d’elle & me la raya ; elle me dit auſſi que s’il faloit qu’elle payât tous les feſtins qu’il plairoit à ſes Domeſtiques de donner, le revenu du Roi n’y ſuffiroit pas, que c’étoit à ceux qui convioient les autres à danſer à payer les violons, & Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/431 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/432 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/433 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/434 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/435 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/436 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/437 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/438 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/439 trouvai la Ducheſſe ſa femme auprès de lui. Elle étoit venuë en diligence de St. Germain, ſachant qu’il n’avoit plus guéres à vivre. Ce n’eſt pas qu’elle eût grande amitié pour lui, elle avoit trop d’amans pour aimer un époux ; & comme c’étoit la plus belle perſonne de la Cour, & la plus coquette, il avoit reconnu, mais un peu tard, que s’il eut bien fait, il eut cru ſon pere, qui lui diſoit avant ſon mariage qu’il étoit dangereux ſouvent d’épouſer une ſi belle femme. Je le trouvai tout attendri auprès d’elle, ſoit qu’il eut regret de la quitter ou que n’ayant pas encore trente ans, il ne put ſoûtenir ſon malheur avec la même fermeté qu’il eût fait s’il eût été dans un âge plus avancé. Charenton ayant ainſi été emporté. Mr. le Prince retourna à S. Germain avec le Duc d’Orleans qui avoit voulu être preſent à cette action. On avoit dit au Cardinal qu’il étoit ſorti plus de vingt mille hommes de Paris pour s’y opoſer, & que Mr le Prince leur avoit fait prendre la fuite, avec un ſeul Eſcadron. L’un étoit vrai, & non pas l’autre, la verité étoit que ces vingt mille hommes étoient bien ſortis de cette grande Ville, mais non pas qu’ils ſe fuſſent mis en devoir de venir l’ataquer. Ils s’étoient contentez de montrer le nez ſans oſer en faire davantage : mais comme ce Miniſtre étoit un donneur d’encens ſans s’informer davantage ſi on lui avoit dit vrai ou non : Mr. le Prince, lui dit-il d’abord qu’il le vit, que fairont les Eſpagnols doreſnavant, vous qui touz plus de monde vous ſeul, que ne fait oune armeé. Il lui demanda en même-tems à voir ſon épée, ſupoſant aparemment qu’elle étoit teinte du ſang des pauvres Pariſiens, mais Mr. le Prince qui ne vouloit point de loüanges, qui ne lui fuſſent dûës, & qui même ne s’en ſoucioit guéres après les avoir méritées, lui ayant conté la choſe comme elle étoit ! Ah qu’ou me dites-vous, reprit-il, & bien loin de me dire de ce qu’ou je viens Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/441 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/442 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/443 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/444 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/445 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/446 le Roi avoit transferé leur compagnie par une déclaration ; que ceux qui y reſteroient ſeroient en petit nombre après cela ; de ſorte qu’il ne ſeroit pas difficile à ſon Eminence de les abbatre : d’ailleurs, que le peuple qui ſe plaignoit déja d’eux les tourneroient bien-tôt en ridicules, voiant que la plus ſaine partie de leur Compagnie les auroit abandonnez, & que ce qui en reſteroit dans la Capitale du Royaume, ne meriteroit pas de porter le nom de Parlement. La Dame goba d’autant plûtôt cette nouvelle, que tous ceux que je lui avois nommez étoient devenus ſuſpects à leurs confreres, ils ſavoient effectivement qu’ils avoient fait quantité d’avances à la Cour pour embraſſer ſon parti, & que ſi cela ne s’étoit pas encore conclu ce ne pouvoit être tout au plus, que parce que leurs demandes ne s’accordoient pas avec la gueuſerie. Comme la plûpart des Provinces avoient part à la deſobéïſſance du Parlement, & qu’elles ſuivoient ſon exemple, l’argent qui en revenoit étoit ſi rare, que bien loin de le pouvoir prodiguer, comme ils deſiroient, on ne pouvoit jamais en être trop bon ménager. Auſſi n’avois-je pas crû devoir avancer qu’ils euſſent été gagnez par du comptant, ce que j’euſſe dit ſe fut détruit par l’état preſent des affaires, & il étoit bien plus à propos d’avoir recours, comme j’avois. fait, à une choſe ſur laquelle on ne me pouvoit convaincre de menſonge. Le Mari à qui la Dame fit part de ce que je lui avois dit s’y laiſſa ſurprendre auſſi-bien qu’elle, tellement qu’en ayant fait raport à ceux de ſa Compagnie qu’il croyoit n’avoir aucune liaiſon avec la Cour, ils firent diverſes aſſemblées entr’eux où ils n’eurent garde d’apeler ceux qui leur étoient ſuſpects. Je n’avois pas nommé cependant à la Dame ceux qui le leur devoient être davantage, & qui recevoient effectivement des bienfaits de la Cour ſans que perſonne en ſut rien. Cela eut détruit la confiance qu’ils avoient en eux, & par conſequent les ſervices que ceux-là rendoient, en affectant que tous les conſeils qu’ils donnoient étoient uniquement par raport aux interêts de la Compagnie, & au bien du Peuple. Quoi qu’il en ſoit, cette fineſſe commençant à jetter de la diviſion entre la plûpart, on pouvoit eſperer d’en recüeillir bien-tôt quelque fruit, quand le Duc de Beaufort qui s’étoit ſauvé de priſon depuis peu, & qui avoit embraſſé le parti du Parlement tâcha de réparer le faux bruit qui couroit de la défection de tous ces membres. Comme il ne pouvoit pardonner au Cardinal tous les maux qu’il lui avoit fait ſouffrir, il ne pouvoir entendre ſans horreur qu’on voulut ſe raccommoder avec lui ; ainſi prenant ſoin de juſtifier ceux que j’avois tâché de noircir, je courois grand riſque de voir toutes mes eſperances renverſées, quand le hazard plûtôt que le reſte réünit les eſprits au moment qu’ils paroiſſoient ſe broüiller de nouveau tout autant qu’auparavant. Le mauvais état des affaires des Pariſiens ayant obligé le Parlement d’envoyer demander du ſecours aux Eſpagnols, l’Archiduc Leopold, qui commandoit dans les Païs-Bas, crut non-ſeulement devoir en promettre à celui qu’il avoit envoyé vers lui ; mais encore lui écrire une Lettre de ſa propre main pour marquer qu’il pouvoit s’y aſſurer. Un de ſes Gentilhommes là lui apporta de ſa part, & la Cour en ayant nouvelle, & même que cet Archiduc devoit entrer lui-même en perſonne en France pour faire lever le blocus de Paris, la Reine Mere qui avoit toûjours paru ferme dans la réſolution de punir cette grande Ville, changea tout d’un coup de ſentiment par le peril qui la menaçoit. Elle crut, avec raiſon, que ce Prince qui avoit déja profité de nos deſordres en reprenant en Flandres quantité de bonnes Places, pouroit bien y joindre en paſſant celles qu’il trouveroit à ſa dévotion, ſoit ſur la Frontiere de Picardie, ou même dans le cœur du Royaume, ainſi la neceſſité l’obligeant de ſe relâcher de ſa fierté, elle envoya un Heraut d’armes pour propoſer quelque accommodement au Parlement. Je ne ſçais à quoi ſon Conſeil penſoit d’envoyer ainſi un Heraut d’armes aux ſujets du Roi, puis qu’ils ne s’envoyent jamais que de Souverain à Souverain. Mais la crainte que l’on avoit de la venuë de l’Archiduc avoit tellement troublé la cervelle à la plûpart, qu’ils ne ſçavoient plus ce qu’ils faiſoient. Ce Heraut s’étant preſenté à la Porte S. Honoré avec ſa cotte d’armes, & ſon bâton ; on en donna avis, â cette compagnie qui ne s’aſſembloit plus comme de coûtume pour vaquer aux affaires des particuliers ; mais ſeulement à celles qui avoient du raport à elle, ou à l’Etat en general. Comme elle étoit toûjours diviſée entr’elle, & que ceux qui étoient bien intentionnez pour la Cour ne cherchoîent qu’à ramener les autres à leur ſentiment, ils prirent cette occaſion aux cheveux pour les faire revenir de leur devoir ; ils leurs repreſenterent qu’ils avoient tout tant qu’ils étoient déjà donné aſſez à mordre ſur leur conduire, en envoyant demander du ſecours aux ennemis de l’Etat, ſans s’attirer encore de nouveaux reproches ; que s’ils recevoient ce Hérault, ce ſeroit donner lieu à leurs ennemis de les accuſer comme ils faiſoient déjà de vouloir s’ériger en Souverains ; qu’ainſi il faloit le renvoyer, & faire ſçavoir à cette Princeſſe que s’ils ne l’avoient pas reçû, ce n’étoit que parce qu’ils n’étoient pas ſi criminels qu’on tâchoit de les faire paſſer dans ſon eſprit. Le Parlement trouva ce conſeil tout à fait honorable pour lui, & cet avis ayant paſſé à la pluralité des voix, il envoya les gens du Roi pour faire part à la Reine du ſujet peur lequel on avoit renvoyé ce Herault. Il y avoit parmi ces Députez des gens bien intentionnez pour la Paix, & comme cette ſoûmiſſion étoit du goût de la Cour, & qu’elle vouloit s’affranchir de la crainte qu’elle avoit de la venuë de l’Archiduc, elle leur propoſa une conference pour terminer à l’amiable les differens qui diviſoient les cſprits. Ils ne purent l’accepter de leur chef, quelque bon deſſein qu’ils en puſſent avoir. Il faloit qu’ils en fiſſent raport auparavant au Parlement ; & l’ayant fait en des termes qui marquoient que s’ils en étoient crûs on profiteroit bien-tôt de la diſpoſition où la Reine Mere étoit de leur pardonner, leur avis fut ſuivi d’un conſentement unanime. On convint de part & d’autre que l’on s’aſſembleroit à Ruel pour y examiner toutes choſes. Le Parlement y envoya des Députez, & le Cardinal Mazarin y étant allé lui-même de la part de la Cour, le Duc d’Orléans honora ces çonferences de ſa preſence. Enfin après bien des conteſtations la paix fut coucluë entre les deux partis. Mais elle fut de peu de durée, de ſorte que devant qu’il fut peu la guerre civile ſe r’alluma ſi fortement, que tout ce que l’on avoit vû juſques-là n’étoit rien en comparaiſon de ce qui ſe vit alors.
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Souvenirs pendant la guerre de 1870
# Souvenirs pendant la guerre de 1870 ## LES SOUVENIRS DE M. J.-A. LE ROI Conservateur de la Bibliothèque de Versailles PENDANT LA GUERRE DE 1870 Au cours de recherches sur l’histoire de la Bibliothèque de Versailles, un document d’un intérêt particulier a heureusement revu le jour : le recueil même des notes prises quotidiennement par M. Le Roi pendant les mois de septembre, octobre, novembre et décembre 1870. Ce que Versailles et la Bibliothèque doivent à cet homme distingué, on le sait assez. Le nom de l’auteur des Rues de Versailles est familier à tous ceux qu’intéresse l’histoire de notre ville ; aucun non plus ne peut ignorer le bel article consacré à sa mémoire par M. Taphanel, dont la délicatesse d’esprit et le goût littéraire se retrouvent tout entiers dans ces pages charmantes ; le fond n’en est pas moins solide : M. Taphanel avait, dans sa jeunesse, beaucoup connu M. Le Roi, dont il devait être un des plus brillants successeurs, et son témoignage est de première main. On se contentera donc d’y renvoyer le lecteur curieux, en ne donnant ici que les indications nécessaires à l’intelligence du texte. M. Le Roi, né en 1797, était en 1870 déjà fort vieux ; tout conspirait alors à lui faire plus vivement sentir les douleurs de la guerre : une santé usée par toute une vie de labeur, le souci d’une lourde responsabilité, enfin, des deuils qui l’avaient cruellement atteint. Il lui restait une fille bien aimée et de petits-enfants ; il dut, à l’approche de l’ennemi, s’en séparer, avec la crainte secrète de ne plus les revoir. Mais ni l’âge, ni les malheurs privés n’expliquent seuls à quel point les désastres de la patrie purent angoisser ce cœur excellent. À l’aube de sa longue vie, M. Le Roi avait déjà vu la guerre, l’invasion ; interne à l’hôpital de Versailles, en 1814, il s’était, avec ses camarades, dévoué sans compter au chevet des blessés, et l’on devine quelles horribles visions durent laisser dans l’esprit d’un jeune homme de dix-sept ans ces salles bondées de mourants, où la gangrène et le typhus régnaient en maîtres. À côté de lui, deux de ses amis, Remilly et Renaud, étaient tombés ; lui, plus heureux et plus résistant, avait échappé à la mort ; mais ce sont des souvenirs qui pèsent sur toute une vie. Affaibli par l’âge, privé de ses plus chères affections et toujours tenté de faire avec le passé d’affligeantes comparaisons, M. Le Roi, dès les premiers revers, ne trouva plus guère la force de réagir contre les mauvaises nouvelles ; même sa foi religieuse, très sincère, ne lui procura pas, au cours de ces longs mois d’occupation étrangère, ce sentiment de confiance inébranlable qui, chez certains, sut résister à toutes les désillusions. Son cœur oppressé ne trouva qu’un soulagement, le travail : d’abord, ce labeur régulier que lui fournissait l’exercice de sa profession ; la Bibliothèque, qui fut, pendant la guerre, le principal souci de M. Le Roi, lui apporta, en revanche, de précieuses consolations. Puis, ce fut une autre tâche non moins absorbante. M. Le Roi était médecin. On le revit, comme en 1814, donner ses soins aux blessés : et, de nouveau, il ira jusqu’à la limite de ses forces : c’est une grave pleurésie qui, au mois de novembre 1870, l’oblige à renoncer au devoir qu’il s’est imposé ; désormais, son existence semble n’avoir plus de but et il renonce même bientôt à tenir le journal où, depuis le début de septembre, il notait ses tristes impressions ; les dernières mentions sont très brèves et s’arrêtent brusquement au 22 décembre. Dans ce document intime, il a fallu faire de longues coupures et supprimer, en particulier, tout ce qui présentait un caractère trop personnel, puisque, aussi bien, en écrivant ces pages, M. Le Roi ne pensait pas qu’elles pourraient jamais être publiées : de là, certaines négligences de style, certaines réflexions un peu faibles ; de là aussi, la sincérité et la valeur d’un témoignage qui apporte bien des éléments nouveaux à l’histoire non seulement de la Bibliothèque, mais de notre ville, pendant cette cruelle période. ### Journal de M. J.-A. Le Roi. Jour néfaste. Je suis sorti de chez moi à 8 heures. Je voulais voir la garde nationale qui prenait les armes pour la première fois. Là, j’appris que notre armée venait de succomber sous les coups des Prussiens. Le maréchal Mac-Mahon blessé mortellement ; le général Wimpfeu obligé de capituler dans Sedan ; 40, 000 de nos soldats ayant mis bas les armes, 12, 000 autres internés en Belgique ; enfin, l’Empereur fait prisonnier. On peut juger de l’effet qu’une nouvelle si affligeante fit sur tout le monde et à combien d’observations contradictoires elle donna lieu. Les uns redoublaient d’énergie et ne perdaient pas courage, d’autres se laissaient aller aux plus sinistres pressentiments ; mais tous maudissaient l’auteur de tous ces maux et étaient ravis de sa chute. À 9 heures, j’ai été entendre la messe au Château et j’ai prié Dieu ardemment de protéger mes pauvres enfants et de nous délivrer des maux qui nous menacent. J’ai ensuite été lire les journaux et je me suis repu avec une sorte de rage amère de tous les détails de nos malheurs. J’ai passé toute l’après-midi avec ma pauvre fille et mes chers petits-enfants. Il est décidé qu’ils partent demain pour Laval….. Je les ai quittés le soir, la mort dans l’âme. Dès 7 heures, j’étais à ma fenêtre pour voir passer le convoi du chemin de fer qui emporte à Laval tout ce que j’ai de plus cher. B… vient de venir et m’a raconté tout ce qui s’est passé dans Paris, où il était allé hier soir : l’envahissement de la Chambre, le Gouvernement provisoire, la proclamation de la République et tous les mouvements du peuple. Qu’est-ce que tout cela va devenir ? Comment le reste du pays va-t-il accepter tout cela ? Oh ! pauvre France, dans quelle terrible passe tu te trouves ! Rien de nouveau dans le reste de la journée. Quelles nuits l’on passe et quelles terribles pensées viennent vous assiéger dès que l’on est éveillé ! Je viens de voir arriver un grand nombre de soldats revenant de Sedan. Ils sont hâves, les vêtements en lambeaux, sans souliers, pouvant à peine se traîner. Je n’ai pu m’empêcher de pleurer en les voyant. J’ai pensé à mon fils, dont je n’ai aucune nouvelle et qui est avec le maréchal Bazaine ; je me le représentais comme les malheureux que j’avais sous les yeux, si toutefois il vit encore. J’ai passé une heure à lire les journaux et à me repaître des affreuses nouvelles qu’ils contiennent….. En revenant chez moi…, je me suis trouvé au milieu d’officiers de toutes sortes de régiments, revenant aussi de l’armée de Mac-Mahon ; tous il étaient démoralisés et regardaient la continuation de la lutte comme impossible….. Ce soir, les médecins de la ville se sont réunis à la Bibliothèque ; ils ont décidé de faire une ambulance sédentaire dans laquelle ils seraient tous réunis pour secourir les blessés et les malades et de faire un appel à tous ceux qui voudraient les aider dans cette œuvre charitable, comme aides et infirmiers. Journée triste. Un temps affreux, une pluie battante toute la journée. J’ai cherché à me distraire de mes pénibles pensées en m’occupant de rangements de livres dans la Bibliothèque. Je suis allé en députation auprès de M. Rameau, notre nouveau maire, avec MM. Godard, Bérigny et Ozanne, pour obtenir des brassards, comme faisant partie de l’Association internationale de secours aux blessés. Il nous a renvoyés vers M. Delaroche, président du Comité de Versailles, qui les a accordés pour les médecins fonctionnant. Là, nous avons appris de tristes nouvelles de l’état des esprits à Paris et du peu de solidité du nouveau gouvernement, menacé déjà par les exaltés. Que Dieu nous protège !….. ….. Je passe une grande partie de mon temps à me promener dans la Bibliothèque ; je ne puis croire que ce dépôt si riche de toutes les connaissances humaines ne soit pas respecté d’un peuple civilisé et aussi instruit que le peuple allemand. Poussé par le désir de savoir des nouvelles, je me suis mis à parcourir la ville. À la Mairie, j’ai vu arriver deux individus arrêtés comme espions et qui n’étaient que deux bons bourgeois bien calmes et bien tranquilles. La ville est sillonnée de militaires de tous les régiments, débris de notre armée, que l’on dirige sur tous les environs. Leur tenue fait peine à voir et la plupart sont dans le plus grand découragement. Au milieu de tout cela, on rencontre les mobiles et la garde nationale sédentaire qui fait des patrouilles et garde les barrières, ou va faire l’exercice. Partout des groupes, tristes, découragés et s’occupant surtout de l’approche de l’ennemi et surtout des divisions qui commencent à agiter les esprits dans Paris. Que Dieu nous prenne sous sa protection ! Lui seul peut nous sauver. Le soir, G… et moi nous lisons nos journaux qui sont loin de nous rassurer….. Une triste journée : la pluie tombe presque tout le jour. Je reste renfermé à la Bibliothèque et, pour me distraire, je classe des livres. Le soir, je vais à la gare chercher un journal….. Je vais chez G…, où nous lisons nos journaux, puis nous causons des événements qui sont suspendus sur nos têtes….. Oh ! mon Dieu, protégez-nous et faites cesser promptement cet affreux cauchemar ! Toujours même anxiété. Lecture des journaux, dans lesquels j’espère trouver quelque espoir pour la fin de nos maux. Je reste renfermé le reste du jour à la Bibliothèque. Le soir, G… et moi allons chercher des journaux que nous lisons avidement. Hélas ! je n’ai plus de recours qu’en Dieu. Après la lecture des journaux, je vais voir passer la revue de la garde nationale sédentaire qui vient de se former. L’officier du génie chargé ici d’exécuter les ordres du gouverneur de Paris m’explique que toutes les routes sont coupées, les ponts préparés à sauter ; demain, les voitures ne pourront plus passer….. Encore une journée semblable aux autres. Le Gaulois parle d’un armistice comme chose probable. Espérons !….. Nous faisons des provisions en vue d’une occupation et parce que voilà toutes les routes coupées. Oh ! mon Dieu, pourquoi donc nous faire supporter les peines dues au misérable homme qui nous a jetés dans cette horrible position ? G… a dîné aujourd’hui avec moi ; il couche encore chez lui, à cause de ses malades, mais, lorsque l’ennemi sera ici, il couchera chez moi. Rien de nouveau dans les journaux. Toujours la même situation, toujours la même angoisse….. Aujourd’hui, on a placé une sentinelle de la garde nationale à la porte de la Bibliothèque. Je suis resté presque toute la journée renfermé à travailler, et quand je suis sorti sur les 4 heures, la ville m’a fait peine à voir : tous ces gens allant et venant sans but, se réunissant pour savoir des nouvelles ; des soldats de toutes armes parcourant isolément la ville ; des escadrons de lanciers, de cuirassiers promenant leurs chevaux ; et, au milieu de ce brouhaha, des sergents de ville arrêtant les voitures vides pour les forcer à aller aux magasins à fourrages pour les enlever, et des conscrits appelés, avec des rubans, parcourant la ville par groupes, à moitié avinés et chantant à tue-tête : tout cela, tout ce désordre m’a profondément attristé, et je suis rentré chez moi, presque résolu à ne plus sortir. Après avoir dîné avec G…, nous avons été chercher le journal ; rien de nouveau. Encore une journée écoulée. Tout ce qu’il y avait de troupes et de mobiles est parti ; au lieu du tumulte d’hier, tout est triste aujourd’hui et silencieux. Je passe tout le jour à travailler. Je suis allé aujourd’hui voir M. Charton, notre nouveau préfet ; je n’y ai rien appris de bon. En général, ceux qui sont à notre tête n’ont pas grande confiance. Le soir, rien de nouveau. ….. Je reste le plus que je peux enfermé, car je ne puis parcourir la ville sans éprouver un serrement de cœur. Nous allons le soir chercher le journal qui nous annonce l’approche des Prussiens. Prions Dieu de nous protéger ! Toujours même anxiété….. Aujourd’hui, l’autorité municipale, qui craint que des accidents n’arrivent à la Mairie, dont les bâtiments sont peu sûrs, a fait transporter tous les registres de l’état civil à la Bibliothèque ; c’est là, maintenant, qu’est établi le bureau et qu’on recevra toutes les déclarations concernant les actes de l’état civil. Comme à l’ordinaire, après dîner, G… et moi avons été chercher le journal. Rien de nouveau, si ce n’est que l’ennemi se rapproche de plus en plus. Rien de nouveau ce matin….. Je suis resté à la Bibliothèque, cherchant à me distraire par le travail. Toute la soirée, la ville était en alerte ; on annonçait l’arrivée des Prussiens par la barrière de la rue des Chantiers ; on courait de tous côtés. Personne n’a paru….. Je suis allé à la messe ce matin à Saint-Louis et j’ai ardemment prié Dieu de nous soutenir dans cette terrible crise….. Je suis sorti tard, car j’ai peu de goût à sortir de chez moi. J’ai lu les journaux, et quand je suis allé sur l’avenue de Paris, j’y ai trouvé une foule considérable assemblée devant la Mairie. Trois uhlans prussiens venaient d’arriver ; le maire n’avait pas voulu traiter avec eux, mais avec un officier supérieur. Ils se sont en allés et l’on n’a plus rien revu de la soirée….. Les Prussiens ne sont pas encore entrés dans la ville, mais, depuis 5 heures du matin, on entend une vive canonnade du côté de Meudon. La canonnade n’a cessé que vers midi. Sur les 10 heures, un parlementaire prussien est venu à la Mairie et a annoncé par Versailles le passage d’un corps d’armée. Une capitulation a été signée et les Prussiens ont commencé à entrer en ville par la rue des Chantiers, vers 1 heure et demie. Un corps d’environ 40, 000 hommes, cavalerie, infanterie, artillerie et bagages, n’a cessé de défiler jusqu’à 6 heures du soir. Une partie a suivi la route de Saint-Germain et l’autre celle de Marnes. Ce qui m’a fait le plus de peine et de honte, c’est lorsque la musique d’un de ces corps a joué en défilant la Marseillaise. Ce sont généralement de belles troupes et qui paraissent peu fatiguées. Une trentaine de zouaves français étaient désarmés et prisonniers au milieu d’eux. À leur passage, la foule qui regardait passer s’est découverte et les a acclamés. On m’a dit qu’au milieu de la foule qui encombrait la rue Saint-Pierre, plusieurs de ces zouaves ont pu s’échapper par le passage Saint-Pierre. Triste journée ! Que va faire Paris, devant ces masses qui commencent à l’entourer ? On nous a dit le soir que les troupes françaises qui avaient attaqué le corps du côté de Meudon avaient été obligées de se retirer sous les forts. Les Prussiens ont établi leur ambulance dans le Château. Ils refusent les soins des médecins français et ne sont soignés que par les leurs. Nous voilà dès ce moment isolés et sans nouvelles de Paris et peut-être du reste de la France. Que Dieu nous protège ! Aujourd’hui, on n’a entendu que peu de canonnade. La journée d’hier s’est passée près de Meudon, entre les troupes françaises et les Prussiens, a été très meurtrière de part et d’autre. Un grand nombre de blessés des deux nations arrivent dans les ambulances. Dans la journée, il est encore entré plusieurs régiments prussiens. Ils commencent à accabler de réquisitions la municipalité. Ils viennent de désarmer la garde nationale ; c’est pour nous une nouvelle humiliation ! À 4 h. 10, est arrivé le prince royal de Prusse, entouré de tout son état-major. Une foule énorme assistait à son entrée ; le plus grand silence l’a accueilli. Il habite la nouvelle Préfecture. Le drapeau prussien y est arboré ; à son entrée, la musique du poste qui garde la Préfecture a joué les airs nationaux prussiens et le God save king. C’est un homme assez fort, blond et à barbe rouge. La ville est triste ; la plupart des boutiques sont fermées et, aussitôt la nuit venue, on ne voit plus personne dans les rues, excepté les médecins ou les personnes qui font partie de la Société internationale de secours aux blessés, qui vont et viennent, décorés de leurs croix rouges. Quant à moi, je me renferme le plus possible à la Bibliothèque. Point de nouvelles de mes pauvres enfants, ni de Paris ; nous ne savons plus ce qui se passe autour de nous. ….. J’ai fait venir à la maison les provisions qui étaient chez G…, car, déjà, on a de la peine à s’en procurer, les Prussiens empêchant d’entrer et de sortir de la ville. Aujourd’hui, ils se sont casernés et les officiers sont logés en ville. Dans ma rue, on ne voit que fourgons et malles, sans compter les voitures de blessés qui arrivent toujours. On dit que les Prussiens se sont emparés du fort de Montretout et que, du côté de Saint-Germain, leurs pontonniers n’ont pu établir un passage sur la Seine et que leurs pontons ont été coulés. Tout cela circule dans la ville, mais personne ne le sait officiellement. Le maire a demandé que notre bâtiment soit exempt de logement militaires ; on y a fait droit jusqu’à présent….. Encore un jour de passé sans nouvelles. On ne sait rien de Paris. On parle en ville de combats du côté de Sèvres et de Bougival. On dit que les Prussiens ont été battus et qu’il y a beaucoup de morts. Le fait est qu’on en sait rien. Nous sommes en ce moment comme dans une île éloignée de tout pays. Même aspect de la ville. Un grand nombre de boutiques fermées, des groupes d’habitants cherchant des nouvelles ou lisant les affiches qui appellent les électeurs à voter dimanche pour nommer un nouveau Conseil municipal ; élections faites dans un singulier moment ! On amène tous les jours de nouveaux blessés, surtout des Prussiens. Les avenues et la place d’Armes sont remplies de fourgons et de voitures. Il y a toujours sur la place d’Armes un parc d’artillerie. Je reste le plus que je peux chez moi et je cherche à me distraire par le travail ; mais, malgré tout, je suis toujours oppressé par la triste situation où nous nous trouvons….. La ville est toujours dans le même état. Les Prussiens occupent tous les postes, même au Château et dans le Parc. On a mis des blessés dans le couvent des Augustines de la rue Saint-Martin. Je suis allé cette après-midi avec G… pour les panser ; ce sont des soldats français blessés à Velizy lundi dernier ; ils le sont tous grièvement….. On dit dans les provinces Versailles à feu et à sang. Ce matin, G… et moi avons passé toute la matinée à panser nos blessés de Saint-Martin. J’ai été au siège de la Société internationale de secours chercher un brassard, et me voilà, comme en 1815, enrégimenté pour secourir les malades. On parle d’affaires graves qui auraient eu lieu vers Sèvres et Sceaux. De nombreuses voitures de l’Internationale sont parties sur ces deux points pour ramener les blessés. Du reste, on ne sait rien. Toujours sans nouvelles ; c’est le plus cruel de notre situation. Mon Dieu, quand cela finira-t-il ? Ce matin, je suis allé à la messe ; puis nous avons été panser nos blessés, ce qui nous a pris une grande partie de la matinée. Après déjeuner, je suis sorti pour aller voter à la Mairie pour le nouveau Conseil municipal. La place d’Armes était remplie de fourgons appartenant aux Prussiens. Beaucoup de monde était réuni sur l’avenue de Paris à regarder un ballon venant de Paris et se dirigeant vers le nord-est. La ville est sillonnée de Prussiens à pied et à cheval. Comme je rentrais chez moi, un régiment, musique en tête, arrivait sur la place d’Armes par l’avenue de Sceaux. Nous avons été panser nos blessés ce soir. Rien de nouveau ; on parle toujours d’armistice. Un de nos blessés est mort aujourd’hui. En revenant de panser nos blessés, j’ai entendu proclamer dans les rues qu’il fallait porter à la Mairie toutes les armes à feu, fusils de guerre ou de chasse, pistolets, revolvers, et que ceux qui seraient trouvés détenteurs d’une de ces armes seraient emmenés en Prusse et condamnés à rester quinze ans renfermés dans une forteresse, même après la paix. On dit que cette nouvelle mesure vexatoire a lieu parce que le roi de Prusse va venir habiter Trianon et que l’on craint quelque mauvais coup de la part des Français. Ce matin, le prince royal de Prusse a passé une revue dans la cour du Château et a distribué des décorations aux troupes. Le défilé a eu lieu devant la statue de Louis xiv ! Le prince de Wurtemberg, qui loge chez Grosseuvre, hôtel des Réservoirs, a reçu deux blessures à la tête, hier, du côté de Saint-Cloud. On dit que c’est un franc-tireur qui l’a blessé ; c’est sans doute une des raisons qui fait prendre toutes les armes à feu….. Il circule dans la ville une foule de nouvelles, toujours au désavantage des Prussiens ; malheureusement, on ne sait rien de positif. On vient de terminer à la Mairie le dépouillement des bulletins de l’élection des conseillers municipaux. La liste de l’Union libérale et démocratique a passé tout entière. Dans les circonstances actuelles, c’était inévitable !….. En revenant de panser nos blessés, je suis allé au Comité international des secours pour chercher ma carte de membres ; là, j’ai appris que la ville de Strasbourg avait capitulé. Un de nos pauvres blessés est mort aujourd’hui. L’élection de nos conseillers municipaux est nulle. Il paraît que cette nuit on a su officiellement que le gouvernement qui est à Tours avait remis à un autre temps les élections municipales et les élections de la Constituante. On dit que c’est parce que le gouvernement de Paris n’a pu s’entendre avec le roi de Prusse sur les conditions d’un armistice comme préliminaire de la paix. Il circule toutes sortes de nouvelles, mais la vérité, c’est qu’on ne sait rien. Aujourd’hui, dès le grand matin, une grande partie des Prussiens qui occupaient les casernes a quitté Versailles. Il se fait un grand mouvement de charrois. Versailles paraît décidément le lieu où s’amoncellent les provisions de l’armée étrangère. Toujours sans nouvelles. On parle d’une armée française qui serait du côté de Chartres. Je crains bien que toutes les armées qui, dit-on, viennent sur Paris soient plutôt dans le désir de ceux qui les annoncent qu’elles n’existent en effet. On désire tant une fin quelconque à notre triste situation. Les malheureux blessés que je soigne avec G… sont pour moi une distraction, bien cruelle sans doute, mais réelle à mes tristes pensées. Espérons en Dieu ! En allant panser nos blessés, ce matin, j’ai rencontré un grand nombre de pièces de canon, dont les unes se dirigeaient vers Paris et d’autres sur le plateau de Satory. Qu’y a-t-il de nouveau ? Il est arrivé aujourd’hui les ambulances de la Presse. Les Prussiens les ont retenues prisonnières. Je crois cependant que ce n’est que momentané. M. Jeandel a fait paraître aujourd’hui dans son Journal de Versailles un article un peu hardi contre le roi de Prusse, ce qui a éveillé la susceptibilité de l’état-major. Un officier prussien est venu le chercher pendant qu’il était au Conseil municipal, de l’ordre du général commandant la ville, et l’a emmené prisonnier. On a entendu toute la matinée une vive canonnade. Il y a parmi les troupes prussiennes un grand mouvement, ainsi que dans l’artillerie. À 10 heures, est passé un ballon venant de Paris et se dirigeant vers le sud-ouest, du côté de Chartres ; on voyait distinctement des papiers tomber de la nacelle. Les ambulances de la Presse sont parties aujourd’hui pour Saint-Germain. M. Jeandel est toujours retenu prisonnier. Le maire fait des démarches auprès du prince de Prusse pour le faire mettre en liberté. Toute la soirée, les musiques prussiennes ont donné des aubades en l’honneur de l’anniversaire de la naissance de la reine de Prusse. Nous sommes toujours sans nouvelles….. Un gendarme prussien a aujourd’hui arrêté G….. pour lui demander pourquoi il portait les insignes de l’Internationale et lui a dit qu’il fallait que ces insignes soient autorisés par l’autorité prussienne. J’ai appris ce matin à la Mairie que les Prussiens avaient nommé un intendant civil prussien pour administrer le département comme préfet. Il paraît que M. Rameau, qui était maire depuis la nomination du Conseil municipal, vient de donner sa démission par suite de son état de santé. Il paraît aussi que M. Jeandel va être mis en liberté aujourd’hui. Ce matin, les voitures de l’Internationale sont parties pour aller chercher des blessés français à Corbeil. On a affiché aujourd’hui que les boulangers pouvaient se refuser à toute réquisition de pain des soldats prussiens qui ne serait pas accompagnée d’un bon du commandant de place ou de la Mairie. Il y a aussi un ordre qui défend aux militaires de faire aller leurs voitures et leurs chevaux sur les trottoirs et les avenues ; enfin, un autre ordre donne à la monnaie allemande un cours obligatoire. Ce soir, le Conseil municipal s’est assemblé pour savoir s’il devait rester, ayant un préfet prussien. Il me semble que les intérêts de la ville veulent que les représentants nommés par elle ne doivent pas quitter, quelles que soient les difficultés du moment. Toujours sans nouvelles ; quel supplice ! Après nos pansements, je suis allé à la messe à Saint-Louis, pendant laquelle j’ai vu y assister plusieurs soldats allemands et un jeune officier qui paraissait prier avec ferveur. Il n’y a rien de nouveau dans la ville. J’ai rencontré M. Jeandel qui était sorti de prison ; on lui a donné l’ordre de ne plus continuer son journal. Il paraît décidé que le roi de Prusse va venir habiter Versailles mardi prochain. Il habitera la Préfecture et le Prince Royal restera chez Mᵐᵉ André, rue des Chantiers….. ….. Bien des bruits ont circulé aujourd’hui : on dit qu’il y a eu une affaire entre les troupes de Paris et les Allemands du côté de Saint-Denis et que 20, 000 Bavarois ont mis bas les armes ; — est-ce vrai ? — d’autres, que l’on a vu hier Paris positivement illuminé. On parle de démarches faites par les puissances étrangères auprès du roi de Prusse. Le nouveau préfet prussien a engagé les employés de la Préfecture à rester à leur poste ; ils ont refusé. Aujourd’hui, j’ai vu M. Desjardins, l’archiviste de la Préfecture, qui m’a raconté ce refus ; comme il était en train de me raconter cela dans mon cabinet, sa mère est arrivée, tenant une lettre de ce préfet ; il lui disait dans cette lettre qu’il espérait qu’il reprendrait ses fonctions, qui n’avaient rien d’incompatible avec son autorité ; que, d’ailleurs, sa présence et ses rapports avec les employés étaient nécessaires pour régulariser le service et surtout dans l’intérêt du département, mais que, cependant, s’il persistait dans son refus, il croyait alors devoir lui imposer une amende de 200 francs. M. Desjardins s’est alors rendu près des autres employés de la Préfecture qui ont dû délibérer sur cet incident. Ce nouveau préfet s’est rendu aujourd’hui au sein du Conseil municipal. Le Conseil est décidé à rester à son poste jusqu’à la fin. Rien de nouveau. Voici ce que vient de me raconter M. H….. : hier soir, à 8 heures et demie, un officier prussien descendait la rue Satory, au grand trot, dans un cabriolet ; le cheval lancé monte sur le trottoir et manque de renverser la voiture ; aussitôt, l’ordonnance de l’officier s’élance à terre, se jette à la tête du cheval et, malgré ses efforts, parvient à peine à maîtriser le cheval. L’officier furieux jure après le soldat et, dans sa fureur, tire sur lui un coup de pistolet et lui casse le bras. Le soldat s’affaisse et est entouré par des gens accourus au bruit de la détonation, tandis que l’officier continue sa route. Que sera-t-il devenu de cet acte de sauvagerie de l’un de nos vainqueurs ! ! ! Aujourd’hui, rien de nouveau. La musique des Prussiens, que je viens de rencontrer en allant panser nos blessés, jouait encore, sans doute pour nous narguer, la Marseillaise. J’ai vu encore avec peine une foule de curieux, hommes et femmes, attendant devant la Préfecture l’arrivée du roi de Prusse que l’on y attend. Pauvre peuple, où en es-tu !….. On entend ce matin ronfler le canon du côté de Meudon. Il court en ville beaucoup de bruits : On dit que les Prussiens ont attaqué le fort de Vanves, qu’ils sont montés trois fois à l’assaut et que trois fois ils ont été repoussés avec de grandes pertes. On dit que le général Trochu a annoncé aux Parisiens que, d’ici à quelques jours, deux armées françaises se dirigeraient sur Paris, l’une par Orléans, l’autre par Chartres. On dit que le pauvre Dʳ Morère, maire de Palaiseau, ayant, par suite de mauvais traitements, tué à coups de revolver deux officiers prussiens, aurait à son tour été tué ! Tout cela est-il vrai ? Ce qui est vrai, c’est que les Prussiens ont en ce moment 900 blessés au Château, depuis leur attaque de Paris, sans compter les malades, qu’on dit plus de 700 au Lycée. À 4 heures, cet après-midi, est arrivé à la Préfecture le roi de Prusse ; il est accompagné de M. de Bismarck et, dit-on, du général de Molke (sic). Croirait-on qu’une foule considérable de femmes et de Français se trouvait sur le passage du roi de Prusse, le long de la rue des Chantiers et sur l’avenue de Paris, que beaucoup d’hommes se sont découverts sur son passage et que, dit-on, on a même entendu plusieurs cris de : Vive le Roi ! Pauvre pays, où en sommes-nous ? Ce soir, nous avons coupé la cuisse à l’un de nos blessés du couvent Saint-Martin….. Ce matin, comme je sortais de faire nos pansements au couvent Saint-Martin, j’ai trouvé là un officier prussien chargé du casernement. Il venait demander tous les lits disponibles que l’on pourrait lui donner pour porter au Château. Il en a fait autant dans tous les établissements publics, Grand et Petit-Séminaires, maisons particulières d’ambulances, etc. Il m’a dit qu’ils voulaient concentrer tous leurs blessés au Château pour ne point répandre le typhus dans la ville et qu’ils avaient besoin de beaucoup de lits, parce que, la semaine prochaine, ils auraient une grande attaque et, par conséquent, un grand nombre de blessés. Les sergents de ville ont annoncé dans la ville, au son de la caisse, que les grandes eaux du Parc joueraient aujourd’hui et que le roi de Prusse s’y rendrait. Je me suis rendu dans le Parc pour la première fois depuis l’occupation. J’en ai le cœur navré ; à toutes les fenêtres du Château, des Prussiens malades, des matelas sur la terrasse, des draps de lits pendus aux fenêtres, des blessés, avec leurs appareils, se promenant ou couchés sur les terrasses, les allées foulées par les voitures et les pieds des chevaux, enfin l’abandon et la ruine. Cependant, le Parc paraissait encore grandiose quand les eaux ont joué et paraissait faire l’admiration de ces masses de Prussiens dont la foule accompagnait leur Roi. Guillaume m’a paru maigri et vieilli depuis que je l’avais vu en 1867, dans ce même parc, auprès de celui qui ne soupçonnait guère alors le sort qui lui était réservé par celui qu’il traitait alors comme son hôte. J’ai vu avec plaisir que, si beaucoup de Prussiens se pressaient sous (sic) les pas du Roi, il y avait bien peu de Français et qu’en général ils se tenaient à distance. Le Roi était accompagné de M. de Bismarck et avait pour guide M. Dufrayer, le directeur des Eaux. Point de nouvelles encore aujourd’hui. On dit ce matin que les Français ont attaqué les Prussiens à Saint-Cloud et les ont repoussés jusqu’à Ville-d’Avray. On dit aussi que le docteur Pigache a été tué pendant qu’il allait voir un malade, par une balle tirée de l’autre côté de la Seine, tirée par les Français. Du reste, aujourd’hui, rien de nouveau. Il a fait aujourd’hui un temps affreux toute la journée, ce qui n’a pas empêché les Prussiens de faire un grand nombre de mouvements ; on dirait qu’ils se préparent à quelque chose. On dit dans la ville qu’hier, le roi de Prusse allant visiter ses troupes du côté de Bourgival, a été assailli dans les bois de plusieurs coups de feu qui ont tué et blessé plusieurs hommes de son escorte. Ces jours derniers, on a amené à Versailles et emprisonné le curé de Meudon, accusé par les Prussiens d’avoir fait des signaux aux Parisiens, et le vicaire d’Épernon, qu’ils disent avoir fait sonner les cloches à leur approche. M. Cochard, chef de division à la Préfecture, qui a refusé de continuer ses fonctions sous le préfet prussien, a été déclaré prisonnier de guerre. Toujours pas de nouvelles. Le vicaire a été mis en liberté aujourd’hui. Il a plu encore aujourd’hui tout le jour. Je suis peu sorti. M. Cochard est sorti de prison en payant les 200 francs exigés par le préfet prussien. Du reste, rien de nouveau. Je ne suis sorti que pour faire les pansements de nos blessés. Je n’ai rien appris de nouveau….. ….. Le marché est couvert de monde ; les légumes y abondent ; je n’ai jamais tant vu de si beaux choux-fleurs, qu’on donne presque pour rien, les maraîchers ne pouvant les porter à Paris. Voici ce que vient de me raconter M. B… et qui lui a été raconté par un officier prussien : 120 hommes de cavalerie prussienne sont entrés dans le village d’Ablis, près Dourdan. Les paysans les ont reçus et les ont couchés. Pendant la nuit, presque tous ces Prussiens ont été tués par les paysans ; il n’est resté qu’un officier et trente soldats. Le lendemain, le village a été entièrement brûlé, mais la plupart des paysans s’étaient sauvés. Du reste, rien de nouveau, si ce n’est que de fortes détonations de canons ont eu lieu cette nuit, sur les 11 heures, du côté de Saint-Cloud. ….. Rien de nouveau ; pas de nouvelles. Aujourd’hui, le bruit court dans la ville qu’il y a eu une rencontre entre les Prussiens et nos troupes près d’Orléans et que notre armée a encore éprouvé un grave échec. Pauvre France, dans quelle affreuse passe tu te trouves ! Ce matin, est arrivée dans Versailles une centaine de pauvres habitants de Garches, femmes, vieillards et enfants. C’était le reste de la population de ce village. Les Prussiens les ont renvoyés parce qu’il paraît qu’ils veulent s’y placer pour attaquer, dit-on, le fort du Mont-Valérien. On a été obligé de donner du pain à tous ces pauvres gens et on les a fait coucher la nuit au Grand-Séminaire. On a vu passer sept mobiles prisonniers, conduits par les Prussiens. Déjà, plusieurs boulangers de la ville ont cessé de cuire, faute de farine ; tout devient très cher ; on peut très difficilement se procurer du sucre. Que Dieu nous protège ! Voici un fait qui est arrivé hier : un vieillard de soixante-dix-neuf ans, M. Hamel, ancien conseiller à la Cour d’Amiens, avait un petit appartement rue Neuve. Un officier prussien se présente chez lui pour y loger. Ce vieillard lui fait observer la petitesse de son logement qui ne lui permet pas de l’y recevoir et lui offre de payer pour lui un logement dans un hôtel. L’officiere refuse et veut absolument rester dans l’appartement et s’empare de son lit. Le pauvre vieillard reçoit une telle commotion de cette discussion qu’il tombe frappé d’apoplexie aux pieds de ce brutal officier. L’autorité supérieure prussienne punira-t-elle cet acte de sauvagerie ? J’en doute. Aujourd’hui, est venu à Versailles un général français, que l’on dit être le général Boyer. Il est resté deux heures en conférence avec M. de Bismarck. Une foule considérable s’était amassé rue de Provence, où loge M. de Bismarck. À la sortie du général de chez l’ambassadeur prussien, le général a été accueilli par les cris de : Vive la France ! Plusieurs nouvelles circulent dans la ville. On dit que les Français ont repris Orléans. On dit aussi que 10, 000 hommes de troupes françaises sont à Dreux. Tout cela est-il vrai ? On dit que le général français qui est venu hier a resté coucher à Versailles et qu’aujourd’hui il a eu une nouvelle entrevue avec M. de Bismarck. On ajoute qu’il vient de Metz. Qu’y a-t-il de nouveau ?….. Aujourd’hui, après nos pansements, je suis allé entendre la messe de neuf heures à Notre-Dame. C’est l’heure où les Prussiens catholiques vont aussi entendre la messe. L’église était entièrement pleine de soldats. Au moment où je suis arrivé, un prêtre allemand leur faisait un sermon. Après ce sermon, écouté très religieusement par tous ces soldats, la messe a commencé. Elle était servie par un jeune soldat ; l’orgue du chœur, touché par un Allemand, a joué plusieurs morceaux ; puis la musique militaire lui a succédé. Je dois dire que tous ces morceaux étaient graves et religieux. Pendant la messe, trois des soldats ont communié. Après la messe, l’officiant est monté en chaire, a lu l’Évangile, fait un sermon, dit les prières, et tous se sont retirés dans le plus grand ordre. À la même heure, un office d’une autre nature avait lieu dans la chapelle du Château ; à cet office du rite évangélique assistait le roi de Prusse. Il était placé dans un fauteuil, dans le bas de la Chapelle. Une foule considérable d’officiers de tous grades encombraient le bas et les galeries du haut, dans lesquelles étaient aussi rangés un grand nombre de soldats en armes. Le ministre était placé, le dos tourné à l’autel, sur les dernières marches….. J’ai appris que les Prussiens ont enlevé tous les tapis d’Aubusson du château de Saint-Cloud, ainsi que d’autres objets précieux. Rien de nouveau. ….. Cette après-midi, j’ai rencontré M. R…, qui m’a lu un article du Journal Officiel de Tours, du 12, dans lequel M. Gambetta annonçait que Paris faisait une très belle défense, que la garde nationale avait repoussé les Prussiens de toutes leurs positions. J’ai craint qu’il n’y ait eu un peu d’exagération dans ce récit, car il parle de Saint-Cloud comme ayant été occupé par les Parisiens, et malheureusement les Prussiens l’occupent toujours. Une chose m’a encore peiné dans ce récit, c’est l’annonce que l’on ne mangeait en ce moment dans Paris que de la viande de cheval, ce qui me ferait craindre que l’on commençât à sentir la famine, quoiqu’on dise que c’est pour conserver la viande fraîche des animaux que l’on conserve. Il paraît ici un nouveau journal intitulé Nouvelliste de Versailles, rédigé par les autorités prussiennes ; c’est leur journal officiel. Si l’on en croît ce journal, nos affaires ne s’amélioreraient pas !!! Enfin, notre sort est dans la main de Dieu. Aujourd’hui, M. D… est parti avec les voitures de l’Internationale pour Dreux, où il va chercher des objets pour les blessés….. Quand je suis sorti après-dînée, j’ai rencontré le roi de Prusse à cheval, accompagné de son fils et de son état-major, qui sortaient du Parc ; c’était le jour de naissance du Prince Royal ; aussi les casernes étaient-elles ornées de guirlandes de feuillage et la musique militaire jouait sous les fenêtres du Roi….. Rien de nouveau dans la matinée. Le nonce du Pape, Mᵍʳ Chigi, est sorti de Paris et s’est rendu à Versailles. Aujourd’hui, on le dit parti pour Tours. M. Schérer m’a dit ce soir qu’un officier prussien avait recommandé à la Mairie de garder quelques bons logements, à cause de la présence dans quelques jours ici de représentants des puissances neutres. Il paraît que cette nuit il y a eu une vive canonnade du côté de Rueil. Rien de nouveau. Aujourd’hui, j’ai reçu la visite du grand-duc de Saxe ; c’est un homme d’une cinquantaine d’années, grand, de bonne tournure, l’air froid et assez grave. Il m’a abordé fort poliment, en me disant que, lisant en ce moment mon livre sur Versailles, il avait voulu saluer l’auteur. Il paraît fort instruit, particulièrement des choses du xviiiᵉ siècle. Il a parcouru avec admiration notre bibliothèque et s’est arrêté surtout à ce qui regardait la reine Marie-Antoinette et Mᵐᵉ du Barry. Il a toutes les manières d’un grand seigneur, avec la politesse d’un Parisien. J’aurais été très enchanté de sa visite si elle avait eu lieu dans d’autres circonstances, et surtout si son costume ne m’avait pas constamment rappelé que je parlais à l’un de nos ennemis….. Ce matin, on a entendu une assez vive canonnade ; on dit que c’est du côté de Garches. Toute la ville a été aujourd’hui en émoi. La canonnade de ce matin a repris avec plus de vivacité au milieu du jour et elle s’est tellement rapprochée de la ville qu’on aurait dit que c’était à ses portes. L’on se battait, en effet, entre Garches et Vaucresson. Toute la garnison prussienne de Versailles s’est portée de ce côté, avec de nombreuses pièces d’artillerie. Sur les 2 heures, le roi de Prusse, le Prince Royal, le général de Molke et leurs états-majors sont allés vers le lieu de la bataille. La ville était tout en mouvement ; la plupart des boutiques se sont fermées. Une masse de monde, hommes, femmes et Prussiens mêlés, se pressaient cour du Château, rue des Réservoirs, rue Duplessis, partout où l’on croyait voir quelque chose du côté du combat que l’on entendait parfaitement. Les Prussiens avaient fait fermer toutes les grilles de la ville ; un régiment était campé, avec armes et bagages, au milieu de la place d’Armes : deux pièces de canon braquées et prêtes à tirer étaient placées devant chaque avenue, de façon à les balayer en cas d’attaque ; enfin, toutes les précautions en cas de surprise étaient prises par eux. Vers 5 heures, le feu parut un peu diminuer ; sur la demande d’un officier prussien qui revenait du combat, les voitures de l’Internationale partirent pour se rendre à la Celle-Saint-Cloud. Enfin, tout bruit cessa à la nuit, sur les 6 heures du soir. Il paraît qu’hier soir et cette nuit sont arrivées aux ambulances beaucoup de voitures de blessés prussiens. J’ai vu arriver quatre grandes voitures de blessés français à l’hôpital militaire. Ils étaient dans des voitures de l’ambulance prussienne et conduits par des Prussiens. Aujourd’hui, la journée s’est passée sans entendre dee canonnade et la ville a repris sa physionomie ordinaire….. M. Deroisin, que je viens de rencontrer, m’a dit qu’un officier français blessé lui avait dit que l’affaire d’hier aurait pu avoir de bons résultats, mais que malheureusement on les avait fait partir sans leur dire ce que l’on voulait faire et que toute cette attaque s’est faite sans ordre et devait échouer. Il est entré aujourd’hui à Versailles, par suite de ce combat, une cinquantaine de prisonniers et deux pièces de canon : on les a placés à la caserne de la rue Royale. Il fait un temps affreux, une pluie et un vent continuels. Je suis allé à la messe de neuf heures à Saint-Louis, où il y avait aussi un assez grand nombre de Prussiens. Il meurt beaucoup de blessés prussiens du dernier combat. Cet après-midi, j’ai vu sortir du Château cinq bières d’officiers ; elles étaient accompagnées d’un assez grand nombre de soldats en armes et précédées des tambours et de la musique ; un ministre protestant les accompagnait. Leur musique et leur marche étaient lugubres et en rapport avec la triste cérémonie….. Temps affreux, accompagné d’un vent considérable….. M. Delerot a eu la complaisance de m’envoyer la liste des logements à Versailles des principaux personnages de l’armée prussienne ; la voici : À l’hôtel des Réservoirs, logent : le grand-duc héréditaire de Saxe-Weimar, le prince de Mecklembourg, le prince Eugène de Wurtemberg, le duc de Cobourg, le prince héréditaire de Hohenzollern, le prince Guillaume de Wurtemberg, le prince de Holstein-Augustenbourg : — à l’hôtel de Mᵐᵉ Paturle, rue des Réservoirs, nᵒ , logent le prince de Solms, le prince Franckenberg et le prince Puttbus ; — avenue de Paris, nᵒ 58, le prince Luitpold de Bavière ; — rue de l’Impératrice, nᵒ 1, le prince Charles de Prusse ; — même rue, nᵒ 5, le grand-duc de Mecklembourg ; même rue, nᵒ 6, le prince Adalbert de Prusse ; — rue de Béthune, nᵒ 1, le grand-duc régnant de Saxe-Weimar ; — rue Neuve, nᵒ 35, M. de Moltke, major général ; — rue Colbert, nᵒ 7, M. le Ministre de la Guerre ; — même rue, nᵒ 9, 11, 13, sont installés les bureaux du Ministère ; — les bureaux de la Chancellerie de la Confédération du Nord sont installés dans les maisons qui avoisinent la maison habitée par M. de Bismarck, rue de Provence, nᵒ 14 (à la grille de cette dernière, est écrit en allemand : Chancelier de l’Empire) ; — en face de M. de Bismarck, dans la maison de M. Dufour, juge de paix, logent le général d’artillerie de Hindercin et le général du génie de Kleist ; — les bureaux de l’Intendance générale de l’armée sont établis avenue de Saint-Cloud, nᵒ 79, maison de M. Chardon, et 77, maison Victor Morel : le rez-de-chaussée de cette dernière maison est occupé par le prince Pless, le premier étage par le général de Horch, et le second par le général Berner. — Le magasin du quartier général du Roi s’est établi avenue de Saint-Cloud, nᵒ 44, dans les hangars de M. Morel. La rue Saint-Pierre et les environs de la Préfecture ont été occupés par les soldats de la garde du Roi. Pluie continuelle une partie de la journée. Hier, on a enterré en grande pompe un général prussien et cinq autres officiers. Aujourd’hui, trois autres officiers ont aussi été enterrés. Hier soir, on a observé au ciel, partant de Paris et vers le nord, une vive lumière s’étendant par jets vers le sud. Presque tout le monde a regardé ce phénomène comme une aurore boréale ; cependant, G…, qui l’a observé pendant une grande partie de sa durée, croit que c’est un effet de lumière électrique qui partait de Paris et auquel il attribue une signification. Ce soir, un phénomène de même nature s’est encore produit, mais beaucoup moins intense ; nous l’avons observé tous deux sur la Bibliothèque. Il y avait dans la direction de Paris un vaste foyer d’un rouge pâle, s’irradiant par rayons de tous les côtés ; puis, une longue trace de cette même lumière rouge éclairant une partie du ciel s’étendait du foyer principal et du nord-est au sud-ouest, à perte de vue. Je suis un peu de l’avis de G… et je pencherais à croire que ce que j’ai vu pourrait bien être dû à la lumière électrique ou à un foyer incandescent venant de Paris. Pluie torrentielle toute la journée. Point de nouvelles. Les hôpitaux prussiens de Versailles sont encombrés et il y a une très grande mortalité. Ce soir, on aperçoit du côté de Paris une légère lueur, mais rien de comparable aux deux derniers jours. Triste journée, temps affreux et nouvelles cruelles. Les Prussiens disent avoir reçu aujourd’hui une dépêche télégraphique leur annonçant que le général Bazaine s’était rendu avec Metz. Si cela est vrai, tout est perdu, car l’armée prussienne qui l’entourait va devenir libre et pourra achever (sic) toute autre armée française de venir au secours de Paris. Oh ! mon pauvre pays, dans quelle terrible position tu te trouves ! Quels criminels que ceux qui [ont] attiré toutes ces calamités sur nos têtes ! Ici, nous sommes toujours accablés par les réquisitions. Aujourd’hui, ils ont demandé 6, 000 couvertures et menacé de les prendre par leurs soldats chez les habitants si on ne les leur donnait pas d’ici à deux jours. La municipalité fait un appel à tous les habitants pour demander à chacun une ou deux couvertures. Quelle misère, mon Dieu ! Quand cela finira-t-il ? Le temps est toujours affreux. Aujourd’hui, toute la ville était en émoi. Les Prussiens ont demandé 6, 000 couvertures qu’il fallait leur livrer dans deux jours, avec menace, si la Mairie ne leur livrait pas, d’envoyer leurs soldats dans chaque maison les prendre de force aux habitants. Pour éviter ce malheur, la Mairie s’est chargée de les recueillir elle-même ; des appels au son de la cloche et du tambour ont été faits dans toute la ville et les couvertures sont arrivées à la Mairie. M. de Bismarck vient de faire un appel à toutes les cours de l’Allemagne, afin de réunir un congrès de tous ces États. Ce congrès se réunit à Versailles. Tous les diplomates sont arrivés et, depuis hier, ils ont commencé leurs travaux. C’est dans la maison et dans le salon de Cécile L…, rue de Provence, nᵒ 4, qu’ils tiennent leurs séances….. Temps affreux ; pluie battante toute la journée. Après mes pansements du matin, je suis resté à travailler toute la journée. Rien de nouveau….. En sortant de la messe ce matin, j’ai rencontré M. médecin de Ville-d’Avray ; à l’encontre des nouvelles prussiennes sur la reddition de Metz, auxquelles on ne veut pas croire, il m’a lu une nouvelle transcrite par lui d’après un journal qu’il ne m’a pas nommé, par laquelle Bazaine aurait fait faire une fasse attaque aux Prussiens, pendant laquelle il aurait pu passer avec le gros de son armée sur un autre point, se serait dirigé vers Lyon, se serait réuni à l’armée qu’il y aurait trouvée et se dirigerait actuellement au secours de Paris. Tout cela me paraît bien beau et bien difficile à croire. Attendons ! M. Thiers est arrivé aujourd’hui à Versailles ; il a eu une conférence avec M. de Bismarck et avec le général de Moltke, et est parti l’après-dînée pour Paris. Le maire de Saint-Cloud et plusieurs conseillers municipaux avaient été amenés en prison à Versailles par les Prussiens. Ils avaient écrit une lettre au gouvernement de Paris pour demander qu’on diminuât le feu continuel des forts qui décimait les habitants de Saint-Cloud et détruisait toutes les maisons sans faire aucun mal à l’ennemi. Cette lettre a été publiée par un journal de Paris et a été connue des Prussiens ; ils ont considéré cela comme entretenant des correspondances avec l’ennemi, ce qui est un cas de mort. Ils ont été jugés aujourd’hui par le conseil de guerre, qui n’y a pas vu un si grand mal et qui les a acquittés. Ce matin, le prince Luitpold de Bavière est venu visiter la Bibliothèque. Il était accompagné de son fils et d’aides de camp. Il a regardé avec intérêt le livre des Fêtes de Versailles et a été fort aimable. Quelle longue interruption ! Hélas ! Dieu a ajouté à toutes les peines que j’éprouve en ce moment la maladie. Le premier de ce mois, j’ai été saisi de la fièvre au couvent Saint-Martin, en pensant mes malades avec G… Rentré chez moi, j’ai été pris d’un point pleurétique et je me remets à écrire aujourd’hui pour la première fois. Malheureusement, nous ne sommes pas plus avancés aujourd’hui que le jour où j’ai cessé d’écrire. Les Prussiens sont toujours ici et Paris canonne presque tous les jours. Quand donc, mon Dieu, finira cette terrible tragédie ? En attendant, Versailles a toujours le même aspect. Plusieurs faits on eu lieu depuis ma maladie : D’abord, MM. Harel et [de Raynal], substituts du procureur de la République, ont été emmenés prisonniers en Prusse, ainsi que [M. Thiroux], directeur de la poste. Les deux premiers avaient pu écrire à Paris et en avoir réponse ; l’ennemi l’a su et ils ont été considérés comme entretenant des correspondances avec l’ennemi ; le troisième, qui faisait parvenir des lettres en cachette, a été considéré de même. On m’a dit aussi que M. Guillemain, président du Tribunal, avait annoncé au préfet prussien qu’il allait rouvrir le tribunal. Celui-ci lui a dit de rendre la justice au nom du gouvernement déchu ; le président s’y est refusé et le tribunal n’a point été ouvert. Quant aux nouvelles militaires, elles sont toutes contradictoires. Aujourd’hui, le bruit court qu’une sortie générale de l’armée de Paris a eu lieu, et on s’attend à quelque combat décisif d’ici à peu. Que Dieu veuille, s’il en est ainsi, qu’il soit en notre faveur, et surtout qu’il change notre affreuse position….. Samedi, le prince royal de Prusse est venu visiter la Bibliothèque ; j’ai pu descendre un instant en robe de chambre. Il a été on ne peut plus aimable et gracieux. Point d’autres nouvelles. Toute cette nuit et toute la matinée, on a entendu une vive canonnade du côté de Sèvres et Saint-Cloud. Toutes les troupes prussiennes de Versailles étaient en mouvement. Que se passe-t-il en ce moment ? Nous l’ignorons. Dans la journée, rien de nouveau. Toujours beaucoup de récits sur les mouvements de nos troupes, mais rien de certain. Cela ne peut pourtant durer. Encore une nuit et une matinée de canonnade. Qu’en est-il résulté ? Si l’on en croit les on-dit, les Prussiens auraient été fort maltraités, tandis que les Prussiens disent au contraire que ce sont les Prussiens (sic). Du reste, rien de nouveau….. Aujourd’hui, peu de canonnades. Rien de nouveau dans la ville. Le conseiller Bamberg, consul de la Confédération du Nord, un ancien ami de M. Kastner, que j’avais vu avec lui, il y a une dizaine d’années, est venu me rendre visite et regarder notre collection musicale. C’est un très grand amateur de musique et il possède une très belle collection. J’ai eu aussi la visite du comte de Bismarck, neveu du ministre et l’un des chefs de la légation prussienne ; c’est un jeune homme, grand amateur de livres ; il a été fort aimable et a beaucoup admiré la Bibliothèque….. Dans la journée, quelques coups de canon ; du reste, point de nouvelles. Depuis deux jours, le froid est assez intense. Il gèle même pendant le jour….. Continuation de la canonnade du côté de Paris. Du reste, rien de nouveau….. Aujourd’hui, il s’est fait un grand mouvement de troupes ; il semble qu’il se prépare quelque grande affaire….. Quoi qu’en dise G…, je sens que je suis énormément affaibli par la maladie que je viens d’avoir et que je ne résisterai pas à une nouvelle maladie….. Rien de nouveau….. ….. Toujours la canonnade du côté de Paris. Rien autre de nouveau. Rien de nouveau. Toujours beaucoup de nouvelles contradictoires sur ce qui se passe depuis plusieurs jours du côté de Paris et du côté de l’armée de la Loire. On a amené dans la cour du Château quinze canons pris sur les Français….. Point de nouvelles….. Froid et neige. La gelée sur la neige est si forte que les chevaux ne peuvent pas marcher….. Toutes les nouvelles semblent confirmer que nos troupes ne réussissent nulle part. Que la France est donc dans un état malheureux ! Toujours un temps affreux. Gelée. Neige. Hélas ! rien de nouveau….. Journée de bonheur : ce soir, au moment du dîner, sont arrivés mes chers enfants. Je n’ai rien à ajouter. Rien de nouveau. Temps affreux. J’ai eu toute la journée mes chers enfants….. Rien de nouveau. ….. Rien de nouveau dans les affaires publiques. Rien de nouveau. Rien de nouveau. Rien de nouveau. Rien de nouveau. Rien de nouveau. Toute la ville a été aujourd’hui en mouvement. On dit que des mobiles et des francs-tireurs qui avaient été amenés ici prisonniers se sont échappés ; aussi, tous les Prussiens se sont mis en quête pour les rattraper. Les barrières ont été fermées et l’on ne laissait plus sortir ni les hommes, ni les voitures. Des visites domiciliaires ont été faites dans toutes les maisons et tout cela a duré jusqu’à 9 heures du soir. Je ne sais pas ce qui en est résulté. (Ici s’arrête le Journal de M. Le Roi.) * ↑ Versailles Illustré, 6ᵉ année, nᵒ 63 (juin 1902), pp. 31-34 ; 4 ill. dans le texte. * ↑ Nous jugeons inutile d’accompagner ce texte de notes explicatives ; le lecteur n’aura qu’à se reporter à l’ouvrage justement célèbre de M. Delerot, Versailles pendant l’Occupation, où il trouvera tous les éclaircissements nécessaires. * ↑ Un confrère de M. Le Roi. Nous avons remplacé la plupart des noms propres par des initiales, plusieurs d’entre eux étant encore portés par des familles versaillaises. * ↑ Un confrère de M. Le Roi. * ↑ C’était la Ville de Florence, montée par Gabriel Mengin et Lutz ; ce ballon, parti du boulevard d’Italie à 11 heures du matin, atterrit à 2 h. 30 du soir, dans le bois de Vernouillet, près de Triel (Seine-et-Oise). * ↑ Le Céleste, monté par Gaston Tissandier, partit de l’usine à gaz de Vaugirard le 30 septembre, à 9 h. 30 du matin, et descendit à 11 h. 50, près de Dreux. * ↑ Le Kronprinz était né le 18 octobre 1831. * ↑ Ernest ii, grand-duc de Saxe-Weimar, né le 21 juin 1818. * ↑ En blanc dans le texte. * ↑ Le prince Luitpold de Bavière, oncle du roi Louis ii, exerça plus tard la Régence ; il était frère du roi de Bavière Maximilien ii et mourut en 1912 ; son fils, Louis, né en 1845, lui succéda comme Régent en 1912 ; il fut reconnu comme roi de Bavière à la mort d’Othon, fils de Louis ii (5 nov. 1913) et fut détrôné en 1918 par la Révolution. * ↑ ᵉᵗ En blanc dans le texte. * ↑ Le Prince Royal, né en 1831, plus tard roi de Prusse et Empereur sous le nom de Frédéric iii, père de l’ex-Kaiser Guillaume ii.
4,223,730
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_oracles_de_Michel_de_Nostredame--Tome_2--Section_I--Partie_2--Centurie_VI
Les oracles de Michel de Nostredame/Tome 2/Section I/Partie 2/Centurie VI
# Les oracles de Michel de Nostredame/Tome 2/Section I/Partie 2/Centurie VI Rediriger vers :
4,223,731
https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_Homme_s%C3%A9rieux--04
Un Homme sérieux/04
# Un Homme sérieux/04 En sortant du cabinet du marquis, Dornier avait fait une courte apparition chez Mᵐᵉ de Pontailly. L’accueil qu’il en reçut lui ayant montré qu’il n’avait rien perdu de sa faveur, il partit un peu rassuré et se rendit à l’hôtel Mirabeau, où il espérait trouver M. Chevassu. Le député n’était pas encore rentré, mais il avait dit qu’il reviendrait pour dîner, et Dornier l’attendit. À la vue de son confident, M. Chevassu poussa une exclamation de surprise et de satisfaction. — Vous voilà donc enfin ! dit-il ; je n’ai appris votre arrestation que ce matin, et j’allais m’occuper des démarches nécessaires pour vous faire mettre en liberté. — Mon emprisonnement n’est rien, répondit Dornier, dont la physionomie annonçait une préoccupation sérieuse, mais voici quelque chose qui mérite, je crois, de fixer votre attention. Le journaliste raconta comment il avait trouvé Moréal seul avec Mˡˡᵉ Henriette, et quelle outrageante réception il avait supportée de la part de la jeune fille. De ce récit artificieusement combiné, il semblait résulter que M. de Pontailly protégeait ouvertement les espérances du vicomte, que la marquise elle-même les favorisait, sinon d’une manière formelle, du moins par une tolérance tacite, qu’en un mot M. Chevassu rencontrait dans sa propre famille l’opposition la plus déclarée. Ainsi que l’avait prévu l’adroit narrateur, à la seule idée de ses projets contrariés et de son autorité méconnue, le député montra une magnifique indignation. — Pour quel Géronte me prend-on ? s’écria-t-il ; M. le marquis se figure peut-être que j’ai besoin de son bon plaisir pour marier ma fille ; il verra qu’il se trompe. Quant à ma sœur, qui à tout propos m’accuse de négligence et de faiblesse, je lui montrerai que j’ai autant de vigilance que de fermeté ; je ne laisserai pas chez elle Henriette vingt-quatre heures de plus. — Ce serait peut-être une mesure de haute prudence, reprit Dornier. — Il ne manque pas de pensions à Paris, et là du moins mes intentions seront respectées. — Mais ne craignez-vous pas que Mᵐᵉ la marquise ne se trouve offensée ? dit le journaliste, qui savait bien que cette aristocratique dénomination irriterait encore la mauvaise humeur de l’orgueilleux bourgeois. — Que Mᵐᵉ la marquise se trouve offensée ou non, peu m’importe ! répondit aigrement M. Chevassu ; ne dirait-on pas que je suis sous sa tutelle ? Je ferai voir à tout ce monde-là que je suis le maître chez moi. Mais parlons d’autre chose, car ces impertinences nobiliaires m’échauffent la bile. — Avez-vous avancé vos affaires depuis que j’ai été privé du plaisir de vous voir ? demanda Dornier, qui avait obtenu ce qu’il désirait. — Oui et non, répondit le député ; j’ai eu deux conférences avec ces messieurs, qui, entre nous, me paraissent un peu plus épris de leur mérite que disposés à rendre justice au talent d’autrui. Cependant il y a parmi eux quatre ou cinq hommes avec qui, je crois, il me sera facile de m’entendre ; ils prennent le thé ici ce soir. Vous serez des nôtres ? — Volontiers. Je devine ce qui est arrivé, votre capacité leur aura fait peur. — C’est possible, répondit le député avec un sourire qui cherchait à être modeste ; j’ai eu le tort de me présenter carrément, au lieu d’arriver de profil, et ils ont trouvé peut-être mes épaules un peu larges. — Heureusement vous avez découvert du premier coup le moyen de vous faire pardonner votre supériorité ; car je pense que votre thé de ce soir n’est qu’un ballon d’essai, et que vous avez l’intention de donner des dîners ? — Croyez-vous que cela soit utile ? — Indispensable. Lucullus eût été le premier homme politique de notre époque. — Vous avez peut-être raison ; je donnerai des dîners. — Alors on vous permettra d’avoir du talent. M. Chevassu et Dornier dînèrent ensemble. Vers neuf heures, les honorables invités arrivèrent. L’entretien, qui roula exclusivement sur la tactique à adopter pendant la session, commençait à devenir fort animé, lorsque la porte, en s’ouvrant, livra passage à un personnage dont la visite était très inattendue : c’était Prosper Chevassu. En reconnaissant son fils, le député du Nord fronça ses noirs sourcils, et son visage exprima une vague inquiétude, tandis que ses collègues examinaient d’un air surpris la physionomie fort peu parlementaire du nouveau venu. — Messieurs, je vous présente mon fils, se décida enfin à dire M. Chevassu. — Frais émoulu des cachots de l’ordre de choses, déclama Prosper. — Ah ! ah ! c’est le tapageur qui s’est fait arrêter à l’émeute de vendredi, dit un député à son voisin ; il a l’air d’un fier sacripant. L’étudiant, en effet, était en ce moment assez terrible à voir ; la teinte noirâtre du bas de son visage, jointe au vermillon dont le vin de Johannisberg du marquis avait enluminé ses joues, et à la hardiesse de deux yeux étincelans, composait un ensemble que n’eût pas dédaigné un artiste chargé de peindre une bacchanale, mais qui devait obtenir peu de succès près de gens estimant avant tout la gravité. Sans se laisser imposer par les regards courroucés de son père, Prosper s’approcha de la table à thé, remplit une tasse, prit une tartine, et vint ensuite se placer au milieu du groupe qui causait devant la cheminée. — Messieurs, dit-il avec un superbe aplomb, je vois que j’ai l’honneur de me trouver avec des députés. Je me félicite d’autant plus de faire votre connaissance, que je veux adresser incessamment une pétition à la chambre. Je prendrai la liberté de vous la recommander dès à présent. — Prosper, songez à qui vous parlez, dit M. Chevassu d’un air d’anxiété. — Puisque nous sommes chez vous, mon père, je ne puis parler qu’à d’honorables citoyens, ennemis de l’arbitraire et défenseurs des droits de tous. — Vous voulez nous adresser une pétition ? dit un gros homme à mine bourrue ; à quel propos, s’il vous plaît ? — Je désire attirer l’attention de la chambre sur le monstrueux abus des détentions illégales dont nous sommes chaque jour témoins. Victime moi-même d’un attentat de ce genre, il m’appartient d’attacher le grelot au cou du despotisme ministériel. — De quoi vous plaignez-vous ? reprit avec brusquerie le député ; vous allez faire du tapage sur le boulevard, on vous arrête, rien de plus juste ; vous n’aviez qu’à rester chez vous. — Rien de plus juste, monsieur ! s’écria Prosper, dont la figure prit une nouvelle teinte d’enluminure ; ainsi donc il sera désormais défendu d’aller faire, après dîner, un tour de promenade sur le boulevard ! ainsi donc une bande de sicaires aura le droit d’assommer le citoyen paisible à qui l’exercice est ordonné pour sa santé ! ainsi donc… — Il est fou, dit à demi-voix le gros homme. — Brutus aussi a été traité de fou, répliqua l’étudiant du ton le plus dédaigneux. — Taisez-vous, Prosper… Messieurs, ayez de l’indulgence… un peu de vivacité est excusable chez un jeune homme qui se croit la victime d’un acte arbitraire. — Pas d’excuses, mon père ! interrompit Prosper avec véhémence ; ces messieurs, j’en suis sûr, à l’exception d’un seul, comprennent et partagent mon indignation. Me trompé-je, d’ailleurs, d’autres sympathies ne me manqueront pas. La chambre des députés, après tout, n’est qu’une minime fraction du pays, et, si les hommes qui la composent s’endorment dans une coupable apathie, il est hors de son enceinte des cœurs patriotes qui veillent. Des murmures improbateurs accueillirent ces paroles. — Ceci devient scandaleux. — C’est une insulte à la chambre. — Une pareille diatribe est intolérable. — Prosper ! Prosper ! s’écria M. Chevassu, qui semblait être sur des charbons ardens. Pendant ce moment d’émotion générale, l’étudiant buvait son thé à petites gorgées, et promenait sur les assistans un regard de pitié. Lorsqu’il eut vidé sa tasse, il la posa sur la cheminée. — Messieurs, dit-il alors d’un air de persiflage, je demande la parole contre le rappel à l’ordre ; aux termes du règlement, on ne peut pas me la refuser. Cette parodie redoubla le mécontentement des membres de la chambre. — Je croyais, dit l’un d’eux, être venu ici pour discuter des intérêts sérieux, et non pour écouter des pasquinades d’écolier. — Je ne suis pas plus un écolier que vous n’êtes un maître, répondit Prosper d’un ton si vif, que les appréhensions de M. Chevassu s’accrurent en changeant de nature. — Je vous en prie, Dornier, dit-il à ami confident, tâchez de l’emmener, car il est capable de chercher querelle à l’un de ces messieurs, et jugez quel scandale ! — Je sais que j’ai le tort d’être jeune, reprit l’étudiant avec un accent dérisoire : aux yeux de la gérontocratie, c’est là un crime impardonnable ; mais peut-être un jour viendra où la génération nouvelle ne sera plus réduite à l’ilotisme. Oui, ce jour viendra, poursuivit Prosper en gesticulant avec feu ; j’en atteste la mémoire des hommes de 89 et les glorieux souvenirs de la république. Des perdreaux surpris dans leurs ébats par un coup de fusil ne se montrent pas plus effarouchés que ne le parurent les représentans de la nation en entendant siffler à leurs oreilles ce redoutable projectile, la république. Ceux qui étaient debout cherchèrent leurs chapeaux, ceux qui étaient assis se levèrent. Un instant après, tous se dirigeaient vers la porte avec l’ensemble qui caractérise les évolutions parlementaires. — On ne m’y prendra plus à accepter le thé de notre collègue ! — Après les discours du père, hélas ! mais après ceux du fils, holà ! — Nous faire assister à l’apologie de Robespierre ! C’est un guet-apens. Telles étaient les exclamations des députés, tandis qu’ils battaient en retraite. Vainement M. Chevassu allait de l’un à l’autre en représentant que les folles paroles d’un étourdi ne devaient pas devenir une pomme de discorde ; il n’obtint pas plus de succès près de ses confrères que n’en eut jadis Dindenault près de ses moutons, et la seule récompense de ses efforts fut une admonition assez acerbe, qu’avant de sortir lui adressa le gros député : — Monsieur Chevassu, lorsqu’on affiche l’espoir de devenir le chef d’un parti politique, il faut savoir être le maître dans sa maison. Je n’ai pas la prétention de diriger mes collègues, mais en revanche pas un de mes quatre fils ne s’aviserait de broncher devant moi. Ma recette est à votre service ; je n’en dis pas autant de mon crédit à la chambre. — Dornier, suivez ces messieurs, et tâchez de réparer les sottises de ce démon, dit à son ami le député consterné. Pendant ce temps, Prosper, resté maître du champ de bataille, s’était versé une seconde tasse de thé, et c’est en la savourant tranquillement au coin du feu qu’il attendait la tempête paternelle : elle ne tarda pas. — Malheureux ! dit M. Chevassu ; vous avez juré d’être mon mauvais génie : un ennemi mortel ne se montrerait ni plus acharné ni plus ingénieux à me nuire. Me voilà, grâce à vous, brouillé avec ceux de mes collègues sur qui je comptais le plus. Qu’allez-vous faire maintenant ? que me gardez-vous encore ? Sans doute votre malfaisante imagination n’est pas à bout. — Mon imagination n’est pas malfaisante, répondit l’étudiant avec calme ; fougueuse, irritable, à la bonne heure. Il est vrai qu’en présence de pareils êtres, il est difficile… — Répondez, monsieur, au lieu de discuter, interrompit impérieusement le député ; d’abord, que venez-vous faire ici ? — Deux choses, reprit Prosper sans s’émouvoir : chercher ma malle et vous demander de l’argent. — De l’argent ! s’écria M. Chevassu de l’air d’un homme qui hésite à en croire ses oreilles. — Hélas ! oui, mon père, de l’argent ! — N’avez-vous pas reçu d’avance trois mois de votre pension ? — Sans doute ; aussi ne s’agit-il pas de ma pension, mais d’un petit arriéré… — Encore des dettes ! s’écria le député d’une voix tonnante, et vous osez en convenir ! — Il m’en coûte, mais j’aime mieux prendre l’initiative que de vous exposer à rencontrer sur votre passage les laides figures de mes créanciers, car ils sont tous fort laids. — Qu’ils y viennent ! — Ils y viendront, gardez-vous d’en douter. Maintenant que vous êtes à Paris, ils vont me laisser tranquille et s’attacher à vous. — Ils n’auront pas un centime. — Vous ne connaissez pas les entêtés. Ils sont capables de vous attendre chaque jour à la sortie du Palais-Bourbon et de vous assaillir de leurs doléances devant tous vos collègues. — Voilà donc le fruit de mes peines ! dit M. Chevassu en levant pathétiquement les mains au plafond ; sans respect, sans pudeur, sans remords, mon propre fils m’expose à devenir la fable de la chambre. Tout à l’heure c’était une pétition ridicule, maintenant c’est une émeute de créanciers. — Une pétition signée Chevassu ne saurait être ridicule, répliqua froidement l’élève en droit. — Signée Chevassu ! Voilà ce que je vous défends ; je ne souffrirai pas que mon nom serve de passeport à vos folies. — Votre nom est le mien, mon père. — Malheureusement ! — Malheureusement ou heureusement, il m’appartient, et je le prendrai dans ma pétition comme en toute autre circonstance. Voudriez-vous que je fisse un faux ? — Vous n’écrirez pas cette pétition. — En effet, je n’aurai pas cette peine, car elle est déjà écrite. L’étudiant mentait magnifiquement, dans l’intention d’accroître, pour en tirer parti, l’anxiété visible de son père. — Écoutez, Prosper, reprit M. Chevassu en cherchant à reprendre son sang-froid, quelque étourdi que vous soyez, il est impossible que vous ne compreniez pas les inconvéniens de la démarche que vous voulez faire. J’admets que votre pétition soit écrite en termes convenables et mesurés, il n’en est pas moins vrai qu’elle a pour base un fait auquel il est au moins inutile de donner une plus grande publicité. — Je me glorifierai éternellement de mes soixante heures de cachot, dit avec fierté le jeune républicain. — Soit ; glorifiez-vous-en, mais sans esclandre. Songez que je suis solidaire de vos actions, et qu’à la chambre un incident frivole suffit parfois pour enlever tout crédit au talent le plus sérieux. — Je vous jure, mon père, que, loin de vous nuire, ma pétition ne pourra que vous faire honneur. — Et moi, mon fils, s’écria M. Chevassu hors de lui, je vous jure que, si cette infernale pétition paraît sur le bureau, tout sera fini entre nous. Je vous déshériterai impitoyablement, dussé-je donner mon bien aux jésuites. Cette menace, et surtout la singularité de son appendice dans la bouche d’un député du côté gauche, annonçaient un courroux si violent, que Prosper crut prudent de ne pas le braver davantage. — Puisque vous connaissez si bien ma mauvaise tête, dit-il d’un ton patelin, pourquoi l’exaspérer ? Vous savez que ce n’est pas le moyen de me faire entendre raison. Les durs traitemens me poussent à la révolte, tandis qu’il vous serait si facile de m’enchaîner par la reconnaissance. M. Chevassu comprit à demi-mot et se mit à marcher à grands pas d’un air perplexe. À la fin, la crainte du ridicule qui pouvait l’atteindre à la chambre l’emporta sur sa répugnance à acquitter les dettes de son fils, et il accepta, de fort mauvaise humeur, la transaction qui lui était offerte. — Vous pouvez dire à vos créanciers de m’apporter leurs mémoires, dit-il tout à coup en s’arrêtant en face de Prosper ; vous avez en moi un père trop indulgent. Jusqu’ici vous n’avez fait qu’abuser de mes bontés ; j’espère que dorénavant vous vous appliquerez à les mériter. — Si vous me parlez ainsi, vous êtes sûr de faire de moi tout ce que vous voudrez, répondit l’élève en droit en prenant une voix attendrie. — Maintenant, je vous permets de vous retirer, reprit le député, qui redoubla de majesté afin de dissimuler sa défaite. Prosper obéit avec une apparence de respect, mais dans l’antichambre sa physionomie changea d’expression, et il ne contraignit plus sa joyeuse humeur. — La pétition a fait son effet, se dit-il ; je connais maintenant le défaut de la cuirasse, et morbleu ! si mon père m’y force, je ne me ferai pas scrupule de profiter de ma découverte. Malgré l’heure avancée, l’étudiant se fit conduire à l’hôtel de la place de l’Odéon ; il en était sorti assez piteusement, quelques mois auparavant, pour attacher de l’importance à y rentrer d’une façon glorieuse. Au bruit du marteau, qui retentit tout à coup avec un fracas inaccoutumé, le portier s’éveilla en sursaut, et le maître de l’hôtel lui-même parut sur le seuil d’une petite pièce ouvrant sur l’allée et décorée du titre de bureau. — Monsieur, dit ce dernier avant de reconnaître son ancien commensal, ce n’est point ainsi qu’on doit frapper à plus de minuit. — Minuit moins un quart, s’il vous plaît, répondit Prosper : que le portier ait une montre qui avance, c’est son intérêt, puisque passé minuit il nous met à l’amende, et c’est un abus scandaleux ; mais vous, monsieur Bodin, l’exactitude de vos pendules fait partie de vos devoirs. — Mais c’est monsieur Chevassu, s’écria le maître de l’hôtel, qui, pour suppléer au gaz éteint, avait pris la lampe de son bureau. — Lui-même, digne tavernier. Allons, père Gaveaux, allez chercher ma malle dans le fiacre ; la course est payée. — La course est payée, c’est du nouveau, grommela le portier, qui était inscrit sur la liste des créanciers de l’étudiant pour plusieurs avances de ports de lettres et de frais de voitures. Prosper entra dans le bureau. — Enchanté de vous voir, reprit le maître de l’hôtel en regardant son débiteur d’un air moitié dogue, moitié renard ; je vous avoue que je commençais à désespérer… — Elle pèse les cinq cents diables. Pourvu qu’elle ne soit pas pleine de cailloux ! dit à l’oreille de son maître le père Gaveaux, qui en ce moment passait devant la porte du bureau, ployant sous la malle de l’étudiant. Cette prévoyante réflexion assombrit la physionomie déjà fort peu souriante de M. Bodin. — Avant tout, dit-il d’un ton rogue, je désirerais savoir s’il est dans vos intentions de régler notre ancien compte. — Avant tout, dit à son tour Prosper avec un accent de hauteur, je vous ferai observer que vous avez une détestable habitude : c’est de parler aux gens votre calotte grecque sur la tête. Outre que ladite calotte est fort laide et nuit au charme de votre visage, l’habitude en elle-même est peu polie, et je vous saurai gré d’y renoncer en ma faveur. Par un instinct dont un créancier est rarement dépourvu, M. Bodin comprit que derrière cette superbe attitude il y avait de l’argent ; il flaira le paiement de son mémoire, et, rasséréné par cette agréable perspective, il se découvrit le chef sans hésiter. — Toujours le mot pour rire, dit-il avec une grimace de bonne humeur. — Fort bien, monsieur Bodin, reprit Prosper d’un air de condescendance ; voilà une figure d’hôte qui vaut mieux que votre physionomie féroce de tout à l’heure. Votre docilité aura sa récompense. Je possède un père, rue de la Paix, hôtel Mirabeau ; il vous paiera dès demain. Par exemple, je vous préviens qu’il est un peu pointilleux au sujet de l’étiquette ; ainsi, en lui parlant, pas de calotte grecque. — Pour qui me prenez-vous ? répondit le créancier radieux en mettant sa coiffure dans sa poche. Le lendemain, Mᵐᵉ de Pontailly achevait sa toilette, affaire fort importante pour elle surtout depuis quelques jours, lorsqu’on lui annonça la visite de son frère. La physionomie du député était plus sérieuse encore que de coutume, et à cette gravité se joignait une expression irrésolue. Les gens faibles ont du caractère comme les poltrons ont du courage, par accès ; s’ils ne saisissent pas aux cheveux cette vertu d’occasion, ils risquent de la voir disparaître. Déterminé la veille à ôter à sa sœur la garde d’Henriette, M. Chevassu, dès qu’il fut en présence de la marquise, éprouva un embarras qu’il eut peine à dompter, quoiqu’il se le reprochât en secret. — Elle va monter sur ses grands chevaux, se dit-il, et j’aimerais mieux entendre aboyer après moi toute la meute ministérielle. — Qu’avez-vous, mon frère ? Quelque chose vous préoccupe, dit Mᵐᵉ de Pontailly en fixant sur lui un regard scrutateur. Ce ne fut pas sans précautions oratoires que le député aborda le sujet de sa visite. À la fin cependant il s’expliqua, en motivant son intention de mettre Henriette dans un pensionnat, par la crainte d’abuser de la complaisance de sa sœur s’il lui imposait plus longtemps une surveillance qui devait la déranger de ses habitudes. Contre toute attente, cette ouverture ne souleva que peu d’objections, et finit par obtenir l’assentiment de la marquise. Enchantée d’être débarrassée du redoutable voisinage de sa nièce, Mᵐᵉ de Pontailly toutefois ne laissa pas échapper une si belle occasion de déployer les sentimens les plus affectueux ; elle parla de son attachement pour Henriette, du vide qu’elle allait éprouver, et ne négligea rien pour donner au plus spontané des consentemens le mérite d’une concession. — C’est moi qui suis sacrifiée dans tout ceci, dit-elle ; mais je dois avouer que vous avez raison. L’éducation d’Henriette a besoin d’être complétée sur quelques points, et ma maison offre plus de distractions que de ressources. Cinq ou six mois de pension feront le plus grand bien à notre chère enfant. — Dornier s’est trompé, pensa M. Chevassu ; ma sœur n’a nullement l’intention de contrarier mes projets. Je dirai plus ; son caractère, si absolu jadis, me semble singulièrement amélioré ; maintenant elle est vraiment charmante ; toujours de mon avis ! — Voici un obstacle auquel nous ne songions pas, reprit la marquise ; M. de Pontailly raffole de sa nièce ; en apprenant que vous voulez nous l’enlever, il va jeter les hauts cris. — Je crois avoir le droit de me passer de l’agrément de votre mari, répondit d’un air gourmé M. Chevassu. — Assurément vous en avez le droit, mais vous connaissez sa vivacité. Pour éviter une discussion désagréable, vous feriez peut-être bien d’emmener Henriette, maintenant qu’il est sorti. — J’aurais l’air de le craindre. — Au contraire, terminer l’affaire en son absence, n’est-ce pas lui montrer que vous êtes décidé à n’admettre aucun contrôle dans l’exercice de votre puissance paternelle ? — Sous ce point de vue, vous avez raison, répondit le député, flatté dans sa faiblesse. Faites prévenir Henriette, je l’emmènerai à l’instant même. Une demi-heure après, M. Chevassu et sa fille, assis l’un près de l’autre dans une voiture de place, se dirigeaient, d’après l’indication de la marquise, vers un pensionnat réputé pour la régularité de sa discipline, et situé dans le haut du faubourg du Roule. Étourdie par la brusquerie de cette espèce d’enlèvement, Henriette n’essaya pas de résister à la volonté de son père, et garda en chemin le plus morne silence. — Me voici donc au couvent ! se dit-elle en arrivant à la pension. À cette pensée, le cœur de la jeune fille se remplit soudain d’une de ces chaudes indignations d’où sort parfois la révolte. Après le départ de sa nièce, Mᵐᵉ de Pontailly, au contraire, ressentit un bien-être si prononcé, que son amour-propre finit par en souffrir. — En vérité, se dit-elle, je fais un peu trop d’honneur à cette petite fille. Que m’importe son éloignement ou sa présence ? Une femme comme moi inspire de la jalousie et n’en éprouve pas. La marquise alors reporta sa pensée sur le jeune poète dont elle méditait de devenir la muse, et une agréable rêverie lui fit bientôt oublier l’idée mortifiante qui avait un instant effleuré son esprit. En apprenant le départ d’Henriette, M. de Pontailly entra dans une si franche colère, que pendant un instant il y eut lieu de craindre une attaque d’apoplexie. — Calmez-vous, mon ami, dit la marquise, qui ne remarqua pas sans effroi la physionomie fulminante de son mari et ses yeux injectés de sang. — Je suis calme, répondit le vieillard d’un ton furieux, parfaitement calme ; mais votre frère me paiera un pareil outrage. — Où voyez-vous un outrage ? répliqua doucement Mᵐᵉ de Pontailly ; tous les pères ne mettent-ils pas leurs filles en pension ? — Que M. Chevassu y eût mis la sienne en arrivant à Paris, je n’aurais eu rien à dire ; mais nous la reprendre après nous l’avoir confiée, c’est dire assez clairement qu’il ne nous trouve plus dignes de sa confiance. — Vous vous trompez, je vous assure. — C’est, vous dis-je, une impertinence brutale, et je ne comprends pas que vous, si susceptible d’ordinaire, vous ne soyez pas de mon avis ; mais peut-être approuvez-vous votre frère, poursuivit le vieillard en regardant sa femme comme s’il eût voulu lire au fond de son ame. — Pourquoi le désapprouverais-je ? je suis sûre qu’il n’a pu avoir aucune intention offensante, et doit-on lui faire un crime de s’occuper de l’éducation de sa fille ? — L’éducation de sa fille ! c’est, parbleu ! le moindre de ses soucis, vous le savez bien. Il y a autre chose là-dessous. Oui, je devine tout maintenant. Le marquis sonna, se fit apporter un verre d’eau qu’il but d’un trait, et marcha ensuite dans la chambre en sifflant entre ses dents une ancienne marche des hussards de Berchiny, infaillible annonce d’un orage sérieux. En reconnaissant ces notes belliqueuses, Mᵐᵉ de Pontailly essaya de battre en retraite, car, si les femmes d’ordinaire redoutent peu les querelles conjugales, du moins elles ne les provoquent guère lorsqu’elles n’y voient aucun profit ; mais le vieillard, par une manœuvre imprévue, se plaça entre la porte et sa femme. — Un instant, madame, dit-il d’un air concentré qui contrastait avec son précédent emportement ; depuis plusieurs jours je désire avoir une explication avec vous. — Une explication, monsieur, répondit la marquise choquée du mot, et peut-être inquiète de la chose. — Un entretien, si vous l’aimez mieux. Vous ne me refuserez pas, j’espère, une faveur que le plus mince barbouilleur de papier est sûr d’obtenir de vous. — Je vous écoute, dit Mᵐᵉ de Pontailly en s’asseyant majestueusement. Le vieillard s’adossa contre la cheminée ; dans cette attitude, il dominait sa femme et la tenait sous le feu de ses petits yeux perçans. On eût dit un épervier en chasse, mais il eût été moins exact de comparer la marquise à une colombe. — J’ai vingt ans de plus que vous, dit-il d’un ton calme qui devait coûter un violent effort à sa fougue naturelle ; sans doute j’aurais dû faire cette réflexion avant de me marier, mais je vous aimais, et, quand on est amoureux, on ne réfléchit guère. J’ai donc eu dès le commencement le tort d’être vieux. Vous conviendrez, en revanche, que je n’y ai jamais joint celui d’être jaloux. Une confiance illimitée, telle a toujours été la règle de ma conduite, et cependant un peu d’inquiétude m’eût été permise, car vous étiez coquette. — Coquette ! interrompit la marquise avec un sourire forcé ; voilà une expression… — Ce n’est pas un reproche. Jeune, belle, aimable, et mariée avec un homme beaucoup plus âgé que vous, le moyen de ne pas montrer un peu de coquetterie ! Plaire, en soi, n’a rien de blâmable, et vous vous en acquittiez si bien, qu’il m’eût paru cruel de mettre obstacle à vos triomphes. — Chacun sait que vous êtes un mari parfait, dit Mᵐᵉ de Pontailly, blessée de l’accent caustique du marquis. — Personne n’est parfait, madame, reprit le vieillard d’un ton bref ; je ne partage pas, il est vrai, le travers d’un grand nombre de mes confrères, mais, si je croyais avoir un sujet réel de jalousie, vous me trouveriez, je vous en préviens, fort peu débonnaire. M. de Pontailly accompagna ces paroles d’un froncement de sourcils qui donna à sa physionomie une expression si formidable, que la marquise, dont la conscience n’était pas tout-à-fait exempte de reproche, ne put se défendre d’une secrète émotion. — Puisque j’en suis à convenir de mes faiblesses, continua le vieil émigré, je vous avouerai que, sans condamner votre goût pour les plaisirs du monde, j’aurais désiré quelquefois vous y voir apporter un peu plus de modération. Mais je comptais sur l’âge pour amortir cette exubérante coquetterie, et cet espoir me faisait prendre patience : mon attente n’a pas été tout-à-fait trompée. Depuis six ans, il s’est introduit dans vos habitudes une modification, je puis même dire une réforme, qui m’a prouvé que je n’avais pas trop présumé de votre raison et de votre esprit. Vous avez compris avec un sens parfait que, passé quarante ans, il était plus convenable de butiner comme l’abeille, que de voltiger comme le papillon, et, laissant les évolutions frivoles, vous vous êtes fixée au calice de l’érudition. Si le miel scientifique et littéraire dont vous vous nourrissez maintenant est trop raffiné pour qu’un profane comme moi puisse en apprécier la saveur, du moins ai-je le droit de dire qu’un pareil régime me semble fort sain, et que j’y donne la plus complète approbation. — L’éloge me semble un peu ironique, dit la marquise en se pinçant les lèvres ; mais, comme c’est le premier que vous accordez à mon goût pour la culture de l’intelligence, je l’accepte à titre de rareté. — Acceptez-le plutôt, madame, à titre de conseil, et puisse-t-il vous maintenir dans la voie raisonnable où vous marchez depuis quelques années, et d’où vous me semblez aujourd’hui disposée à sortir ! — Que voulez-vous dire ? demanda Mᵐᵉ de Pontailly d’un air hautain. — Je veux dire, reprit froidement le vieillard, que l’arrivée de votre nièce vous a causé, passez-moi l’expression, un des plus diaboliques retours de jeunesse auxquels soit exposé une femme. En la voyant si jeune et si belle, vous vous êtes crue obligée d’amour-propre à redevenir, je ne dirai point belle, vous l’êtes toujours, mais jeune, et c’est plus difficile. Au lieu de voir dans Henriette une enfant confiée à votre affection, vous y avez découvert une rivale dont il fallait triompher à tout prix, et vous n’avez pas reculé devant l’idée d’une lutte, une lutte avec votre nièce, qui pourrait être votre fille ! — C’est une plaisanterie, interrompit la marquise sans pouvoir se défendre de rougir. — Une fort belle occasion s’est présentée d’essayer le pouvoir de vos séductions, reprit le vieillard imperturbablement ; un bon et agréable jeune homme aimait votre nièce : c’est moi qu’il aimera, vous êtes-vous dit, et alors il sera bien certain que je suis la plus belle ; en sa faveur donc vous avez rouvert l’arsenal de votre coquetterie. Henriette vous gênait ; faible obstacle ! vous avez persuadé à votre frère de mettre sa fille en pension, en sorte que vous voilà maîtresse du terrain. Me permettrez-vous, madame, de vous demander maintenant jusqu’où vous avez l’intention de mener ce nouveau chapitre d’un roman que je croyais terminé ? L’ancien hussard de Berchiny avait si résolument conduit son attaque, que la marquise, hors de garde, perdit son assurance habituelle et demeura un instant tout interdite. Ce qui la déconcertait surtout, c’était la clairvoyance de son mari, à qui, d’après l’expérience du passé, elle n’eût jamais supposé le don de lire ainsi dans les cœurs. — Heureusement, ne put-elle s’empêcher de se dire, cette perspicacité lui est venue un peu tard. — Vous ne répondez pas, madame, reprit le vieillard après un instant de silence. — Que puis-je répondre à de pareilles folies ? dit la marquise, déjà redevenue maîtresse d’elle-même. Moi, jalouse de ma nièce ! moi, chercher à plaire à M. de Moréal ! En vérité, votre imagination me prête là des sentimens… — Peu dignes de vous, j’en conviens, mais, par malheur, nullement imaginaires. Eh quoi ! madame, ne comprenez-vous pas que vous jouez un rôle fâcheux ? À l’âge où l’expérience doit être arrivée, pourquoi vous exposer à un avertissement dont je regrette la sévérité ? Que sert votre esprit, et vous en avez beaucoup, s’il ne vous dit pas qu’à part toute autre considération vous n’avez à recueillir, dans la lutte où vous vous engagez, que déceptions, mécomptes et regrets ? Je suis un soldat et je dois avoir mon franc parler. On a beau mettre des fleurs dans ses cheveux et des robes roses, on ne répare pas des ans l’irréparable outrage et, mordieu ! puisque le vin est tiré, je vous dirai toute ma pensée. Lorsque nous nous sommes mariés, j’avais l’âge que vous avez maintenant ; or, s’il m’en souvient, vous me trouviez vieux. En thèse générale, avec les femmes, il est plus prudent d’avoir tort que d’avoir raison. Que si, par hasard, on se trouve dans ce dernier cas, on ne saurait y apporter trop de tact, de ménagement et d’humilité. Pour avoir oublié cette sage maxime, M. de Pontailly compromit une excellente position, et perdit le fruit d’une victoire presque gagnée. Froissée dans son amour-propre, la marquise pensa que la rude franchise du vieil émigré compensait et au-delà les tendres peccadilles qu’elle-même pouvait avoir à se reprocher, et, dans cette espèce de compte courant qu’une femme ouvre toujours avec son mari, elle se trouva créancière de débitrice qu’elle était incontestablement. Son orgueil révolté dissipa d’un souffle subit les frémissemens de sa conscience, et sa tête, qui se courbait déjà sous le poids accusateur des souvenirs, se releva fièrement avec la susceptibilité de l’innocence outragée. — Monsieur, dit-elle d’un air dédaigneux, vous auriez réellement le droit d’accuser mon esprit, si je descendais à répondre à des inculpations sans dignité comme sans justesse. Vous pouviez, ce me semble, me dire que je vous parais vieille et laide, sans appeler à l’appui de votre opinion des suppositions aussi gratuites qu’injurieuses. De pareilles discussions ne peuvent convenir à mon caractère, et, plutôt que de lutter avec vous d’ironie, je vous cède la place. Mᵐᵉ de Pontailly se leva et se dirigea vers la porte d’une allure si fière, que le vieillard interdit n’essaya pas de s’opposer à sa retraite. Pourtant, au moment où il la vit près de disparaître, il tenta un suprême effort. — Mais enfin, s’écria-t-il, où est Henriette ? — Demandez-le à mon frère, répondit-elle d’un air royal. Après le départ de la marquise, M. de Pontailly demeura un instant déconcerté. — Les femmes, se dit-il enfin, sont une énigme indéchiffrable. Lorsqu’on ne les comprend pas, elles vous accusent d’inintelligence ; les devine-t-on, au contraire, elles vous trouvent impertinent. Comment faire ? La question était ardue, et il n’appartenait pas à un homme de soixante-cinq ans d’y répondre. Après avoir quelque temps réfléchi, le marquis pensa qu’il était opportun de consulter Moréal, plus intéressé que personne à résoudre une difficulté de cette nature, et il s’achemina aussitôt vers l’hôtel de Castille. Un instant avant de recevoir la visite de M. de Pontailly, Moréal avait vu entrer chez lui Prosper Chevassu. L’élève en droit était venu mettre en réquisition, sans la moindre gêne, la complaisance de son nouvel ami. — Vous aimez ma sœur, avait dit Prosper ; donc vous m’appartenez corps et ame, et je vous déclare que je ne vous ferai pas grace du moindre iota de vos devoirs. Vous allez d’abord me donner un cigare, puis nous irons ensemble courir les carrossiers. Vous m’aiderez de vos conseils dans le choix de mon tilbury. Le marquis trouva les deux jeunes gens fumant de compagnie si paisiblement, qu’il se courrouça en pensant à la scène orageuse à laquelle il venait de participer. — Les jouvenceaux d’aujourd’hui sont charmans, dit-il d’un air irrité ; ils fumeraient sur les débris du monde. — Quid novi, avuncule carissime ? demanda l’étudiant en jetant son cigare. — Quid novi ? répéta le marquis avec brusquerie ; ta sœur est enlevée, voilà la nouvelle. — Enlevée ? s’écrièrent à la fois Moréal et Prosper. — Enlevée, mes maîtres, et le ravisseur ne vous craint ni l’un ni l’autre. — C’est donc mon père ? reprit l’élève en droit. — Dixisti ; tu vois que je n’ai pas non plus oublié mon latin. M. de Pontailly raconta ce qui venait de se passer. — Il y a du Dornier là-dessous, dit Prosper, qui avait écouté son oncle avec beaucoup d’attention. — Je vois avec plaisir que tu commences à rendre justice à ton ancien ami, reprit le vieillard. — Mon ancien ami n’est ni plus ni moins qu’un homme à pendre, dit l’élève en droit d’un air de profonde conviction. Ce matin je déjeunais avec plusieurs étudians de première année. La conversation est tombée par hasard sur Dornier, et chacun de crier haro ! L’un l’avait connu à Saint-Étienne journaliste ministériel ; l’autre l’avait vu à Bourges légitimiste endiablé ; un troisième, invoquant ses souvenirs de Colmar, le disait bonapartiste ; sans parler de moi, qui le croyais républicain. Bref, il a été reconnu à l’unanimité que Dornier, renégat de toutes les opinions, méritait la corde. — En attendant, si l’on n’y met ordre, il deviendra ton beau-frère. — J’y mettrai ordre, répondit énergiquement Prosper. — Te charges-tu aussi de faire entendre raison à ton père ? — Ceci devient délicat. À moins d’être un monstre d’ingratitude, je ne puis pas en ce moment faire de l’opposition contre mon père ; il paie mes dettes. — C’est sans réplique. Eh bien ! Moréal, vous qui n’êtes pas le moins intéressé dans tout ceci, n’avez-vous pas un conseil à nous donner ? — Vous ne nous avez pas dit où M. Chevassu avait conduit Mˡˡᵉ Henriette, répondit le vicomte, qui semblait perdu dans ses réflexions. — Le sais-je moi-même ? C’est un coup monté entre Mᵐᵉ de Pontailly et son frère. On a séquestré Henriette pour briser sa résistance ; peut-être ne saurons-nous où elle est que lorsqu’elle aura consenti à épouser Dornier. — Épouser Dornier ! s’écria Prosper ; j’aimerais autant qu’elle épousât le diable en personne. — Comment l’empêcher ? — Il y a plusieurs moyens. D’abord, je puis donner une paire de soufflets à ce républicain de contrebande, et le forcer de se battre avec moi. — Tu es un peu monotone dans tes expédiens. — Mon cher Prosper, dit le vicomte, je ne souffrirai pas que vous vous chargiez d’un soin qui me regarde. — À l’autre fou, maintenant ! reprit le vieillard ; je vous répète à tous deux que je ne veux pas entendre parler de duel ; c’est de l’adresse qu’il faut. À votre place, Moréal, je serais déjà en campagne, et, si l’instinct qu’on attribue à l’amour n’est pas un mensonge, je saurais avant vingt-quatre heures dans quel donjon gémit la dame de mes pensées. Le vicomte se leva et prit son chapeau. — Je vous prie de croire, dit-il, que, si je ne devais pas vous faire les honneurs de mon logis, il y a long-temps que je serais sorti. — À la bonne heure. Mettez-nous à la porte ; voilà de l’amour. — De mon côté, je ne resterai pas oisif, dit l’étudiant ; je vais aller chez mon père. Il serait par trop anti-constitutionnel qu’il refusât de me dire où est ma sœur. — Moi, je me charge de Dornier, reprit le marquis. — Et moi de l’inflammable bas-bleu, pensa Moréal. La veille, en quittant Mᵐᵉ de Pontailly, le vicomte s’était promis de ne pas s’exposer à un second tête-à-tête ; mais la disparition d’Henriette le força de revenir sur sa prudente détermination. Montant son courage à la hauteur des événemens, il résolut d’affronter de nouveau cette chose redoutable, la bienveillance d’une femme qu’on n’aime pas. — Après tout, se dit-il pour s’enhardir, ma fatuité s’exagère peut-être le péril, et, fût-il sérieux, il faut le braver, puisque c’est le seul moyen d’apprendre où est Henriette. En quittant le marquis et l’étudiant, Moréal tint conseil en lui-même. Outre son recueil de vers, il possédait dans son portefeuille une comédie d’intrigue qui, sans attester une grande puissance littéraire, annonçait du moins une certaine aptitude à combiner des ressorts dramatiques. Le poète invoqua à l’aide de son amour toutes les ressources d’une imagination déjà exercée, et finit par s’arrêter à un plan dont l’exécution lui parut facile et le succès probable. Il entra successivement chez un bijoutier et chez un graveur, prit ensuite une voiture et se fit conduire chez Mᵐᵉ de Pontailly. Quoiqu’il fût trois heures, la marquise n’était pas sortie. Cette circonstance frappa Moréal, qui, se voyant admis sans obstacle comme il l’avait été la veille, se permit de penser que peut-être il était attendu. Le vicomte ne se trompait pas. Abusée par l’émotion qu’elle avait cru lire dans les traits du poète, Mᵐᵉ de Pontailly s’était dit : il reviendra ; et, par une condescendance à laquelle avait peut-être contribué la rude mercuriale de son mari, elle était restée chez elle. En entrant, Moréal composa sa physionomie avec un art qui eût fait honneur au plus habile comédien. À le voir s’approcher d’un air souriant, mais troublé, personne n’eût deviné que c’était là une émotion factice. La marquise y fut trompée, et elle ne put se défendre d’une douce satisfaction lorsqu’elle remarqua le maintien du poète, qui, en s’avançant vers elle, paraissait obéir en dépit de lui-même à une attraction irrésistible. — Si l’on en croit M. de Pontailly, pensa-t-elle, je ne suis plus capable de plaire. Quel nom alors faut-il donner à l’impression que je cause en ce moment ? En retour de sa pantomime sentimentale, Moréal reçut un accueil qui eût redoublé l’émotion d’un amant véritable. — Encore vous ! dit la marquise avec un sourire qui semblait faire de ce reproche un aveu. — Je dois vous paraître bien importun, madame, répondit d’un ton timide Moréal ; j’ai hésité long-temps, mais j’éprouvais un tel besoin de vous voir, qu’au risque de blesser les convenances, je suis venu. — Qu’avez-vous donc ? — Depuis hier, je ne sais ce que j’éprouve. Les encouragemens que vous avez donnés à mes faibles essais ont éveillé en moi des sentimens tumultueux que je croyais devoir toujours ignorer. Votre voix, qui m’a fait entendre les mots de gloire et de renommée, vibre sans cesse à mon oreille, et malgré moi j’en écoute les accens magiques. Il s’élève alors dans mon ame je ne sais quel orgueilleux orage. Ce matin, le croiriez-vous ? je me suis surpris me frappant le front et disant comme Chénier : Il y a quelque chose là ! Quelle folie, n’est-ce pas ? — Non, ce n’est point de la folie, dit Mᵐᵉ de Pontailly avec une douce gravité ; j’en atteste un instinct qui ne m’a jamais trompée ; il y a en effet quelque chose là. La marquise se pencha lentement vers le vicomte, et, du bout d’un doigt blanc et satiné, elle lui effleura le front. Par un geste respectueusement hardi, Moréal saisit au vol la main fort belle encore qui se portait ainsi garante de son génie, et il y attacha ses lèvres. — Oh ! merci, madame ! dit-il ensuite d’un ton pathétique ; une telle parole doit donner du talent ! Mᵐᵉ de Pontailly retira sa main sans trop se presser. — Vraiment, je ne vous reconnais plus, dit-elle en souriant ; hier insouciant jusqu’à l’apathie, aujourd’hui animé jusqu’à l’exaltation. — Je ne me reconnais plus moi-même, madame ; je crois être dans un autre monde. L’horizon est plus large, la lumière plus vive, l’atmosphère plus chaude ; la valeur relative des objets a changé ; ce qui me semblait important a perdu son prix, et je vois s’ouvrir des perspectives charmantes que je n’avais entrevues qu’en rêve jusqu’à présent. Quel nom donner à cet état si étrange et si nouveau ? — C’est de l’ambition sans doute, dit la marquise, qui, malgré l’humanité de ses intentions, trouvait que la scène cheminait un peu vite. — Est-ce de l’ambition ? reprit Moréal d’un air rêveur ; je le crois, puisque vous le dites. Hier vous m’encouragiez à cette passion ; la condamnez-vous aujourd’hui ? — Non, répondit Mᵐᵉ de Pontailly avec un sourire plein de finesse ; la grande révolution qui s’est opérée en vous depuis vingt-quatre heures m’a épargnée fort heureusement. Je pense aujourd’hui ce que je pensais hier. — Vous ne me blâmez donc pas ? — Vous blâmer ! et pourquoi ? parce que vous commencez à vous apercevoir qu’il est dans le talent une force motrice qui a horreur du terre à terre ? Autant vaudrait reprocher à l’oiseau de sentir ses ailes. — Horreur du terre à terre ! répéta le vicomte en regardant la marquise avec une stupeur affectée ; votre perspicacité, madame, est quelque chose d’étrange ! du premier mot voilà mon mal défini. Horreur du terre à terre ! c’est cela. — Aspiration secrète vers une région éthérée où se laisse entrevoir une forme vague, ange ou femme, qui, penchée vers vous, semble vous attendre un sourire aux lèvres, une étoile au front, une couronne à la main ; est-ce encore cela ? dit la précieuse qui se quintessenciait avec délices. — Oh ! oui, madame, c’est bien cela. Quel grand médecin vous auriez fait ! — Un grand médecin ne se contenterait pas de définir votre mal, dit-elle coquettement. — N’essaierez-vous pas de le guérir ? répondit le vicomte avec un regard si expressif, que Mᵐᵉ de Pontailly, qui possédait à fond la tactique de ces sortes d’escarmouches, crut devoir prendre l’air d’enjouement par lequel les femmes cherchent parfois à dissimuler une émotion involontaire. — Ce petit assaut d’esprit nous fait oublier le point essentiel, dit-elle en affectant de rire ; comment conciliez-vous vos nouvelles pensées avec vos anciens projets ? — Hélas ! je ne les concilie pas du tout, et ce n’est point là la moindre cause de l’agitation où vous me voyez. — Quoi ! ce bonheur tranquille, cette existence enfouie, cet exemplaire coin du feu… — Je les souhaiterais toujours à mon meilleur ami. — Mais vous ? — Ah ! madame, l’esprit de l’homme est un abîme. — Hier encore, ne disiez-vous pas : Vivre obscur et près d’elle ! — Aujourd’hui… vous allez avoir une bien mauvaise opinion de mon caractère… — Aujourd’hui ? — La devise me semble un peu champêtre. — Elle m’a toujours paru telle, dit la marquise ; mais vous me ferez croire difficilement qu’une passion aussi vive que la vôtre se soit éteinte subitement. Il y avait dans ces paroles une défiance instinctive, que Moréal s’efforça de dissiper par un redoublement d’emphase et de mélancolie. — Que vous dirai-je, madame ? répondit-il en poussant un soupir ; entre la vérité et l’illusion, la distance est si insensible, qu’on risque souvent de prendre l’une pour l’autre. À mon âge surtout, on s’exagère si facilement la force de ses impressions ! de ce qu’elles sont violentes, on conclut qu’elles sont durables, sans songer que le feu se détruit par sa violence même. Oui, continua-t-il avec un accent de triste dérision, l’amant le plus humble a dans le cœur une présomption que n’oserait afficher le plus puissant génie. À des sentimens d’un jour il assigne l’éternité, rien de moins, et il n’est gage si frêle de sa passion où il n’écrive avec conviction ce mot que les rois d’Égypte n’ont pas osé graver sur leurs pyramides : Toujours ! En achevant cette tirade, Moréal tenait les yeux fixés sur sa main gauche qu’il avait dégantée comme par mégarde un instant auparavant. Cette pantomime attira l’attention de la marquise, qui à son tour regarda la main du vicomte ; au petit doigt, elle aperçut une bague dont la physionomie sentimentale lui donna soudain à réfléchir : c’était une alliance. — Est-ce pour éprouver mes talens en chiromancie que vous avez ôté votre gant ? demanda-t-elle sans affectation au bout d’un instant. Moréal parut sortir de sa rêverie, et présenta sa main. — Annoncez-moi un peu de bonheur, dit-il avec un accent élégiaque ; j’en ai besoin. Mᵐᵉ de Pontailiy prit la main du vicomte sans témoigner une pruderie intempestive ; elle l’examina d’un regard connaisseur, et la trouva aussi blanche que douce, ce qui n’abrégea pas son étude divinatoire. — Il y a une cérémonie préliminaire, dit-elle enfin d’une voix un peu émue ; pour que je puisse lire dans l’avenir, il faut d’abord le séparer du passé. À ces mots, elle saisit la bague et la fit glisser le long du doigt du vicomte, en dépit d’une faible résistance, — Voyons, dit-elle alors en insinuant dans le joint des deux cercles d’or l’extrémité d’un ongle encore rosé ; pour être devineresse, on n’en est pas moins femme. L’anneau ouvert, malgré les réclamations de Moréal, la marquise en regarda l’intérieur avec un intérêt qui semblait excéder les bornes d’une simple curiosité. Sur l’un des cercles était gravé le mot toujours ! fastueux dissyllabe auquel avait sans doute fait allusion le poète ; sur l’autre, on apercevait un H et un F entrelacés. — H ? Henriette, dit la marquise ; F ? Frédéric ? Félix ? — Fabien, répondit Moréal. — Joli nom de poète. Toujours ! dit-elle ensuite avec la mélancolique ironie d’une femme qui a éprouvé la valeur réelle d’un pareil mot. Mᵐᵉ de Pontailly regarda un instant la bague, puis elle la referma et se la mit au doigt au lieu de la rendre au vicomte. — Que faites-vous, madame ? s’écria Moréal d’un air interdit. — Mon devoir, monsieur, répondit la marquise avec un mélange de sévérité et de douceur ; en vous donnant cette bague, ou du moins en vous permettant de la porter, ma nièce en a sans doute accepté une semblable ? — Madame… — Votre embarras me prouve que j’ai deviné. Henriette a été bien imprudente, mais je n’ai pas besoin de vous dire combien votre conduite me paraît plus blâmable encore. Abuser de l’inexpérience d’une jeune fille pour lui imposer un engagement qui la met en révolte ouverte contre son père ! Ah ! c’est mal, monsieur. Sans doute, selon l’usage des amans romanesques, vous vous êtes promis une fidélité qui doit être éternelle, à moins que vous ne vous rendiez vos anneaux ? — Je ne puis le nier, madame, répondit le vicomte en apparence confus. — Et maintenant, si j’en crois vos aveux de tout à l’heure, ce lien commence à vous paraître ce qu’il est en réalité, puéril et téméraire ; maintenant, convenez-en, vous n’hésiteriez pas à renoncer à cet anneau, si ce sacrifice devait vous dégager de vos sermens. — Madame, la clairvoyance qui lit dans les cœurs est parfois cruelle. — Cruelle, mais salutaire, dit la marquise avec solennité. Je vous rendrai service malgré vous, monsieur, et en même temps je réparerai la folie de ma nièce. Plus tard, vous me remercierez tous deux. — Eh quoi ! madame, auriez-vous le dessein de rendre cette bague à Mˡˡᵉ Henriette ? s’écria le vicomte d’un air effaré. — Aujourd’hui même, répondit Mᵐᵉ de Pontailly en se levant ; pas de supplications, vous me trouveriez inflexible. Je ne sais pas transiger avec mon devoir. Moréal s’inclina, et sa physionomie prit l’expression d’une soumission pénible. La rigidité empreinte sur les traits de la marquise s’adoucit graduellement. — Je ne peux pas cependant vous dépouiller sans vous donner une indemnité, dit-elle avec un demi-sourire. Mᵐᵉ de Pontailly se retourna vers la cheminée, éparpilla du doigt plusieurs objets placés confusément sur une coupe, et finit par choisir un petit porte-crayon d’or. — Tenez, poète, dit-elle en le présentant gracieusement au vicomte, il y a peut-être dans ce crayon-là un pendant aux Méditations de Lamartine. — Hélas ! madame, je n’ai pas d’Elvire, répondit Moréal, qui prit le porte-crayon avec un geste amoureux. La marquise resta un instant silencieuse. — Mais j’y songe, dit-elle ; comme vous êtes fort aimable, peut-être vous viendra-t-il l’idée d’essayer mon porte-crayon en m’adressant quelques vers. Il faut bien alors que vous sachiez mon nom. Je m’appelle Hermance ; cela doit être facile à rimer. — Espérance, constance ! dit le vicomte avec un accent passionné. — Ou bien encore, quoique la rime soit moins bonne, prudence ! reprit la marquise, qui donna ce mot d’ordre d’une façon si candide, qu’un homme moins sur ses gardes s’y fût laissé prendre. — Ô triple coquette ! se dit le vicomte en sortant, quelle couronne de martyr elle a dû tresser à ce pauvre marquis ! N’importe, cette fois son expérience, et elle en a furieusement, s’est trouvée en défaut. Je crois que j’obtiendrais réellement du succès si j’écrivais pour le théâtre ; je ne me tire pas trop mal de l’imbroglio. Mon accessoire, comme on dit en style de coulisses, n’a pas manqué son effet. Maintenant que cette méchante créature croit avoir dans sa main le moyen de tourmenter Henriette, elle ne différera guère d’accomplir cette œuvre charitable. Je parierais qu’avant un quart d’heure sa voiture sera dans la cour. Moréal savait fort bien qu’interroger une femme n’est pas le meilleur expédient pour la faire parler. Il s’était donc gardé d’adresser la moindre question au sujet d’Henriette, et même de paraître instruit de son départ. En inspirant à la marquise le désir d’aller voir sa nièce, il était sûr d’atteindre son but d’une manière plus détournée et par conséquent plus prudente. Il ne s’agissait plus que d’être aux aguets. Le vicomte alla rapidement jusqu’au boulevard, monta dans un fiacre, et se fit ramener en face de la maison de Mᵐᵉ de Pontailly. Ses prévisions tardèrent peu à se réaliser. En écartant légèrement le store qu’il avait abaissé par prudence, il pouvait regarder jusqu’au fond de la cour. Il vit bientôt s’ouvrir la porte d’une des remises ; deux domestiques en tirèrent le coupé de la marquise, les chevaux furent attelés un instant après, et, avant qu’une demi-heure se fût écoulée, Mᵐᵉ de Pontailly était sortie. — Il faut que la méchanceté ait des plaisirs bien vifs, se dit alors le vicomte ; voici peut-être la première fois que cette pédante manque à son cercle de quatre heures. Quand la voiture de la marquise se fut mise en marche, Moréal, passant la tête hors de la portière, appela le cocher du fiacre. — Suivez ce coupé brun partout où il ira, lui dit-il ; si vous ne le perdez pas de vue, il y a vingt francs pour vous. Pour gagner un pareil pour-boire, il n’est guère de cocher qui ne crevât de bon cœur les chevaux de son maître. L’automédon du char numéroté qu’avait pris Moréal se maintint donc, à grand renfort de coups de fouet, à peu de distance de la voiture qu’il était chargé de suivre, contraignant ainsi ses maigres haridelles de lutter, au risque d’y périr, contre le fringant attelage de la marquise. Le coupé, toujours escorté du fiacre, tourna à droite en quittant la rue Laffitte, suivit les boulevards jusqu’à la Madeleine, prit la rue Royale, traversa le faubourg Saint-Honoré, s’engagea dans la rue du Faubourg du Roule, et, arrivé enfin au terme de cette longue course, s’arrêta devant une maison de calme et sévère apparence, dont la porte était surmontée d’une longue enseigne que décorait l’inscription suivante : — Ecco il luogo ! ecco l’urna ! se dit Moréal en parodiant machinalement l’exclamation de Roméo descendant au tombeau de Juliette. La porte du pensionnat s’ouvrit, et la voiture de Mᵐᵉ de Pontailly entra dans une assez vaste cour, que le vicomte put entrevoir au passage ; car, pour éviter d’attirer l’attention, il se fit conduire jusqu’à la barrière. Là, il quitta le fiacre et revint avec précaution sur ses pas. Pour lever le plan de certaines localités, les amoureux ont un instinct particulier qui, sans étude préliminaire, éclipse la science des ingénieurs-géomètres. En moins de cinq minutes, Moréal se rendit un compte assez exact de la topographie de la place, quoique par prudence il n’en eût reconnu que les ouvrages extérieurs. La maison de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, dont la façade donnait dans la rue du Faubourg du Roule, bordait de flanc l’entrée d’un passage aboutissant au quart de cercle que décrit le chemin de ronde derrière la barrière de l’Étoile. Cette longue et étroite ruelle, qui porte le nom peu connu d’avenue Sainte-Marie, traverse des jardins mutilés en partie par la spéculation des architectes, ce fléau du Paris moderne. Au lieu des touffus ombrages qui donnaient jadis à l’espace compris entre l’ancienne folie Beaujon et la barrière du Roule l’agrément d’un parc dont quelques pavillons à destination mystérieuse n’altéraient pas la champêtre physionomie, on n’aperçoit plus aujourd’hui qu’un terrain bouleversé, où semble s’être assis le génie de la destruction. Çà et là, des tranchées bordées de planches vermoulues entaillent les massifs et marquent la place de rues où il ne manque que des maisons. Au lieu de gazon, l’herbe y pousse ; triste progrès ! Quelques constructions informes élèvent seulement, de distance en distance, le long de l’avenue, des façades déjà lézardées sous leur blafard badigeonnage. Sur ces terrains arides, la campagne n’est plus, et la ville n’est pas encore. Moréal, dont le goût était délicat et même exigeant, aurait été choqué du misérable aspect qu’il avait sous les yeux, si une circonstance imprévue ne l’eût disposé à l’indulgence. À l’extrémité d’un mur attenant aux bâtimens du pensionnat, et qui évidemment servait de clôture au jardin, car à l’intérieur les cimes d’une allée de tilleuls en dépassaient le chaperon, le vicomte aperçut une petite maison d’assez laide apparence. Au rez-de-chaussée, une porte à cintre surmontant un perron et accompagnée de deux fenêtres ; à l’unique étage, trois autres ouvertures à chambranles encadrées de moulures grossières ; en retraite d’un attique corinthien, un belvédère chinois à vitraux gothiques, tel était ce prétentieux édifice. S’il offrait à l’œil surpris la réunion incongrue de trois ou quatre architectures opposées, le jardinet dont il était précédé participait en revanche du genre anglais par quelques arbustes rabougris épars sur un maigre gazon, et du style français par un berceau non moins mesquin, qui en dessinait le contour. D’un côté de la grille se trouvait la loge du portier, de l’autre une remise, et telle était l’exiguité de ces communs, qu’on eût dit voir deux guérites, ressemblance fortifiée d’ailleurs par une couple de peupliers maladifs, immobiles sentinelles de ce chétif logis. Si vulgaire qu’il fût malgré ses prétentions, ce bâtiment offrit à Moréal un charme que n’aurait pas eu pour lui le palais le plus irréprochable ; cet attrait magique consistait dans l’écriteau suivant, qu’il vit pendu aux barreaux de la grille : Du premier coup d’œil, le vicomte comprit que là était ce qu’on nomme, en langage militaire, la clé de la position ; il sonna donc sans balancer. Une alerte vieille femme, qui cumulait l’emploi de concierge avec celui de jardinière, ouvrit la grille, et, à la vue d’un jeune homme élégant qui annonçait l’intention de louer la maison, déploya le plus agréable empressement. L’hôtel était petit, mais charmant, à l’entendre ; l’avenue Sainte-Marie était fort bien habitée, l’air excellent, on avait l’eau de la Seine, et il y avait dans le jardin des espaliers qui cassaient sous les fruits. À vrai dire, le seul inconvénient était le voisinage du pensionnat de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud. Il fallait convenir que ces demoiselles faisaient un peu de bruit aux heures de récréation ; mais, après tout, cela ne devait pas paraître un trop grand désagrément à un jeune homme ; car parmi les pensionnaires il y avait de fort jolies personnes, et du belvédère de l’hôtel on les voyait jouer, courir, folâtrer dans leur jardin ; c’était amusant. — Ces vieilles femmes ont un instinct diabolique, se dit Moréal ; voici une sorcière qui m’a déjà deviné. Le vicomte visita la maison, feignit de trouver les chambres en bon état, le loyer modéré, et, tout en paraissant écouter les prolixes explications de la portière, arriva avec elle au belvédère. — Vous pouvez redescendre à votre loge, lui dit-il alors, j’ai quelques mesures à prendre pour le placement de mes meubles, et puisque la maison me convient, je vais m’en occuper tout de suite. Moréal mit deux pièces de cinq francs dans la main de la vieille femme, qui, par manière de remerciement, ouvrit une petite croisée en ogive à vitraux coloriés. — Voyez quelle jolie vue, dit-elle avec une finesse sournoise. Le vicomte s’approcha de la fenêtre, mais il se retira aussitôt. La vivacité de ce mouvement fit grimacer un sourire à la rusée portière, qui s’éloigna discrètement en pensant qu’elle allait avoir le meilleur des locataires, un jeune homme riche et amoureux. Après le départ de la vieille, Moréal se rapprocha de la fenêtre ; mais il ne fit que l’entrebâiller, de peur d’être aperçu du dehors. On avait tellement économisé le terrain dans la bâtisse du pavillon que le belvédère n’était qu’à une fort petite distance de la muraille du pensionnat, et comme il la dominait d’une quinzaine de pieds, des fenêtres on découvrait en grande partie le jardin. Pour remédier à cet inconvénient, qui ne remontait qu’à quelques années, Mᵐᵉ de Saint-Arnaud avait fait planter des peupliers derrière son mur ; mais les arbres étaient encore trop jeunes pour remplir leur destination, et, en attendant qu’ils pussent servir de rideau, les tessons de bouteilles formidablement enchâssés dans le chaperon de la muraille n’offraient qu’un vain obstacle à la curiosité des habitans de la petite maison. Le jardin, sur lequel planaient en ce moment les regards de Moréal, consistait en une pelouse à peu près ronde, bornée en face du belvédère par le bâtiment du pensionnat, à droite du côté de la ruelle par une allée de tilleuls, et à gauche par un mur chargé d’espaliers, dont l’espièglerie des pensionnaires ne respectait pas toujours les produits. À travers quelques arbres épars sur le gazon se montraient çà et là des escarpolettes, une balançoire, et par-dessus tout le reste une espèce de mât de hune destiné à des exercices gymnastiques, et qui annonçait que Mᵐᵉ de Saint-Arnaud ne restait pas en arrière des progrès du siècle. L’heure de la récréation était sonnée. Sous les arbres dépouillés par l’hiver, sur le gazon également flétri, voltigeait un essaim de jeunes filles dont plusieurs justifiaient les éloges de la vieille portière. Les plus alertes s’étaient emparées des escarpolettes et de la balançoire ; les plus courageuses se suspendaient, gracieux matelots, aux cordages de la machine gymnastique ; d’autres jouaient aux quatre coins sous les tilleuls ; le long du mur garni d’espaliers, les plus jeunes sautaient à la corde ou roulaient leurs cerceaux ; quelques autres enfin, dédaignant ces jeux puérils, se promenaient deux à deux à l’écart et semblaient échanger d’importantes confidences. Malgré le frais attrait de ce tableau, le vicomte n’y accorda que peu d’attention. Son œil allait rapidement d’un groupe à un autre sans se fixer à aucun, et fouillait avec une sorte d’anxiété les moindres recoins. À la fin, le désappointement qui assombrissait déjà sa physionomie fit place à une expression de joie ; il venait d’apercevoir Henriette et sa tante marchant lentement dans la partie la plus solitaire du jardin. Nous le laisserons à son observatoire pour assister à leur conversation. La femme la moins crédule l’est toujours sur un point, c’est en ce qui concerne sa beauté. Naturellement disposée à s’en exagérer la puissance, elle croit sans peine aux passions qu’elle inspire, et quelquefois même à celles qu’elle n’inspire pas. C’est ce qui venait d’arriver à la marquise, malgré son expérience et sa finesse. Abusée par la sentimentale hypocrisie du vicomte, elle ne doutait plus du triomphe. Prudente jusque dans son illusion, elle voulut sans retard briser le lien qui attachait à une autre femme son futur captif. Elle arriva donc au pensionnat dans une de ces dispositions impitoyables qu’ont entre elles les femmes lorsqu’elles sont rivales ; mais, loin de laisser percer sur son visage ce sentiment de haineuse hostilité, elle affecta, en abordant sa nièce, la plus tendre sympathie. — Eh bien ! ma pauvre enfant, lui dit-elle, es-tu un peu remise de l’assaut que nous avons essuyé ce matin ? Pour ma part, ce coup d’état m’a tellement déconcertée, que dans le premier moment je n’ai pas su résister comme je le ferais maintenant ; mais sois tranquille : dans quelques jours l’humeur de ton père sera calmée, et alors j’aurai moins de peine à lui faire entendre raison. Nous te rendrons la liberté, ma bonne Henriette ; tu peux t’en fier à moi. Avertie par un instinct secret du peu d’affection que lui portait sa tante, et instruite de sa duplicité par Moréal, Henriette accueillit par un froid silence ces paroles, dont l’accent affectueux eût pu la tromper quelques jours auparavant. — Comment te trouves-tu ici ? continua la marquise du même ton. — J’ai déjà été en pension, répondit laconiquement la jeune fille. — Mᵐᵉ de Saint-Arnaud passe pour une excellente femme. — Je le souhaite pour ses pensionnaires. — Tu veux dire que tu espères ne pas rester chez elle assez long-temps pour apprécier ses défauts ou ses qualités. Tu as raison. Bientôt, j’en suis sûre, ton père consentira à ce que tu reviennes chez moi. — Mon père est le maître. — Je voudrais qu’il t’entendît, cette soumission le toucherait ; mais je lui rapporterai tes paroles. — Pourquoi ennuyer mon père en lui parlant de moi ? répondit Henriette avec un sourire d’amertume. — Tu as du chagrin, ma pauvre enfant, reprit Mᵐᵉ de Pontaiîly d’une voix de plus en plus caressante ; je te croyais plus raisonnable. Lorsqu’on m’a dit que tu étais au jardin, cela m’a fait plaisir. J’espérais que la gaieté des autres pensionnaires aurait fini par te distraire ; mais loin de là, je te trouve à l’écart, pensive et triste : on m’a dit que tu n’avais pas encore dit un mot à ces demoiselles. Pourquoi cela ? — Je n’ai rien à leur dire. Elles paraissent heureuses, et je ne le suis pas. La jeune fille prononça ces paroles avec une sombre fierté qui frappa la marquise. — Elle a du caractère, se dit cette dernière ; elle est capable de prendre au tragique l’inconstance de mon poète. N’importe, il faut en finir. Ma chère enfant, reprit-elle à haute voix, j’ai quelque chose de fort important à te dire, mais l’abattement où je te vois… — Je ne suis pas abattue, interrompit Henriette en fixant sur sa tante un regard étincelant ; quoi que vous ayez à me dire, je suis prête à vous entendre. En parlant ainsi, les deux femmes avaient traversé une partie du jardin, et étaient arrivées près d’un banc adossé contre un des tilleuls, en dehors de l’allée. Ce banc, où Mᵐᵉ de Saint-Arnaud se plaçait quelquefois pour surveiller les jeux de ses pensionnaires, était si rapproché du belvédère, que, lorsque la marquise et sa nièce s’y furent assises, Moréal, toujours en observation, ne perdit plus un seul de leurs gestes et put presque entendre leurs paroles. — Ma pauvre Henriette, reprit Mᵐᵉ de Pontailly avec un accent de compassion, à ton âge, on se fait bien des illusions. Loyale et sincère soi-même, on croit à la loyauté et à la sincérité des autres ; ouvre-t-on son ame à un sentiment aussi dangereux que séduisant, alors surtout on risque de devenir la victime de sa candeur, car il est rare qu’on ne mette pas dans cette imprudence un abandon qui peut être la source des plus grands malheurs. Henriette écouta ce préambule d’un air distrait, sans paraître deviner où sa tante voulait en venir. — Tu ne m’as pas laissé ignorer l’état de ton cœur, poursuivit la marquise en précisant la question ; le désir de contribuer à un mariage auquel tu paraissais attacher ton bonheur m’a fait faire une démarche peu conforme à mes habitudes. Aujourd’hui, j’ai vu M. de Moréal. — Ah ! vous avez vu M. de Moréal, dit la jeune fille, dont la figure, sombre jusqu’alors, s’éclaira soudain. — Nous avons eu un entretien sérieux, reprit Mᵐᵉ de Pontailly avec une gravité de mauvais présage. — Eh bien ? s’écria Henriette, emportée par une curiosité plus vive que la réserve hautaine qu’elle s’était imposée jusque-là. — Il m’en coûte d’être obligée de te dire que mon épreuve, car c’était une épreuve, n’a pas eu le résultat que j’espérais. D’après l’exaltation de tes sentimens, je croyais trouver dans M. de Moréal un amant d’exception, un être au-dessus des faiblesses vulgaires, un héros de persévérance et de fidélité. — Eh bien ? répéta la jeune fille d’une voix un peu altérée. — Eh bien ! mon enfant, il faut t’armer de raison et de courage ; le héros n’est qu’un homme. — Que vous a donc dit M. de Moréal ? demanda Henriette, troublée par ces paroles menaçantes. — M. de Moréal, quoique jeune encore, n’est plus à l’âge où l’on ne voit dans la vie que l’amour. Des idées plus sérieuses que les tendres folies du cœur l’occupent en ce moment ; il se sent du talent, et il lui vient de l’ambition. Or, quand l’ambition vient à un homme, c’est un signe infaillible que chez lui l’amour s’en va. — Voulez-vous dire qu’il ne m’aime plus ? dit impétueusement la jeune fille. — Je n’ai pas dit cela ; mais ce que je ne puis ni ne dois te cacher, c’est que M. de Moréal me paraît loin d’accorder à votre petit roman sentimental l’importance que tu sembles y attacher encore. Lorsque je lui en ai parlé, il a souri sans embarras, et, puisqu’il faut tout dire, il a prononcé le mot d’enfantillage. — Vous me trompez, ma tante, s’écria Henriette, dont les joues se couvrirent de la rougeur de l’indignation ; Fabien parler ainsi de notre amour ! c’est faux. — J’excuse ta vivacité, car je comprends ton chagrin. — Mon chagrin ? je n’en ai point. Je crois à l’amour de Fabien comme je crois à la bonté de Dieu. Lui ingrat ! lui parjure ! c’est faux, vous dis-je ; jamais je ne vous croirai. La marquise sourit avec une sorte de pitié. — Si je te donnais une preuve de ce que je viens de dire, reprit-elle, me croirais-tu ? — Une preuve ! dit Henriette devenue pâle ; parlez. Mᵐᵉ de Pontailly parut éprouver l’hésitation que montre parfois un chirurgien chargé d’une opération cruelle ; elle murmura les mots de nécessité, de devoir, et finit par ôter un de ses gants. Ce préliminaire accompli, elle tira lentement du doigt où elle l’avait placé l’anneau qu’elle avait pris au vicomte, et, le présentant à sa nièce d’un air glacial : — Connais-tu cette bague ? lui dit-elle. — Cette bague ! répéta Henriette, qui regarda successivement l’anneau et sa tante avec étonnement. — Tu ne la reconnais pas ? reprit la marquise, surprise à son tour. — Non. Mᵐᵉ de Pontailly laissa échapper un rire d’ironie. — Et l’on parle de la mémoire du cœur ! dit-elle. Cette alliance, il est vrai, ressemble à beaucoup d’autres ; mais j’avais la naïveté de croire qu’un instinct secret te la ferait reconnaître entre mille. Allons, je vois avec plaisir que tu n’es pas aussi malade que tu crois ; nous te guérirons. — Mais cette bague ? dit Henriette avec impatience. — Ouvrons-la ; cela t’aidera peut-être à rappeler tes souvenirs. La marquise ouvrit l’alliance, et, la présentant ensuite à sa nièce d’un air railleur : — Maintenant la reconnais-tu ? dit-elle. Henriette prit l’anneau et l’examina sans manifester d’abord d’autre émotion que celle d’une vive curiosité ; elle lut le mot gravé à l’intérieur d’un des cercles, déchiffra les deux lettres enlacées, et tout à coup bondit sur le banc comme en sursaut. — Qui vous a remis cette bague ? dit-elle d’une voix à peine distincte. — Est-il au monde deux personnes qui eussent pu m’en remettre une pareille ? répondit la marquise, qui se méprit à l’émotion de sa nièce. — Mon Fabien ! s’écria Henriette avec transport ; ô ma tante, que vous êtes bonne ! Et moi qui vous accusais ! Mais aussi pourquoi me faire acheter ce bonheur en me perçant l’ame, comme vous venez de le faire tout à l’heure ? Si vous saviez combien je vous trouvais méchante ! — Devient-elle folle ? pensa Mᵐᵉ de Pontailly, qui ne put se défendre d’une sorte d’inquiétude ; ces têtes de dix-huit ans sont si exaltées ! On a vu des exemples de folie causée, à cet âge, par un chagrin subit. — C’est que j’étais dupe de votre comédie, reprit la jeune fille avec une véhémence propre à redoubler les appréhensions de la marquise. Par orgueil, je cherchais à faire bonne contenance ; au fond, je me sentais mourir. Mais je vous pardonne, ma bonne tante ; vous ne croyiez pas sans doute me faire tant de mal. D’ailleurs, n’est-il pas juste de payer d’un peu de souffrance un si grand bonheur ? Henriette regarda la bague d’un œil ravi, et la porta ensuite avec passion à ses lèvres. — Il doit y avoir un médecin attaché au pensionnat, se dit la marquise, qui se leva véritablement effrayée. — Oh ! restez, dit la jeune fille en saisissant le bras de sa tante si énergiquement, qu’elle la contraignit de se rasseoir ; nous sommes si bien ici ! Vous avez donc vu mon pauvre Fabien ? Comme il a dû avoir du chagrin en apprenant que je n’étais plus chez vous ! Mais vous êtes si bonne ! vous l’aurez consolé, et puis il a le cœur si ingénieux ! il a pensé qu’une marque de souvenir ferait du bien à la pauvre captive, et il vous a priée, suppliée de me remettre cette bague ; comment auriez-vous pu refuser ? Le moyen de lui dire non quand il prie ? ma bague bien-aimée, poursuivit Henriette les yeux fixés sur l’anneau avec une tendre exaltation ; tu ne me quitteras jamais. Henriette et Fabien ! Comme ces lettres semblent s’aimer ! Toujours ! c’est là le mot que j’aurais écrit. Oh ! oui, toujours ! toujours ! La joie qui rayonnait au front de la jeune fille avait dans son transport une telle sérénité, qu’à la fin Mᵐᵉ de Pontailly comprit que ce n’était pas là de la folie, mais du bonheur. — Qu’est-ce cela veut dire ? demanda-t-elle tout interdite ; perdez-vous l’esprit, ou suis-je dupe d’une indigne tromperie ? N’est-ce pas vous qui avez donné cette bague à M. de Moréal ? — Je ne vous comprends pas, répondit Henriette, à son tour étonnée. — Avez-vous, oui ou non, donné cette bague à M. de Moréal ? — Mais vous savez bien que c’est lui qui me la donne, dit la jeune fille prête à éprouver au sujet de sa tante l’appréhension que celle-ci avait ressentie un instant auparavant. — Ce n’est donc pas une restitution ? continua Mᵐᵉ de Pontailly d’une voix sourde. — Une restitution ? Je n’ai jamais rien donné à M. de Moréal… que mon cœur, ajouta Henriette avec un naïf sourire, et je ne crois pas qu’il veuille me le rendre. — Ah ! quelle affreuse trahison ! murmura la marquise frémissante de colère ; comme cet homme s’est joué de moi insolemment ! Mais, je le jure, j’en tirerai une éclatante vengeance. Oh ! le lâche imposteur ! Henriette écoutait avec une surprise croissante les involontaires exclamations d’un des plus cruels désappointemens que puisse éprouver une femme ; doutant de ce qu’elle entendait, elle se pencha vers la marquise pour la voir en face, et aperçut alors sur sa figure une telle expression de haine, qu’elle se rejeta en arrière presque aussi effrayée que si elle eût marché sur un serpent. Le bandeau qui lui couvrait les yeux tomba soudain. Sans deviner les détails de la comédie jouée par Moréal, la jeune fille comprit instinctivement ce qui avait dû se passer, et pressentit qu’entre elle et sa tante il y avait désormais un éternel élément de discorde. La physionomie de la femme humiliée annonçait un éclat prochain et terrible. Trop heureuse en ce moment pour s’affliger, trop fière toujours pour se laisser intimider, Henriette attendit la lutte sans la provoquer, mais sans la craindre. Après un assez long silence, Mᵐᵉ de Pontailly se retourna tout à coup vers sa nièce. — Rendez-moi cette bague, dit-elle brusquement. — Jamais, répondit la jeune fille en passant l’anneau à l’un de ses doigts. — Rendez-moi cette bague, reprit la marquise d’une voix tremblante de courroux. — Essayez de la prendre, dit Henriette, qui ferma sa main et l’étendit hardiment vers sa tante. Emportée par un de ces accès de violence jalouse qui ôtent parfois toute retenue aux caractères les plus maîtres d’eux-mêmes, Mᵐᵉ de Pontailly saisit la main de sa nièce et la froissa rudement dans les siennes en s’efforçant de l’ouvrir ; mais mieux eût valu tenter d’arracher à Milon sa grenade. Henriette, dont l’énergie nerveuse se trouvait encore exaltée par l’émotion d’une pareille scène, résista victorieusement aux efforts de sa tante ; le bras tendu, la taille cambrée, la tête haute, les lèvres entr’ouvertes par un dédaigneux sourire, les narines agitées de cet orgueilleux frémissement qu’on admire dans la statue d’Apollon Pythien, la jeune fille semblait jeter un défi au monde entier. Dans cette fière attitude, elle leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la justice de sa cause, et, par un de ces hasards qui protègent souvent les amans, son regard s’arrêta sur le belvédère du pavillon qui se trouvait en face d’elle. En ce moment, la marquise avait la tête baissée. Tout amoureux connaît le prix de l’occasion. Prompt comme l’éclair, Moréal ouvrit la fenêtre derrière laquelle il se tenait caché, et montra aux yeux éblouis de la jeune fille un visage que certes elle eût trouvé moins beau, si c’eût été celui d’un ange. La commotion fut si vive, qu’Henriette, se levant d’un bond électrique, faillit renverser Mᵐᵉ de Pontailly. Le vicomte mit un doigt sur ses lèvres, puis il repoussa la fenêtre et disparut. — Ô vision céleste ! s’écria Henriette en joignant les mains dans une douce extase. — Mademoiselle, dit la marquise qui, voyant l’inutilité de ses efforts, en comprit l’inconvenance et essaya de reprendre son sang-froid, cette pension est trop douce pour un dragon de votre espèce ; c’est au couvent des dames de Saint-Michel que votre père aurait dû vous faire enfermer. Il en est temps encore, et vous apprendrez bientôt ce qu’il en coûte de me manquer de respect. L’idée d’avoir son amant pour témoin trempa d’une énergie nouvelle le courage de la jeune fille. — Vous manquer de respect ? répondit-elle en arrêtant sur la marquise le plus ferme regard, et quel respect vous dois-je à vous qui devriez être pour moi une seconde mère et en qui je n’ai trouvé qu’une ennemie ? Je ne demandais qu’à vous aimer, mais peut-on aimer ceux qui vous haïssent ? et je sais que vous me détestez. Que vous ai-je fait cependant ? M. de Moréal m’aime, est-ce là mon crime ? En quelques minutes, la jeune fille avait acquis dix années d’expérience, et la pensionnaire était devenue une femme. Maintenant elle lisait dans le cœur de sa tante, et ne voyait plus en elle qu’une rivale : odieuse découverte qui devait révolter les purs et nobles instincts d’un cœur de dix-huit ans. — Je suis bien coupable en effet, reprit Henriette avec ironie en voyant que la marquise gardait un silence où il entrait plus de confusion que de remords ; je refuse d’épouser un homme qui n’aime en moi que ma fortune, et je garde religieusement mon cœur à celui qui m’en paraît le plus digne. Oh ! c’est là une audace sans exemple. Il faut vous y habituer pourtant, car je ne changerai pas. Si j’ose résister à mon père parce que ses ordres me semblent injustes, ce n’est pas pour fléchir devant vous qui n’avez aucun droit à mon obéissance. Oui, j’en atteste la devise de cette bague chérie, c’est pour toujours que j’aime ; pour toujours, entendez-vous, mon Fabien ? Entraînée par une émotion irrésistible, Henriette s’était tournée vers le belvédère ; elle y fixa les yeux avec amour et prononça ces dernières paroles d’une voix si vibrante, que le vicomte put l’entendre et reçut ainsi la réponse à son anneau. La marquise ne vit dans la pantomime de sa nièce qu’un de ces mouvemens d’exaltation familiers aux imaginations ardentes qui souvent semblent apercevoir réellement ce qu’elles ne font que rêver. — Heureusement tout le monde a quitté le jardin, dit-elle d’un air sombre, sans cela on vous croirait folle ; rentrons, mademoiselle. En attendant que votre père ait pris à votre égard un parti définitif, je vais vous recommander à Mᵐᵉ de Saint-Arnaud. Vaincue dans le combat qu’elle venait de livrer, Mᵐᵉ de Pontailly employait en ce moment une énergie surhumaine à dissimuler son humiliation et sa fureur. Au prix d’une torture d’autant plus poignante qu’il fallait l’étouffer, elle parvint à composer son visage et à reprendre la physionomie froidement calme qui lui était habituelle. Henriette obéit sans résistance, car la soumission est facile aux cœurs qui triomphent en secret. La tante et la nièce se dirigèrent lentement vers la maison sans échanger une seule parole. En arrivant au perron par où l’on descendait au jardin, Henriette laissa passer la marquise par une feinte déférence, et se retourna sans affectation. Moréal avait entr’ouvert de nouveau la fenêtre du belvédère, et sa tête s’y montrait à demi, prête à disparaître à la première alarme. Par un mouvement sympathique, les deux amans portèrent en même temps la main à la bouche. Était-ce une recommandation de prudence ? était-ce un simulacre de baiser ? C’était l’un et l’autre. Mᵐᵉ de Pontailly eut avec la maîtresse du pensionnat une conversation confidentielle dont fit tous les frais la prétendue nécessité de dompter par le traitement le plus sévère le mauvais caractère de la jeune fille ; elle se retira ensuite de l’air d’une reine offensée, sans adresser à Henriette un seul mot d’adieu. — Oh ! je me vengerai ! s’écria-t-elle lorsque, dans sa voiture, elle put donner un libre cours à sa colère ; je leur montrerai à tous deux ce que peut la juste indignation d’une femme outragée… Le lendemain, vers trois heures, M. de Pontailly et Prosper Chevassu arrivèrent presque en même temps chez Moréal, où ils s’étaient donné rendez-vous. Le marquis et l’étudiant semblaient soucieux, et l’on pouvait aussi prendre pour l’effet d’un chagrin secret l’air pensif du vicomte. — Tu es le plus jeune, à toi d’abord la parole, dit le vieillard à son neveu. — Il y a de quoi faire une pièce en cinq actes ou un roman en deux volumes, dit Prosper, avec la position pathétique où je me trouve entre mes affections de frère et mes devoirs de fils. Quand le journal de ma tante paraîtra, il n’est pas certain que je n’épanche pas en cinq ou six feuilletons les sentimens contradictoires que j’éprouve depuis vingt-quatre heures. D’une part, une jeune fille qui est bien la meilleure du monde et que je chéris tendrement, de l’autre, un père vénérable qui paie mes dettes. À droite l’amitié, à gauche la reconnaissance, quelle situation dramatique ! — Au fait, bavard, dit le marquis. — Voici le fait. Quand je me suis permis de demander à mon père, avec tout le respect convenable, où il avait conduit Henriette : — Je vous défends de m’adresser, à l’avenir, la moindre question à ce sujet, m’a-t-il répondu de sa voix de tribune ; votre sœur est dans un lieu où l’on saura la réduire à l’obéissance qu’elle me doit, et, si vous-même vous ne changez pas de conduite, un sort pareil vous attend. — Ce sort pareil, c’est, à ce que j’ai cru comprendre, quelque maison de correction ; aussi je cours encore. — Je ne suis pas plus avancé que toi, dit à son tour M. de Pontailly ; pas de nouvelles d’Henriette. En reparler à ma femme, ce serait peine perdue, et Dornier, que je n’ai vu que ce matin, a feint de ne rien savoir. Il avait l’air de bonne foi, mais il est si roué, que je ne m’y fie pas. Et vous, Moréal, avez-vous été plus heureux que nous ? — Toutes mes démarches ont été inutiles, répondit le vicomte d’un air de tristesse, et jusqu’ici je n’ai pu parvenir à découvrir où l’on a conduit Mˡˡᵉ Henriette. Nous expliquerons plus tard les raisons qui engageaient le vicomte à déguiser ainsi la vérité. — Mordieu ! reprit énergiquement le vieil émigré, ceci ressemble à la retraite de Biberach ; nous tournons à la déroute. — Dornier a menti comme un jésuite qu’il est, dit Prosper ; c’est lui qui mène toute cette intrigue. Que je devienne marquis, si je ne l’écrase pas sous mon tilbury la première fois que je le rencontrerai ! — Écrase-le si tu veux, mais respecte les marquis, répondit M. de Pontailly, qui, malgré sa mauvaise humeur, ne put s’empêcher de sourire de la boutade de son neveu. — Pardon, mon oncle, dit l’étudiant en souriant à son tour ; vous portez si modestement vos trente-deux quartiers, que je n’y pense jamais. — Tu n’as pas tout-à-fait tort de traiter Dornier de jésuite, reprit le marquis ; tout à l’heure il a joué devant moi une petite scène digne de M. Tartufe, et qui, par parenthèse, pourra nous coûter un peu cher à toi et à moi. — Qu’est-ce donc ? dirent à la fois les deux jeunes gens. — Je vais vous conter cela ; mais il faut reprendre les choses d’un peu haut. D’abord, continua le vieillard en s’adressant à Prosper, il paraît qu’avant-hier au soir il y a eu chez ton père une réunion de députés dans laquelle un étourdi de ma connaissance, qui ne respecte rien, n’a pas craint de jeter la discorde. — Je voudrais que vous eussiez été là, dit Prosper en partant d’un éclat de rire, la scène vous aurait amusé. Nos honorables représentans étaient à peindre lorsque j’ai eu mis le feu à mon gros canon : la république ! il fallait les voir prendre leurs chapeaux. C’est alors que vous auriez pensé à votre déroute de Biberach. — La chose n’a pas paru le moins du monde plaisante à ton père : il y avait là, en effet, de quoi le brouiller avec ses collègues ; mais Dornier, qui paraît tenir les ficelles de ces mannequins, s’est chargé de tout raccommoder ; seulement, comme je viens de le dire, c’est toi et moi qui paierons les frais. Pour toi, c’est assez juste ; qui casse les verres doit les payer ; mais moi, mordieu ! il me paraît un peu dur de jeter cinquante mille francs par la fenêtre parce que ton père est un ambitieux, et ta tante une femme que Mᵐᵉ de Staël empêche de dormir. — Mais, mon oncle, vous ne nous dites pas de quoi il est question. — De quoi peut-il être question, sinon de ce maudit journal, que Dieu confonde ! et dont tu t’es engoué le premier, feuilletoniste manqué ? Dornier a démontré à ton père que la seule manière de rattraper les députés réfractaires était de les enchevêtrer du susdit journal, sans leur laisser le temps de se reconnaître, et ton père, leurré de l’espoir de devenir un second Mirabeau, tu sais que c’est son faible, lui a remis pour les premiers frais, en bons billets de banque, cinquante mille francs qu’il a retirés, ces jours derniers, des fonds publics. — Un homme que je croyais un Cincinnatus ! dit Prosper. — Passons au second volume, reprit le marquis ; il n’est pas le moins curieux. Mᵐᵉ de Pontailly et Dornier ont eu hier au soir, toujours au sujet de ce diabolique journal, une conférence au sortir de laquelle ton ancien ami a emporté dans son portefeuille cinquante mille autres francs, que ma femme m’avait fait retirer, il y a quelque temps, de la rente de Naples, sous le prétexte d’acheter du 5 pour 100. — Mais on serait plus en sûreté dans une horde de bohémiens qu’avec cet hypocrite-là ! s’écria de nouveau l’élève en droit. — En sorte qu’à l’heure qu’il est, mons Dornier a en caisse cent mille francs sortis de notre bourse. Maintenant de deux choses l’une : ou il essaiera réellement de fonder un journal, et en ce cas, comme c’est là un hameçon usé auquel les abonnés ne mordent plus guère, ce sera l’affaire d’un an ou deux pour manger les cent mille francs ; ou, jugeant plus habilement la position, il se dira, comme Basile, que ce qui est bon à prendre est bon à garder, et alors nous apprendrons un beau matin qu’il est parti pour les États-Unis ou le Mexique sans oublier le portefeuille. Agréable alternative ! — Mais, mon oncle, qui diantre vous a si bien mis au courant de ces détails ? Ce n’est, à coup sûr, ni ma tante ni mon père. — Qui ? Dornier lui-même, mordieu ! Et c’est ici qu’il a déployé un génie digne de Tartufe, à qui je le comparais tout à l’heure. Sans embarras, et comme s’il se fût agi de la chose la plus ordinaire, il m’a tout raconté. — Bah ! — Bien entendu qu’il fardait l’histoire à sa guise. À l’en croire, la somme dont il se trouvait nanti le gênait beaucoup ; être dépositaire de l’argent d’autrui c’était fort désagréable. Il avait eu la main forcée ; pas moyen de refuser, à moins de se brouiller avec M. le député et avec Mᵐᵉ la marquise, et il leur était si attaché ! Mais il avait une telle vénération pour moi-même, qu’il s’était promis, je daignerais sans doute excuser sa liberté, de me demander conseil dans une conjoncture si délicate, et tout serait rompu s’il n’obtenait pas mon approbation. Oui, le coquin a eu l’effronterie de me demander mon approbation, continua le vieillard en frappant du poing une table qui se trouvait près de lui. — Et vous la lui avez donnée ? s’écria Prosper, qui bondit sur sa chaise. — Qu’aurais-tu fait à ma place, maître fou ? — Je l’aurais jeté par la fenêtre. — Crois-tu que je ne l’aurais pas fait si cela eût eu l’ombre du sens commun ? Mais on ne jette plus personne par la fenêtre. D’un autre côté, que répondre ? Ton père a le droit de se ruiner sans que j’aie le plus petit mot à dire. Quant à Mᵐᵉ de Pontailly, veux-tu que, pour cinquante mille francs, j’aille me brouiller avec une femme fort absolue dans ses idées, et qui, après tout, prend cet argent sur sa fortune ? — N’êtes-vous pas le chef de la communauté ? cria l’étudiant. — Peste ! voilà une réflexion qui fermerait la bouche à ton père quand il prétend que tu perds ton temps à l’école de droit. — Riez, reprit Prosper ; cela vous est permis, puisque vous paierez. — Mazarin a dit quelque chose d’à peu près semblable, fit observer Moréal, qui jusqu’alors avait pris peu de part à la conversation. — Résumons-nous, reprit M. de Pontailly en se levant ; plaie d’argent, dit le proverbe, n’est pas mortelle. Je voudrais que Dornier fût au fond de la mer, dût-il y emporter nos billets de banque. La chose importante, c’est cette pauvre Henriette que nous oublions. Nous n’avons pas été heureux jusqu’à présent, mais ce n’est pas une raison pour nous décourager. Remettons-nous en campagne ; la persévérance triomphe de tout. Que diantre ! trois hommes réunis, par une belle nuit d’hiver, dans une petite prairie du Rutli, ont rendu la liberté à leur patrie ; il serait par trop humiliant qu’à nous trois, qui valons bien des Suisses, nous ne parvinssions pas à délivrer une petite pensionnaire. Les trois alliés se séparèrent en se promettant mutuellement de redoubler d’efforts, et de se retrouver au même lieu le lendemain. En parlant de la conférence de la veille entre la marquise et Dornier, M. de Pontailly n’avait pu dire que ce que le journaliste lui en avait dit lui-même ; aussi se trouvait-il dans son récit une lacune importante qu’il est nécessaire de remplir. La tante d’Henriette était sortie de la pension de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud dans un état d’exaspération qui, loin de se calmer plus tard, n’avait fait que s’accroître. De toutes les passions qui maîtrisent le cœur, la plus tenace, c’est la vengeance. L’amour s’envole, le fanatisme s’éteint, l’ambition s’épuise, l’avarice même a des intermittences, la vengeance seule s’acharne à son but comme le vautour à sa proie. Trompée dans ses espérances, blessée dans son orgueil, humiliée dans sa beauté, crimes qu’une femme ne pardonne pas, Mᵐᵉ de Pontailly s’était dit : Je me vengerai. Sans retard comme sans hésitation, elle se mit à l’œuvre. En arrivant chez elle, la marquise écrivit ce billet à Dornier : « Je vous attends ce soir à huit heures. Je serai chez moi pour vous seul. » À l’écriture violente de ces deux phrases, et surtout à l’expressif laconisme de leur style, un fat eût pu se méprendre ; mais Dornier était au-dessus de la niaise présomption des hommes à bonnes fortunes. Sur-le-champ il comprit qu’il s’agissait d’une chose plus importante qu’un rendez-vous galant, et, vers huit heures, il alla chez la marquise, fort intrigué, mais prêt à tout. À voir le maintien composé et la physionomie calme de Mᵐᵉ de Pontailly, personne n’eût soupçonné l’implacable ressentiment qui couvait dans son cœur. Elle accueillit le journaliste avec sa dignité habituelle, tempérée par une nuance d’enjouement. — Je vous ai prié de venir ce soir, parce que je désire causer sérieusement avec vous, dit-elle ; M. de Pontailly dîne dehors, et nous ne serons pas dérangés. Mais, d’abord, racontez-moi les détails de votre emprisonnement ; cela doit être curieux. En adressant cette demande à Dornier, la marquise n’avait d’autre but que de faire preuve d’une parfaite liberté d’esprit, afin de détruire les conjectures qu’avait pu former le journaliste à l’égard des secrets motifs de ce rendez-vous imprévu. Elle écouta d’un air attentif et en paraissant s’y intéresser le récit qu’elle venait de provoquer, et reprit ensuite la parole avec un affable sourire : — En vérité, dit-elle, vous avez droit à une indemnité, et j’y veux contribuer pour ma part. Vous m’avez dit, à propos de ce journal, qu’un versement de fonds lèverait bien des difficultés. La somme dont vous m’avez parlé est là dans mon tiroir, et je la mets à votre disposition. Dornier, qui, dans la matinée, avait obtenu près de M. Chevassu un succès de même nature, se confondit en remerciemens. — Vous êtes notre providence, madame, dit-il dans un beau transport d’enthousiasme ; ce n’est pas en mon nom que je vous remercie, car si j’entreprends une pareille œuvre, ce n’est point par intérêt, mais par dévouement. Rédacteur en chef, la position n’est pas fort éminente, et à coup sûr les ennuis en passent les agrémens ; mais je vous remercie, madame, au nom de la littérature livrée depuis quelques années à d’ineptes et grossiers manœuvres : sous votre patronage si éclairé, nous la tirerons, j’espère, de l’état d’abaissement où elle se trouve aujourd’hui. Certes, si quelques lettres d’un style assez piquant ont fait vivre le nom de Mᵐᵉ de Sévigné, si deux nouvelles où Segrais a eu la meilleure part ont suffi pour établir la réputation de Mᵐᵉ de La Fayette ; si trois ou quatre ouvrages trop vantés ont rendu Mᵐᵉ de Staël immortelle, quel renom n’est pas assuré à la femme aussi supérieure par l’ame que par l’esprit, qui la première aura donné l’impulsion à notre régénération littéraire ? Le matin, Dornier avait dit à M. Chevassu : Notre journal vous mènera droit à la chambre des pairs. Volontiers il eût dit à Mᵐᵉ de Pontailly : Notre journal vous ouvrira les portes de l’Académie ; mais la littérature, en France, ayant aussi sa loi salique, il dut se contenter, au défaut de l’immortel fauteuil, de promettre à la marquise bel esprit une place au panthéon féminin, au-dessus de Mᵐᵉ de Sévigné et tout à côté de Mᵐᵉ de Staël. Les cinquante mille francs de Mᵐᵉ de Pontailly étaient réellement une mise risquée par son amour-propre à la grande loterie de la renommée, mais c’était aussi et surtout une chaîne d’or passée autour du cou d’un homme dont il fallait s’assurer, car dans son cœur elle l’avait désigné pour l’instrument de sa vengeance, et il était difficile de mieux choisir. — Voilà une affaire convenue, dit-elle négligemment ; passons à une autre qui, je crois, vous intéresse davantage. Êtes-vous toujours amoureux d’Henriette ? — Je suis aussi constant dans mes sentimens que dans mes desseins, reprit le journaliste en mettant la main sur son cœur. — Vous savez qu’elle n’est plus chez moi ? — M. Chevassu me l’a dit. — Soyez franc : n’est-ce pas vous-même qui avez engagé mon frère à mettre sa fille dans une pension ? La question était embarrassante. Dornier s’en tira au moyen de sa jalousie, qu’il eut soin d’exagérer, et il raconta à la marquise l’émotion cruelle qu’il avait éprouvée en trouvant la veille Mˡˡᵉ Henriette et le vicomte de Moréal en tête à tête dans le salon. — Ah ! j’ignorais cela, s’écria Mᵐᵉ de Pontailly, dont ce récit irrita encore le ressentiment ; il paraît qu’ils étaient en commerce réglé. Quelle perversité dans une fille de dix-huit ans ! La marquise n’eut pas plutôt prononcé ces derniers mots, qu’elle s’en repentit, car il n’entrait pas dans ses projets de détacher Dornier d’Henriette, tout au contraire. — Quand je dis perversité, s’empressa-t-elle d’ajouter, vous comprenez que ma mauvaise humeur de chaperon en défaut caractérise d’un terme exagéré ce qui n’est au fond qu’un enfantillage. À dix-huit ans, on n’est pas perverse ; imprudente, à la bonne heure ; étourdie tout au plus. — Je n’accuse pas Mˡˡᵉ Henriette, répondit Dornier d’un air composé ; je sais bien qu’en pareil cas tous les torts doivent être attribués à l’homme sans principes qui cherche à jouer le rôle de séducteur. — Ainsi vos intentions n’ont pas changé ; vous désirez toujours épouser ma nièce. — Ce mariage, madame la marquise, comblerait tous mes vœux. — J’y prévois des obstacles, reprit Mᵐᵉ de Pontailly en étudiant la physionomie de son interlocuteur. Entre nous, mon frère n’a pas un caractère très ferme ; une fois déjà il s’est refroidi à votre égard ; on peut le circonvenir et l’indisposer tout-à-fait contre vous. Mon neveu vous a pris subitement en antipathie, et il le dit à qui veut l’entendre. M. de Moréal est un homme d’un machiavélisme redoutable, et M. de Pontailly le protége ouvertement. Ma nièce enfin a pour le moment la tête pleine de folles idées. Il n’y a donc en réalité que moi qui sois franchement de votre parti. — Cela suffit, madame la marquise, pour que je sois sûr du succès. — J’en doute, moi ; car enfin, si Henriette s’obstine à ne pas vouloir vous épouser, comment l’y contraindre ? Dornier ne répondit pas, et à son tour il regarda la marquise fixement. — Si ma nièce vous aimait et que les obstacles vinssent de sa famille, reprit-elle en ayant l’air de plaisanter, la chose irait d’elle-même. Une petite promenade sentimentale imitée des voyages à Gretna-Green mettrait les parens barbares à la raison, car en pareille circonstance on étouffe la chose, et plutôt que de compromettre une jeune fille on la marie à son amant ; mais ici le cas n’est pas tout-à-fait semblable à celui que je suppose. — J’en conviens, madame, répondit le journaliste de plus en plus attentif. — Cependant, reprit Mᵐᵉ de Pontailly du même ton de légèreté, je me rappelle avoir connu un amoureux dans votre position, le comte d’Artelle, qui, quoique assez mal accueilli de la jeune personne qu’il recherchait en mariage, employa résolument l’expédient dont nous parlons. — Il l’enleva ? — Parfaitement. Trois semaines après, ils étaient mariés et fort heureux. — Elle l’aima ? — Vous savez que nous autres femmes nous ne détestons pas les entreprises hardies qui nous prouvent le pouvoir de nos attraits. Mᵐᵉ d’Artelle, qui ne pouvait souffrir son prétendu, raffole de son mari, et même elle a la franchise d’avouer que dès le lendemain de l’enlèvement l’amour était venu. — Mais les parens ? dit Dornier en regardant en dessous la tante d’Henriette. — Ils désiraient le mariage, et ils pardonnèrent sans peine à l’audacieux ravisseur ; l’histoire dit même qu’au moment décisif l’oncle chez qui demeurait la jeune fille, car elle était orpheline, ferma les yeux. Il faut dire qu’il était depuis long-temps l’ami de M. d’Artelle, et qu’il croyait pouvoir se fier à sa loyauté. — Pour prêter les mains à une démarche de cette nature, il faut en effet une confiance… — Entre gens d’honneur, la confiance est un devoir, dit Mᵐᵉ de Pontailly, qui prononça cette sentence en femme à qui sa vertu donne le droit de décider les cas de conscience les plus controversés. — C’est me dire assez clairement : Enlevez ma nièce, je fermerai les yeux, pensa Dornier. Qui diantre peut lui suggérer une pareille fantaisie ? J’y suis, continua-t-il après un instant de réflexion ; ces œillades que j’ai surprises dès le premier jour, cette toilette de mineure, son émotion mal déguisée lorsque je lui ai dit tout à l’heure que j’avais trouvé sa nièce seule avec Moréal, plus de doute, elle aime le petit vicomte, et me jette Henriette à la tête pour que je la débarrasse d’une rivale. Cela me convient. — À quoi pensez-vous ? reprit la marquise avec un regard profond. — Au récit que vous venez de me faire, madame. Il me semble que l’exécution de cet étrange enlèvement a dû présenter bien des difficultés ; je vois d’ici une terrible complication d’échelles de corde, de serrures brisées, de travestissemens, de fuite nocturne !… — Rien de tout cela, interrompit Mᵐᵉ de Pontailly d’un air de bonhomie ; d’une comédie vous faites un mélodrame. La chose s’est accomplie le plus simplement et le plus facilement du monde, en plein jour, et sans aucun des effrayans accessoires que vous supposez. — Vous redoublez ma curiosité, madame, quoique déjà je connaisse le dénouement de l’histoire. — Écoutez donc, homme à imagination lente. La jeune fille dont il s’agit allait dîner à la campagne, chez la mère d’une de ses amies, et elle devait y être conduite dans la voiture de son oncle. Le cocher, gagné par M. d’Artelle, se trompa de route, et finit par arriver dans un chemin désert où l’amant se trouvait déjà, ainsi qu’une bonne chaise de poste menée par un domestique dévoué. Ce fut l’affaire de transporter d’une voiture dans l’autre l’héroïne de l’aventure. — D’après cela, dit Dornier avec un accent d’interrogation, le pivot de l’affaire, en pareil cas, c’est un domestique de la race de Scapin, prêt à se vendre et bon à pendre ? — Comme il s’en trouve toujours au moins un dans toute bonne maison, répondit la marquise. Et à propos de cela, continua-t-elle d’un air de plus en plus dégagé de préoccupation, Dominique, mon cocher, est de la race dont vous parlez. J’ai appris de lui des traits pendables ; pour un billet de mille francs, le drôle vendrait ses chevaux, ses maîtres, et lui-même par-dessus le marché ; aussi le mettrai-je à la porte au premier jour. — L’avis au lecteur est arrivé à son adresse, se dit le rival du vicomte. Le reste de la conversation n’offrit plus d’intérêt. Sans qu’aucune parole compromettante eût été prononcée de part ni d’autre, la marquise et Dornier s’étaient entendus, et dès ce moment il existait entre eux une de ces alliances clandestines et ténébreuses auxquelles les adversaires menacés ont d’autant plus de peine à résister que les parties contractantes sont moins scrupuleuses dans le choix des moyens. — Il a compris à demi-mot, se dit Mᵐᵉ de Pontailly après le départ de son allié, et maintenant je puis me reposer sur lui du reste. Hypocrite comme il l’est, vindicatif comme je le suppose, qu’il épouse Henriette, et c’est infaillible s’il l’enlève, je serai suffisamment vengée d’elle et de cet homme odieux. — Voilà une maîtresse femme, pensait Dornier au même instant. Que risqué-je à exécuter le plan de campagne qu’elle vient de me tracer sans avoir l’air d’y entendre malice, la candide créature ? Elle a raison d’ailleurs. Les femmes pardonnent une aimable violence, et Henriette ne sera pas plus rancunière que cette dame d’Artelle, qui est, selon toute probabilité, un être chimérique créé pour la circonstance. Chevassu est un bonhomme que je mène par le nez, et qui, la chose faite, ne soufflera mot. La colère des autres est le moindre de mes soucis ; enfin, en cas de revers, n’ai-je pas cent mille francs dans mon portefeuille ? Allons, le sort en est jeté. Enlevons Hermione !
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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 10/Chapitre 4
# Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 10/Chapitre 4 ### CHAPITRE IV Telle fut la vertu du sacre et son effet tout-puissant dans la France du Nord, que dès lors l’expédition sembla n’être qu’une paisible prise de possession, un triomphe, une continuation de la fête de Reims. Les routes s’aplanissaient devant le roi, les villes ouvraient leurs portes et baissaient leurs ponts-levis. C’était comme un royal pèlerinage de la cathédrale de Reims à Saint-Médard de Soissons, à Notre-Dame de Laon. S’arrêtant quelques jours dans chaque ville, chevauchant à son plaisir, il entra dans Château-Thierry, dans Provins, d’où, bien refait et reposé, il reprit vers la Picardie sa promenade triomphale. Y avait-il encore des Anglais en France ? on eût pu vraiment en douter. Depuis l’affaire de Patay, on n’entendait plus parler de Bedford. Ce n’était pas que l’activité ou le courage lui manquât. Mais il avait usé ses dernières ressources. On peut juger de sa détresse par un seul fait qui en dit beaucoup : c’est qu’il ne pouvait plus payer son Parlement, que cette cour cessa tout service, et que l’entrée même du jeune roi Henri ne put être, selon l’usage, écrite avec quelque détail sur les registres, « parce que le parchemin manquait ». Dans une telle situation, Bedford n’avait pas le choix des moyens. Il fallut qu’il se remît à l’homme qu’il aimait le moins, à son oncle, le riche et tout-puissant cardinal de Winchester. Mais celui-ci, non moins avare qu’ambitieux, se faisait marchander et spéculait sur le retard. Le traité ne fut conclu que le 1ᵉʳ juillet, le surlendemain de la défaite de Patay. Charles VII entrait à Troyes, à Reims ; Paris était en alarmes, et Winchester était encore en Angleterre. Bedford, pour assurer Paris, appela le duc de Bourgogne. Il vint en effet, mais presque seul ; tout le parti qu’en tira le régent, ce fut de le faire figurer dans une assemblée de notables, de le faire parler, et répéter encore la lamentable histoire de la mort de son père. Cela fait, il s’en alla, laissant pour tout secours à Bedford quelques hommes d’armes picards ; encore fallut-il qu’en retour on lui engageât la ville de Meaux. Il n’y avait d’espoir qu’en Winchester. Ce prêtre régnait en Angleterre. Son neveu, le protecteur Glocester, chef du parti de la noblesse, s’était perdu à force d’imprudences et de folies. D’année en année, son influence avait diminué dans le conseil ; Winchester y dominait et réduisait à rien le protecteur, jusqu’à rogner le salaire du protectorat d’année en année ; c’était le tuer, dans un pays où chaque homme est coté strictement au taux de son traitement. Winchester, au contraire, était le plus riche des princes anglais, et l’un des grands bénéficiers du monde. La puissance suivit l’argent, comme il arrive. Le cardinal et les riches évêques de Cantorbéry, d’York, de Londres, d’Ély, de Bath, constituaient le conseil ; s’ils y laissaient siéger des laïques, c’était à condition qu’ils ne diraient mot, et aux séances importantes on ne les appelait même pas. Le gouvernement anglais, comme on pouvait le prévoir dès l’avènement des Lancastre, était devenu tout épiscopal. Il y paraît aux actes de ce temps. En 1429, le chancelier ouvre le Parlement par une sortie terrible contre l’hérésie ; le conseil dresse des articles contre les nobles qu’il accuse de brigandage, contre les armées de serviteurs dont ils s’entouraient, etc.. Pour porter au plus haut point la puissance du cardinal, il fallait que Bedford fût aussi bas en France que l’était Glocester en Angleterre, qu’il en fut réduit à appeler Winchester, et que celui-ci, à la tête d’une armée, vînt faire sacrer le jeune Henri VI. Cette armée, Winchester l’avait toute prête ; chargé par le pape d’une croisade contre les Hussites de Bohême, il avait sous ce prétexte engagé quelques milliers d’hommes. Le pape lui avait donné l’argent des indulgences pour les mener en Bohême ; le conseil d’Angleterre lui donna encore plus d’argent pour les retenir en France. Le cardinal, au grand étonnement des croisés, se trouva les avoir vendus ; il en fut deux fois payé, payé pour une armée qui lui servait à se faire roi. Avec cette armée Winchester devait s’assurer de Paris, y mener le petit Henri, l’y sacrer. Mais ce sacre n’assurait la puissance du cardinal qu’autant qu’il réussirait à décrier le sacre de Charles VII, à déshonorer ses victoires, à le perdre dans l’esprit du peuple. Contre Charles VII en France, contre Glocester en Angleterre, il employa, comme on verra, un même moyen, fort efficace alors : un procès de sorcellerie. Ce fut seulement le 25 juillet, lorsque depuis neuf jours Charles VII était bien et dûment sacré, que le cardinal entra avec son armée à Paris. Bedford ne perdit pas un moment ; il partit avec ces troupes pour observer Charles VII. Deux fois ils furent en présence, et il y eut quelques escarmouches. Bedford craignait pour la Normandie ; il la couvrit, et pendant ce temps le roi marcha sur Paris (août). Ce n’était pas l’avis de la Pucelle ; ses voix lui disaient de ne pas aller plus avant que Saint-Denis. La ville des sépultures royales était, comme celle du sacre, une ville sainte ; au delà, elle pressentait quelque chose sur quoi elle n’avait plus d’action. Charles VII eût dû penser de même. Cette inspiration de sainteté guerrière, cette poésie de croisade qui avait ému les campagnes, n’y avait-il pas danger à la mettre en face de la ville raisonneuse et prosaïque, du peuple moqueur, des scholastiques et des cabochiens ? L’entreprise était imprudente. Une telle ville ne s’emporte pas par un coup de main ; on ne la prend que par les vivres ; or les Anglais étaient maîtres de la Seine par en haut et par en bas. Ils étaient en force, et soutenus par bon nombre d’habitants qui s’étaient compromis pour eux. On faisait d’ailleurs courir le bruit que les Armagnacs venaient détruire, raser la ville. Les Français emportèrent néanmoins un boulevard. La Pucelle descendit dans le premier fossé ; elle franchit le dos d’âne qui séparait ce fossé du second. Là, elle s’aperçut que ce dernier, qui ceignait les murs, était rempli d’eau. Sans s’inquiéter d’une grêle de traits qui tombaient autour d’elle, elle cria qu’on apportât des fascines, et cependant de sa lance elle sondait la profondeur de l’eau. Elle était là presque seule, en butte à tous les traits ; il en vint un qui lui traversa la cuisse. Elle essaya de résister à la douleur et resta pour encourager les troupes à donner l’assaut. Enfin, perdant beaucoup de sang, elle se retira à l’abri dans le premier fossé ; jusqu’à dix ou onze heures du soir on ne put la décider à revenir. Elle paraissait sentir que cet échec solennel sous les murs mêmes de Paris devait la perdre sans ressource. Quinze cents hommes avaient été blessés dans cette attaque, qu’on l’accusait à tort d’avoir conseillée. Elle revint, maudite des siens comme des ennemis. Elle ne s’était pas fait scrupule de donner l’assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame (8 septembre) ; la pieuse ville de Paris en avait été fort scandalisée. La cour de Charles VII l’était encore plus. Les libertins, les politiques, les dévots aveugles de la lettre, ennemis jurés de l’esprit, tous se déclarent bravement contre l’esprit, le jour où il semble faiblir. L’archevêque de Reims, chancelier de France, qui n’avait jamais été bien pour la Pucelle, obtint, contre son avis, que l’on négocierait. Il vint à Saint-Denis demander une trêve ; peut-être espérait-il en secret gagner le duc de Bourgogne, alors à Paris. Mal voulue, mal soutenue, la Pucelle fit pendant l’hiver les sièges de Saint-Pierre-le-Moustier et de La Charité. Au premier, presque abandonnée, elle donna pourtant l’assaut et emporta la ville. Le siège de La Charité traîna, languit et une terreur panique dispersa les assiégeants. Cependant les Anglais avaient décidé le duc de Bourgogne à les aider sérieusement. Plus il les voyait faibles, plus il avait l’espoir de garder les places qu’il pourrait prendre en Picardie. Les Anglais, qui venaient de perdre Louviers, se mettaient à sa discrétion. Ce prince, le plus riche de la chrétienté, n’hésitait plus à mettre de l’argent et des hommes dans une guerre dont il espérait avoir le profit. Pour quelque argent il gagna le gouverneur de Soissons. Puis il assiégea Compiègne dont le gouverneur était aussi un homme fort suspect. Mais les habitants étaient trop compromis dans la cause de Charles VII pour laisser livrer leur ville. La Pucelle vint s’y jeter. Le jour même, elle fit une sortie et faillit surprendre les assiégeants. Mais ils furent remis en un moment et poussèrent vivement les assiégés jusqu’au boulevard, jusqu’au pont. La Pucelle, restée en arrière pour couvrir la retraite, ne put rentrer à temps, soit que la foule obstruât le pont, soit qu’on eût déjà fermé la barrière. Son costume la désignait ; elle fut bientôt entourée, * ↑ App. 35. * ↑ Dès le 15 juin, on presse des vaisseaux pour son passage ; les conditions auxquelles il veut bien aider le roi, son neveu, ne sont réglées que le 18 ; le traité est du 1ᵉʳ juillet, et le 16, le régent et le conseil de France en sont encore à prier Winchester de venir et d’amener le roi au plus vite. Voy. tous ces actes dans Rymer. * ↑ On lui donna en outre vingt mille livres, pour payement de gens d’armes. (Archives, Trésor des chartes, J, 249 ; quittance du 8 juillet 1429.) * ↑ Turner. * ↑ App. 36. * ↑ Rymer. * ↑ Le défi de Bedford « à Charles-de-Valois » est écrit dans la langue dévote et dans les formes hypocrites qui caractérisent généralement les actes de la maison de Lancastre : « Ayez pitié et compassion du povre peuple chrestien… Prenez au pays de Brie aucune place aux champs… Et lors, si vous voulez aucune chose offrir, regardant au bien de la paix, nous laisserons et ferons tout ce que bon prince catholique peut et doit faire. » (Monstrelet.) * ↑ Ici la violence du Bourgeois est amusante : « Estoient pleins de si grant maleur et de si malle créance, que, pour le dit d’une créature qui estoit en forme de femme avec eulx, qu’on nommoit la Pucelle (que c’estoit ? Dieu le scet), le jour de la Nativité Notre-Dame firent conjuration… de celui jour assaillir Paris… » (Journal.) * ↑ Lorsqu’on eut sonné la retraite, Daulon aperçut la Pucelle à l’écart avec les siens : « Et lui demanda qu’elle faisoit là ainsi seule, pour quoy elle ne se retyroit pas comme les autres ; laquelle après ce qu’elle eust osté sa salade de dessus sa tête, lui respondit qu’elle n’estoit point seule, et que encore avoit-elle en sa compaignie cinquante mille de ses gens, et que d’illec ne se partiroit, jusque ad ce qu’elle eût prinse ladite ville. Il dict il qui parle que à celle heure, quelque chose qu’elle dict, n’avoit pas avec elle plus de quatre ou cinq hommes. » (Déposition de Daulon.)
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L’Imitation de Notre-Dame la Lune
# L’Imitation de Notre-Dame la Lune * L’Imitation de Notre-Dame la Lune de Jules Laforgue ## Éditions Éditions en français : * L’Imitation de Notre-Dame la Lune (1894, publié dans Poésies complètes de Jules Laforgue) * L’Imitation de Notre-Dame la Lune (1922)
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Poésies complètes de Jules Laforgue/Les Complaintes
# Poésies complètes de Jules Laforgue/Les Complaintes Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Complaintes. ## LES COMPLAINTES Much ado about Nothing.
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Litanies des premiers quartiers de la Lune
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Guitare (Laforgue)
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Locutions des Pierrots
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Poésies complètes de Jules Laforgue/Derniers vers
# Poésies complètes de Jules Laforgue/Derniers vers ## DERNIERS VERS I have not art to reckon my groans thine evermore, Most dear lady, whilst this machine is to him. Ophelia : He took me by the wrist, and held me hard ; Then goes he to the length of all his arm, And, with his other hand thus o’er his brow, He falls to such perusal of my face, As he would draw it. Long stay’d he so ; At last, — a little shaking of mine arm, And thrice his head thus waving up and down, He rais’d a sight so piteous and profound, That it did seem to shatter all his bulk, And end his being. That done he lets me go, And with his head over his shoulder turn’d He seem’d to find his way without his eyes ; For out o’doors he went without their help, And to the last bended their light on me. Polonius : This is the very ecstasy of love.
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Note sur l’Histoire de la Bibliothèque de Versailles pendant la guerre de 1870
# Note sur l’Histoire de la Bibliothèque de Versailles pendant la guerre de 1870 ## NOTE Sur l’Histoire de la Bibliothèque de Versailles pendant la Guerre de 1870. Les souvenirs de M. Le Roi fournissent sur la vie de la Bibliothèque de Versailles pendant la guerre de 1870 bien des détails précieux ; on peut les compléter à l’aide d’autres pièces tirées des archives administratives de la Bibliothèque, en particulier, une lettre de M. Le Roi au maire, M. Rameau, en date du 9 juin 1871, et surtout son rapport sur l’exercice 1870-1871. Ces documents rendent compte d’événements postérieurs au mois de décembre 1870, et même pour la période antérieure, apportent plus d’un fait nouveau. En outre, l’esprit en est quelque peu différent : à lire le journal de M. Le Roi, on pourrait croire que les visites de princes et de hauts personnages furent les seuls incidents à noter ; dans son rapport, M. Le Roi s’étend davantage sur les mesures de précaution que la prudence lui avait inspirées et sur les inquiétudes qu’il éprouva durant toute l’invasion. La Bibliothèque resta ouverte comme à l’ordinaire ; mais, bien entendu, les lecteurs furent moins nombreux, les Versaillais du moins ; car, e plus du public habituel, la Bibliothèque reçut tous les jours des soldats, des officiers ou des fonctionnaires ennemis. En outre, l’Administration municipale ayant fait transporter à la Bibliothèque les archives et les bureaux de l’État-civil, il y eut toujours dans la grande galerie un certain va-et-vient de personnes venant faire leurs déclarations, et, comme le constate justement M. Le Roi, cette circonstance a été très favorable à la surveillance des Allemands travaillant dans les salles. À partir de l’arrivée à Versailles du Roi de Prusse, du Grand État-Major et des différents princes, la tranquilité de M. Le Roi, à peu près complète jusque-là, prit fin. Le 20 octobre, le duc de Saxe-Cobourg-Gotha vint visiter la Bibliothèque, accompagné d’un aide de camp. « Tous deux parlaient parfaitement le français, dit M. Le Roi dans son rapport, et furent d’une extrême politesse. Le duc me parut très instruit et surtout très au courant de la littérature française. Il parcourut avec l’intérêt d’un amateur toute notre Bibliothèque, examina avec attention nos éditions rares et s’arrêta particulièrement aux livres de Marie-Antoinette et Mᵐᵉ du Barry. Pendant cette visite, qui dura plus de deux heures, j’étais fort inquiet, car, le voyant si amateur, je craignais toujours qu’il ne lui prit la fantaisie de s’en administrer quelques-uns, ce qui, heureusement, n’eut pas lieu. » Le 31 octobre, ce fut le tour du prince Luitpold de Bavière, le futur régent, et de son fils, Louis, dernier roi de Bavière ; Luitpold s’intéressa surtout aux souvenirs de Louis xiv et, notamment, s’attarda à feuilleter les recueils de gravures représentant les grandes fêtes de Versailles. Enfin, le Prince Royal de Prusse, connu dans l’histoire sous le nom de Frédéric iii et père du Kaiser détrôné, vint à la Bibliothèque le 26 novembre, accompagné de nombreux généraux. « Le prince, — nous dit M. Le Roi, qui, relevant d’une grave maladie, était descendu de son appartement en robe de chambre, — le prince visita toutes les salles, examina nos recueils sur Versailles et fut d’une très grande amabilité, m’annonçant même que très probablement il enverrait à notre Bibliothèque quelques ouvrages sauvés, disait-il, de l’incendie de Saint-Cloud ; ce qui ne se réalisa pas. » Une tradition qui m’a été transmise par mes prédécesseurs et que, du reste, M. Delerot a pris soin de noter dans son beau livre, veut que le Prince Royal soit monté sur une de nos grandes échelles roulantes, véritables monuments tenant de la chaire à prêcher et de la machine de guerre, pour voir de près la vue de Berlin par Van Blarenberghe qui surmonte, dans la grande galerie, la porte de la salle de Mesdames. Il put ainsi admirer à loisir la spirituelle image de sa capitale, et, au premier plan, bien en évidence aux portes de la ville, les tentes blanches d’un camp et le défilé de la garde prussienne, au pas de l’oie….. Outre ces visiteurs de marque, la Bibliothèque reçut presque quotidiennement des officiers de tout grade que M. Le Roi, se souvenant, nous dit-il, du pillage des bibliothèques de Saint-Cloud et de Saint-Cyr, fit toujours accompagner avec grand soin par des employés. À vrai dire, M. Le Roi avait pris d’autres précautions : le meilleur moyen de n’être pas volé, c’est de ne pas tenter les voleurs ; aussi, avant même l’arrivée des Allemands, tous les objets précieux : crosses des abbesses de Maubuisson, monnaies d’or et d’argent de la collection Angelot, furent enfermés dans des cachettes pratiquement introuvables. Les livres rares furent laissés en place, M. Le Roi estimant, non sans raison, qu’ils seraient comme perdus dans la masse des autres. Une seule exception fut faite pour le magnifique recueil des gouaches du Carrousel qui, lui aussi, fut caché aux regards ; cette précaution manqua d’être illusoire, n’eût été la présence d’esprit de mon prédécesseur. Après avoir déjoué la curiosité des visiteurs, M. Le Roi allait, en effet, connaître d’autres inquiétudes : au mois de novembre, un nommé Louis Schneider, lecteur du Roi de Prusse, vint demander, au nom de son maître, un certain nombre d’ouvrages à gravures qu’il se proposait d’exposer dans le grand salon de la Préfecture, à l’heure du thé ; les invités du Roi devaient y trouver leur plaisir. De telles prières sont des ordres et il fallut bien s’y conformer. Mais parmi les livres demandés se trouvait le fameux Carrousel, que, sans doute, quelque Allemand avait admiré avant la guerre et n’avait pas oublié. Faudait-il tirer de sa cachette le très précieux volume ? Heureusement, M. Le Roi s’avisa qu’outre notre magnifique exemlaire peint à la gouache pour Louis xiv, nous en possédions un autre où les gravures de Silvestre étaient restées en noir : c’est ce second exemplaire que, feignant l’ignorance, mon prédécesseur communiqua au Roi, qui voulut bien s’en montrer satisfait. À plusieurs reprises, des livres furent ainsi prêtés à Guillaume Iᵉʳ ; et il est à remarquer que, grâce aux conseils du bibliothécaire, les choix du lecteur du Roi se portèrent sur des ouvrages de moins en moins rares ; il finit par se contenter de quelques tomes du Tour du Monde ; à l’en croire, c’était du reste tout ce qu’il fallait. M. Delerot cite à ce sujet un mot de ce Schneider qui laisse à penser : « C’est pour des princes, aurait-il déclaré à M. Le Roi ; il ne faut pas du tout d’ouvrages savants ! Qu’il y ait de belles gravures, ce sera très bien ! » D’autres demandes de livres furent, au cours de la guerre, faites par des administrations allemandes, des officiers, des princes ; mais, grâce au zèle de M. Le Roi, qui n’hésitait pas à faire rechercher au domicile des emprunteurs les ouvrages sortis depuis trop longtemps, tout fut rendu ou à peu près. Somme toute, si Versailles eut beaucoup à souffrir des exigences du vainqueur, fut pressuré sans merci et soumis à une tyrannie qui prit toutes les formes, les plus brutales comme les plus grotesques, la Bibliothèque sortit indemne de la guerre, grâce, il faut le dire, à la prudence de son conservateur et, pour une bonne part aussi, à l’ascendant que lui donnaient son âge et la réputation européenne de ses travaux. ### Rapport de M. Le Roi à M. Rameau. Le désastre de Sedan venait d’avoir lieu et tout annonçait que nous ne tarderions pas à avoir les armées étrangères devant Paris. Dans la prévision d’une occupation de notre ville qui ne pouvait tarder à arriver, je pris les précautions nécessaires pour mettre en sûreté les objets précieux que renferme notre Bibliothèque. Nos magnifiques crosses d’abbesses du xvᵉ siècle, ceintures, médailles d’or et d’argent, monnaies de même métal de la belle collection de M. Angelot, armes de prix des pays orientaux, furent soustraits à la vue et enfermés et cachés de manière qu’il aurait fallu la destruction de la Bibliothèque pour les trouver. J’aurais aussi voulu pouvoir soustraire aux regards tous nos ouvrages rares et curieux, mais j’avais l’espoir qu’ils resteraient inaperçus au milieu de la masse de nos livres. Il y en eut cependant un qui, par son volume, la beauté de ses peintures, la richesse de son enveloppe, pouvait attirer les regards des curieux étrangers et peut-être donner l’envie de l’enlever comme un trophée de victoire ; c’est le magnifique volume du Carrousel de 1662, peint par Bailly, le grand-père du maire de Paris, pour le roi Louis xiv, exemplaire unique, qui traversa avec peine la Révolution et échappa aux invasions de 1814 et de 1815. Au moment où je me préparais ainsi à recevoir les ennemis, vous faisiez transporter dans nos salles les registres les plus précieux des archives de la Mairie, ainsi que ceux de l’État-civil, et vous y établissiez ce bureau ; nous recevions aussi les manuscrits et les livres des bibliothèques des mess de l’artillerie et des voltigeurs de l’ex-garde impériale. Par suite de l’établissement du bureau de l’État-civil dans nos salles, la Bibliothèque resta tous les jours ouverte pendant tout le temps de l’occupation prussienne, et j’en profitai pour recevoir les travailleurs qui ne cessèrent pas un seul jour de la fréquenter. Je dois ajouter que la présence continuelle des employés de l’État civil, de ceux de la Bibliothèque, des lecteurs rangés autour des tables, et du mouvement des allants et venants qui se succédaient pour diverses déclarations de naissances et de morts, n’ont sans doute pas peu contribué à tenir en respect les visiteurs des armées étrangères. Les premières semaines de l’occupation se passèrent fort calmes et nous ne reçûmes aucune visite allemande ; mais elles commencèrent lorsque le Roi fut arrivé à Versailles et que tout son état-major de princes et de nobles de toute sorte se fût établi dans les divers quartiers de la ville. La première visite que je reçus fut celle du duc régent de Saxe-Cobourg-Gotha. Il vint à la Bibliothèque, accompagné d’un aide de camp ; tous deux parlaient parfaitement le français et furent d’une extrême politesse. Le duc me parut très instruit et surtout très au courant de la littérature française. Il parcourut avec l’intérêt d’un amateur toute notre bibliothèque, examina avec attention nos éditions rares et s’arrêta particulièrement aux livres de Marie-Antoinette et surtout de Madame du Barry. Pendant cette visite, qui dura plus de deux heures, j’étais fort inquiet, car, le voyant si amateur, je craignais toujours qu’il ne lui prît fantaisie de s’en administrer quelques-uns, ce qui heureusement n’eut point lieu. Quelques jours après, ce fut le tour du prince Luitpold de Bavière et de ses aides de camp. Ce que désirait surtout voir le prince, c’était tout ce qui concernait Versailles et Louis xiv. Puis, un peu plus tard, le Prince Royal, accompagné de généraux. Le Prince visita toutes les salles, examina nos recueils sur Versailles, et fut d’une très grande amabilité, m’annonçant même que, très probablement, il enverrait à notre bibliothèque quelques ouvrages sauvés, disait-il, de l’incendie de Saint-Cloud ; ce qui ne se réalisa pas. À ces visites de grands personnages en succédèrent d’autres moins importantes. Tous les jours, des officiers de tous grades vinrent nous visiter et j’avais le plus grand soin qu’ils fussent toujours accompagnés, de crainte de quelque soustraction. Jusqu’ici, je n’avais eu que des visites ; bientôt, ce furent des demandes de livres à emporter qui se succédèrent. Je fis d’abord quelques difficultés, mais, menacé de les emporter par ordre, je dus céder devant la force : cependant, je ne les laissai sortir que sur reçu, ce qui fut exécuté sans difficulté. Le premier de ces emprunteurs fut le roi de Prusse lui-même. Un M. Schneider, conseiller intime du Roi, se présenta de la part du Roi, demanda qu’on lui confiât plusieurs ouvrages et surtout des livres de gravures pour mettre dans les salons, et enfin, pour le Roi lui-même, le livre du Carrousel de 1662. Cette demande me surprit. On avait donc dit au Roi que nous possédions cet ouvrage ! Je craignis d’être obligé de tirer de sa cachette notre précieux livre. Fort heureusement, il existe à la Bibliothèque un exemplaire de ce Carrousel en gravure noire, avec texte latin, que Louis xiv fit faire pour donner aux cours étrangères. Je donnai cet exemplaire et il satisfit le Roi, car, huit jours après, nous reçûmes la lettre suivante de M. Kranzki, autre conseiller du Roi : « Veuillze, Messieurs, avoir la bonté de donner en échange des dix livres qui sont apportés avec cette lettre d’aussi instructifs et, si possible, dans le même genre, comme ceux qui rentrent maintenant en votre possession. Sa Majesté le Roi désire surtout la continuation des vues d’Espagne. Les deux volumes Festiva ad capita et Plan…, etc., de Versailles, je les garderai encore quelques jours. Versailles, le 15 novembre 1870. Pendant plus d’un mois, ces livres que nous ne donnions que sur reçu furent successivement changés et rapportés avec exactitude. Nous prêtâmes aussi, toujours sur reçu, des livres au Prince Royal, au prince Adalbert de Prusse, à M. de Bismarck, etc., et à beaucoup d’autres : mais, grâce au soin que j’avais de les envoyer chercher, aucun livre n’a été égaré pendant le trop long séjour des Allemands. ### Extrait d’une lettre de M. Le Roi à M. Rameau, maire de Versailles, en date du 9 juin 1871. ….. Dès les premiers jours de la marche des Prussiens sur Paris, je dus penser à soustraire à leur avidité les objets les plus précieux de notre Bibliothèque. Livres curieux et uniques, objets d’art, nos magnifiques crosses, ceintures, etc., tout fut soustrait aux yeux des curieux et placé dans des cachettes presque introuvables. Bientôt l’Administration, craignant pour la sûreté de la Mairie, fit transporter à la Bibliothèque partie des archives et tous les registres de l’État-civil, que l’on plaça de manière à ne pas attirer sur eux la vue des étrangers. En même temps, la Bibliothèque donna asile aux employés de l’État-civil et devint par ce fait même une annexe de la Mairie. Au moment de l’entrée de l’ennemi dans la ville, nous nous sommes empressés de soustraire au pillage les manuscrits et les plans de l’artillerie de la Garde placés aux Grandes-Écuries, et quatre mille volumes formant la bibliothèque de la mess (sic) des voltigeurs de la Garde, laissés au Contrôle général. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine que nous parvînmes à exécuter ce travail sans appeler l’attention des Prussiens qui occupaient déjà notre ville. La présence du bureau de l’État-civil nous força de tenir la Bibliothèque ouverte pendant tout le temps de l’occupation, et le service des employés fut ainsi doublé. Ce qui surtout augmenta ce service et me donna de grands soucis, ce fut la visite quotidienne, dans nos salles, des officiers allemands ; car, en général, les officiers qui venaient ainsi nous visiter étaient généralement fort instruits, grands amateurs de livres et de curiosités bibliographiques et, par cela même, très redoutables, ainsi que l’a bien prouvé l’enlèvement de la bibliothèque de Saint-Cloud et celle de l’école de Saint-Cyr. Aussi, nous ne les quittions par instant, et, lorsque, sur la demande du Roi, du Prince Royal et des autres princes réunis à Verasilles, nous fûmes obligés de leur prêter des livres, nous leur faisions donner des reçus et j’avais le soin d’envoyer à leur domicile chercher ces livres lorsqu’un certain nombre de jours était écoulé. Grâce à ces précautions….. aucun livre n’a été égaré et nous avons passé ce moment critique sans aucune perte. * ↑ E. Delerot, Versailles pendant l’Occupation, édit. de 1900. p. 314, note 1. * ↑ Delerot, op. ci., p. 314. * ↑ Sur le pillage de la Bibliothèque de Saint-Cloud, cf. Delerot, op. ci., p. 197.
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Revue littéraire — 31 juillet 1843
# Revue littéraire — 31 juillet 1843 Mademoiselle de Belle-Isle a marqué, dans la carrière de M. Alexandre Dumas, une seconde phase qui se continue heureusement. La vive imagination de l’auteur de Henri III s’est rajeunie au moment où on la croyait épuisée ; elle s’est retrempée à des sources nouvelles, et, si l’on peut ainsi parler, elle a refait sa fortune en se déplaçant. C’est là le beau privilége de ces riches organisations : elles triomphent des excès où les autres meurent. Les intelligences aussi fécondes en ressources que celle de M. Alexandre Dumas se tirent toujours d’affaire ; mais combien leur exemple est désastreux pour ce grand nombre de talens auxquels il est interdit de rien créer de durable sans des efforts de travail et de patience, et qui, séduits par les succès de l’audacieux écrivain, abusent de leur facilité, gaspillent des facultés précieuses, et arrivent, sans avoir produit une page qui mérite l’admiration ou même l’estime, à une décrépitude précoce, et, dans la force de l’âge, à une véritable impuissance ! N’est-ce pas l’histoire du grand seigneur jeune et prodigue qui entraîne des jeunes gens, bien nés du reste et dans l’aisance, mais fort au-dessous de son nom et de sa fortune, à imiter son luxe extravagant et ses dépenses folles ? Quand la première jeunesse est passée, et la fougue amortie, le grand seigneur se range, vend quelques domaines pour payer ses dettes, ou au besoin se marie, et, cela fait, se trouve encore dans une assez belle opulence, tandis que ses compagnons, complètement ruinés, sont obligés de faire faillite. Que de faillites dans les lettres depuis quelques années ! que de gens, passablement riches au début, qui ne font plus honneur à leur signature ! Si, au milieu de tant d’espérances avortées, de tant de promesses évanouies, il fallait attribuer à chacun la part de responsabilité qui lui revient, celle de M. Alexandre Dumas ne serait pas la moindre. La critique aurait beau jeu en feuilletant tous ces volumes écrits à la hâte, comme si un maître terrible avait le fouet levé sur l’écrivain, et le forçait d’écrire toujours, sans lui accorder une heure de réflexion ou de repos. Mais plus on porterait un jugement équitable et sévère contre toutes ces productions hâtives, contre cette littérature bâclée, où l’inspiration ne se montre qu’à de rares intervalles et semble n’apparaître que pour faire regretter plus amèrement son absence, plus il faudrait admirer chez M. Dumas cette vigueur de talent qui survit à tout, cette verve originale qui reparaît à un moment donné, et cet esprit délié, jamais à court, qui produisit Mademoiselle de Belle-Isle, et d’où sont sorties hier encore les Demoiselles de Saint-Cyr. Je l’avouerai franchement, le titre de la nouvelle comédie m’avait fait peur. La présence de l’auteur d’Antony à Saint-Cyr n’était pas rassurante. Je dois le dire, les allures de l’école à laquelle appartient M. Dumas ne me semblent pas en harmonie avec cette maison paisible, bâtie au bout du parc de Versailles, dont Mᵐᵉ de Maintenon écrivit elle-même la règle, et où elle venait passer de douces heures dans le recueillement et la piété. L’école moderne, avec cette hardiesse et cette crudité de langage qu’elle a inaugurées au théâtre, et qui sont devenues son cachet particulier, ne me semble pas à sa place sous les vertes allées où se promenaient Mᵐᵉ de Maintenon et Racine, au milieu d’un groupe de ces chastes jeunes filles pour qui on avait fait Athalie. Qu’on me pardonne la comparaison, à l’idée de notre jeune école dramatique faisant invasion dans les parloirs, les cellules et les jardins de Saint-Cyr, je me figurais une représentation d’Esther, celle par exemple où assistait Mᵐᵉ de Sévigné, derrière les duchesses, et où le roi daigna s’approcher d’elle et lui parla, troublée par l’arrivée tout-à-fait inattendue d’un mousquetaire après dîner qui avait la parole haute. J’en ai été quitte pour la peur. M. Dumas a compris que, pour être convenable en ce lieu, il serait forcé de n’être pas lui-même, et serait gauche et gêné. Aussi n’est-il entré à Saint-Cyr que par une porte dérobée, et ne s’y est-il arrêté que juste le temps qu’il lui a fallu pour enlever ses deux héroïnes, Mˡˡᵉ Charlotte de Mérian et Mˡˡᵉ Louise Mauclair. Il n’y a donc que le premier acte qui se passe au couvent. Le vicomte de Saint-Hérem, ami du duc d’Anjou, pénètre à Saint-Cyr avec une clé du prince, qui, déjà Philippe V, veut, avant de partir pour son royaume, régler ses affaires amoureuses, et lui a donné la mission délicate de réclamer ses lettres à Mᵐᵉ de Montbazon. C’est dans un pavillon du couvent que le duc et son confident le vicomte se donnent rendez-vous. Mais être jeune, riche, galant, et avoir dans sa poche une clé de Saint-Cyr ! On devine ce qui arrive. Saint-Hérem, pendant qu’il est chargé de mettre fin à une intrigue pour le compte du prince, en commence une autre pour son propre compte. C’est de Mˡˡᵉ Charlotte de Mérian, la plus jolie des pensionnaires, celle qui joue Esther, qu’il est amoureux. Il le lui a dit d’une voix émue, il le lui a écrit d’un style brûlant, et sa passion n’est que trop partagée ; mais la pudeur a retenu l’aveu sur les lèvres de la jeune fille, la pudeur, et peut-être aussi le sentiment de son infériorité sur un point : Saint-Hérem est riche, et elle est pauvre. Quoique noble, elle n’a pour toute fortune que la protection de Mᵐᵉ de Maintenon, et, ce qui paraît bien peu de chose alors, l’amitié de Mˡˡᵉ Louise Mauclair, qui n’a pas été admise à Saint-Cyr à cause de ses quatre quartiers, mais parce qu’elle est la fille d’une sous-maîtresse. Louise est remuante, adroite, ambitieuse ; elle a ce qui manque à Charlotte pour réussir ; peut-être ne possède-t-elle pas, comme son amie, ce qui rend digne du succès. C’est à la nuit tombante que la scène s’ouvre. Saint-Hérem a demandé un rendez-vous à Charlotte dans une lettre qu’elle ne veut pas ouvrir, et que l’espiègle Louise décachète en riant, et dont elle lui fait lecture à haute voix. Dès les premiers mots, ces deux caractères sont parfaitement posés, et lorsque les deux amies se retirent, on les connaît presque comme si on eût vécu avec elles dans l’intimité. Le vicomte de Saint-Hérem arrive ; il est véritablement épris, on le voit tout d’abord. Le duc d’Anjou ne se fait pas attendre. Il demande ses lettres, qu’on ne lui remettra que le lendemain. Il dit alors qu’il viendra les chercher lui-même à l’hôtel du vicomte, incognito, sous le nom du comte de Mauléon, et là-dessus il s’esquive en bon prince. Saint-Hérem est en proie à toutes les perplexités des amoureux. Viendra-t-elle ? ne viendra-t-elle pas ? Si elle vient, elle sera avec son inséparable compagne. Comme il voudrait avoir en ce moment un ami qui pût occuper Louise Mauclair ! Il se met à la fenêtre, et par un de ces hasards comme il n’y en pas dans la vie, mais comme on en trouve chez Molière, le personnage dont on a besoin vient à passer. C’est M. Hercule Dubouloy, fils d’un fermier-général, camarade du vicomte. Il va se marier dans deux heures ; le contrat est déjà dressé, et la future est à son poste ; et si Dubouloy est en ce moment dans la rue, c’est qu’il va au-devant de la corbeille de noces qui n’arrive pas. Saint-Hérem lui jette la clé, le supplie de s’en servir, Dubouloy monte, et le rire avec lui ; la comédie attendait dans la coulisse pour faire son entrée. Saint-Hérem explique à son camarade le service qu’il exige de lui ; l’autre, qui est pressé, s’en défend le plus drôlement du monde, mais il est engagé malgré lui : le vicomte, qui aperçoit Charlotte toute seule dans le jardin, saute par la fenêtre pour aller la joindre, au moment où Louise entre par la porte, et se trouve en présence d’Hercule Dubouloy. La scène entre ces deux personnages qui ne se sont jamais vus, et qui ne font que s’entrevoir dans l’ombre, est d’un comique parfait. Les protestations d’amour de Dubouloy à une personne qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit pas, et qu’il a pour mission de retenir pendant une demi-heure, sont très plaisantes et lorsque, pressé par le temps, il s’écrie : Mademoiselle, maintenant que je suis sûr de mon bonheur, permettez que je me retire, le public le salue par un rire de bon aloi. Il n’est pas au bout de ses tribulations. On ne sort pas quand les portes sont closes, et la porte extérieure est fermée. Que faire ? Saint-Hérem rentre avec Charlotte, et, devant le fâcheux accident, ces jeunes têtes battent la campagne. Charlotte, se croit perdue ; Saint-Hérem propose le double enlèvement. Charlotte résiste, Louise y pousse ; Dubouloy, qui veut sortir avant tout, y consent de grand cœur, et lorsque la résistance de Charlotte est vaincue, et que les deux couples se précipitent pour s’échapper, un exempt de la prévôté paraît, arrête les galans, delicto flagrante, et les conduit à la Bastille. Ce premier acte, plein de mouvement et de gaieté, engage à merveille l’action. Le vicomte et son ami ne passent qu’une nuit à la Bastille, mais lorsqu’ils franchissent le seuil de la prison le lendemain matin, ils sont mariés, Saint-Hérem avec Charlotte de Mérian, et Dubouloy, que son père, sa fiancée et tout le beau monde de la finance ont attendu toute la nuit, avec Mˡˡᵉ Louise Mauclair, qu’il a vue pour la première fois dans la chapelle de la Bastille, à la lueur des bougies qui éclairaient l’autel nuptial. On a usé de violence morale à leur égard ; on leur a dit de choisir du mariage ou de la prison, et on ne leur laissait pas ignorer que Mᵐᵉ de Maintenon était derrière la toile, et que la prison serait longue. Saint-Hérem rentre à son hôtel. C’est là que se passe le second acte. Il est furieux ; il se croit trompé par Charlotte, qu’il soupçonne d’avoir tout avoué à Mᵐᵉ de Maintenon, et d’avoir combiné avec la vieille favorite le plan habile qui a déjoué le sien, et qui a fait d’un homme à bonnes fortunes la dupe d’une pensionnaire. Il n’avait donc voulu que séduire Charlotte de Mérian, et ne l’aimait pas. Il avait voulu la séduire, mais il l’aimait ; il l’aime encore, et il y a là une donnée neuve au théâtre, une donnée vraie, dans la situation de cet homme qui ne veut plus, dès qu’on le lui impose, d’un cœur qu’il désirait la veille ardemment, et qui se croit mystifié, parce qu’on le force d’accepter ce qu’il voulait avoir la gloire de ravir. Pendant qu’il exhale sa colère, le comte de Mauléon arrive pour chercher ses lettres. Une idée traverse l’imagination de Saint-Hérem, il suivra le prince en Espagne, il fuira cette Charlotte qui l’a si indignement trompé, et ce Paris et ce Versailles où il va être si ridicule. Le prince souscrit volontiers à ce voyage, et se retire pour faire place à Dubouloy. Dubouloy ignore le sort de son ami, et de ce qui s’est passé la nuit dernière, il ne connaît que son aventure, dont le récit égaie fort l’auditoire. Il vient tout exprès pour se couper la gorge avec Saint-Hérem, parce qu’il s’imagine qu’il est cause de sa disgrace ; quand il apprend la vérité, sa colère tombe, et il accepte avec joie la proposition de suivre le vicomte en Espagne. Tout cela est d’un dialogue vif, animé, plein de traits, qui vous emporte sans que vous ayez le temps de réfléchir. Le second acte n’est pas fini ; Saint-Hérem ne veut pas partir pour l’Espagne avant d’avoir eu une explication avec Charlotte. La scène est belle. En effet Charlotte est innocente de la trahison qu’on lui impute, et elle se justifie avec naïveté et chaleur. Chose singulière, il faut ici reprocher à M. Dumas d’avoir fait trop bien parler son héroïne. Elle est si pathétique et si attendrissante, elle montre tant de douleur et laisse deviner tant de passion, elle a tant de noblesse dans sa colère contenue, que, sans être amoureux, on est convaincu de son innocence, tandis que Saint-Hérem, qui l’aime et qui doit être plus accessible, s’obstine à ne pas y croire ; et lorsque Charlotte indignée s’écrie éloquemment : Une fille noble doit avoir sa parole d’honneur comme un gentilhomme ! eh bien ! je vous jure que je l’ignorais, Saint-Hérem, c’est là le sentiment qu’on éprouve, devrait se jeter à ses genoux, lui demander pardon. Je sais bien que nos don Juan ne le feraient pas ! En France, chez les jeunes générations, le respect de la femme, autrefois si profond, diminue et se perd. Dans ce pays où les femmes étaient si honorées et placées si haut, on en est venu, à leur égard, à une espèce de mépris brutal qu’on a érigé en suprême bon ton. La délicatesse des anciennes mœurs en amour fait place à une grossièreté systématique dont on se fait honneur, dont on se pare : c’est de la force d’ame. Eh bien ! je dis que Saint-Hérem, dans la scène qui nous occupe, est un homme de ce temps-ci et non pas du siècle de Louis XIV, et que l’auteur a commis un anachronisme de sentiment. Je vais prendre un exemple à côté du vicomte de Saint-Hérem, le marquis de Sévigné. Si l’on se souvient des lettres où la célèbre marquise raconte les amours de son fils avec Ninon de l’Enclos et la Champmeslé ; si l’on n’a pas oublié l’histoire de cette correspondance si souvent réclamée, enfin rendue et brûlée, on peut avoir une idée de cette politesse de formes, de cette réserve délicate, de ces ménagemens infinis dont les hommes de ce temps-là se servaient toujours à l’égard des femmes, et dont ils ne se dépouillaient pas même dans leurs intrigues avec des courtisanes. Oh ! d’après ces détails si courts, mais si frappans, et qui s’échappent de la plume d’une mère, je suis sûr que si Ninon ou la Champmeslé eussent dit au marquis de Sévigné : Monsieur, je vous jure que cela est ainsi, Sévigné l’aurait cru. Et le vicomte de Saint-Hérem ne croit pas de la bouche de sa femme, d’une vertueuse femme qu’il aime, ce que le marquis de Sévigné aurait cru de la bouche d’une courtisane ! Si M. Dumas, n’ignorant pas qu’il commettait une invraisemblance qu’on peut appeler historique, a voulu passer outre, pour se donner le plaisir de faire une belle scène de plus, c’est une peccadille. La faute serait autrement grave, si l’auteur, ayant voulu représenter dans Saint-Hérem un homme de tous les temps, avait regardé comme une chose très naturelle et usitée à toutes les époques que, lorsqu’une femme donne sa parole d’honneur, on ne la croie pas. Le troisième acte se passe à Buen-Retiro, dans un bal masqué que Philippe V, sous le nom du comte de Mauléon, donne à sa cour. Le petit-fils de Louis XIV s’ennuie sur son trône d’Espagne, et, pour se distraire, il donne des fêtes qui lui rappellent Marly ou Fontainebleau. C’est le vicomte de Saint-Hérem qui est son grand-maître des cérémonies, et qui tient la liste des invitations. Or, le duc d’Harcourt, l’ambassadeur de France, prie le roi, d’après des instructions de Mᵐᵉ de Maintenon, d’accorder l’entrée du bal à deux Françaises de distinction qui désirent garder l’incognito. Le roi ne refuse pas ce qu’on lui demande, et donne des ordres en conséquence au vicomte de Saint-Hérem. Le grand-maître des cérémonies et Dubouloy, qui ne l’a pas quitté, se livrent à toutes les conjectures pour savoir quelles peuvent être ces deux dames mystérieuses, admises à la cour contre toutes les lois de l’étiquette, et ils ne se disent pas, ce qui pourtant devrait aussitôt se présenter à leur pensée, que ces deux inconnues pourraient bien être la vicomtesse de Saint-Hérem et Mᵐᵉ Dubouloy. Ils sont encore au milieu de leurs recherches, lorsque le duc d’Harcourt vient les prendre à part pour leur faire une confidence ; il vient leur apprendre que les deux grandes dames dont on parle déjà tant à Madrid, sont chargées d’une mission diplomatique importante, qu’elles sont jeunes, spirituelles, jolies ; mais ce qu’il y a de piquant, c’est qu’elles ne savent pas elles-mêmes la mission qu’elles viennent remplir à la cour. Quel est donc le but caché de ce voyage, auquel s’intéresse Mᵐᵉ de Maintenon ? C’est de plaire au roi, et de remplacer dans son cœur la princesse des Ursins dont on se méfie. (M. Dumas sait aussi bien que nous que la princesse des Ursins avait alors soixante ans.) Le succès est infaillible. Si l’une échoue, l’autre l’emportera nécessairement ; elles ont d’ailleurs des chances égales : elles sont également séduisantes, quoiqu’elles ne se ressemblent pas. — Les deux maris écoutent gravement la confidence, et ne se demandent pas pourquoi on la leur fait. Il faut avouer qu’ils se montrent un peu simples. S’il en était autrement, il est vrai, la jolie scène du bal n’aurait pas lieu, et nous y perdrions. Les dames arrivent, le visage couvert d’un masque, et au bras du roi qui galantise, comme dit Saint-Simon. Le roi, appelé ailleurs dans la fête, s’éloigne et remet les gracieux dominos aux bras de Saint-Hérem et de Dubouloy. Il y a échange. La vicomtesse prend le bras de Dubouloy, et Louise celui du vicomte. Sous le masque, les rôles ne sont plus les mêmes : comme on cache son visage, on déguise son ame. Louise est sentimentale et triste ; Charlotte, moqueuse et piquante. Les propos vont vite ; on tourmente ces pauvres maris, on fait mille allusions à leur aventure. Ils sont piqués au jeu, et deviennent de plus en plus galans ; enfin, chacun d’eux demande avec instance à sa belle promeneuse qu’elle daigne se démasquer un moment. Les belles dames se font beaucoup prier et finissent par consentir. Elles ôtent leur masque : ces coups de théâtre réussissent toujours. La fin de ce troisième acte est enlevée en un tour de main. Dans le quatrième et le cinquième actes, l’intérêt se développe et va croissant. Le roi s’est épris de Mᵐᵉ de Saint-Hérem, dont il ignore le vrai nom. Le grand-maître des cérémonies s’est aperçu de cet amour, et il arrive, amoureux de sa femme comme toujours, et de plus jaloux, chez la vicomtesse, rue d’Alcala, où le roi doit venir aussi. Là il apprend de la bouche de Louise que c’est elle, elle seule, qui est coupable de la trahison de Saint-Cyr, et il apprend de la bouche de Charlotte de Mérian qu’elle n’est plus sa femme ; que, grace à Mᵐᵉ de Maintenon, le mariage a été cassé, et qu’elle est libre, parfaitement libre. Elle prend sa revanche ; c’est elle qui le fuit maintenant. Le vicomte est plus passionné que jamais, et la jalousie le dévore. Cela tourne au drame ; mais la comédie rentre en scène avec Dubouloy, qui, apprenant l’annulation du mariage de Saint-Hérem, conclut à l’annulation du sien. Ce quiproquo fait naître entre Louise et son mari une scène des plus gaies. Dubouloy est toujours marié, et il envie le bonheur de Saint-Hérem, qui ne l’est plus. Le roi vient au rendez-vous, et Saint-Hérem achève de perdre la tête. Charlotte comprend tout, devine tout ; elle est heureuse d’avoir reconquis le cœur de Saint-Hérem, mais on peut lui reprocher de tromper le roi, et il y a une scène où pour obtenir, — le mot est poli, — la signature du prince au bas d’un ordre qui enjoint à Saint-Hérem de quitter le royaume, elle a recours à des moyens qui ne sont pas d’une honnête femme ; elle sort de son caractère, et diminue l’intérêt qu’elle avait excité. On ne peut pas approuver non plus la scène où Saint-Hérem insiste auprès de sa femme pour lui persuader que le roi l’aime passionnément, en cherche des preuves de tous côtés et n’en trouve que trop ; ce mouvement n’est pas naturel. Un mari qui aime sa femme ne cherche pas à lui prouver qu’un autre l’aime autant que lui, surtout quand cet autre est un roi et un jeune roi. L’auteur, évidemment, est dans le faux. Je ne puis laisser passer sans observation la scène du cinquième acte, où le roi, insulté par Saint-Hérem, brise sa canne pour ne pas en frapper un gentilhomme, et où le gentilhomme brise son épée. L’un et l’autre invoquent un exemple célèbre : Philippe V cite son aïeul Louis XIV, et le vicomte de Saint-Hérem le duc de Lauzun. La citation n’est pas exacte. Louis XIV jeta sa canne par la fenêtre au lieu de la briser, et le duc de Lauzun ne jeta ni ne brisa son épée, et comment l’eût-il fait ? Il devait être pénétré de reconnaissance envers le monarque qui se désarmait pour ne pas le frapper. Si M. Dumas était resté dans l’histoire, la scène eût été plus vraisemblable et moins mélodramatique. Après l’insulte au roi, que va devenir Saint-Hérem ? Il n’a qu’un parti à prendre, c’est la fuite ; mais il ne veut pas partir seul, car il sait qu’il est aimé, il sait aussi que Charlotte n’a jamais cessé d’être sa femme, et que c’était pour le ramener à elle qu’elle avait eu recours à un pieux mensonge. La pièce va donc finir comme elle a commencé, par un enlèvement, avec cette différence qu’au premier acte il enlève sa maîtresse, et qu’au dernier acte il enlève sa femme. Heureusement l’enlèvement et la fuite ne sont pas nécessaires ; le roi écrit qu’il oublie, et qu’il pardonne, et que les deux époux sont libres de rentrer en France. D’après cette imparfaite analyse, on peut voir ce qu’est la comédie des Demoiselles de Saint-Cyr. Ce qu’on ne saurait assez louer dans cette comédie, c’est l’esprit, le sel et le tour. M. Dumas a le rare talent d’entraîner et d’amuser son auditoire. Mais pourquoi tombe-t-il dans des fautes qu’il lui serait si facile d’éviter ? Louise Mauclair n’est pas une pensionnaire, elle a l’habileté consommée d’une femme du monde, et d’un certain monde. Le duc d’Anjou est étrangement défiguré, et il ne serait pas aisé de reconnaître dans ce personnage qui prodigue si lestement les mots d’heureux coquin et de mauvais sujet, le prince qui, d’après Saint-Simon, avait l’expression lente, mais juste et en bons termes. Il faut encore blâmer M. Dumas de n’être pas plus soigneux de la couleur historique. Il confond à merveille le siècle de Louis XIV et celui de Louis XV, voire même l’époque de la régence, voire même ce temps-ci. Malgré toutes les fautes que nous venons de relever, cette comédie est très spirituelle et très attachante, et le public l’a applaudie chaleureusement. Pour être exact, il faut ajouter qu’au dehors les Demoiselles de Saint-Cyr ont eu à essuyer un rude feu, le double feu de la passion et de l’étourderie. Si l’on employait son temps à noter avec sévérité les négligences de style, à remettre dans son chemin cette langue qui marche si souvent au hasard, en tâtonnant et presque en aveugle, à blâmer énergiquement toutes ces imperfections que l’auteur laisse subsister dans ses ouvrages, pour ainsi dire, de gaieté de cœur, à la bonne heure ! mais ce n’est pas ainsi qu’on l’entend. Le procédé qu’on a adopté est vraiment plus commode. Au lieu de faire de la critique éclairée et consciencieuse, on déraisonne bravement ; au lieu d’entrer dans la question, on marche bruyamment à côté. Toute bonne foi est absente de pareilles discussions, et si nous allions quelque temps encore de ce train-là, nous ne serions pas éloignés des saturnales de la critique. Au fond, que reproche-t-on à M. Dumas et au Théâtre-Français ? On reproche à l’un d’avoir écrit, à l’autre d’avoir joué une comédie amusante. On oublie la moitié de notre répertoire comique. Voilà où mènent les mauvaises passions littéraires : cette semaine, pour les besoins d’une polémique acrimonieuse, la gaieté a été mise au ban du feuilleton. Au milieu de notre société si triste ou au moins si grave, au milieu de nos mœurs si monotones et si guindées, ne faudrait-il pas, au contraire, encourager les tentatives qui auraient pour but de relever la gaieté, qui est tombée trop bas, et de la faire refleurir sur une scène vraiment littéraire ? C’est dans cette voie, surtout à propos des mœurs de ce siècle, qu’il faut pousser le poète dramatique. La comédie est là. La pièce est bien jouée. Mˡˡᵉ Plessy, dans le rôle de Charlotte de Mérian, a de la dignité et de la passion, de la noblesse et de la grace ; et lorsque le vicomte de Saint-Hérem lui dit : Madame, vous jouez admirablement la comédie, toute la salle devrait applaudir. Mˡˡᵉ Anaïs, dans Louise de Mauclair, est vive, sémillante, malicieuse ; elle n’atténue pas, il est vrai, les défauts de son rôle : ce sont les qualités de son talent. M. Firmin est un vicomte de Saint-Hérem plein de chaleur et d’entraînement, et M. Regnier un Hercule Dubouloy toujours amusant et jamais grotesque. Quant à M. Brindeau, il joue un rôle si effacé, qu’il y aurait mauvaise grace à lui demander autre chose qu’une tenue élégante et une diction correcte, et il a l’une et l’autre. Le succès des Demoiselles de Saint-Cyr a été complet ; mais, pour M. Dumas, il ne suffit pas de réussir. S’il veut tirer de la mine qu’il exploite en ce moment tout l’or qu’elle renferme, nous lui recommandons le soin et la patience, et nous lui conseillons de se lier avec le meilleur ami du poète, qu’il dédaigne trop, — le temps.
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Les oracles de Michel de Nostredame/Tome 2/Section I/Partie 2/Centurie VII
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Œuvres critiques/La Vérité en marche/Lettre au Sénat
# Œuvres critiques/La Vérité en marche/Lettre au Sénat ### LETTRE AU SÉNAT Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 29 mai 1900. Huit mois s’étaient de nouveau écoulés, entre le précédent article et celui-ci. L’Exposition universelle avait ouvert ses portes le 15 avril 1900, on se trouvait en pleine trêve. Et mon procès de Versailles était remis régulièrement de session en session. Tous les trois mois, on m’assignait, afin que la prescription ne fût pas acquise ; et, le lendemain, je recevais un autre papier, me prévenant de n’avoir pas à me déranger. Il en était de même pour mon affaire des trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qu’on renvoyait de mois en mois, indéfiniment. — Il a fallu près de quinze mois, après la grâce d’Alfred Dreyfus, pour mûrir le monstre, la loi d’amnistie, la loi scélérate. Le jour où, la mort dans l’âme, vous avez voté la loi dite de dessaisissement, vous avez commis une première faute. Vous, les gardiens de la loi, vous avez permis un attentat à la loi, en enlevant un accusé à ses juges naturels, soupçonnés d’être des juges intègres. Et c’était déjà sous la pression gouvernementale que vous cédiez, au nom du bien public, pour obtenir l’apaisement qu’on vous promettait, si vous consentiez à trahir la justice. L’apaisement ! Souvenez-vous qu’au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation, toutes chambres réunies, l’agitation a repris plus violente, plus meurtrière. Vous vous étiez déshonorés en pure perte, du moment que votre loi de circonstance, dont on attendait l’injustice désirée, tournait au triomphe de l’innocent. Et souvenez-vous qu’il s’est trouvé un tribunal militaire pour consommer quand même la suprême iniquité, soufflet à notre plus haute magistrature, dont la conscience nationale aura à rougir, tant que l’outrage n’aura pas été réparé. Aujourd’hui, on vous demande de commettre une seconde faute, la dernière, la plus maladroite et la plus dangereuse. Ce n’est plus d’une loi de dessaisissement qu’il s’agit, c’est d’une loi d’étranglement. Vous n’aviez fait que changer les juges, vous êtes sollicités cette fois de dire qu’il n’y a plus de juges. Après avoir accepté la vilaine besogne d’adultérer la justice, vous voilà chargés de déclarer la justice en faillite. Et, de nouveau, on vous met sur la gorge la nécessité politique, on vous arrache votre vote au nom du salut de la patrie, on vous affirme que, seule, votre mauvaise action peut nous donner l’apaisement. L’apaisement ! Il ne saurait être que dans la vérité et dans la justice. Vous ne l’obtiendrez pas plus en supprimant les juges que vous ne l’avez obtenu en les changeant. Vous l’obtiendrez moins encore, car vous aggravez la décomposition sociale, vous jetez le pays à plus de mensonge et à plus de haine. Et, lorsque apparaîtra la misère de cet expédient d’une heure, lorsque tant d’ordures enterrées achèveront d’empoisonner et d’affoler la nation, c’est vous qui serez les responsables, les coupables, les mandataires dont l’histoire dira la criminelle faiblesse. Il y a plus de deux mois déjà, messieurs les Sénateurs, lorsque j’ai demandé à être entendu par votre Commission, mon désir était surtout de protester devant elle contre le projet d’amnistie dont on nous menaçait. Cette protestation, je n’écris aujourd’hui cette lettre que pour la renouveler avec plus d’énergie encore, à la veille du jour où vous allez être appelés à discuter cette loi d’amnistie, que je considère à mon point de vue personnel comme un déni de justice, et au point de vue de notre bonheur national comme une tache ineffaçable. Ce que j’ai dit devant votre Commission, ai-je besoin de vous le répéter ici ? On finit par éprouver quelque fatigue et quelque honte à redire sans cesse les mêmes choses. C’est une histoire que sait le monde entier, qu’il a jugée depuis longtemps, au sujet de laquelle des Français seuls peuvent continuer à se battre, dans le coup de démence des passions politiques et religieuses. J’ai dit qu’après m’avoir brutalement fermé la bouche à Paris, par l’impudent « La question ne sera pas posée », et qu’après avoir voulu, à Versailles « serrer la vis à Labori », il était vraiment monstrueux de me refuser le procès que j’ai voulu, les juges que j’ai payés à l’avance de tant d’outrages, de tant de tourments et de près d’une année d’exil, pour l’unique triomphe de la vérité. J’ai dit que jamais amnistie plus extravagante ni plus inquiétante n’aura bafoué le droit, car on n’a jamais amnistié à la fois que des délits et des crimes du même ordre, en faveur de condamnés subissant déjà leur peine, tandis qu’il s’agit ici d’amnistier le plus étrange mélange d’actes différents, commis dans des ordres divers, dont plusieurs n’ont pas même encore été soumis aux tribunaux. Et j’ai dit que l’amnistie était faite contre nous, contre les défenseurs du droit, pour sauver les véritables criminels, en nous fermant la bouche par une clémence hypocrite et injurieuse, en mettant dans le même sac les honnêtes gens et les coquins, suprême équivoque qui achèvera de pourrir la conscience nationale. D’ailleurs, je n’ai pas été le seul à dire ces choses, ce jour-là. Le colonel Picquart et M. Joseph Reinach avaient voulu, comme moi, être entendus par votre Commission. Et cette dernière a donc eu l’édifiant spectacle de trois hommes dont les cas sont absolument différents, et dont on entend se débarrasser par le même moyen expéditif du déni de justice. Ils ne se connaissaient pas avant l’Affaire, ils sont venus de trois mondes opposés, ils se trouvent l’un sous la seule menace d’une action devant un conseil de guerre, l’autre avec un procès en cours devant les assises, le troisième condamné par défaut à trois mille francs d’amende et à un an de prison. N’importe, on confond leurs cas, on les jette à la même solution bâtarde, sans se soucier de la situation atroce où on les laisse, de leur vie brisée, des accusations dont ils ne pourront se laver, des preuves de leur bonne foi qu’ils ne pourront apporter. On achève de les salir en les renvoyant dos à dos avec des bandits, par une comédie infâme qui entend donner une couleur de magnanimité patriotique à une mesure d’iniquité et de lâcheté universelles. Et vous ne voulez pas que ces trois hommes protestent de toute leur douleur de citoyens lésés dans leurs intérêts et dans leur amour de la grande France, dont ils n’ont cru être que les dignes enfants ! Certes, je proteste encore, et je sais bien que le colonel Picquart et M. Joseph Reinach protestent ici avec moi, comme ils l’ont fait le jour où nous avons déposé devant votre Commission. Mais, ces choses, messieurs les Sénateurs, tout le monde les sait, vous les savez vous-mêmes mieux que personne, étant dans la coulisse politique où la monstrueuse aventure s’est cuisinée. Votre Commission les savait, ce qui explique l’angoisse juridique où elle s’est longtemps débattue, la répugnance qu’elle éprouvait à patronner un projet indigne, répugnance dont la pression gouvernementale, dans les circonstances que vous connaissez, a pu seule avoir raison. Vous-mêmes, j’en suis certain, vous convenez tout bas que jamais on ne vit pareil amas de turpitudes, de mensonges et de crimes, d’illégalités flagrantes et de dénis de justice. C’est même l’épouvantable entassement des attentats et des hontes qui vous terrifie. Comment nettoyer le pays de tout cela ? Comment faire rendre la justice à chacun, sans que la France du passé en soit ruinée, jusque dans ses vieilles fondations, et sans être obligé de reconstruire enfin la jeune et glorieuse France de demain ? Et les pensées lâches naissent dans les esprits les plus fermes, il y a trop de cadavres, on va creuser un trou pour les enfouir à la hâte, avec l’espoir qu’on n’en parlera plus quand on ne les verra plus, quitte à ce que leur décomposition perce la mince couche de terre qui les recouvre, et fasse bientôt crever de la peste le pays tout entier. C’est bien cela, n’est-ce pas ? et nous sommes d’accord sur ce point que le mal, monté des profondeurs cachées du corps social, révélé au plein jour, est effroyable. Et nous ne différons que sur la manière de tenter la guérison. Vous, hommes de gouvernement, vous enterrez, vous paraissez croire que ce qu’on ne voit plus n’existe plus ; tandis que nous autres, simples citoyens, nous voudrions purifier tout de suite, brûler les éléments pourris, en finir avec les ferments de destruction, pour que le corps tout entier retrouve la santé et la force. Et l’avenir dira qui avait raison. L’histoire est fort simple, messieurs les Sénateurs, mais il n’est pas inutile de la résumer ici. Au début, dans l’affaire Dreyfus, il n’y a eu qu’une question de justice, l’erreur judiciaire dont quelques citoyens, de cœur plus juste, plus tendre que les autres sans doute, ont voulu la réparation. Personnellement, je n’y ai pas vu d’abord autre chose. Et voilà que, bientôt, à mesure que la monstrueuse aventure se déroulait, que les responsabilités remontaient plus haut, gagnaient les chefs militaires, les fonctionnaires, les hommes au pouvoir, la question s’est emparée du corps politique tout entier, transformant la cause célèbre en une crise terrible et générale, où le sort de la France elle-même semblait devoir se décider. C’est ainsi que, peu à peu, deux partis se sont trouvés aux prises : d’un côté, toute la réaction, tous les adversaires de la véritable République que nous devrions avoir, tous les esprits qui, sans qu’ils le sachent peut-être, sont pour l’autorité sous ses diverses formes, religieuse, militaire, politique ; de l’autre, toute la libre action vers l’avenir, tous les cerveaux libérés par la science, tous ceux qui vont à la vérité, à la justice, qui croient au progrès continu, dont les conquêtes finiront par réaliser un jour le plus de bonheur possible. Et, dès lors, la bataille a été sans merci. De judiciaire qu’elle était, qu’elle aurait dû rester, l’affaire Dreyfus est devenue politique. Tout le venin est là. Elle a été l’occasion qui a fait monter brusquement à la surface l’obscur travail d’empoisonnement et de décomposition dont les adversaires de la République minaient le régime depuis trente ans. Il apparaît aujourd’hui à tous les yeux que la France, la dernière des grandes nations catholiques restée debout et puissante, a été choisie par le catholicisme, je dirai mieux par le papisme, pour restaurer le pouvoir défaillant de Rome ; et c’est ainsi qu’un envahissement sourd s’est fait, que les jésuites, sans parler des autres instruments religieux, se sont emparés de la jeunesse, avec une adresse incomparable ; si bien qu’un beau matin, la France de Voltaire, la France qui n’est pourtant pas encore retournée avec les curés, s’est réveillée cléricale, aux mains d’une administration, d’une magistrature, d’une haute armée qui prend son mot d’ordre à Rome. Les apparences illusoires sont tombées d’un seul coup, on s’est aperçu que nous n’avions de la République que l’étiquette, on a senti que nous marchions sur un terrain miné de toutes parts, où cent années de conquêtes démocratiques allaient s’effondrer. La France était sur le point d’appartenir à la réaction, voilà le cri, voilà la terreur. Cela explique toute la déchéance morale où la lâcheté des Chambres et du gouvernement nous laisse glisser peu à peu. Dès qu’une Chambre, dès qu’un gouvernement redoute d’agir, dans la crainte de n’être plus avec les maîtres de demain, la chute est prompte et fatale. Imaginez-vous les hommes au pouvoir s’apercevant qu’ils n’ont plus dans la main aucun des rouages nécessaires, ni des fonctionnaires obéissants, ni des militaires scrupuleux de la discipline, ni des magistrats intègres. Comment poursuivre le général Mercier, menteur et faussaire, quand tous les généraux se solidarisent avec lui ? Comment déférer les vrais coupables aux tribunaux, lorsqu’on sait qu’il y a des magistrats pour les absoudre ? Comment gouverner enfin avec honnêteté, lorsque pas un fonctionnaire n’exécutera honnêtement les ordres ? Il faudrait au pouvoir, dans de telles circonstances, un héros, un grand homme d’État, résolu à sauver son pays, même par l’action révolutionnaire. Et, comme de tels hommes manquent pour l’instant, nous avons vu la débandade de nos ministres, impuissants et maladroits, quand ils n’étaient pas complices et canailles, culbutés les uns sur les autres, sous les coups des Chambres affolées, en proie aux factions, tombées à l’ignominie de l’égoïsme étroit et des questions personnelles. Mais ce n’est pas tout, le plus grave et le plus douloureux est qu’on a laissé empoisonner le pays par une presse immonde, qui l’a gorgé avec impudence de mensonges, de calomnies, d’ordures et d’outrages, jusqu’à le rendre fou. L’antisémitisme n’a été que l’exploitation grossière de haines ancestrales, pour réveiller les passions religieuses chez un peuple d’incroyants qui n’allaient plus à l’église. Le nationalisme n’a été que l’exploitation tout aussi grossière du noble amour de la patrie, tactique d’abominable politique qui mènera droit le pays à la guerre civile, le jour où l’on aura convaincu une moitié des Français que l’autre moitié les trahit et les vend à l’étranger, du moment qu’elle pense autrement. Et c’est ainsi que des majorités ont pu se faire, qui ont professé que le vrai était le faux, que le juste était l’injuste, qui même n’ont rien voulu entendre, condamnant un homme parce qu’il était juif, poursuivant de cris de mort les prétendus traîtres dont l’unique passion était de sauver l’honneur de la France, dans le désastre de la raison nationale. Dès ce moment, dès qu’on a pu croire que le pays lui-même passait à la réaction, dans son coup de folie morbide, c’en a été fait du peu de bravoure des Chambres et du gouvernement. Se mettre contre les majorités possibles, y pense-t-on ? Le suffrage universel, qui paraît si juste, si logique, a cette tare affreuse que tout élu du peuple n’est plus que le candidat de demain, esclave du peuple, dans son âpre besoin d’être réélu ; de sorte que, lorsque le peuple devient fou, en une de ces crises dont nous avons un exemple, l’élu est à la merci de ce fou, il dit comme lui, s’il n’a pas le cœur de penser et d’agir en homme libre. Et voilà donc à quel douloureux spectacle nous assistons depuis trois ans : un Parlement qui ne sait comment user de son mandat, dans la crainte de le perdre, un gouvernement qui, après avoir laissé tomber la France aux mains des réacteurs, des empoisonneurs publics, tremble à chaque heure d’être renversé, fait les pires concessions aux ennemis du régime qu’il représente, pour en être simplement le maître quelques jours de plus. N’est-ce pas ces raisons, messieurs les Sénateurs, qui vont vous décider à cette concession nouvelle d’une amnistie dont le résultat sera de soustraire au châtiment les hauts coupables, que pas un ministère n’a osé poursuivre ? Vous pensez vous sauver vous-mêmes, en disant qu’il faut bien sauver le gouvernement de l’embarras mortel où il s’est enlisé par ses continuelles faiblesses. Si un homme d’État, énergique, simplement honnête, avait mis la main au collet du général Mercier, dès son premier crime, tout serait depuis longtemps rentré dans l’ordre. Mais, à chaque recul nouveau de la justice, l’audace des criminels a naturellement grandi ; et il est très vrai que le tas des abominations a grossi si démesurément, qu’il faudrait à cette heure un beau courage pour liquider l’Affaire, selon la justice, au mieux des intérêts de la France. Personne n’a ce courage, tous frissonnent à l’idée de s’exposer au flot d’injures des antisémites et des nationalistes, tous ménagent la folie où le poison a jeté certaines majorités d’électeurs, de sorte que vous voilà acculés à une lâcheté encore, à une faute suprême qui achèvera de livrer le pays à la réaction, de plus en plus triomphante et audacieuse. Pourtant, n’avez-vous pas conscience que c’est une singulière opération que d’enterrer les questions gênantes, avec l’idée enfantine qu’on les supprime ? Voici trois ans que j’entends répéter par les hommes politiques qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus d’affaire Dreyfus, lorsqu’ils ont un intérêt à le croire. Et l’affaire Dreyfus n’en suit pas moins son développement logique, car il est certain qu’elle finira seulement lorsqu’elle sera finie. Aucune puissance humaine ne peut arrêter la vérité en marche. Aujourd’hui que souffle une nouvelle panique, vous voilà terrifiés, bien résolus de nouveau à décréter qu’il n’y a plus d’affaire Dreyfus, que jamais plus il n’y en aura. Vous espérez, en creusant davantage le trou dans lequel vous l’enfouissez, et en jetant la loi d’amnistie par-dessus, que désormais elle ne ressuscitera pas. Vains efforts, elle reviendra comme un spectre, comme une âme en peine, tant que justice ne sera pas faite. Il n’est de repos, pour un peuple, que dans la vérité et l’équité. Et le pis est que vous êtes peut-être de bonne foi, lorsque vous vous imaginez que, grâce à cet étranglement de toute justice, vous allez faire de l’apaisement. C’est pour l’apaisement tant désiré que vous sacrifiez, sur l’autel de la patrie, vos consciences de législateurs honnêtes. Ah ! pauvres naïfs, ou simples égoïstes maladroits, qui vont une fois de plus se déshonorer en pure perte ! Il est beau, l’apaisement, depuis qu’on livre, membre à membre, la République à ses ennemis, pour obtenir leur silence. Ils crient plus fort, ils redoublent d’injures, à chaque satisfaction qu’on leur donne. Cette loi d’amnistie que vous faites pour eux, pour sauver leurs chefs du bagne, ils hurlent que c’est nous qui vous l’arrachons. Vous êtes des traîtres, les ministres sont des traîtres, le Président de la République est un traître. Et, lorsque vous aurez voté la loi, vous aurez fait œuvre de traîtres, pour sauver des traîtres. Ce sera l’apaisement, je vous attends à ce lendemain de l’amnistie, sous le flot de boue dont on vous couvrira, aux applaudissements des cannibales qui danseront la danse du massacre. Ne voyez-vous pas, n’entendez-vous pas ? Depuis qu’il est convenu qu’on se taira, qu’on ne parlera plus de l’Affaire pendant la trêve de l’Exposition, qui donc en parle toujours ? Qui a violenté Paris, aux dernières élections municipales, en reprenant la campagne de mensonges et d’outrages ? Qui mêle de nouveau l’armée à ces hontes, qui continue à colporter des dossiers secrets, pour tenter de renverser le ministère ? L’affaire Dreyfus est devenue le spectre rouge des nationalistes et des antisémites. Ils ne peuvent régner sans elle, ils ont un continuel besoin d’elle pour dominer le pays par la terreur. Comme autrefois les ministres de l’Empire obtenaient tout du Corps législatif en agitant le spectre rouge, ils n’ont qu’à brandir l’Affaire, pour hébéter les pauvres gens dont ils ont détraqué la cervelle. Et, encore une fois, voilà l’apaisement : votre amnistie ne sera qu’une arme nouvelle aux mains de la faction qui a exploité l’Affaire pour que la France républicaine en crevât, et qui continuera à l’exploiter d’autant plus que votre amnistie va donner force de loi à l’équivoque, sans que la nation puisse désormais savoir de quel côté étaient la vérité et la justice. Dans ce grave péril, il n’y avait qu’une chose à faire, accepter la lutte contre toutes les forces du passé coalisées, refaire l’administration, refaire la magistrature, refaire le haut commandement, puisque tout cela apparaissait dans sa pourriture cléricale. Éclairer le pays par des actes, dire toute la vérité, rendre toute la justice. Profiter de la prodigieuse leçon de choses qui se déroulait, pour faire avancer le peuple, en trois ans, du pas gigantesque qu’il mettra cent ans peut-être à franchir. Accepter du moins la bataille, au nom de l’avenir, et en tirer pour notre grandeur future toute la victoire possible. Aujourd’hui encore, bien que tant de lâchetés aient rendu la besogne presque impossible, il n’y a toujours qu’une chose à faire, revenir à la vérité, revenir à la justice, dans la certitude qu’en dehors d’elles il n’y a pour un pays que déchéance et que mort prochaine. Mon cher et grand Labori, qu’on a réduit au silence, en une de ces heures lâches dont j’ai parlé, a eu cependant l’occasion de le dire avec son éloquence superbe, dans une circonstance récente. Puisque le gouvernement, puisque les hommes politiques n’ont cessé d’intervenir dans l’Affaire, de la soustraire aux tribunaux qui, seuls, devaient la résoudre, ce sont les hommes politiques, c’est vous, messieurs les Sénateurs, qui avez charge de la finir, pour la plus grande paix et le plus grand bien de la nation. Et je vous répète que, si vous comptez que votre misérable loi d’amnistie atteindra ce résultat, vous aggravez vos fautes anciennes d’une faute dernière, d’une erreur qui peut être mortelle et qui pèsera lourdement sur vos mémoires. Un de mes étonnements, messieurs les Sénateurs, est qu’on nous accuse de vouloir recommencer l’affaire Dreyfus. Je ne comprends pas. Il y a eu une affaire Dreyfus, un innocent torturé par des bourreaux qui savaient son innocence, et cette affaire-là, grâce à nous, est finie, relativement à la victime elle-même, que les bourreaux ont dû rendre à sa famille. Le monde entier sait aujourd’hui la vérité, nos pires adversaires ne l’ignorent pas, la confessent, les portes closes. La réhabilitation ne sera guère qu’une formule juridique, lorsque l’heure viendra, de sorte que Dreyfus n’a plus même besoin de nous, puisqu’il est libre et qu’il a autour de lui, pour l’aider, l’admirable et vaillante famille qui n’a jamais douté de son honneur et de sa délivrance. Alors, pourquoi recommencerions-nous l’affaire Dreyfus ? Outre que cela n’aurait aucun sens, cela serait sans profit pour personne. Ce que nous voulons, c’est que l’affaire Dreyfus finisse par l’unique dénouement qui puisse rendre la force et le calme au pays, c’est que les coupables soient frappés, non pour nous réjouir de leur châtiment, mais pour que le peuple sache enfin et que la justice fasse l’apaisement, le seul véritable et solide. Nous croyons que le salut de la France est dans la victoire des forces de demain contre les forces d’hier, des hommes de vérité contre les hommes d’autorité. Et c’est pourquoi nous ne pouvons admettre que l’affaire Dreyfus n’ait pas comme conclusion la justice pour tous et qu’on n’en tire pas les leçons qui aideraient à fonder demain définitivement la République, si on réalisait toutes les réformes dont elles ont montré la nécessité impérieuse. Encore un coup, ce n’est pas nous qui recommençons l’affaire Dreyfus, qui l’utilisons pour nos besoins électoraux, qui en rebattons les oreilles de la foule afin de l’étourdir. Nous ne réclamons que nos juges naturels, nous mettons dans la justice pour tous l’espoir qu’elle fera promptement la vérité et qu’elle pacifiera ainsi la nation. On dit que l’Affaire a fait beaucoup de mal à la France, c’est un lieu commun que des ministres eux-mêmes emploient, quand ils veulent enlever des votes. À quelle France l’Affaire a-t-elle fait tant de mal ? Si c’est à la France d’hier, tant mieux ! Et il est certain, en effet, que toutes les vieilles institutions en sont disloquées, qu’elle a fait apparaître l’irrémédiable pourriture du vieil édifice social, si bien qu’il ne reste guère qu’à le jeter bas. Mais pourquoi m’affligerais-je de ce mal qu’elle a fait au passé, si elle a servi l’avenir, si elle a travaillé à la propreté, à la santé de la France de demain ? Jamais fièvre n’aura plus nettement fait monter à la peau la maladie qu’il faut guérir. Et ce n’est pas l’affaire Dreyfus que nous voulons reprendre, nous ne voulons plus que soigner et guérir la maladie dont elle a servi à nous montrer la virulence. Mais il est encore un but plus grave, une pressante nécessité qui me hante. L’amnistie qui enterre, l’amnistie qui prétend tout finir dans le mensonge et l’équivoque, a pour terrible conséquence de nous laisser à la merci d’une divulgation publique de l’Allemagne. J’ai déjà fait plusieurs fois allusion à cette effroyable situation, qui devrait angoisser les véritables patriotes, troubler leurs nuits, leur faire exiger la liquidation complète et définitive de l’affaire Dreyfus, comme une mesure de salut public, dont l’honneur et la vie même de la France dépendent. Et, puisque aujourd’hui il faut enfin parler haut et clair, je parlerai. Personne n’ignore que les nombreux documents fournis par Esterhazy à l’attaché militaire allemand, M. de Schwartzkoppen, sont au ministère de la guerre, à Berlin. Il y a là des pièces de toutes sortes, des notes, des lettres, entre autres, dit-on, toute une série de lettres dans lesquelles Esterhazy juge ses chefs, donne des détails sur leur vie privée, peu édifiants. D’autres bordereaux s’y trouvent, je veux dire d’autres énumérations de documents offerts et livrés, dont le moindre prouve sans discussion possible l’innocence de Dreyfus et la culpabilité de l’homme que deux de nos conseils de guerre ont innocenté, malgré l’évidence éclatante de son crime. Eh bien ! j’admets qu’une guerre éclate demain entre la France et l’Allemagne, et nous voilà sous l’épouvantable menace : avant même qu’on ait tiré un coup de fusil, avant qu’une bataille soit livrée, l’Allemagne publie en une brochure le dossier Esterhazy ; et je dis que la bataille est perdue, que nous sommes battus devant le monde entier, sans même avoir pu nous défendre. Notre armée est atteinte dans le respect et dans la foi qu’elle doit à ses chefs, trois de nos conseils de guerre sont convaincus d’iniquité et de cruauté, toute la monstrueuse aventure crie notre déchéance sous le soleil, et la patrie croule, nous ne sommes plus qu’une nation de menteurs et de faussaires. J’en ai eu souvent le mortel frisson. Comment un gouvernement qui sait peut-il accepter une minute de vivre sous une menace pareille ? Comment peut-il parler de faire le silence, de rester dans le péril où nous sommes, sous le prétexte que le pays veut être apaisé ? Cela passe l’entendement, et je dis même que c’est trahir la patrie que de ne pas immédiatement faire la lumière par tous les moyens possibles, sans attendre que cette lumière vienne de l’étranger, dans quelque coup de foudre. Le jour où l’innocent sera réhabilité, le jour où les vrais coupables seront frappés, ce jour-là seulement on aura brisé dans la main de l’Allemagne l’arme qu’elle a contre nous, car la France, d’elle-même, aura reconnu et réparé son erreur. Et l’amnistie vient fermer ainsi une des dernières portes ouvertes à la vérité. Je n’ai cessé de le répéter, on n’a pas voulu entendre le seul témoin qui, d’un mot, peut faire la lumière, M. de Schwartzkoppen. Devant la cour d’assises de Versailles, ce serait mon témoin, celui dont je demanderais l’audition par commission rogatoire, celui qui ne pourrait se refuser à dire enfin la vérité entière et à l’appuyer sur les documents qu’il a eus entre les mains. La solution souveraine est là, elle n’est pas ailleurs. Elle viendra de là tôt ou tard, et c’est folie à nous de ne pas la provoquer, pour en avoir l’honneur, au lieu d’attendre qu’on nous la jette à la face, en quelque circonstance tragique. Ma stupeur a été grande, le jour où je me suis présenté devant votre Commission, lorsque le président m’a demandé, de la part du président du conseil des ministres, si j’étais en possession d’un fait nouveau, pour le produire à Versailles. Cela voulait dire que, si je n’avais pas la vérité dans ma poche, comme j’y ai mon mouchoir, je n’avais qu’à me laisser amnistier, sans tant de protestations. Une telle question m’a étonné, de la part du président du conseil, qui sait très bien qu’on ne porte pas ainsi la vérité sur soi, et que les procès sont précisément faits pour la faire jaillir des interrogatoires, des témoignages et des plaidoiries. Mais, surtout, l’ironie d’une telle demande, adressée à moi, devenait extraordinaire, lorsqu’on se souvenait de tout ce qui a été fait pour me fermer la bouche, pour m’empêcher d’établir cette vérité dont on se préoccupait maintenant de constater la présence dans ma poche. J’ai répondu au président de votre Commission que j’étais en possession du fait nouveau, que si je n’avais pas la vérité sur moi, je savais parfaitement où la trouver, et que je priais simplement le président du conseil d’inviter le garde des sceaux à conseiller au président des assises, à Versailles, de ne pas arrêter en chemin ma commission rogatoire, lorsque je lui demanderais de faire interroger M. de Schwartzkoppen. Et l’affaire Dreyfus finirait, la France serait sauvée de la plus redoutable des catastrophes. Votez donc la loi d’amnistie, messieurs les Sénateurs, achevez l’étranglement, dites avec le président Delegorgue que la question ne sera pas posée, serrez la vis à Labori avec le premier président Périvier ; et, si la France un jour est déshonorée devant le monde entier, ce sera votre faute. Je n’ai pas, messieurs les Sénateurs, la naïveté de croire que cette lettre vous ébranlera, même un instant, dans le parti formel où je vous soupçonne de voter la loi d’amnistie. Votre vote est facile à prévoir, car il sera fait de votre longue faiblesse et de votre longue impuissance. Vous vous imaginez que vous ne pouvez pas faire autrement, parce que vous n’avez pas le courage de faire autrement. J’écris simplement cette lettre pour le grand honneur de l’avoir écrite. Je fais mon devoir, et je doute que vous fassiez le vôtre. La loi de dessaisissement a été un crime juridique, la loi d’amnistie va être une trahison civique, l’abandon de la République aux mains de ses pires ennemis. Votez-la, vous en serez punis avant peu, et elle sera plus tard votre honte.
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Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans/02
# Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans/02 ## MADAME DE POMPADOUR BERNIS ET LA GUERRE DE SEPT ANS ### VIII Avec Bernis aux Affaires Étrangères, Stainville auprès de l’Impératrice-Reine, Madame de Pompadour pouvait regarder comme accomplie la première partie de son œuvre. Il dépendait à présent des talents militaires de Richelieu, ou de ses passions jalouses et égoïstes, d’en assurer l’issue finale ou de la précipiter dans l’abîme. Là gisait l’énigme, quelque jactance qu’elle mît à n’en point paraître autrement troublée, qui tenait son esprit dans une profonde anxiété. Arrivé dans la soirée du 3 août au Grand Quartier Général d’Ohsen-Hagen, le nouveau Commandant en chef de l’Armée d’Allemagne avait eu le lendemain son entrevue avec le Maréchal d’Estrées. Rien dans l’attitude du Général auquel il venait enlever le prix de la victoire ne lui fourni l’ombre d’un froissement : après trois jours employés à donner et à recevoir connaissance de l’état de l’armée, on prit congé sans humeur, sans phrases, avec une froide contrainte. L’armée elle-même s’était fait une loi du silence : à Hanovre où il avait porté son Quartier Général le 11 août, il voulut la passer en revue ; à l’heure indiquée, il apparut gai et dispos, le chapeau toujours à la main malgré un temps détestable, s’arrêtant et parlant à chaque commandant de bataillon ; il s’efforçait visiblement de plaire à tous, mais la recherche d’une satisfaction toute personnelle perçait trop à travers ces délicates attentions pour que les cœurs battissent à l’unisson. Il fallait à Richelieu une victoire prompte, définitive, qui fît oublier l’autre, et cette victoire, c’est sur les Hanovriens vaincus, affaiblis et démoralisés qu’il courait la chercher. L’armée ne s’y trompa point. Les renforts que lui avait promis la Cour étant arrivés, il leva son camp sous Hanovre, le 22 août, pour se porter avec 153 bataillons, 159 escadrons et 260 pièces d’artillerie, formant un effectif de 128, 000 hommes, vers le Duc de Cumberland qui s’était retiré à Werden, dans le Duché de Brême. Après plusieurs jours de marche pénible à travers un pays inondé par les crues, assez fréquentes en cette saison, du Weser et de l’Elbe, entre lesquels il s’étend jusqu’à la mer du Nord, c’est à peine si on avait pu canonner les arrière-gardes ennemies s’enfuyant, à la faveur de la brume et des marais, sur des chaussées qu’elles coupaient derrière elles. Les obstacles n’arrêtaient pas Richelieu : le 1ᵉʳ septembre, sur l’avis qu’il n’était pas impossible de déloger un corps ennemi posté à Bewern, en deçà de Bremerworde, il s’y précipita avec si peu de monde qu’il faillit être pris et parvint, non sans danger, à rallier la réserve du Duc de Broglie qui s’était avancé à Kloster-Sewen. Fort heureusement pour lui, l’agitation stérile où l’entraînait l’impatiente recherche de la victoire n’avait d’égal que le désarroi où était tombé le Duc de Cumberland après sa défaite d’Hastenbeck ; le 4 septembre, à la nouvelle qu’à sa gauche un détachement de la réserve du Duc de Brogie s’était emparé d’Harbourg sur l’Elbe et avait poussé à six lieues de son camp, le Prince Anglais se crut perdu et ne pensa plus qu’à traiter. Ce n’est certes pas sous cette forme diplomatique que le Maréchal entendait terminer la campagne, mais il n’avait pu atteindre le Duc de Cumberland ; arrêté par les difficultés de la marche et la question des subsistances toujours aussi aiguë, l’armée ne pouvait guère arriver avant le 8 de son camp de Walle à Kloster-Sewen. Aussi se détermina-t-il après avoir pris conseil de Maillebois, qui était resté auprès de lui à écouter les propositions que lui apportait, sous la garantie du Roi de Danemark, un émissaire de ce Prince, et, le 8 septembre, on en vint à signer, de guerre lasse, la convention qui porte le nom de Kloster-Sewen et selon laquelle : « Les troupes Françaises devaient garder tout le terrain conquis par elles, les troupes alliées se retirer à Stade pour être dirigées, celles de Hesse, de Brunswick et de Saxe-Gotha, sur leurs pays respectifs, avec des passeports du Maréchal de Richelieu, la moitié de celles de Hanovre sur la rive droite de l’Elbe, dans le Duché de Lauenbourg, l’autre moitié demeurant à Stade, dans les limites tracées et acceptées d’un commun accord. » Au loin, c’est-à-dire à la Cour, dans la coterie de Richelieu, ces termes de la convention pouvaient facilement éblouir les regards disposés à l’admiration ; par contre, l’absence de toute clause relative au désarmement des troupes Hanovriennes et de leurs alliées, ainsi qu’aux modalités de leur dispersion, jetait d’inquiétants brouillards dans les esprits avisés de l’abbé de Bernis et de Paris-Duverney. À l’armée, il semblait bien que le Maréchal fût encore à mi-chemin de la gloire. « Je crois — écrivait d’Ottersberg, le 11 septembre, au Marquis de Paulmy, un des Lieutenants-Généraux de cette armée — que vous aurés été content de la fin de notre campagne dans le Duché de Brême. Dieu veuille que le Roi de Prusse nous la fasse prolonger du côté d’Halberstadt, où je vais suivre M. le Maréchal. » Mais quel coup de théâtre emportait donc aussi soudainement l’Armée Royale et son chef vers des opérations plus retentissantes assurément que celles qui consistaient à faire mettre bas les armes au Duc de Cumberland ! On connaît les circonstances à la suite desquelles le Prince de Soubise avait été rappelé à Versailles pour prendre le commandement des troupes que le Roi avait résolu d’envoyer à l’Impératrice, selon le plan élaboré par Duverney et les derniers arrangements conclus avec la Cour alliée. Depuis lors, la disposition des esprits s’était entièrement retournée à Vienne : la victoire de Kollin, en Bohême, celle plus récente de Görlitz, en Lusace, et du côté des Russes, l’écrasement des Prussiens à Jægerndorf, dans la Prusse Orientale, avaient à ce point ranimé les espoirs de Marie-Thérèse qu’Elle ne parlait déjà plus de recevoir le contingent Français à son armée, mais de l’adjoindre à celle des Cercles de l’Empire qui opérait en Thuringe, sous les ordres du Prince de Saxe-Hildburghausen. Belle-Isle avait beau se récrier dans le Conseil, déclarer cette communauté déshonorante et demander l’augmentation du corps de Soubise en toute indépendance du Général Autrichien, l’opinion de Duverney était une force contre laquelle il n’y avait point à lutter. Acquis à des exigences qui lui avaient permis de substituer le Maréchal de Richelieu au Maréchal d’Estrées, il n’avait point à refuser au Maréchal de Belle-Isle un renfort qui formait un des articles de son propre plan ; mais il tint ferme à l’acheminement du Prince de Soubise vers la Saxe, avec 32 bataillons, 23 escadrons et 20 pièces d’artillerie destinés à être incorporés à l’armée des Cercles de l’Empire. D’Erfurth, le 1ᵉʳ septembre, ce Général annonçait à la Cour que Frédéric ii, abandonnant brusquement la Lusace, était entré à Drese avec 25, 000 hommes. « Les Saxons — ajoutait-il — prétendent qu’il viendra nous attaquer ; pour moi, je ne puis croire que le Roi de Prusse s’avance jusqu’ici. » Crainte d’inquiéter ou fausse sécurité, toujours est-il qu’après s’être porté sur la Saala, Frédéric obligeait le Prince de Soubise à se replier sur Eisenach et, à la Cour, l’émotion était extrême. Le 13 septembre, cinq jours après la convention de Kloster-Sewen, ordre était envoyé au Maréchal de Richelieu d’étendre ses quartiers de Celle-sur-l’Aller à Brunswick et Wolfenbuttel, pour se rapprocher du Prince de Soubise. À la réception de cet ordre, Richelieu ne courait déjà plus à la victoire. Les embarras de son prédécesseur à assurer la subsistance des troupes, il les avait éprouvés à son tour dans sa marche sur le bas Weser, et les représentations qu’il adressait à Duverney, identiques à celles qu’avait formulées le Maréchal d’Estrées, restaient aussi vaines. Bien plus, vis-à-vis du Maréchal qui lui devait son commandement, le vieillard portait plus haut son arrogance, et c’est maintenant sur la conduite des opérations qu’il entendait régenter le Général en chef. S’étant porté sous ces fâcheuses impressions à Wolfenbuttel, où il reçut, le 23 septembre, un nouvel ordre de la Cour qui lui prescrivait de faire passer un détachement de ses troupes au Prince de Soubise, Richelieu vit à cette injonction une marque de partialité à son égard et une sorte de blâme indirect pour s’être trop légèrement prêté, lors de la convention de Kloster-Sewen, aux embûches du Roi de Prusse, en faveur d’un accord séparé avec la France. Sous le coup d’un vif dépit, et comme pour se prévaloir d’un zèle ardent à affronter ce redoutable adversaire, ou tout au moins à soutenir, par une diversion sur les États Prussiens, les mouvements du Prince de Soubise sur la Saala, il n’hésita pas à jeter sur Halberstadt les 112 bataillons et les 127 escadrons qu’il avait amené du Duché de Brême. C’était singulièrement outrepasser ses instructions, et peut-être même se fût-il cru libre désormais de toute autre obligation sans l’ordre réitéré du Roi de constituer le renfort qu’on lui avait demandé pour le Prince de Soubise, et qu’il réduisit de son autorité à 18 escadrons et 22 bataillons. Au fond, de qui venait donc l’idée d’occuper Halberstadt, sinon de Duverney, qui, depuis l’ouverture de la campagne, ne cessait de représenter cette place comme la base indispensable pour faire le siège de Magdebourg au printemps prochain. Halberstadt se trouvait malheureusement dépourvue de défenses sérieuses, et Richelieu, qui avait adopté le projet, moins pour ajouter à la gloire de ses précédentes campagnes que pour s’éviter le léger désagrément d’envoyer à une autre armée un détachement de la sienne, avait beau reconnaître un peu tard « qu’il fallait, de l’avis du Génie et de l’Artillerie, au moins trois mois et six mille travailleurs pour la mettre en état de résister à un coup de main », qu’importait à Duverney ? « En dût-il coûter un million, — écrivait-il le 12 octobre à un Lieutenant-Général employé à cette armée et ami commun aux deux plaideurs, — je voudrais fortifier Halberstadt, y mettre si cela était nécessaire cent pièces de canon… Le seul appareil de cette disposition serait capable d’en imposer au Roi de Prusse de manière à nous laisser tranquilles pendant le quartier d’hiver. Si l’on n’occupe pas Halberstadt, M. de Soubise ne saurait prendre ses quartiers dans le bas de la Saala, et nous verrons des armées, dont le fond est de plus de cent quarante mille hommes, culbutées, renversées et mises dans le désordre ppar une armée de quarante mille. » Sans toujours présenter les moyens d’exécution pratiques, l’opinion de Duverney valait la peine d’être étudiée, et, afin de décider entre le Maréchal et lui, on convint dans le Conseil Royal d’envoyer sur les lieux le sieur de Crémille, un des acteurs de l’intrigue qui avait enlevé le commandement au Maréchal d’Estrées. Ce n’était donc point à coup sûr un ennemi, mais — bien qu’il eût tout tenté pour être déchargé de la mission — un surveillant et un contrôleur qui allait arriver. Au fond, le Maréchal sentait bien que Crémille finirait par se rendre à l’avis général, et, interrogé à cet égard par un de ses officiers généraux : « Je seroy bien aise d’être jugé par M. de Crémille et je seroy flatté s’il approuve mon opinion sur la situation d’Halberstadt, ainsi que celle de vous tous, Messieurs, et de toute l’armée », avait-il répondu avec une parfaite assurance. Nonobstant, envoyait-il, le 16 octobre, les brigades de Champagne, d’Alsace et d’Auvergne renforcer ses avant-gardes au camp d’Oscherleben, à quatre lieues d’Halberstadt et à six de Magdebourg, lorsqu’il reçut de la Cour, dans l’attente d’une décision sur la première de ces places, l’autorisation de faire prendre à ses troupes leurs quartiers d’hiver en Hanovre et dans l’Ost-Friese Prussien. Voulait-il donc, en maintenant l’ordre donné, n’user qu’avec mesure de cette faculté et s’assurer toutes facilités de rassemblement au cas où quelque pointe du Roi de Prusse ne laisserait plus de doute sur ses intentions ? À l’armée comme à la Cour, l’ignorance où l’on se trouvait des projets de Frédéric entretenait dans les esprits une anxiété d’autant plus vive qu’on s’était habitué, depuis la précédente guerre, à vivre dans l’admiration déconcertante de ses talents et des institutions militaires de la Prusse. Pour réagir contre ces tendances, Duverney avait beau se déclarer surpris des inquiétudes du Maréchal sur les opérations du Prince de Soubise, et, « la jonction étant faite entre son corps de troupes et le renfort amené par le Duc de Broglie », traiter « d’invraisemblable toute pensée du Roi de Prusse à hasarder une action », l’incohérence qui présidait à la conduite de la guerre allait bientôt porter ses fruits. Le 4 novembre, Crémille arrivait au Grand Quartier Général avec ordre de faire connaître au Maréchal le ferme désir du Roi de le voir garder une position aussi importante que celle d’Halberstadt. Après avoir conduit — et ce fut toute sa réponse — le nouveau venu autour de la place et lui avoir montré l’importance des travaux à entreprendre, Richelieu ne songeait plus qu’à évacuer Halberstadt et ses autres postes avancés pour faire prendre à ses troupes leurs quartier d’hiver, quand lui parvint, le 6 au soir, « l’avis d’une bataille donnée et perdue par Soubise en Thuringe ». ### IX On sait — et il n’entre pas dans notre cadre d’en retracer le douloureux détail — cette fatale journée de Rosbach et les pénibles souvenirs qui s’attachent aujourd’hui encoree, bien qu’atténués par la connaissance approfondie des faits, à la mémoire du Prince de Soubise. Adjoints, à titre auxiliaire, à l’armée des Cercles de l’Empire, hordes indisciplinées et inaguerries, Soubise et les Français durent se résigner à une attaque qu’ils avaient déconseillée et qui, tournant dès le premier choc à la débandade des troupes Allemandes, obligeait notre cavalerie à tenter de sublimes et vains efforts, avec les deux régiments de Cuirassiers Autrichiens, pour arrêter la marche foudroyante des forces ennemies. Si paradoxal que cela paraisse, c’était moins le Prince de Soubise que le Maréchal de Richelieu qu’atteignait le plus directement la défaite de Rosbach. Le surlendemain de la bataille, les postes Français sur les limites convenues à Kloster-Sewen étaient subitement attaqués par les Hanovriens et, de toutes les conséquences que pouvait entraîner la perte de l’armée de Soubise, l’événement plaçait Richelieu dans une situation d’autant plus angoissante qu’il avait contribué à la créer par ses caprices et ses tergiversations. En sa hâte à s’enfourner avec la presque totalité de son armée dans le saillant d’Halberstadt, il avait omis de traiter avec le Landgrave de Hesse, les Ducs de Brunswick et de Saxe-Gotha, du désarmement, de l’entretien et de la dispersion des contingents envoyés par ces alliés de l’Angleterre au Duc de Cumberland. Rassuré du côté des Hanovriens par la garantie du Roi de Danemard, — affectait-il de le laisser croire, — il avait, sous le spécieux prétexte « qu’il pouvait être dangereux dans les premiers moments de pousser à bout, par des termes trop durs, des gens désespérés », bénévolement converti en une négociation tardive et vexatoire un litige qui ne demandait qu’à être tranché par les usages établis pour les prisonniers de guerre. « Pensait-il donc — observe brutalement un historien d’outre-Rhin — maintenir dans l’inaction, par un simple ordre, des milliers de guerriers Allemands qui haïssaient sa nation et à qui il avait laissé leurs armes ? » Qu’arriva-t-il en conséquence ? Aux démarches entreprises par le Maréchal, sur les incitations de Duverney et de l’abbé de Bernis, en vue de faire insérer au texte de la convention une clause relative au désarmement des troupes en question, les Hanovriens se récrièrent, dénoncèrent à l’Europe la mauvaise foi des Français et investirent Harbourg, où nous avions laissé une garnison. Sans doute, c’eût été un glorieux fait d’armes de ramener intacts nos postes avancés ; mais comment imposer à des troupes épuisées par cette stérile et longue campagne, en plein hiver, sur un terrain particulièrement favorable à l’ennemi, l’effort d’une action dont, au jugement de Crémille qui avait accompagné l’armée, « les suites en mal pouvaient l’emporter de beaucoup sur celles qui résulteraient d’un heureux succès » ? Ses représentations sur l’inutilité d’une marche en avant dans l’état présent de l’armée échouèrent misérablement devant l’obstination de Richelieu à porter, le 15 novembre, une quarantaine de bataillons et autant d’escadrons sur Lunebourg, à mi-route de son Quartier Général de Celle-sur-l’Aller à Harbourg, qu’il importait à sa gloire de débloquer à tout prix. Pour comble d’ironie, Richelieu n’avait pas plus tôt gagné Winsen, petite localité assez proche d’Harbourg, et reconnu l’impossibilité de prendre la place en cette saison, qu’il recevait un message du Prince Ferdinand de Brunswick lui annonçant que le Roi d’Angleterre l’avait choisi pour commander son armée de Hanovre, à la place du Duc de Cumberland. À partir de ce moment, ce n’est plus lui qui allait mener la campagne. Aussi nous semble-t-il inopportun de retracer ici les divers incidents de cette seconde expédition dans le Duché de Brême, où Richelieu devait rencontrer, sans les vaincre, les mêmes difficultés qu’à la première et un adversaire plus entreprenant que le Duc de Cumberland. Bornons-nous donc à signaler qu’après avoir repris pied à pied le territoire qui s’offrait à sa vue et rejeté l’Armée Royale jusqu’en Hanovre, le Prince Ferdinand s’était soudainement retiré vers le nord dans la nuit du 24 décembre, cédant en cela aux raisons alléguées par son État-Major — mieux écouté de lui que celui de Richelieu ne l’était par son chef — pour le dissuader de continuer à combattre : le froid, la neige, la difficulté de vivre. Il n’y avait plus d’ennemis en présence, et, rentré le 27 à Hanovre, le Maréchal songea enfin à renvoyer ses troupes dans leurs quartiers d’hiver : au 31 janvier 1758, la première ligne de nos cantonnements était établie sur l’Aller, l’Ocker et la Leyne, appuyée aux places de Brême et de Wolfenbuttel, dont l’occupation semblait assurer la position générale de l’armée ; trois autres lignes successives embrassaient tout le pays qui s’étend jusqu’au Rhin et par l’Ost-Friese jusqu’à la mer du Nord. ### X Quoi qu’il en fût des fautes de Richelieu, sa réputation militaire le soutint encore longtemps contre les reproches que lui eût attirés sa conduite, si on l’e$ut mieux connue à l’armée, à la Cour et dans le public. Parmi les remarquables lettres du Comte de Gisors au Maréchal de Belle-Isle, il en est une fort longue dont nous citerons quelques lignes, parce qu’elle nous montre en termes élevés et accentués l’opinion de l’Armée sur ses chefs après la catastrophe de Rosbach. Sous l’étreinte d’une pieuse et forte émotion, il dévoile à « son vénéré Père » le chagrin qu’il a eu au début de la campagne en le voyant donner son suffrage pour le commandement d’une armée à un homme — M. de Soubise — qui n’avait ni science, ni expérience. « Jamais — y lisons-nous — les troupes n’ont eu la moindre confiance en lui, et ceux qui ont péri sous ses ordres sont regardés avec raison comme des victimes immolées à la faveur. La confiance en M. de Richelieu n’est pas beaucoup plus grande ; mais cependant, comme il est le plus ancien des Maréchaux de France en état de faire la guerre à votre refus, on trouve tout naturel de servir sous ses ordres, on espère en sa fortune et on juge avec raison que le courage qu’il a joint à beaucoup d’esprit le mettra en état de suivre avec audace les bons conseils qu’il pourra recevoir, mais il faut nécessairement qu’on l’éclaire ; et qui l’éclairera, si ce n’est vous. » C’est pourquoi l’implore-t-il, l’âme navrée par le spectacle de notre militaire, pour qu’il vienne prendre le commandement de l’armée du Roi, et, si la chose n’est pas possible, pour qu’il donne un successeur à son ami M. de Soubise et se rapproche de son ennemi M. de Richelieu. De la même manière qu’il ignorait sans doute les manœuvres occultes qui avaient conduit Soubise à Rosbach, le Comte de Gisors ne pouvait soupçonner la tournure qu’allait prendre les événements lorsqu’il adressait cette lettre à son père, en quittant le pays d’Halberstadt. Il écrivait comme on pensait autour de lui, et s’il chargeait à fond le Prince de Soubise, s’il demandait des ménagements pour le Maréchal de Richelieu, ses raisonnements témoignent d’une profonde douleur pour ce qui ressemblait à des faiblesses de la part du vieux Maréchal envers Madame de Pompadour. Sans qu’il ait pu ou voulu s’y opposer, la Marquise avait fait obtenir un haut commandement à son incapable ami, et il avait négligé le bien de l’État par rancune contre le Maréchal de Richelieu — sentait avec amertume le jeune colonel du régiment de Champagne. Avec autant de véhémence et sous l’effroi de l’opinion déchaînée contre Madame de Pompadour et son ami : « Jugez dans quel état nous sommes ! Jugez la situation de notre amie. Le public aurait pardonné le commandement de M. de Soubise à la faveur d’une victoire », mande à son tour Bernis à Stainville, le 14 novembre. Enclin pour quelques heures encore à exalter la conduite de Richelieu, qui, à l’entendre, « a marché avec courage et tête à la rencontre de notre armée, et paraît avoir prévu tout ce que le Roi de Prusse pouvait entreprendre contre lui », il s’épand en malices envers Soubise, « à qui il conseillerait, s’il était à portée de couronner toutes ses vertus en se contentant avec bonne grâce de commander une réserve distinguée dans la grande armée », murmure-t-il insidieusement à l’oreille de l’Ambassadeur. Stainville avait bien engagé le Prince de Souvise — au cas où il ne serait pas en force pour soutenir le choc de l’armée ennemie — à se retirer sur M. de Richelieu, lequel, en se portant sur Halberstadt, arrêterait vraisemblablement l’avance du Roi de Prusse : et y a-t-il apparence qu’il le jugeât de la même manière que lui écrivait Bernis ! Entre ces opinions visant toutes au même but — le rappel de Soubise — et formées d’inexactes données de la façon dont s’étaient passées les choses aux armées, Madame de Pompadour ne se laisse pas ébranler un seul instant par les vociférations qui s’élève autour d’elle et dans le public contre son favori. « Il dit (M. de Richelieu) que les troupes étaient à soixante lieues — écrit-elle en substance à Stainville, — et cependant, celles qu’il a amenées à Alberstadt (sic) ont bien fait ce chemin énorme ; il pouvait en faire un détachement pour M. de Soubise avant d’arriver avec toute son armée, chose qui a été fort critiquée. » Après quelques mots sur l’horrible position où s’es trouvé son malheureux ami : « M. de R… est jaloux de M. de Soubise ; il a été très fâché de ne pas l’avoir sous ses ordres, il aurait voulu avoir les cent quarante-cinq mille hommes, s’il existaient, et ce qui l’aurait encore plus affligé, c’est qu’il eût battu le Roi de Prusse… — lui déclare-t-elle pour la dernière fois — car tous ces débats lui causent d’insupportables vapeurs », de ce ton simple et convaincu qu’elle donne à sa pensée, en se gardant soigneusement d’en dire plus qu’elle ne sait, vu « son ignorance dans l’art militaire », ou qui s’écarte trop du bon sens et de la matérialité des faits. À la Cour, l’émotion ressentie par cette suite de catastrophes avait jeté les esprits dans un tel désarroi que, toute autorité et tout sang froid s’effondrant à la fois, comme le montrent les lettres de Bernis à Stainville, la situation ne pouvait guère s’éclaircir qu’au hasard des circonstances. Par bonheur, cependant, Soubise n’avait pas été suivi dans sa retraite, et après s’être séparé du Prince de Saxe-Hildburghausen à Friedberg, il s’était porté vers le nord-ouest, à Duderstadt, lorsqu’il fut avisé par un courrier d’avoir à se rabattre sur le Main, à travers la Hesse, et à rassembler ses débris à Hanau. Quant à Richelieu, on le revoyait à Versailles, aussitôt ses troupes établies dans leurs quartiers, grâce à une permission qu’il avait obtenue du Marquis de Paulmy, au grand désappointement de Bernis qui comptait sur lui pour assurer à nos armes la conservation du Hanovre et de la Hesse, et il fallut l’intervention du Maréchal de Belle-Isle pour rendre le congé définitif. À qui, dès lors, remettre le commandement de l’Armée ? Faute de mieux, on se retourna vers le Comte de Clermont, lequel acceptait la succession, le 8 février, sans grande chaleur à la vérité mais avec sa bonne humeur habituelle et sa foi constante en ses talents. Le 28 du même mois, le Marquis de Paulmy accompagnait Richelieu dans sa disgrâce, et le Maréchal de Belle-Isle assumait par dévouement au Roi, et avec l’assentiment des Ducs et Pairs — car ce n’était pas dans l’usage pour ces hauts dignitaires de la Couronne, — la charge du Département de la Guerre, avec Crémille pour adjoint. On se ressaisissait peu à peu, mais, du côté de Vienne les difficultés ne subsistaient pas moins. Un mois après Rosbach, le 6 décembre, l’Armée Autrichienne était écrasée à Leuthen et la Silésie retombait au pouvoir du Roi de Prusse. Accablée par ces désastres successifs, l’Impératrice-Reine s’abandonnait, dans ses entretiens avec Stainville, à des accès de désespoir au milieu desquels Elle ne cessait d’en appeler, conformément à l’esprit des traités, à une coopération plus active de nos forces à la défense de ses États. Bernis, à qui s’adressaient ces objurgations, s’évertuait à rechercher les moyens de concilier les exigences de notre Alliée avec le rendement de nos facultés militaires et financières : embarras et dettes du Trésor, subsides à nos alliés et à des États neutres, faiblesse de nos effectifs, danger d’en détacher 25, 000 hommes, immensité des communications à garder, tout passe au crible de ses plus minutieuses investigations. Sous le coup des difficultés qu’il voit s’élever contre l’accomplissement de nos obligations envers la Cour Alliée, l’idée d’une paix générale lui traverse l’esprit ; mais comment préparer l’Impératrice-Reine à s’y prêter, songe-t-il, sinon en travaillant à séparer, ce qui semble paradoxal au premier abord, les intérêts de l’Autriche de ceux de la France par une stricte application du traité dont il est l’auteur ? À cet effet, propose-t-il au Roi, d’accord avec Madame de Pompadour, d’envoyer à l’Impératrice, « pour être aux ordres absolus de la Cour de Vienne, qu’il s’agisse de défendre la Bohême, de se porter en Saxe ou de grossir l’armée de Silésie », le Prince de Soubise avec une vingtaine de bataillons, comme le Général qui avait été appelé au début de la guerre à commander les troupes promises à cette Princesse. En outre, il était d’avis de constituer ce corps, avant tout autre prélèvement sur notre armée nationale, à l’aide des contingents étrangers employés à notre service — y compris le corps Saxon que le Roi allait prendre à sa solde, — et de ne l’expédier en Bohême qu’aux mois de mai ou de juin, afin de permettre aux Courses de Versailles et de Vienne de procéder aux réparations de leurs pertes respectives. « Qu’importe à l’Impératrice — mandait-il à Stainville le 29 janvier — que M. de Soubise parte six semaines plus tôt ou six semaines plus tard, pourvu qu’il commande un grand corps. » Rien de plus juste, mais les événements allaient réduire à néant l’ingénieuse combinaison. * ↑ Camille Rousset. * ↑ Comte de Noailles, plus tard Maréchal de Mouchy (Dépôt de la Guerre, Section Historique. * ↑ 18 juin. * ↑ 7 septembre. * ↑ 30 août 1757. * ↑ Camille Rousset. * ↑ Voir Dépôt de la Guerre. — Voir Camille Rousset. * ↑ Plate tentative du Roi de Prusse qui craignait qu’après la convention, Richelieu ne se portât sur ses États et dont la Cour repoussa aussitôt l’objet. * ↑ Correspondance Duverney-Dumesnil (Dépôt de la Guerre. — Archives historiques). * ↑ Marquis Dumesnil, auparavant ministre près de l’Électeur de Bavière. * ↑ Correspondance Duverney-Dumesnil, 24 octobre 1757 (Dépôt de la Guerre). * ↑ Camille Rousset. * ↑ Camille Rousset. * ↑ J.-W. v. Archenboix. Geschichte des Siebenjahrigen Krieges in Deutschland. Leipzig, 1874. * ↑ Camille Rousset. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ On peut lire cette intéressante lettre in extenso dans la Correspondance de Madame de Pompadour avec le Comte de Stainville qu’a récemment publiée le Général de Piépape, à qui nous adressons ici notre gratitude pour l’aide fournie à notre étude par cette importante source de documents. * ↑ Il s’agit là des prisonniers Saxons qui s’étaient évadés du camp de Pirna, où ils étaient retenus depuis l’occupation de leur pays par les Prussiens. Sous le commandement du Prince Xavier de Saxe, Comte de Lusace, frère de la Dauphine, promu Lieutenant-Général des armées du Roi le 11 août 1758, ces troupes furent incorporées, à la fin de la même année, à l’armée du Maréchal de Contades et prirent une part active aux opérations qui suivirent, notamment, en 1760, à l’armée du Maréchal de Broglie. * ↑ Mémoires de Bernis.
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Une lettre de Ducis à Larive
# Une lettre de Ducis à Larive * première partie « Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise », 1919 * deuxième partie « Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise », 1919
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Une lettre de Ducis à Larive/01
# Une lettre de Ducis à Larive/01 ## UNE LETTRE DE DUCIS À LARIVE Au mois de novembre dernier, avait lieu, à Bordeaux, la vente d’un bibliophile connu : M. Ernest Labadie. Sa collection, consacrée à l’histoire locale, comprenait une grande quantité de journaux et de revues plus ou moins rares du siècle dernier et des siècles précédents. J’y ai trouvé une revue que je cherchais depuis longtemps, La Gironde, qu’il ne faut pas confondre avec le grand périodique créé sous le deuxième Empire, qui porte encore aujourd’hui le même nom et qui est universellement connu. Cette revue, consacrée à la littérature, aux arts et à l’histoire locale, était à peu près, pour Bordeaux, ce qu’était le Magasin pittoresque à Paris. Commencé en 1833, dans le format in-4ᵒ, elle prit en 1835 le format in-8ᵒ, et a cessé de paraître le 1ᵉʳ février 1837. En la feuilletant, — je me livrais à cette occupation au moment où mon confrère et ami Coüard venait de publier son travail sur « Un domicile versaillais du poète Ducis, de 1798 à 1805 », — je fus tout étonné de trouver, au tomme ii, à la page 671, le fac-similé d’une lettre du poète. Dans cette lettre, Ducis annonce à l’acteur Larive qu’il vient de s’installer rue de Satori, justement dans la maison même que notre confrère venait d’identifier. Cette lettre est datée du 23 nivôse an xii. Étant donné que l’acteur Larive se rattache tout à fait à notre département, puisqu’il est mort à Montlignon, j’ai pensé qu’il serait intéressant de vous donner quelques renseignements biographiques sur cet artiste, à propos de la lettre que Ducis lui écrivait. Ce sera pour moi l’occasion d’entreprendre avec vous une excursion dans la riante forêt de Montmorency, où notre regretté confrère M. Rey, qui en connaissait bien l’histoire, vous a fait faire de délicieuses excursions. Montlignon est une jolie bourgade de l’arrondissement de Pontoise, située sur la lisière de la forêt de Montmorency, dans la vallée d’Eaubonne, reliée par une bonne route à la station d’Ermont. Elle est située dans le voisinage de Saint-Leu, de Saint-Prix, de toutes ces localités qui vous sont bien connues par les promenades que vous y a fait faire M. Rey. Je vous y ramènerai tout à l’heure avec Larive, lorsque, ayant accompli sa carrière théâtrale, il viendra s’y reposer. Jean Mauduit, dit de Larive, est né à La Rochelle, le 6 août 1747 ; voici son acte de naissance, tel que me le communique mon confrère et ami M. Georges Musset, conservateur de la Bibliothèque de La Rochelle : « Le septiesme aoust mille sept cents quarante sept, par moy, curé soussigné, a esté baptisé Jean, né le jour pressédant, fils légitime de M. Izaac Mauduit, marchant, et de Marie Bultel, sa femme ; le parrain a esté le sʳ Jean Poupet, marchᵈ, et maraine Catherine Guyas, veuve du sʳ Jacques Guyas, marchant, qui a signé avec le père de l’anfant. M. Georges Musset me fait remarquer que le curé qui a baptisé Jean Larive n’est autre que le grand érudit qui, membre de l’Académie de La Rochelle et collaborateur du Père Arcère, est l’auteur d’une histoire de La Rochelle publiée au xviiiᵉ siècle. Le curé Jaillot a laissé de nombreuses notices historiques manuscrites, conservées à la Bibliothèque de la ville. À l’âge de neuf ans, le jeune Mauduit s’enfuit de la maison paternelle, où son père tenait un commerce d’épicerie ; il se réfugie à l’abbaye de Sept-Fons, à six lieues de Moulins. On essaye de le placer à Paris, mais sans aucun succès, puis on l’embarque pour Saint-Domingue, d’où il s’échappe de nouveau pour revenir en France. Il se présente à Le Kain, puis à Mˡˡᵉ Montansier, qui dirigeait alors de nombreuses troupes provinciales, et qui l’engage pour Tours, aux appointements de 600 livres par an. C’est alors qu’il prend le nom de « De La Rive ». Après un court séjour à Tours et à Lyon, il revient à Paris, où il est remarqué par Mˡˡᵉ Clairon, qui, âgée de quarante-sept ans, s’éprend de ce jeune homme de vingt-trois ans et lui donne des leçons de déclamation. Larive débute à la Comédie-Française, le 3 décembre 1770, par le rôle de Zamore d’Alzire. Voici ce qu’en disent les Mémoires secrets : « L’acteur qu’on avoit annoncé comme devant débuter cet hiver a paru hier dans la tragédie d’Alzire ; il faisoit le rôle de Zamore. Le public, imbu depuis longtemps de ce début, s’y étoit porté en foule. Le goût particulier que la Dˡˡᵉ Clairon avoit pris pour lui, et ses soins pour le former, en avoient fait concevoir la plus haute opinion. Ce sujet n’a pas répondu à l’attente générale. Il a toutes les qualités extérieures ; mais sa voix est sourde, et, soit défaut d’organe, soit timidité, ne sortoit point du tout. Il a rendu assez bien quelques morceaux de déclamation, talent qu’on acquiert par une grande étude et les leçons des bons modèles ; mais il a paru manquer de chaleur, et a raté tous les endroits de sentiments ; il n’a point d’entrailles : il pourra, avec de l’art, être un acteur brillant ; mais il n’aura jamais ces élans de génie qui saisissent les spectateurs dans la Dˡˡᵉ Dumesnil et le sieur Le Kain. » Le 8, les mêmes Mémoires ajoutent : « L’acteur qui a débuté dernièrement à la Comédie-Française n’est pas l’élève de Le Kain qu’on avoit annoncé. Celui-ci est, dit-on, d’une plus belle figure encore, plus jeune, et promet infiniment davantage ; d’ailleurs, il n’a paru sur aucun théâtre. L’autre a déjà joué à Rouen, sans aucun succès ; il se nomme Larive, et a été adopté par Mˡˡᵉ Clairon, qui a cru mieux lui inspirer son talent en l’admettant à sa couche ; mais on ne s’aperçoit pas qu’il en ait beaucoup profité, et, quoi qu’en dise la cabale de cette héroïne théâtrale, il sera vraisemblablement toujours médiocre. » La Correspondance de Grimm n’est pas plus élogieuse : « Les Comédiens français, n’ayant pas été heureux en pièces nouvelles, ont cherché à y suppléer par le début d’un acteur nouveau qui a paru sur les théâtres pour la première fois le 3 décembre dernier, dans les grands rôles tragiques, et qui a joué jusqu’à présent sans discontinuer. Nous l’avons vu dans Alzire, Œdipe, Le Comte d’Essex, les deux Iphigénies, remplir les principaux rôles, et il doit essayer cette semaine celui d’Orosmane dans la tragédie de Zaïre. M. Larive, c’est son nom, n’a, à ce qu’on prétend, que vingt-deux ans ; il a l’air plus âgé au théâtre. C’est un élève de Mˡˡᵉ Clairon, qui lui disait avec un ton de Melpomène, en le faisant répéter en présence d’une grande dame, et le voyant fort décontenancé : « Allons, Monsieur Larive, votre extérieur est fort beau ; montrer à Madame la Duchesse que votre intérieur ne cède en rien à votre extérieur. » Mais il ne fallait parler au public ni de l’extérieur, ni de l’intérieur de M. Larive : il fallait qu’il tombât un jour des nues, habillé en Zamore, tout au beau milieu du théâtre des Tuileries, et son succès eût été plus brillant. Je n’ai jamais vu les ouvrages et les personnages annoncés réussir ; malgré cela, on a toujours la rage d’annoncer. Les amis de Mˡˡᵉ Clairon nous avaient dit, trois mois d’avance, que nous allions voir la perle des acteurs, et lorsque cette perle a paru, nous avons été tentés de lui disputer jusqu’à sa qualité de perle. Mˡˡᵉ Clairon s’était placée dans le trou du souffleur le premier jour de son début ; c’est de là qu’elle dirigeait son élève à chaque vers et à chaque pas, des yeux, de la voix, des gestes. À la place de M. Larive, si j’avais eu quelque talent, cette sollicitude maternelle eût été un moyen infaillible de me le faire perdre. L’élève annoncé fut d’abord reçu avec les plus grands applaudissements ; mais ces applaudissements allèrent toujours en déclinant, et il n’en resta plus pour les quatrième et cinquième actes ; la marche inverse eût mieux valu. En revanche, Mˡˡᵉ Clairon eut la mortification, dans son trou, d’entendre applaudir avec transport Mᵐᵉ Vestris, qui l’a remplacée au théâtre et fait oublier du public ; elle s’était placée tout juste aux pieds et en face de sa rivale, pour être témoin de son triomphe. » L’insuccès de Larive le décide à partir pour Bruxelles, où d’Hannetaire l’engage dans sa troupe. D’Hannetaire avait monté un théâtre dans cette ville, où, associé avec un nommé Gourville, il avait constitué une société sous le nom de « Comédiens ordinaires de S. A. R. le prince Charles de Lorraine ». Il avait deux filles ; Larive épousa l’aînée, Eugénie, qui tenait dans le théâtre l’emploi de soubrette. Ce mariage ne manqua pas d’exciter la jalousie de Mˡˡᵉ Clairon, qui écrivit à Larive : « Puisse ce qui m’arrive vous servir de leçon sur l’instabilité des événements de la vie. Je disais hier que je comptais sur vous comme sur moi-même, que vous seriez le charme de ma vie, et je suis forcé aujourd’hui de dire que nous sommes perdus l’un pour l’autre. » Larive reste quatre ans à Bruxelles, puis revient à Paris, et rentre à la Comédie-Française le 29 avril 1775, par le rôle d’Oreste, dans Iphigénie en Tauride, mais, au dire des Mémoires secrets, sans produire aucun enthousiasme. Le 18 mai, il était nommé sociétaire, et le 30 octobre de la même année, il créait le rôle de Pygmalion, de Jean-Jacques Rousseau. Cette fois, il a du succès : « Comme c’est le premier qu’il joue d’après lui, on a été fort attentif à son exécution ; elle a semblé libre, ferme, naturelle et chaude. C’est un acteur qui donne les plus belles espérances et ne se livre que lorsque la passion l’exige. » La Correspondance de Grimm donne à peu près la même note : « Le sieur Larive avait déjà paru à la Comédie-Française il y a quelques années, mais les tracasseries qui lui furent suscitées alors l’engagèrent à nous quitter pour aller à Bruxelles et à Lyon. On s’est vu forcé de le rappeler. La tragédie avait besoin depuis longtemps d’un acteur qui pût doubler notre sublime Le Kain d’une manière supportable, et le jeune Larive donne au moins plus d’espérances que tous ceux qu’on a vu se présenter jusqu’à présent dans cette lice périlleuse. Il a surtout l’avantage de ne pas être une mauvaise copie de l’original admirable dont il paraît si difficile d’approcher et qu’il serait sans doute malheureux de n’imiter que médiocrement….. Le jeune Larive ne lui en rien [à Le Kain]. Il a reçu de la nature tout ce que l’autre n’a pu se donner qu’à force d’industrie et de peine. Avec des traits pleins de noblesse et fortement prononcés, une taille élégante et régulière, un maintien naturellement facile et gracieux, il a l’organe aussi doux que sonore, quoique encore un peu voilé, la prononciation pure et distincte, et tout le mérite que donnent les grâces et la jeunesse. L’expression de sa figure, qui n’a pas beaucoup de mobilité, le caractère simple et modéré de son jeu annoncent plus de sens que d’esprit, plus de goût que de sensibilité. Sans faire ressortir vivement ce qui caractérise les différentes passions du personnage qu’il représente, on peut dire qu’il en est peu qui lui échappent et qu’il en est plusieurs qu’il rend d’une manière très naturelle et très heureuse. Sans avoir beaucoup de pénétration dans l’esprit ni beaucoup de chaleur dans l’âme, il a cet instinct qui devine et qui saisit facilement ce qui peut intéresser ou ce qui peut plaire, tout ce que son goût lui fait apercevoir ; et ces dons naturels sont d’un plus grand usage peut-être dans l’art de la déclamation que les connaissances les plus approfondies, l’esprit et la sensibilité même qui, quoique très vive et très profonde, n’a souvent qu’une expression exagérée ou monotone. Le plus grand mérite de notre jeune acteur est de parler dans la tragédie, et de parler sans enflure et sans familiarité. Il doit vraisemblablement cet avantage à l’habitude où il a été de jouer en province les premiers emplois de la tragédie et de la comédie. Il a débuté dans les deux genres avec beaucoup de succès, et les rôles où il paraît avoir réuni le plus de suffrages sont, pour la tragédie, celui d’Œdipe, et pour la comédie, celui de Clitandre dans Les Femmes savantes. On lui trouve des rapports avec Dufresne. Il serait assez singulier que Le Kain se trouvât remplacé un jour par un acteur du même genre que celui auquel il a succédé. MM. les gentilshommes de la Chambre viennent de le faire recevoir à demi-part. » Le grand succès de Larive dans Pygmalion ne contribua pas peu à le faire considérer comme un grand artiste, et peu à peu il reprit tous les rôles de Le Kain. Trois ans plus tard, Le Kain étant mort le 8 février 1778, des contestations s’élevèrent pour l’attribution de ses rôles à Molé, Monvel ou Larive. Le maréchal duc de Duras, le gentilhomme de la Chambre devant qui la question fut portée, fit une part pour chacun des trois compétiteurs. L’artiste réussit tant à Paris qu’en province, sans parvenir à désarmer Bachaumont qui, en signalant les couronnes de lauriers décernées à Larive, ajoute, le 26 mai 1779 : « Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce comédien est regardé à Paris comme très médiocre par beaucoup de gens. » Larive avait successivement créé, le 13 août 1777, L’Amant bourru, de Monvet, le 4 décembre 1778, Œdipe chez Admète, de Ducis, et enfin, le 2 juin 1783, Pyrame et Thisbé, scènne lyrique dont il était l’auteur. Les Mémoires secrets prétendent que sa femme y avait apporté une grande part de collaboration et ajoutent « que ceux qui les connoissent assurent qu’elle a beaucoup plus d’aptitude que son époux aux productions de l’esprit ». Entre temps, le 29 avril 1780, il avait repris, avec le plus grand succès, dans La Veuve du Malabar, le rôle du général français, qui avait été créé par Molé. Le 1ᵉʳ novembre 1779, ayant eu à souffrir de la jalousie de Monvel et de Pontheuil, Larive avait voulu quitter la Comédie ; il resta néanmoins, et c’est Pontheuil qui se retira le 1ᵉʳ juillet 1780. En août 1781, un incident assez grave se produisit entre Larive et son camarade Florence, à l’occasion de la reprise de Caliste, tragédie de Colardeau, dont la première représentation avait eu lieu à la Comédie, le 12 novembre 1760. Nicolas Rowe, auteur anglais, avait fait représenter avec succès à Londres, en 1703, sous le titre de La Belle Pénitente (Fair Penitent), une comédie dont une première adaptation fut représentée le 27 avril 1750, et dont l’auteur ne s’était pas fait connaître ; selon les uns, c’était l’abbé Séran de la Tour ; selon les autres, c’était le marquis de Mauprie, qui, du reste, avait assisté à toutes les répétitions. C’est ce sujet qui avait été repris par Colardeau. Le rôle de Montalde était tenu par Nicolas-Joseph Billot de Laferrière, dit Florence. Ce dernier, né à Lezy, en Normandie, en 1752, avait débuté à la Comédie-Française le 21 janvier 1777, sous le nom de Reymond, et pris celui de Florence le 7 août 1778. « Le 19 août 1781, le sieur Florence, disent les Mémoires secrets, tardoit à venir ; le sieur Larive, semainier, envoie le faire avertir et exciter sa paresse ; celui-ci n’en tient compte, répond impertinemment au messager, et, à son arrivée, gourmande le sieur Larive et lui met le poing sous le nez, ce qui occasionne une rixe entre eux sur la scène même ; ils étoient habillés, ils tirent leur sabre de théâtre et se battent dans l’enfoncement ; les spectateurs crurent que c’étoit un jeu de leur rôle et ne se pressèrent de les séparer que lorsque l’on vit que c’étoit sérieux. » Larive jouait le rôle de Lothario. M. Funck-Brentano, dans son ouvrage intitulé : La Bastille des Comédiens, le For-l’Évêque, ajoute que les deux adversaires ne se quittèrent qu’après s’être jeté un rendez-vous derrière les Champs-Élysées. Averti, le lieutenant de police les fit venir s’embrasser devant lui, promettre qu’ils ne se battraient pas. Procédure coutumière vis-à-vis des gentilshommes en projet de duel. Florence n’en fut pas moins trouver Larive, dès le 14 août, chez lui, à huit heures du matin, pour renouveler son cartel. « J’ai engagé ma parole au magistrat, dit Larive, et je la tiendrai. » Florence sortit. Il guette son camarade dans la rue : « En garde ! » Il avait tiré son épée, mais Larive dit encore « qu’il avait donné sa parole et ne se battrait pas ». Ces faits sont en partie connus par l’interrogatoire que Florence subit au For-l’Évêque, dans la chambre du concierge, le 21 août 1781. Il resta en prison une dizaine de jours. L’interrogatoire de Florence, que publie Campardon, donne de l’incident une version un peu différente ; on voit toutefois que la police n’était pas tendre pour les comédiens. Le 16 juin 1783, Larive crée le rôle de Philoctète, dans la tragédie de La Harpe, et, peu après, il fait une assez grave maladie qui dure plusieurs mois. Il reparaît sur la scène le 19 novembre, dans le rôle de Philoctète, où il obtint le plus grand succès. Le 2 mars 1784, il crée le rôle de Coriolan, de La Harpe, et, pour récompenser ses nombreux services, le roi lui accorde une pension de 1, 000 livres. La grande situation que Larive avait fini par acquérir à la Comédie-Française ne lui faisait oublier ni la province, ni l’étranger, où ses voyages étaient très nombreux, bien qu’il y trouvât aussi des critiques ; le quatrain suivant, fait à Genève, en est la preuve : Ah ! quel malheur m’arrive ! A dit Melpomène à Caron. Le Kain a passé l’Achéron, Mais il n’a point laissé ses talents sur la rive. Larive, cependant, remporta de brillants succès dans cette ville en y jouant, en 1790, le rôle de Guillaume Tell. Désirant vivement revoir sa ville natale et se faire applaudir par ses concitoyens, Larive vint, en 1784, donner des représentations à La Rochelle. M. Georges Musset, qui prépare un grand travail sur le théâtre, les jeux et les fêtes à La Rochelle, a bien voulu me communiquer ses notes sur le séjour que Larive y fit en juillet 1784. Mon confrère possède les Mémoires manuscrits d’un négociant de La Rochelle, M. Lamberty ; j’en extrais ce qui suit : « La Rive, premier commédien de Paris, fils de M. Mauduit, de cette ville, a donné dans cette ville douze représentations depuis le 7 jusqu’au 18 courant, chacune avec une grande affluence de mondes. Il est venu beaucoup de femmes des villes voisines. À peine les hommes ont pu trouver place ailleurs que dans le parterre. Le sieur Fierville, directeur de la Trouppe, lui accordait 400 l. par représentation quitte à luy. » Mon confrère me communique le texte d’une poésie manuscrite conservée à la Bibliothèque de La Rochelle (Mss. nᵒ 117, 1ᵉʳ 7), où l’auteur anonyme repasse tous les rôles joués par Larive pendant son séjour et termine ainsi : Larive, que ne puis-je exprimer par mes vers Tes troubles, tes transports, tes mouvements divers, Ton désordre sublime. Ah ! toi seul peux les rendre ! C’est trop peu d’en parler, il faut aller l’entendre. Mais tu pars ! Quelques jours, abandonnant Paris, Viens visiter encor ces lieux que tu chéris, Où ton heureux talent, dont nous goûtons les charmes, A reçu, pour accueil, le tribut de nos larmes. À la fin d’une représentation, un soldat de la compagnie de la Biossière, au régiment de la Sarre, adressait à l’artiste un compliment en vers : Mortel qui réunis les charmes de la vie, Adoré dans Paris, chéri de ta Patrie, Sur ces bords fortunés où tu reçus le jour, Chacun vient à l’envi célébrer ton retour. Toutes les fleurs des champs qui naissent dès l’aurore Seroient cueillies pour toi, s’il en étoit encore. Le printems est passé, ses parfums, ses odeurs ; Mais l’amitié pour toi règne dans tous les cœurs. Tous les peuples divers t’adressent leurs hommages. Des Rois, Princes, Sujets, tu reçois les suffrages ; Toi qui reçus des Dieux de si dignes présens, Un soldat pourroit-il t’offrir de pur encens, Et sa muse guerrière, en ces jours précieux, Pourroit-elle chanter d’un son mélodieux, Avec les habitans de ces bocages sombres, Réveiller les échos cachés parmi les ombres, Te dire en tous les tems : toi seul as mérité, Des Grâces et des Amours, leur immortalité. En 1787, Larive joue à Marseille, où, le 24 mars, on lui adresse les vers suivants : Les dieux présents à ta naissance, En te comblant de leurs faveurs, Ont embelli ton existence. Oui, tu naquis sous les yeux des neuf sœurs. Euterpe te donna la voix harmonieuse, Phœbus mit dans tes yeux le feu de ses regards, Et pour remplir ta destinée heureuse, Melpomène à tes mains confia ses poignards. Revenu à Paris, Larive, ayant été sifflé dans le rôle d’Orosmane, quitta la Comédie le 13 juin 1788. Voici comment Grimm raconte l’incident : « Le théâtre vient d’être troublé par la perte du sieur de Larive, qui, pour avoir été sifflé l’autre jour outrageusement, dans le rôle d’Orosmane, a renoncé totalement au théâtre. Quelques défauts que l’on pût reprocher à cet acteur, ce qui nous reste pour le remplacer est bien propre à justifier nos regrets. La nature lui avait prodigué des avantages qu’elle accorde rarement, et il y avait plusieurs rôles, tels que celui de Montaigu, de Brutus, d’Œdipe, de Cinna, d’Oreste, etc., où son talent laissait peu de chose à désirer. Ses camarades, à l’exception du sieur Molé, ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour lui faire changer de résolution, mais leurs démarches ont été inutiles. Il s’est mis sous la protection de M. l’Archevêque. Le sieur Florence, qui connaissait l’extrême sensibilité de son amour-propre, a été le plus empressé à détourner l’orage, car, au moment où il fut si cruellement sifflé, il était en scène avec lui. « Eh bien, lui disait Larive en fureur, les infâmes ne me reverront plus. — Mais, mon ami, lui répondait tout bas le bon Florence, tu te méprends ; c’est moi, c’est moi que l’on hue. » Une partie du parterre s’est avisée, ces jours passés, de redemander Larive dans le rôle d’Achille, d’Iphigénie en Aulide, mais un autre parti a crié plus fort : « Nous n’en voulons plus » ; et, à la fin du récit d’Ulysse, on a saisi l’hémistiche : La rive au loin gémit, pour lui en faire une triste application. Voilà les jeux du public, à qui l’on immole sa vie et son repos ! » La paix, on le voit, était faite entre Larive et son camarade Florence. Cependant, l’absence du comédien laissait un vide ; il fallut le rappeler, et il rentra au théâtre en 1790, comme acteur libre, après une démarche faite par les sociétaires, qui, désirant se passer de Talma, voulaient faire appel à tous les concours. L’abbé Gouttes, ancien vicaire au Gros-Caillou, et président de l’Assemblée Nationale, a beaucoup contribué à sa rentrée, qui eut lieu le 4 mai 1790, dans le rôle d’Œdipe, de l’Œdipe de Voltaire. Il était convenu qu’il n’aurait aucune part dans les bénéfices et qu’il toucherait des appointements fixes par représentation. En outre, il ne devait créer aucun nouveau rôle. C’est ainsi qu’il reparut dans Spartacus, La Mort de César, Le Misanthrope et Don Juan. Le 11 juillet 1791, il prit part à la translation des restes de Voltaire au Panthéon. * ↑ Revue de l’Histoire de Versailles et de Seine-et-Oise (19ᵉ année), Juillet-Décembre 1917, page 97. * ↑ Correspondance de Grimm et Diderot. Notices, Notes, Table générale, par Maurice Tourneux. Paris, Garnier, 1879, tome ix, page 235. * ↑ Tome xi, page 72. * ↑ Pyrame et Thisbé, scène lyrique, Paris, 1784, in-8ᵒ ; réimprimé en 1791, chez Prault, in-18. * ↑ Il y a évidemment là une erreur. Comme on le verra plus loins, la scène a dû se passer le jour de la reprise, le 11 août, puisque la nouvelle provocation de Florence eut lieu le 14. * ↑ Page 233. * ↑ Émile Campardon. Les Comédiens du Roi de la troupe française pendant les deux derniers siècles, page 105. * ↑ Correspondance de Grimm, tome xiii, page 431. * ↑ J.-M. Besançon, Histoire du théâtre de Genève, pages 32, 53 et 54. * ↑ Le véritable nom du directeur était, paraît-il, Ferville, et non Fierville. * ↑ Annonces et affiches et avis divers de la Généralité de La Rochelle, nᵒ 30, du 23 juillet 1784. * ↑ Mémoires secrets, tome xxxiv, page 317. * ↑ Correspondance de Grimm, tome xv, page 271. * ↑ Correspondance de Grimm, tome xvi, page 26.
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Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans/03
# Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans/03 ## MADAME DE POMPADOUR BERNIS ET LA GUERRE DE SEPT ANS ### XI Arrivé le 14 février à Hanovre, d’où Richelieu était parti sans l’attendre, le Comte de Clermont marquait sa prise de commandement en apportant aux Officiers un supplément de solde et aux soldats une augmentation des rations de pain et de viande. Sa première pensée, après s’être fait présenter l’état de l’armée, fut d’aller visiter les hôpitaux, où, pour l’infanterie seulement, le nombre des malades formait près du cinquième de l’effectif. Mais en dehors de l’hôpital de Hanovre, d’où il sortit ému et indigné des souffrances et du désordre dont il avait été témoin, l’ennemi ne lui laissa pas le temps de poursuivre son enquête dans les autres villes de l’Électorat. Partout, après quelques semaines d’un repos apparent, du confluent de l’Aller aux sources de l’Ocker, de Brême à Wolfenbutell, nos cantonnements étaient subitement assaillis, à l’extrême gauche par le Prince héréditaire de Brunswick, au centre par le Prince Ferdinand, à droite par le Prince Henri. Dispersée sur une étendue dont le front de l’Ost-Frise à la Hesse n’avait pas moins de quatre-vingt lieues, sur une profondeur de cinquante en moyenne, pouvait-il être donné à l’Armée Royale d’assurer la garde du Weser contre un ennemi qui se présentait en force sur tant de points à la fois ! Le 21 février, l’ennemi entrait à Werden ; le 23, Hoya, place importante sur le Weser, entre Brême et Hanovre, formant la liaison entre l’extrême gauche et le centre de l’armée, et, comme Werden, absolument dépourvue de défenses sérieuses, capitulait après une brillante résistance. Déjà même les courriers n’arrivaient plus, et sans nouvelles du Comte de Saint-Germain qui, de Brême, s’était replié sur Osnabrück, menacé à son tour par la prise de Neustadt qui rendait sa position intenable à Hanovre, le Comte de Clermont se déterminait, le 28 février, à porter son quartier général sur la rive gauche du Weser, à Hameln, en rappelant à lui les corps cantonnés à Celle et à Brunswick. C’était la retraite : aussitôt connue à Vienne et à Versailles, elle jeta les deux Cours dans une consternation d’autant plus grande qu’elle ébranlait le système politique sur lequel reposait leur alliance. Avec l’abandon du Hanovre qui, à l’entendre, allait précipiter sur ses États toutes les forces du Roi de Prusse, l’Impératrice éperdue voyait déjà les Anglais débarquer dans l’Ost-Frise et se joindre aux Hanovriens et aux Hollandais pour s’emparer d’Anvers, de Rœremonde et de toute la Flandre Autrichienne. Afin de la rassurer contre toute descente des Anglais dans l’Ost-Frise insuffisamment gardée, le Maréchal de Belle-Isle s’empressa d’expédier un courrier au Général-Major Autrichien commandant les forces alliées dans cette région, pour s’informer des besoins qu’exigeait la défense de la place et du port d’Emden et y pourvoir sans délai, conformément aux ordre du Roi. Mais, dans l’intervalle, la situation du Comte de Clermont avait empiré ; le 14 mars, la capitulation de Minden, investie depuis le 5, l’obligeait à reculer le 16 à Paderborn et le 26 à Lipstadt, en lui enlevant la dernière possibilité de se maintenir sur le Weser. Le 28, sous la poussée de l’ennemi, l’armée reprenait son mouvement de retraite pour ne plus s’arrêter qu’au Rhin, à Wesel, but assigné au rassemblement des colonnes qui, des régions les plus distantes, se pressaient en désordre sur toutes les routes. Enfin, le Duc de Broglie, qui commandait à Cassel, recevait l’ordre de se rabattre sur Dusseldorf, et les garnisons de l’Ost-Frise en danger d’être coupées étaient rappelées sur le Rhin. À la Cour, si grande que fût l’émotion provoquée par cette série d’étapes en arrière, on savait gré au Comte de Clermont d’avoir préféré la conservation de l’armée à la recherche d’un succès personnel en l’exposant à être détruite en détail. Restait donc l’impérieuse nécessité de l’établir fortement sur le Rhin, afin de permettre à ses unités, si éprouvées au physique et au moral, de vaquer en toute tranquillité à leurs réparations et de reprendre l’offensive au printemps. C’est pourquoi, envisageant la situation au double point de vue militaire et politique, le Maréchal de Belle-Isle et l’Abbé de Bernis insistaient dans le Conseil pour qu’on distribuât les troupes au bas Rhin, sur la Roër et la basse Lippe, de manière à faciliter la communication entre Dusseldorf, Cologne et Coblence, et dans le haut Rhin, sur la Lahn et à la gauche du Main, afin de couvrir une partie des Princes de l’Empire, inquiétés par notre retraite, et de se mettre à portée de fournir à la Cour Impériale les secours stipulés par notre alliance. Mais où les prendre ? Les forces du Royaume étaient employées en Allemagne, en Flandre et sur nos côtes. Par un procédé auquel recourait trop facilement le Cabinet de Versailles dans les circonstances embarrassantes, on n’hésita pas à retirer au Comte de Clermont 25 bataillons et 12 escadrons pour les faire passer dans le haut Rhin et les joindre aux contingents échappés au désastre de Rosbach et occupés à leurs réparations sur la rive droite de la Moselle. En échange, on envoyait au Prince 13, 000 hommes de milice, et, avec le retour des 15 bataillons les plus éprouvés par la campagne qu’on avait rappelés dans les provinces limitrophes du Royaume, on lui garantissait un effectif combattant de 60, 000 hommes de pied et de 20, 000 chevaux, auquel il aurait la faculté d’ajouter les 4, 000 Palatins déjà incorporés et les 20, 000 Saxons qu’on attendait à bref délai. On a vu avec quelle irritation le Maréchal de Richelieu s’était séparé, au mois d’octobre précédent, d’un détachement de son armée. Pouvait-on s’attendre à plus de complaisance de la part du Comte de Clermont ? « Je sais — écrivit-il sur l’heure à Crémilles — ce que c’est que des armées ainsi combinées ; je ne veux pas faire le second tome de M. de Soubise. Le Roi m’a mis à la tête d’une armée française ; j’aime mieux les bataillons français à trois cents hommes que ceux qu’on veut me proposer à mille. » Madame de pompadour, Belle-Isle essuyent tour à tour les accès de sa colère : « Affaibli, sacrifié, dans quelles conditions le mettait-on pour défendre le Rhin ? Wesel ne pouvait pas tenir six jours ; Dusseldorf valait encore moins. Autant se décider tout de suite à reculer derrière la Moselle et la Meuse », leur mandait-il en substance. À la Cour, où tout semble perdu, les interpellés de répondre aussitôt à ce vif et alarmant langage avec l’impétuosité de leurs sentiments et le souci de leurs intérêts personnels : « Je vois que les troupes qui vous ont été demandées pour l’Impératrice vous déterminent à une seconde retraite mille fois plus humiliante et plus dangereuse à tous égards que celle que vous venez de faire — lui écrit Madame de Pompadour, le 15 avril. Nos alliés accablés et la Hollande maîtresse de se déclarer sans courir de risque sont les moindres inconvénients qui en doivent résulter. D’un autre côté, si nous n’envoyons pas à l’Impératrice les secours promis, elle est en très grand danger d’être détrônée. Nous resterons donc seuls, ayant abandonné et laissé périr nos amis, — et où trouverons-nous jamais des Puissances assez dupes pour vouloir en être ? — déshonorés, perdus dans l’Europe entière, avec le Roi de Prusse, l’Angleterre et peut-être bien d’autres encore acharnés à notre destruction… Au reste, si vous ne croyez pas votre armée assez forte, il sera facile de vous faire passer des troupes de Flandre ou des autres Provinces. » Le lendemain, Bernis intervient à son tour : écœuré de voir son œuvre se gâter chaque jour par les fautes de ceux qui ont charge de l’exécuter, il inspire au Roi les termes d’une lettre, où, s’arrachant à d’énervantes pensées qui lui montrent la paix avec l’Angleterre comme le seul moyen d’arrêter le cours de nos catastrophes, il restitue à l’honneur de la Couronne la place qui ne pouvait lui être déniée. « Mon armée s’est retirée aussi loin qu’il le fallait pour sa sûreté — y lisons-nous ; — elle couvre aujourd’hui par sa position une partie des États de mes alliés, mais je ne consentirais pas qu’elle abandonnât la défense du Rhin sans y être absolument forcée. Il serait trop honteux d’abandonner Dusseldorf et Wesel, et je veux que vous les défendiez. L’honneur est préférable à tout, et je ne sépare pas le vôtre du mien, ni de celui de toute la nation. » Nul doute, concluait la lettre, que « l’Impératrice ne reçoive les 30, 000 hommes qu’on Lui a promis, car on veut et on doit Lui tenir parole ; mais l’Armée Royale ne manquera pas de troupes et on lui enverra au besoin de celles qui sont en Flandre. » À cette injonction, le Comte de Clermont répliqua qu’il n’avait eu d’autre dessein que de mettre sous les yeux du Roi ce qui pouvait arriver, et « j’espère vous rendre une armée digne de vous servir — ajoutait-il avec la dignité qui convenait à son rang et à son état. — Je commence à m’apercevoir que l’honneur et la discipline se rétablissent, et que je pourrai compter sur la solidité et la valeur de vos troupes quand je les mènerai contre vos ennemis. » Somme toute, le Comte de Clermont faisait amende honorable, en citoyen qui entendait « garder l’intégrité de sa conscience », selon une maxime dont on abusait un peu au xviiiᵉ siècle, lorsqu’on se piquait comme lui « de sacrifier au Roi sa vie, son repos et sa philosophie, sauf à être rappelé et à reprendre sa tranquillité, le cœur satisfait, si l’on n’avait pas le bonheur de remplir Ses intentions ». Ainsi délivrée de la crainte de le voir abandonner le Rhin, Madame de Pompadour s’était mise en peine, dans les lettres qu’elle lui adressait journellement, de le décider à arrêter promptement le plan de ses opérations et à reprendre la marche en avant. À ce propos, — convient-il d’observer ici, — le Comte de Clermont avait vivement insisté à sa prise de commandement pour qu’on lui adjoignit Crémilles ou Chevert comme conseil : le premier était resté auprès du Maréchal de Belle-Isle, en qualité de directeur des bureaux de la Guerre, — avons-nous dit, — et le second, qui avait quitté l’armée après Hastenbeck, malade et mécontent à la fois, avait montré peu d’empressement à se rendre à l’appel. À leur place, on lui avait envoyé le Lieutenant Général Comte de Mortaigne, dont le Maréchal de Belle-Isle appréciait les principes sur l’ordre, la discipline et les qualités morales d’une armée, pour l’avoir vu à l’œuvre durant la campagne de 1746 en Provence, mais à qui le ressentiment d’une ambition déçue enlevait à cette heure critique la vision de l’unique objet qui devait occuper sa pensée. Insupportable au Prince et à l’État-Major Général par ses prétentions inouïes, ce n’était pas l’homme heureusement choisi pour tirer le commandant en chef de l’état d’irrésolution où l’avaient jeté son conflit avec la Cour et les difficultés de toute nature que chaque jour lui apportait. Tout concourait donc à imposer au Comte de Clermont l’obligation d’en venir aux mains avec le Prince Ferdinand, sans plan ferme et réfléchi, et à le mener infailliblement à la défaite. Crefeld ! Voilà un nom qui s’accole tristement à celui de Rosbach pour former « le second tome de la série » que le Comte de Clermont se voyait condamné à achever, ainsi qu’il s’en était plaint à Crémilles quelques semaines auparavant. Ce n’était certes pas la vaillance qui manquait au Comte de Clermont, mais bien la fermeté de commandement et l’inspiration hardie avec lesquelles, au siècle précédent, un Guébriant avait attaqué sur ces mêmes bruyères les Impériaux, les avait complètement battus et avait capturé leur général. Après une vigoureuse résistance de notre infanterie qui réussit à contenir l’ennemi dans l’intérieur des bois d’où il la mitraillait à son aise, jusqu’à ce qu’elle eût été refoulée dans la plaine par le flot croissant des troupes assaillantes : après une charge violente d’une partie de notre cavalerie contre ces mêmes troupes, « bientôt percées sur deux lignes, puis, la carrière fournie, prise à revers et renversées à nouveau », une retraite à peine troublée par quelques salves irrégulières de l’artillerie adverse, sans prisonniers, sans traînards, sans perte de matériel, voilà qui témoigne de ce qu’on peut attendre en tous temps de la valeur d’une armée française ! ### XII Notre but, en nous étendant quelque peu sur les opérations militaires accomplies durant cette première période de la guerre de Sept Ans, a été de rechercher les raisons pour lesquelles le sort de nos armes a constamment tourné à l’encontre des espérances qu’avaient fondées sur les conséquences de notre alliance avec l’Impératrice-Reine les auteurs des deux traités de Versailles. De l’examen auquel nous nous sommes livré, la défaite de Crefeld autorise à attribuer — croyons-nous — l’échec de notre diplomatie à l’action dissolvante des intrigues qui s’agitent autour du trône, depuis le début des hostilités, sur la conduite des opérations militaires, ainsi qu’à l’effroyable débordement d’abus et de faveurs sous lequel nous voyons fléchir l’autorité et le prestige du haut commandement. Nous avons montré à quel point l’abandon du Hanovre, entraînant le recul de notre armée jusqu’au Rhin, avait ébranlé le système politique sur lequel reposait notre accord avec la Cour de Vienne. Qu’allait-il en rester après Crefeld ? Il ne pouvait plus être question de laisser le Prince de Soubise, arrivé le 11 juin à Hanau, s’acheminer vers la Bohême avec les 30, 000 hommes qu’il devait amener à l’Impératrice, selon la volonté du Roi. Ordre lui est aussitôt transmis de se porter sur la Hesse pour appuyer, en menaçant les communications du Prince Ferdinand avec le Weser, les mouvements prescrits au Maréchal de Contades, qui vient de recevoir le commandement de l’armée principale, en vue de forcer son adversaire à repasser le Rhin. Est-ce à dire que nous renoncions à tout concert avec notre alliée ? Loin de là : le Maréchal de Belle-Isle s’emploie avec un zèle ardent à remettre l’Armée Royale en état, malgré sa retraite sur le Rhin, d’assurer le maintien du système en reprenant l’offensive au plus vite. Dans l’ordre diplomatique, Bernis poursuit un effort semblable, mais combien lourde et angoissante se présente la tâche ! Assujetti d’honneur aux engagements contractés avec l’Impératrice-Reine et hypnotisé — on peut dire — devant le gouffre de nos charges financières, ce n’est certes pas la récente et indécise bataille de Zorndorf, où les Prussiens auraient pu être anéantis par les forces réunies des Russes et des Autrichiens si Frédéric n’avait pas réussi, par la rapidité de sa marche, à empêcher ces derniers d’opérer leur jonction, qui lui rendra la confiance dans la fortune militaire des Cours alliées ! Il assiste impuissant à l’effondrement de son œuvre, et après la prise de Louisbourg et la perte de notre colonie du Cap-Breton, la paix avec l’Angleterre lui apparaît plus que jamais comme l’unique voie par laquelle on puisse arriver à endiguer sur l’un et l’autre continent le cours des malheurs communs. Trop engagé par sa politique antérieure pour en soutenir hardiment l’idée dans le Conseil, il pense à résilier sa charge entre les mains de Stainville, qu’il regarde comme seul en état « de dénouer un système auquel rien ne le lie, puisqu’il n’a pas fait les traités », ou de continuer la guerre avec moins d’entraves et plus de bonheur qu’il n’en a eus. De là, entre lui, Stainville et Madame de Pompadour, une longue correspondance qui dure tout l’été de 1758, où il s’efforce d’amener l’Ambassadeur et la Marquise, « pour le bien de la chose et dans l’intérêt de l’amitié », — car sa santé ébranlée lui rend le travail fort pénible, — à adhérer à ses vues. Comme toujours lorsqu’on a recours à lui, Stainville, ou le Duc de Choiseul, ainsi qu’il faut l’appeler dorénavant, — le Roi venant d’ériger son fief Lorrain en Duché-Pairie héréditaire sous ce titre, — fait la sourde oreille, pose des conditions, tout en paraissant résigné à accepter la succession si le Roi le désire véritablement, et consent à lui rendre sa liberté dès que la paix sera conclue, et surtout « si les fonds destinés aux subsides sont établis de manière à lui enlever toute crainte de manquer à sa parole ». À l’heure présente, l’important pour Bernis consiste moins à régler à la hâte avec son interlocuteur les modalités de la combinaison qu’il lui soumet, qu’à le décider promptement à s’y ranger. Il est des difficultés — pense-t-il — qui s’aplanissent lorsqu’on s’est déterminé à les affronter, et l’éventualité d’une entente entre le Duc et la Marquise, dans le but de repousser ses ouvertures, le préoccupe bien davantage. Afin d’y parer et de s’accorder directement avec Choiseul, il reprend aussitôt la plume et, dans un chaleureux appel à l’intérêt de leur commune amie, « qui n’a pas suffisamment réfléchi à la bonté du projet », il lui fait — dirons-nous en substance — l’aveu ému du secours qu’il attend de ses lumières, « puisqu’on n’a pas voulu lui laisser assez d’autorité pour empêcher de bonne heure tout ce qui aujourd’hui ruine nos affaires de fond en comble ». Évoquant, en conséquence, la nécessité d’une collaboration intime à la conduite de la politique du Royaume : « Votre séjour à Vienne, poursuit-il, doit être employé à retourner les esprits vers la paix pour cet hiver ; votre retour ici doit être marqué ou pour conclure cette paix, ou pour nous aider à soutenir une guerre malheureuse… Nous agirons dans le plus grand concert et, Dieu merci, sans jalousie de métier… Préparez votre retour ici sans donner d’alarmes où vous êtes. Quand il faudra fondre la cloche, la Cour de Vienne doit voir dans cet arrangement la sûreté de l’alliance. C’est le seul moyen de la rendre inébranlable. » Comment résister à cette franche supplique ? La situation éclaircie de la sorte, Choiseul incline d’autant plus à penser comme Bernis sur le besoin de travailler à la paix, qu’il aperçoit chez Kaunitz une tendance moins vive à en rejeter l’idée ; l’Impératrice se montre, à la vérité, plus récalcitrante ; mais il ne croit pas son opposition irréductible s’il peut compter sur la collaboration de l’Abbé à ses négociations avec les Ambassadeurs Étrangers, et si l’on fixe un fond pour les subsides, parce qu’alors cette Princesse n’aura rien à craindre du changement de Ministre et reconnaîtra la fidélité du Roi à ses engagements. Il ne tenait donc qu’à Madame de Pompadour de faire Choiseul Ministre des Affaires Étrangères. Ici, l’attaque revêt un caractère d’aigreur toute personnelle. Depuis longtemps, Bernis la poursuit de ses plaintes sur l’état de nos finances, de notre armée, de l’impossibilité où nous sommes, à l’entendre, de soutenir l’Impératrice sans nous mettre complètement à mal. Jusqu’à présent, elle s’est évertuée à le convaincre « qu’il est mieux placé que personnes aux Affaires Étrangères, que Choiseul est bien utile à Vienne ». Peine perdue ! Elle n’a pu calmer ses humeurs et, devant son obstination à se défaire de sa charge, elle finit par consentir à remettre au Roi un mémoire où il exposera à Sa Majesté les raisons qui le poussent à prendre cette décision. Au fond, Madame de Pompadour souffrait cruellement : honnie de la nation, accusée de tous les maux qui l’accablaient, elle se voyait livrée à un sort affreux par celui-là même qu’elle avait élevé si haut et qui ne craignait pas de lui offrir Choiseul comme prix de son abandon, Choiseul qu’elle connaissait assez pour redouter la main qui l’éloignerait insensiblement du pouvoir en lui laissant le souvenir poignant de sa grandeur passée. Nonobstant la nervosité de Madame de Pompadour, Bernis persévère dans son projet et lui adresse, le 4 octobre, un « mémoire pour le Roi », dans lequel, après une minutieuse exposition des causes multiples qui l’obligent à se démettre de sa charge et qui nous sont dès à présent suffisamment connues, il supplie Sa Majesté d’en disposer en faveur du Duc de Choiseul, « le seul de ses Ministres qui puisse, en dérogeant aux traités, conserver l’alliance avec la Cour de Vienne sans laisser aux Puissances Étrangères l’impression que le Roi abandonne son système politique….. Si le Roi adopte cet arrangement, — conclut-il hardiment, — il ne deviendra pas pour cela inutile à son service. Le Clergé commence à prendre confiance en lui, il finira la guerre avec les Parlements, et peut-être rendra-t-il à Sa Majesté d’importants services pour la tranquillité de Son Royaume et la suite de Son Règne. » On conçoit aisément quel émoi vint troubler l’intime causerie du Roi et de Madame de Pompadour à la lecture de cette mise en demeure. Il avait fallu le surcroît de dépenses occasionné par la retraite du Hanovre pour réduire de moitié jusqu’à l’hiver les subsides promis à l’Impératrice, la défaite de Crefeld pour arrêter l’envoi de l’armée de Soubis en Bohême ; aujourd’hui, le sort de l’Alliance menaçait de s’effondrer par le caprice de celui qui avait conduit les négociations dont elle était sortie. Imprégné, par naissance et par éducation, de la grandeur d’un passé que les plus graves revers n’étaient point parvenus à abattre, Louis xv riposte le 9 octobre, en des termes où, envisageant la situation au double point e vue des traités existants et des faits accomplis, il donne libre cours aux divergences qui le séparent de son ministre. « Personne — s’écrie-t-il — ne désire la paix plus que moi, mais je veux une paix solide et point déshonorante ; j’y sacrifie de bon cœur mes intérêts, mais non ceux de mes alliés. Travailler en conséquence de ce que je vous dis, mais ne précipitons rien. Voilà la campagne qui tire à sa fin ; attendons cette crise, peut-être nous présentera-t-elle des occasions plus heureuses pour ne pas achever de tout perdre en abandonnant nos alliés si vilainement. C’est à la paix qu’il faudra faire des retranchements sur toutes sortes de dépenses et principalement aux déprédations de la Marine et de la Guerre, ce qui est impossible au milieu d’une guerre comme celle-ci. Contentons-nous de diminuer les abus et d’empêcher les trop grandes dépenses, sans aller tout bouleverser comme cela sera indispensable à la paix. Je consens à regret que vous remettiez les Affaires Étrangères entre les mains du Duc de C…, que je pense être le seul en ce moment qui y soit propre, ne voulant absolument pas changer le système que j’ai adopté, ni même qu’on m’en parle. Écrivez-lui que j’ai accepté votre proposition, qu’il en prévienne l’Impératrice et qu’il voye avec cette Princesse la personne qui lui serait le plus agréable pour le remplacer soit dans le premier, soit dans le second ordre… » Cette lettre donnait satisfaction au premier des vœux formés par Bernis ; sur un point, elle torturait son esprit, car, s’il comptait bien garder sa place au Conseil, alors que le Roi ne lui en touchait mot, rien ne le confirmait dans cet espoir. Par une singulière coïncidence, il avait reçu de Rome, le jour même où lui parvenait la réponse du Roi à son mémoire, l’avis de son élévation au cardinalat (ordre des diacres), après une longue délibération entre le Saint-Siège et les Cours Catholiques, dans laquelle l’Impératrice avait adhéré à sa présentation, sur les instances de Choiseul, moyennant la promesse qu’il continuerait, quoi qu’il arrivât, à remplir sa charge de Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères. Or, les incidents auxquels nous assistons s’opposaient à tout retour en arrière, et Bernis se trouvait fort à l’aise à cet égard pour écrire à Choiseul, en lui transmettant les ordres du Roi : « Vous pouvez vous assurer LL. MM. II. que vous et moi serons au Conseil les plus fermes appuis de l’alliance, qui n’en a pas besoin auprès du Roi, mais qui ne sera efficacement protégée que par une meilleure direction dans les affaires. » Bernis suivait loyalement l’élan de sa pensée, mais, en son for intérieur, il se sentait envahi d’un profond et douloureux malaise au silence du Roi à l’instruire de son sort futur, et certains propos que lui avait tenu Madame de Pompadour sur la stupéfaction qu’exciterait sa retraite du Ministère, « étant comblé des bontés du Roi », ajoutait à son angoisse. Méritait-il donc le reproche d’ingratitude envers le Roi pour s’être décidé à renoncer à une charge à laquelle il se jugeait désormais impropre, en établissant sur de plus solides fondements le service de son État ? « De deux choses l’une, pensera-t-on en Europe, ou que ma démission est un commencement de disgrâce ou un affaiblissement dans le système politique du Roi », lui réplique-t-il sur-le-champ. « La première opinion nuira à mon crédit et aux autres affaires dont le Roi peu me charger à l’avenir, mais elle sera aisée à détruire. La seconde mérite plus d’attention et pendant longtemps un grand concert entre M. de Choiseul et moi, sans quoi vous ne pouvez pas douter que plusieurs Cours de l’Europe ne sauront à quoi s’en tenir. Ni vous, ni le Roi ne m’avez dit si je resterai au Conseil ; si j’y reste, il faut ôter l’idée que j’ai perdu la confiance de mon Maître, sans quoi il vaudrait mieux que je me retirasse à Vic-sur-Aisne ou dans ma famille. J’ai la confiance du Parlement et déjà celle de la moitié du Clergé. Je puis donc tenir le Royaume en paix ; mais si l’on veut me charger de cette besogne, il faut soutenir mon crédit et me mettre en état de vivre décemment à la Cour. » ### XIII En exposant à Madame de Pompadour ces vues raisonnables, à coup sûr, Bernis semble entraîné par le cours naturel de sa pensée à se poser en personnage indispensable à l’État. À la vérité, dans certains milieux philosophiques où se discutaient avec passion les problèmes politiques et sociaux qui agitaient cette ardente époque, dans la coterie des Nivernois et des Mirabeau, par exemple, où il fréquentait assidûment, on le regardait comme le seul des Ministre du Roi à qui il appartînt « d’accorder le Corps Ecclésiastique et le Corps Civil », dont les dissentiments troublaient depuis tant d’années la tranquilité du Royaume. Peut-être même avait-il fini par s’en convaincre, et n’était-ce point par ambition vulgaire ou vile cupidité, mais par la force d’une confiance raisonnée dans les services qu’il se croyait en mesure de rendre encore au Roi, que nous voyons Bernis solliciter — car, soit dit en passant, il perdait beaucoup à la résignation de sa charge — les moyens honnêtes de continuer à lui être de quelque utilité dans le Conseil. Évocation, d’ailleurs, bien fragile à l’ancienne amitié de Madame de Pompadour. Depuis plusieurs semaines, la Marquise avait pris le parti d’abandonner Bernis à ses œuvres, en marquant dans ses conversations publiques une profonde indifférence pour le Cardinal, ou en lui déclarant, lorsqu’elle le rencontrait, ne rien savoir des projets du Roi. Bien plus, elle avait profité de la rentrée au Conseil du Marquis de Puysieulx, un de ses favoris des premiers temps, et du Maréchal d’Estrées, toujours cher au Roi, pour y pousser l’ancien Intendant de police, déjà membre du Conseil des Dépêches, Berryer, qui l’avait fidèlement servie dans ses luttes avec la Cour et dont l’inimitié notoire pour Bernis indiquait de sa part un calcul prémédité à faire passer l’influence en d’autres mains. Aussi se détermine-t-il, constamment éconduit par Madame de Pompadour, à représenter à Louis xv, sur un ton dont il n’est plus le maître, le besoin où il se trouve, en raison de ses audiences aux Ambassadeurs étrangers, de connaître les intentions du Roi à son égard. « Je n’aurais jamais demandé à quitter le Département qui m’était confié — lui écrit-il le 30 octobre — si j’avais pu espérer d’en remplir les engagements ; mais V. M. doit aujourd’hui 21 millions d’arrérages de subsides, et le défaut d’argent m’obligera de manquer à ma parole toutes les semaines. Si je reste dans Son Conseil et que je travaille avecq M. le Duc de Choiseul (ainsi qu’il l’a demandé lui-même), je seroi bien aise d’ôter toute inquiétude aux Cours Étrangères qui ont quelque confiance en moi. Si, au contraire, l’intention du Roi est que je me retire tout à fait, il faut qu’Elle ait la bonté de me prescrire le langage que je dois tenir pour annoncer ma retraite, ainsi que la désignation de mon successeur. Je supplie V. M. de vouloir bien me donner Ses ordres. » Mal lui en prit : les victoires de Lutterberg et de Hochkirch, respectivement gagnées à quelques jours d’intervalle par Soubise sur les Généraux d’Oberg et d’Isenburg, et par le Maréchal Comte Daun sur le Roi de Prusse, n’avaient pas seulement raffermi pour un temps la situation militaire des Puissances alliées ; elles affaiblissaient encore les raisons sur lesquelles s’appuyait Bernis pour se démettre de sa charge, en rassérénant aux yeux satisfaits du Roi et de Madame de Pompadour un état de choses qu’il leur avait représenté en traits si alarmés. Depuis la date du 9 octobre, où il avait offert au Roi la remise de son Département, et surtout depuis celle du 30 octobre, où il L’avait sommé de l’informer s’Il le conservait à son Conseil, la disgrâce de Bernis était irrévocablement décidée ; mais il fallait attendre l’arrivée du Duc de Choiseul, et diverses circonstances se jetaient momentanément à la traverse d’une exécution aussi rigoureuse. Un emprunt de 40 millions, destiné à fournir au Roi les moyens de continuer la guerre et de remplir ses obligations envers ses Alliés, avait été arrêté par le Contrôleur Général, et on comptait sur le grand crédit de Bernis auprès du Parlement pour en obtenir l’enregistrement, fortement combattu par une partie de la haute Assemblée. D’autre part, un Camérier de Sa Sainteté allait arriver, et pour ne pas surprendre trop brusquement la Cour de Rome par une décision dont Elle se montrerait froissée, pendant que les Puissances alliées en tireraient l’impression fâcheuse d’un changement dans le système politique du Roi, il importait d’entourer l’apposition de la barrette au nouveau Cardinal de l’éclat accoutumé et d’accorder à sa Sacrée Personne les marques d’une faveur ininterrompue. Passé, depuis le 9 octobre, du rang de Secrétaire d’État à la fonction d’intérimaire au jour la journée, Bernis ne se laissa pas prendre à l’apparent retour des attentions Royales : sensible par-dessus tout à l’idée « d’être chassé du Gouvernement », il attendait avec philosophie l’heure de sa disgrâce, dès longtemps prévue, lorsqu’il recevait le 13 décembre, des mains du Ministre de la Maison Royale, — à peine terminée à la satisfaction du Monarque l’affaire de l’emprunt, — l’ordre de se retirer dans une de ses abbayes, avec défense expresse d’en sortir. L’exil était prononcé et, le lendemain 14, il venait s’enfermer dans sa maison abbatiale de Vic-sur-Aisne, au Diocèse de Soissons. ### XIV Comme il ressort des divers extraits de lettres que nous avons reproduits ci-dessus, Bernis n’avait recherché la faveur du Roi qu’en vue d’être utilement employé à son service. Une légitime ambition n’était certainement pas étrangère à ce sentiment, ainsi que prête à le penser sa correspondance avec Madame de Pompadour, où perce, sous l’allure bonasse et sans apprêt dont il a le secret, l’empreinte de cette philosophie énonciatrice des principes suivants lesquels se sont peu à peu constitués les États modernes et vers laquelle semblent l’avoir porté, dans les rares loisirs de sa charge, les dispositions naturelles de son esprit. À l’exemple de son ami le Duc de Nivernois, qui proclame avec hardiesse dans un de ses écrits « que tout serait plus facile dans un État où le Prince aurait un Conseil public, national, composé d’administrateurs avoués de la nation et responsables à elle de leur administration ». Bernis s’applique pour sa part à donner à cette doctrine un caractère moins spéculatif et plus accessible aux conceptions politiques de son temps. Dans cet ordre d’idées, avait-il proposé au Roi, en août 1758, — alors qu’il travaillait à la paix, — d’abandonner à son Conseil d’État, réuni à celui des Dépêches, la conduite générale des affaires du Royaume, d’en faire comme son premier Ministre, en se réservant, dans la plénitude de Son Pouvoir absolu, de réformer ou de repousser les décisions qu’il prendrait contrairement à Sa volonté. Rien ne manquait à ce plan de Gouvernement, dont nous n’indiquons que la substance et qui marque d’un trait inattendu les six derniers mois du Ministère de Bernis, pour être favorablement accueilli par le Roi, ainsi qu’il en advint, mais tendrait sciemment ou non à écarter Madame de Pompadour des affaires de l’État en ne lui laissant que la disposition des places à la Cour. On a pu observer les débuts et suivre le développement de cette sourde lutte qui commence aussitôt entre elle et lui, et à laquelle s’immiscent les ennemis de Bernis pour l’accuser de viser à la situation d’un Cardinal-Ministre selon l’usage ancien, en s’arrogeant la présidence des Comités — disait-on alors — au sein desquels devaient se discuter, d’après son plan, les affaires publiques. Or, Bernis avait simplement exprimé l’idée que ces Comités se tinssent chez le Ministre d’État « le plus constitué en dignité », et l’accord s’était fait sur son nom entre les membres du Conseil ; le soupçon tombait donc à faux, et Bernis s’est chargé lui-même de découvrir le but de son ambition en écrivant à Madame de Pompadour, à la veille de sa disgrâce et sur le bruit de la suppression de ces Comités à l’arrivée du Duc de Choiseul : « Quoiqu’ils se tiennent chez moi, ce n’est pas une raison pour les conserver ; mais je crois qu’il est utile, indispensable même, que les Ministres se communiquent entre eux et que chacun ne fasse pas de son Département comme des choux de son jardin. Tout se tient dans un gouvernement ; il faut en lier toutes les parties. Voilà mon avis. On en fera après ce que l’on voudra. J’ai pris la résolution de dire toujours la vérité et de ne contrarier personne. Cela déplaît et ne sert à rien. » Pourquoi faut-il qu’à un sens très réel du bien et du fonctionnement de l’État se mêle chez Bernis une impuissance manifeste et vraiment décevante à faire prévaloir d’aussi justes idées que celles qui se révèlent dans ses lettres ? Faiblesse ou impéritie : inclinerait-on à penser, en considérant qu’à aucun moment, avant ou pendant son passage à la Secrétairerie d’État, il ne suit son propre mouvement et assiste sans force et sans autorité à la destruction de son ouvrage, soit qu’il subisse au début des influences qui altèrent son jugement, soit qu’il cède en pleine action à des suggestions qui le conduisent à sa perte. Sans doute, Bernis ne possédait pas — comme il est tout le premier à le reconnaître — les hautes et rares qualités par lesquelles un homme s’impose à son époque ; la droiture de l’esprit ne mène pas toujours à la domination, et, selon l’originale boutade du Marquis de Mirabeau, son parent et son ami, « il n’y a que les Anges qui puissent allier la vertu avec un caractère entièrement décidé ». À parler en termes moins nébuleux, Bernis n’était, somme toute, qu’un terrien — si on peut employer cette expression — et infailliblement soumis comme tel aux remous des impulsions diverses de l’âme humaine ; c’est en passant alternativement de la confiance à l’abattement, de la désespérance à la plus tenace raison, qu’il accomplit confusément son effort pour retenir la France sur la pente où, trop impressionnable peut-être, il la voit marcher à l’abîme. Repoussé par le Roi, abandonné par Madame de Pompadour, barré à chaque pas en avant, l’honnête homme succombe finalement à la colère que lui inspire la méconnaissance de ses intentions et, las de porter plus longtemps la responsabilité d’une politique qu’il cherche vainement à redresser, en arrive à tenir à Louis xv le loyal langage qu’on vient d’entendre et dont l’âpre vérité devait fatalement amener sa disgrâce. Le contraste qui se manifeste par bonds successifs entre les débuts de Bernis dans la diplomatie secrète et les six derniers mois de son Ministère déroute singulièrement l’observation, et devant l’imprécision des mobiles auxquels il cède ou des sentiments qui l’empoignent parfois, les contemporains eux-mêmes éprouvent de l’embarras à définir un caractère aussi complexe. « Ses intentions sont certainement bonnes pour le fond » — écrivait le Comte de Stahremberg au Comte de Kaunitz, en août 1758 ; — « il ne voit que ce qui lui paraît juste, honnête et conforme au véritable intérêt de sa Cour ; il est attaché à la nôtre ; il hait le Roi de Prusse et désire fort son abaissement ; il a de l’esprit, de la prévoyance, de la sagacité même ; malgré cela, il se conduit très souvent et même depuis un temps presque toujours absolument au contraire de tout ce que je viens de dire, et à n’examiner que quelques traits de sa conduite, on jugerait qu’il a tous les défauts opposés aux qualités que je viens de lui donner. » Surpris de cette disparité entre les actes et la pensée, l’Ambassadeur de Marie-Thérèse en atribue la source à un manque de fermeté si nécessaire à un homme employé dans un poste principal, à un peu d’ignorance en matière politique, à trop de confiance en ses propres lumières, et à la légèreté d’esprit ordinaire à sa propre nation, qui fait que l’on y prend aisément des opinions et les abandonne de même, que l’on se précipite presque toujours dans ses jugements et ses résolutions. « Au demeurant, — termine-t-il, — c’est un honnête homme, très bien intentionné, qui ne veut et ne désire que le bien, qui croit le faire en effet, et ne le fait pas toujours. » Tracées sans parti pris par un témoin journalier des agitations qui bouleversaient si fort l’esprit de Bernis à la veille de sa disgrâce, ces lignes nous représentent ce Ministre en traits assez vraisemblables pour que nous arrêtions ici les trop nombreuses citations sur lesquelles nous avons étayé cette étude et dont il nous reste la satisfaction d’avoir rappelé divers ouvrages déjà anciens et d’une lecture toujours intéressante. * ↑ Clermont à Crémilles, 7 avril ; à Belle-Isle, 11, 12 et 13 avril ; à Madame de Pompadour, 12 avril 1758. Papiers Clermont, tome iii. — Camille Rousset. * ↑ Papiers Clermont, 1758, tome ii. * ↑ Ce projet resta à l’état d’ébauche. Bernis y voyait un moyen de mettre le Roi de Prusse à la raison. * ↑ À Versailles, 16 avril. Papiers Clermont, 1758. * ↑ 20 avril, 43ᵉ. Papiers Clermont. * ↑ Clermont au Maréchal de Biron, le 29 avril. Papiers Clermont, 1758. * ↑ Camille Rousset. * ↑ Combat de Kempen, à trois lieues au nord-ouest de Crefeld, 27 janvier 1642. * ↑ C’est à ce moment que le Comte de Gisors, qui commandait le corps des Carabiniers, à la tête duquel il avait été promu le 3 mai précédent, reçut presque à bout portant un coup de feu dans les reins dont il mourut à Neuss le 26 juin, à l’âge de vingt-six ans ; avec lui s’éteignit la famille des Foucquet. * ↑ 25 août 1758. * ↑ 27 juillet 1758. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ Ibid. * ↑ 25 août 1758. * ↑ 26 août 1758. Mémoires de Bernis. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ ᵉᵗ Mémoires de Bernis. * ↑ Important succès pour la France qui, étant assez faiblement représentée au Sacré Collège, n’y exerçait aucune influence. À ce propos, Bernis rapporte dans ses Mémoires que le Roi ni personne n’avait songé à lui faire obtenir cette dignité. L’initiative en revient à Benoît xiv qui, quelque temps avant sa mort (5 mai 1758), avait manifesté l’intention de la lui conférer en reconnaissance de l’appui qu’il avait porté au Saint-Siège, pendant son ambassade à Venise, dans un conflit avec la République et un des premiers actes de Clément xiii, élu le 6 juillet, avait été de satisfaire au vœu de son prédécesseur. * ↑ Dépendance de l’abbaye de Saint-Médard de Soissons, dont il avait reçu la commande en 1756. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ En renonçant à la charge de Secrétaire d’État, Bernis perdait 80, 000 livres de rentes et restait avec 300, 000 écus de dette, y compris son établissement, et sa calotte allait lui coûter 100, 000 livres « tant à Rome qu’à la Cour et pour le Camérier ». Comme, d’autre part, on ne touchait les revenus d’une abbaye qu’près dix-huit mois, il lui fallait attendre un an pour percevoir ceux de l’abbaye des Trois-Fontaines, au diocèse de Châlons-sur-Marne, dont il avait été pourvu en juin 1758. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ 10 octobre 1758. * ↑ 14 octobre 1758. * ↑ La cérémonie eut lieu à Versailles, le 30 novembre. Mémoires de Bernis. * ↑ L. de Loménie. La Comtesse de Rochefort et ses Amis. — Lettre du Marquis de Mirabeau, 14 décembre au matin. * ↑ Mémoires de Bernis. * ↑ Morceau de morale mondaine et pratique. — « Lettre et instruction paternelle sur l’état de courtisan », à l’adresse du Comte de Gisors qui allait devenir son gendre. 1752. * ↑ 14 novembre 1758. Mémoires de Bernis. * ↑ L. de Loménie. La Comtesse de Rochefort et ses Amis. * ↑ Baron d’Arneth. Geschichte Maria-Thersia’s, et Mémoires de Bernis, appendice.
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Œuvres critiques/La Vérité en marche/Lettre à M. Émile Loubet, président de la République
# Œuvres critiques/La Vérité en marche/Lettre à M. Émile Loubet, président de la République ### LETTRE À M. LOUBET Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 22 décembre 1900. Encore sept mois, entre l’article précédent et celui-ci. L’Exposition universelle avait fermé ses portes le 12 novembre, et il fallait en finir, achever d’étrangler la vérité et la justice. C’est ce qu’on a fait. Mon procès de Versailles ne viendra plus, on m’a privé du droit absolu que j’avais d’en appeler d’une condamnation par défaut. Brutalement, on a supprimé la vérité que j’aurais pu faire, la justice que je me serais fait rendre. De même, voilà les trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qui galopent, avec les trente mille francs dans leurs poches ; et il faudra tout recommencer devant la justice civile. Je constate simplement, je ne me plains pas, car mon œuvre est quand même faite. — Pour mémoire, j’ajoute qu’aujourd’hui encore, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d’officier, dans l’ordre de la Légion d’honneur. Il y aura bientôt trois ans, le 13 janvier 1898, j’adressai à votre prédécesseur, M. Félix Faure, une Lettre, dont il ne tint pas compte, malheureusement pour son bon renom. Maintenant qu’il est couché dans la mort, sa mémoire reste obscurcie par l’iniquité monstrueuse que je lui dénonçais, et dont il s’est rendu le complice, en employant à couvrir les coupables toute la puissance que lui donnait sa haute magistrature. Et vous voici à sa place, et voici que l’Affaire abominable, après avoir sali tous les gouvernements complices ou lâches qui se sont succédé, s’achève pour une heure dans un suprême déni de justice, cette amnistie que viennent de voter les Chambres, sous le couteau, et qui portera dans l’Histoire le nom d’amnistie scélérate. Après les autres, votre gouvernement culbute à la faute commune, en acceptant la plus lourde des responsabilités. Et, soyez-en certain, c’est une page de votre vie qu’on est en train de salir, c’est votre magistrature qui court le risque de rejoindre la précédente, souillée elle aussi de la tache ineffaçable. Permettez-moi donc, monsieur le Président, de vous dire toute mon angoisse. Au lendemain de l’amnistie, je conclurai par cette Lettre, puisqu’une première Lettre de moi a été une des causes de cette amnistie. On ne me reprochera pourtant pas d’être bavard. Le 18 juillet 1898, je partais pour l’Angleterre, d’où je ne suis revenu que le 5 juin 1899 ; et, pendant ces onze mois, je me suis tu. Je n’ai parlé de nouveau qu’après le procès de Rennes, en septembre 1899. Puis, je suis retombé dans le plus complet silence, je ne l’ai rompu qu’une fois, en mai dernier, pour protester contre l’amnistie devant le Sénat. Voici plus de dix-huit mois que j’attends la justice, assigné tous les trois mois et renvoyé tous les trois mois à la session prochaine. Et j’ai trouvé cela lamentable et comique. Aujourd’hui, au lieu de la justice, c’est cette amnistie scélérate et outrageante qui vient. J’estime donc que le bon citoyen que j’ai été, le silencieux qui n’a pas voulu être un embarras ni un sujet de trouble, dans la grande patience qu’il a mise à compter sur la justice si lente, a aujourd’hui le droit, le devoir de parler. Je le répète, je dois conclure. Une première période de l’Affaire se termine en ce moment, ce que j’appellerai tout le crime. Et il faut bien que je dise où nous en sommes, quelle a été notre œuvre et quelle est notre certitude pour demain, avant de rentrer de nouveau dans le silence. Je n’ai pas besoin de remonter aux premières abominations de l’Affaire, il me suffit de la reprendre au lendemain de l’effroyable arrêt de Rennes, cette provocation d’iniquité insolente dont le monde entier a frémi. Et c’est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et par conséquent la vôtre. Un jour, j’en suis sûr, on racontera, avec les documents à l’appui, ce qui s’est passé à Rennes, je veux dire la façon dont votre gouvernement s’est laissé tromper et a cru devoir nous trahir ensuite. Les ministres étaient convaincus de l’acquittement de Dreyfus. Comment en auraient-ils pu douter, lorsque la Cour de cassation croyait avoir enfermé le conseil de guerre dans les termes d’un arrêt si net, que l’innocence s’imposait sans débats ? Comment se seraient-ils inquiétés le moins du monde, lorsque leurs subordonnés, intermédiaires, témoins, acteurs même dans le drame, leur promettaient la majorité, sinon l’unanimité ? Et ils souriaient de nos craintes, ils laissaient tranquillement le tribunal en proie à la collusion, aux faux témoignages, aux manœuvres flagrantes de pression et d’intimidation, ils poussaient leur aveugle confiance jusqu’à vous compromettre, monsieur le Président, en ne vous avertissant pas, car je veux croire que le moindre doute vous aurait empêché de prendre, dans votre discours de Rambouillet, l’engagement de vous incliner devant l’arrêt, quel qu’il fût. Est-ce donc gouverner que de ne pas prévoir ? Voilà un ministère nommé pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour veiller à l’exécution honnête d’un arrêt de la Cour de cassation. Il n’ignore pas quel danger court cet arrêt dans des mains passionnées, que toutes sortes de fièvres mauvaises ont rendues peu scrupuleuses. Et il ne fait rien, il se complaît dans son optimisme, il laisse le crime s’accomplir en plein jour ! Je consens à ce que ces ministres-là aient alors voulu la justice, mais qu’auraient-ils donc fait, je le demande, s’ils ne l’avaient pas voulue ? Puis, la condamnation éclate, cette monstruosité inconnue jusqu’alors d’un innocent condamné deux fois. À Rennes, après l’enquête de la Cour de cassation, l’innocence était éclatante, ne pouvait faire de doute pour personne. Et c’est la foudre, l’horreur a passé sur la France et sur tous les peuples. Que va faire le gouvernement, trahi, dupé, provoqué, dont l’incompréhensible abandon aboutissait à un tel désastre ? Je veux bien encore que le coup qui a retenti si douloureusement chez tous les justes, ait alors bouleversé vos ministres, ceux qui s’étaient chargés d’assurer le triomphe du droit. Mais que vont-ils faire, quels vont être leurs actes, au lendemain de cet écroulement de leurs certitudes, lorsqu’ils ont vu qu’au lieu d’avoir été des artisans de vérité et d’équité, ils ont causé par leur maladresse ou leur insouciance une débâcle morale dont la France mettra longtemps à se relever ? Et c’est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et de vous-même, c’est ici que nous nous sommes séparés de vous, dans une divergence d’opinions et de sentiments qui n’a cessé de croître. Pour nous, l’hésitation était impossible, il n’y avait qu’un moyen d’opérer la France du mal qui la rongeait, si l’on voulait la guérir, lui rendre la véritable paix ; car il n’est d’apaisement que dans la tranquillité de la conscience, il n’y aura pas de santé pour nous, tant que nous sentirons en nous le poison de l’injustice commise. Il fallait trouver le moyen de saisir de nouveau, immédiatement, la Cour de cassation, et qu’on ne dise pas que cela était impossible, le gouvernement avait en main les faits nécessaires, même en dehors de la question d’abus de pouvoir. Il fallait liquider tous les procès en cours, laisser la justice faire son œuvre, sans qu’un seul des coupables pût lui échapper. Il fallait nettoyer l’ulcère à fond, donner à notre peuple cette haute leçon de vérité et d’équité, rétablir dans son honneur la personne morale de la France devant le monde. Ce jour-là seulement, on aurait pu dire que la France était guérie et apaisée. Et c’est alors que votre gouvernement a pris l’autre parti, la résolution d’étouffer une fois de plus la vérité, de l’enterrer, en pensant qu’il suffisait de la mettre en terre pour qu’elle ne fût plus. Dans l’effarement où l’avait jeté la seconde condamnation de l’innocent, il n’a imaginé que la double mesure de gracier d’abord ce dernier, puis de faire le silence sous le bâillon d’une loi d’amnistie. Les deux mesures se tiennent, se complètent, sont le replâtrage d’un ministère aux abois qui a manqué à sa mission et qui, pour se tirer d’affaire, ne trouve rien de mieux que de se réfugier dans la raison d’État. Il a voulu, monsieur le Président, vous couvrir, du moment qu’il avait eu le tort de vous laisser vous engager. Il a voulu se sauver lui-même, en croyant peut-être qu’il prenait le seul parti pratique pour sauver la République menacée. La grande faute a donc été commise ce jour-là, lorsqu’une occasion dernière se présentait d’agir, de remettre la patrie en sa dignité et en sa force. Ensuite, je le veux bien, à mesure que les mois se sont écoulés, le salut est devenu de plus en plus difficile. Le gouvernement s’est laissé acculer dans une situation sans issue, et quand il est venu dire devant les Chambres qu’il ne pouvait plus gouverner, si on lui refusait l’amnistie, il avait sans doute raison ; mais n’était-ce pas lui qui avait rendu l’amnistie nécessaire, en désarmant la justice, lorsqu’elle était possible encore ? Choisi pour tout sauver, il n’a en somme abouti qu’à laisser tout crouler, dans la pire des catastrophes. Et, quand il s’est agi de trouver la réparation suprême, il n’a rien imaginé de mieux que de finir par où avaient commencé les gouvernements de M. Méline et de M. Dupuy, l’étranglement de la vérité, l’assassinat de la justice. N’est-ce pas la honte de la France que pas un de ses hommes politiques ne se soit senti assez fort, assez intelligent, assez brave, pour être l’homme de la situation, celui qui lui aurait crié la vérité, et qu’elle aurait suivi ? Depuis trois ans, les hommes se sont succédé au pouvoir, et nous les avons tous vus chanceler, puis s’abattre dans la même erreur. Je ne parle pas de M. Méline, l’homme néfaste qui a voulu tout le crime, ni de M. Dupuy, l’homme équivoque acquis d’avance au parti des plus forts. Mais voilà M. Brisson, qui a osé vouloir la revision : n’est-ce pas une grande douleur, la faute irréparable où il est tombé en permettant l’arrestation du colonel Picquart, au lendemain de la découverte du faux Henry ? Et voilà M. Waldeck-Rousseau, dont le courageux discours contre la loi de dessaisissement avait retenti si noblement au fond de toutes les consciences : n’est-ce pas un désastre, l’obligation où il s’est cru d’attacher son nom à cette amnistie, qui dessaisit la justice, avec plus de brutalité encore ? Nous nous demandons si un ennemi ne nous aurait pas mieux servis au ministère, puisque les amis de la vérité et de la justice, dès qu’ils sont au pouvoir, ne trouvent plus d’autres moyens que de sauver eux aussi le pays par le mensonge et par l’iniquité. Car, monsieur le Président, si la loi d’amnistie a été votée par les Chambres, la mort dans l’âme, il est entendu que c’est pour assurer le salut du pays. Dans l’impasse où il s’est mis, votre gouvernement a dû choisir le terrain de la défense républicaine, dont il a senti la solidité. L’affaire Dreyfus a justement montré les périls que la République courait, sous le double complot du cléricalisme et du militarisme, agissant au nom de toutes les forces réactionnaires du passé. Et, dès lors, le plan politique du ministère est simple : se débarrasser de l’affaire Dreyfus, en l’étouffant, faire entendre à la majorité que, si elle n’obéit pas docilement, elle n’aura pas les réformes promises. Cela serait très bien, si, pour sauver le pays du poison clérical et militariste, il ne fallait pas commencer par le laisser dans cet autre poison du mensonge et de l’iniquité, où nous le voyons agoniser depuis trois ans. Sans doute le terrain de l’affaire Dreyfus est un terrain politique détestable. Il l’est devenu, du moins, par l’abandon où l’on a laissé le peuple, aux mains des pires bandits, dans la pourriture de la presse immonde. Et j’accorde encore une fois qu’à l’heure actuelle l’action devient difficile, presque impossible. Mais ce n’en est pas moins une conception à bien courte vue, cette idée qu’on sauve un peuple d’un mal dont il est rongé, en décrétant que ce mal n’existe plus. L’amnistie est faite, les procès n’auront pas lieu, on ne peut plus poursuivre les coupables : cela n’empêche pas que Dreyfus innocent a été condamné deux fois, et que cette iniquité affreuse, tant qu’elle ne sera pas réparée, continuera à faire délirer la France dans d’horribles cauchemars. Vous avez beau enterrer la vérité, elle chemine sous terre, elle repoussera un jour de partout, elle éclatera en végétations vengeresses. Et ce qui est pis encore, c’est que vous aidez à la démoralisation des petits, en obscurcissant chez eux le sentiment du juste. Du moment qu’il n’y a pas de punis, il n’y a pas de coupables. Comment voulez-vous que les petits sachent, eux qui sont en proie aux mensonges corrupteurs dont on les a nourris ? Il fallait une leçon au peuple, et vous enténébrez sa conscience, vous achevez de la pervertir. Tout est là, le gouvernement affirme qu’il fait l’apaisement par sa loi d’amnistie, et nous prétendons, nous autres, qu’il court, au contraire, le risque de préparer des catastrophes nouvelles. Encore un coup, il n’est pas de paix dans l’iniquité. La politique vit au jour le jour, croit à une éternité, quand elle a gagné six mois de silence. Il est possible que le gouvernement goûte quelque repos, et j’accorde même qu’il les emploiera utilement. Mais la vérité se réveillera, clamera, déchaînera des orages. D’où viendront-ils ? je l’ignore ; mais ils viendront. Et de quelle impuissance se seront frappés les hommes qui n’ont pas voulu agir, de quel poids les écrasera cette amnistie scélérate, où ils ont mis à la pelle les honnêtes gens et les coquins ! Quand le pays saura, quand le pays soulevé voudra rendre justice, sa colère ne tombera-t-elle pas d’abord sur ceux qui ne l’ont pas éclairé, lorsqu’ils pouvaient le faire ? Mon cher et grand ami Labori l’a dit avec sa superbe éloquence : la loi d’amnistie est une loi de faiblesse, d’impuissance. La lâcheté des gouvernements successifs s’y est comme accumulée, cette loi s’est faite de toute les défaillances des hommes qui, mis en face d’une injustice exécrable, ne se sont senti la force ni de l’empêcher, ni de la réparer. Devant la nécessité de frapper haut, tous ont fléchi, tous ont reculé. Au dernier jour, après tant de crimes, ce n’est pas l’oubli, ce n’est pas le pardon qu’on nous apporte, c’est la peur, la débilité, l’impuissance où se sont trouvés les ministres de faire simplement appliquer les lois existantes. On nous dit qu’on veut nous apaiser par des concessions mutuelles : ce n’est pas vrai, la vérité est qu’on n’a pas eu le courage de porter la hache dans la vieille société pourrie, et pour cacher ce recul, on parle de clémence, on renvoie dos à dos un Esterhazy, le traître, et un Picquart, le héros auquel l’avenir élèvera des statues. C’est une mauvaise action qui sera certainement punie, car elle ne blesse pas seulement la conscience, elle corrompt la moralité nationale. Est-ce là une bonne éducation pour une République ? Quelles leçons donnez-vous à notre démocratie, lorsque vous lui enseignez qu’il est des heures où la vérité, où la justice ne sont plus, si l’intérêt de l’État exige. C’est la raison d’État remise en honneur, par des hommes libres qui l’ont condamnée dans la Monarchie et dans l’Église. Il faut vraiment que la politique soit une bien grande pervertisseuse d’âmes. Dire que plusieurs de nos amis, plusieurs de ceux qui ont si vaillamment combattu, dès le premier jour, ont cédé au sophisme, en se ralliant à la loi d’amnistie, comme à une mesure politique nécessaire ! Cela me fend le cœur, lorsque je vois un Ranc, si droit, si brave, prendre la défense de Picquart contre Picquart lui-même, en se montrant heureux que l’amnistie, qui l’empêchera de défendre son honneur, le sauve de la haine certaine d’un conseil de guerre. Et Jaurès, le noble, le généreux Jaurès, qui s’est dépensé si magnifiquement, en sacrifiant son siège de député, ce qui est beau, par ces temps de gloutonnerie électorale ! Le voilà, lui aussi, qui accepte de nous voir amnistiés, Picquart et Esterhazy, Reinach et du Paty de Clam, moi et le général Mercier, dans le même sac ! L’absolue justice finit-elle donc où commence l’intérêt d’un parti ? Ah ! quelle douceur d’être un solitaire, de n’appartenir à aucune secte, de ne relever que de sa conscience, et quelle aisance à suivre tout droit son chemin, en n’aimant que la vérité, en la voulant, lors même qu’elle ébranlerait la terre et qu’elle ferait tomber le ciel ! Aux jours d’espoir de l’affaire Dreyfus, monsieur le Président, nous avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime où s’étaient engagées toutes les forces réactionnaires, toutes celles qui font obstacle au libre progrès de l’humanité ? Jamais expérience plus décisive ne s’était présentée, jamais plus haute leçon de choses ne serait donnée au peuple. En quelques mois, nous éclairerions sa conscience, nous ferions plus, pour l’instruire et le mûrir, que n’avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffisait de lui montrer à l’œuvre toutes les puissances néfastes, complices du plus exécrable des crimes, cet écrasement d’un innocent, dont les tortures sans nom arrachaient un cri de révolte à l’humanité entière. Et, confiants dans la force de la vérité, nous attendions le triomphe. C’était une apothéose de la justice, le peuple éclairé se levant en masse, acclamant Dreyfus à sa rentrée en France, le pays retrouvant sa conscience, dressant un autel à l’équité, célébrant la fête du droit reconquis, glorieux et souverain. Et cela finissait par un baiser universel, tous les citoyens apaisés, unis dans cette communion de la solidarité humaine. Hélas ! monsieur le Président, vous savez ce qu’il est advenu, la victoire douteuse, la confusion pour chaque parcelle de vérité arrachée, l’idée de la justice obscurcie davantage dans la conscience du malheureux peuple. Il paraît que notre conception de la victoire était trop immédiate et trop grossière. Le train humain ne comporte pas ces triomphes éclatants qui relèvent une nation, la sacrent en un jour forte et toute-puissante. De pareilles évolutions ne se réalisent pas d’un coup, elles ne s’accomplissent que dans l’effort et la douleur. Jamais la lutte n’est finie, chaque pas en avant s’achète au prix d’une souffrance, ce sont les fils seuls qui peuvent constater les succès remportés par les pères. Et si, dans mon ardent amour de notre peuple de France, je ne me consolerai jamais de n’avoir pu tirer, pour son éducation civique, l’admirable leçon de choses que comportait l’affaire Dreyfus, je suis depuis longtemps résigné à voir la vérité ne le pénétrer que peu à peu, jusqu’au jour où il sera mûr pour son destin de liberté et de fraternité. Mous n’avons jamais songé qu’à lui, tout de suite l’affaire Dreyfus s’est élargie, est devenue une affaire sociale, humaine. L’innocent qui souffrait à l’île du Diable n’était que l’accident, tout le peuple souffrait avec lui, sous l’écrasement des puissances mauvaises, dans le mépris impudent de la vérité et de la justice. Et, en le sauvant, nous sauvions tous les opprimés, tous les sacrifiés. Mais surtout, depuis que Dreyfus est libre, rendu à l’amour des siens, quels sont donc les coquins ou les imbéciles qui nous accusaient de vouloir reprendre l’affaire Dreyfus ? Ce sont ceux-là qui, dans leurs louches tripotages politiques, ont forcé le gouvernement à exiger l’amnistie, en continuant à pourrir le pays de mensonges. Que Dreyfus cherche par tous les moyens légaux à faire reviser le jugement de Rennes, certes il le doit, et nous l’y aiderons de tout notre pouvoir, le jour où l’occasion se présentera. J’imagine même que la Cour de cassation sera heureuse d’avoir le dernier mot, pour l’honneur de sa magistrature suprême. Seulement, il n’y aura là qu’une question judiciaire, aucun de nous n’a jamais eu la stupide pensée de reprendre ce qui a été l’affaire Dreyfus ; et l’unique besogne désirable et possible est aujourd’hui de tirer de cette affaire les conséquences politiques et sociales, la moisson de réformes dont elle a montré l’urgence. Ce sera là notre défense, en réponse aux accusations abominables dont on nous accable, et ce sera mieux encore notre victoire définitive. Une expression me fâche, monsieur le Président, chaque fois que je la rencontre, ce lieu commun qui consiste à dire que l’affaire Dreyfus a fait beaucoup de mal à la France. Je l’ai trouvée dans toutes les bouches, sous toutes les plumes, des amis à moi la disent couramment, et peut-être moi-même l’ai-je employée. Je ne sais pourtant pas d’expression plus fausse. Et je ne parle même pas de l’admirable spectacle que la France a donné au monde, cette lutte gigantesque pour une question de justice, ce conflit de toutes les forces actives au nom de l’idéal. Je ne parle pas non plus des résultats déjà obtenus, les bureaux de la guerre nettoyés, tous les acteurs équivoques du drame balayés, la justice ayant fait un peu de son œuvre, malgré tout. Mais l’immense bien que l’affaire Dreyfus a fait à la France, n’est-ce pas d’avoir été l’accident putride, le bouton qui apparaît à la peau et qui décèle la pourriture intérieure ? Il faut revenir à l’époque où le péril clérical faisait hausser les épaules, où il était élégant de plaisanter M. Homais, voltairien attardé et ridicule. Toutes les forces réactionnaires avaient cheminé sous les pavés de notre grand Paris, minant la République, comptant bien s’emparer de la ville et de la France, le jour où les institutions actuelles crouleraient. Et voilà que l’affaire Dreyfus démasque tout, avant que l’étranglement soit prêt, voilà que les républicains finissent par s’apercevoir qu’on va leur confisquer leur République, s’ils n’y mettent bon ordre. Tout le mouvement de défense républicaine est né de là, et si la France est sauvée du long complot de la réaction, c’est à l’affaire Dreyfus qu’elle le devra. Je souhaite que le gouvernement mène à bien cette tâche de défense républicaine qu’il vient d’invoquer, pour obtenir des Chambres le vote de sa loi d’amnistie. C’est le seul moyen dont il dispose pour être enfin brave et utile. Mais qu’il ne renie pas l’affaire Dreyfus, qu’il la reconnaisse comme le plus grand bien qui pouvait arriver à la France, et qu’il déclare avec nous que, sans l’affaire Dreyfus, la France serait sans doute aujourd’hui aux mains des réactionnaires. Quant à la question qui m’est personnelle, monsieur le Président, je ne récrimine pas. Voici quarante ans bientôt que je fait mon œuvre d’écrivain, sans m’inquiéter des condamnations ni des acquittements prononcés sur mes livres, laissant à l’avenir le soin de rendre le jugement définitif. Un procès resté en l’air n’est donc pas fait pour m’émouvoir beaucoup. C’est une affaire de plus que demain jugera. Et, si je regrette l’état de vérité désirable qu’un nouveau procès aurait pu faire jaillir, je me console en pensant que la vérité trouvera sûrement une autre voie pour jaillir quand même. Je vous avoue pourtant que j’aurais été curieux de savoir ce qu’un nouveau jury aurait pensé de ma première condamnation, obtenue sous la menace des généraux, armés comme d’une massue du terrible faux Henry. Ce n’est pas qu’en un procès purement politique, j’aie grande confiance dans le jury, si facile à égarer, à terroriser. Mais, tout de même, c’était une leçon intéressante, ces débats qui reprenaient, lorsque l’enquête de la Cour de cassation avait fait la preuve de toutes les accusations portées par moi. Voyez-vous cela ? un homme condamné sur la production d’un faux, et qui revient devant ses juges, lorsque le faux est reconnu, avoué ! un homme qui en a accusé d’autres, sur des faits dont une enquête de la Cour suprême a désormais prouvé l’absolue vérité ! J’aurais passé là quelques heures agréables, car un acquittement m’aurait fait plaisir ; et, s’il y avait eu condamnation encore, la bêtise lâche ou la passion aveugle ont une beauté spéciale qui m’a toujours intéressé. Mais il faut préciser un peu, monsieur le Président. Je ne vous écris que pour terminer toute cette affaire, et il est bon que je reprenne devant vous les accusations que j’ai portées devant M. Félix Faure, pour bien établir définitivement qu’elles étaient justes, modérées, insuffisantes même, et que la loi de votre gouvernement n’amnistie en moi qu’un innocent. J’ai accusé le lieutenant-colonel du Paty de Clam « d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables ». — N’est-ce pas ? c’est discret et courtois, pour qui a lu le rapport du terrible capitaine Cuignet, qui, lui, va jusqu’à l’accusation de faux. J’ai accusé le général Mercier « de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle ». — Ici, je fais amende honorable, je retire la faiblesse d’esprit. Mais, si le général Mercier n’a pas l’excuse d’une intelligence affaiblie, sa responsabilité est donc totale dans les actes à son compte que l’enquête de la Cour de cassation a établis, et que le Code qualifie de criminels. J’ai accusé le général Billot « d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’État-Major compromis ». — Tous les documents connus aujourd’hui établissent que le général Billot a été forcément au courant des manœuvres criminelles de ses subordonnés ; et j’ajoute que c’est sur son ordre que le dossier secret de mon père a été livré à un journal immonde. J’ai accusé le général de Boisdeffre et le général Gonse « de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable ». — Le général de Boisdeffre s’est jugé lui-même, le lendemain de la découverte du faux Henry, en donnant sa démission, en disparaissant de la scène du monde, chute tragique d’un homme élevé aux plus hauts grades, aux plus hautes fonctions, et qui tombe au néant. Et, quant au général Gonse, il est un de ceux que l’amnistie sauve des plus lourdes responsabilités, nettement établies. J’ai accusé le général de Pellieux et le commandant Ravary « d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace ». — Qu’on relise l’enquête de la Cour de cassation, et l’on y verra la collusion établie, prouvée, par les documents, par les témoignages les plus accablants. L’instruction de l’affaire Esterhazy ne fut qu’une impudente comédie judiciaire J’ai accusé les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard « d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement ». — Je disais ceci devant l’extraordinaire affirmation de ces trois experts, qui prétendaient que le bordereau n’était pas de l’écriture d’Esterhazy, erreur que, selon moi, un enfant de dix ans n’aurait pas commise. On sait qu’Esterhazy lui-même reconnaît maintenant avoir écrit le bordereau. Et le président Ballot-Beaupré, dans son rapport, a déclaré solennellement que, pour lui, il n’y avait pas de doute possible. J’ai accusé les bureaux de la guerre « d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable pour égarer l’opinion publique et pour couvrir leurs fautes ». — Je n’insiste pas, je pense que la preuve est faite par tout ce qu’on a su depuis et par tout ce que les coupables ont dû confesser eux-mêmes. Enfin, j’ai accusé le premier conseil de guerre « d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète », et j’ai accusé le second conseil de guerre « d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable ». — Pour le premier conseil de guerre, la production de la pièce secrète a été nettement établie par l’enquête de la Cour de cassation, et même au procès de Rennes. Pour le second conseil de guerre, l’enquête est également là, prouvant la collusion, la continuelle intervention du général de Pellieux, l’évidente pression sous laquelle l’acquittement a été obtenu, selon le désir des chefs. Vous le voyez, monsieur le Président, il n’est pas une de mes accusations que les fautes et les crimes découverts n’aient justifiée, et je répète que ces accusations semblent bien pâles, bien modestes aujourd’hui, devant l’effroyable amas des abominations commises. J’avoue que je n’aurais point osé en soupçonner moi-même un pareil entassement. Alors, je vous le demande, quel est le tribunal honnête, ou simplement raisonnable, qui se couvrirait d’opprobre en me condamnant encore, maintenant que la preuve de tout ce que j’ai avancé est faite au grand jour ? Et ne trouvez-vous pas que la loi de votre gouvernement qui m’amnistie, moi innocent, dans le tas des coupables que j’ai dénoncés, est vraiment une loi scélérate ? C’est donc fini, monsieur le Président, du moins pour le moment, pour cette première période de l’Affaire que l’amnistie vient forcément de clore. On nous a bien promis, en dédommagement, la justice de l’Histoire. C’est un peu comme le paradis catholique, qui sert à faire patienter sur cette terre les misérables dupes que la faim étrangle. Souffrez, mes amis, mangez votre pain sec, couchez sur la dure, pendant que les heureux de ce monde dorment dans la plume et vivent de friandises. De même, laissez les scélérats tenir le haut du pavé, tandis que vous, les justes, on vous pousse au ruisseau. Et l’on ajoute que, lorsque nous serons tous morts, c’est nous qui aurons les statues. Pour moi, je veux bien, et j’espère même que la revanche de l’Histoire sera plus sérieuse que les délices du paradis. Un peu de justice sur cette terre m’aurait pourtant fait plaisir. Ce n’est pas que je nous plaigne, je suis convaincu que nous tenons le bon bout, comme on dit. La mensonge a ceci contre lui qu’il ne peut pas durer toujours, tandis que la vérité, qui est une, a l’éternité pour elle. Ainsi, monsieur le Président, votre gouvernement déclare qu’il va faire la paix avec sa loi d’amnistie, et nous croyons, nous autres, qu’il prépare au contraire de nouvelles catastrophes. Un peu de patience, on verra bien qui a raison. Selon moi, je ne cesse de le répéter, l’Affaire ne peut pas finir, tant que la France ne saura pas et ne réparera pas l’injustice. J’ai dit que le quatrième acte avait été joué à Rennes, et qu’il y aurait forcément un cinquième acte. L’angoisse m’en reste au cœur, on oublie toujours que l’Empereur allemand a la vérité en main, et qu’il peut nous la jeter à la face, quand sonnera l’heure qu’il a peut-être choisie. Ce serait l’effroyable cinquième acte, celui que j’ai toujours redouté et dont un gouvernement français ne devrait pas accepter, pendant une heure, l’éventualité terrible. Ou nous a promis l’Histoire, je vous y renvoie aussi, monsieur le Président. Elle dira ce que vous aurez fait, vous y aurez votre page. Songez à ce pauvre Félix Faure, à ce tanneur déifié, si populaire à ses débuts, qui m’avait touché moi-même par sa bonhomie démocratique : il n’est plus à jamais que l’homme injuste et faible qui a permis le martyre d’un innocent. Et voyez s’il ne vous plairait pas davantage d’être, sur le marbre, l’homme de la vérité et de la justice. Il est peut-être temps encore. Moi. je ne suis qu’un poète, qu’un conteur solitaire qui fait dans un coin sa besogne, en s’y mettant tout entier. J’ai reconnu qu’un bon citoyen doit se contenter de donner à son pays le travail dont il s’acquitte le moins maladroitement ; et c’est pourquoi je m’enferme dans mes livres. Je retourne donc simplement à eux, puisque la mission que je m’étais donnée est finie. J’ai rempli tout mon rôle, le plus honnêtement que j’ai pu, et je rentre définitivement dans le silence. Seulement, je dois ajouter que mes oreilles et mes yeux vont rester grands ouverts. Je suis un peu comme sœur Anne, je m’inquiète jour et nuit de ce qui se passe à l’horizon, j’avoue même que j’ai la tenace espérance de voir bientôt beaucoup de vérité, beaucoup de justice, nous arriver des champs lointains où pousse l’avenir. Et j’attends toujours. Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
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Œuvres critiques/La Vérité en marche/Mon père
# Œuvres critiques/La Vérité en marche/Mon père Je réunis ici les articles que j’ai écrits pour défendre la mémoire de mon père, à la suite des immondes attaques dont on a tenté de la salir. Ils appartiennent à l’affaire Dreyfus, car ce n’était ni mon père ni moi qu’on cherchait à déshonorer, c’était simplement en moi le justicier, le porteur de torche qui voulait la pleine lumière. Ces articles sont bien insuffisants, je compte écrire tout un volume pour glorifier mon père. Depuis longtemps, j’en ai le projet. Mais, à mon âge, sous l’obsession des œuvres qui me hantent encore, parfois la crainte me vient de ne plus trouver le temps de réaliser mes rêves les plus chers. Et, tout au moins, ces articles seront là, ils diront l’indispensable, si la vie ne me permettait pas de les compléter. Le premier article : Mon Père, a paru dans l’Aurore, le 28 mai 1898, au lendemain de l’ignoble attaque. Les trois autres, réunis sous le titre : François Zola, ont paru dans l’Aurore également, le premier le 23 janvier 1900, le second le 24 janvier, et le troisième le 31. On y trouvera les faits et les dates permettant de suivre et de comprendre toute l’affaire judiciaire qui s’est déroulée. Et j’ajouterai simplement que, poursuivi pour dénonciation calomnieuse par l’insulteur de mon père, que j’avais accusé d’usage de faux, je fus acquitté le 31 janvier 1900, acquittement qui était comme la condamnation des artisans d’outrages et de mensonges. Il s’est trouvé des âmes basses, d’immondes insulteurs, dans la guerre effroyable de guet-apens qui m’est faite, parce que j’ai simplement voulu la vérité et la justice, il s’est trouvé des violateurs de sépulture pour aller arracher mon père à la tombe honorée où il dormait depuis plus de cinquante ans. On me hurle, parmi un flot de boue : « Votre père était un voleur. » Et l’on trouve un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui cherche des injures et des outrages dans les tremblants souvenirs de sa treizième année, pour raconter que mon père était un parasite et qu’il avait commis toutes les fautes. Ce vieillard n’a qu’une excuse : il croit défendre le drapeau, il aide sa mémoire sénile pour terrasser en moi le traître. Ah ! le pauvre homme ! Ah ! la mauvaise action dont on lui a fait salir sa vieillesse ! Ces choses se seraient passées vers 1830. Je les ignore. Mais comment veut-on que j’accepte pour vrais des faits apportés de la sorte par des gens qui, depuis des mois, combattent pour le mensonge, avec tant d’impudence ? Je veux répondre tout de suite, dire ce que je sais, mettre debout sous la pleine lumière le François Zola, le père adoré, noble et grand, tel que les miens et moi l’avons connu. C’est en 1839 seulement que mon père épousa ma mère, à Paris : un mariage d’amour, une rencontre à la sortie d’une église, une jeune fille pauvre épousée pour sa beauté et pour son charme. Je naissais l’année suivante ; et, à peine âgé de sept ans, je me revois derrière le corps de mon père, l’accompagnant au cimetière, au milieu du deuil respectueux de toute une ville. C’est à peine si j’ai d’autres souvenirs de lui, mon père passe comme une ombre dans les souvenirs de ma petite enfance. Et je n’ai eu, pour le respecter, pour l’aimer, que le culte que lui avait gardé ma mère, qui continuait à l’adorer comme un dieu de bonté et de délicatesse. Aujourd’hui donc, on m’apprend ceci : « Votre père était un voleur. » Ma mère ne me l’a jamais dit, et il est heureux qu’elle soit morte pour qu’on ne lui donne pas cette nouvelle, à elle aussi. Elle ne connaissait du passé de l’homme tendrement aimé que des choses belles et dignes. Elle lisait les lettres qu’il recevait de sa nombreuse parenté en Italie, lettres aujourd’hui entre mes mains, et elle y trouvait seulement l’admiration et la tendresse que les siens gardaient pour lui. Elle savait la vraie histoire de sa vie, elle assistait à son effort de travail, à l’énergie qu’il déployait pour le bien de sa patrie d’adoption. Et jamais, je le répète, je n’ai entendu sortir de sa bouche que des paroles de fierté et d’amour. C’est dans cette religion que j’ai été élevé. Et au François Zola, le prétendu coupable que personne des nôtres n’a connu, qu’on s’efforce de salir d’une façon infâme, uniquement pour me salir moi-même, je ne puis aujourd’hui qu’opposer le François Zola tel que notre famille, tel que toute la Provence l’a connu, dès 1833, époque à laquelle il est venu se fixer à Marseille. François Zola, dont le père et le grand-père avaient servi la république de Venise comme capitaines, fut lui-même lieutenant, à l’âge de vingt-trois ans. Il était né en 1795, et j’ai sous les yeux un volume italien, portant la date de 1818, un Traité de nivellement topographique, qu’il publia à Padoue et qui est signé : « Dottore in matematica Francesco Zola, luogotenente ». Il servit, je crois, sous les ordres du prince Eugène. Le malheur est que, dans l’affreuse bousculade où je suis, je cherche avec angoisse depuis deux jours, parmi mes papiers de famille, des documents, des journaux de l’époque, que je ne puis retrouver. Mais je les retrouverai, et les dates précises, et les faits précis, seront donnés. En attendant, ce n’est ici que ce que je sais de mémoire : l’obligation où fut mon père de quitter l’Italie, au milieu des bouleversements politiques ; son séjour en Autriche, où il travailla à la première ligne ferrée qui fut construite en Europe, période de sa vie sur laquelle les documents les plus complets m’ont été récemment promis ; les quelques années qu’il passa en Algérie, capitaine d’habillement dans la légion étrangère, à la solde de la France ; enfin son installation à Marseille, comme ingénieur civil, en 1833. C’est ici que je le reprends, hanté d’un grand projet. À cette époque, la ville de Marseille, dont le vieux port était insuffisant, songeait à un nouveau port, ce port vaste qui fut plus tard établi à la Joliette. Mon père avait proposé un autre projet, dont j’ai encore les plans, un atlas énorme, et il soutenait avec raison que son port intérieur, qu’il installait aux Catalans, offrait une sécurité beaucoup plus grande que celui de la Joliette, où les bateaux sont peu protégés par les jours de mistral. Pendant cinq années, il lutta, et l’on trouverait l’histoire de toute cette lutte dans les journaux du temps. Enfin, il fut battu, le port de la Joliette l’emporta, et il s’en consola dans une autre entreprise, qui, celle-ci, devait réussir. Sans doute, pendant qu’il se débattait à Marseille, des affaires avaient dû l’appeler à Aix, la ville voisine. Et j’imagine que la vue de cette ville mourant de soif, au milieu de sa plaine desséchée, lui donna alors l’idée du canal qui devait porter son nom. Il voulait appliquer là un système de barrages qu’il avait remarqué en Autriche, des gorges de montagnes fermées par de vastes murailles, qui retenaient les torrents, emprisonnaient les eaux de pluie. Dès 1838, il fait des voyages, il étudie les environs de la ville, il dresse des plans. Bientôt, il donne sa vie à cette idée unique, trouve des partisans, combat des adversaires, lutte près de huit années ayant de pouvoir mettre debout son entreprise, au milieu des obstacles de toutes sortes. Il fut forcé plusieurs fois de se rendre à Paris, et ce fut pendant un de ces voyages qu’il épousa ma mère. De forts appuis lui étaient venus, M. Thiers et M. Mignet avaient bien voulu s’intéresser à son projet et lui servir de parrains. D’autre part, il avait trouvé un avocat au Conseil d’État, M. Labot, qui se dévouait passionnément à sa cause. Enfin le Conseil d’État accueillit la déclaration d’utilité publique, le roi Louis-Philippe accorda l’ordonnance nécessaire. Et les travaux commencèrent, les premiers coups de mine faisaient sauter les grands rocs du vallon des Infernets, lorsque mon père mourut brusquement à Marseille, le 27 mars 1847. On ramena le corps à Aix sur un char drapé de noir. Le clergé sortit de la ville, alla recevoir le corps hors des murs, jusqu’à la place de la Rotonde. Et ce furent des obsèques glorieuses, auxquelles toute une population participa. M. Labot, l’avocat au Conseil d’État, accouru de Paris, fit un discours dans lequel il conta la belle vie de mon père, et je crois bien que le fondateur du Sémaphore, Barlatier, fit également un discours, vint dire adieu au nom de Marseille à l’ingénieur, au bon citoyen qu’il avait souvent soutenu. C’était un vaillant qui s’en allait, un travailleur que toute une cité remerciait de l’acharnement qu’il avait mis à vouloir lui être utile. Je l’ai dit, je cherche depuis deux jours avec une fièvre douloureuse les preuves de ces choses. J’aurais surtout voulu retrouver le numéro du Mémorial d’Aix, où est le compte rendu des obsèques de mon père. Il m’aurait suffi de le reproduire, de donner surtout le texte des discours, pour que le véritable François Zola fût connu. Le malheur est qu’il n’est pas commode de remettre la main sur des journaux datant de plus de cinquante ans. Je viens d’écrire à Aix et j’espère pouvoir faire au moins copier le compte rendu à la Bibliothèque. Mais, si je n’ai point retrouvé dans mes papiers le numéro en question, en voici pourtant quelques autres, qui seront des preuves suffisantes. C’est d’abord un numéro du Sémaphore, en date du samedi 11 mai 1844, dans lequel se trouve une correspondance d’Aix, datée du 9 mai : « Nous sommes heureux de pouvoir annoncer à nos concitoyens que, le 2 de ce mois, le Conseil d’État, sections réunies, a déclaré définitivement l’utilité publique du canal Zola, et a adopté en entier le traité du 19 avril 1843, consenti entre la ville et cet ingénieur. Cette question, d’une si grande importance pour notre ville, est donc complètement résolue, malgré les innombrables difficultés qu’on lui opposait, et que M. Zola a surmontées avec une grande énergie et une persévérance à toute épreuve. » C’est ensuite un numéro de la Provence, publiée à Aix, dans lequel se trouve le texte complet de l’ordonnance royale autorisant M. Zola, ingénieur, à construire le canal Zola. L’acte est donné au palais de Neuilly, le 31 mai 1844, signé Louis-Philippe, et contresigné par le ministre de l’intérieur, L. Duchâtel. C’est un autre numéro de la Provence, en date du 29 juillet 1847, quatre mois après la mort de mon père, dans lequel est racontée une visite que M. Thiers, alors en voyage, fit aux chantiers du canal Zola : « Hier, 28 juillet, M. Thiers, ainsi que MM. Aude, maire d’Aix ; Borely, procureur général ; Goyrand, adjoint ; Leydet, juge de paix, et plusieurs autres notabilités de la ville, sont allés inopinément visiter les travaux du canal Zola, à la colline des Infernets. Ils ont été reçus au milieu des bruyantes détonations des coups de mine, que les ouvriers, prévenus à la hâte, avaient préparés à cette intention… M. Pérémé, le gérant, a profité de la circonstance pour présenter à M. Thiers le jeune fils de M. Zola. L’illustre orateur a fait le plus gracieux accueil à l’enfant ainsi qu’à la veuve d’un homme dont le nom vivra parmi ceux des bienfaiteurs du pays. » Enfin, comme je ne veux pas emplir ce journal, je me contenterai de donner encore la lettre suivante, qui était adressée à M. Émile Zola, homme de lettres, 23, rue Truffaut, Batignolles-Paris : « J’ai l’honneur de vous adresser une ampliation de la délibération du Conseil municipal d’Aix, du 6 novembre 1868, et du décret du 19 décembre suivant, qui décident de donner au boulevard du Chemin-Neuf la dénomination de boulevard François-Zola, en reconnaissance des services rendus à la cité par M. Zola, votre père. « J’ai donné des ordres pour que la délibération du Conseil municipal, sanctionnée par l’Empereur, reçoive immédiatement son exécution. « Agréez, monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée. Et c’est cet ingénieur dont le projet de nouveau port a occupé Marseille pendant des années, qui serait un individu, un parasite vivant de la desserte d’une famille ! Et c’est cet homme énergique, dont la lutte au grand jour pour doter la ville d’Aix d’un canal est restée légendaire, qui serait un simple aventurier qu’on aurait chassé de partout ! Et c’est ce bon citoyen, bienfaiteur d’un pays, ami de Thiers et de Mignet, auquel le roi Louis-Philippe accorde des ordonnances royales, qui serait un voleur, sorti honteusement de l’armée italienne et de l’armée française ! Et c’est ce héros de l’énergie et du travail, dont le nom est donné à un boulevard par une ville reconnaissante, qui serait un homme abominable, le crime et la honte de son fils ! Allons donc ! à quels sots, à quels sectaires même, espérez-vous faire croire cela ? Expliquez donc comment Louis-Philippe, s’il avait eu affaire à un soldat déshonoré, aurait signé l’ordonnance d’utilité publique ; comment le Conseil d’État aurait accueilli le projet avec une faveur marquée ; comment d’illustres amitiés seraient venues à mon père ; comment il n’y aurait plus eu autour de lui qu’un concert d’admiration et de gratitude. Un homme m’attend au coin d’une rue, et, par derrière, m’assène un coup de bâton : « Votre père est un voleur. » Dans l’étourdissement de cette attaque lâche et ignominieuse, que faire ? La faute commise, dont j’entends parler pour la première fois, remonterait à soixante-six ans. Je le répète, aucun moyen de contrôle, de discussion surtout. Et alors me voilà à la merci de l’outrage, sans autre défense possible que de crier tout ce que je sais de bon et de grand sur mon père, toute la Provence qui l’a connu et aimé, le canal Zola qui clame son nom et le mien, son nom encore qui est sur la plaque d’un boulevard et dans tous les cœurs des vieillards qui se souviennent. Mais les misérables insulteurs ne sentent donc pas une chose, c’est que, même s’ils disaient vrai, si mon père jadis avait commis une faute — ce que je nierai de toute la force de mon âme, tant que je n’aurai pas moi-même fait l’enquête — oui ! si même les insulteurs disaient la vérité, ils commettraient là une action plus odieuse et plus répugnante encore ! Aller salir la mémoire d’un homme qui s’est illustré par son travail et son intelligence, et cela pour frapper son fils, par simple passion politique, je ne sais rien de plus vil, de plus bas, de plus flétrissant pour une époque et pour une nation ! Car nous en sommes arrivés là, à des monstruosités qui semblent ne plus soulever le cœur de personne. Notre grande France en est là, dans cette ignominie, depuis qu’on nourrit le peuple de calomnies et de mensonges. Notre âme est si profondément empoisonnée, si honteusement écrasée sous la peur, que même les honnêtes gens n’osent plus crier leur révolte. C’est de cette maladie immonde que nous allons bientôt mourir, si ceux qui nous gouvernent, ceux qui savent, ne finissent pas par nous prendre en pitié, en rendant à la nation la vérité et la justice, qui sont la santé nécessaire des peuples. Un peuple n’est sain et vigoureux que lorsqu’il est juste. Par grâce, hommes qui gouvernez, vous qui êtes les maîtres, agissez, agissez vite ! ne nous laissez pas tomber plus bas dans le dégoût universel ! Moi, je me charge de ma querelle, et je compte y suffire. Puisque j’ai la plume, puisque quarante années de travail m’ont donné le pouvoir de parler au monde et d’en être entendu, puisque l’avenir est à moi, va ! père, dors en paix dans la tombe, où ma mère est allée te rejoindre. Dormez en paix côte à côte. Votre fils veille, et il se charge de vos mémoires. Vous serez honorés, parce qu’il aura dit vos actes et vos cœurs. Lorsque la vérité et la justice auront triomphé, lorsque les tortures morales sous lesquelles on s’efforce de me broyer l’âme seront finies, c’est ta noble histoire, père, que je veux conter. Depuis longtemps j’en avais le projet, les injures me décident. Et sois tranquille, tu sortiras rayonnant de cette boue dont on cherche à te salir, uniquement parce que ton fils s’est levé au nom de l’humanité outragée. Ils t’ont mis de mon calvaire, ils t’ont grandi. Et, si même je découvrais une faute dans ta jeunesse aventureuse, sois tranquille encore, je t’en laverai, en disant combien ta vie fut bonne, généreuse et grande.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Construction_du_Petit_Trianon_et_les_fonds_secrets_des_Affaires_%C3%A9trang%C3%A8res
La Construction du Petit Trianon et les fonds secrets des Affaires étrangères
# La Construction du Petit Trianon et les fonds secrets des Affaires étrangères ## La construction du Petit Trianon et les fonds secrets des Affaires étrangères On sait que la construction du Petit Trianon coûta un peu plus de 700, 000 livres ; un document, rencontré au cours de recherches fort éloignées de cet objet, nous a permis d’établir que la dépense fut imputée sur les fonds secrets des Affaires étrangères. Le 24 avril 1763, Choiseul présenta au « travail » du Roi la pièce suivante : « Sa Majesté ayant ordonné qu’il soit pris sur les fonds des Affaires étrangères une somme de 700, 000 l. pour être employée suivant ses intentions, elle est très humblement suppliée d’approuver les ordonnances qui seront expédiées jusqu’à concurrence de laditte somme. » En apposant son « bon », Louis xv permit de mandater régulièrement cette dépense. Quel en était l’objet ? C’est ce qu’apprend une note annexée au document précédent ; sous une chemise portant l’indication : « Affaires secrettes », on trouve, en effet, une fiche ainsi conçue : « On croit que cet article de 700ᵐ l. a été employé à la dépense de construction du pavillon quarré du Petit Trianon. » * ↑ La dépense totale s’éleva à 736, 056 l. 16 s. 6 d. : les fondations furent établies en 1762, le gros œuvre en 1763 et 1764 ; la décoration intérieure date des années 1765 à 1763. (Desjardins, le Petit Trianon, p. 28.) * ↑ Arch. des Affaires étrangères, Finances : Décisions du Roi, 1763 1764. Nous profitons de l’occasion pour remercier notre confrère M. Rigault, de l’obligeance extrême avec laquelle il nous a guidé dans nos recherches aux Archives du quai d’Orsay.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Compte_rendu_des_essais_faits_au_champ_d%E2%80%99exp%C3%A9riences_agricoles_de_la_Soci%C3%A9t%C3%A9
Compte rendu des essais faits au champ d’expériences agricoles de la Société
# Compte rendu des essais faits au champ d’expériences agricoles de la Société ## COMPTE-RENDU DES ESSAIS faits AU CHAMP D’EXPÉRIENCES AGRICOLES DE LA SOCIÉTÉ Le champ d’expériences est établi à Beaurepaire, commune du Monteil, chez M. Jacotin. Le sol a été formé par les alluvions de la Loire. Il est profond et perméable. La couche arable est composée presque en entier de sable, ce qui l’expose aux sécheresses. Le champ d’expériences est divisé en lots de forme rectangulaire de 5 mètres de long sur 3 mètres de large, ce qui donne pour chaque lot une superficie de 15 mètres carrés. Les quatorze premiers lots ont été semés le 21 mars dernier : les neuf premiers en orge du pays que m’avait remise M. Nicolas ; les cinq autres en orge Chevalier venant de la maison Vilmorin. Cette dernière orge laissait à désirer sous le rapport de la couleur. Elle était brune, ce qui semblerait indiquer qu’elle avait été mal rentrée. L’orge du pays était de toute beauté. Au 12 avril, l’orge du pays s’annonce bien. Les lots les plus rapprochés du chemin ont été visités par les oiseaux. À la même date, l’orge Chevalier sort à peine de terre. La première feuille est jaune et brûlée par les dernières gelées. Elle s’annonce donc assez mal. Voici maintenant l’ordre dans lequel les lots sont semés. Le nᵒ1 est au midi, tout près de la route qui borde la Loire. Le dernier est naturellement à l’autre extrémité du champ. La quantité de semence pour les neuf premiers lots a été calculée à raison de 180 kilogrammes par hectare. | Lot nᵒ | 1. | Orge commune | sans engrais. | sans engrais. | sans engrais. | sans engrais. | sans engrais. | | Lot nᵒ— | 2. | Orge commune— | | 20 000ᵏ | fumier vache par hectare. | fumier vache par hectare. | fumier vache par hectare. | | Lot nᵒ— | 3. | Orge commune— | { | 200ᵏ | sulfate d’ammoniaque | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 3. | Orge commune— | { | 200ᵏ | superphosphate de chaux | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 3. | Orge commune— | { | 100ᵏ | chlorure de potassium | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 4. | Orge commune— | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | | Lot nᵒ— | 5. | Orge commune— | | 40 000ᵏ | fumier vache par hectare. | fumier vache par hectare. | fumier vache par hectare. | fumier vache par hectare. | | Lot nᵒ— | 6. | Orge commune— | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | | Lot nᵒ— | 7. | Orge commune— | { | 400ᵏ | sulfate d’ammoniaque | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 7. | Orge commune— | { | 400ᵏ | superphosphate de chaux | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 7. | Orge commune— | { | 200ᵏ | chlorure de potassium | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 8. | Orge commune— | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | Pas d’engrais. | | Lot nᵒ— | 9. | Orge commune— | { | 20 000ᵏ | fumier vache | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 9. | Orge commune— | { | 400ᵏ | sulfate d’ammoniaque | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 9. | Orge commune— | { | 400ᵏ | superphosphate de chaux | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 9. | Orge commune— | { | 200ᵏ | chlorure de potassium | } | par hectare. | | Lot nᵒ— | 10. | Orge Chevalier | 150ᵏ par hectare, semée à la volée avec carottes. | 150ᵏ par hectare, semée à la volée avec carottes. | 150ᵏ par hectare, semée à la volée avec carottes. | 150ᵏ par hectare, semée à la volée avec carottes. | 150ᵏ par hectare, semée à la volée avec carottes. | | Lot nᵒ— | 11. | Orge Chevalier— | semée en lignes, 100ᵏ par hectare, avec carottes en ligne alternativement. | semée en lignes, 100ᵏ par hectare, avec carottes en ligne alternativement. | semée en lignes, 100ᵏ par hectare, avec carottes en ligne alternativement. | semée en lignes, 100ᵏ par hectare, avec carottes en ligne alternativement. | semée en lignes, 100ᵏ par hectare, avec carottes en ligne alternativement. | | Lot nᵒ— | 12. | Orge Chevalier— | semée seule, 150ᵏ par hectare, à la volée. | semée seule, 150ᵏ par hectare, à la volée. | semée seule, 150ᵏ par hectare, à la volée. | semée seule, 150ᵏ par hectare, à la volée. | semée seule, 150ᵏ par hectare, à la volée. | | Lot nᵒ— | 13. | Orge Chevalier— | semée seule,— 100ᵏ par hectare en lignes. | semée seule,— 100ᵏ par hectare en lignes. | semée seule,— 100ᵏ par hectare en lignes. | semée seule,— 100ᵏ par hectare en lignes. | semée seule,— 100ᵏ par hectare en lignes. | | Lot nᵒ— | 14. | Orge Chevalier— | semée seule,— à la volée, 300ᵏ par hectare. | semée seule,— à la volée, 300ᵏ par hectare. | semée seule,— à la volée, 300ᵏ par hectare. | semée seule,— à la volée, 300ᵏ par hectare. | semée seule,— à la volée, 300ᵏ par hectare. | Ces cinq derniers lots recevront, à la prochaine pluie, une fumure composée de : 200 kil. sulfate d’ammoniaque ; 200 kil. superphosphate de chaux ; 100 kil. chlorure de potassium. Les expériences agricoles entreprises au nom de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire forment deux séries. Dans la première série, j’étudie les effets des engrais chimiques et des fumiers sur la culture de l’orge. Dans la deuxième, six variétés de betteraves fourragères sont placées dans des conditions identiques de sol, de fertilité et de culture, afin d’arriver à déterminer la variété la plus productive, celle qu’il convient de recommander aux agriculteurs du département. Les essais de la première série sont terminés, et je viens vous rendre compte des résultats qu’ils ont donnés. Je ferai connaître les résultats de la deuxième série après la récolte des betteraves, au mois de novembre prochain. Le champ que M. A. Jacotin a si gracieusement mis à la disposition de la Société pour cet objet est formé en grande partie de sable charrié par la Loire. C’est un sol léger, poreux, facile à travailler, extrêmement perméable. Cette grande perméabilité, en facilitant à un haut degré la décomposition et la diffusion des matières fertilisantes, faisait craindre que les engrais chimiques, très solubles, comme vous le savez, ne fussent entraînés dans les couches profondes du sol. Il n’en a rien été, et ici, comme dans les terres plus consistantes, ces engrais ont imprimé à la végétation de l’orge un élan que la sécheresse n’a pu ralentir. La plante a parcouru en cent vingt jours le cycle entier de son existence, sans que j’aie pu constater un arrêt quelconque dans la marche de la végétation. Ainsi se trouve écarté ce reproche adressé aux engrais chimiques d’être trop solubles et de manquer à la plante au moment de la grenaison. La solubilité prompte des engrais chimiques offre un grand avantage : c’est de permettre de les donner à la plante, au fur et à mesure de ses besoins. Les matières peu solubles, au contraire, doivent, avant de devenir solubles, subir des transformations qui forcent le cultivateur à les enfouir dans le sol longtemps à l’avance. Ce capital enfoui est un véritable capital improductif, tant que dure cette transformation qui doit le rendre disponible. Dans une communication précédente, je vous ai fait connaître la disposition des lots, la manière dont ils avaient été semés, la nature et la dose des engrais que chacun d’eux avait reçus. Je ne ferai donc que rappeler cette première partie de mon travail. Les chiffres se rapportent à l’hectare. | Parcelle nᵒ | 1. | | Rien. | | | Parcelle nᵒ— | 2. | | 20 000ᵏ | fumier de vache frais. | | Parcelle nᵒ— | 3. | { | 200ᵏ | sulfate d’ammoniaque. | | Parcelle nᵒ— | 3. | { | 200ᵏ | superphosphate de chaux. | | Parcelle nᵒ— | 3. | { | 100ᵏ | chlorure de potassium. | | Parcelle nᵒ— | 4. | | Rien. | Rien. | | Parcelle nᵒ— | 5. | | 40 000ᵏ | de fumier. | | Parcelle nᵒ— | 6. | | Rien. | Rien. | | Parcelle nᵒ— | 7. | { | 400ᵏ | sulfate d’ammoniaque. | | Parcelle nᵒ— | 7. | { | 400ᵏ | superphosphate de chaux. | | Parcelle nᵒ— | 7. | { | 200ᵏ | chlorure de potassium. | | Parcelle nᵒ— | 8. | | Rien. | Rien. | | Parcelle nᵒ— | 9. | { | 20 000ᵏ | de fumier. | | Parcelle nᵒ— | 9. | { | 200ᵏ | sulfate d’ammoniaque. | | Parcelle nᵒ— | 9. | { | 200ᵏ | superphosphate de chaux. | | Parcelle nᵒ— | 9. | { | 100ᵏ | chlorure de potassium. | La récolte de l’orge a été effectuée le 28 juillet dernier. J’ai fait couper à la faucille et battre sur une bâche, dans le champ même, après deux jours d’exposition au soleil. Pas un grain n’a été perdu. La récolte a été pesée le jour du battage. Voici les poids obtenus, ramenés à l’hectare. | Nᵒˢ des parcelles. | Poids total de la récolte. | Poids du grain. | Poids de la paille | | 2 | 2 164ᵏ | 482ᵏ | 1 682ᵏ | | 3 | 2 497 | 1 032 | 1 465 | | 5 | 2 511 | 857 | 1 654 | | 7 | 4 196 | 2 264 | 1 932 | | 9 | 2 577 | 1 186 | 1 391 | | Moyenne des parcelles non fumées | 733 | 267 | 466 | Si l’on veut traduire ces chiffres en argent on peut sans trop s’écarter de la vérité, je crois, adopter les bases suivantes : Les prix des engrais chimiques ont été relevés dans la facture que M. Alix, trésorier de la Société, a bien voulu me communiquer. Je puis maintenant résumer dans un tableau le prix de la fumure et celui de la récolte obtenue : | Nᵒˢ des parcelles. | Engrais appliqué. | Engrais appliqué. | Engrais appliqué. | Engrais appliqué. | Prix de l’engrais. | Prix de l’engrais. | Valeur de la récolte. | Valeur de la récolte. | | 2. | | 20 000ᵏ | fumier. | fumier. | 100ᶠ | » | 163ᶠ | 70 | | 3. | | 500ᵏ | engrais chimique. | engrais chimique. | 182 | 40 | 265 | » | | 5. | | 40 000ᵏ | fumier. | fumier. | 200 | » | 237 | 55 | | 7. | | 1 000ᵏ | engrais chimique. | engrais chimique. | 364 | 80 | 530 | 10 | | 9. | { | 500ᵏ | engrais chimique | } | 282 | 40 | 292 | 85 | | 9. | { | 20 000ᵏ | fumier. | } | 282 | 40 | 292 | 85 | | 1-4-6-8. | | (Pas de fumure) | (Pas de fumure) | | 0 | | 72 | 05 | Toutes les fois qu’on veut se rendre compte des effets produits par un engrais quelconque, il faut considérer l’excédent de récolte produit par l’application de cet engrais. Ici nous avons une base, le produit des parcelles non fumées. Ce produit est seulement, en paille et grain, de 72 fr. 05 par hectare. En retranchant cette somme de la valeur de la récolte de chaque lot, nous savons aussi exactement que possible ce qui revient à l’engrais. En faisant cette soustraction j’arrive aux chiffres suivants : | | | | Engrais appliqué. | Engrais appliqué. | Excédant^{[sic]} de récolte. | Excédant^{[sic]} de récolte. | | Parcelle | nᵒ | 2. | 100ᶠ | » | 91ᶠ | 65 | | Parcelle— | | 3. | 182 | 40 | 192 | 95 | | Parcelle— | | 5. | 200 | » | 164 | 95 | | Parcelle— | | 7. | 364 | 80 | 458 | 05 | | Parcelle— | | 9. | 282 | » | 220 | 80 | a dépassé la part de produit attribuable à cette fumure. Ainsi l’effet produit par 1 fr. d’engrais ou de fumier a été : | 2. | Fumier. | 0ᶠ | 91ᶜ | | 3. | Engrais chimique. | 1 | 05 | | 5. | Fumier. | 0 | 82 | | 7. | Engrais chimique. | 1 | 25 | | 9. | Mélange des deux. | 0 | 78 | Ces résultats seraient la condamnation du système qui consiste à n’employer que des fumiers de ferme, si l’on ne se rappelait que les fumiers produisent dans le sol un effet physique et un effet chimique. Je n’ai tenu compte ici que de l’effet chimique. L’effet physique est cependant considérable, surtout dans les terres fortes, mais il m’était impossible de l’apprécier dans ce rapport. Je ne puis que l’indiquer, en ajoutant que le printemps a été sec et que les fumiers n’ont pas produit tout l’effet sur lequel on devait compter, tandis que les engrais chimiques ont rencontré dans le sol une humidité suffisante pour se dissoudre et être absorbés par les racines. Quoi qu’il en soit, cette expérience prouve une fois de plus combien le cultivateur a raison d’employer concurremment les fumiers et les engrais chimiques. Ceux-ci improvisent pour ainsi dire la fertilité, et il n’y a pas de terre, si déshéritée qu’elle soit, qu’on ne puisse amener à un haut degré de production en très peu de temps, en les appliquant d’une manière rationnelle. J’ai rendu compte, dans la séance du 3 août 1882, de quelques expériences faites sur l’emploi des engrais chimiques. Dans cette communication, je disais qu’une deuxième série d’expériences, portant sur la culture de la betterave, avait également été faite dans le champ d’études que la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire avait mis à ma disposition, et que j’en ferais connaître plus tard le résultat. Je viens aujourd’hui tenir ma promesse. Je ne me fais aucune illusion sur la valeur absolue d’expériences faites en petit. Mais si l’on ne peut pas sans danger conclure du petit au grand, le praticien intelligent peut néanmoins tirer toujours quelque enseignement utile de ces petits essais, surtout lorsqu’ils ont été bien faits… Les expériences dont je rends compte ont porté sur six variétés de betteraves, savoir : la Jaune ovoïde des Barres, la Globe jaune, la Disette d’Allemagne, la Disette rouge, la Prize field of Sutton’s et la Mammouth. Chacune de ces variétés occupait un carré de 7 mètres 1/2 de surface. L’espacement adopté était celui qui fournit 83 333 pieds à l’hectare. La fumure, enfin, comprenait 20 000 kilogrammes de fumier de vache bien pourri à l’hectare, plus une fumure en engrais chimiques composée de : | 200 | kilogrammes | de sulfate d’ammoniaque | } | par hectare. | | 200 | kilogrammes— | de superphosphate de chaux | } | par hectare. | | 500 | kilogrammes— | de chlorure de potassium | } | par hectare. | Le sol était homogène et profond, mais très léger. L’année (1882) a été assez humide. Voici les résultats obtenus, ramenés à l’hectare : | 1ᵒ | Prize field of Sutton’s | 82 133 | kilogrammes. | | 2ᵒ | Mammouth | 72 800 | kilogrammes— | | 3ᵒ | Globe jaune | 67 466 | kilogrammes— | | 4ᵒ | Jaune ovoïde des Barres | 66 133 | kilogrammes— | | 5ᵒ | Disette rouge | 66 133 | kilogrammes— | | 6ᵒ | Disette rose d’Allemagne | 59 466 | kilogrammes— | Le semis a eu lieu le 20 avril et la récolte le 6 novembre. Ces résultats sont superbes. Il serait sans aucun doute difficile de les égaler en grande culture. Cependant le sol est d’une fertilité très ordinaire. Tout à côté de ces carrés d’essai se trouvait une avoine de printemps qui n’a pas donné, sans fumure, 20 hectolitres de grain à l’hectare. J’attribue la beauté du rendement obtenu à quatre causes : 1ᵒ À la perméabilité, la division et la profondeur du sol ; 2ᵒ Aux pluies faibles mais fréquentes de la fin de l’été ; 3ᵒ À la fumure très copieuse et composée d’éléments facilement solubles qui a été donnée. 4ᵒ À l’espacement restreint des plants. Je ne saurais trop insister sur l’écartement des plants. Dans le Midi surtout, où les sécheresses sont tant à craindre, il ne faut pas chercher à obtenir de grosses racines, ce serait vouloir l’impossible. En adoptant, comme espacement, 0ᵐ60 entre les lignes et 0ᵐ40 dans les lignes on a 40 000 pieds à l’hectare ; mais comme il y a toujours des manquants, ce nombre doit être réduit et les rendements ne dépassent pas, en moyenne, 40 000 kilogrammes à l’hectare, si même ils atteignent ce chiffre : on obtiendrait bien mieux en doublant le nombre des plants. Il est vrai que dans ce cas les racines seraient moins grosses et que les binages devraient être exécutés à la main, ce qui augmenterait les frais de culture ; mais, même en tenant compte de ces deux inconvénients, je persiste à penser qu’un grand écartement fournira, année moyenne, un rendement bien moins élevé qu’un écartement faible et que, parlant, la culture à raison de 80 000 pieds à l’hectare sera toujours plus avantageuse, tout compte fait, que la culture à 40 000 pieds. L’écart entre les rendements fournis par les six variétés expérimentées ne semble pas très considérable. Il peut cependant aller jusqu’au quart du produit total. Considérons deux variétés bien connues de la culture, la Globe jaune et la Mammouth : nous constatons que l’écart est du douzième, ce qui est déjà considérable. Je ne voudrais pas tirer de conclusion trop rigoureuse, mais il m’est impossible de ne pas faire remarquer combien il serait avantageux de multiplier les essais de la nature de celui dont il est question ici, afin d’arriver à substituer, par cette leçon des choses, des variétés productives nouvelles aux variétés anciennes. À côté de cette expérience j’en ai fait une autre sur des carottes semées dans de l’orge de printemps. Ces deux plantes ont été semées le même jour et à la volée. L’orge n’a pas souffert du voisinage de la carotte. Lorsqu’elle a été enlevée, le sol a été biné et les racines se sont développées assez pour donner 25 000 kilogrammes à l’hectare. Le trèfle incarnat tardif, semé fin mars, a donné un faible produit. Il a été atteint du blanc, champignon analogue à celui qui attaque les tiges des pois. J’avais également semé du soja. Les jeunes plants ont été en partie détruits par une gelée blanche survenue le 18 mai. Ce qui est resté n’a pas mûri. J’avais, enfin, mis de l’orge en moyettes. Ces moyettes sont restées dans le champ jusqu’au 5 novembre. Les grains des épis placés à l’extérieur avaient légèrement bruni, mais ceux de l’intérieur de la moyette avaient conservé leur belle couleur jaune doré.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9ances_de_la_Soci%C3%A9t%C3%A9_agricole_et_scientifique_de_la_Haute-Loire--11_mai_1882
Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/11 mai 1882
# Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/11 mai 1882 ### SÉANCE DU 11 MAI 1882. M. le Président donne communication du mouvement qui s’est produit à la Caisse d’épargne du Puy pendant le cours de cette année et comparant les chiffres actuels à ceux des années précédentes, il constate un progrès réel dans toutes les catégories. L’assemblée adopte le vœu que les démarches nécessaires pour retirer les fonds des caisses d’épargne soient simplifiées, que le transfert des fonds de caisse d’épargne à caisse d’épargne soit autorisé. De la sorte, un ouvrier, qui se trouve aujourd’hui au Puy et dans quelques jours à Cambrai, pourrait retirer à la caisse d’épargne de cette ville l’argent qu’il aurait versé au Puy, ou continuer ses versements avec le livret qui lui a été délivré ailleurs. L’assemblée autorise ensuite son bureau à traiter avec M. Camille Robert, chargé de relever pour la Société, des dessins qui ornementent une poutre du château de Beauzac, et décide qu’elle se rendra, en corps, dans la salle de la mairie, où sont exposés quelques tableaux de M. Bouchet, élève de l’école des Beaux-Arts. Ce jeune peintre demande que la bourse Crozatier lui soit continuée encore un an. Le conseil municipal doit, aujourd’hui même, statuer à ce sujet. L’assemblée, après avoir fait sa visite, décide qu’elle appuiera la demande de M. Bouchet, et, séance tenante, fait parvenir sa décision sous forme de vœu au conseil municipal. M. Hérisson, professeur d’agriculture, communique les observations agricoles qu’il a faites pendant le courant du mois. M. Lascombe prend alors la parole. Il a acquis pour le Musée du Puy deux bracelets en bronze de 6 centimètres et demi de diamètre et de 35 millimètres d’épaisseur, découverts par le sieur André Cordat, propriétaire à Costaros, canton de Cayres, le 25 mars dernier, dans un champ dit le Petit-Bois, sis au terroir de Chadernac, commune du Brignon et dépendant autrefois des propriétés de la famille de la Colombe. Ils reposaient à un mètre de profondeur sous un énorme amas de pierres. Un petit chemin, presque abandonné aujourd’hui, mais très fréquenté jadis par les muletiers, longe le champ du Petit-Bois. Ce chemin, appelé l’Estradète, nom assurément très significatif, est fort ancien et conduit de Costaros à Bizac. Ces objets ont été probablement déposés dans une tombe gauloise et remontent à l’âge de bronze. La découverte de pareils bracelets est, dit M. Lascombe, rare dans nos montagnes, et, bien que ceux-ci soient peu ornementés, ils n’en sont pas moins précieux. À ce double titre ils ont une place marquée dans les collections préhistoriques de notre Musée. M. Langlois déposant sur le bureau un exemplaire d’un ouvrage dont M. Lascombe fait hommage à la Société et qu’il vient de publier sous le titre de Répertoire général des hommages de l’évêché du Puy, s’exprime en ces termes : Un de nos plus laborieux collègues, M. Lascombe, vous fait hommage, par mon intermédiaire, d’un volume qu’il vient de publier sous le titre de Répertoire général des hommages de l’évêché du Puy de 1154 à 1741. Il n’y a pas longtemps encore, les travaux du genre de celui de M. Lascombe paraissaient être l’apanage exclusif des ordres religieux. Il semblait, que pour se livrer aux recherches historiques, il fallait y consacrer son existence tout entière, et ne rien faire autre chose. Ces travaux sont tombés aujonrd’hui dans le domaine public ; s’en occupe qui veut, tout en vivant de la vie du monde. Nous possédons dans notre Société plusieurs types remarquables de ces fouilleurs de manuscrits, de ces chercheurs de faits anciens, et M. Lascombe vient, par sa publication, de gravir un échelon de plus dans cette hiérarchie. À quoi bon, diront beaucoup de gens, tout ce travail, toute cette patience, toute cette intelligence dépensés à déchiffrer de vieux papiers sans valeur qui ne servent plus à rien et à personne, et dont le public se soucie fort peu. L’objection est malheureusement trop souvent répétée et le public est plus disposé à applaudir celui qui lui fournit une bonne variété de pommes de terre que celui qui le met à même de connaitre le manuscrit le plus précieux et contenant les documents les plus importants sur l’histoire. Et pourtant, messieurs, chacune de ces choses à sa valeur ; je veux du reste laisser à l’auteur des Hommages le soin de répondre lui-même ; voici ce qu’il dit dans sa préface : « On s’est donc livré autour de nous à une campagne d’exploration à travers le temps jadis et l’on a fait de son mieux pour appliquer à ces travaux les procédés scientifiques qui font la fortune des sciences expérimentales. Ne rien rejeter de parti pris, mais creuser toutes choses, discuter chaque preuve, restituer les noms et les lieux, ne négliger aucun détail, respecter scrupuleusement la chronologie, comparer les textes, faire au besoin métier de greffier, de copiste et de commissaire-priseur, telle est la besogne, aride mais indispensable, qui s’impose aux hommes de bonne volonté, soucieux avant tout de l’exactitude. Quand tous les matériaux seront réunis, que chaque point litigieux aura été sondé, passé au crible, et que nous saurons à quoi nous en tenir sur les institutions, les mœurs, les idées de nos pères, oh ! alors viendra le tableau d’ensemble, viendra la synthèse, la véritable histoire du Velay ; mais en dehors de cette préparation nécessaire, n’y songeons point, sous peine de nous copier servilement et de nous livrer à des redites infécondes. » M. Lascombe me parait avoir établi par ces quelques lignes, d’une manière indiscutable, la nécessité des recherches historiques. Il a pour son compte et depuis longtemps déjà largement payé d’exemple. Dans le cas actuel, les Hommages constituent un travail sérieux, pouvant fournir des renseignements utiles, souvent même indispensables à tous ceux qui s’occupent d’histoire locale. Le classement, par ordre alphabétique, des fiefs importants, facilitera beaucoup les recherches, et nombre de familles actuelles du Puy pourront, le jour où elles voudront s’en donner la peine, puiser dans le travail de M. Lascombe des documents précis sur l’origine de leur propriété. Remercions donc, messieurs, notre honorable collègue, d’avoir relevé et mis en lumière le manuscrit précieux qu’il vient de publier ; remercions-le d’avoir bien voulu en faire hommage à notre Société, et encourageons-le à persévérer dans une voie où il est appelé à rendre aux chercheurs de documents historiques des services de la plus haute importance. M. Lascombe prend de nouveau la parole sur une découverte d’antiquités romaines à Vorey. M. Langlois remercie, au nom de la Société, l’honorable M. Lascombe et donne connaissance d’un travail de ce dernier sur une loterie pour la réédification de l’Hôpital général du Puy au XVIIIᵉ siècle. La fondation de cet hôpital remonte à 1687 ; mais l’établissement tombait en ruines, et en 1715, on songea à le reconstruire. On eut recours à une loterie pour trouver les fonds nécessaires à sa réédification. Le tirage, qui devait avoir lieu en janvier 1716, fut renvoyé au 10 mars 1718. Pour donner la plus grande publicité à cette loterie, dont les billets en grand nombre et d’un prix assez élevé étaient d’un placement difficile, des placards furent apposés dans les provinces voisines, et l’un d’eux, parvenu jusqu’à nous et découvert dans les archives de la Lozère, est ainsi conçu : L’hôpital Général du Puy, qui renferme un grand nombre de Pauvres, et qui fait au déhors des Charités très considérables ; ne pouvant se maintenir en l’étât qu’il est, soit à cause de sa mauvaise situation, où la plû-part des commodités absolument necessaires manquent, soit qu’une partie des Bâtimens menace ruine, soit enfin que les appartemens y sont trop irreguliers, et d’ailleurs trop reserrez, Messieurs les Directeurs de cet Hopital ont eû recours à Sa Majesté, qui a eû la bonté de leur accorder la Permission de faire une Loterie de la Somme de trois cent mille livres, et de prélever celle de quarante cinq mille livres, à raison de quinse pour cent sur tous les Lots ; Laquelle somme sera employée à rébâtir cet Hopital dans un endroit plus commode pour cette Maison, et pour le Public suivant l’intention de Sa Majesté. Les Billets seront de soixante sols, et pendant tout le temps que la Loterie durera les Especes seront reçûës sur le pied quelles seront lors-qu’on les délivrera, et seront payées sur le pied quelles se trouveront valoir, lorsque la Loterie se tirera ; l’Hopital ayant bien voulu, en faveur des Interessez, supporter les Diminutions ordonnées jusqu’au prémier jour D’aoust prochain. Tous les Registres des Réceveurs seront cottés et parraphés par Monseigneur l’Evêque du Puy et par Monseigneur le Vicomte de Polignac Gouverneur de la Ville, et en leur absence par Méssieurs leurs Commis ; et lesdits Régistres seront disposés de maniere qu’on y puisse écrire commodement, les Noms et Dévises de ceux qui mettront à la Loterie, le nombre des Billets qui auront êté délivrez à chacun d’eux, et leur Numero. La loterie sera tirée dans la Grande Salle de l’Evêché dans tout le mois de Janvier 1716. en présence de Monseigneur l’Evêque du Puy, de Monseigneur le Vicomte de Polignac Gouverneur, de Méssieurs les Doyen et Prévôt de l’Eglise Cathédrale Nôtre Dame, de Messieurs les Lieutenant General Civil et Procureur du Roy au Senêchal et Présidial, de Messieurs les Maire et Prémier Consul de laditte Ville, et on laissera entrer tous ceux qui voudront y être et qui seront Témoins de tout ce qui s’y passera. Il y aura deux Boëtes de Glace, on mettra publiquement dans la plus Grande tous les Billets des Numero et Dévises, et dans la plus Petite les Billets des Lots seulement, lesquels auront été parraphés par Monseigneur l’Evêque, par Monseigneur le Vicomte de Polignac, et en leur absence par leur Commis. Après quoi deux Enfans pris au hazart tireront chacun un Billet d’une des deux Boëttes, et le remettront sur le champ, à M. le Président de lassemblée qui fera Crier a Haute-Voix le Numero, la Dévise, et le Lot qui sera échu, et à linstant deux Secretaires, écriront chacun dans un Régistre separé, les Dévises, les Numero, et les Lots qui seront échûs. Dés que le premier Lot aura êté Enregistré, on faira tourner plusieurs fois les Boëttes pour mêler les Billets, et on rétirera un nouveau Lot, et ainsin successivement, et en cas que dans une Séance tous les Lots ne soient pas tirés on faira d’autres Séances successivement jusqu’à la fin, et à châque Séance les Boëttes seront scelées de doux cachets aux armes de Monseigneur l’Evêque et de Monseigneur le Vicomte de Polignac, et les Clefs rémises à Monsieur le Président de lassemblée. Après qu’on aura tiré la Loterie, les Lots seront payés par Monsieur le Trésorier de l’Hopital General sur la valeur que les Especes seront lors que la Loterie sera tirée, sur lequel on rétiendra quinse pour cent, que Sa Majesté a eü la bonté d’accorder à l’Hopital, la Maison se chargeant de tous les frais de la Loterie, et des diminutions ordonnêes jusqu’au premier D’aoust prochain. | Mr. Laval, Receveur des Tailles. | Mr. Lamic. | | Mrs. André Nolhac et Fils. | Mr. Jean Genestet. | | Mr. M. Jean François Roche. | Mr. Pierre Pons. | | Mr. Pierre Bertrand. | Mrs George Nolhac et Galhiard | | Mr. Sahuc. | Mr. Langelé. | M. le Président donne enfin lecture de son compte rendu sur le concours régional d’Aubenas. L’Assemblée décide, avant de se séparer, qu’elle entendra, dans sa prochaine réunion, les observations de M. Marconnés, instituteur à Saint-Vincent, sur l’hydroscopie du lac du Bouchet. * ↑ Voir tome III, Mémoires, page 206.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9ances_de_la_Soci%C3%A9t%C3%A9_agricole_et_scientifique_de_la_Haute-Loire--1er_juin_1882
Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/1er juin 1882
# Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/1er juin 1882 ### SÉANCE DU 1ᵉʳ JUIN 1882. M. le Président communique une lettre de M. le Ministre de l’instruction publique, relative à l’échange des publications entre les sociétés savantes. La lecture d’un article sur l’ensilage des regains, amène M. Hérisson, professeur départemental d’agriculture, à fournir quelques explications sur la construction des silos, employés à cet usage. Pour cela on creuse le silo dans un sol sec, on draine la partie inférieure pour faire écouler l’eau naturellement contenue dans les fourrages verts, ou celle provenant d’infiltrations, puis on entasse le regain et on le recouvre d*une couche de terre glaise, en forme de dos d’âne et d’une épaisseur de 40 à 50 centimètres. Ainsi disposée, l’herbe ne perd aucune de ses qualités nutritives, même au bout d’un certain nombre d’années. M. le Président annonce l’acquisition récente, faite par l’administration du musée, d’une superbe collection ornithologique. M. A. Lascombe lit une note sur la dénomination des rues du Puy, à l’époque de la Révolution. M. Varennes soumet à l’assemblée des dalles en ciment fabriquées au Puy, et demande qu’une commission spéciale soit chargée de faire un rapport sur ce produit. Notre confrère, M. d’Ussel, ingénieur en chef, est désigné pour donner à la Société une appréciation sur ces dalles.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_Versailles%2C_ann%C3%A9e_1920
Histoire de Versailles, année 1920
# Histoire de Versailles, année 1920 ## BIBLIOGRAPHIE Jamais Versailles n’a été mieux aimé. La France victorieuse se plaît à reconnaître son image immortelle dans ce Palais où elle voit comme le symbole de son unité et de sa force, en même temps qu’elle y constate la perfection même de son esthétique. De tous côtés, littérateurs, historiens cèdent à l’attrait de ces lieux pleins de gloire ; il a paru bon d’indiquer aux lecteurs de la Revue de l’Histoire de Versailles les travaux les plus récents que Versailles ait inspirés. La maison Hachette publie, sur le plan des volumes de M. André Maurel, consacrés à Rome, Naples, Florence et Venise, une série de monographies copieusement illustrées, et qui se proposent de donner au public des notions claires sur les beautés naturelles de nos provinces ou les richesses de nos villes d’art. Un livre de M. Paul Gruyer, sur Versailles, inaugure cette nouvelle série. On en appréciera la présentation élégante, le choix heureux des photographies, l’effort de synthèse. Il n’était pas facile de donner en 250 pages de petit format tout l’essentiel des gros livres publiés sur un sujet inépuisable ; M. Gruyer s’y est essayé avec bonheur. Peut-être, cependant, regrettera-t-on une tendance un peu romantique à juger l’histoire de Versailles ; des annales de Louis xiv, l’auteur ne retient guère que la faveur de Mˡˡᵉ de Lavallière, de Mᵐᵉ de Montespan, que les revers militaires de la fin du règne ; sur Mᵐᵉ de Maintenon, dont l’influence sauva du déshonneur la vieillesse du grand roi, un mot seulement et malveillant ; sur les victoires dont le Château même n’est que l’expression triomphale, rien. C’est peu pour un livre destiné à être lu par beaucoup d’étrangers ou de Français mal informés de notre histoire nationale ; souhaitons que M. Gruyer, dans une seconde édition, supprimant ou retouchant ici une épithète, ajoutant là le développement qui s’impose, fasse de son livre ce qu’il doit être, le bréviaire des fervents de Versailles. Le guide rédigé par M. Veslot, pour le Syndicat d’initiative de Versailles, en raison de ses dimensions et de son prix, s’adresse à un public beaucoup plus nombreux que le livre de M. Gruyer. Il faut louer M. Veslot d’avoir échappé aux défauts qui menacent des ouvrages de ce genre : trop d’érudition n’y serait pas de mise, le lecteur voulant être rapidement informé ; mais ne risque-t-on pas alors de tomber soit dans la sécheresse, soit dans la banalité ? M. Veslot a su se garder de l’une comme de l’autre ; fort au courant de l’histoire du Château et de Versailles, il a pu, sous une forme claire, donner dans son guide des informations exactes sans pédantisme, copieuses sans surabondance. Ajoutons que l’illustration est fort riche et presque entièrement inédite, les plans bien conçus et bien présentés, et que le touriste trouvera, à la fin de ce guide, un excellent choix de promenades autour de Versailles, à pied, à cheval, en bicyclette ou en automobile, dont les itinéraires, accompagnés de graphiques, sont remarquablement indiqués, l’auteur ayant eu la conscience de les parcourir lui-même. Le Guide du Syndicat d’initiative est, à cet égard, sans rival, les pages consacrées aux environs de Versailles par le Guide Joanne et autres similaires étant fort insuffisantes et, de plus, conçues de la façon la moins pratique pour le touriste. Depuis la publication de l’œuvre magistrale de M. de Nolhac, des travaux récents ont permis de dégager, au rez-de-chaussée de l’aile du Nord du Château, des salles où, sous la décoration du temps de Louis-Philippe, on a pu retrouver des restes intéressants de l’état primitif, appartenant soit aux construction de Le Vau (1669), soit à une époque un peu postérieure (1674). M. Chaussemiche vient de publier une note sur cette curieuse restauration. En dépit des repeints, des retouches fâcheuses, les plafonds des appartements royaux constituent un ensemble pictural de premier ordre. M. Paul Gruyer, revenant sur un sujet succinctement traité dans son manuel, décrit ces plafonds, en montre l’importance dans l’histoire de la peinture française ; des rapprochements suggestifs auraient pu, à ce propos, être faits avec des œuvres décoratives analogues de l’École romaine ou de la bolonaise ; il importerait, pour la pleine compréhension de l’art de Versailles, d’établir en quoi Le Brun et ses émules s’apparentent aux grands maîtres italiens du xviiᵉ siècle, en quoi aussi ils en diffèrent ; souhaitons que M. Pératé nous donne un jour, sur ce beau sujet, l’étude que l’on peut attendre de sa délicate érudition. Pendant la guerre, les conservateurs du Musée de Versailles ne se sont pas bornés à veiller avec un soin pieux sur les trésors dont ils avaient la garde ; même dans les moments de grande angoisse, ils n’ont rien négligé pour accroître leurs riches collections ; à quel point ces acquisitions ont été importantes et heureuses, on en jugera par un intéressant article de M. de Nolhac ; contentons-nous d’y renvoyer le lecteur, sans le fatiguer par une sèche énumération : même éloigné de Versailles, il pourra, grâce à l’élégante documentation du texte, grâce aussi à la richesse et à la beauté des illustrations, apprécier toute la valeur des œuvres d’art dues aux démarches avisées de M. de Nolhac et de M. Pératé. Les jardins de Versailles ne tiennent pas dans l’histoire de l’art français une place moindre que le Château ; M. Lucien Corpechot le rappelle avec à-propos dans un article où il dénonce l’état d’abandon du parc de Versailles et surtout de celui de Saint-Cloud, et réclame des pouvoirs publics les sacrifices financiers qu’exige la conservation de ces ensembles sans rivaux dans le monde ; il est assez piquant, constate-t-il, qu’à une époque où « l’urbanisme » est tant à la mode, on semble négliger les leçons que nous en offrent, aux portes de Paris, les parcs des résidences royales. Versailles n’est pas seulement un sanctuaire d’art ; il évoque, de l’histoire de France, les pages les plus brillantes comme les plus tragiques. Deux recueils de documents ont récemment vu le jour, qui apportent une intéressante contribution aux annales de la cour de Louis xiv ; ce sont d’abord les lettres du maréchal de Tesse à son ami et protecteur, le prince de Monaco (1699-1725), publiées pendant la guerre par M. Le Glay ; surtout, on trouvera dans la correspondance du grand Condé et du duc d’Enghies, avec la reine de Pologne, Marie-Louise de Gonzague, que vient de nous donner M. Em. Magne, une véritable gazette de la cour de Versailles pendant les premières années du règne personnel de Louis xiv. Parmi les études récentes où l’historien de Versailles peut trouver à glaner, citons l’ouvrage de M. Collas sur la Belle-fille de Louis xiv, cette dauphine dont le rôle, à vrai dire, fut de second plan, et surtout le dernier tome paru de l’Histoire de la Marine française de M. Ch. de la Roncière ; en particulier, dans le chapitre sur « Louis xiv et la Marine », on trouvera de curieux détails sur la Petite-Venise et la flotte en miniature du Grand-Canal ; reprenant la question après M. Fennebresque, M. de la Roncière montre qu’il faut voir dans cet amusement un ingénieux moyen imaginé par Colbert pour intéresser le Roi à la marine. Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas, à proprement parler, d’un ouvrage historique, comment ne pas citer ici les belles pages du dernier roman de M. Louis Bertrand, l’Infante ? Cette description des fêtes de l’Île enchantée, scrupuleusement fidèle à la vérité de l’histoire, montre tout ce qu’un grand artiste peut ajouter de vie, de couleur, de beauté à la sécheresse des documents. La ville de Versailles est née, s’est développée à l’ombre du Château ; aujourd’hui pourtant, elle vit d’une vie indépendante, tout en conservant un caractère très particulier. Mˡˡᵉ Myriem Foncin, qui prépare une thèse de doctorat sur le développement des agglomérations urbaines de la banlieue parisienne, a été très frappée par le cas spécial de Versailles, ville artificielle, sans industrie, éloignée des courants commerciaux, et pourtant, ville bien vivante et se développant avec régularité ; elle a résumé ses recherches dans un article plein de suggestions ingénieuses, élégamment présentées. Parmi les études d’histoire ou d’archéologie locales, signalons un travail de M. A. Perrault-Dabot sur les Vitraux de la Chapelle de la Vierge à la Cathédrale de Versailles, œuvre de Dévéria, exécutée à la Manufacture de Sèvres, un excellent article de M. Léon Mirot sur les Monnaies de guerre de la région parisienne et une note sur l’expression populaire « aller à Versailles », dans le sens de « faire la culbute ». Diverses monographies sur des personnages nés à Versailles ou y ayant longtemps séjourné sont également à citer. Une place d’honneur est due au remarquable travail de M. Alfred Hachette sur l’Affaire Mique (1745-1794) ; on sait que M. Hachette prépare sur l’architecte de Marie-Antoinette et son œuvre un livre sur l’intérêt duquel il est superflu d’insister ; de ce livre, il a détaché un important morceau : c’est l’histoire d’une sorte de « chantage » exercé sur Mique par un aventurier qui cherchait à se faire passer pour un sien frère porté comme disparu dans un combat naval ; à travers les pièces de procédure, M. Hachette suit toute l’intrigue jusqu’à son tragique dénouement, puisque l’architecte et son fils moururent sur l’échafaud, victimes des dénonciations de la famille de l’escroc qui avait en vain cherché à les déshonorer ; signalons, au cours de cette étude si minutieuse à la fois et si vivante, de curieuses pages sur la justice de la Prévôté de l’Hôtel à Versailles et sur la vieille geôle. Les autres études ne méritent que des mentions ; c’est d’abord une note sur Sauveur Legros, curieux personnage né à Versailles en 1754, tour à tour comédien, secrétaire du prince de Ligne, et à qui l’on peut attribuer avec vraisemblance la rédaction du journal d’Hanet-Cléry sur la captivité de la famille royale au Temple ; c’est ensuite la publication d’intéressantes lettres de Hoche, tirées des Archives de Coblence par M. de Font-Réaulx. Nous ne citerons que pour mémoire l’article de M. Arth. Pougin sur la filiation d’Augusta Holmès, nous contenant de renvoyer le lecteur à l’étude très complète de M. Pichard du Page dans le présent fascicule de la Revue de l’Histoire de Versailles. * ↑ Une prochaine chronique sera consacrée à la bibliographie des travaux relatifs à la Seine-et-Oise, à l’exclusion de Versailles. * ↑ Huit jours à Versailles ; Paris, Hachette, 1920 ; in-18 ; ill. hors texte (15 fr.). * ↑ Versailles, Cité de la Paix ; livret-guide officiel du Syndicat d’initiative de tourisme de Versailles et environs : La Ville, le Château, les Trianons, leurs parcs et les environs ; Versailles, au siège du Syndicat, 1920 ; in-8ᵒ ; ill. dans le texte (4 fr.). * ↑ Bulletin de la Commission des Antiquités et des Arts de Seine-et-Oise, t. xxxviii, 1919, pp. 51-54. * ↑ Les Plafonds de Versailles, in : Renaissance de l’Art français et des Industries de luxe, 3ᵉ ann., juin 1920, pp. 250-259 ; ill. * ↑ Émettons à ce sujet un vœu de réalisation facile : l’étude des plafonds du Château est matériellement fort malaisée : ne pourrait-on, comme dans les palais italiens, à la chapelle Sixtine, etc., mettre des miroirs à la disposition des visiteurs ? * ↑ Les récents accroissements du Musée de Versailles, in : les Arts, 1920, nᵒ 182. * ↑ Les leçons de Versailles et de Saint-Cloud, in : Minerve française, t. iv, 1ᵉʳ janvier 1920, pp. 5-17. * ↑ Lettres du maréchal de Tessé au prince Antoine Iᵉʳ de Monaco, publ. par A. Le Glay (introduction, tables et notes), in : Collection des Mémoires et documents inédits publiés par ordre de S. A. S. le prince Albert Iᵉʳ de Monaco (Monaco, impr. de Monaco et Paris, Picard, 1917, in-8ᵒ). * ↑ Le Grand Condé et le duc d’Enghien. Lettres inédites à Marie-Louise de Gonsague, reine de Pologne, sur la cour de Louis xiv (1660-1687), publ. par Em. Magne (introduction, notes et index alphabétique) (Paris, Emile-Paul, 1920 ; pol. in-8ᵒ). * ↑ Paris. Emile-Paul, 1920, in-8ᵒ. * ↑ Histoire de la Marine française. t. v : la Guerre de Trente Ans. Colbert (Paris, Plon-Nourrit, 1920 ; in-8ᵒ). Rappelons que l’Académie française vient de décerner le grand prix Gobert à ce bel ouvrage qui avait déjà obtenu la même distinction à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. * ↑ Op. cit., pp. 324-340. * ↑ Paris, A. Fayard, 1920 ; in-18. Ce roman avait d’abord été publié en feuilleton dans l’Écho de Paris. * ↑ Versailles, étude de géographie historique, in : Annales de Géographie. t. xxxviii, nᵒ du 15 septembre 1919, pp. 321-341. Signalons que, dans un prochain fascicule de notre Revue, M. Cans se propose de traiter le même sujet en se plaçant à un point de vue différent. * ↑ Bulletin de la Commission des Antiquités et des Arts de Seine-et-Oise. t. xxxviii, 1919, p. 71-74. * ↑ Bulletin de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, 45ᵉ ann., 1918, p. 114-127 ; pl. h. t. Les monnaies de Versailles sont reproduites sur la pl. iii. * ↑ Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux. t. lxxxi, numéro du 19 février, col. 98, et du 20-30 mars 1920, col. 268-269. * ↑ Revue historique, t. cxxxiii ; fasc. de janv.-février 1920, pp. 1-34. * ↑ Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, t. lxxx, nᵒ du 1ᵉʳ juin 1920. * ↑ Hoche et la politique rhénane, in : les Lettres, nᵒ du 1ᵉʳ juin 1920. * ↑ Intermédiaire des Chercheurs…, t. lxxxi, nᵒ des 10-20 mai 1920, col. 333-355. M. Pichard du Page y a d’ailleurs répondu dans la même Revue, nᵒ des 10-20-30 juin 1920, col. 450-451.
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Œuvres critiques/La Vérité en marche/François Zola
# Œuvres critiques/La Vérité en marche/François Zola ### FRANÇOIS ZOLA #### I Le 23 mai 1898, le matin même du jour où je devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans le Petit Journal, une biographie mensongère et diffamatoire de mon père, l’ingénieur François Zola, dans laquelle il insistait particulièrement sur des faits qui se seraient passés à Alger, en 1832, lorsque mon père y était lieutenant, à la légion étrangère. Le 25 mai, deux jours après, M. Judet publiait un nouvel article, où il donnait, pour appuyer les prétendus faits révélés par lui, une conversation que le général de Loverdo aurait eue avec un reporter du Petit Journal, conversation que le général devait rétracter en partie, dans un entretien qu’il eut plus tard avec un autre journaliste. Le 28 mai, je répondis, dans l’Aurore, par un article intitulé : Mon père, utilisant les quelques documents que j’avais sous la main, ne pouvant puiser dans un dossier qu’on me disait enfermé sous des triples serrures au ministère de la guerre, racontant tout ce que je savais de mon père, quel homme de travail, de loyauté, de bonté il avait toujours été, et quelle mémoire il avait laissée, vénérée de tous, après des travaux considérables et des bienfaits sans nombre. Puis, immédiatement, j’assignai M. Judet devant le tribunal correctionnel pour diffamation Dans les premiers jours de juin, avant le 15, date de la chute du ministère Méline, dont il faisait partie, j’écrivis au général Billot, ministre de la guerre, pour lui demander la communication du dossier de mon père, en me basant sur la divulgation criminelle qui venait d’en être faite. Et, dès que M. Cavaignac lui eut succédé, au commencement de juillet, j’écrivis au nouveau ministre, pour lui faire la même demande. Tous les deux refusèrent, en alléguant cette raison formelle que « les dossiers des officiers sont des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins administratifs ». Le 18 juillet, le matin même du jour où, pour la deuxième fois, je devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans le Petit Journal, les deux lettres prétendues du colonel Combe, comme preuve décisive des malversations commises par mon père, qu’il avait divulguées le 23 mai, environ deux mois auparavant. Il prétendait avoir reçu deux lettres d’un anonyme, accompagnées d’un commentaire. Le 3 août, M. Judet fut condamné, pour ses articles diffamatoires du 23 et du 25 mai, à cinq mille francs de dommages-intérêts ; et ce fut ce même jour que mon avocat, Mᵉ Labori, déposa en mon nom, contre lui, une accusation en usage de faux. Le 18 juillet, le jour où je quittai la France, au sortir de l’audience de Versailles, je n’avais pas lu le Petit Journal. Je ne le lis jamais. Et je n’avais connu les prétendues lettres du colonel Combe qu’en Angleterre, lorsqu’un ami était venu me les faire lire. Notre conviction fut absolue, nous soupçonnions par quelles mains suspectes elles avaient passé, elles ne pouvaient être que des faux. Le 29 août, M. Cavaignac écrivit au garde des sceaux qu’il m’avait bien refusé la communication du dossier de mon père, parce que j’étais un simple particulier, mais qu’il ne croyait pas pouvoir la refuser à M. Flory, le juge d’instruction chargé d’instruire le cas de M. Judet, accusé par moi d’usage de faux. Et, le 9 septembre, le général Zurlinden autorisa M. Flory à prendre possession de la deuxième lettre Combe qui se trouvait seule au dossier, car on n’y avait pas trouvé la première. Et, le 15 septembre, M. Flory la recevait des mains de M. Raveret, chef du bureau des archives. Et, le 14 octobre, mon avoué, Mᵉ Collet, ayant demandé la communication des huit pièces, mentionnées dans la deuxième lettre Combe, M. Flory dut retourner au ministère, où M. Raveret lui déclara qu’il n’existait au dossier, en dehors de cette lettre, que la demande de démission de mon père et une lettre de transmission du général Trézel, chef d’état-major du duc de Rovigo, commandant en chef du corps d’occupation, en Algérie. Et les deux pièces furent remises à M. Flory, ainsi que la deuxième lettre Combe. Le 11 janvier 1899, M. Flory ayant rendu une ordonnance de non-lieu, en déclarant que les pièces lui paraissaient authentiques, et M. Judet m’ayant en conséquence attaqué pour dénonciation calomnieuse, je fus condamné par défaut à cinq cents francs de dommages-intérêts. J’étais absent de France, je ne devais y rentrer que le 5 juin. Et c’est ce procès qui, en revenant, après mon opposition, m’a permis de reprendre mon enquête et d’adresser une troisième demande au nouveau ministre de la guerre, le général de Galliffet, pour que le dossier de mon père me fût communiqué. Le procès qui, après plusieurs remises, revenait le 27 décembre dernier, a été renvoyé au 24 janvier prochain, pour me permettre de mener à bien mes recherches. Le 9 décembre 1899, j’avais donc demandé la communication du dossier au général de Galliffet. qui refusa, le 14, dans les mêmes termes que le général Billot et M. Cavaignac : les dossiers des officiers étaient des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins administratifs. Mais, dans une seconde lettre, le 16, il voulait bien me transmettre les résultats de l’enquête que je lui avais demandé d’ouvrir, pour arriver à savoir comment et par qui M. Judet avait eu communication du dossier de mon père. Le sous-chef du bureau des Archives, M. Hennet se souvenait très nettement qu’il avait remis ce dossier à un officier, aujourd’hui décédé. Et cet officier n’était autre que le colonel Henry. Le 16 décembre, le même jour, j’écrivis à M. Waldeck-Rousseau, président du conseil des ministres, afin de porter les faits à sa connaissance, et en le priant de soumettre le cas au conseil. Il était impossible qu’on ne communiquât point au fils de l’homme injurié, diffamé, un dossier qui avait passé par des mains suspectes et qu’on avait promené dans les journaux, pour la plus abominable des publicités. Et, le 20 décembre, M. Waldeck-Rousseau voulut bien me répondre que le conseil des ministres, d’accord avec le ministre de la guerre, avait décidé que le dossier de mon père serait mis à ma disposition. Enfin ! On voit qu’il m’a fallu de l’entêtement et de la patience. Jamais d’ailleurs je n’aurais abouti, sans des circonstances heureuses. C’est pourquoi, avant de rendre un compte exact de mon enquête, je tiens à remercier ici M. Waldeck-Rousseau, le général de Galliffet et les hauts employés du ministère de la guerre, de leur bienveillant accueil et de l’empressement qu’ils ont mis à faciliter mes recherches. Dans une visite de courtoisie que je fis au général de Galliffet, il fut décidé que le dossier de mon père me serait communiqué le mercredi 3 janvier ; et j’avais obtenu d’amener avec moi Mᵉ Labori, mon avocat, et mon confrère et ami Jacques Dhur, qui a fait sur mon père un livre des plus remarquables. Nous avons été reçus tous les trois, au bureau des Archives administratives, par M. Raveret, chef de ce bureau, et par M. Hennet, sous-chef. Et je vais tâcher de résumer très clairement le résultat de notre premier examen. D’abord, la communication du dossier de mon père au colonel Henry. Le ministre avait bien voulu autoriser MM. Raveret et Hennet à répondre aux quelques questions indispensables que j’étais forcé de leur poser pour comprendre. Ainsi M. Hennet prétendait que la communication avait eu lieu en 1897, ce qui était impossible. Il a dû revenir sur cette date, en se souvenant que cette communication s’était produite quelque temps après ma condamnation du 23 février, ce qui la met dans la première quinzaine de mars 1898. Si sa mémoire hésite, s’il ne peut donner une date précise, c’est que, malheureusement, la communication n’a laissé aucune trace écrite ; et cela vaut la peine d’être raconté. Le colonel Henry aurait simplement envoyé un employé de son bureau, un subalterne, avec un ordre écrit, pour qu’on lui livrât le dossier de mon père. Et M. Hennet, après avoir cherché et trouvé le dossier, se serait contenté de le remettre au subalterne, sur un simple récépissé. Puis, à quelques jours de là, en rendant le dossier, le subalterne aurait tout bonnement repris le récépissé. De sorte qu’il ne reste de la communication que les souvenirs naturellement très vagues de M. Hennet. Nous ne saurons jamais le jour exact de la livraison du dossier, ni le jour où il a été rendu, ni par conséquent le temps qu’il a pu rester entre les mains du colonel Henry. Et, comme je m’étonnais de cette extraordinaire façon d’agir dans une grande administration, M. Raveret a bien voulu me répondre que toutes les communications ne se font heureusement pas ainsi. Elles sont d’ordinaire notées sur un registre avec les dates, ainsi qu’avec les conditions dans lesquelles elles sont faites. Seulement, il paraît que les « communications confidentielles » ne doivent laisser aucune trace. Et il est vraiment très fâcheux que la communication du dossier de mon père au colonel Henry ait été « confidentielle ». Mais il y a beaucoup mieux. Grâce aux quelques questions que j’ai eu l’autorisation de poser, et auxquelles MM. Raveret et Hennet ont bien voulu répondre, j’ai pu me faire une idée assez exacte de l’état dans lequel dorment, par centaines de mille, les dossiers de nos officiers, aux archives administratives. Je parle de ceux qui datent de quarante, de cinquante, de soixante ans, et davantage. Le dossier de mon père était là depuis soixante-six ans, c’est un bel âge. On s’imagine donc aisément cette nécropole, cet amas considérable endormi sous la poussière, au fond de casiers vénérables. On ne les fouille naturellement plus pour les « besoins administratifs », comme dit M. Cavaignac. Ils sommeillent dans le respect de l’oubli, ils sont retournés aux limbes des choses effacées, inexistantes. Je crois savoir que les recherches utiles n’y peuvent être faites que grâce à un système de fiches, dont la collection est sous clef, au fond d’une armoire. Mais ils n’en sont pas moins là, à la merci des générations nouvelles, sous l’unique protection de l’insignifiance et de l’indifférence où ils reposent. Et la chose terrible est que les anciens, c’est-à dire les plus nombreux, n’ont pas de bordereau, et que les pièces qu’ils contiennent ne sont pas même cotées. Ils n’ont par conséquent pas d’existence régulière, le premier venu peut y ajouter ou en enlever des pièces, y substituer des pièces à d’autres pièces. Qui le saurait, qui pourrait le prouver ? Cela fait trembler, lorsqu’on songe que là dort l’honneur de l’armée, tout le secret redoutable des fautes cachées et pardonnées, les dossiers de tous les chefs, que personne ne doit connaître, et qu’un employé criminel ou simplement sectaire peut adultérer impunément, en y introduisant des documents nouveaux, ou en retranchant ceux qui le gênent. C’est dans cet état que se trouvait le dossier de mon père, lorsqu’il a été communiqué au colonel Henry. Il était enfermé dans une chemise du temps, qui ne porte ni le nombre ni la nature des pièces. Ces pièces n’étaient pas cotées, et il n’existait pas de bordereau. Ces faits ont été reconnus par MM. Raveret et Hennet. Je crois qu’ils m’ont même dit que les pièces ne portaient pas, à ce moment, le timbre des Archives ; car, si toutes les pièces de tous les dossiers n’ont pas été timbrées à l’entrée, comment veut-on qu’on puisse les timbrer aujourd’hui, maintenant qu’elles sont entassées par millions ? Et ce n’est donc qu’en revenant des mains du colonel Henry que le dossier de mon père a pris tout à coup une importance, est devenu une chose grave, considérable et vivante. Il était sorti des limbes, de la nécropole où sommeillent dans la poussière les centaines de mille de dossiers vagues, retombés à jamais au néant. Il s’agissait à présent de ne pas l’y replonger, de le classer ailleurs, dans la série des dossiers qui comptent. Comme il rentrait dans la vie pour les « besoins administratifs », M. Hennet a reçu l’ordre de lui faire une toilette ; et il l’a pourvu d’abord d’une belle chemise neuve, avec toutes sortes de lettres et de chiffres, correspondant à des classifications ; puis, il a coté soigneusement les pièces au crayon bleu, et il a dressé de ces pièces un bordereau très exact. Enfin, le dossier de mon père avait une existence régulière. Il était temps. Tel est, dans sa forme nouvelle, le dossier qui m’a été mis sous les yeux. Si je dois ignorer toujours le nombre et la nature des pièces qu’il contenait, lorsqu’il a été confié à la loyauté du colonel Henry, vers la première quinzaine de mars 1898, j’ai pu constater qu’il se compose aujourd’hui de trente pièces, inscrites sous vingt et une cotes. Le bordereau est, je crois, de l’écriture de M. Hennet, et il est ainsi signé : « Clos le présent bordereau à trente pièces, contenues sous vingt et une cotes, le 8 juin 1898. Le chef du bureau : Raveret. » Je me permets de trouver ce mot « clos » tout à fait fâcheux, car il éveille je ne sais quel dossier ouvert à toutes les pièces que le vent apportait, et qu’on s’est décidé à clore, lorsqu’il a été plein. Mais ce n’est là qu’une impression, et je me contente de poser ici les faits, me réservant de les éclairer et de les discuter plus loin. Que l’on veuille bien retenir seulement la date du 8 juin 1898. J’en arrive au contenu du dossier actuel, aux trente pièces sous les vingt et une cotes. Mon vif désir serait de donner le bordereau tout entier, dont j’ai pris copie, ainsi que des pièces importantes, aidé de mon confrère et ami Jacques Dhur. Mais je prévois que toutes ces explications vont être bien longues, et je ne voudrais pas fatiguer l’attention. Je me bornerai donc à des indications générales. D’abord, des deux prétendues lettres du colonel Combe, publiées le 18 juillet 1898 par le Petit Journal, la première n’est pas là, ainsi que le général de Galliffet me l’écrivait, dans sa lettre du 16 décembre 1899. Elle a disparu, elle n’a jamais existé, nous verrons cela tout à l’heure. Ensuite, de la cote 1 que porte l’ancienne chemise, celle qui habillait le dossier dans la nécropole, à la cote 14 que porte la deuxième lettre Combe, il y a vingt-trois pièces, et l’on peut dire que ces pièces ont été en grande partie fournies par mon père, pour appuyer sa demande d’être réintégré dans la Légion étrangère, avec son grade de capitaine, qu’il avait obtenu autrefois, dans l’armée franco-italienne du prince Eugène Napoléon. C’était un droit, on lui demandait donc de produire ses états de service, et il envoyait tout un dossier qui se retrouve là, ses brevets, ses diplômes, les attestations de ses chefs. M. Judet, qui a demandé et obtenu, lui aussi, la communication du dossier, s’empressera certainement, sur la lecture de ces pièces, de rectifier la biographie mensongère et diffamatoire qu’il a publiée de mon père, en le représentant comme un aventurier chassé de partout, de l’armée italienne et de l’armée autrichienne. Mon père était né en 1795. Il y a là une pièce qui le montre élève du roi Napoléon à l’École militaire de Pavie, du 13 octobre 1810 au 10 avril 1812, caporal le 8 mars 1811, fourrier le 12 mai 1811. II y a une pièce, son brevet d’officier, qui le montre sous-lieutenant au quatrième léger, le 10 avril 1812, et lieutenant dans l’artillerie royale, le 15 juillet 1812. Il avait alors dix-sept ans. Il y a une pièce qui, après la dislocation de l’armée italienne, le montre comme lieutenant dans la première batterie légère austro-italienne. Il y a sa démission, lorsqu’il crut devoir quitter la nouvelle armée. Il y a une lettre de lui où il explique que de 1812 à 1814 il a servi sous le prince Eugène Napoléon, que de 1814 à 1820 il a servi dans un régiment italien qui passa au service de l’Autriche, qu’il n’a donné sa démission qu’à la suite « de la loi barbare du gouvernement autrichien, au moyen de laquelle et par bonté souveraine (expression de la loi) on introduisait, à la fin de 1819, la bastonnade dans les régiments italiens dont je faisais partie ». Il y a encore un brevet d’associé correspondant de l’Académie des sciences, des lettres et des arts de Padoue. Il y a enfin des pièces relatives au projet d’un système nouveau de fortification, que mon père avait déposé au ministère de la guerre, et sur lesquelles je reviendrai plus loin. Tel est le gros du dossier, tout un ensemble admirable qui explique comment mon père, dans une heure difficile, où tout lui manquait, loin des siens, voulut rentrer au service de la France, qu’il avait déjà servie, et obtint, en juillet 1831, d’être réintégré comme lieutenant dans la Légion étrangère. Ensuite, avec la demande de démission du 3 juillet 1832, et la lettre que le général Trézel écrivit pour la transmettre, arrive la lettre Combe, sous la cote 14. Et ces trois pièces ne sont plus suivies que de six autres, des lettres de bureau à bureau sur les difficultés que souleva la démission, définitivement acceptée par le roi, le 30 octobre 1832, et une note enfin établissant que mon père rentra en France et fut débarqué à Marseille, le 24 janvier 1833. On voit la coupure que fait la lettre Combe. Et quel extraordinaire dossier ! Il semble qu’une tempête ait soufflé dedans, avant que le bordereau et les cotes de M. Hennet lui aient donné une figure décente. La lettre Combe annonce huit pièces : elles n’y sont pas, elles ont disparu, on ne peut savoir où elles se sont envolées. Des trous sont partout. On trouve bien la pièce qui accuse mon père, on ne trouve pas celles qui devraient m’expliquer son cas, sa défense, ce qu’il a répondu. Si mon père a été emprisonné, il a subi un interrogatoire ; et s’il a fait des aveux, où sont-ils ? Un choix semble avoir été fait, pour qu’il n’y ait plus ainsi, au dossier, que l’accusation. Et l’accusation, cette lettre Combe, car elle seule accuse, combien elle nous est apparue singulière, à Mᵉ Labori, à Jacques Dhur et à moi ! Le papier est du temps, un peu trop vieilli peut-être. L’encre aussi paraît ancienne. Mais la pièce ne porte ni en-tête, ni cachet, si ce n’est le cachet des Archives, apposé par M. Hennet en 1898, je crois. Une ligne, d’une main plus pesante, a été sûrement ajoutée à la fin. La dernière lettre de la signature, l’e muet, a été reprise et surchargée, comme pour recouvrir une autre lettre, ce qui fait que Combe est écrit là sans s, malgré l’acharnement qu’on a mis partout à écrire Combes, avec une s. D’ailleurs, ce n’étaient là que quelques remarques matérielles, faites dans un premier examen. Je réserve, pour les discuter tout à l’heure, les caractères moraux. Et l’on comprend donc que, lorsque je suis sorti de cette première visite aux Archives, j’ai décidé, avec Mᵉ Labori, d’écrire de nouveau au ministre de la guerre, pour lui en faire connaître les résultats et pour lui adresser trois nouvelles demandes. D’abord, je le priai de bien vouloir ordonner des recherches, car il me semblait impossible qu’un dossier judiciaire n’existât pas, qui expliquerait le désordre et les trous du dossier administratif. Ensuite, je lui demandai de faire faire également des recherches au comité du génie, pour y découvrir le dossier du projet de fortification, avec plans à l’appui, que mon père avait soumis au ministre de la guerre en 1831. Enfin, je lui demandai de permettre qu’une expertise contradictoire fût faite sur la lettre Combe : il aurait désigné un expert, j’en aurais choisi un autre, et l’expertise aurait eu lieu, sur les pièces de comparaison que le bureau des Archives se serait chargé de fournir. J’avais écrit cette nouvelle lettre au général de Galliffet le 4 janvier dernier. Et, le 9 janvier, je recevais de son chef de cabinet, le général Davignon, une réponse qui a fait entrer mon enquête dans une nouvelle phase. Le général Davignon m’écrivait : « Le ministre de la guerre me charge de vous informer que l’examen auquel ont donné lieu les diverses demandes que vous lui avez adressées, après avoir pris une première communication du dossier de M. François Zola, et les recherches qui en ont été la conséquence, ont permis de retrouver dans les bureaux de la direction du contentieux et de la justice militaire, un autre dossier se rapportant à l’affaire concernant M. François Zola. » Et le général Davignon terminait en me disant que le ministre m’attendrait à son cabinet le samedi 13 janvier, pour régler dans quelles conditions le nouveau dossier me serait soumis. Le 13 janvier, je trouvai, dans le cabinet du général de Galliffet, le directeur du contentieux et de la justice militaire, M. le contrôleur général Cretin, un conseiller d’État, détaché au ministère de la guerre, depuis quelques mois seulement. Je veux tout de suite dire la haute impartialité et la grande obligeance que j’ai trouvées en lui. Il avait rédigé sur mes trois demandes un court rapport, dont le ministre voulut bien me donner lecture. L’expertise contradictoire n’était pas acceptée, pour des raisons que j’aurai à dire plus loin. Des recherches allaient être faites au comité du génie. Enfin, il était entendu que M. le contrôleur général allait me donner connaissance du nouveau dossier découvert. J’ai remercié vivement le général de Galliffet, et j’ai suivi M. Cretin dans son bureau, où il a mis le dossier à ma disposition. Encore un dossier dans une véritable chemise du temps, mais toujours un dossier sans bordereau ni cotes. C’est désolant, ces vieux dossiers du ministère de la guerre sont vraiment trop à la merci du vent qui souffle. D’ailleurs, je n’ai trouvé là qu’une pièce intéressante, une lettre du duc de Rovigo, que les autres pièces, sept ou huit, des lettres de bureau à bureau, ne font qu’appuyer. Et, avant de me retirer, j’ai pu prendre immédiatement copie de cette lettre, qui a pour moi une importance considérable. Je donne donc cette lettre en entier. Il faut remarquer que le duc de Rovigo était alors le commandant en chef de notre corps d’occupation, à Alger, que le général Trézel était son chef d’état-major, et que le colonel Combe, commandant la légion étrangère, se trouvait naturellement sous ses ordres. « Par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser le 27 août dernier, vous désapprouvez que le sieur Zola, lieutenant à la légion étrangère, ait été mis en liberté en attendant que Votre Excellence ait prononcé sur la démission de cet officier. Je regrette que, dans la lettre que le chef de l’état-major vous a écrite, le 15 juillet, sur cette affaire, il n’en ait pas donné tous les détails ; mais le rapport du colonel de la légion devait y suppléer. Voici les faits : « Dans les premiers jours de mai, le lieutenant Zola disparut de son régiment, et l’on trouva sur le rivage, près d’Alger, des vêtements qui furent reconnus lui avoir appartenu. La première idée qu’eurent ses chefs fut qu’il s’était noyé volontairement ou par accident ; mais ses liaisons connues avec la femme d’un ex-sous-officier réformé, nommé Fischer, qui venait de s’embarquer pour la France, firent soupçonner qu’il pouvait être avec eux. La vérification des magasins d’habillement et des comptes du sieur Zola constatait un déficit. C’était un nouveau motif pour rechercher cet officier. On visita donc le bâtiment sur lequel étaient Fischer et sa femme, il ne s’y trouva pas ; mais on découvrit une somme de 4,000 francs, dans une de leurs malles. Ils prétendirent d’abord qu’elle leur appartenait, puis avouèrent que 1,500 francs y avaient été déposés par Zola. Ils furent débarqués et conduits en prison. Alors, celui-ci écrivit au général en chef que, s’il voulait lui donner sa parole d’honneur qu’on ne le mettrait pas en jugement, il se présenterait lui-même, ferait régler ses comptes et payerait le déficit qui serait reconnu. Le conseil d’administration de la légion étrangère craignait que ce déficit ne fût considérable et ne retombât sur lui, si l’on ne retrouvait pas M. Zola. La somme trouvée dans la malle de Fischer n’offrait que 1,500 francs qui pussent être saisis, puisque le sous-officier prouvait par actes authentiques qu’il avait reçu d’Allemagne 2,500 francs peu de temps auparavant. M. Zola n’était encore soupçonné que de mauvaise administration. Il n’y avait pas de plainte juridique contre lui. On devait donc saisir cette ouverture, et je n’hésitai point. Cet officier serait même resté libre si je n’eusse craint que, pendant le règlement de ses comptes, il ne disparût de nouveau. Tout le reste de cette affaire est connu de Votre Excellence. Elle n’y verra certainement pas de mesures illégales et contraires aux principes de la justice. Je n’ai point exercé les pouvoirs d’une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, puisqu’il n’y avait pas de plainte juridique. « Quant à ce qui concerne les droits du conseil d’administration de la légion étrangère, ils ont été pleinement satisfaits, et il a donné quittance. Comment pourrait-il maintenant dresser une plainte et à quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d’informer contre un homme qui a rempli tous les engagements qu’il avait pris ? « Il m’est donc impossible de revenir sur cette affaire entièrement consommée et je n’ai plus qu’à attendre la décision de Votre Excellence sur la démission demandée par M. Zola. « Le colonel de la légion étrangère n’avait pas joint à son rapport l’acte par lequel le sieur Zola renonce à son rang et à ses droits dans l’armée française, parce qu’il craignait que cette pièce ne s’égarât. Je lui en ai fait faire une copie certifiée par le chef de l’état-major général, et il vient de m’envoyer l’original que je joins à la présente. « Je saisis cette occasion pour vous renouveler, monsieur le maréchal, l’assurance de mon profond respect. Cette lettre n’est pas encore toute la vérité sur le cas de mon père, que ma piété filiale espère bien expliquer un jour. Mais elle est le trait de lumière qui me guidera, une note enfin sage et juste, que je puis accepter, en attendant d’en savoir davantage. Demain, je comparerai la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre du colonel Combe, je discuterai les diverses parties de mon enquête et je pourrai conclure. #### II Il y a d’abord, lorsqu’on compare la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre Combe, des contradictions matérielles sur des points de détail. Ainsi, chez le premier, la somme trouvée dans la malle des Fischer est de quatre mille francs, dont quinze cents francs appartenaient à mon père, tandis que, chez le second, il s’agit de quatre mille quatre-vingt-dix francs sur lesquels mon père en a déposé deux mille. Chez le premier encore, les Fischer se rendaient en France, tandis que, chez le second, ils partaient pour Naples. Mais il y a une contradiction matérielle plus grave. La lettre Combe se termine par ces mots : « Ci-joint la démission du lieutenant Zola, accompagnée d’une déclaration dans laquelle il renonce à ses droits et rang dans l’année française ». Et je lis avec stupéfaction la fin de la lettre du duc de Rovigo, où il explique que, le colonel Combe n’ayant pas envoyé cette pièce, de peur qu’elle ne s’égarât, il finit par l’envoyer, lui, après en avoir fait faire une copie certifiée. Comment concilier cela ? comment le colonel Combe peut-il dire qu’il envoie la pièce, puisque le duc de Rovigo raconte que ce colonel a eu peur qu’elle ne fût perdue, et l’a gardée ? Si l’on passe aux contradictions morales, elles apparaissent plus extraordinaires encore. À Paris, dans les bureaux de la guerre, on ignorait les faits, on pouvait s’étonner que mon père ne fût pas poursuivi ; et, d’après la lettre du duc de Rovigo, la situation est nettement celle-ci : Paris pour les poursuites, le haut commandement d’Alger contre les poursuites. Alors, tandis que le duc de Rovigo et son chef d’état-major, le général Trézel, couvrent en quelque sorte la personne de mon père, nous avons la surprise de voir leur subordonné, le colonel Combe, l’attaquer avec une violence inouïe. Il est le seul, là-bas, qui tienne un langage si outrageant. Comparez le ton de sa prétendue lettre avec le ton des lettres de ses chefs, c’est un homme que la colère emporte, à côté d’hommes froids et sages. Et le stupéfiant est que, par son grade de colonel, il présidait le conseil d’administration du régiment, que la lettre du duc de Rovigo nous montre si inquiet, sentant sa responsabilité engagée, craignant d’avoir à payer le déficit, ayant donc le vif désir d’accepter l’offre que faisait mon père de mettre ses comptes en règle, pour en obtenir quittance. Dès lors, comment s’expliquer l’attitude de cet étrange colonel qui va contre l’intérêt du conseil d’administration qu’il préside, et qui fait tout ce qu’il faut pour en aggraver la responsabilité ? À cela, il est vrai, on peut répondre que le colonel Combe n’avait pris le commandement de la légion étrangère que depuis une quinzaine de jours, car il n’était débarqué à Alger que le 24 juin, comme je le prouverai tout à l’heure, pour une autre démonstration. Il n’avait donc pas de responsabilité personnelle, dans une affaire qui durait depuis cinq grandes semaines, et qui était finie à son arrivée. Mais alors, outre qu’il est singulier de voir un colonel bousculer ainsi, au débotté, un conseil d’administration qu’il allait présider désormais, comment pouvait-il parler avec cet emportement d’une affaire qu’il ne connaissait pas, qui s’était passée avant son débarquement, dont il ne tenait les détails que de seconde main ? Et, quand même, il devait savoir qu’il allait contre le désir de ses chefs, qu’il les contrecarrait. Le duc de Rovigo lui avait fait évidemment demander par le général Trézel un rapport, pour en finir, et le rapport authentique serait ce rapport exaspéré qui tendait à ce que tout recommençât ! Et ils auraient accepté cet acte de révolte, et ils auraient envoyé ce rapport ! N’y a-t-il pas là des étrangetés, des obscurités qui déconcertent, qui permettent toutes les suspicions ? Ces suspicions, je les dirai nettement, bien qu’il ne puisse s’agir que d’hypothèses. Je suis retourné au bureau des Archives, en compagnie de Jacques Dhur ; et, pendant que je copiais les pièces importantes du dossier, les étudiant dans tous les sens, en les examinant à la loupe, une conviction s’est faite en moi. Elle m’est évidemment personnelle, et elle ne repose que sur le raisonnement. D’abord, il y a eu disparition de pièces, car, même après la communication du dossier judiciaire, je continue à m’étonner de l’absence totale de toute pièce prouvant les accusations du colonel Combe, expliquant la conduite de mon père. Pourquoi la lettre de ce dernier, dont parle le duc de Rovigo, lettre si importante, dans laquelle il prenait l’engagement de mettre sa comptabilité en règle, n’est-elle pas au dossier ? Elle en valait la peine, rien ne m’ôtera de l’idée que mon père s’y justifiait, disait dans quelle erreur il était tombé ; et c’est sans doute pour cela qu’elle a disparu. Elle est allée rejoindre les huit pièces qu’on cherche inutilement, ainsi que les pièces qui ont laissé des trous et qui constituaient sans doute la défense. Ensuite, il a pu y avoir substitution de pièce, je veux dire qu’on a pu remplacer le rapport véritable du colonel Combe par l’étrange rapport qui se trouve aujourd’hui au dossier. Que le colonel Combe ait fait un rapport, cela est hors de doute. Mais que ce rapport soit celui qu’on m’a présenté, je sens en moi toute une révolte de la raison et de la logique qui ne peut accepter cela. J’avais demandé une expertise contradictoire, et le petit rapport de M. le contrôleur général Cretin, que le ministre de la guerre a bien voulu me lire, expose les raisons qui n’ont pas permis qu’on me l’accordât. En premier lieu, on a pensé que les experts en écriture étaient tellement discrédités en ce moment, qu’une nouvelle expertise ne ferait la conviction de personne : on dirait une fois de plus que les experts sont des ignorants, ou bien qu’on les a achetés. En second lieu, on se trouvait de nouveau devant « la chose jugée », puisqu’il existe une ordonnance de non-lieu du juge d’instruction Flory, disant que la lettre Combe lui a paru authentique ; et un ministre ne pouvait faire procéder à un examen, qui aurait peut-être détruit cette affirmation. Cependant, on m’autorisait à faire examiner la pièce par qui je voudrais, pour ma satisfaction personnelle. Et c’est ce que je me suis décidé, après réflexion, à ne pas faire en ce moment, pour des raisons multiples. Une d’elles est que cet examen serait sans aucune sanction possible et ne ferait que compromettre le brave homme qui s’y livrerait. Et une autre raison, la raison décisive, est que les pièces de comparaison manquent, car les Archives ne me livreraient pas les pièces confidentielles qu’elles ont sans doute du colonel Combe, et je ne pourrais d’ailleurs accepter en toute confiance que des pièces venues d’une autre source, attendu que, s’il y a faux, le doute me resterait toujours que la pièce de comparaison qu’on me soumettrait serait peut-être justement celle qui aurait servi à faire ce faux. J’attends, j’ai assez conquis de vérité déjà pour espérer qu’une circonstance me permettra de faire toute la lumière un jour. Cette idée de suppression et de substitution de pièces s’ancre en moi davantage encore, lorsque je discute avec les faits et que je tâche de les établir dans l’ordre où ils ont dû s’enchaîner. Je ne crois pas que les indiscrétions sur le dossier viennent du bureau des Archives. Il dormait là de l’éternel sommeil, tous l’ignoraient. L’indication est partie du dehors, et c’est sans doute une parole du général de Loverdo qui a donné l’éveil. Il revoyait mon père dans ses souvenirs d’enfance, il se rappelait une histoire survenue en Afrique, en 1832, comme il avait treize ans. Un reporter du Petit Journal, dans l’oreille duquel cette parole est peut-être tombée, a dû l’aller voir ; et l’on sait quelle virulente interview en est résultée, que d’ailleurs une autre interview a démentie en partie. À ce propos, je fais remarquer que j’ai vainement cherché, dans les deux dossiers, l’administratif et le judiciaire, une trace des efforts que le père du général de Loverdo, selon ce dernier, aurait faits pour sauver le mien d’un procès. Le nom de Loverdo n’est pas prononcé, c’est le néant. De même, il apparaît nettement, par les diverses pièces, que si mon père avait à régler ses comptes, l’argent dont il pouvait disposer lui a permis de les régler, sans s’adresser au dehors, ni en France ni en Italie. D’ailleurs, je laisse le général de Loverdo à ses souvenirs hésitants, et je dis simplement qu’il a été sans doute la cause initiale et involontaire, je veux le croire, de l’ignominie qui allait être commise. Voilà donc le Petit Journal en possession de ce renseignement, une affaire fâcheuse que mon père, lieutenant à la légion étrangère, aurait eue à Alger, en 1832. Il se peut, du reste, que le renseignement ne soit pas allé directement du général de Loverdo au Petit Journal, qu’il ait passé d’abord par certain bureau du ministère de la guerre. Mais le résultat est le même, que ce soit le journal qui ait prévenu le colonel Henry, ou que ce soit le colonel Henry qui ait porté l’affaire au journal. Donc le colonel, averti, a dès lors l’idée qu’un dossier de mon père doit exister aux Archives administratives, et il n’y a qu’un pas à cette autre idée de le demander, pour savoir ce qu’il contient. Seulement, ici, je me permets de ne pas accepter strictement la version qui m’a été donnée. Henry n’était pas encore, je crois, titulaire du bureau de la statistique, il le dirigeait simplement sous les ordres du général Gonse ; et comment accepter que le bureau des Archives ait ainsi remis un dossier secret, sur une demande de sa part au subalterne qu’il envoyait, et dans lequel il me semble deviner l’archiviste Gribelin ? Il est bien fâcheux qu’on ait détruit l’ordre, car j’imagine qu’on y aurait trouvé le nom du général Gonse. Pour moi, il est impossible que les grands chefs ne soient pas intervenus et n’aient pas eu connaissance de l’existence et de la demande du dossier, sinon de l’usage qu’on a fait de la lettre Combe. Mais il y a mieux, et c’est ici le ministre lui-même, le général Billot en personne, qui entre en scène. L’histoire est assez intéressante. Sur le bordereau, dressé par M. Hennet et clos le 8 juin 1898 par M. Raveret, j’avais remarqué qu’à la cote 14, la mention de la lettre Combe était suivie de cette remarque entre parenthèses : « Huit pièces sont annoncées jointes à cette lettre ; elles ne s’y trouvent pas et sont sans doute restées au bureau de la justice militaire. » Et, à la suite encore, il y a deux petites lignes, écrites d’une autre main, au crayon : « Il n’existe pas de dossier au bureau de la justice militaire. On s’en est assuré. » Lorsque je sus, par la lettre du général Davignon, que ce dossier existait et qu’on l’avait trouvé, je fus très surpris, l’annotation au crayon me revint à la mémoire. Et, comme, ce jour-là, je vis M. Raveret aux Archives, je me permis de lui demander, en lui montrant le bordereau : — Il y a là, monsieur, une annotation au crayon qui ne me paraît pas être de la main de M. Hennet. Qui donc a écrit cela ? — C’est moi, monsieur. — Ah !… Et vous êtes bien sûr, monsieur, qu’il n’existe pas un dossier au bureau de la justice militaire ? — Oh ! absolument sûr, monsieur. J’en ai reçu l’assurance. — Mais qui vous a renseigné ? — Le général Billot lui-même. Le général Billot ! J’avoue que ce nom, tombé là en coup de foudre, me stupéfia. Comment le général Billot pouvait-il savoir qu’il n’y avait pas de dossier judiciaire ? Il s’en était donc assuré, et les recherches avaient donc été bien mal faites, pour qu’on n’eût pas trouvé ce dossier, qui existait ? Mais alors le général Billot devait s’être occupé de toute l’histoire, il devait être au courant, il n’avait ignoré ni la demande du dossier, ni la communication. Remarquez que la chute du ministère Méline, dont le général faisait partie, est du 15 juin 1898, et que le général est resté chargé de l’expédition des affaires jusqu’au 29 juin, date de l’arrivée de M. Cavaignac au pouvoir. Or, la lettre Combe n’a été publiée par le Petit Journal que le 18 juillet, et le général Billot ne pouvait rien savoir par le dehors de la communication du dossier, c’était donc qu’il y avait une question du dossier au ministère. Tout cela donne lieu aux suppositions les plus inquiétantes. J’ai voulu savoir s’il avait fallu des prodiges d’intelligence pour retrouver le dossier judiciaire, et j’ai demandé à M. le contrôleur général Cretin si les recherches avaient donné beaucoup de peine. — Oh ! mon Dieu, non ! m’a-t-il répondu, le temps matériel de faire les fouilles nécessaires. Je n’ose risquer des hypothèses. Celle qui s’est invinciblement emparée de mon esprit est que, si l’on a eu connaissance de la lettre du duc de Rovigo, et si l’on a préféré la replonger dans l’oubli poudreux des documents qu’on ne trouve plus, c’était donc qu’on préférait ne pas affaiblir, en la produisant, les virulences du colonel Combe. Elle mettait sur la voie de la vérité, elle gênait, elle devait dormir. Puis, je me suis dit tout d’un coup que M. Hennet, lorsque le colonel Henry lui avait renvoyé le dossier, ne devait pas avoir donné à ce dossier une belle chemise neuve, ni l’avoir pourvu de cotes et d’un bordereau, pour le plaisir de cette besogne singulière, et de sa propre autorité. Il obéissait sûrement à un ordre supérieur, en ne replaçant pas le dossier dans la nécropole commune, en le classant parmi les documents sérieux et utiles. Mais alors, dès ce moment, le ministre s’occupait donc de ce pauvre dossier ? Rapprochons les dates. M. Hennet dit l’avoir communiqué dans la première quinzaine de mars au colonel Henry, qui ne l’aurait pas gardé longtemps. J’ai fait remarquer le vague de ces indications. La seule date certaine est celle du 8 juin 1898, à laquelle M. Raveret a « clos » le bordereau. C’est le 23 et le 25 mai que M. Judet avait commencé sa campagne, et il n’a donné les lettres du colonel Combe que le 18 juillet, près de deux mois plus tard. Or, comme le général Billot n’a quitté le ministère que le 29 juin, il semble bien que le dossier de mon père a été organisé sous ses ordres, de même que le dossier Dreyfus allait être organisé sous les ordres de M. Cavaignac, dès son arrivée au pouvoir. Je ne cite que des faits, et je ne veux que justifier mes doutes et mes soupçons, en établissant par quelles mains la mémoire de mon père est passée, et dans quel foyer de basses intrigues elle est tombée, comme une proie de scandale et d’ignoble vengeance. Avant de conclure, je veux parler d’un dossier encore, d’un troisième dossier qui doit exister au ministère de la guerre, que l’on y cherche en ce moment, mais dont je n’ai pu jusqu’ici prendre connaissance. D’ailleurs, j’ai déjà en main assez de documents pour en parler avec quelque utilité. Il s’agit du projet que mon père avait présenté au ministre de la guerre d’un nouveau système de fortification, avec plans à l’appui. Dans le dossier administratif où se trouve la lettre Combe, dans ce dossier qui devait être si écrasant pour la mémoire de mon père, j’ai découvert des pièces qui me seront très précieuses, car elles me permettront de documenter un livre que je veux écrire, une Vie de François Zola. Ainsi, je donne ici une de ces pièces : | MINISTÈRE DE LA GUERRE — | | BUREAU DU GÉNIE SECTION DU MATÉRIEL — | | Invitation de faire parvenir la description du nouveau système de fortification dont il est l’inventeur. | « Paris, 14 avril 1831. | « J’ai reçu, monsieur, la lettre que vous m’avez écrite le premier du mois courant, et par laquelle vous demandez à me soumettre un nouveau système de fortifications dont vous êtes inventeur. « Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de satisfaire le désir que vous paraissez manifester de m’exposer votre plan de vive voix. Mais, dans le cas où vous voudriez me faire parvenir la description du nouveau système dont vous parlez, en y joignant tous les dessins et tous les détails que vous jugerez utiles, pour en indiquer les avantages avec toute l’étendue convenable, je pourrai le faire examiner, et j’aurai soin de vous faire ensuite connaître le résultat de l’examen qui aura lieu. « Recevez l’assurance de ma considération. Et j’ai trouvé également dans le dossier la note suivante, qui confirme la lettre qu’on vient de lire : « Monsieur le lieutenant d’artillerie Zola a présenté au ministre de la guerre une notice, avec plans à l’appui, sur une espèce de fortification applicable à Paris. Cet ouvrage a été envoyé au comité du génie pour être examiné, et M. le lieutenant-général Nugues m’a chargé de cet examen. « Je n’ai pu encore que jeter un coup d’œil superficiel sur cet ouvrage ; mais il m’a paru annoncer dans son auteur un esprit d’observation et de calcul qui pourrait s’appliquer avec succès à toute autre chose ; ses dessins sont corrects et bien présentés ; et je ne doute pas que M. Zola ne pût remplir avec distinction la place de capitaine qu’il sollicite, en ce moment, dans la légion étrangère. « À Paris, le 4 mai 1831. Mon père, nommé lieutenant dans la légion étrangère, partit pour l’Afrique, et son projet de fortification dut dormir dans quelque casier du ministère. Après l’obscure aventure où il se trouva compromis, il revint à Marseille, ouvrit un cabinet d’ingénieur, s’occupa du nouveau port qu’il était question de construire, sollicita et obtint du prince de Joinville une audience pour être autorisé à donner le nom de « Docks Joinville » à tout un système nouveau de magasins qu’il avait imaginé, puis revint enfin à son projet de fortification, lorsque les discussions s’ouvrirent sur la façon de fortifier Paris. Le 20 septembre 1840, il écrivit une longue lettre à M. Thiers, alors président du conseil. Ensuite, il voulut voir le roi Louis-Philippe lui-même, il s’adressa à l’aide de camp de service pour demander une audience au roi ; et sa lettre commence ainsi : « En 1836, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Sa Majesté par le général comte d’Houdetot. Aujourd’hui, une question plus grave m’impose le devoir de solliciter de Sa Majesté une nouvelle audience… » Voici la double réponse qu’il reçut : | AIDE DE CAMP de service près du roi | « Palais de Saint-Cloud, 9 octobre 1840. | « L’aide de camp de service a l’honneur d’informer M. Zola que sa demande d’audience a été mise sous les yeux de Sa Majesté et qu’il s’empressera de lui transmettre les ordres du Roi aussitôt qu’il les aura reçus. « Le Roi a ordonné que la pièce qui accompagnait la lettre de M. Zola fût renvoyée à M. le ministre de la guerre, et ce renvoi a été immédiatement effectué. » * MINISTÈRE DE LA GUERRE — * cabinet du ministre « Le ministre de la guerre désirerait s’entretenir avec M. Zola de l’objet d’une lettre qu’il a écrite au Roi avant-hier, et il lui serait obligé de vouloir bien passer à son cabinet, ce soir vers six heures, en apportant les documents qu’il se proposait de soumettre à Sa Majesté. « Samedi, 10 octobre 1840. Ce sont ces diverses pièces qui m’ont fait penser qu’un dossier devait exister au comité du génie. Et l’on comprend aisément que ce dossier-là m’intéresse autant que les deux autres. N’est-ce pas extraordinaire, ces trois dossiers, à des angles si différents, l’un d’où l’on sort la lettre Combe, l’autre où je découvre la lettre Rovigo, le troisième qui doit dire les grands travaux de mon père ? Ainsi un pont est jeté par-dessus les événements de 1832. Mon père a déposé son projet dès 1831 ; et voilà, quatre années après que l’histoire de sa démission a été portée jusqu’au roi, voilà le roi qui le reçoit en 1836, sur la présentation du général comte d’Houdetot ; et, après quatre années encore, en 1840, voilà qu’il est reçu par le ministre de la guerre, auquel il expose son système nouveau de fortification. Le roi ne se souvenait donc pas ? on avait donc perdu la mémoire, au ministère de la guerre ? Comment veut-on que j’admette une tache ineffaçable, lorsque je vois ainsi mon père rentrer partout le front haut ? La vérité n’est-elle pas aveuglante, et ne comprend-on pas qu’il avait expliqué sa conduite et que rien ne restait de son erreur possible d’un moment ? Avant le mois de mai 1832, le dossier administratif dit lui-même quel homme remarquable était mon père : il parlait et écrivait trois langues, l’italien, le français, l’allemand ; il pouvait produire les meilleurs états de service, lieutenant dès l’âge de dix-sept ans ; il avait aidé, en Allemagne, à l’exécution des plus remarquables travaux. Après le mois de janvier 1833, d’autres documents le montrent d’une activité extraordinaire, se dévouant à la France, s’occupant du port de Marseille, des fortifications de Paris, du canal qui devait porter son nom, à Aix. Et partout où il passe, il est respecté, il est aimé. Et, lorsqu’il meurt, en 1847, il laisse la mémoire d’une grande intelligence et d’un bienfaiteur. Comment veut-on que je croie à la parole de ceux qui le couvrent d’outrages et que je ne mette pas en doute l’authenticité des documents qui font de lui le dernier des misérables ? En concluant, je ne reculerai pas devant la douloureuse nécessité où l’on croit m’acculer, de dire mon sentiment personnel sur l’histoire obscure de 1832. On pense bien qu’elle me hante, j’ai passé des nuits à la discuter, à tâcher de la comprendre. Et elle reste si étrange, elle prête à des hypothèses d’une psychologie si singulière, qu’en l’absence de tout document certain, je n’ose me prononcer. Une femme est certainement au fond de l’aventure. Seulement, quel a été son rôle exact ? Cet argent qu’elle emportait, mon père le lui avait-il donné ou l’avait-elle pris ? Quand un officier comptable glisse à des malversations, c’est d’ordinaire par petites sommes, aussitôt dépensées, au jeu ou ailleurs. Mais voit-on jamais une somme amassée, emportée ainsi qu’un butin ? Comment mon père, homme d’intelligence et d’avenir, qui avait si ardemment demandé à être réintégré dans son grade, aurait-il pu risquer si sottement sa situation ? Et puis, quelle complication dramatique, un faux suicide, la femme arrêtée, mon père accourant alors pour la sauver. Si je n’avais pas le cœur si meurtri, je dirais qu’il y a là le sujet d’un mélodrame, où toutes les bonnes gens iraient pleurer. C’est bien dur à accepter, une pareille histoire, et en admettant qu’elle soit exacte, ce qu’aucun document ne m’a encore prouvé, que veut-on que j’en dise de raisonnable, sinon que, si mon père a réellement fait ces choses, c’est que mon père a eu son heure de folie comme bien d’autres ? Une femme avait passé, et il était fou, jamais un homme tel que lui n’aurait commis une série d’actes si extravagants, sans avoir sur sa nuque ce vent de démence que la passion souffle parfois. Car enfin pourquoi fuyait-il, puisqu’il est revenu régler ses comptes et payer ? Pourquoi toute cette crise d’agitation et de volontés contraires, puisque cela s’est dénoué dans le calme, dans la lucidité parfaite d’un homme qui remet tout en ordre et à qui l’on donne quittance ? J’ai admis la femme. Mais il y a encore d’autres hypothèses. Les temps étaient terribles en Algérie, en 1832. Un petit lieutenant chargé de l’habillement, dont les comptes ne sont pas en ordre, voilà une belle affaire, lorsque le meurtre et le pillage étaient partout. L’or ruisselait dans les poches, sans qu’on pût dire toujours d’où il venait. Et qui sait si mon père était le seul compromis, s’il n’y avait pas, derrière lui, d’autres têtes plus hautes qu’on désirait sauver ? Je ne veux pas citer des histoires que je connais, mais j’en suis à me demander sérieusement si, lorsque le roi Louis-Philippe a accepté la démission de mon père en 1832, et lorsque le général comte d’Houdetot le lui a présenté en 1836, il n’avait pas reçu les explications indispensables, qui innocentaient l’officier démissionnaire. Ces hypothèses sont légitimes, car, sans elles, je défie bien qu’on puisse comprendre le rôle public et honoré que mon père a joué ensuite jusqu’à sa mort. Et, alors, voilà donc ce qu’on a fait, lorsqu’on a porté au Petit Journal les prétendues lettres Combe. D’abord, on s’est cru tout permis, les pièces supprimées, les pièces altérées, les pièces inventées, on s’est dit : « Ça ne se saura pas », du moment qu’on travaillait à pleines mains dans des dossiers secrets, à jamais cachés aux yeux des mortels. Comment prévoir que je les feuilletterais un jour ? Et, certain de l’impunité, on a ouvert ensuite la grande écluse des outrages, pour me noyer sous la boue, parce que, sans haine et sans peur, j’avais simplement voulu la vérité et la justice. Il s’agissait de me tuer, on a déshonoré la mémoire de mon père, afin de m’ouvrir le cœur en quatre et d’en faire couler tout mon sang. Il suffisait de lire les dossiers pour voir s’en dresser la figure d’un vaillant et d’un laborieux, et on ne les a lus que pour en extraire la pièce empoisonnée et menteuse. L’homme dormait depuis plus d’un demi-siècle dans sa tombe vénérée, on l’en a réveillé, on lui a craché à la face. Et même s’il y a eu, dans l’existence de cet homme, une heure de folie, et que cette heure fût ignorée de tous, rachetée par une vie d’éclatant travail, est-ce que ce n’est pas abominable d’avoir jeté cela en pâture aux basses passions politiques, d’avoir abusé du secret dont on avait la garde, en falsifiant, en mentant, en faisant un crime monstrueux d’une faute obscure, inexplicable, qui n’est pas même prouvée ? Telles qu’elles ont paru dans le Petit Journal, j’ai dénoncé comme fausses les deux lettres Combe, et je suis prêt à les dénoncer encore. Dès leur apparition, je me doutais par quelles mains suspectes elles avaient passé, je sentais en elles le produit de la fraude et de la haine. Aujourd’hui, j’ai l’aveu officiel que le faussaire Henry a travaillé à l’aise dans le dossier, lorsqu’il n’y avait encore ni bordereau ni cotes. Elles sont fausses ou falsifiées. La première est un faux avéré, avoué. Elle n’existe pas, elle ne peut pas exister, je défie qu’on m’en montre l’original. Et la preuve est facile à faire, car il est établi officiellement que le colonel Combe n’est débarqué à Alger que le 24 juin 1832. Voici la note qui a été copiée au ministère, dans l’historique sommaire de la légion étrangère : « Le 24 juin 1832, M. le colonel Combe débarque à Alger, venant prendre le commandement du régiment en remplacement du colonel Stoffel. Il apporte avec lui le drapeau que, par ordonnance du 9 novembre 1831, le roi donne à la légion. » Donc il n’était là que depuis dix-huit jours, lorsque, le 12 juillet, il écrivit sa seconde lettre. Et, comme la première est une réponse à une réponse qu’un général faisait à une autre lettre écrite par lui, il est matériellement impossible que toute cette correspondance ait tenu dans l’espace de dix-huit jours. Aussi a-t-il fallu retirer la lettre, on n’en parle plus. C’est un faux. Et, pour la seconde lettre, en admettant même que la pièce qui existe au dossier soit authentique, le texte en a été falsifié, tronqué, car ce n’est pas le texte qui a paru dans le Petit Journal. M. Cavaignac, dans sa lettre au garde des sceaux du 29 août 1898, ose dire : « La comparaison du texte, imprimé dans le Petit Journal, avec celui du rapport écrit de la main du colonel Combe, ne fait ressortir que des différences peu nombreuses qui ne dénaturent pas le texte original. » Nous allons bien voir. Je ne parle pas des mots changés, des mots supprimés. Mais deux passages de l’importance la plus décisive ont été omis, et cela volontairement, dans un but coupable, qu’il est facile de saisir. Voici le premier : » Cet homme (Fischer) était marié, et il avait existé longtemps entre lui, sa femme et Zola, des relations toutes particulières d’intimité, de ménage et de cohabitation, qu’on pouvait diversement interpréter. On n’avait fait cesser que les deux dernières, en envoyant Fischer à la Maison Carrée, la femme alla habiter Alger. » L’intention est ici manifeste, on supprime la femme Fischer, pour ne pas même laisser à mon père l’excuse passionnelle. Une femme dans l’affaire, comme je l’ai dit, c’était l’explication indulgente de bien des choses. Mais la suppression du second passage est encore plus grave. Voici ce passage : « Le sieur Fischer s’est offert à acquitter pour Zola le montant des dettes au payement desquelles les 2,000 francs saisis dans la malle ne suffiraient pas. Cette offre acceptée, tous les créanciers ont pu être payés, et le conseil d’administration couvert du déficit existant en magasin. » Mon père paye, le conseil d’administration lui donne quittance, et c’est justement cela qu’on supprime. Après les accusations féroces, qu’on imprime, on omet volontairement les lignes où il est dit qu’il a réglé ses comptes, qu’il n’a donc pas laissé de malversations derrière lui. On s’était dit le fameux : « Ça ne se saura pas. » Et cela ne serait pas une pièce falsifiée, cela ne serait pas un faux ! C’est un faux. Je ne connais pas M. Judet, je ne l’ai jamais vu, je ne me suis jamais occupé de lui. Parce que nous ne pensions pas de même sur une question de justice, il a écrit contre mon père et contre moi une page immonde. Je ne sais s’il a conscience de sa faute, qui pèsera lourdement sur sa mémoire. Moi, je l’ignorerai demain comme je l’ignorais hier, et je n’aurai plus qu’un peu d’amère pitié. Et, pour finir, j’en appelle de la lettre Combe à la lettre Rovigo, du colonel arrivé seulement depuis quelques jours, au général qui, depuis des mois, commandait en chef le corps d’occupation. Le duc de Rovigo a écrit ceci : « M. Zola n’était encore soupçonné que de mauvaise administration. » Et encore ceci : « Je n’ai point exercé les pouvoirs d’une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, parce qu’il n’y avait pas de plainte juridique. » Et enfin ceci : « À quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d’informer contre un homme qui a rempli tous les engagements qu’il avait pris ? » Cela me suffit, en attendant que je tâche défaire toute la vérité. #### III Un dossier encore, concernant l’ingénieur François Zola, vient d’être trouvé au ministère de la guerre. C’est le troisième, et il dormait aux archives du génie, où j’avais soupçonné son existence, sur les indications des documents que j’ai déjà entre les mains. Cette fois, il s’agit d’un dossier relatif au nouveau système de fortification, inventé par mon père et soumis par lui aux autorités compétentes. Mais l’examen de ce dossier me ramènera à la prétendue lettre Combe, et je crois bien que j’en tirerai une démonstration intéressante. J’ai donc reçu de M. le contrôleur général Crétin, le 26 janvier, une lettre où il était dit : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que, sur votre demande, M. le ministre a fait rechercher dans les archives du comité du génie, s’il existait trace d’un projet de fortification de Paris, présenté par M. François Zola, en 1840. Le dossier relatif à cette affaire vient de me parvenir, et M. le ministre m’autorise à vous en donner communication dans mon cabinet. » Je me suis par conséquent rendu le lendemain dans le bureau de M. le contrôleur général, que je tiens à remercier de son obligeance inépuisable. Et j’ai pris connaissance du dossier. Mais, avant de dire ce que j’y ai trouvé, il est nécessaire que j’éclaire un peu la question. Je rappelle donc que, dès 1830, mon père avait soumis son nouveau système au roi Louis-Philippe. En 1831, il avait demandé une audience au général Saint-Cyr Nugues, président du comité du génie, pour lui en montrer les plans, et, dans sa réponse du 14 avril, ce général lui avait conseillé de déposer ses plans, pour qu’il pût les faire examiner par un rapporteur. Cette lettre est au dossier administratif, ainsi qu’une note du rapporteur choisi, M. le maréchal de camp Prévost de Vernois, qui dit sa bonne impression après un rapide coup d’œil. J’insiste sur cette première présentation faite par mon père de son projet, en 1831, que les pièces ci-dessus mettent hors de doute, mais dont la trace n’a pas encore été retrouvée au comité du génie. Les recherches continuent. J’ajoute que l’idée de fortifier Paris était très impopulaire en 1831. Le projet de mon père n’avait aucune chance d’être accueilli, quelle que fût sa valeur, et il est certain qu’il le présentait surtout en inventeur désireux de faire connaître son mérite et de prendre date. D’ailleurs, il fut nommé, en juin, lieutenant dans la légion étrangère, il partit pour l’Afrique, et le projet se trouva naturellement enterré. Mais, en 1840, lorsque la fortification de Paris fut décidée, malgré l’opposition toujours vive, mon père naturellement reprit son projet, le présenta de nouveau au roi, le déposa une seconde fois au ministère de la guerre. Et remarquez qu’il était contre l’enceinte continue, qu’il soutenait le système des forts détachés, ce qui était alors considéré comme une idée baroque de novateur, indigne même d’un examen sérieux. J’ai déjà dit, dans un autre article, comment le projet, présenté au roi, fut renvoyé au ministre de la guerre, qui convoqua mon père le 10 octobre 1840, pour en causer avec lui. Et j’en arrive enfin au dossier qu’on vient de retrouver et où se trouve le dénouement de l’affaire. Ce dossier ne se compose que de trois pièces : 1ᵒ un rapport du 3 novembre 1840, du lieutenant-général Dode, directeur supérieur des travaux de fortifications de Paris, sur le mémoire de François Zola ; 2ᵒ une lettre transmissive (du même jour) dudit rapport au ministre de la guerre ; 3ᵒ la minute de la lettre adressée le 26 novembre 1840 à François Zola par le ministre de la guerre. Le rapport du lieutenant-général Dode n’est pas tendre. Imaginez un classique du temps, auquel un romantique aurait soumis des vers à césure brisée. En dévot fidèle des principes de Vauban, il bouscula fort ce novateur qui lui apportait l’avenir. Son rapport, de neuf grandes pages, est d’ailleurs très consciencieux, très bien fait, et je n’en citerai rien, car il y aurait cruauté à insister, après la terrible expérience de 1870, qui est venue donner si tragiquement raison à mon père. Voici simplement le début de la lettre dont il accompagna son rapport. Il écrivait au ministre : « Vous m’avez adressé, avec votre lettre en date du 29 octobre, un mémoire de M. Zola, ancien officier d’artillerie et actuellement ingénieur civil, qui a été présenté au roi et au président du conseil des ministres, puis renvoyé au ministère. » Et il termine en faisant remarquer qu’il ne s’agit plus de discuter des projets, mais d’exécuter immédiatement « le dispositif formellement arrêté au conseil des ministres et qui n’a été adopté qu’après avoir été longuement débattu par la commission de défense de 1836 ». C’était en effet la raison sans réplique, et la naïveté de mon père, seul et incompris, venant se mettre entre les mains de ce redoutable adversaire me fait sourire. Nous verrons mon père incorrigible. Il avait écrit deux lettres à M. Thiers, il en avait écrit une autre au roi, et il s’était même avisé de réunir tous ces documents en une brochure, sous ce titre : Lignes stratégiques pour la défense de la capitale du royaume, du territoire français et de l’Algérie, brochure qu’il avait ensuite fait distribuer à tous les membres du Parlement. À côté de données qui ont vieilli, il s’y trouve des parties surprenantes, prophétiques. C’est ainsi que, pour l’emplacement de ses tours détachées, il indiquait presque la ligne qu’on devait adopter pour les nouveaux forts, après 1870. Mais il y a là toute une étude trop longue, d’un singulier intérêt, que je ferai plus tard, dans le livre que je me propose d’écrire. Et j’en finirai avec le dossier retrouvé aux archives du génie, en donnant en entier la lettre écrite par le ministre à mon père. Je dirai ensuite pourquoi. « Vous aviez adressé à Sa Majesté, qui en a ordonné le renvoi à mon ministère, un mémoire sur le projet de fortifier Paris, dans lequel, critiquant les dispositions qu’on veut suivre, vous proposiez de substituer à ces dispositions, un système de tours qui, sous le rapport de la défense, de l’économie, du temps nécessaire à l’exécution, etc., etc., présenterait, disiez-vous, un avantage incontestable. « J’ai chargé monsieur le président du comité des fortifications d’examiner attentivement votre mémoire, et j’ai reconnu, d’après le rapport détaillé qu’il m’a soumis à cet égard, que vos idées sur la manière de fortifier Paris n’étaient pas susceptibles d’être accueillies. « Je me plais néanmoins à rendre justice aux louables intentions qui ont dicté votre démarche, et je ne puis que vous remercier de la communication que vous avez bien voulu faire au gouvernement de vos études sur cet objet. « Recevez, monsieur, l’assurance de ma parfaite considération. Le maréchal Soult ! Ce nom, au bas de cette lettre, m’a donné un éblouissement. Le ministère Thiers était en effet tombé le 29 octobre 1840, et un ministère Soult lui avait succédé, qui devait durer jusqu’à la fin de l’année 1847. Il y avait donc près d’un mois que le maréchal était au pouvoir, lorsqu’il eut à s’occuper du projet de mon père et qu’il signa la lettre qu’on vient de lire. Or la rencontre prodigieuse est que le maréchal Soult avait déjà été ministre de la guerre en 1832, et que c’était à lui qu’étaient arrivés le rapport Combe et la lettre Rovigo, et que c’était lui qui avait dû régler la question, si obscure aujourd’hui, de la démission de mon père. Le voyez-vous avoir affaire « au vil instrument de toutes les turpitudes humaines, à l’intrigant plein de mensonges, de déceptions et de vilenies », dont parle la prétendue lettre Combe, le voyez-vous se souvenant et écrivant avec cette courtoisie à mon père, que lui envoient le roi et le président du conseil ? Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas évident que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ? Mais je veux que la démonstration soit plus éclatante encore. Et pour cela je n’ai qu’à reprendre la vie au grand jour, les travaux considérables de mon père, depuis le 24 janvier 1833, date de son arrivée d’Alger à Marseille, jusqu’au 27 mars 1847, date de sa mort, dans cette ville de Marseille, à laquelle il s’était dévoué et qu’il aima tant. Depuis une semaine, je feuillette mes vieux papiers de famille, j’y fais à chaque instant des découvertes qui m’étreignent le cœur. Loin de se cacher, mon père, à son retour d’Alger, ouvre un cabinet d’ingénieur. Il habite la rue de l’Arbre de 1833 à 1835, il s’installe ensuite, de 1835 à 1838, au nᵒ 22 de la Cannebière, où il occupait trois dessinateurs et deux élèves. Le document le plus ancien que j’aie retrouvé, est une lettre du maire Consolat, dont le souvenir est resté si vif, une sorte de circulaire, datée du lᵉʳ août 1833, qu’il adressait à mon père, pour le prévenir que les essais proposés par diverses personnes pour améliorer l’éclairage des rues, commenceraient le 8 août, et pour le prier de se présenter à l’Hôtel de Ville, où on lui indiquerait les rues dans lesquelles les essais auraient lieu. Il n’était là que depuis cinq mois, et déjà le besoin de création le tourmentait, il se passionnait pour les travaux d’intérêt public. Il devait aussi plus tard, en 1838, lorsque le canal n’amenait pas encore les eaux de la Durance, rêver de soulager la ville, en attendant, par un moyen ingénieux. Et j’ai retrouvé la trace de ce projet, dans une brochure imprimée à Paris, chez Poussielgue, rue du Croissant. Le titre suffit à indiquer l’idée : « Lettre adressée à M. le maire et à MM. les membres du conseil municipal de la ville de Marseille, accompagnant le traité et le projet pour la distribution dans la ville de Marseille et sa banlieue des eaux provenant des crues de l’Huveaune. » Je ne fais que citer, c’était une de ces nombreuses idées, qu’il risquait entre deux grands projets. Car la grosse affaire, le grand projet qui demanda plusieurs années de sa vie, qui remplit tout son séjour à Marseille, fut son projet d’un dock maritime et d’une passe de sortie. Dès 1834, il paraît s’en être occupé. La ville de Marseille s’inquiétait de l’encombrement de son port, un des plus sûrs des côtes de France, mais bien étroit, et qui offrait un inconvénient grave, celui de la sortie impossible par les vents contraires. Aussi le conseil municipal avait-il mis la question au concours, et les projets affluèrent. Mon père en présenta successivement plusieurs, qu’il soumit au conseil, au fur et à mesure que la question s’élargissait. Pendant quatre années, il se dépensa avec une activité extraordinaire, il lutta vaillamment pour défendre ses idées. J’ai entre les mains un dossier énorme sur cette affaire, des brochures, des plans, des journaux de l’époque. La première brochure est du 1ᵉʳ juillet 1835, et porte ce titre : « Projet pour la construction d’un dock et d’un canal maritime entre le port de Marseille et l’anse de la Fausse-Monnaie, à Endoume, pour faire sortir les bâtiments par les vents contraires. » Une autre brochure, de 1836, est intitulée : « Lettre adressée à MM. les membres du conseil municipal sur l’agrandissement du port sans recourir à un port auxiliaire. » Puis, c’est tout un volume, daté aussi de 1836 : « Mémoire à consulter par MM. les membres du conseil général des ponts et chaussées, servant de réponse au Mémoire de M. Eugène Flachat. » Le projet de mon père avait été déclaré d’utilité publique par le conseil municipal de Marseille, par la commission nommée par le ministre de la marine et enfin par la commission d’enquête qui l’avait adopté après une combinaison de deux projets présentés séparément au concours. Il avait aussi reçu l’approbation de deux cent dix capitaines marins. Le projet n’en était pas moins violemment attaqué par les auteurs des autres projets, et mon père se débattait, faisait face à toutes les objections. Après son canal intérieur de 1835, il en avait imaginé un autre, latéral à la mer, en 1837. Au mois d’août de cette dernière année, le ministre des travaux publics avait fait étudier ces deux canaux de sortie par M. Toussaint, ingénieur attaché au port, qui, ayant estimé la dépense du premier à quinze millions, et celle du second à dix millions, s’était prononcé pour celui-ci. Mon père avait écrit une nouvelle brochure pour réfuter les devis de M. Toussaint, et l’avait adressée au ministre, le 14 septembre 1839, sous ce titre : « Lettre à M. Legrand, sous-secrétaire d’État au ministère des travaux publics. » On sait que le projet du port de la Joliette finit par l’emporter. La nouvelle génération voulut faire grand. Mais bien des prévisions de mon père se réalisèrent, le port de la Joliette n’est pas sûr, la sûreté de l’ancien port a été compromise par la tranchée ouverte derrière le fort Saint-Jean ; et, voici quelques années, on parlait de reprendre certaines idées de l’ingénieur François Zola. En tout cas, il avait lutté quatre ans, écrit quatorze Mémoires ou Lettres, dressé des plans sans nombre, dont deux grands atlas que je possède encore, mené une polémique de tous les instants dans le Sémaphore, fait quatre ou cinq voyages à Paris, dépensé plus de cent mille francs en frais de toutes sortes. Et cela dans un retentissement de publicité dont Marseille se souvient encore. Ce fut à l’occasion de ce projet que mon père, pendant un de ses voyages à Paris, fut reçu par le roi Louis-Philippe et par le prince de Joinville. La trace de la première de ces audiences se trouve dans la lettre qu’il écrivit à l’aide de camp de service, en 1840, pour demander une nouvelle audience, à propos des fortifications de Paris, et qui commence ainsi : « En 1836, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Sa Majesté par M. le général comte d’Houdetot, pour lui soumettre un grand atlas contenant tous les détails de mon projet de dock pour le port de Marseille, que Sa Majesté a permis d’appeler Dock Joinville. » Le général d’Houdetot, petit-fils de la célèbre madame d’Houdetot, était un familier du roi, dont il avait été déjà aide de camp en 1826, lorsque le roi n’était encore que le duc d’Orléans. Mais il existe de l’audience accordée par le prince de Joinville un témoignage plus net et plus intéressant. Le prince avait alors dix-huit ans et venait d’être nommé lieutenant de vaisseau. Voici donc ce qu’on lit dans le Moniteur universel, du vendredi 27 mai 1836, première page, deuxième colonne : « Dimanche dernier, 22 du courant, M. Zola, ingénieur-architecte-topographe, a eu l’honneur d’être présenté à S. A. R. Mᵍʳ le prince de Joinville, et de lui soumettre les plans de son beau travail, récemment adopté par la ville de Marseille, pour la création d’un bassin sous le nom de Dock Joinville, et d’un canal pour la sortie du port par les vents impétueux du nord-ouest. Son Altesse Royale s’est livrée avec un intérêt soutenu à l’examen de ces plans et à l’étude des moyens mécaniques très ingénieux inventés par M. Zola, pour rendre moins dispendieuse et plus rapide l’exécution de son projet. Elle a témoigné qu’elle serait flattée de voir l’industrie accomplir une œuvre d’une si haute importance pour la prospérité de Marseille et même pour la marine de l’État. M. A. Trognon, précepteur du prince, et MM. Hermoux (de Seine-et-Oise) et Cuoq, membres de la Chambre des députés, ont eu aussi l’avantage d’apprécier le mérite du beau travail de M. Zola. » Maintenant, il faut se rappeler les événements de 1832, en Algérie, qui ne dataient que de quatre ans. Dans le dossier administratif de mon père, d’où l’on a sorti la prétendue lettre Combe, il y a une pièce qui établit que les bureaux de la guerre, en lutte avec le duc de Rovigo sur la démission du lieutenant Zola, ont décidé de porter la question devant le roi lui-même. Le roi est donc saisi du dossier, on lui explique l’affaire, on lui soumet sans doute les pièces. Et voilà le roi qui connaît le rapport Combe, qui connaît la lettre Rovigo, voilà le roi qui reçoit flatteusement mon père quatre ans plus tard, qui l’envoie à son fis, le prince de Joinville, qui accepte que le nom de ce fils soit donné à un travail de l’homme qu’il aurait lui-même chassé honteusement de l’armée ! Voilà le Moniteur qui loue dans les termes qu’on vient de lire l’officier déchu, voilà toute une apothéose au grand soleil, dans cette ville de Marseille, qui est la voisine d’Alger ! Encore une fois, comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de plus en plus évident que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ? Il y a mieux encore, et nous allons à présent voir mon père dans sa grande affaire du canal qui porte son nom, à Aix, qui l’occupa neuf années, et dont il est mort. Mais, auparavant, je veux dire un mot d’une machine à transporter les terres, qu’il inventa. Cela montrera la fertilité de son esprit, l’homme d’activité qui ne se décourageait jamais, qui acceptait ses échecs avec une gaie bonhomie, toujours prêt à la besogne, même au service des autres. Lorsque les travaux de l’enceinte continue de Paris commencèrent, il voulut en être, bien qu’on eût repoussé son projet de forts détachés. Et il inventa donc une machine à terrasser, pour laquelle il prit un brevet le 10 juin 1841. J’ai retrouvé le brevet, avec un « Mémoire descriptif d’un atelier mécanique propre au transport des terres provenant des fouilles, avec plan relatif y annexé ». La machine fut construite dans un chantier qui portait alors le numéro 80 de la rue Miromesnil, pendant les premiers mois de 1842, et elle fonctionna ensuite, pour déblayer le fossé des fortifications qu’on creusait alors, du côté de Clignancourt. J’arrive au canal Zola. Je crois bien que le projet de mon père dut se produire dans les derniers mois de l’année 1838. J’ai un numéro du Mémorial d’Aix, daté du 22 septembre 1838, où se trouve un article qui parle du projet, comme d’une nouveauté. Mais, naturellement, mon père devait s’en occuper depuis des mois ; et j’imagine que la sécheresse dont souffrait si cruellement la ville devait l’avoir frappé, au cours de ses fréquents voyages, lorsque ses affaires l’y appelaient de Marseille, si voisine. Il avait eu l’idée, en parcourant les environs, de barrer certaines gorges, de façon à y retenir les crues des torrents pour y créer d’immenses réservoirs, dont un canal amènerait les eaux à la ville, après avoir arrosé les campagnes desséchées. Et, peu à peu, lorsque son système de fortification eut été rejeté, lorsque Marseille eut préféré le nouveau port de la Joliette à son dock et à sa passe de sortie, il fut pris tout entier par ce projet de canal, il s’y donna avec la passion d’activité qu’il mettait dans toutes choses, il finit par quitter Marseille pour venir s’installer définitivement à Aix. Je l’ai dit, il devait en mourir, exténué de travail, épuisé dans une lutte dont on ne saurait croire l’âpreté, au milieu d’obstacles sans cesse renaissants. Il y eut trois traités avec la ville d’Aix, le premier du 10 décembre 1838, le second du 19 avril 1843, enfin le traité définitif du 1ᵉʳ juin 1845, qui fut signé après que le conseil municipal eut adopté les modifications réclamées par le Conseil d’État et celles demandées par mon père. L’ordonnance royale, déclarant les travaux du canal d’utilité publique, ne fut signée par le roi que le 31 mai 1844. La lutte de mon père durait déjà depuis six ans, contre l’esprit rétrograde, contre le mauvais vouloir des indifférents, contre les colères intéressées de certains propriétaires. Il avait à se battre quotidiennement au milieu d’attaques, d’outrages, de procès, de difficultés d’argent inextricables. Lorsque je conterai cette histoire, je montrerai quelle force d’âme il faut à ces héros obscurs, qui, sur le terrain étroit d’un coin perdu de province, dépensent souvent une énergie surhumaine. Et s’imagine-t-on ce que c’est que l’inventeur, avec son projet, ayant à conquérir toute une ville d’abord, la municipalité, les autorités locales, le sous-préfet, l’ingénieur des ponts et chaussées, les inspecteurs de toutes sortes, puis la population elle-même, des souscripteurs et des abonnés ? Et s’imagine-t-on ce qu’il faut de ténacité ensuite pour obtenir l’ordonnance royale, les mémoires à écrire, les formalités à remplir, tant d’obstacles à surmonter, que des années sont le plus souvent nécessaires ? Mon père y mit six ans des efforts les plus acharnés. Il fallut près de trois ans encore, pour que les dernières difficultés fussent aplanies, et les travaux enfin commençaient, dans les premiers mois de 1847, lorsque mon père mourut, le 27 mars. Jamais, d’ailleurs, il n’aurait réussi, sans des amitiés puissantes qui le soutinrent. Au premier rang, il faut mettre le maire d’Aix d’alors, M. Aude, l’ami de M. Thiers, dont j’ai plus de cinquante lettres qui disent son dévouement à l’idée de mon père. M. Thiers lui-même fut, dans les heures difficiles, le suprême recours. Puis, je nommerai M. Labot, avocat à la Cour de cassation, dont la volumineuse correspondance, que je viens de parcourir, me fournira les renseignements les plus précieux, le jour où je pourrai écrire le livre que je rêve. Toute cette longue lutte donna lieu à des polémiques sans fin, dont retentirent les journaux de l’époque. Sans cesse, des lettres, des mémoires furent adressées au roi, en son conseil d’État. J’en ai des ballots. Pour l’ordonnance royale, toutes sortes d’enquêtes furent faites. Jamais projet ne fut plus longuement, plus âprement étudié, examiné, traîné au grand jour. Jamais auteur ne fut plus épluché, plus discuté, plus forcé de répondre à des objections, à des accusations, à des injures parfois. Toujours mon père en est sorti victorieux. Sa mémoire elle-même a vaincu, car, après une destinée inouïe, qui a fait que les eaux du canal sont seulement arrivées à Aix le 15 août 1868, trente ans après les premières études, justice a été rendue au créateur par la ville, qui a donné le nom de François Zola à un de ses boulevards. Et j’arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci. Vainement, dans ce dossier considérable, au cours de cette affaire si retentissante, j’ai cherché un ressouvenir des événements de 1832, en Algérie, la moindre allusion à une aventure que les adversaires de mon père auraient été si heureux de lui jeter à la face. Mon espoir, je l’avoue, était de trouver l’accusation, car mon père aurait certainement répondu, et j’aurais enfin son explication, sa défense, qui n’est plus dans les dossiers du ministère de la guerre. Mais rien, c’est le néant. Ainsi voilà un homme qui a été reçu deux fois par le roi, qui a été reçu par le prince de Joinville, qui sans cesse s’est adressé au roi, aux ministres, aux députés, aux hauts fonctionnaires, pour ses multiples projets ! Voilà un homme qui vit au plein jour de la publicité, qui traîne à sa suite une meute de contradicteurs et d’ennemis, qui a besoin de la considération publique pour mener à bien les projets qu’il enfante coup sur coup ! Voilà un homme qui a continuellement affaire au gouvernement, à ce ministère que préside le maréchal Soult, dont le long pouvoir dura de la fm de 1840 à la fin de 1847. Et le roi aurait connu l’indignité de cet homme, et le maréchal Soult serait l’ancien ministre qui voulait exiger du duc de Rovigo que cet homme fût jugé par un conseil de guerre et condamné ? Et M. Thiers, M. Aude, M. Labot, tant d’autres, n’auraient été que les victimes de cet homme ? Et les journaux, qui s’entretenaient constamment de cet homme, de ses travaux, de ses publications, n’auraient rien soupçonné, rien dit ? Et les adversaires de cet homme qui avaient tant d’intérêt à le supprimer, ne seraient pas parvenus à savoir sa prétendue faute ? Et tout serait enfin menteur chez cet homme, ses grands travaux qui sont de notoriété publique, l’admirable vie de labeur qu’il a menée de 1833 à 1847, la mémoire vénérée qu’il a laissée en Provence, la gratitude de toute une ville, inscrite encore sur les murs ? Tel qu’un refrain, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit. Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de toute évidence que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ? En terminant, j’utiliserai un dernier document qui prouve, sans contestation possible, que la manœuvre pour salir la mémoire de mon père n’a pas été l’idée ni l’acte spontané, passionné d’un seul, mais le long complot, le crime abominable, mûrement réfléchi de plusieurs. J’ai déjà démontré que la communication du dossier de mon père au colonel Henry n’avait pu avoir lieu sans un ordre du général Gonse. Derrière celui-ci, étaient sûrement le général de Boisdeffre et le général Billot, le ministre de la guerre en personne. Dans cette affaire, comme dans beaucoup d’autres, les chefs ont connu les agissements d’Henry, l’ont laissé faire, s’ils ne l’ont pas poussé à le faire. En voici la preuve. Le 29 avril 1898, la Patrie reproduisait un article envoyé de Paris au Patriote, de Bruxelles, dans lequel se trouvait ce passage : « On se demande ce qu’attend le général de Boisdeffre pour écraser d’un seul coup ses adversaires qui sont en même temps les ennemis de l’armée et de la France. Il lui suffirait pour cela de sortir dès aujourd’hui une des nombreuses preuves que l’état-major possède de la culpabilité de Dreyfus, ou même de publier quelques-uns des nombreux dossiers qui existent, soit au service des renseignements, soit aux archives de la guerre, sur plusieurs des plus notoires apologistes du traître ou sur leur parenté. » Je crois que je suis désigné clairement et que la menace de divulguer le dossier de mon père se trouve là publique, éclatante. Or on n’était alors qu’au 20 avril. Ce fut quatre semaines plus tard, le 23 et le 25 mai, que le Petit Journal commença la campagne, et il ne donna les prétendues lettres Combe que le 18 juillet. Ainsi donc, il y avait plus de deux mois et demi que les journaux amis du général de Boisdeffre étaient prévenus et qu’ils le sommaient d’utiliser les petits papiers qu’ils savaient entre ses mains. Les chefs, et non pas Henry seulement, tenaient prêtes les prétendues lettres Combe, et s’ils ne commettaient pas tout de suite l’ignominie de les publier, ce n’était point qu’ils eussent des scrupules, c’était qu’ils attendaient le moment où la publication serait la plus meurtrière possible. Dans un établissement religieux du quartier de l’Europe, un ancien élève qui, vers ce temps, rendit visite à un Père, son professeur autrefois, reçut de sa bouche cette bonne nouvelle : « Oh ! Zola, il n’est plus à craindre, il est fini, nous avons de quoi le tuer ! » Les pauvres gens ! Ils ne savaient même pas, en allant réveiller mon père dans sa tombe, quel homme d’intelligence et de travail, d’activité et de bonté ils allaient en faire sortir. Ils ne lui en voulaient point, à lui, ils n’avaient que l’idée de m’assassiner, moi. Ce n’était qu’un mort, on pouvait l’outrager, il ne répondrait pas. Leur noire ignorance ne s’était pas même inquiétée de savoir quel mort ils choisissaient, si ce n’était pas un mort difficile, dont la mémoire évoquée pourrait les confondre. Non ! ils culbutaient en pleine boue, s’en éclaboussaient eux-mêmes, en voulant en couvrir les autres, tandis qu’ils se débattaient, éperdus, dans leur terreur du châtiment. Et voilà que le mort, réveillé, s’est fait leur accusateur. Dans l’affaire Dreyfus, pour maintenir l’innocent à l’île du Diable et pour sauver du bagne les bourreaux et les faussaires, ils se sont rendus coupables de bien des infamies, mais celle qu’ils ont commise dans le but de me déshonorer en déshonorant la mémoire de mon père, a été assurément la plus bête, la plus sale et la plus lâche.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99interpr%C3%A9tation_de_Versailles_dans_la_litt%C3%A9rature_contemporaine
L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine
# L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine * première partie « Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise », 1919 * deuxième partie « Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise », 1919
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https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99interpr%C3%A9tation_de_Versailles_dans_la_litt%C3%A9rature_contemporaine--01
L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine/01
# L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine/01 ## L’INTERPRÉTATION DE VERSAILLES dans la Littérature contemporaine ### I L’amour e Versailles, le culte de sa beauté, la vénération de son passé et de sa grandeur, la prédilection pour tout ce que ses jardins et ses fontaines dispensent d’émotion et de charme, ne pouvaient qu’attirer et séduire les poètes, les écrivains, les artistes. En vers comme en prose, beaucoup ont chanté ou décrit l’œuvre de Mansart et plus encore celle de Le Nôtre. Ils l’ont fait avec des sentiments fort différents, comme l’esprit même et la formation mentale des générations successives. Nos contemporains sont assurément ceux qui y ont apporté le plus de ferveur. M. Émile Delerot, qui fut pendant de longues années conservateur de la Bibliothèque, a consacré aux poètes de Versailles une étude aussi complète que judicieuse. Cette étude concerne surtout les poètes antérieurs à 1870, dont il ne sera parlé ici que très brièvement. Du xviiᵉ siècle, presque rien n’est à retenir, hormis l’attrayante promenade à travers les jardins de Versailles qui tient lieu d’introduction et d’intermède à la Psyché de La Fontaine. Célamire de Mˡˡᵉ de Scudéry, les églogues de Mᵐᵉ Deshoulières et l’extravagant Versailles immortalisé de Monicart ne sauraient que prêter à sourire. Poëtes courtisans et rimeurs parasites chantèrent moins Versailles qu’ils ne célébrèrent la gloire de son hôte, et ne décrivirent les jeunes jardins et les façades neuves que pour complaire au demi-dieu qui les avait créés. Au xviiiᵉ siècle, les poètes délaissent le parc solennel de Le Nôtre, et, selon le goût du jour qu’avec Rousseau ils ont tant contribué à faire naître, ils lui préfèrent les sentiers riants de Trianon : Versailles, la pompe étonnée Cède aux grâces de Trianon… écrit Lebrun ; et Bertin, Florian, Delille vantent à l’unisson les nouveaux jardins et la nature libérée. Enfin, c’est la Révolution, et c’est la solitude sur Versailles délaissé. La destinée du château royal demeure longtemps incertaine. Un grand poète découvre le charme poignant de cet abandon : André Chénier croit trouver, au milieu de la tourmente, un refuge dans une petite maison de la rue Satory, refuge, hélas ! bien précaire et bien momentané. C’est là qu’il compose son Chant magnifique, Hymne sur Versailles : Ô Versailles, ô bois, ô portiques ! Marbres vivants, berceaux antiques, Par les rois et les dieux élysée embelli, À ton aspect, dans ma pensée, Comme sur l’herbe aride une fraîche rosée, Coule un peu de calme et d’oubli. Les chars, les royales merveilles, Des gardes les nocturnes veilles. Tout a fui : des grandeurs tu n’es plus le séjour, Mais le sommeil, la solitude, Dieux jadis inconnus, et les arts, et l’étude Composent ajourd’hui ta cour ! Ducis, le doux poète versaillais, ne se laisse pas émouvoir par le souvenir des fastes abolis ; il ne chante ni les palais, ni les jardins ; il réserve toute sa prédilection pour la pleine campagne et pour les bois environnants : Un jour, au bois de Satori, Rois des amants et des poètes, Bois charmant que j’ai tant chéri, Dont j’ai su les routes secrètes. Je descendais seul, m’en allant Le soir, ma promenade faite, Le front paisible, d’un pas lent, Regagner mon humble retraite… Versailles inspira peu Fontanes et Legouvé, moins encore Casimir Delavigne, qui, tout jeune, rima en son honneur la plus médiocre de ses élégies. Un quart de siècle s’écoula encore. Puis, après les batailles de l’Empire, dont la rumeur ne réveilla point la cité endormie, vint la bataille d’Hernani, et le triomphe tumultueux des poètes romantiques. Les romantiques n’ont pas aimé Versailles. Le sonnet imprécatoire de Téophile Gautier exprime le sentiment de la plupart d’entre eux : Versailles, tu n’es plus qu’un spectre de cité. Comme Venise au fond de son Adriatique, Tu traînes lentement ton corps paralytique, Chancelant sous le poids de ton manteau sculpté. Quel appauvrissement ! Quelle caducité ! Tu n’es que surannée et tu n’es pas antique, Et nulle herbe pieuse, au long de ton portique, Ne grimpe pour voiler ta pâle nudité. Comme une délaissée à l’écart, sous ton arbre, Sur ton sein douloureux croissant tes bras de marbre, Tu guettes le retour de ton royal amant. Le rival du soleil dort sous son monument. Les eaux de tes jardins à jamais se sont tues Et tu n’auras bientôt qu’un peuple de statues ! Musset considéra Versailles sans plus d’indulgence et avec moins de respect encore, ainsi qu’en témoigne le badinage hostile et charmant des Trois marches de marbre rose : Je ne crois pas que sur la terre Il soit un lieu d’arbres planté Plus célébré, plus visité, Plus décrit, plus lu, plus chanté, Que l’ennuyeux parc de Versailles… Quant à Victor Hugo, Versailles ne lui inspire pas d’ode triomphale, comme l’Arc ou la Colonne, comme les tours de granit et la nef millénaire de Notre-Dame, comme le dôme d’or des Invalides et ses drapeaux prisonniers qui Frémissent comme au vent frémissent les épis… comme le Panthéon … et sa couronne de colonnes Que le soleil levant redore tous les jours… Non : le poète prête seulement l’oreille aux confidences d’un vieux faune Qui, de son front penché touchant aux branches d’arbres, Se perdait à mi-corps dans sa gaine de marbre… Ailleurs — Sunt lacrimæ rerum — il évoque les grandes heures de Versailles et leurs splendeurs évanouies : Ah ! que Versailles était superbe Dans ces jours purs de tout affront, Où les prospérités en gerbe S’épanouissaient sur son front ! Là tout faste était sans mesure ; Là tout arbre avait sa parure ; Là tout homme avait sa dorure : Tout du maître suivait la loi. Comme au même but vont cent routes, Là les grandeurs abondaient toutes, L’Olympe ne pendait aux voûtes Que pour compléter le grand roi ! Vers le temps où naissaient nos pères, Versailles rayonnait encor. Les lions ont de grands repaires, Les princes ont des palais d’or. Chaque fois que, foule asservie, Le peuple au cœur rongé d’envie Contemplait du fond de sa vie Ce fier château si radieux, Rentrant dans sa nuit plus livide, Il emportait dans son œil vide Un éblouissement splendide De rois, de femmes et de dieux… Les romantiques n’ont pas aimé Versailles, et rien n’est moins surprenant. L’ordonnance sévère et majestueuse de Le Nôtre concrétait tout ce que les nouveaux poètes s’ingéniaient à détruire. Au temps de Rousseau, déjà, elle apparaissait comme un vain asservissement de la nature ; en 1830, elle ne représentait qu’une mode désuète et son apparat ne se rehaussait pas encore du prestige que donnent plusieurs siècles aux grandes œuvres qui leur ont résisté. Parmi les jeunes poètes qu’avait groupés le génie de Victor Hugo, il s’en trouvait un, pourtant, que la beauté de ces jardins ne laissait pas insensible, qui les chantait déjà et qui devait un jour, fixer sa vie auprès de leurs ombrages. Émile Deschamps, dès 1827, écrivait ces strophes dont, dix ans plus tard, la création du Musée des gloires françaises devait faire une étrange prophétie : Voilà le solennel, l’abandonné Versailles, Qu’ose seule habiter l’ombre du grand Louis. Des fêtes d’autrefois mon cœur encore tressaille, Je rêve… et les héros de Lens et de Marsaille, Les dames, les seigneurs, sous mes yeux éblouis, Tous, fantômes de gloire et de magnificence, Repeuplent ce palais, solitaire cité, Dont aucun roi vivant, dans toute sa puissance, Ne peut remplir l’immensité… Levez-vous donc, géants exhumés de nos fastes, Morts anciens, jeunes morts, pressez-vous sur le seuil ! Héroïsme, génie, arts féconds, vertus chastes, Hôtes sacrés, à vous ces olympes trop vastes, À vous parcs et château, nations du cercueil. Si jamais dans ce lieu, par un appel suprême, Tout ce qu’a vu de grand la France est évoqué, La gloire y fera foule, et dans Versailles même L’espace, un jour, aura manqué ! Sous le second Empire, à l’exception des historiens et de quelques auteurs de romans historiques, les littérateurs se passionnaient peu pour Versailles : du moins, les meilleurs d’entre eux, et particulièrement les poètes parnassiens, venaient-ils souvent se réunir, boulevard de la Reine, chez leur aîné, l’illustre survivant de 1830, qu’ils vénéraient comme le plus accueillant des maîtres. Un autre salon rassemblait vers le même temps l’élite des lettres et des arts : celui d’Augusta Holmès, dont la précocité intellectuelle et l’intuition esthétique tenaient du prodige, et dont le coup d’aile trop orgueilleux allait se briser douloureusement aux rudes épreuves de la destinée. Nous connaissons tout d’Augusta Holmès et de son entourage, grâce à M. Pichard du Page, qui a reconstitué, avec autant de perspicacité que de scrupuleuse documentation, cette passionnante vie d’artiste, magnifique, décevante et douloureuse. Tandis qu’Émile Deschamps achevait à Versailles sa sereine existence de sage et qu’Augusta Holmès y voyait éclore le charme ardent de sa jeunesse illuminée, la ville des souvenirs s’éveillait de sa longue torpeur ; elle devenait pour près de dix années la capitale parlementaire de la France. Au même moment, commençait la restauration architecturale du Château et la refection du jeu des eaux. Mais ce fut seulement un quart de siècle plus tard que Versailles redevint en tous points digne de son passé de gloire, du génie de ses créateurs, et de la nouvelle faveur qui l’attendait dans le culte des élites et dans l’admiration des foules. À l’aube du xxᵉ siècle, l’un des plus beaux musées du monde occupait le palais de Louis xiv et complétait magnifiquement les plus beaux jardins qui aient été créés de la main des hommes. Le magicien qui avait ranimé le Château endormi se nommait Pierre de Nolhac : et le nom de M. Pierre de Nolhac restera cher à la multitude toujours accrue des fervents de Versailles, sans qu’on en sépare jamais celui de son collaborateur, M. André Pératé. Les citer l’un et l’autre, ce n’est pas seulement rendre hommage à leur féconde initiative : c’est surtout donner à chacun d’eux sa juste place parmi les meilleurs écrivains de Versailles. L’œuvre historique considérable de M. Pierre de Nolhac, l’étude parfaite et plus concise de M. André Pératé sur Versailles ville d’art, rassemblent une documentation si complète et si précieuse qu’après eux le sujet semble bien près d’être épuisé, et qu’il ne reste guère à glaner dans le champ magnifique dont ils ont fait l’opulente moisson. Bien nombreux, d’ailleurs, sont les historiens qui ont apporté à l’histoire de Versailles le concours de leur érudition : Le Roi, Laurent-Hanin, Émile Delerot se sont attachés au passé de la cité : Dussieux, Desjardins, Eugène Cazes, Philippe Gille, Alphonse Bertrand, Gustave Geffroy ont consacré des ouvrages définitifs aux diverses parties du domaine royal et aux merveilles d’art qu’elles renferment : M. É. Coüard a étendu ses investigations heureuses à toute la région versaillaise de l’Île-de-France, et il n’est pas un point que sa sûre connaissance ait laissé dans l’ombre. Enfin, toute une pléïade d’historiens, d’érudits et d’artistes se sont groupés autour de la Revue de l’Histoire de Versailles… ### II Pendant la période contemporaine, c’est-à-dire depuis 1870 jusqu’aux premières années du xxᵉ siècle, deux courants se manifestèrent tour à tour dans la littérature française : ce furent le naturalisme et le symbolisme. L’un et l’autre eurent leurs détracteurs acharnés et leurs défenseurs enthousiastes. On lutta passionnément autour des Goncourt et de Zola, autour de Mallarmé et de Verlaine. Ces batailles esthétiques sont depuis longtemps apaisées, et les théories qui nous exaltaient voici quelque vingt-cinq ans ont cessé de susciter des polémiques, pour n’être plus que du domaine de l’histoire littéraire et de la critique pure. Les œuvres seules demeurent, et il en est de fort belles. On doit d’ailleurs reconnaître que les écrivains de ces deux groupes aux tendances opposées ont également et puissamment contribué à l’expansion intellectuelle de notre pays : dans le monde entier, partout où il y a une culture supérieure et une littérature active, ils furent lus, traduits, commentés et imités. Les naturalistes, qui s’exprimèrent surtout dans le roman, se flattèrent d’introduire en littérature de nouvelles valeurs, en affirmant que tout ce qui est dans la nature est dans l’art. Les symbolistes, dont, au contraire, l’art se dégage systématiquement des contingences et des matérialités de la vie, révolutionnèrent la technique du vers et recherchèrent des rythmes nouveaux ou imprévus. Il est intéressant de rapprocher aujourd’hui les pages que Versailles a inspirées aux uns et aux autres. En prose comme en vers, ces pages sont assez nombreuses pour constituer une belle sélection. Flaubert, le grand Flaubert, qui a laissé des descriptions lumineuses et précises de Chambord et de Chenonceaux, et qu’ont ému les vieux donjons de Clisson et de Tiffauges, n’a pas accordé une seule ligne à Versailles. De même, Edmond et Jules de Goncourt ont à peine évoqué le cadre de leurs études historiques sur le xviiiᵉ siècle. Au temps de Flaubert et des Goncourt, Versailles n’avait pas reconquis sa juste place dans l’admiration des artistes. Par contre, voici d’Émile Zola une page qui met curieusement en lumière le procédé dont l’auteur de Germinal a obtenu de si puissants effets, en amplifiant jusqu’au symbole et jusqu’à une allure d’épopée les actes les plus simples de la vie quotidienne. Sans doute, Zola exégère quelque peu lorsqu’il entrevoit une forêt vierge aux alentours de la Cour de Marbre et qu’il découvre un champ de giroflées sauvages auprès de la statue de Louis xiv. Mais cette page a été écrite vers 1870, alors que le Château ne s’était pas encore éveillé à une vie nouvelle. En 1920, nous nous trouvons heureusement assez loin de la sombre prophétie d’Émile Zola. ….. Et je vis à droite, dans un coin perdu de cette lande, la vieille femme, la Sarcleuse légendaire qui, depuis cinquante ans, arrache l’herbe des pavés. Du matin au soir, elle est là, au milieu du champ de pierre, luttant contre l’invasion, contre le flot montant des giroflées sauvages et des coquelicots. Elle marche courbée, visitant chaque fente, épiant les brins verts, les mousses folles. Il lui faut près d’un mois pour aller d’un bout à l’autre de son désert. Et, derrière elle, l’herbe repousse, victorieuse, si drue, si implacable, que, lorsqu’elle recommence son éternelle besogne, elle retrouve les mêmes herbes poussées de nouveau, les mêmes coins de cimetière envahis par les fleurs grasses. La Sarcleuse connaît la flore de ces ruines. Elle sait que les coquelicots préfèrent le côté sud, que les pissenlits poussent au nord, que les giroflées affectionnent les fentes des piédestaux. La mousse est une lèpre qui s’étend partout. Il y a des plantes persistantes dont elle a beau arracher la racine et qui repoussent toujours. ….. Mais il faut entendre la Sarcleuse raconter l’histoire de ces herbes. Elles n’ont pas poussé à toutes les époques avec la même sève. Sous Charles x, elles étaient encore timides, elles s’étendaient à peine comme un gazon léger… Sous Louis-Philippe, les herbes se durcirent ; le château, peuplé des fantômes paisibles du musée historique, commençait à n’être plus que le palais des ombres. Et ce fut sous le second Empire que les herbes triomphèrent ; elles grandirent impudemment, prirent possession de leur proie, menacèrent un instant de gagner les galeries, de verdir les grands et les petits appartements. J’ai rêvé, à voir la Sarcleuse s’en aller lentement, le tablier plein d’herbes, courbée dans sa vieille jupe d’indienne. Elle est la dernière pitié qui empêche aux orties de monter et de cacher la tombe de la monarchie. Elle soigne, en bonne femme, cette lande où poussent les verdures des fosses. Je me suis imaginé qu’elle était l’ombre de quelque marquise, revenue d’un des bosquets du parc, et qui avait la religion de ces ruines. Elle lutte sans cesse, de ses pauvres doigts raidis, contre la mousse impitoyable. Elle s’entête dans sa besogne vaine, sentant bien que, si elle s’arrêtait un jour, le flot des herbes déborderait et la noierait elle-même. Parfois, elle se redresse et jette un long regard sur le champ de pierres, elle en surveille les coins éloignés où la végétation est plus grasse. Et elle reste là un instant, la face pâle, comprenant peut-être l’inutilité de ses bons soins, heureuse de la joie amère d’être la suprême consolatrice de ces pavés. Ce ne sont là, sous la plume du maître de Médan, que quelques notes jetées au hasard de ses impressions. Le roman naturaliste de Versailles, le roman à la mode de 1880, c’est M. Léon Hennique qui devait l’écrire. Il est intitulé : L’Accident de Monsieur Hébert. M. Léon Hennique, membre de l’Académie Goncourt, est aujourd’hui l’un des derniers survivants de l’École naturaliste. Il n’a publié qu’un petit nombre de volumes, parmi lesquels l’Accident de Monsieur Hébert reste son œuvre la plus connue. L’action du roman n’a rien de très original : c’est à peu près le thème de l’immortelle Madame Bovary, transposé dans un milieu social d’un niveau plus élevé et dans le cadre de Versailles. M. Hébert est procureur de la République à Versailles ; son accident est celui-là même qui survint au pauvre Charles Bovary — et à beaucoup d’autres depuis Sganarelle. Le rôle de Rodolphe échoit au capitaine Robert de Ventujol, officier d’ordonnance du général commandant d’armes. Les comparses sont le président, les juges, le substitut du Tribunal de Versailles….. Le roman de M. Hennique, dut causer quelque émotion parmi les magistrats qui rendaient la justice à Versailles vers 1880. Ce qui surprend dans ce livre, c’est le peu de place qu’y tiennent le château et le parc. On pourrait dire qu’il n’en est presque pas question, si l’un des premiers chapitres n’était une longue description, d’ailleurs très brillante, de la fête de nuit donnée chaque été au bassin de Neptune et qui, au temps du Maréchal de Mac-Mahon, avait lieu — M. Hennique nous l’apprend — le 25 août, fête patronale de Versailles. Le capitaine de Ventujol et Mᵐᵉ Hébert fuient la tribune officielle et vont s’isoler vers le bassin du Miroir et l’allée du Mail, d’où, pour eux seuls, le château s’éclaire aux reflets multicolores des fusées. — Par contre, tout le volume abonde en descriptions de la rue Saint-Pierre, de la rue Montbauron, qu’habite l’officier, des cafés qu’il fréquente, du boulevard de la Reine, où l’auteur place l’hôtel du ménage Hébert. L’aspect du Versaille d’il y a quarante ans y est fixé avec autant de couleur que de minutie. À ce titre, l’Accident de Monsieur Hébert restera, pour Versailles, une étude documentaire des plus intéressantes. Après M. Léon Hennique, MM. Paul et Victor Margueritte entreprirent à leur tour de situer à Versailles un roman de mœurs contemporaines, le Jardin du Roi. Ici, le décor si majestueux, si évocateur et si émouvant, participe d’une manière plus intime à l’action du livre. Le milieu versaillais qu’étudient les auteurs est peu indulgent pour leur aimable héroïne, Rose du Vernay ; celle-ci, après quelques décevantes épreuves, vit la plus touchante idylle de fiançailles parmi les salles historiques et les jardins fastueux. C’est en guidant la jeune fille à travers leurs splendeurs qu’Henri Sicard, architecte du domaine, s’éprend d’elle et parvient à s’en faire aimer. MM. Paul et Victor Margueritte sont eux-mêmes des guides parfaits : il n’est guère de descriptions plus heureuses que celles dont abonde le Jardin du Roi : ….. L’admirable fin de jour, éparse en l’âme de feu sur les jardins déserts, la solennité du parc et des profonds massifs, dont le feuillage immobile respirait dans la lumière, l’odeur du sol, faite de tant de printemps et d’automnes, les marbres innombrables tout vivants du génie de l’homme sous leurs lèpres d’or et leurs mousses verdies, ce décor sans pareil se mêlait à toutes leurs pensées, dans ce lieu où frémissent étroitement unies, la vie et la mort des choses. Dans les romans écrits par Paul et Victor Margueritte sur la guerre de 1870, et en particulier dans la Commune, bien des épisodes, et des plus tragiques, se déroulent à Versailles. M. Victor Margueritte a habité Versailles et l’a aimé ; mais c’est surtout en poète qu’il en a célébré le prestige, et, de ce poète, nous reparlerons plus loin. Le Drapeau ou la Foi ? roman de M. Adolphe Aderer, évoque avec beaucoup de vie le Versailles du second Empire, et aussi le Versailles douloureux de l’occupation allemande. Mᵐᵉ de Néris est mariée à un officier de la Garde ; elle habite, comme l’héroïne du Jardin du Roi, la calme et aristocratique rue Saint-Antoine, au cœur du vieux quartier silencieux. Dans le parc et le plus souvent dans les jardins de Trianon, elle promène les tristesses d’une âme fière et résignée ; l’impératrice Eugénie et ses familiers, puis le roi de Prusse et le comte de Bismarck y passent autour d’elle. Des figures restées vivantes dans l’histoire versaillaise : Labonlaye, Édouard Charton, Rameau, Lefebvre, Delerot, y sont évoquées avec justesse. Des scènes historiques, comme celle de l’invasion de la ville par les troupes allemandes, gardent la précision rigoureuse de l’histoire. L’agitation des divers milieux politiques, leurs intrigues, leurs compétitions et leurs espérances, tandis que le Parlement siégeait à Versailles et que l’orientation du pays demeurait mystérieuse et incertaine, devaient tenter les romanciers comme les historiens. M. Georges Lecomte, dans son roman l’Espoir, a étudié cette période de résurrection française. L’Espoir met en scène les états-majors des différents partis, les orateurs de l’Assemblée Nationale, l’entourage des présidents Thiers et Mac-Mahon, les fidèles des prétendants : et c’est de l’histoire plus encore que du roman. Mêlant des personnages réels aux personnages fictifs, M. Georges Lecomte excelle à peindre les tumultueuses séances de l’Assemblée et ses couloirs en rumeur ; les abords de la Préfecture qui abrite le Président de la République, et où les Versaillais tôt levés peuvent apercevoir — affirme M. Georges Lecomte — la figure savonneuse et le toupet blanc de M. Thiers, se rasant péniblement devant la fenêtre d’angle de la cour d’honneur. Les romanciers dont nous venons de rappeler les œuvres ont décrit Versailles d’après une méthode essentiellement objective. Il n’en va pas de même avec M. Maurice Barrès, pour qui les plus beaux spectacles de l’art ou de la nature sont surtout un sujet de méditation. Maurice Barrès, l’un des premiers, a compris que Versailles est vraiment un temple, — le temple du recueillement et de la sagesse. Il est un fidèle pèlerin de Versailles, comme Anatole France, comme Paul Bourget, comme Henri de Régnier, comme naguère Gabriel d’Annunzio. Chaque automne le ramène devant la Terrasse ou sous les ombrages de Trianon. Deux fois, M. Maurice Barrès a magistralement évoqué le somptueux prestige de Versailles. D’abord, aux dernières pages de son roman Leurs Figures, où son héros Sturel — qui lui ressemble étrangement — vient y chercher une paix reposante, et rencontre, sur les rives du Grand-Canal, son ancien maître Bouteiller, dont il est devenu l’adversaire politique. Puis, dans ce grave et beau chapitre du volume Du Sang, de la Volupté et de la Mort : Autour de nous, les feuilles tombaient en tournoyant, et avec un léger bruit se couchaient où pourrir. L’émouvante journée sous un ciel violet ! Je n’ai jamais connu d’enterrement où l’on goûtât avec plus de volupté le repos des choses finies. La solitude embellit tout. Les femmes abandonnées sont plus intéressantes que les amoureuses. Les feuilles mortes de Trianon, sous le soleil épuisé d’octobre qui péniblement parvient jusqu’à elles, sentaient le chloroforme. Car c’est bien là l’odeur qu’exhalent les matinées d’automne, où la nature se chloroformise, s’endort et meurt. Nous arrivâmes enfin au lieu sublime, la Terrasse du Grand-Trianon. Sous le ciel fin du cœur de la France, des pavillons bas, des terrasses faciles, et toujours trois marches de marbre dégradé. Bois dormant jusqu’à l’horizon ! et, s’allongeant sous nos yeux, un long bassin qu’emplissent les eaux jaunâtres d’octobtre ! C’est dans le même esprit qu’un personnage du Chemin de Sable, roman de M. Jacques des Gachons, vient à Versailles en un moment de désespérance. Il demande donc au Parc, merveille de l’automne, le secours de ses exquises vertus consolatrices. Un soir, appuyé à la terrasse de l’Orangerie, il regarde le jour s’éteindre au delà des futaies. Et c’est alors qu’il croit entendre un des très vieux grenadiers enclos dans leurs caisses de bois lui murmurer que la vie ne vaut que grâce à la souffrance, et qu’à chaque douleur correspond un regain de force. François comprend le conseil de raison ; il s’éloigne assagi et réconforté. Une adolescence timide, fière, sensible et tourmentée, vite meurtrie au premier contact de la mêlée humaine, — tel est le sujet du roman de M. Jacques de Lacretelle, roman d’analyse, écrit sous forme autobiographique, la Vie inquiète de Jean Hamelin. La première partie est située au Lycée de Versailles ; l’enfant à l’âme blessée fuit « les longs couloirs et les salles pareilles à des cellules » pour aller lire et rêver dans l’Allée d’Eau ou au Rond-Vert. Il s’y éveille ardemment à la vie sentimentale. Mais la confession de Jean Hamelin sera bientôt interrompue, au matin d’une attaque, dans les tranchées de Vauquois… La Vie inquiète de Jean Hamelin compte parmi les œuvres les plus poignantes qu’ait inspirées la Grande Guerre. Le Retour au Village, roman de M. René Bellanger, rappelle dans l’un de ses chapitres ce que furent le Château et le Parc pendant cette période héroïque. Quelqu’autre romancier viendra sans doute, qui fixera pour l’avenir les heures angoissées et les grandes journées triomphales dont Versailles fut le témoin magnifique et frémissant. De nombreux romanciers se sont efforcés de faire revivre Versailles dans la splendeur de son passé. Peu y ont mieux réussi que M. Henri de Régnier avec le Bon Plaisir, et que M. François de Nion avec les Derniers Trianons : l’un évoque les fastes du Château au temps de Louis xiv, l’autre les grâces de Trianon autour de Marie-Antoinette. M. Louis Berrand, dans un superbe chapitre de L’Infante, restitue aussi la vie de la Cour de Louis xiv dans sa période la plus éclatante et les fêtes de la Victoire après la conquête de la Franche-Comté. Par le culte qu’il garde à la grande mémoire de Flaubert, dont il a révélé les œuvres posthumes, par la scrupuleuse exactitude de sa documentation, l’auteur du Sang des Races s’apparente aux romanciers naturalistes, et il peut, à certains égards, être considéré comme l’un des plus parfaits d’entre eux. Mais il est surtout un admirable écrivain classique : on ne saurait prononcer les mots de renaissance classique sans qu’aussitôt le nom de Louis Bertrand se présente à l’esprit. M. Louis Bertrand est, dans la plus haute acception du terme, un pur classique ; son œuvre, déjà considérable, lui assure une place choisie parmi les maîtres de la prose française. La préface qu’il a écrite pour les Chants séculaires de M. Joachim Gasquet se termine par une magnifique évocation de Versailles : Nous avons parcourus l’Avenue triomphale, nous voici maintenant à Versailles, devant l’enceinte sacrée, le pomærium de la Patrie ! C’est par un clair après-midi d’octobre. La lumière douce est encore voilée de brumes. Tout le ciel a la belle couleur d’ambre des raisins d’automne. Nous longeons le Grand-Canal jusqu’au bassin d’Apollon. Peu à peu, la hauteur des terrasses s’abaisse, et tout à coup la perspective se découvre. Le décor prestigieux vient de surgir : Aussitôt, la vision s’amplifie jusqu’au symbole. On songe aux tristes lieux d’alentour, et l’on se rappelle que cette misère du sol fut transformée par la volonté toute-puissante d’un seul, avec le concours d’une race et d’un peuple. Ce palais, c’est le plus illustre trophée que la France ait élevé à son génie ! Pour le bâtis, les soldats ont donné leurs bras ; pour le décorer, les marchands ont apporté leur or, les artistes leurs talents ; pour l’égayer, l’aristocratie a prodigué son esprit et ses grâces. Et, de tout cela réuni, ils ont composé une chose unique, — une chose que peut-être on ne reverra plus ! et l’on sent qu’il flotte dans cette atmosphère glorieuse une idéale splendeur qui dépasse encore la splendeur visible des jardins et des édifices, et que l’harmonie de cet ensemble démesuré offre à l’imagination la fête la plus admirable dont puisse s’enchanter un poète ! Instinctivement, on cherche la foule brillante qui jadis animait ces ombrages. Tout est mort. Mais, si l’homme a disparu, la nature, disciplinée par lui, porte toujours son empreinte. Impétueuses, exubérantes, les sèves jaillissent dans l’élancement des branches, l’odeur fauve des profondeurs sylvestres embaume l’air. Une raison sage, amoureuse de l’ordre et de l’éclat, a réglé l’expansion de ces énergies sauvages. On monte au milieu des statues, des vases, des dieux termes, — copies précieuses des maîtres antiques, hommage pieux aux cultes abolis de lointains ancêtres. On s’arrête devant la blanche Colonnade, avec ses jets d’eau taris dont les vasques se dressent sous la courbe gracieuse du portique, comme de hautes coupes à sorbets ; et l’on y évoque, en de chaudes soirées d’août, abritées par des voiles éclatants, des assemblées de femmes parées ou dévêtues comme des nymphes… On s’étonne, et l’on se souvient de la chose divine et délicate que fut la volupté de la France ! Mais, autour du bassin de Latone, la rangée solennelle des ifs s’élargit, puis se resserre, en gravissant les rampes. Vous touchez au sommet de la dernière terrasse. Enfin, le noble horizon se déploie tout entier ; et, en face de ces grandes étendues géométriques et pompeuses, le premier sentiment est une sorte de stupeur admirative devant la majesté de l’espace. Gigantesque miroirs créés tout exprès pour refléter sa magnificence, les parterres d’eau répètent et prolongent dans leurs ciels illusoires la vaste ordonnance du palais, avec ses statues, ses trophées de cuirasses et de drapeaux, ses pilastres et ses colonnes au mol ionique fleuri de guirlandes, ses hautes fenêtres au cintre épanoui comme pour accueillir plus abondamment la lumière. Cela est immense, mais cela n’écrase point. Cela est splendide, mais sans faste insolent. On dirait un édifice fait avec de la clarté… La grâce aimable domine partout. C’est le palais de l’esprit, de l’art sociable, de la civilisation la plus douce et la plus humaine qui fut jamais ! * ↑ Émile Delerot : Ce que les Poètes ont dit de Versailles. Versailles, 1870. Nouv. éd. : Ibid., 1910. * ↑ Nouveaux Contes à Ninon : Souvenirs ; Paris (Fasquelle), 1874 ; in-12. * ↑ Paris (Fasquelle), 1884 ; in-12. * ↑ Le Jardin du Roi ; Paris (Plon), 1992. * ↑ Paris, Calmann Lévy, 1908 ; in-12. * ↑ Paris (Fasquelle), 1908 ; in-12. * ↑ Paris (Plon), 1910 ; in-12. * ↑ Paris (Grasset), 1920 ; in-12. * ↑ Neuilly (Revue des Indépendants) ; s. d. [1920] ; in-12. * ↑ À cette longue liste de romans modernes qui ont Versailles pour cadre, le lecteur n’aura pas manqué d’ajouter les deux œuvres d’une forte beauté de M. Marcel Batilliat lui-même : Veersailles aux Fantômes (Paris, Mercure de France, 1902) et la Liberté (Paris, Fasquelle, 1913) [N. D. L. R.]. * ↑ Paris, Mercure de France, 1902 ; in-12. * ↑ Paris (Fasquelle), 1899 ; in-12. * ↑ Paris (Fayard), 1920 ; in-12. * ↑ Paris (Ollendorff), 1903 ; in-12.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Site_et_la_Croissance_de_Versailles
Le Site et la Croissance de Versailles
# Le Site et la Croissance de Versailles * première partie « Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise », 1919 * deuxième partie « Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise », 1919
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_lettre_de_Ducis_%C3%A0_Larive--02
Une lettre de Ducis à Larive/02
# Une lettre de Ducis à Larive/02 ## UNE LETTRE DE DUCIS À LARIVE Le 13 septembre 1793, Larive fut arrêté, à son retour de Bordeaux, à la suite de ses camarades qui étaient en captivité depuis dix jours. Comme il n’était pas sociétaire, mais appointé à la représentation, il demanda son élargissement qui lui fut accordé deux jours après. Arrêté de nouveau, le 20 brumaire an ii, transféré à Port-Libre, le 14 nivôse, il ne recouvra sa liberté que le 17 thermidor (4 août 1794). Dans leur ouvrage sur l’Odéon, Porel et Monval disent que, le 16 thermidor (3 août), il fit sa rentrée dans Guillaume Tell. Cela n’est pas possible, puisque Larive n’a été libéré que le lendemain, et c’est le 23 thermidor que le Journal de Paris, dans le programme de la représentation du même jour, indique pour la première fois que le rôle de Guillaume Tell sera tenu par Larive. Mᵐᵉ Jean Delbée [Mᵐᵉ Buchée], dans son Histoire de Montlignon, donne une étude fort documentée sur Larive ; or, elle ne parle pas de sa rentrée au théâtre de l’Égalité, et dit qu’après sa libération, il alla jouer en province. C’est à cette époque que Larive se sépara d’Eugénie d’Hannetaire, puis divorça (1795). Il habitait avec elle un hôtel rue Saint-Dominique, au Gros-Caillou. Il ne tarda pas à se remarier, en épousant Mˡˡᵉ Van den Hove, fille d’un pharmacien de Bruxelles, divorcée elle-même d’un horloger belge, nommé Van der Heen. Elle devait mourir le 4 août 1816. En 1796, Larive partit pour Lyon et y remporta de brillants succès ; l’empressement du public était si grand que l’on payait les places jusqu’à mille francs….. en assignats, ce qui représentait, il faut l’avouer, une somme de trois ou quatre francs. Du reste, les Lyonnais, plus bienveillants que les Genevois, leurs voisins, « assuraient que Le Kain, au moment de traverser le Styx, avait laissé son génie sur La Rive ». Le répertoire de Larive était très varié ; M. Lyonnet, dans son Dictionnaire des Comédiens français, dit qu’il parcourut la province avec Iphigénie en Tauride, Adélaïde, Du Guesclin, Œdipe, Spartacus, Mahomet, Pygmalion, Alzire, Philoctète, La Veuve du Malabar, Le Cid, Gustave, Guillaume Tell et Le Somnambule. En 1795, il créa au théâtre Feydeau le rôle de Pharax, dans le Pausanias de Trouvé. Le 20 prairial an vii (8 juin 1799), il lui arriva à Angers une assez plaisante aventure, racontée par M. de Soland, dans le Bulletin historique et monumental de l’Anjou, année 1870, page 310 : « Ayant reçu une invitation pour assister à la fête funèbre célébrée en l’honneur des plénipotentiaires assassinés à Rastadt, Larive se rendit en cortège au Temple de la Raison (église Saint-Maurice), où se trouvait une foule immense. Un citoyen, monté à la tribune, ne parvint jamais à se faire écouter. Larive ne put s’empêcher de dire à mi-voix : « Si j’étais à sa place, je saurais bien me faire entendre. » Ce propos, répété au président de la cérémonie, lui valut un appel immédiat à la tribune. Que va-t-il dire ? Une inspiration de sa mémoire lui rappelle les imprécations d’Œdipe qui peuvent s’appliquer à la circonstance, et il s’écrie d’une voix retentissante, en modifiant les premiers vers : Dieu des républicains, Dieu qui nous exaucez, Punissez l’assassin, vous qui le connaissez… Les applaudissement éclatèrent de toute parts. » En 1800, Larive voulant de nouveau prendre sa retraite, les actrices Devienne, Mézeray, Louise et Émilie Contat, La Chassaigne, et les acteurs Armand, Saint-Prix, Grand-Ménil, Molé et Dazincourt lui adressent, le 19 fructidor an ix (6 septembre 1801), pour le retenir, une lettre dans laquelle ils disaient : « Nous nous flattons au contraire que vous continuerez d’honorer la scène française par l’exercice de vos talens, et d’instruire les jeunes artistes par la tradition de votre expérience. » Larive avait acheté, l’année précédente, une grande propriété à Montlignon, et, dès le 8 thermidor an viii (24 juillet 1800), il était nommé, par le préfet, adjoint de la commune. Maire le 15 prairial au ix (4 juin 1801), ces pouvoirs lui furent confirmés, une première fois, l’année suivante, et après une interruption de cinq années, une deuxième fois, en 1813. Il devait les conserver cette fois jusqu’à la Restauration. J’ai tenu, par une belle journée ensoleillée, à faire le pélerinage de Montlignon ; par suite de la pénurie es moyens de communication, j’ai dû m’y rendre à pied d’Ermont ; je connaissais ce charmant village situé à la lisière de la forêt de Montmorency, mais jamais je n’étais monté jusqu’à la propriété. Il faut dépasser les dernières maisons, tourner à droite dans la rue Larive, qui n’est autre qu’un modeste sentier dont le nom n’est indiqué nulle part. L’ascension en est facile et fort pittoresque, mais la description ayant été fort bien faite par Mᵐᵉ Jean Delbée, je crois devoir renvoyer à son livre. C’est en l’an xii (janvier 1804) que Larive inaugura le cours de déclamation auquel il invitait Ducis. Ayant interprété plusieurs personnages de son théâtre, il aurait été heureux d’avoir son opinion sur son enseignement. Ducis déclare que la lettre de l’acteur, datée du 19 du même mois, « a été le chercher rue Bailleul, où il ne demeure plus, et lui a été renvoyée à Versailles, où il a établi son domiciel depuis cinq mois, rue Satori, nᵒ 25, après la guérite » ; je crois pouvoir en conclure que Ducis n’a quitté définitivement la rue Bailleul qu’en août ou septembre 1803, et qu’il devait avoir conservé son domicile parisien, tout en s’installant dès 1798 à Versailles. Cette lettre, datée du 23 nivôse, et perdue dans une revue du Midi, avait été communiquée à cette revue, en 1834, par le fils de l’artiste. Elle ne se trouve pas dans le recueil de lettres de Ducis publié par Paul Albert, chez Jousset, en 1879, où une lettre adressée à Arnault, et datée de Versailles, le 7 nivôse an xii, est immédiatement suivie d’une lettre à Bernardin de Saint-Pierre, datée du 6 pluviôse. Quant à la guérite dont il est question, notre confrère M. Coüard établit qu’elle était destinée à abriter le factionnaire placé devant le bâtiment de l’évêché, selon les stipulations du concordat conclu le 15 juillet 1801. Quelles étaient ces dames Harvey et non Hervey dont parle Ducis dans sa lettre ? Le Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs du xixᵉ siècle, par Bénézit, désigne Mˡˡᵉ Élisabeth Harvey comme portraitiste de l’École française. Or, nous savons par la lettre en question qu’elle était Anglaise, mais il ne peut y avoir de doute ; c’est par suite d’une erreur de sa plume que le poète a écrit Hervey au lieu d’Harvey. Il résulte, en effet, de la correspondance de Ducis, où nous trouvons leur nom répété plusieurs fois, que ces dames habitaient l’été à Fontenay-aux-Roses, qu’elles étaient liées avec la meilleure société littéraire et artistique de l’époque, qu’elles étaient en relations avec Bernardin de Saint-Pierre, Talma, le peintre Gérard ; et c’est bien d’elles qu’il est question dans la lettre. La jeune artiste avait demandé à Ducis de faire son portrait, entouré de sa famille, comme l’avait fait pour Bernardin de Saint-Pierre. « J’ai reçu une seconde lettre charmante de Mᵐᵉ Harvey, écrit Ducis à l’auteur de Paul et Virginie. Elle m’exprime le désir de Mˡˡᵉ sa fille Élisabeth et le sien pour que le pinceau fidèle et agréable qui vous a peint peigne aussi ma pauvre et vieille tête. J’y consens très volontiers, et je reçois cette offre comme une faveur que me font le talent, la grâce, la jeunesse et la beauté. Mais elle ne pourra pas me peindre avec ma femme et mes enfants. Il n’y a plus pour moi de tableau de famille. » En effet, les deux filles qu’il avait eues de sa première femme étaient mortes jeunes, et il n’avait pas eu d’enfant avec sa seconde femme, qu’il avait épousée peu de temps après la mort de sa mère, survenue en 1787. Mˡˡᵉ Élisabeth Harvey a exposé plusieurs fois au Salon ; outre le portrait de Bernardin de Saint-Pierre, entouré de sa famille, qui a figuré au Salon de 1804, et dont l’esquisse se trouve au Musée de Rouen, elle a exposé : en 1802, différents portraits ; en 1806, Malvina pleure la mort d’Oscar et ses compagnes cherchent à la consoler ; un portrait d’homme et deux études ; en 1808, trois portraits ; et en 1812, Edwy et Elgiva, scène de l’histoire d’Angleterre. Le 8 vendémiaire an xiv (30 septembre 1804), Ducis écrivait de Fontenay-aux-Roses à sa nièce, Mᵐᵉ V. Babois : « Je suis arrivé hier ici, sur les deux heures et demie ou trois heures, avec M. et Mᵐᵉ de Saint-Pierre. Nous y avons dîné avec la maîtresse de la maison et mesdemoiselles ses filles. Cette maison, qui n’est point du tout régulière, est très agréable dans l’intérieur, par l’intelligence et le goût de Mᵐᵉ Harvey, qui en a fait un bijou charmant, et qui va bien avec le lieu et son aimable et riant paysage. Tout est ravissant de fraîcheur et de propreté. Je vous écris, ma très chère nièce, dans la plus jolie des bibliothèques, devant le buste en marbre de Jean-Jacques Rousseau. Mon portrait, qui est à côté de celui de Saint-Pierre, est très ressemblant. On reconnait dans le sien Ginguené au premier coup d’œil. La même main va y ajouter celui de Lebrun. » Espérons qu’on retrouvera ce portrait aujourd’hui inconnu de Ducis. Revenons à Larive, qui, tout en habitant Montlignon, devait avoir conservé son domicile à Paris, où il devait être retenu par son cours. Le poète Ginguené, dont Ducis parle dans sa lettre et qui, lui aussi, devait être un habitué du salon de Fontenay-aux-Roses, où il avait son portrait, collabora à l’œuvre de l’artiste lorsque celui-ci fit imprimer son cours, une première fois en 1804 et une deuxième fois en 1810. C’est à l’Athénée, qui se trouvait rue Saint-Honoré, sur l’emplacement de l’Opéra brûlé en 1781, que Larive professait. Cet établissement, fondé par Pilâtre de Rozier, avait eu pour patrons et protecteurs officiels les frères du roi, le comte de Provence et le comte d’Artois. Il avait dû changer, une première fois, son nom de Musée en celui de Lycée, puis celui de Lycée en celui d’Athénée, lorsqu’en vertu de la loi du 11 floréal an x (1ᵉʳ mai 1802), le nom de Lycée fut réservé aux établissements d’enseignement. Ginguené avait professé, lui aussi, à l’Athénée, aux côtés de La Harpe, Marmontel, Condorcet, Monge, Fourcroy, Cuvier et Biot. Larive, qui, le 25 mai 1802, avait été nommé membre correspondant de l’Institut (classe des Beaux-Arts, section de Musique), devint le lecteur du roi Joseph, à Naples, en 1808, et fut nommé, quelque temps après, membre de l’Académie royale de Naples. Le 25 avril 1816, il prit part à une représentation au bénéfice des pauvres au théâtre Favart ; il y joua Tancrède et n’y fut applaudi, dit M. Lyonnet, qu’en souvenir de son passé. Retiré définitivement à Montlignon, il y mourut en 1827. Voici son acte de décès, publié par Fernand Bournen : « Le trente avril mil huit cent vingt-sept, à une heure après midi, acte de décès de Jean Mauduit-Larive, propriétaire de la commune de Montlignon, âgé de quatre-vingt ans environ, né à La Rochelle, département de la Charente Inférieure, décédé ledit jour audit Montlignon, à une heure après midi, en sa demeure, veuf de Catherine Vandenôve, décédée à Paris, le 4 d’aout 1816. Les témoins ont été MM. C Masson, adjoint de Montlignon, meunier et propriétaire, âgé de 57 ans, et B.-E. Guerret, audit Montlignon, âgé de vingt et un ans environ, et M. Ladislas, fils adoptif, propriétaire du manège du Luxembourg, âgé de vingt ans, demeurant à Paris, rue de Madame, nᵒ 4, et Achille Larive, propriétaire, demeurant audit Montlignon, âgé de 22 ans, ses enfants ; les deux premiers témoins amis de M. Larive, et les deux autres témoins fils de M. Larive, le défun, lesquels ont signé avec nous adjoint, en l’absence du maire, et après lecture faite et le décès constaté par nous soussigné. » | Masson. | A. Larive. | Masson. | | Ladislas Larive. | | Guerret. | Ladislas Larive, que l’artiste avait adopté, était le fils de sa seconde femme. Quinze ans après, le 17 mai 1842, le Conseil municipal de la commune prenait la délibération suivante :  « Considérant, Que M. Mauduit-Larive, ancien Maire de la commune de Montlignon, a été le bienfaiteur de cette commune, par les travaux considérables qu’il y a fait exécuter et qui ont été la cause première de la prospérité du pays, et, désirant donner à sa mémoire un témoignage de respect et de gratitude, Emet à l’unanimité le vœu : 1ᵒ Que la sépulture actuelle de M. Mauduit-Larive, dans l’ancien cimetière de la commune, soit transportée dans la partie du nouveau cimetière affectée aux concessions perpétuelles ; 2ᵒ Qu’un terrain d’une étendue égale à celui qu’occupe actuellement ladite sépulture soit concédé gratuitement, à perpétuité, à la famille de M. Mauduit-Larive. » J’ai cité, parmi les travaux de Larive, son Pyrame et Thisbé, ainsi que son Cours de déclamation ; il me reste à signaler ses Réflexions sur l’art théâtral, Paris, Rondonneau, an ix, in-8ᵒ ; Moyen de régénérer les théâtres, de leur rendre leur moralité et d’assurer l’état de tous les comédiens sans dépense pour le Gouvernement, Paris, 1806, in-4ᵒ ; Thama ou Le Sauvage civilisé, histoire d’un Taïtien (roman entièrement refondu et publié par J.-L. Melch. Porthmann), Paris, Le Normant, 1812, 2 vol. in-12. Tel était cet artiste, à qui le souvenir de Le Kain a beaucoup nui, mais qui, néanmoins, a fait preuve de talent et qui a remporté de grands succès en province. À Paris, il a tenu une belle place à la Comédie-Française, et c’est avec juste raison que son buste en marbre, par Houdon, exposé au Salon de 1783, figure dans le Musée. Il a été offert en décembre 1827 par le fils de Larive. On a d’autres portraits de lui, entre autres celui que Mᵐᵉ Delbée a publié à la page 62 de son livre. S’il faut en croire le signalement donné à l’époque de son arrestation, il avait une taille de 5 pieds 4 pouces et demi, avait les cheveux, les sourcils et la barbe châtain foncé, portait perruque, avait les yeux bruns, le nez et la bouche moyens, le visage plein, le menton plat et le front découvert. En terminant, je tiens à remercier mes amis, M. Coüet, le bibliothécaire-archiviste de la Comédie-Française, et M. Féron, archiviste de la Préfecture de Police, qui m’ont fourni les éléments essentiels pour cette communication, dans laquelle j’ai résumé ce qui a été publié sur un artiste, peut-être trop oublié aujourd’hui, que vous me pardonnerez d’avoir fait revivre pendant une heure. * ↑ Tome i, page 144. * ↑ Histoire de Montlignon, Paris, Société française d’impressions, in-4ᵒ, 1914, page 55. * ↑ Catalogue d’autographes Charavay, 27 avril 1903, page 16. Cette lettre, malgré son intérêt, ne fut vendue que 17 francs. * ↑ Op. cit., page 58. * ↑ Lettres de Jean-François Ducis, publiées par Paul Albert, 1879, page 166, 187, 200, 204 et 212. * ↑ Op. cit., page 187. * ↑ Lettres de Jean-François Ducis, publiées par Paul Albert, 1879, page 212. * ↑ La Correspondance historique et archéologique, tome xiv (1907), page 228.
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Le Rêve (Henri Bergson)
# Le Rêve (Henri Bergson) ## PSYCHOLOGIE ### Le rêve Mesdames, Messieurs, Le sujet que l’Institut psychologique a bien voulu me demander de traiter aujourd’hui devant vous est tellement complexe, il soulève tant de questions de tout genre, difficiles, obscures, les unes psychologiques, les autres physiologiques et métaphysiques, il exigerait, pour être traité d’une manière complète, tant de développements, et de si longs développements, — et nous avons si peu de temps, — que je vais vous demander la permission de supprimer tout préambule, d’écarter l’accessoire, de me placer tout de suite au cœur même de la question. Voici donc un rêve. J’aperçois des objets, et il n’y a rien. Je vois des hommes : je crois leur parler et j’entends qu’ils me répondent : il n’y a personne et je ne dis rien. Tout se passe comme si des choses réelles, des personnes réelles étaient là, alors qu’au réveil tout a disparu, personnes et choses. À quoi cela tient-il ? Mais d’abord, est-il bien vrai qu’il n’y ait rien ? Je veux dire : une certaine matière sensible n’est-elle pas présentée à nos yeux, à nos oreilles, à notre toucher, etc., pendant le sommeil aussi bien que pendant la veille ? Fermons les yeux et regardons attentivement ce qui va se passer dans le champ de notre vision. Beaucoup de personnes, interrogées sur ce point, diront qu’il ne se passe rien, qu’elles ne voient rien : c’est qu’il faut une certaine habitude pour arriver à s’observer utilement soi-même. Mais pour peu que ces personnes s’accoutument à donner l’effort voulu d’attention, elles distingueront, peu à peu, beaucoup de choses. D’abord, en général, un fond noir. Sur ce fond noir, parfois, des points brillants, qui vont et qui viennent, montent et descendent, lentement, solennellement. Plus souvent, des taches aux mille couleurs, tantôt bien ternes, tantôt, au contraire, chez certaines personnes, d’un éclat si extraordinaire que jamais la réalité n’en présenta de pareilles. Ces taches s’étendent et se rétrécissent, changent de forme et de couleur, empiètent constamment les unes sur les autres. Quelquefois le changement est lent et graduel. Quelquefois aussi c’est un tourbillonnement d’une rapidité vertigineuse. D’où vient toute cette fantasmagorie ? Les physiologistes et les psychologues se sont occupés de ce jeu de couleurs. « Spectre oculaire », « taches colorées », « phosphènes », tels sont les noms qu’ils ont donnés au phénomène ; ils l’expliquent d’ailleurs soit par les modifications légères qui se produisent sans cesse dans la circulation rétinienne, soit par la pression que la paupière fermée exerce sur le globe oculaire, et d’où résulterait une excitation mécanique du nerf optique. Mais peu importe l’explication du phénomène et le nom qu’on lui donne. Il se produit chez tout le monde, et il constitue, — je le dis tout de suite, — la principale matière, l’étoffe dans laquelle nous taillons nos rêves. Déjà, il y a trente ou quarante ans, M. Alfred Maury, et vers la même époque M. d’Hervey de Saint-Denis, avaient remarqué qu’au moment où l’on va s’endormir, ces taches colorées aux formes mouvantes se consolident, se fixent, adoptent des contours précis, — les contours mêmes des objets et des personnes qui vont peupler nos rêves. Mais c’était là une observation un peu sujette à caution, puisqu’elle émanait de psychologues déjà à moitié endormis. Récemment, un psychologue américain, M. Ladd, professeur à Yale University, a imaginé une méthode plus rigoureuse, mais d’une application assez difficile parce qu’elle exige une espèce de dressage. Elle consiste à s’habituer, le matin, au réveil, à garder les paupières closes et à retenir pendant quelques instants le rêve qui va s’envoler du champ de la vision et bientôt aussi, sans doute, de celui de la mémoire. Alors on voit les figures et objets du rêve se fondre peu à peu en phosphènes, s’identifier avec les taches colorées que l’œil apercevait bien réellement, les paupières closes. On lisait, par exemple, un journal : voilà le rêve. On se réveille, et du journal dont les contours précis s’estompent il reste une tache blanche avec, çà et là, des raies noires : voilà la réalité. Ou bien encore notre rêve nous promenait en pleine mer : à perte de vue, l’océan développait ses vagues d’un gris jaunâtre avec, de loin en loin, l’écume blanche qui les couronne. Au réveil, tout vient se perdre dans une grande tache demi-jaune et demi-grise parsemée de points brillants. Cette tache était là, ces points brillants étaient là. Il y avait bien réellement, présentée à notre perception pendant le sommeil, une poussière visuelle, et c’est cette poussière qui a servi à la fabrication de nos rêves. Sert-elle toute seule ? Sans quitter encore, pour le moment, le sens de la vue, nous devons joindre à ces sensations visuelles qu’on pourrait appeler internes toutes celles qui continuent à nous arriver d’une source extérieure. L’œil, une fois les paupières fermées, distingue encore la lumière de l’ombre et même, dans une certaine mesure, les diverses lumières les unes des autres. Ces sensations de lumière, émanant du dehors, sont à l’origine de beaucoup de nos rêves. Une bougie qu’on allume brusquement dans la chambre, par exemple, suggérera au dormeur, si son sommeil n’est pas trop profond, un rêve où dominera l’image du feu, l’idée d’incendie. Permettez-moi de vous citer deux observations de M. Tissié à ce sujet : « B…, Léon, rêve que le théâtre d’Alexandrie est en feu ; la flamme éclairait tout un quartier. Tout à coup il se trouve transporté au milieu du bassin de la place des Consuls : une rampe de feu courait le long des chaînes qui relient les grosses bornes placées autour du bassin. Puis il se retrouve à Paris, à l’Exposition qui est en feu…, il assiste à des scènes déchirantes, etc. Il se réveille en sursaut : ses yeux recevaient le faisceau de lumière projeté par la lanterne sourde que la sœur de ronde tournait vers son lit en passant. — M…, Bertrand, rêve qu’il s’est engagé dans l’infanterie de marine, dans laquelle il a servi jadis. Il va à Fort-de-France, à Toulon, à Lorient, en Crimée, à Constantinople. Il voit des éclairs, il entend le tonnerre…, il assiste enfin à un combat dans lequel il voit le feu sortir des bouches de canons. Il se réveille en sursaut. Comme B…, il était réveillé par le jet de lumière projeté par la lanterne sourde de la sœur de ronde. » Tels sont, bien souvent, les rêves qu’une lumière vive et brusque provoque… Assez différents sont ceux que suggère une lumière douce et continue, comme celle de la Lune. A. Krauss raconte qu’un jour, à son réveil, il s’aperçut qu’il continuait à tendre les bras vers ce que son rêve lui faisait voir comme l’image d’une jeune fille. Peu à peu cette image se confondit avec celle de la pleine Lune, qui dardait sur lui ses rayons. Chose curieuse, on pourrait citer d’autres exemples de rêves où les rayons de la Lune, caressant les yeux du dormeur, font surgir devant lui des apparitions virginales. Ne pensez-vous pas que telle a pu être l’origine, dans l’antiquité, de la fable d’Endymion, — Endymion, le berger endormi d’un perpétuel sommeil, et pour lequel la déesse Séléné, c’est-à-dire la Lune, s’éprend d’amour tandis qu’il dort ? Je viens de vous parler des sensations visuelles. Ce sont les principales. Mais les sensations auditives n’en jouent pas moins un rôle. D’abord, l’oreille a aussi ses sensations intérieures, sensations de bourdonnement, de tintement, de sifflement, difficiles à isoler et à percevoir pendant la veille, mais qui se détachent nettement dans le sommeil. Puis, nous continuons, une fois endormis, à entendre les bruits extérieurs. Le craquement d’un meuble, le feu qui pétille, la pluie qui fouette la fenêtre, le vent jouant sa gamme chromatique dans la cheminée, autant de sons qui arrivent à l’oreille de l’homme endormi et que le rêve convertira, selon le cas, en conversation, chants, cris, musique, etc. On frotte des ciseaux contre des pincettes aux oreilles d’Alfred Maury pendant qu’il dort : aussitôt il rêve qu’il entend le tocsin et qu’il assiste aux événements de Juin 1848. Nombreux sont les exemples d’observations et d’expériences du même genre. Mais, hâtons-nous de le dire, les sons ne jouent pas dans nos rêves un rôle aussi important que les couleurs. Nos rêves sont surtout visuels, et même plus visuels que nous ne le croyons. À qui n’est-il pas arrivé, — comme l’a fait remarquer M. Max Simon, — de causer en rêve avec une certaine personne, de rêver toute une conversation ? Et puis, voici que tout à coup un phénomène singulier frappe l’attention du rêveur : il s’aperçoit qu’il ne parle pas, qu’il n’a pas parlé, que son interlocuteur n’a pas non plus fait entendre une seule parole : c’était, entre eux, un simple échange de pensées, une conversation très claire et dont pourtant on n’entendait rien. Le phénomène s’explique assez facilement. Il faut en général, pour que nous entendions des sons en rêve, qu’il y ait des bruits réels perçus. Avec rien on ne fait rien. Et là où nous ne lui fournissons pas une matière sonore, le rêve a bien de la peine à fabriquer de la sonorité. Il y aurait beaucoup plus de choses à dire sur les sensations du toucher que sur celles de l’ouïe, mais il faut que j’abrège. Nous pourrions parler pendant des heures sur les singuliers phénomènes qui viennent de ce que, pendant le sommeil, le toucher continue à s’exercer, quoique confusément. Ces sensations de toucher, faisant irruption parmi les images qui occupent notre champ visuel, les modifient ou les arrangent à leur manière. Souvent, au milieu de la nuit, le contact de notre corps avec son vêtement très léger se fait tout à coup sentir ; il nous rappelle que nous sommes vêtus légèrement. Alors, si notre rêve nous promenait justement par les rues, c’est dans ce simple appareil que nous nous offrons aux regards des passants, sans qu’ils aient l’air, d’ailleurs, de s’en étonner ; nous nous étonnons parfois en rêve, mais ce que nous faisons ne paraît jamais étonner personne. Je cite ce rêve parce qu’il est fréquent. En voici un autre que beaucoup d’entre vous ont dû faire. Il consiste à se sentir voler à travers les airs ou planer dans l’espace. Quand une fois on a eu ce rêve, on peut être à peu près sûr de le voir se reproduire. Et chaque fois qu’il se reproduit, le rêveur se fait ce raisonnement : « J’ai eu jusqu’ici, en rêve, l’illusion de planer ou de voler, mais cette fois c’est une réalité. Il est bien démontré pour moi qu’on peut s’affranchir des lois de la pesanteur. » Maintenant, si vous vous réveillez brusquement de ce rêve, vous arriverez sans peine à l’analyser, pourvu que vous vous y preniez tout de suite. Vous verrez que vous sentiez très nettement que vos pieds ne touchaient pas terre. Et pourtant, ne croyant pas dormir, vous aviez perdu de vue que vous étiez couché. Ainsi, vous n’étiez pas couché et pourtant vos pieds ne sentaient pas la résistance du sol. Conclusion naturelle : vous planiez dans les airs. Remarquez bien ceci : quand la lévitation s’accompagne de vol, c’est d’un côté seulement que vous faites effort pour voler. Et si vous vous réveillez à ce moment, vous trouverez que ce côté est précisément celui sûr lequel vous êtes couché, et que la sensation d’effort pour voler vient coïncider avec la sensation réelle que vous donne la pression de votre corps contre le lit. Cette sensation de pression, dissociée de sa cause, devenue sensation pure et simple d’effort et jointe à l’illusion de planer dans l’espace, a dû engendrer le rêve. Il est intéressant de voir comment ces sensations de pression, remontant, pour ainsi dire, jusque vers notre champ visuel et profitant de la poussière lumineuse qui l’occupe, arrivent à se transposer en formes et en couleurs. M. Max Simon raconte qu’il fit un jour un rêve bizarre, et d’ailleurs pénible. Il rêva qu’il était en présence de deux piles de pièces d’or, piles juxtaposées et inégales, et que, pour une raison ou pour une autre, il avait à les égaliser. Mais il ne pouvait y parvenir. De là un sentiment d’angoisse extrême. Ce sentiment, grandissant d’instant en instant, finit par le réveiller. Il s’aperçut alors qu’une de ses jambes était retenue par les plis de la couverture, de telle façon que les deux pieds étaient à un niveau différent et qu’il lui était impossible de les amener l’un près de l’autre. De là une sensation d’inégalité, laquelle, faisant irruption dans le champ visuel et y rencontrant (ceci est du moins l’hypothèse que je propose) une ou plusieurs taches jaunes, s’était exprimée visuellement par l’inégalité des deux piles de pièces d’or. Il y a donc, immanente aux sensations tactiles pendant le sommeil, une tendance à se visualiser et à s’insérer ainsi dans le rêve. Plus importantes encore que les sensations tactiles proprement dites sont les sensations se rattachant à ce qu’on a appelé quelquefois le toucher intérieur, sensations profondes, émanant de tous les points de l’organisme et plus particulièrement des viscères. On ne se doute pas du degré de finesse, d’acuité, que peuvent atteindre, pendant le sommeil, ces sensations intérieures. Elles existaient déjà telles quelles, sans doute, pendant la veille, mais nous en étions distraits alors par l’action pratique ; nous vivions extérieurement à nous-mêmes. Mais le sommeil nous fait rentrer en nous. Il arrive fréquemment que des personnes sujettes aux laryngites, aux amygdalites, etc., rêvent qu’elles sont reprises de leur affection et éprouvent, du côté de la gorge, des picotements désagréables. Éveillées, elles ne sentent plus rien et croient à une illusion. Mais, quelques heures plus tard, l’illusion devient réalité. On cite des maladies et des accidents graves, attaques d’épilepsie, affections cardiaques, etc., qui ont été prévues et comme prophétisées en rêve. Ne nous étonnons donc pas si des philosophes comme Schopenhauer ont vu dans le rêve une répercussion, au sein de la conscience, des ébranlements émanant du système nerveux sympathique, si des psychologues tels que Scherner ont attribué à chacun de nos organes la puissance de provoquer un genre bien déterminé de rêves qui le représenteraient, en quelque sorte, symboliquement, et enfin si des médecins tels qu’Artigues ont écrit des traités sur la valeur séméiologique du rêve, c’est-à-dire sur les moyens de faire servir le rêve au diagnostic de certaines maladies. Plus récemment, M. Tissié, dont nous parlions tout à l’heure, a montré comment des rêves spécifiques se rattachent aux affections des appareils digestif, respiratoire et circulatoire. Je résume tout ce que je viens de dire. Quand nous dormons du sommeil naturel, il ne faut pas croire, comme on se l’imagine quelquefois, que nos sens soient fermés aux impressions extérieures. Nos sens continuent à s’exercer. Ils s’exercent, il est vrai, avec moins de précision ; mais en revanche ils embrassent une foule d’impressions « subjectives » qui passaient inaperçues pendant la veille, — alors que nous vivions dans un monde de perceptions qui est commun à tous les hommes, — et qui réapparaissent dans le sommeil, quand nous ne vivons plus que pour nous. Ainsi, bien loin que notre faculté de perception sensible se rétrécisse pendant le sommeil sur tous les points, elle étend au contraire, dans certaines directions tout au moins, son champ d’opérations. Il est vrai qu’elle perd souvent en énergie, en tension, ce qu’elle gagne en extension : elle ne nous apporte guère que des données confuses. Ces données sont les matériaux de nos rêves. Mais elles n’en sont que les matériaux ; elles ne suffiraient pas à les produire. Elles ne suffiraient pas à les produire, parce qu’elles sont vagues et indéterminées. Pour ne parler que de celles qui jouent le principal rôle, ces couleurs et ces formes changeantes qui évoluent devant nous une fois nos paupières closes, elles n’ont jamais de contours bien arrêtés. Voici des lignes noires sur un fond blanc. Elles pourront représenter au rêveur une page d’un livre, ou la façade d’une maison neuve avec des volets sombres, que sais-je ? une foule d’autres choses encore. Qui choisira ? Quelle est la forme qui imprimera sa décision à l’indécision de cette matière ? — Cette forme, ce sont nos souvenirs. Remarquons d’abord que le rêve, en général, ne crée rien. Sans doute on cite quelques exemples de | production artistique, littéraire et scientifique dans le rêve. Je ne rappellerai que l’anecdote bien connue qu’on raconte de Tartini, un violoniste-compositeur du siècle dernier. Comme il cherchait à composer une sonate, et que la muse se montrait rebelle, il s’endormit, et il aperçut en rêve le diable qui, s’emparant de son violon, lui jouait avec maëstria la sonate désirée. Tartini l’écrivit de mémoire à son réveil. Elle nous est parvenue sous le nom de « Sonate du Diable ». — Mais il est très difficile, quand il s’agit d’exemples aussi anciens, de distinguer entre l’histoire et la légende. Il nous faudrait des auto-observations d’une authenticité certaine. Or je n’en ai guère trouvé d’autre que celle du romancier anglais contemporain Stevenson. Dans un très curieux essai intitulé A chapter on dreams, cet auteur, doué d’un rare talent d’analyse, nous explique comment les plus originales d’entre ses nouvelles ont été composées ou tout au moins esquissées en rêve. Mais aussi, lisez de près le chapitre. Vous verrez qu’à un certain moment de sa vie Stevenson était arrivé à un état psychologique habituel où il lui était très difficile de dire s’il dormait ou s’il veillait. Là me paraît être la vérité. Quand l’esprit crée, je veux dire quand il est capable de donner cet effort d’organisation et de synthèse qui est nécessaire pour triompher d’une difficulté posée, pour résoudre un problème, à plus forte raison pour enfanter une œuvre d’imagination viable, nous ne sommes pas réellement endormis, ou du moins la partie de nous-mêmes qui travaille n’est pas la même que celle qui dort ; on ne peut donc pas dire qu’elle rêve. Dans le sommeil proprement dit, dans le sommeil qui intéresse notre personne tout entière, ce sont des souvenirs, et toujours des souvenirs, qui composent la trame de nos rêves. Mais souvent nous ne les reconnaissons pas. Ce peuvent être des souvenirs très anciens, oubliés pendant la veille, extraits des plus obscures profondeurs de notre passé. Ce peuvent être (ce sont souvent) des souvenirs d’objets que nous avons perçus distraitement, presque inconsciemment, pendant la veille. Ou bien encore ce seront des fragments de souvenirs brisés, que la mémoire aura ramassés çà et là et qu’elle mêlera au hasard, composant ainsi un tout méconnaissable et incohérent. Devant ces assemblages bizarres d’images qui ne présentent pas de signification plausible, notre intelligence (qui est loin d’abdiquer toute faculté de raisonnement pendant le sommeil, comme on l’a prétendu) cherche une explication, veut combler les lacunes. Elle les comble en appelant d’autres souvenirs, lesquels, se présentant souvent avec les mêmes déformations et les mêmes incohérences que les précédents, appellent à leur tour une explication nouvelle, — et ainsi de suite indéfiniment. Mais je n’insisterai pas sur ce point pour le moment. Qu’il me suffise de dire, pour répondre à la question que je posais tout à l’heure, que la puissance informatrice des matériaux fournis au rêve par les différents sens, la puissance qui convertit en objets précis, déterminés, les sensations indistinctes et vagues que le dormeur reçoit de ses yeux, de ses oreilles, de toute la surface et de tout l’intérieur de son corps, c’est le souvenir. Le souvenir ! À l’état de veille, nous avons bien des souvenirs qui paraissent et disparaissent, occupant notre esprit tour à tour. Mais ce sont toujours des souvenirs qui se rattachent étroitement à notre situation présente, à notre occupation présente, à notre action présente. Je me rappelle, en ce moment, le livre de M. d’Hervey sur les rêves. C’est que je traite de la question du rêve, c’est que je suis ici, à l’Institut psychologique, et que ma présence à cet endroit, l’action que je suis appelé à accomplir, la conférence que j’ai à faire, orientent dans une certaine direction particulière l’activité de ma mémoire. Les souvenirs que nous évoquons pendant la veille, si éloignés qu’ils nous paraissent d’abord de l’action présente, s’y rattachent toujours par quelque côté. Quel est le rôle de la mémoire chez l’animal ? C’est de lui rappeler, en chaque circonstance, les conséquences avantageuses ou nuisibles qu’ont pu lui attirer autrefois des circonstances analogues, de manière à le renseigner sur ce qu’il doit faire. Chez l’homme, la mémoire est sans doute moins prisonnière de l’action, mais elle y adhère encore : nos souvenirs, à un moment donné forment un tout solidaire, une pyramide, si vous voulez, dont la pointe est insérée exactement dans notre action présente. — Mais, derrière les souvenirs qui viennent s’encadrer ainsi dans notre occupation et se révéler au moyen d’elle, il y en a d’autres, des milliers d’autres, enfermés dans la mémoire, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois bien que toute notre vie passée est là, conservée jusque dans ses plus infimes détails, et que nous n’oublions rien, et que tout ce que nous avons senti, perçu, pensé, voulu, depuis le premier éveil de notre conscience, se survit à soi-même indestructiblement. Mais ces souvenirs que ma mémoire conserve dans ses plus obscures profondeurs y sont à l’état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière, mais ils n’essayent même pas d’y remonter ; ils savent que c’est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper d’eux. Maintenant supposez qu’à un moment donné je me désintéresse de la situation présente, de l’action présente, enfin de tout ce qui, jusque-là, fixait et orientait ma mémoire. Supposez, en d’autres termes, que je m’endorme. Alors ces souvenirs, sentant bien que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se lèvent. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent vers la porte qui vient de s’entr’ouvrir. Ils voudraient bien passer tous. Ils ne le peuvent pas, ils sont trop. De cette multitude d’appelés, quels seront les élus ? Il n’est pas difficile de le deviner. Tout à l’heure, quand je veillais, les souvenirs qui arrivaient à percer étaient ceux qui pouvaient invoquer des rapports de parenté avec la situation présente, avec ce que je voyais et entendais autour de moi. Maintenant, ce sont des images plus vagues qui occupent ma vue, ce sont des sons plus indécis qui impressionnent mon oreille, c’est un toucher plus indistinct qui est éparpillé sur toute la surface de mon corps, mais ce sont aussi des sensations plus nombreuses qui m’arrivent des parties profondes de l’organisme. Eh bien ! parmi les souvenirs-fantômes qui aspirent à se remplir de couleur, de sonorité, de matérialité enfin, ceux-là seuls y réussiront qui pourront s’assimiler la poussière colorée que nous apercevons, les bruits extérieurs et intérieurs que nous entendons, etc., et qui, d’autre part, répondront au ton affectif de notre sensibilité générale. Quand cette jonction s’opérera entre le souvenir et la sensation, nous aurons un rêve. Dans une page poétique des Ennéades, le philosophe Plotin, interprète et continuateur de Platon, nous explique comment les hommes naissent à la vie. La nature, dit-il, ébauche des corps vivants, mais les ébauche seulement. Laissée à ses seules forces, elle n’irait pas jusqu’au bout. D’autre part, les âmes habitent dans le monde des Idées. Incapables, par elles-mêmes, d’agir, ne pensant même pas à agir, elles planent, au-dessus du temps, au-dessus de l’espace. Mais, parmi tous les corps, il en est qui répondent davantage, par leur forme, aux aspirations de telles ou telles âmes. Et parmi les âmes, il en est qui se reconnaîtront davantage dans tels ou tels corps. Le corps, qui ne sort pas tout à fait viable des mains de la nature, se soulève vers l’âme qui lui donnerait la vie complète. Et l’âme, regardant ce corps et croyant apercevoir son image ainsi que dans un miroir, attirée, fascinée par cette image, se laisse tomber. Elle tombe, et cette chute, c’est la vie. Je comparerais à ces âmes détachées les souvenirs plongés dans l’obscurité de l’inconscient. Et d’autre part nos sensations nocturnes ressemblent à ces corps incomplets. La sensation est chaude, colorée, vibrante et presque vivante, mais indécise. Le souvenir est complet, mais aérien et sans vie. La sensation voudrait bien trouver une forme sur laquelle mouler l’indécision de ses contours. Le souvenir voudrait bien obtenir une matière pour se remplir, se lester, s’actualiser enfin. Ils s’attirent l’un l’autre, et ce souvenir-fantôme, s’incarnant dans la sensation qui lui apporte du sang et de la chair, devient un être qui vivra d’une vie propre, un rêve. La naissance du rêve n’a donc rien de mystérieux. Elle ressemble à la naissance de toutes nos perceptions. Le mécanisme du rêve est le même, dans ses grandes lignes, que celui de la perception normale. Quand nous percevons un objet réel, en effet, ce que nous voyons pour tout de bon, — la matière sensible de notre perception, — est peu de chose à côté de ce que notre mémoire y introduit. Quand vous parcourez un livre, quand vous lisez votre journal, croyez-vous que toutes les lettres imprimées arrivent réellement à votre conscience ? Vous n’auriez pas trop de toute la journée, alors, pour lire un journal. La vérité est que vous ne voyez de chaque mot et même de chaque membre de phrase que quelques lettres ou même quelques traits caractéristiques, juste ce qu’il faut pour vous permettre de deviner le reste : tout le reste, vous croyez le voir, vous vous en donnez en réalité l’hallucination. Il y a des expériences nombreuses et décisives qui ne laissent aucun doute à cet égard. Je ne citerai que celles de Goldscheider et Müller. Ces expérimentateurs écrivent ou impriment telle ou telle formule d’un usage courant, « Entrée strictement interdite », « Préface à la quatrième édition », etc., mais ils ont soin d’écrire les mots incorrectement, changeant et surtout omettant des lettres. Ces formules sont exposées dans une salle où l’on a fait l’obscurité. La personne qui doit servir de sujet d’expérience est placée devant elles et ignore — cela va sans dire — ce qui a été écrit. Alors on illumine l’inscription à la lumière électrique pendant un temps très court, trop court pour que l’observateur puisse apercevoir réellement toutes les lettres. On a commencé par déterminer expérimentalement le temps nécessaire à la vision d’une lettre de l’alphabet ; il est donc facile de faire en sorte que l’observateur ne puisse pas apercevoir plus de 8 ou 10 lettres, par exemple, sur les 30 ou 40 lettres qui composent la formule. Or, le plus souvent, il lit la formule tout entière sans difficulté. Mais là n’est pas pour nous le point le plus instructif de cette expérience. Si l’on demande à l’observateur quelles sont les lettres qu’il est sûr d’avoir vues, ce peuvent être, sans doute, des lettres réellement écrites, mais ce peuvent être tout aussi bien des lettres absentes, soit que ces lettres aient été remplacées par d’autres, soit qu’elles aient été omises purement et simplement. Ainsi l’observateur verra se détacher en pleine lumière une lettre qui n’existe pas, si cette lettre, en vertu du sens général, devait entrer dans la formule. Les caractères qui ont réellement impressionné l’œil n’ont donc été utilisés que pour servir d’indication à la mémoire inconsciente de l’observateur : celle-ci, découvrant le souvenir approprié, retrouvant la formule à laquelle ces caractères donnent un commencement de réalisation, projette le souvenir au dehors sous une forme hallucinatoire. C’est ce souvenir, et non pas l’inscription elle-même, que l’observateur a vu. Il est donc bien démontré que la lecture courante est en grande partie un travail de divination, mais non pas de divination abstraite : c’est une extériorisation de souvenirs, qui profitent, en quelque sorte, de la réalisation partielle qu’ils trouvent çà et là pour se réaliser complètement. Ainsi, à l’état de veille et dans la connaissance que nous prenons des objets réels qui nous entourent, une opération s’accomplit sans cesse qui est tout à fait de même nature que celle du rêve. Nous apercevons de la chose une esquisse seulement ; cette esquisse lance un appel au souvenir complet, et ce souvenir complet, qui par lui-même était ou inconscient ou à l’état de chose simplement pensée, profitant de l’occasion, s’élance dehors. C’est cette espèce d’hallucination, emboîtée, insérée dans un cadré réel, que nous apercevons. C’est bien plus court, cela est bien plus vite fait que de voir la chose même. D’ailleurs, sur la conduite et l’attitude du souvenir pendant cette opération, il y aurait des études intéressantes à faire. Il ne faut pas s’imaginer que nos souvenirs soient dans notre mémoire à l’état d’empreintes inertes. Ils y sont comme la vapeur dans une chaudière, plus ou moins tendus. Au moment où l’esquisse aperçue va leur lancer un appel, tout se passe comme s’ils venaient d’abord se grouper en familles, selon leurs rapports de parenté et de ressemblance. Il y a des expériences de Münsterberg (antérieures à celles de Goldscheider et Müller) qui me paraissent confirmer cette hypothèse, quoiqu’elles aient été faites dans un but assez différent. Münsterberg, lui, écrit les mots correctement. Ce ne sont d’ailleurs pas des formules usuelles ; ce sont des mots isolés, pris au hasard. Ici encore le mot est exposé pendant un temps si court qu’il ne peut être perçu entièrement. Maintenant, pendant que l’observateur regarde le mot écrit, on lui crie à l’oreille un autre mot, de signification toute différente. Or voici ce qu’on trouve. L’observateur déclare avoir vu un mot qui n’est pas le mot inscrit, mais qui y ressemble par sa forme générale et qui, d’autre part, rappelle par sa signification le mot qu’on lui a crié à l’oreille. Exemple : on a écrit « Tumult » et on crie « chemin de fer. » L’observateur lit « tunnel ». On a écrit « Triest » et on crie le mot allemand « Verzweiflung » (désespoir). L’observateur lit « Trost », qui signifie « consolation ». Ainsi tout se passe comme si le mot « chemin de fer », prononcé à notre oreille, éveillait à notre insu des espérances de réalisation consciente chez une foule de souvenirs qui ont avec l’idée de chemin de fer des rapports de parenté (wagon, rail, voyage, etc.) ; mais ce n’est qu’une espérance, et celui de ces souvenirs qui reparaîtra effectivement à la conscience sera celui que la sensation présente, actuelle, aura déjà commencé à réaliser. Tel est le mécanisme de la perception proprement dite et tel est celui du rêve. Dans un cas comme dans l’autre il y a, d’un côté, des impressions réelles faites sur les organes des sens et, de l’autre, des souvenirs qui viennent s’encadrer dans l’impression et profiter de sa vitalité pour revenir eux-mêmes à la vie. Mais alors, où est la différence précise, essentielle, entre percevoir et rêver ? Qu’est-ce que dormir ? Je ne demande pas, cela va sans dire, comment le sommeil doit s’expliquer physiologiquement. Ceci est une question spéciale et qui d’ailleurs est loin d’être résolue. Je demande ce qu’est le sommeil psychologiquement. Car notre esprit continue à s’exercer quand nous dormons, et il s’exerce, nous venons de le voir, sur des éléments analogues à ceux de la veille, sur des sensations et sur des souvenirs, comme aussi c’est d’une manière analogue qu’il les compose entre eux. Pourtant d’un côté nous avons la perception normale, et de l’autre le rêve. Où est la différence, je le répète ? Et quelle est la caractéristique psychologique de l’état de sommeil ? Défions-nous des théories. Il y en a beaucoup sur ce point. On a dit que dormir consistait à s’isoler du monde extérieur, à fermer ses sens aux choses du dehors. Mais nous avons montré que nos sens continuent à s’exercer pendant le sommeil, qu’ils nous fournissent l’esquisse ou tout au moins le point de départ de la plupart de nos rêves. On a dit : « S’endormir, c’est cesser de faire fonctionner les facultés supérieures de l’esprit. » Et on a parlé d’une espèce de paralysie momentanée des centres cérébraux supérieurs. Je ne crois pas que ce soit beaucoup plus exact. Dans le rêve, nous devenons sans doute indifférents à la logique, mais non pas incapables de logique. Il y a des rêves où nous raisonnons avec solidité et même avec subtilité. Je dirai presque, — au risque de paraître paradoxal, — que le tort du rêveur est souvent de raisonner trop. Il éviterait l’absurdité s’il assistait en simple spectateur au défilé des images qui composent son rêve. Mais quand il veut à toute force en donner une explication, son explication, destinée à relier entre elles des images incohérentes, ne peut qu’être un raisonnement bizarre, qui frôle l’absurdité. Je reconnais d’ailleurs que nos facultés intellectuelles supérieures se relâchent dans le sommeil, que, la plupart du temps, les raisonnements du rêveur sont assez faibles et qu’ils ressemblent plutôt, parfois, à une parodie du raisonnement. Mais on en dirait autant de toutes nos autres facultés pendant le sommeil. Ce n’est donc pas par l’abolition du raisonnement, pas plus que par la fermeture des sens, que nous caractériserons le rêve. Il nous faut autre chose. Il nous faut autre chose que des théories. Il nous faut un contact intime avec les faits. Il faut instituer une expérience décisive sur soi-même. Il faut qu’au sortir d’un rêve, — puisqu’on ne peut guère s’analyser dans le rêve lui-même, — on guette le passage du sommeil à la veille, qu’on serre ce passage d’aussi près que possible, et qu’on s’efforce ensuite d’exprimer par des mots ce qu’on aura éprouvé dans le passage. Cela est très difficile, mais on peut y arriver à force d’attention. Permettez donc au conférencier d’emprunter un exemple à son expérience personnelle et de raconter un rêve récent, ainsi que le travail qui s’effectua au sortir du rêve. Donc, le rêveur rêve qu’il parle devant une assemblée, qu’il fait un discours politique dans une assemblée politique. Et voici que du fond de l’auditoire s’élève un murmure. Le murmure s’accentue, il devient comme un grondement. Puis c’est un hurlement, un vacarme épouvantable. Et enfin résonnent de toutes parts, scandés sur un rythme uniforme, les cris : « À la porte ! à la porte !… » À ce moment il se réveille. Un chien aboyait dans un jardin voisin, et avec chacun des « Ouâ, ouâ » du chien un des cris « À la porte ! » se confondait. Eh bien ! voilà le moment infinitésimal qu’il faut saisir. Le moi de la veille, qui vient de reparaître, doit se retourner vers le moi du rêve, qui est encore là, et, pendant quelques instants au moins, le tenir, ne pas le lâcher. « Je te prends en flagrant délit. Tu entends crier une assemblée, et c’est un chien qui aboie. Tu vas me dire ce que tu faisais ! » À quoi le moi du rêve répondra : « Je ne faisais rien, et c’est par là justement que toi et moi nous différons l’un de l’autre. Tu t’imagines que pour entendre un chien aboyer, et pour savoir que c’est un chien qui aboie, tu n’as rien à faire ? Erreur profonde ! Tu accomplis, sans t’en douter, un effort considérable. Voici ce que tu fais. Tu prends ta mémoire tout entière, toute ton expérience accumulée, et tu amènes cette masse formidable de souvenirs à converger sur un point unique, de manière à insérer exactement, dans le son que tu entends, celui de tes souvenirs qui est le plus capable de s’y adapter. Et il faut que tu obtiennes une adhérence parfaite, qu’entre le souvenir que lu évoques et la sensation brute que tu perçois il n’y ait pas le plus léger écart (sinon, tu serais précisément dans le rêve) ; cet ajustement, tu ne peux l’obtenir que par une tension de ta mémoire et une tension de ta perception, absolument comme le tailleur qui vient t’essayer un habit neuf tend, pour les épingler, les morceaux de drap qu’il ajuste à la forme de ton corps. Tu fournis donc sans cesse, à tous les moments du jour, un effort énorme. Ta vie, à l’état de veille, est une vie de travail, même quand tu crois ne rien faire, car à tout instant tu dois choisir, et à tout instant exclure. Tu choisis parmi tes sensations, puisque tu rejettes de ta conscience ces mille sensations subjectives qui reparaissent la nuit dès que tu t’endors. Tu choisis, — et avec une précision et une délicatesse extrêmes, — parmi tes souvenirs, puisque tu rejettes tout souvenir qui ne se moule pas avec exactitude sur ton état présent. Ce choix que tu effectues sans cesse, cette adaptation sans cesse renouvelée, c’est la première et la plus essentielle condition de ce qu’on appelle le bon sens. Mais tout cela te maintient dans un état de tension ininterrompue. Tu ne le sens pas sur le moment même, pas plus que tu ne sens la pression de l’atmosphère. Mais tu te fatigues à la longue. Avoir du bon sens, c’est très fatigant. « Eh bien ! je te le répète, je diffère de toi précisément en ce que je ne fais rien. L’effort que tu donnes sans trêve, je m’abstiens purement et simplement de le donner. Au lieu de m’attacher à la vie, je m’en détache. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir, c’est se désintéresser. On dort dans l’exacte mesure où l’on se désintéresse. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas broncher au bruit du tonnerre, alors qu’un soupir de l’enfant la réveillera. Dormait-elle réellement pour son enfant ? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à nous intéresser. « Tu me demandes ce que je fais quand je rêve ? Je vais te dire ce que tu fais quand tu veilles. Tu me prends, moi, le moi des rêves, moi, la totalité de ton passé, et tu m’amènes, de contraction en contraction, à m’enfermer dans le tout petit cercle que tu traces autour de ton action présente. Cela c’est veiller, c’est vivre de la vie psychologique normale, c’est lutter, c’est vouloir. Quant au rêve, as-tu réellement besoin que je te l’explique ? C’est l’état où tu te retrouves naturellement dès que tu t’abandonnes, dès que tu n’as plus la force de te concentrer sur un point unique, dès que tu cesses de vouloir. Ce qui aurait bien plutôt besoin d’être expliqué, c’est le mécanisme merveilleux par lequel, à tout moment, ta volonté obtient instantanément et presque inconsciemment la concentration de tout ce que tu portes en toi sur un seul et même point, le point qui t’intéresse. Mais expliquer cela est la tâche de la psychologie normale, de la psychologie de la veille, car veiller et vouloir sont une seule et même chose. » Voilà ce que dirait le moi des rêves. Et il nous dirait beaucoup d’autres choses encore si nous le laissions parler à son aise. Mais je vois que l’heure est déjà écoulée. Extrayons bien vite de ce discours la différence essentielle qui sépare le rêve de l’état de veille. Dans le rêve, les mêmes facultés s’exercent que pendant la veille, mais elles sont à l’état de tension dans un cas, de relâchement dans l’autre. Le rêve, c’est la vie mentale tout entière, avec la tension, l’effort et le mouvement corporel en moins. Nous percevons encore, nous nous souvenons encore, nous raisonnons encore ; tout cela peut abonder dans le rêve, car abondance, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement. Pour que le son d’un chien aboyant s’accroche au souvenir d’une assemblée qui murmure et crie, il n’y a rien à faire. Mais pour que ce son soit perçu comme un aboiement de chien, il faut un effort positif. C’est cette force qui manque au rêveur. C’est par là, par là seulement, qu’il se distingue de l’homme qui veille. De cette différence essentielle on pourrait en tirer maintenant beaucoup d’autres. On arriverait à comprendre sans peine les principaux caractères du rêve. Mais je ne puis que tracer le programme de cette étude. Elle porterait surtout sur trois points, qui sont : l’incohérence des rêves, l’abolition que le rêve paraît souvent manifester du sens de la durée, et enfin l’ordre dans lequel les souvenirs se présentent au rêveur pour se disputer les sensations présentes où ils s’incarneront. L’incohérence du rêve me paraît s’expliquer assez aisément. Comme le rêve a pour essence de ne pas réclamer un ajustement complet entre la mémoire et la sensation, mais au contraire de laisser du jeu entre elles, à la même sensation pourront convenir des souvenirs bien différents. Voici par exemple, dans le champ de la vision, une tache verte avec des points blancs. Ce pourra être une pelouse parsemée de fleurs blanches, ce pourra être un billard avec ses billes, ce pourra être une foule d’autres choses encore. Ces divers souvenirs, capables de profiter de la même sensation, courent derrière elle. Quelquefois ils l’atteignent l’un après l’autre, et c’est ainsi que la pelouse devient billard et que nous assistons à des transformations extraordinaires. Quelquefois c’est en même temps, tous ensemble, que ces souvenirs rejoignent la sensation, et alors la pelouse sera billard : de là ces rêves absurdes où un objet reste ce qu’il est tout en devenant autre chose. Comme je le disais tout à l’heure, l’esprit placé devant ces visions absurdes cherche une explication et souvent, par là, aggrave encore l’incohérence. Quant à l’abolition du sens du temps dans beaucoup de nos rêves, elle est un autre effet de la même cause. En quelques secondes le rêve peut nous présenter une série d’événements qui occuperaient, pendant la veille, des journées entières. Vous connaissez l’exemple cité par M. Maury ; il est resté classique, et quoiqu’on l’ait contesté dans ces derniers temps, je le tiens pour vraisemblable, à cause du grand nombre d’observations analogues que j’ai trouvées éparses dans la littérature du rêve. Mais cette précipitation des images n’a rien de mystérieux. Pendant la veille, nous vivons d’une vie qui nous est commune avec nos semblables : notre attention à cette vie extérieure et sociale est la grande régulatrice de la succession de nos états intérieurs. Elle est comme le balancier de l’horloge, qui ralentit et découpe en tranches régulières la tension indivisée, quasi instantanée, du ressort. C’est ce balancier qui fait défaut au rêve. La précipitation, pas plus que l’abondance, n’est signe de force dans le domaine de l’esprit. C’est, je le répète, la précision de l’ajustage qui exige de l’effort. Et voilà justement ce qui manque au rêveur. Il n’est plus capable de cette attention à la vie qui est nécessaire pour obtenir un réglage du dedans sur le dehors, une insertion parfaite de la durée intérieure dans la durée générale des choses. Resterait enfin à expliquer comment le relâchement tout particulier de l’esprit dans le rêve explique la préférence donnée par le rêveur à tel souvenir sur d’autres, également capables de s’encadrer dans les sensations actuelles. Il y a un préjugé courant, qui veut que nous rêvions surtout des événements qui nous ont fortement préoccupés le jour même. C’est vrai quelquefois, mais quand la vie psychologique de la veille se prolonge ainsi dans le sommeil, c’est que nous dormons à peine. Un sommeil qui serait rempli de rêves de ce genre est un sommeil dont nous sortirions bien fatigués. Dans le sommeil normal et de profondeur moyenne nos rêves portent bien plutôt, — toutes autres conditions égales, — sur des pensées qui nous ont traversés comme des éclairs ou sur des objets que nous avons perçus sans presque y faire attention. Si nous rêvons des événements du jour même, ce sont les faits les plus insignifiants, et non pas les plus importants, qui auront le plus de chances de reparaître. Je me rallie entièrement, sur ce point, aux observations de W. Robert, de Delage et de Freud. J’étais dans la rue, j’attendais un tramway mécanique, je l’attendais en dehors de la voie et ne courais pas l’ombre d’un danger : si pourtant, au moment où le tramway a passé, l’idée d’un danger possible m’a traversé l’esprit, que dis-je ? si mon corps s’est reculé instinctivement sans même que j’eusse conscience d’éprouver de la crainte, je pourrai rêver la nuit que le tramway me passe sur le corps. Je veille un malade dont l’état est désespéré. Si, à un moment donné, sans peut-être que je m’en sois rendu compte, j’ai espéré contre tout espoir, je pourrai rêver que le malade est guéri ; je rêverai guérison, en tout cas, bien plutôt que je ne rêverai maladie. Enfin les événements qui reparaissent de préférence dans le rêve sont ceux auxquels nous avons pensé le plus distraitement. Quoi d’étonnant à cela ? Le moi qui rêve est un moi qui se détend. Les souvenirs qu’il accueille le plus volontiers sont les souvenirs de détente ou de distraction, ceux qui ne portent pas la marque de l’effort. Il est vrai que, dans le sommeil très profond, la loi qui régit la réapparition des souvenirs pourrait être bien différente. Nous ne savons presque rien de ce sommeil profond. Les rêves qui le remplissent sont, en règle générale, des rêves que nous oublions. Quelquefois cependant nous en retrouvons quelque chose. Et alors, c’est un sentiment tout spécial, étrange, intraduisible, que nous éprouvons. Il nous semble que nous revenons de très loin, — très loin dans l’espace et très loin dans le temps. Ce sont sans doute des scènes extrêmement anciennes, scènes de jeunesse ou d’enfance, que nous revivons alors dans tous leurs détails, avec la nuance affective qui les colora et imprégnées de cette fraîche sensation d’enfance et de jeunesse que nous chercherions vainement à ressusciter pendant la veille. Je crois que des expériences récentes, encore inédites, de M. Vaschide vont jeter quelque lumière sur ce sommeil profond et qu’elles nous montreront ici des rêves beaucoup plus cohérents que ceux dont nous conservons habituellement le souvenir. C’est sur ce sommeil profond que la psychologie devra diriger son effort, non seulement pour y étudier le mécanisme de la mémoire inconsciente, mais encore pour scruter ces phénomènes plus mystérieux qui relèvent de la « recherche psychique ». Je n’ose me prononcer sur les phénomènes de cet ordre, mais je ne puis m’empêcher d’attacher quelque importance aux observations recueillies avec une méthode si rigoureuse et un si infatigable zèle par la Society for Psychical Research, dont on nous parlait ici l’autre jour. Si la télépathie influençait nos rêves, c’est vraisemblablement dans ce sommeil très profond qu’elle aurait le plus de chances de se manifester. Mais, je le répète, je ne puis me prononcer sur ce point. Je me suis avancé avec vous aussi loin que j’ai pu ; je m’arrête au seuil du mystère. Explorer les plus secrètes profondeurs de l’inconscient, travailler dans ce que j’appelais tout à l’heure le sous-sol de la conscience, voilà quelle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents, les découvertes des sciences physiques et naturelles. C’est du moins le vœu que je forme pour elle, c’est le souhait que je lui adresse en terminant. Et je vous adresse à vous, Mesdames et Messieurs, mes remerciements pour l’attention soutenue avec laquelle vous avez suivi cette conférence d’un bout à l’autre, quoiqu’elle ait dépassé, et de beaucoup, l’heure réglementaire. * ↑ Conférence faite à l’Institut psychologique, le 26 mars 1901.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Notice_n%C3%A9crologique_sur_M._le_Colonel_Meunier
Notice nécrologique sur M. le Colonel Meunier
# Notice nécrologique sur M. le Colonel Meunier ## MÉLANGES ### Nécrologie : M. le Colonel MEUNIER Les membres de la Société des Sciences morales ont appris, avec une douloureuse émotion, la mort de leur président, M. le colonel Meunier, décédé à Versailles, le 5 octobre 1920. Né à Versailles, le 11 août 1849, le jeune Jules Meunier, après de brillantes études au Lycée de sa ville natale, entrait à Saint-Cyr en 1869, dans les tout premiers rangs ; il se maintenait à la tête de sa promotion, lorsque la guerre de 1870 vint brusquement interrompre ses études ; il prit part au siège de Paris comme sous-lieutenant, puis lieutenant d’infanterie. Il parcourut les grades inférieurs en officier particulièrement intelligent et laborieux ; nous le trouvons successivement instructeur, puis professeur à Saint-Cyr, élève à l’École de Guerre, officier breveté dans divers états-majors, et se faisant entre temps recevoir licencié en droit. Chef de bataillon en 1889, lieutenant-colonel en 1897, il eut à diriger dans ce dernier grade la section du personnel d’état-major au Ministère de la Guerre ; promu colonel en 1904, il commanda le 137ᵉ d’infanterie jusqu’à la limite d’âge, en 1909. Ses hautes qualités militaires semblaient lui promettre une plus brillante carrière ; la politique paraît bien n’avoir pas été étrangère à l’arrêt prématuré de son avancement. Retiré à Versailles, il apportait aussitôt à tous les organes de l’activité intellectuelle sa laborieuse bonne volonté ; aussi, en mai 1912, entrait-il au Conseil municipal, et en juin 1913, il devenait adjoint au Maire. Un an plus tard, la mobilisation l’arrachait à ses fonctions ; attaché à l’état-major de la région du Nord, il a passé presque toute la guerre dans cette zone bombardée, affecté à diverses missions, notamment pendant longtemps à la présidence du Conseil de guerre de Boulogne, où sa compétence a été hautement appréciée. Lorsqu’une nouvelle limite d’âge l’a atteint, il a obtenu de faire bénévolement dans la même région des conférences patriotiques aux jeunes soldats, et il n’est rentré à l’Hôtel de Ville de Versailles que le jour de l’armistice. Ce bon Versaillais, actif et instruit, ne pouvait rester étranger à la Société des Sciences morales ; admis comme membre associé en 1910, il devenait titulaire le 22 mars 1912. Sa collaboration fut toujours — en prose et même en vers — intelligente, intéressante, aimable ; aussi ses confrères l’ont-ils élu vice-président en 1914 et président en 1915 ; il a quitté ses fonctions en 1918, les ayant à peine exercée à cause de sa mobilisation ; réélu en juillet 1920, il est mort avant d’avoir inauguré sa nouvelle présidence. Son dernier travail publié dans la Revue de l’Histoire de Versailles est le récit pittoresque et émouvant de la translation des cendres de Hoche à Weissenthurm, où il avait fait partie de la délégation municipale représentant la ville natale du héros de Sambre-et-Meuse ; ce fut certainement pour le colonel sa dernière joie de patriote et de soldat. Les longues fatigues de la guerre avaient fortement ébranlé sa santé ; son échec aux élections municipales, qu’il sentait immérité, contribua à rendre son état plus grave, et, le 5 octobre 1920, il s’éteignait avec une sérénité résignée. Ceux qui n’ont connu le colonel Meunier que superficiellement se rappelleront un homme aimable, bienveillant, d’une intelligence brillante et variée ; ceux qui l’ont approché de plus près ont été surtout frappés de sa grande valeur morale ; il a consacré toute sa vie à l’accomplissement du devoir considéré dans sa forme la plus large comme la plus délicate ; quoique peu récompensé de ses mérites, il est demeuré jusqu’à la mort fidèle à la haute discipline morale qu’il s’était imposée.
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Un Homme sérieux/05
# Un Homme sérieux/05 Après la scène dont le jardin du pensionnat avait été le théâtre, Moréal était sorti du petit hôtel de l’avenue Sainte-Marie, en prévenant la portière qu’il viendrait s’y établir le lendemain. Le changement survenu dans la position de Mˡˡᵉ Chevassu prescrivait à son amant un nouveau plan de conduite. L’amour est prompt dans ses résolutions ; aussi le vicomte n’eut-il pas besoin de réfléchir longtemps pour prendre un parti. — J’ai brûlé mes vaisseaux, se dit-il ; désormais la maison de Mᵐᵉ de Pontailly m’est fermée sans que celle de M. Chevassu me soit ouverte. Dès-lors il doit m’être égal qu’Henriette soit dans un pensionnat, puisqu’elle n’en sortirait que pour retourner chez sa tante ou chez son père. Pension pour pension, mieux vaut encore celle-ci que toute autre, car ici « la tranchée est ouverte, tandis qu’ailleurs peut-être je ne trouverais pas les mêmes facilités. Maintenant ferai-je part de ma découverte à M. de Pontailly et à Prosper ? Pas si écolier. Le vicomte comprenait fort bien que choisir le marquis pour confident, c’était accepter une tutelle ; or, tout amant vise à l’émancipation ; d’un autre côté, s’ouvrir à l’étudiant, n’était-ce pas se mettre à la merci d’un étourdi dont la mauvaise tête pouvait tout gâter ? Entre ces deux écueils, Moréal se décida d’autant plus aisément à garder son secret, qu’en en restant maître il conservait la pleine liberté de ses actions, avantage qu’un jeune homme estime par-dessus tout. Le soir même, il alla chez un tapissier louer les meubles indispensables, et dès le lendemain matin il les fit conduire à son nouveau logement, dont il prit ainsi possession. Il revint ensuite à l’hôtel de Castille, où il avait gardé son petit appartement pour domicile officiel. Comme nous l’avons dit, il y attendit la visite de ses deux alliés et leur montra une réserve impénétrable ; mais, dès qu’ils furent sortis, il reprit en toute hâte le chemin de l’avenue Sainte-Marie ; l’heure de la récréation approchait, et il avait résolu de faire parvenir à Henriette un second message en dépit de tous les obstacles. Le belvédère, dont Moréal avait tiré si bon parti la veille, ne pouvait de nouveau, sans une grave imprudence, lui servir de lieu d’observation ; dominant le jardin de la maison de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, ce petit pavillon se trouvait tellement en évidence, que paraître à l’une de ses fenêtres, surtout à l’heure de la récréation, c’eût été un infaillible moyen de se faire remarquer et par conséquent surveiller par le pensionnat tout entier. Le vicomte se souciait peu de mettre dans la confidence de son amour une centaine de jeunes filles non moins espiègles que curieuses ; il chercha donc, pour y établir son embuscade, un endroit moins exposé à leurs regards malicieux. Le hasard le servit à souhait. À droite de la grille de l’hôtel se trouvait une remise appuyée de flanc contre le mur de la pension ; le toit de ce petit bâtiment formait une plate-forme couverte en zinc et entourée d’une balustrade le long de laquelle étaient rangés des lilas, des orangers et des grenadiers en caisses ; un escalier extérieur, presque aussi frêle qu’une échelle, conduisait à cette terrasse, où le même architecte, qui dans la construction de l’édifice principal avait ingénieusement associé les styles grec, chinois et gothique, semblait s’être efforcé de reproduire en miniature les jardins suspendus de Babylone ; un banc s’y trouvait placé de manière qu’en s’y asseyant en été, on profitait de l’ombrage des arbres du pensionnat dont l’allée de tilleuls aboutissait précisément à cet endroit. Cette plate-forme paraissait avoir été construite spécialement à l’usage d’un espion ou d’un amoureux. Pourvu qu’on se tînt caché derrière les arbustes qui en garnissaient le pourtour, il était facile d’examiner ce qui se passait dans le jardin voisin sans s’exposer à être vu soi-même ; et, à supposer qu’on eût déjà quelque intelligence dans l’intérieur de la pension, rien n’empêchait qu’on n’établît par-dessus le mur une de ces correspondances sentimentales auxquelles suffit pour facteur, en pareille mitoyenneté, une petite pierre dans un billet. Du premier coup d’œil, Moréal reconnut l’excellence de cette position, et résolut d’y transporter son quartier-général à l’heure de la récréation. Pour se mettre lui-même à l’abri de tout espionnage, il se débarrassa de la vieille portière en la chargeant d’une demi-douzaine de commissions qui devaient la tenir éloignée pendant plusieurs heures. Il découpa ensuite une étroite bande de papier en forme de flèche, et la colla extérieurement sur l’un des vitraux du belvédère, en ayant soin d’en diriger la pointe vers l’allée de tilleuls. — Cette boussole est trop peu visible pour attirer l’attention, se dit-il alors : la remarquât-on d’ailleurs, personne n’en comprendrait le sens ; mais je peux me fier à l’intelligence d’Henriette. L’heure qui annonçait la fin des études ayant sonné, le vicomte se hâta de monter sur la petite terrasse, et il y resta aux aguets, attendant le résultat de son stratagème. Comme la veille, les jeunes pensionnaires se répandirent joyeusement dans le jardin, et se divisèrent par groupes pour se livrer aux plaisirs de leur âge. Parmi les plus empressées à traverser la pelouse, Moréal reconnut celle qu’il aimait. Recommandée particulièrement par sa tante à la sévérité de la maîtresse du pensionnat, Henriette avait compris qu’au premier grief on userait à son égard d’une rigueur inexorable ; tout au moins la mettrait-on en retenue à l’heure de la récréation, et ce châtiment était celui qu’elle redoutait le plus, car pour revoir Moréal il fallait qu’elle pût descendre au jardin. La jeune fille s’appliqua donc à déjouer Mᵐᵉ de Pontailly, en détruisant, par la conduite la plus irréprochable, l’effet de ses malveillantes paroles. Si complète fut sa docilité, si douce son humeur, si exemplaire son application, que Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, qui, sur la foi de la marquise, s’attendait à un tout autre début, ne put cacher sa surprise. — Ou c’est une hypocrite consommée, ou sa tante est injuste à son égard, dit-elle à l’une des sous-maîtresses, sa confidente ordinaire ; qu’en pensez-vous ? La sous-maîtresse était une femme d’esprit, qui, dans l’exercice de ses fonctions modestes, avait trouvé l’occasion de développer sa perspicacité naturelle. — Les hypocrites n’ont pas ce pur et ferme regard, dit-elle sans hésitation ; Mᵐᵉ de Pontailly n’aime pas sa nièce. Pourquoi ? je l’ignore ; mais je parierais que cette antipathie n’a aucun motif légitime. Henriette traversa le jardin d’un pas léger, et se dirigea vers l’endroit où la veille elle s’était assise avec sa tante. En marchant, elle interrogeait du regard la fenêtre du belvédère, et commençait à s’étonner de la voir complètement immobile ; mais, dès qu’elle fut arrivée près du banc, son inquiétude se dissipa. La jeune fille alors aperçut distinctement la petite flèche collée sur l’un des vitraux, et, comme l’avait espéré Moréal, elle comprit aussitôt le sens de cette indication amoureuse. Peut-être était-ce le cas de jouer l’inintelligence ou du moins l’embarras, et parmi les pensionnaires de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud plus d’une n’eût pas laissé échapper une occasion si belle de faire honneur à son éducation ; mais la passion véritable dédaigne dans son honnêteté ces petites ruses et ces mesquins artifices. Sans hésiter, Henriette prit le chemin que lui désignait l’ingénieuse boussole inventée par le vicomte, et entra sous les tilleuls. Au bout de l’allée, la muraille était recouverte d’une charmille, en ce moment effeuillée par l’hiver. À travers les branches supérieures, la jeune fille aperçut Moréal appuyé sur la crête du mur, au risque de se couper les mains aux formidables tessons de verre qui s’y trouvaient incrustés. Malgré l’éloignement des sous-maîtresses et des pensionnaires, toute parole eût été imprudente, et les deux amans durent se contenter du langage des yeux. Mais le vicomte avait prévu cette contrainte et avisé au moyen d’y remédier. Tout à coup, un ruban à l’extrémité duquel était attaché un billet, se déroula rapidement entre le mur et la charmille. Ce tendre message arriva à sa destination avant d’avoir touché à terre, tant la jeune fille mit de prestesse à s’en emparer. La lettre prise, le ruban ne remonta pas ; évidemment l’amoureux écrivain attendait une réponse. Cette présomption embarrassa Henriette sans trop la courroucer. Quoique fine et spirituelle, la fille du député du Nord était tout-à-fait dépourvue de cette matoiserie qu’acquiert, selon Figaro, la femme la plus ingénue pour peu qu’on l’enferme ; elle n’avait pas, comme Rosine, sa lettre écrite d’avance. Que faire cependant ? Le ruban attendait toujours, et quelques-unes des pensionnaires qui jouaient à l’autre bout de l’allée pouvaient en s’approchant l’apercevoir. S’il était imprudent de prolonger cette scène, ne serait-il pas cruel de refuser à Fabien une réponse qu’il sollicitait avec une instance si expressive, quoique muette ? Par une inspiration soudaine, Henriette détacha le nœud de son fichu et le fixa au ruban, qui remonta aussitôt, chargé de ce frais trésor. Presque au même instant, le son d’une cloche se fit entendre, et Moréal disparut. C’était à la grille du petit hôtel qu’avait retenti le signal qui venait de troubler la romanesque entrevue des deux amans. Non moins mécontent que surpris de cette interruption, le vicomte traversa la terrasse et se pencha vers la ruelle avec précaution, de manière à ne pas se laisser apercevoir. Il eut lieu tout aussitôt de s’applaudir de sa prudence, car l’importun arrêté devant la grille n’était autre qu’André Dornier. Le journaliste sonna une seconde fois, puis une troisième, en redoublant d’énergie à chaque reprise, sans que Moréal se décidât à se montrer et à lui ouvrir. — Il est impossible qu’il ait deviné que j’ai loué cette maison, se disait pendant ce temps le vicomte ; ce n’est donc pas moi qu’il cherche, et rien ne m’oblige à le recevoir. D’ailleurs, il sait que je loge à l’hôtel de Castille, et, s’il a quelque chose à me dire, il n’a qu’à venir m’y trouver. Là, il peut en être sûr, je ne le laisserai pas sonner deux fois. En toute autre occasion, Moréal se fût fait un point d’honneur de se mettre à la disposition de son rival, sans s’inquiéter de la part que pouvait avoir à cette rencontre l’hostilité ou le hasard ; mais la position délicate où il se trouvait tempéra sa belliqueuse susceptibilité. Se montrer, c’eût été livrer son secret à l’homme le plus intéressé à en abuser ; or, en amour pas plus qu’à la guerre, nul n’est tenu de se trahir. Le vicomte se crut donc légitimement dispensé d’accorder à son ennemi un avantage dont celui-ci n’eût pas manqué de profiter sans scrupule, et il resta caché derrière les arbustes de la terrasse, attendant impatiemment le départ de l’importun. Son espérance fut déçue au moment de se réaliser. Après avoir sonné une dernière fois en manière de carillon, Dornier allait enfin se retirer, lorsqu’à l’entrée de la ruelle parut la portière. Pour prouver son zèle à son nouveau maître, la vieille femme avait déployé une activité de jeune fille, et revenait, ses commissions faites, beaucoup plus tôt que Moréal ne s’y était attendu. En apercevant un inconnu devant la grille, elle pressa le pas et arriva bientôt près de lui. — Que désirez-vous, monsieur ? demanda-t-elle alors d’une voix essoufflée. — Voir la maison, répondit Dornier avec un accent de mauvaise humeur ; voilà une demi-heure que je sonne. — L’hôtel n’est pas à louer, reprit la portière, qui appuya majestueusement sur le mot hôtel. — Alors, que signifie cet écriteau ? demanda le journaliste en montrant la pancarte pendue aux barreaux de la grille. — C’est moi qui suis fautive, j’aurais dû l’ôter ; mais ça ne sera pas long. La vieille femme tira de son cabas une formidable paire de ciseaux, se dressa sur la pointe de ses galoches, et coupa la ficelle qui attachait l’écriteau ; elle prit ensuite dans sa poche une grosse clé, et se mit en mesure d’ouvrir la grille. — J’ai sonné plusieurs fois sans qu’on vînt m’ouvrir, reprit Dornier ; il n’y a donc personne dans cette maison ? La portière regarda le questionneur d’un air défiant, et serra instinctivement les ciseaux et la clé, qui, dans ses mains crochues, pouvaient devenir deux armes assez redoutables. — Monsieur est peut-être sorti, reprit-elle en grommelant ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il n’y ait personne à l’hôtel. D’ailleurs, quoiqu’il ne passe pas beaucoup de monde dans l’avenue, nous ne manquons pas de voisins. Les frais éclats de rire dont retentissait le jardin du pensionnat confirmaient cette assertion, sans toutefois promettre en cas d’alarme un secours bien efficace. Aux regards sournois et à l’attitude martiale de la vieille, Dornier comprit qu’elle croyait voir en lui un de ces honnêtes industriels qui pour s’introduire dans une maison choisissent le moment où elle est déserte ; car ce n’est pas aux habitans, mais au mobilier, qu’ils rendent visite. Sans paraître offensé d’un pareil soupçon, le journaliste employa, pour le détruire, un moyen d’ordinaire infaillible. — Ma brave dame, dit-il en tirant de sa poche une pièce de cinq francs, puisque votre maître est sorti, ne pourriez-vous pas me laisser voir l’hôtel ? La vieille femme n’avait pas prévu cet argument : aussi éprouva-t-elle un moment de perplexité ; elle regarda alternativement, d’un air indécis, le tentateur et son offrande propitiatoire, mais à la fin la défiance l’emporta sur l’avarice. — Ces voleurs sont si malins ! se dit-elle ; quand nous serons seuls dans l’appartement, il n’a qu’à sauter sur moi et m’égorger : ça se voit si souvent dans les journaux ; je serais bien avancée avec son écu ! — Puisque je vous dis que l’hôtel est loué depuis hier, reprit-elle tout haut, en serrant plus fort que jamais ses armes défensives. — Mais peut-être est-il à vendre, dit le journaliste, qui laissa tomber négligemment la pièce de cinq francs dans le cabas de la portière. En dépit de ses soupçons, la vieille fut sensible à la délicatesse de ce procédé ; d’un regard moins hostile, elle examina son interlocuteur, et finit par lui trouver une physionomie d’autant plus honnête, qu’à sa cravate étincelait une épingle en brillans, tandis qu’une chaîne non moins splendide serpentait entre les boutonnières de son gilet ; un jonc à pomme d’or incrustée de turquoises complétait ce luxe d’orfèvrerie, qui, malgré son goût peu châtié, imposa peu à peu à la portière cette sorte de respect que les gens de sa condition éprouvent volontiers pour les apparences de la richesse. — J’avais la berlue, pensa-t-elle en remettant les ciseaux dans son cabas ; c’est un homme très comme il faut. La physionomie de la vieille s’éclaircit au même instant et prit une expression obséquieuse. — Je crois en effet, dit-elle, que, si le propriétaire trouvait un prix raisonnable de son hôtel, il se déciderait à le vendre. — En ce cas, reprit Dornier, ouvrez la porte ; car je veux acheter une maison dans ce quartier, et celle-ci pourrait me convenir. Que je m’arrange ou non avec le propriétaire, je ne vous oublierai pas. Cette habile péroraison acheva de séduire la portière ; après y avoir répondu par sa plus belle révérence, elle insinua dans la serrure de la grille la clé qu’elle tenait à la main. — Vieille bohémienne ! se dit Moréal, qui, de la plate-forme de la remise, n’avait pas perdu un mot de ce dialogue, la voilà qui ouvre la porte, et je vais me trouver bloqué sur cette terrasse comme un blaireau dans son terrier ; il est impossible que des fenêtres Dornier ne m’aperçoive pas, et certes je dois faire une sotte figure. La position n’est plus tenable. Aiguillonné par la crainte du ridicule, le vicomte se hâta de descendre l’escalier de la terrasse, et se présenta inopinément derrière la grille au moment où la portière achevait de l’ouvrir. À la vue de son nouveau maître qu’elle croyait absent, et dont la figure lui parut fort peu débonnaire, la vieille femme se glissa dans sa loge d’un air penaud. De son côté, Dornier, en reconnaissant son rival, ne put réprimer un mouvement de surprise et de dépit. Au lieu d’avancer, comme semblait l’y inviter la porte ouverte, il resta immobile sur le seuil. — Si vous le permettez, monsieur, lui dit Moréal avec une politesse hautaine, c’est moi qui vous ferai les honneurs de la maison. Le journaliste hésita, comme s’il eût craint de tomber dans un piége en acceptant la proposition de son ennemi ; mais cette indécision ne dura qu’un instant. — Il n’est pas homme à m’attirer dans un guet-apens, se dit-il, et, lors même qu’il y aurait quelque danger, je suis trop avancé pour reculer sans honte. Déterminé à accepter toutes les conséquences de sa démarche, Dornier s’inclina d’un air froid en signe d’acquiescement, et entra dans la cour. Le vicomte referma aussitôt la porte, et, sans ajouter un mot, se dirigea vers la maison. Au moment où ils y arrivaient, la cloche de la grille retentit de nouveau avec fracas : les deux rivaux se retournèrent en même temps, et ce fut avec un égal étonnement qu’à travers les barreaux ils reconnurent la figure cavalière de Prosper Chevassu. — Messeigneurs, cria l’étudiant avec une emphase dramatique, vous plairait-il de changer le duo en trio ? Déjà la vieille portière avait tiré le cordon. L’élève en droit traversa la cour du pas dont il appartiendrait à un triomphateur de pénétrer dans une ville conquise, et il rejoignit presque aussitôt Moréal et Dornier, qui, pour l’attendre, s’étaient arrêtés sur le perron. Quoique fort contrarié de ces visites aussi importunes qu’inattendues, le vicomte remplit avec une irréprochable politesse les devoirs de l’hospitalité, et il introduisit les deux jeunes gens dans un petit salon où le matin il avait fait placer la meilleure partie de ses meubles. — Commençons par le commencement, dit Prosper avec gravité ; chez qui sommes-nous ? — Chez moi, répondit Moréal en avançant des fauteuils. — En ce cas, reprit l’étudiant d’un air piqué, vous pouvez vous vanter de jouer admirablement la comédie. C’est un talent ; mais il me semble que vous auriez pu vous dispenser de l’exercer à mes dépens, et surtout à ceux de mon oncle. — Vous me pardonnerez, j’espère, ma réserve, lorsque je vous en aurai expliqué les motifs. — Soit ; nous déviderons cet écheveau-là plus tard ; en ce moment, ne compliquons pas la discussion. Puisque vous êtes chez vous, votre présence ici se justifie d’elle-même ; mais la vôtre, monsieur Dornier, me paraît un peu plus difficile à expliquer. — Pas plus que la vôtre, je crois, mon cher Prosper, répondit le journaliste avec un sourire contraint. L’étudiant redoubla de solennité. — Je croyais vous avoir prévenu, reprit-il, que vous ne deviez plus compter sur mon amitié. Dès-lors toute épithète affectueuse devient déplacée entre nous. — Comme il vous plaira, répliqua Dornier sans cesser de sourire ; si vous ne m’aimez plus, je vous aime toujours, et je saurai attendre avec patience la fin de votre caprice. — D’abord, veuillez répondre à une question que j’ai le droit de vous adresser, car c’est ma sœur qui est la cause innocente de tout ceci. Que venez-vous faire chez M. de Moréal ? Je ne suppose pas que vous soyez devenu son ami. — Je reconnais que la supposition serait hasardée, dit le journaliste d’un air sardonique. — Dois-je croire alors qu’oubliant la promesse que vous avez faite avant-hier à mon oncle, vous venez ici dans une intention hostile ? — Supposition aussi mal fondée que la première. — Expliquez-vous, morbleu ! Puisque le mot de l’énigme n’est ni paix ni guerre, je renonce à le chercher. — Je me joins à M. Chevassu, dit sérieusement le vicomte, pour vous prier de nous dire à quoi je dois l’honneur de recevoir votre visite. Pendant cette discussion préliminaire, Dornier avait recouvré sa présence d’esprit habituelle. Promenant sur les deux alliés un regard tranquille, il répondit avec une sorte de légèreté insouciante : — Messieurs, aux termes où nous en sommes, il faut de la franchise ; j’espère que vous serez contens de la mienne. Pour répondre catégoriquement à vos questions, je vous dirai que je ne suis venu dans ces lointains parages ni à titre d’ami ni à titre d’ennemi. — À quel titre donc, de par tous les diables ? s’écria impatiemment l’étudiant. — À titre d’amoureux, si vous le trouvez bon, reprit Dornier avec un flegme inaltérable. La démarche, mon cher Prosper, je dis cher quand même, vous paraîtra peut-être un peu pastorale, car, don Juan que vous êtes, vous professez un magnifique dédain pour les enfantillages du cœur ; mais M. de Moréal aura sans doute plus d’indulgence pour une faiblesse dont il n’est pas exempt lui-même. — Monsieur, dit le vicomte, je ne vois pas ce qu’il y a de commun… — Entre votre conduite et la mienne ? Ou je me trompe fort, ou elles se ressemblent beaucoup : seulement, ce que je voulais faire aujourd’hui, vous avez eu le bon esprit de le faire hier ; voilà toute la différence, et, par malheur pour moi, elle est à votre avantage. — Vous avez juré de me faire perdre patience, s’écria Prosper ; qu’a fait hier M. de Moréal, et que vouliez-vous faire aujourd’hui ? — Cela commence sa troisième année de droit ! reprit Dornier en affectant de hausser les épaules ; allons, puisqu’il faut tout vous expliquer comme à un enfant, écoutez et profitez. Si je commets quelque erreur, M. de Moréal voudra bien m’en avertir ; mais il n’est pas probable que je lui donne cette peine. L’aplomb railleur avec lequel s’exprimait le journaliste surprit ses auditeurs, quelque haute idée qu’ils eussent déjà de son assurance. — L’effronté coquin ! telle fut la pensée qu’échangèrent par un regard le vicomte et l’étudiant. — Voici l’idylle, continua Dornier, qui, en remarquant cette pantomime offensante, redoubla d’ironie ; Théocrite n’a rien écrit de plus naïf. Cet agréable séjour touche aux lieux habités par l’être charmant dont nous nous disputons le cœur, M. de Moréal et moi ; c’est dire qu’il possède un attrait auquel nous ne pouvions décemment résister ni l’un ni l’autre. S’enivrer de l’air que respire l’objet aimé, quoi de plus balsamique ? Pour moi, je m’empresse, et, sur la foi d’un écriteau fallacieux, je conçois l’espoir de m’emparer de la position ; mais, ô déception douloureuse ! la place est prise. Plus alerte que moi, mon heureux rival l’occupe depuis vingt-quatre heures. Me voici donc vaincu sans coup férir, et il ne me reste qu’à battre en retraite, à moins que M. de Moréal n’ait la générosité de me céder tout ou partie de son bail, ce qu’à vrai dire je n’ose espérer. À ces mots, Dornier s’inclina d’un air de persiflage vers le vicomte ; ne recevant pas de réponse, il se leva et tira sa montre. — Le charme de la conversation me fait oublier que je dîne dehors, ajouta-t-il négligemment ; trouverai-je un cabriolet dans ces contrées hyperboréennes ? — Un instant, dit Prosper Chevassu ; je veux croire que, lorsque vous avez sonné à la porte de cette maison, vous ignoriez que M. de Moréal y demeurât. Ainsi, glissons sur ce chapitre ; mais j’ai une autre explication à vous demander. — Parlez, mon cher Prosper, dussiez-vous me faire manquer à mon dîner. — Est-il vrai que mon père vous ait remis hier cinquante mille francs ? reprit l’étudiant en regardant d’un œil farouche son ancien ami. — Parfaitement vrai, répondit avec calme le journaliste. — Est-il vrai que ma tante vous ait donné une pareille somme ? — Donné, non ; je n’aurais pas accepté un don de cette nature ; c’est confié qu’il faut dire. — Peu importe ; toujours est-il que vous êtes en ce moment détenteur de cent mille francs qui appartiennent à ma famille. — Détenteur bien malgré moi, je vous assure. Un dépôt de cette valeur est très gênant, pour moi surtout qui demeure dans un hôtel garni. Je suis obligé de porter cette somme dans mon portefeuille, et il me tarde fort d’en être débarrassé. — Qui vous empêche de vous en débarrasser aujourd’hui même ? dit avec vivacité l’étudiant. — Comment cela ? demanda Dornier un peu surpris. — Rien de plus simple. Je suis l’héritier de mon père et, selon toute apparence, de ma tante ; l’argent que vous avez entre les mains doit donc un jour m’appartenir. — Vous oubliez mademoiselle votre sœur. — Ma sœur et moi ne faisons qu’un en ceci, et nos intérêts sont communs. La qualité de dépositaire n’est sans doute pas incompatible avec celle de propriétaire futur, et je suis prêt à me charger du fardeau qui vous paraît si pénible. Puisque vous avez les cent mille francs dans votre portefeuille, remettez-les-moi ; je vais vous en donner un reçu. Dornier hocha la tête en souriant d’un air faux. — Ce n’est pas tout-à-fait ainsi que se traitent les affaires, dit-il enfin. Dieu sait que je serais ravi d’être déchargé de ce dépôt, mais, pour cela, il faut l’agrément des personnes de qui je l’ai reçu. — Croyez-vous que mon père ou ma tante ait moins de confiance en moi qu’en vous ? s’écria Prosper, prêt à s’emporter. — Loin de moi une pareille idée, reprit le journaliste avec un accent doucereux ; votre père vous considère comme un autre lui-même, et vous êtes le favori de madame votre tante ; cela me paraît évident. — Pas de mauvaises plaisanteries. — Est-ce plaisanter que de parler des sentimens que vous avez su inspirer aux personnes de votre famille ? — Brisons là, et répondez-moi. Quelle objection sérieuse opposez-vous à ma proposition ? — Une seule ; c’est que, chargé d’un mandat, je dois l’exécuter conformément aux intentions de ceux qui me l’ont confié. — Ainsi vous voulez garder ces cent mille francs ? — À mon grand regret, je vous le répète, car ils m’embarrassent beaucoup. Prosper fut sur le point d’éclater, mais il se contint et n’exprima son incrédulité que par un rire amer. — J’en appelle à M. de Moréal, reprit Dornier sans paraître ému de cette muette insulte : je doute qu’il comprenne autrement que moi les devoirs d’un dépositaire. Que M. Chevassu et Mᵐᵉ de Pontailly me disent de vous remettre cet argent, vous le recevrez à l’instant même ; jusque-là j’en suis responsable envers eux, et, au risque de vous déplaire, je dois le conserver. Dornier salua le vicomte et l’étudiant avec la froide dignité d’un homme qui se croit le droit de mépriser de frivoles offenses ; puis il sortit de la chambre et bientôt après de la maison. — Que dites-vous de ce drôle ? s’écria Prosper, qu’avait un instant déconcerté ce majestueux départ. — En droit, il a raison, répondit le vicomte. — Au diable le droit ! belle autorité à citer à un homme qui a perdu cinq inscriptions sur huit. — Un dépôt est un dépôt ; on ne peut pas s’en dessaisir à l’insu du propriétaire. — Chicane ! interrompit brusquement l’étudiant ; certes je ne m’attendais guère à vous voir prendre le parti de ce coquin, oui, de ce coquin, je le dis sans le moindre scrupule, car j’ai lu dans son regard hypocrite l’avenir réservé à ces pauvres cent mille francs. Rappelez-vous ce que je vous dis, Moréal ; le journal tombera dans l’eau, et il ne rentrera pas un centime dans la bourse de mon père ni dans celle de ma tante. — Je le crois comme vous, dit le vicomte en souriant. — Et c’est avec ce magnifique sang-froid que vous prenez la chose ! Songez cependant que, si vous épousez ma sœur, vous serez de moitié dans la catastrophe. — À ce prix j’accepterais de plus grands malheurs. — À votre aise, amant désintéressé ; mais laissons ce sujet, qui m’irrite malgré moi. Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai découvert votre gîte ? — J’allais vous en prier, répondit Moréal, qui pensa que le meilleur moyen d’abréger la visite de l’élève en droit était de lui céder la parole. — Écoutez, reprit Prosper en riant d’un air content de lui-même, vous êtes un rusé diplomate, mais vous allez être forcé de convenir que je ne m’entends pas trop mal non plus à conduire ma barque. En vous quittant vous et mon oncle, il y a quelques heures, j’avais un projet dont je ne voulais vous faire part qu’en cas de succès. Sans retard je le mets à exécution. Il était quatre heures ; je vais chez ma tante ; elle venait de rentrer, et sa voiture était encore dans la cour : c’est ce que j’espérais. Le cocher dételait les chevaux ; je m’approche d’un air candide et lui dis : Dominique, vous savez que mon oncle m’a donné Léporello ? — Je sais cela, monsieur, répond l’esclave ; vous pouvez vous flatter que ce n’est pas la plus mauvaise bête de l’écurie. — Mais, dis-je, est-il vrai, comme mon oncle l’assure, que Léporello soit à deux fins, et puisse aller au cabriolet ? — Il rue un peu dans le brancard, mais il s’y fera. — Eh bien ! Dominique, savez-vous ce qu’il nous faut faire ? Si ma tante ressort, ce ne sera pas avant neuf heures, et jusque-là votre service est fini. Attelez Léporello au cabriolet de mon oncle, et allons faire une petite promenade pour l’essayer : je serais bien aise de prendre une leçon d’un homme aussi habile que vous. Je mentais bassement, car, pour conduire cabriolet ou tilbury, je n’ai besoin des leçons de personne ; mais tout cocher est un animal plein d’orgueil, et j’attaquais celui-ci par son faible. Il mord à l’hameçon, et en cinq minutes le cabriolet est prêt. — Où allons-nous ? me demande alors maître Dominique. C’est là que je l’attendais. — Au fait, où allons-nous ? dis-je à mon tour sans avoir l’air d’y entendre malice ; mais j’y songe, j’ai quelque chose à dire à ma sœur, menez-moi à sa pension. Hein ! n’était-ce pas bien joué ? — Vous saviez donc que Dominique connaissait l’adresse de cette pension ? — N’était-ce pas lui qui avait dû y conduire ma tante, si elle y était allée, chose à peu près certaine ? Vous comprenez qu’il me répugnait d’interroger un domestique ; mais de cette manière j’apprenais tout. Dominique, de son côté, n’en demande pas davantage, et nous voilà partis. La traversée n’a pas été sans orages ; Léporello, c’est-à-dire Tribonien, ruait à tout briser, Dominique jurait comme un pandour, et moi je riais dans ma barbe en pensant à la mine de ma tante lorsqu’elle apprendrait mon coup de maître. Bref nous finissons par arriver sains et saufs devant la maison de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud. J’en savais assez. — Je verrai ma sœur un autre jour, dis-je alors à mon honnête conducteur ; retournons chez mon oncle. Nous rebroussons chemin, et déjà nous étions à deux ou trois cents pas du pensionnat, lorsque tout à coup j’avise, rasant les maisons, le nez dans la cravate, sombre et voûté comme un traître de mélodrame, devinez qui ? — Dornier ? — En chair et en os. Je m’enfonce dans le cabriolet pour éviter d’être aperçu, mais la précaution était superflue ; notre homme était tellement absorbé dans ses réflexions, qu’à coup sûr il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui. Je ne dis mot, mais au bout d’un instant je descends de cabriolet et congédie Dominique. Je suis Dornier à la piste, ayant soin de me tenir à une distance prudente ; je le vois bientôt passant et repassant devant le pensionnat, de l’air d’un homme qui médite une escalade. Il finit par entrer dans la ruelle, je m’y glisse après lui ; il s’arrête devant la grille de cette maison, je me tapis dans l’enfoncement d’un vieux mur ; il sonne, et alors, ma foi, je n’aurais pas donné ma place pour une stalle à l’Opéra. Vous étiez tous deux à peindre. — Vous m’avez donc vu ? — Parbleu ! de la place où j’étais, je vous prenais en écharpe malgré votre retranchement d’orangers et de grenadiers, et je ne perdais pas un seul de vos mouvemens. La scène était vraiment curieuse. Dornier au rez-de-chaussée, comme le renard de la fable, vous perché comme le corbeau, mais gardant mieux votre fromage ; l’un sonnant à tour de bras et jurant tout haut, l’autre se tenant coi et pestant tout bas. Je ne sais en vérité lequel était le plus amusant. — Mais qu’avez-vous dû penser ? demanda Moréal en partageant de bonne grâce la gaieté de l’étudiant. — Dans le premier moment, répondit Prosper, lorsque j’ai reconnu à travers les branches du bosquet aérien votre tragique physionomie, j’ai cru naïvement que vous aviez donné rendez-vous à Dornier dans ce lieu retiré pour vous couper la gorge à petit bruit, et même je trouvais le procédé un peu sournois ; mais votre obstination à ne pas ouvrir m’a bientôt désabusé : alors je n’ai plus rien compris du tout à l’aventure, et c’est pour en pénétrer le mystère qu’à mon tour j’ai sonné à la grille. — Maintenant votre curiosité doit être satisfaite, reprit le vicomte, qui n’osait dire ouvertement à l’étudiant qu’il le verrait avec reconnaissance abréger sa visite. — Pas tout-à-fait, répondit Prosper d’un air railleur : tant que Dornier a été là, je me suis conduit envers vous avec la générosité la plus rare ; pas un mot, pas un geste, pas une question. Je me serais fait scrupule de vous interroger devant votre rival ; mais, à présent qu’il est parti, vous devez comprendre que la chose ne se passera pas sans une petite explication. — Au diable l’étourdi ! se dit Moréal ; il ne s’en ira pas ; que doit penser Henriette de ma brusque disparition ? — Ah ! monsieur le vicomte, poursuivit l’élève en droit avec un redoublement d’ironie, voilà comme vous abusez de la candeur d’un vieillard respectable, et de celle d’un jeune homme dont vous vous dites l’ami. Et vous espérez sans doute jouir en paix du succès de votre tartuferie ? Parbleu ! vous avez compté sans votre hôte. Prosper se leva résolument. — Voyons d’abord l’état des lieux, dit-il en ouvrant une fenêtre. L’étudiant aperçut à six pieds de distance une grande muraille qui barra le passage à sa curiosité. — Ce doit être le mur de la pension, reprit-il après avoir cherché à s’orienter. — Clôture fort respectable, comme vous voyez, dit Moréal, qui dissimulait de son mieux son impatience. — Sans doute, répondit Prosper en levant les yeux vers le chaperon de la muraille ; du verre cassé, des clous fichés par la tête, tout un système de chevaux de frise ; je vois que Mᵐᵉ de Saint-Arnaud entend assez passablement l’art des fortifications. Mais de ce rez-de-chaussée on ne peut juger l’ensemble de l’ouvrage ; montons au premier étage. — À quoi bon ? — À voir la garnison de cette redoutable forteresse ; elle est fort gaie, à ce qu’il paraît. Les cris joyeux des jeunes pensionnaires retentissaient en effet sans interruption, et, depuis que la fenêtre était ouverte, on les entendait distinctement. — Là-haut comme ici, vous ne verrez qu’un vieux mur, dit Moréal, dont la mauvaise humeur se contraignait avec peine. — À d’autres, repartit l’étudiant avec un rire moqueur ; à quoi servirait ce délicieux belvédère que j’ai admiré depuis la ruelle ? Il m’a rappelé la terrasse d’où le saint roi David contemplait Bethsabée. — Vous êtes fou, dit le vicomte en haussant les épaules. — Non, mais je vois clair. Montez-vous avec moi ? — Quel enfantillage ! — Vous refusez ? Comme il vous plaira. L’étudiant ouvrit une des portes du petit salon, se retrouva dans le vestibule, et se mit à gravir d’un pas leste l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur. — Prosper, pas d’extravagance, s’écria Moréal en se précipitant sur ses pas. — Soit ; mais alors montrez-moi le chemin. — Suivez-moi donc, entêté ; si vous refusez d’entendre raison, du moins n’oubliez pas toute prudence. — Où voulez-vous me mener ? demanda l’étudiant après avoir descendu l’escalier. — Sur la terrasse qui est à côté de la grille ; nous y serons moins exposés à être vus qu’au belvédère. — J’aurais dû me douter que c’était là votre affût, dit Prosper en riant de l’air dépité de son compagnon. Un instant après, les deux jeunes gens, l’un fort gai, l’autre assez maussade, étaient embusqués derrière les arbustes de la petite plateforme. — Surtout ne vous montrez pas, dit le vicomte, qui redoutait l’étourderie du frère d’Henriette. La recommandation n’était pas inutile. À l’aspect du joyeux essaim qui bourdonnait, voltigeait, tourbillonnait à travers le jardin de la pension, Prosper Chevassu entra dans un transport d’enthousiasme. — Le joli corps de ballet ! s’écria-t-il en joignant les mains ; voilà de vraies sylphides. Qu’on ne me parle plus des danseuses de théâtre ; le bonhomme Boileau a raison : Vive la naturel à bas l’Opéra ! — Parlez moins haut, dit Moréal. — Quand même on m’entendrait ? Je suis prêt à leur dire que je les trouve charmantes. Cette grande brune, par exemple, qui joue au volant, ne dirait-on pas une reine ? Dans sa main, la raquette semble un sceptre. Quelle pose majestueuse, quelle ampleur de gestes, quelle fière cambrure ! Près d’elle, Fanny Elsler aurait l’air d’une petite bourgeoise. — Soit, mais ne vous avancez pas tant ; on pourrait vous apercevoir. — Il me semble que je suis bon à voir, répondit l’étudiant en caressant avec complaisance sa barbe naissante. Ah ! la jolie blonde ! là sur la pelouse, celle qui court après une petite fille. Mˡˡᵉ Taglioni a moins de grace et de légèreté. Laquelle aimez-vous le mieux, de la brune ou de la blonde ? — J’aime mieux votre sœur, répondit le vicomte en souriant. — À propos, ma sœur que j’oubliais ! Comment se fait-il qu’elle ne soit pas dans le jardin ? J’ai beau regarder, je ne la vois pas. Dans une réunion de belles personnes, ce n’est jamais sa sœur qu’un jeune homme de vingt ans distingue en premier lieu. Henriette, que son frère cherchait du regard sans la trouver, n’était cependant nullement invisible, et, dès le premier instant, Moréal l’avait aperçue. Solitairement assise sur l’un des bancs de l’allée de tilleuls, la jeune fille tournait les yeux vers la muraille en haut de laquelle son amant lui était apparu. — Elle semble triste et inquiète, se dit le vicomte ; sans doute elle ne peut s’expliquer ma conduite. Sans cet insupportable écolier, je l’avertirais que je suis là. Mais, si je me montre, il en fera autant ; et que pensera-t-elle en voyant son frère ? Devinera-t-elle qu’il m’a été impossible de me débarrasser de lui, et que c’est malgré moi qu’il est mon confident ? Craignant de commettre une imprudence s’il se montrait, Moréal, toutefois, ne put résister au désir de calmer l’apparente inquiétude d’Henriette. Sans avancer la tête à travers la charmille, il en agita les branches. Jamais signal télégraphique n’obtint une réponse plus prompte. La jeune fille se leva soudain, et l’anxiété peinte sur ses traits fit place à un malicieux sourire ; pour punir son amant de sa longue absence, elle lui tourna le dos et s’éloigna, mais cette bouderie ne dura que jusqu’au bout de l’allée ; bientôt elle revint sur ses pas, et déjà elle n’était plus qu’à quelque distance de la charmille, lorsque son frère l’aperçut. — Ah ! voilà enfin Mˡˡᵉ Henriette, s’écria l’étudiant ; quelle œillade assassine elle dirige de ce côté ! — Prosper, dit le vicomte, je vous en prie, ne vous montrez pas. — Peste ! je ne lui connaissais pas ce regard-là. Savez-vous qu’elle est jolie, ma sœur ? aussi jolie que la grande brune. — Mille fois davantage. — Voilà l’exagération de l’amour. Il paraît que Mˡˡᵉ Henriette trouve un grand charme aux bouteilles cassées qui embellissent ce mur, car, depuis que je l’ai aperçue, elle n’en a pas détourné les yeux. Elle les baissera, morbleu ! — Qu’allez-vous faire ? s’écria Moréal en retenant son compagnon par le bras. — Belle demande ! dire bonjour à ma sœur. Doutez-vous que cela ne lui fasse plaisir ? — Elle ne s’attend pas à vous voir, et la surprise… — C’est-à-dire que vous prétendez me faire assister débonnairement à cette charmante scène à l’espagnole sans me laisser placer le plus petit mot dans la conversation. Désolé de vous déplaire, mon cher vicomte, mais je n’aime pas les rôles muets. — Vous allez effrayer votre sœur. — C’est ce que je veux. Vingt fois elle m’a défié de lui faire peur ; nous allons voir à l’épreuve ce grand courage. Par un mouvement imprévu, Prosper se débarrassa de l’étreinte du vicomte, et, se penchant sur le mur, il écarta brusquement la charmille. À la vue de son frère, dont la physionomie affectait une expression fulminante, Henriette s’arrêta, aussi troublée que si elle eût aperçu à travers le branchage le museau d’un tigre à jeun. Enchanté de l’effet qu’il venait de produire, l’étudiant reprit l’air enjoué qui lui était naturel, et faisant de ses deux mains un porte-voix : — Avoues-tu que tu as eu peur ? cria-t-il sans s’inquiéter que d’autres que sa sœur pussent l’entendre. Au lieu de répondre, la jeune fille se sauva, rougissant de confusion, et fort courroucée contre son amant, qu’elle croyait complice de l’espièglerie de Prosper. — Vous m’êtes témoin qu’elle a eu une peur atroce, dit l’étudiant, qui se retourna radieux vers son compagnon ; c’est que la chose est importante. Nous avions parié un châle contre un sabre turc. J’ai gagné, c’est évident. — Tu sauras que tu me dois un sabre turc, poursuivit l’étourdi d’une voix éclatante, en passant de nouveau la tête à travers la charmille. Henriette avait disparu ; mais plusieurs pensionnaires, attirées par cette voix masculine qui venait effrontément troubler leurs ébats, montrèrent çà et là parmi les arbres leurs figures curieuses. Il y eut dans le jardin un moment d’émotion générale qui gagna les sous-maîtresses et Mᵐᵉ de Saint-Arnaud elle-même. Bientôt un groupe composé de trois femmes à figures revêches se dirigea vers le mur derrière lequel étaient postés les deux jeunes gens. — Voici la vieille garde, fit Prosper en riant ; je crois que je puis battre en retraite sans humiliation. — Mais retirez-vous donc ; elles vont vous voir, dit le vicomte de plus en plus contrarié. — Il est trop tard, elles m’ont vu, et maintenant l’honneur m’ordonne de subir leur feu. Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, qui précédait d’un pas ses compagnes, s’arrêta en arrivant près du mur, prit son attitude la plus imposante, et levant sur l’étudiant un regard de majestueuse indignation : — Cette conduite est indigne d’un jeune homme bien élevé, dit-elle ; si je connaissais monsieur votre père, je lui adresserais mes plaintes. — Madame, répondit Prosper d’un air de vénération, depuis longtemps la réputation de votre maison était venue jusqu’à moi, et je n’ai pu résister au désir de m’assurer par mes propres yeux qu’elle n’était pas usurpée. Maintenant j’ai vu, et je suis prêt à soutenir contre tout venant que vous avez parmi vos pensionnaires les plus charmantes personnes de Paris. — Faites rentrer ces demoiselles, dit aux sous-maîtresses Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, outrée de cet audacieux langage. — Eh quoi ! madame, reprit l’étudiant toujours profondément respectueux en apparence, seriez-vous assez cruelle pour abréger la récréation de ces demoiselles, parce qu’il se trouve à quelques pas d’elles un humble adorateur de leur beauté ? Au lieu de répondre, Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, effarouchée comme une poule à la vue d’un milan, se hâta de rassembler les jeunes filles confiées à sa garde ; un instant après, le jardin était désert. — Vous voilà content, dit Moréal à Prosper ; cette belle équipée fera peut-être supprimer la récréation. — Bah ! en attendant, j’ai produit un certain effet. Avez-vous remarqué que, lorsque j’ai parlé de mon adoration pour la beauté, la majestueuse brune a souri. C’est qu’en parlant je la regardais, et elle a compris que le compliment était pour elle. — Où cela vous mènera-t-il ? — À charmer les ennuis de mon rôle de confident. Vous ne vous attendez pas, j’espère, à ce que j’assiste les bras croisés à vos prouesses sentimentales. — Qui vous dit d’y assister ? s’écria brusquement Moréal. — Mon devoir de frère, répondit avec gravité l’étudiant. Croyez-vous que je vais naïvement vous laisser ici à deux pas d’Henriette ? — Vous craignez peut-être que je ne prenne d’assaut le pensionnat, reprit le vicomte en riant d’un rire forcé. — Pourquoi non ? La place est forte, j’en conviens, et, à franchir les murs, on risquerait de jouer le rôle de Régulus dans son tonneau ; mais l’amour est parfois si endiablé ! Non, mon maître ; que cela vous convienne ou non, vous resterez sous mon immédiate surveillance. — Vous voulez donc vous établir ici ? — Précisément. Dès aujourd’hui je deviens votre commensal. À la vérité, le faubourg du Roule est un peu loin de l’école de droit ; mais un homme qui a perdu cinq inscriptions sur huit peut bien en risquer une de plus. D’ailleurs je vais avoir un tilbury. — Mais que dira votre père ? — Il n’en saura rien. — Et votre oncle ? — Il en a fait bien d’autres dans sa jeunesse. Ce sera charmant, continua Prosper en se frottant les mains ; tandis que vous serez en contemplation devant Henriette, car ce sera de la contemplation pure, j’essaierai de conquérir le cœur de la belle brune par le charme de ma physionomie et la grace de mes attitudes ; de loin on assure que je ne suis pas mal. De plus nous aurons un piano, et nous leur chanterons nos duos les plus triomphans. L’oreille est le chemin du cœur, et toutes les femmes aiment les belles voix d’homme. Je pourrais même apporter mon cornet à piston, mais c’est un instrument qui rappelle le bal masqué, et il n’est peut-être pas tout-à-fait assez sentimental pour la circonstance. Qu’en dites-vous ? — Je dis qu’en attendant la réalisation de ces agréables projets, nous ferions bien d’aller dîner. — Vous avez raison, allons dîner. À demain, charmantes houris. Prosper joignit les doigts sur ses lèvres et adressa vers la pension un simulacre de baiser. Un instant après, Moréal envoya la vieille portière chercher une voiture à la barrière du Roule, et les deux amis se firent conduire au Palais-Royal. Le même jour, M. Chevassu se promenait à grands pas dans son cabinet, le front ridé de soucis et les lèvres plissées par un sourire amer. Le député du Nord éprouvait en ce moment une des mille angoisses auxquelles sont exposés les ambitieux. Le matin même, il avait appris qu’il se signait à Douai une pétition destinée à attaquer la validité de son élection, et certaines petites irrégularités dans les opérations du collége lui donnaient lieu de craindre que la démarche de ses ennemis politiques ne fût couronnée d’un plein succès. — Les cerveaux étroits ! disait-il avec indignation ; les ânes bâtés ! Un seul homme peut-être est capable de relever aux yeux de la France l’ancienne réputation de l’Athènes du nord, et ils s’acharnent à lui barrer le chemin ! Nous n’avons pas la même opinion, disent-ils ; et qu’importe ? Ici la question de l’honneur du pays ne devrait-elle pas l’emporter sur toutes les considérations d’une politique mesquine ? Si, comme ils le prétendent, ils avaient à cœur les intérêts, j’oserai dire plus, la gloire de la ville de Douai, loin de se poser vis-à-vis de moi en adversaires stupides, ils se seraient fait un devoir de me donner leurs voix ; mais l’envie, la pâle envie ! Le soliloque de M. Chevassu fut interrompu par André Dornier, qui tout à coup entra dans l’appartement d’un air fort agité. — Vous savez la nouvelle ? lui dit le député sans interrompre sa promenade ; on attaque mon élection. — La chose est grave, répondit le journaliste, moins grave pourtant que celle que je vais vous apprendre. — Que peut-il y avoir de plus sérieux que cette pétition infernale ? C’est, m’écrit-on, le procureur-général lui-même qui l’a rédigée. — Il défend sa place. — Qu’il se tienne bien ! Si une fois je parviens à mettre la main sur lui… Mais qu’avez-vous encore à me dire ? — On veut enlever Mˡˡᵉ Henriette, dit Dornier, dont la souple physionomie exprimait en cet instant autant de trouble qu’il avait montré de sardonique impassibilité quelques momens auparavant. — Enlever ma fille ? s’écria M. Chevassu en s’arrêtant brusquement. — Et ce qu’il y a de plus odieux, ce que vous refuserez de croire, ce que j’ose à peine vous dire… — Eh bien ? — Non, je crains de blesser trop cruellement votre cœur. — Expliquez-vous, Dornier, je le veux. — C’est vous qui l’exigez ! — Je l’exige. — Eh bien ! il paraît certain que votre fils est du complot. — Prosper enlever sa sœur ? Allons donc ! cela n’a pas le sens commun. — Plût au ciel ! Mais malheureusement les apparences justifient mes craintes. En ce moment même, M. de Moréal et Prosper sont embusqués dans une petite maison déserte attenant au pensionnat de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud. Il y a là-dessous une machination infernale digne des beaux jours de la régence. Du repaire dont je vous parle il est facile de s’introduire pendant la nuit dans le jardin de la pension. Tel est sans aucun doute le projet de ce noble vicomte, et, s’il n’est pas question d’un enlèvement, de quoi donc s’agit-il, grand Dieu ! — Prosper avec M. de Moréal ? reprit le député surpris ; ils se voient donc maintenant ? — Amis intimes depuis trois jours, grâce à M. de Pontailly. — Ce vieux voltigeur de Coblentz a juré de me contrecarrer en tout. Je n’entends pas que mon fils fréquente des hobereaux. C’est déjà bien assez d’en avoir un dans ma famille. — Si vous n’y mettez ordre, vous en aurez deux ; car, poursuivit Dornier d’une voix hypocrite, quoique les annales de l’ancien régime nous attestent que l’honneur d’une famille bourgeoise paraît souvent moins que rien aux yeux de certains gentilshommes, je veux croire que M. de Moréal… — M. de Moréal a demandé ma fille en mariage, interrompit sèchement M. Chevassu, et je suis sûr qu’il tiendrait à grand honneur une alliance avec moi. — Si l’on juge de ses vues ultérieures par les moyens qu’il emploie, on peut douter pourtant de la loyauté de ses intentions. — Je ne puis croire au projet que vous lui supposez. Un enlèvement de mineure ; c’est fort grave. Un homme, à moins d’avoir perdu la tête, ne se joue pas ainsi du code pénal. — Le code pénal ne dort-il pas toujours en pareil cas ? répondit Dornier en attachant sur le père d’Henriette un regard pénétrant. — Je saurais bien le réveiller, dit le député avec véhémence. — Non, mon cher monsieur, vous n’en ferez rien, reprit le journaliste d’une voix mielleuse ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes le meilleur des hommes, et la tendresse paternelle imposerait silence à votre juste indignation. — Je vous dis que je poursuivrais à outrance l’homme coupable d’un tel attentat. — Où cela vous mènerait-il ? À déshonorer votre fille pour le faible plaisir de faire enfermer son ravisseur. Non, vous dis-je. Un homme sensé, un homme honorable, enfin un homme comme vous accepte, quelque pénible que cela puisse lui paraître, le fait qu’il n’a pas su prévenir. En pareil malheur, un père est toujours faible : il ne se venge pas, il pardonne. M. Chevassu se remit à marcher à grands pas d’un air soucieux. — Il y a du vrai dans vos paroles, dit-il au bout d’un instant ; le remède serait pire que le mal. Peut-être pardonnerais-je, non par faiblesse, comme vous paraissez le supposer : Dieu merci, ce n’est pas le caractère qui me manque, mais par raison ; car enfin un père qui aime ses enfans comme j’aime les miens s’efforce de cacher leurs fautes au lieu de les publier. — Brave homme ! se dit ironiquement Dornier ; je le vois déjà me pressant sur son cœur lorsque je lui ramènerai sa colombe. — Ma sœur sait-elle ce qui se passe ? demanda le député après avoir quelque temps réfléchi. — Pas encore. J’ai voulu avant tout vous avertir. — Vous avez bien fait. Mais ma sœur est une femme de bon conseil, et, tout en conservant ma pleine liberté d’action, j’aime assez prendre ses avis. Après dîner, nous irons chez elle. En apprenant que M. de Moréal était déjà parvenu à se rapprocher d’Henriette, Mᵐᵉ de Pontailly sentit redoubler le furieux dépit qu’elle éprouvait depuis la veille. — Votre fille ne peut pas rester dans cette pension, dit-elle à son frère lorsque Dornier eut achevé son récit ; déjà je savais que l’éducation y est fort négligée. — Mais c’est vous-même qui m’avez adressé à Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, lui fit observer le député. — J’ai eu tort, ou, pour mieux dire, j’ai été trompée. Maintenant je crois me rappeler qu’une des pensionnaires de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud a disparu mystérieusement il y a quelques années. On a parlé d’un enlèvement : il serait assez fâcheux que notre famille fournît un pendant à cette ridicule aventure. — Où mettre Henriette ? dit M. Chevassu ; voulez-vous la reprendre ? La marquise sourit d’un air pincé. — Vous me permettrez, dit-elle, de décliner une pareille responsabilité. La surveillance d’une jeune fille aussi romanesque et aussi indocile que Mˡˡᵉ Henriette exige un soin dont je me déclare humblement incapable. D’ailleurs, je ne me soucie pas d’introduire la guerre civile dans ma maison. — La guerre civile, madame ! s’écria Dornier. — Le mot est peut-être un peu trop grandiose, appliqué à de petites mésintelligences de ménage ; mais, à cela près, il est juste. M. de Pontailly raffole de sa nièce et ne s’épargne pas à la gâter ; moi, au contraire, je pense que la bonté du cœur ne doit pas exclure une sévérité intelligente ; vous voyez que nous ne serions jamais d’accord le marquis et moi. Hier déjà, au sujet d’Henriette, nous avons eu une discussion, et je n’ai pas envie qu’elle se renouvelle. — Cela est fort embarrassant, dit M. Chevassu en se pressant le front. — Tout vous embarrasse ; pourquoi votre fille ne demeurerait-elle pas avec vous ? — Y pensez-vous ? un hôtel garni ! et moi qui suis toujours dehors, excepté à l’heure des repas. Comment voulez-vous d’ailleurs qu’avec les travaux dont je vais être accablé, je puisse m’occuper d’Henriette ? Je suis père, mais je suis député. — Un autre pensionnat offrirait les mêmes inconvéniens que celui de Mᵐᵉ de Saint-Arnaud, dit Dornier, qui, dans cette discussion de famille, semblait avoir voix délibérative. — Je suis de cet avis, répondit la marquise ; dans tous ces établissemens, la surveillance est trop divisée pour être bien efficace. — D’ailleurs, poursuivit le journaliste, M. de Moréal paraît avoir des espions fort habiles : avant vingt-quatre heures, il saurait où l’on a conduit Mˡˡᵉ Henriette, et ce serait à recommencer. — Mais, dit tout à coup Mᵐᵉ de Pontailly, comme si elle eût été frappée d’une soudaine inspiration, il y a un moyen fort simple, et il est étonnant que nous n’y ayons pas songé plus tôt. — Quel moyen ? demanda le député. — Votre belle-sœur, Mᵐᵉ Grenier, demeure à Montmorency : qui vous empêche de lui confier pour quelque temps votre fille ? M. Chevassu hocha la tête en homme qui trouve à ce qu’on lui propose plus d’une objection. — Depuis la mort de ma femme, répondit-il, j’ai conservé peu de relations avec ma belle-sœur. Vous savez qu’elle est confite en dévotion et ne voit que par les yeux de son confesseur. Depuis mon arrivée, je ne suis pas même allé la voir. — Qu’importe ? elle est riche, elle a deux filles, et Henriette ne saurait être nulle part mieux que chez elle ; c’est sa tante, après tout. Si vous m’en croyez, vous n’hésiterez pas un instant, et dès demain vous conduirez votre fille chez Mᵐᵉ Grenier. — Demain, jour de l’ouverture des chambres ! se récria le député. — Après-demain alors. — Ni demain, ni après, ni plus tard. Il m’est impossible de manquer à aucune des premières séances. À vous entendre, il semble qu’un député soit un être de loisir. Ah ! les hommes politiques ne devraient pas avoir d’enfans ! ajouta sentencieusement M. Chevassu. — Mot digne de Brutus, dit d’un air moqueur Mᵐᵉ de Pontailly. — Rendez-moi un service, reprit le député sans s’arrêter à cette raillerie ; conduisez vous-même Henriette chez ma belle-sœur. — Impossible, je ne vois plus Mᵐᵉ Grenier. Quoique dévote, mon titre la suffoque, et elle tomberait en syncope, si elle entendait annoncer à la porte de son salon la marquise de Pontailly. — Pour une fois… — Elle en ferait une maladie, vous dis-je, et je suis trop bonne pour l’y exposer. Voici tout ce que je peux faire pour vous. Demain… non, pas demain : l’ambassadeur de Russie doit me présenter je ne sais quel prince serbe ou circassien, et je ne puis me dispenser d’être chez moi ; mais, après-demain matin, j’irai chercher Henriette. Je la mènerai moi-même dans ma voiture jusqu’à Saint-Denis, où j’ai précisément une visite à rendre à la femme du sous-préfet, qui est mon amie et chez qui je dînerai. Pendant ce temps, Dominique achèvera de conduire Henriette chez Mᵐᵉ Grenier, et il me reprendra en revenant. — Mais au moins votre cocher connaît-il le chemin ? — Il n’est pas un village du département de la Seine où il ne puisse aller les yeux bandés. — Alors c’est bien convenu, dit le député avec l’accent d’un homme soulagé d’un lourd fardeau ; c’est bien entendu, et je ne m’en mêlerai pas davantage. — C’est parfaitement entendu, mais je m’en mêlerai, moi, se dit Dornier, qui n’avait pas cessé d’étudier attentivement la physionomie de la marquise. L’arrivée inattendue de M. de Pontailly interrompit cette conversation. À sa vue, les trois interlocuteurs échangèrent un regard comme pour se recommander mutuellement la discrétion. — J’espère que je ne vous dérange pas, dit le vieillard, dont la brusquerie naturelle semblait accrue depuis le départ de sa nièce ; de quoi est-il question ? du fameux journal, je suppose ? Je suis sûr que les actions s’enlèvent à cinquante pour cent de bénéfice. N’est-il pas vrai, monsieur le rédacteur en chef ? — Si monsieur le marquis désire en prendre quelques-unes, j’espère pouvoir lui en remettre au pair, répondit Dornier avec un froid sourire. — Bien obligé. Je laisse les opérations industrielles aux gens qui ont de l’argent à perdre. — D’ailleurs, dit M. Chevassu en ricanant, une société en commandite, c’est du commerce, et monsieur le marquis craindrait de déroger. — Non, monsieur le député, je ne craindrais pas de déroger, mais bien de me ruiner, et, quoique je n’aie pas d’enfant, vous trouverez bon que je ne m’y expose pas. — Voulez-vous dire qu’ayant des enfans, j’ai tort de prendre un intérêt dans ce journal ? — Vos enfans ! dit le vieillard en élevant la voix ; tenez, Chevassu, ne prononcez pas ce mot-là. J’ai été fort écervelé dans ma jeunesse, et à soixante-cinq ans passés je ne suis pas encore trop sage ; j’ai fait des folies en un mot, mais pas une qui approche de celles que je vous vois accomplir avec un aplomb, une gravité, un contentement de vous-même dont je pourrais m’amuser si la chose en elle-même était moins sérieuse. — Je fais donc des folies ? dit M. Chevassu avec un rire de pitié ; moi qui avais la prétention d’être un homme sérieux, il paraît que je suis un étourdi, un évaporé ! Vous faites bien de m’en avertir, car je ne m’en doutais pas. Des folies ! qu’en dites-vous, Dornier ? — Oui, des folies, reprit énergiquement le marquis. Je suis votre aîné de beaucoup, et j’ai le droit de vous dire la vérité. Ma femme est votre sœur, M. Dornier est votre ami, il n’y a donc ici personne de trop. — Parlez, monsieur, dit le député en reprenant l’emphatique gravité qui lui était habituelle ; fussions-nous en plein parlement, je vous prierais, je vous sommerais de vous expliquer. Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu’on doit murer la vie privée, et les actions de mon existence intime, pas plus que celles de mon existence politique, ne redoutent le grand jour. Apertè et honestè ! voilà, depuis des siècles, la devise des Chevassu ; ma devise, entendez-vous, monsieur le marquis ? — Qui prétend que vous manquiez d’honneur ou de franchise ? Je ne vous attaque sous aucun de ces rapports, et puisque, après tout, je ne suis pas un de vos commettans, vos frais d’éloquence sont inutiles. — Enfin que me reprochez-vous ? demanda le député d’un ton bref. — De gâter comme à plaisir une des plus belles destinées que le ciel puisse départir à un homme, répondit vivement le vieil émigré. Vous avez de la fortune, un nom considéré, un état honorable, deux enfans charmans, et, au lieu de jouir en paix et avec reconnaissance de ces biens dont la réunion est si rare, vous attachez à de creuses chimères vos affections, vos désirs, vos espérances. Le bonheur est dans votre logis, vous lui tournez le dos et le cherchez ailleurs. À cela, que répondrez-vous ? Que vous êtes ambitieux. — Je ne m’en cache pas, dit M. Chevassu, qui porta la tête en arrière en redressant orgueilleusement sa longue taille. — Ambitieux ! répéta le marquis avec un ricanement ironique ; savez-vous combien d’hommes en France auraient aujourd’hui le droit légitime d’avouer une pareille passion ? Une demi-douzaine tout au plus. L’ambition n’est excusable qu’à la condition d’être grande ; il lui faut pour piédestal le génie, ou du moins un talent incontesté. Réduite à des proportions mesquines, elle devient odieuse, ridicule, déplorable. Certes, je n’attaque pas votre capacité ; vous avez été un avocat remarquable, vous êtes en ce moment même un magistrat distingué, mais de là au rôle de Pitt ou de Richelieu il y a loin, trop loin, croyez-moi. — Sans arriver au premier rang, dit le député d’un air moins superbe, il est au-dessus de la place de simple conseiller de cour royale plus d’une position où un homme d’honneur et d’intelligence peut se rendre utile au pays. — Toute ambition qui se défie de ses forces au point de s’imposer des limites est déjà frappée d’impuissance et préparée à de coupables transactions. Vous êtes un parfait honnête homme, Chevassu, mais, sans vous en douter, vous côtoyez un terrain dangereux. En partant de Douai, vous visiez au plus haut, à la simarre, que sais-je ? peut-être même à la présidence du conseil. Une ou deux sessions modéreront ce présomptueux essor, forcément votre ambition descendra ; pour tomber où ? dans l’intrigue. — Monsieur le marquis ! s’écria le député en se levant fièrement. — Parbleu ! fâchez-vous si bon vous semble, j’irai jusqu’au bout ; oui, dans l’intrigue. Bien d’autres avant vous, qui au sortir de leur village ne prétendaient à rien moins qu’à gouverner la France, ont trouvé sur leur chemin ce bourbier, et s’y sont laissé choir. Ainsi risquez-vous de faire. Je pourrais vous prédire ce qui vous arrivera d’ici à deux ans, si vous n’y prenez garde. Pour peu que vous deveniez important et que le ministère voie son profit à vous conquérir, on vous jettera un petit ruban, puis quelque place de président de chambre, et, faute de mieux, vous vous rabattrez sur ces hochets. Alors, tout sera dit ; à moins d’être un ingrat, vous serez inféodé au banc ministériel. Qu’aurez-vous gagné cependant ? Un morceau de soie rouge à votre boutonnière et un galon de plus à votre toque de magistrat ; mais en crédit, en indépendance, en considération, en honneur enfin, je vous le répète, qu’aurez-vous gagné ? — Si j’ai peu à gagner, qu’ai-je à perdre ? dit M. Chevassu, embarrassé malgré lui par la pressante dialectique du vieillard. — Ce que vous avez à perdre ? répliqua celui-ci avec une chaleur croissante. La paix de votre maison, le bonheur de votre famille, le vôtre par conséquent. Ne voyez-vous pas que, tandis que vous poursuivez d’ambitieuses chimères, les liens qui vous attachent à Prosper et à Henriette se tendent violemment de jour en jour et finiront par se briser. Où le père néglige ses devoirs, comment prétendre que les enfans remplissent les leurs ? Depuis son arrivée à Paris, votre fils n’a pas mis le pied à l’école de droit ; s’il savait que vous avez l’œil sur lui, se permettrait-il une pareille dissipation ? En revanche, vous avez livré à je ne sais quelles béguines, que Dieu confonde ! cette pauvre Henriette, qui est pourtant fort innocente des étourderies de son frère. Qu’attendez-vous de cet acte de rigueur ? Est-ce par des duretés sans raison comme sans prudence que vous espérez dompter le caractère fier, mais si naïf et si charmant, de votre fille ? Vous avez tort, Chevassu, grand tort, et Dieu veuille que vous n’ayez pas lieu de vous en repentir ! — Monsieur le marquis, dit gravement le député en prenant son chapeau, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que, dans l’exercice de mes droits paternels comme en toute autre chose, j’avais la prétention de me diriger moi-même. — Comme il vous plaira, reprit le vieillard d’un ton bourru ; quand Prosper aura fait quelque irréparable sottise, quand vous aurez perdu l’affection d’Henriette, vous vous repentirez d’avoir méprisé mes avis. Les deux beaux-frères échangèrent un froid salut, et M. Chevassu, après avoir pris congé de sa sœur, se retira aussitôt, accompagné de Dornier. — Votre frère est un fou de la pire espèce, dit alors M. de Pontailly à la marquise ; mais, mordieu ! qu’il ne rende pas ma petite Henriette trop malheureuse ; sinon, tout invalide que je suis, je lui montrerai le cas que je fais de son inviolabilité parlementaire. Le surlendemain vers trois heures, dans un des carrefours les moins fréquentés de la forêt de Montmorency, deux hommes, assis sur un tronc d’arbre, causaient confidentiellement. L’un était André Dornier, recherché dans son costume plus que ne semblait l’exiger ce site champêtre et solitaire ; l’autre était un personnage que n’a fait qu’entrevoir le lecteur, et dont il n’est pas inutile d’esquisser en deux traits la physionomie. Ancien recors, puis gérant responsable du Patriote Douaisien, le père Morlot, pour parler le langage de Prosper Chevassu, était, au physique, un petit homme maigre, à mine sournoise, et, au moral, un des moins timorés coquins qui aient jamais, moyennant salaire, arrêté un débiteur insolvable ou accepté la responsabilité des méfaits de la presse périodique. Las de son premier métier, qui ne satisfaisait pas complètement son ambition, Morlot, en obtenant la gérance du journal fondé par M. Chevassu, s’était cru arrivé à une position brillante ; mais le Patriote l’avait entraîné dans sa chute, et trois mois de détention qu’il venait de subir étaient loin de l’avoir consolé de la ruine de ses espérances. Au sortir de prison, selon l’usage des gens qui se sont fermé toute carrière dans leur pays natal, il était venu chercher fortune à Paris. Victime expiatoire des péchés de Prosper Chevassu, l’ex-gérant croyait avoir des droits incontestables à la reconnaissance du député du Nord : il s’était donc présenté chez lui en créancier plutôt qu’en solliciteur ; mais le cœur d’un homme politique est oublieux. Au lieu de l’efficace protection qu’il espérait, Morlot n’avait obtenu que quelques promesses banales. Indigné de ce qu’il nommait l’ingratitude de son ancien patron, il s’était alors adressé à Dornier, dont il avait été à Douai le collaborateur subalterne, et un peu ce qu’on appelle familièrement l’ame damnée. En ce moment, le journaliste avait besoin d’un homme de main. L’ancien recors, actif, rusé, et aussi peu chargé de scrupules que d’argent, lui parut un sujet précieux. Il se l’attacha donc par le lien le plus solide qui pût enchaîner un être de cette nature : un billet de mille francs comptant et en perspective une place au journal dont il devait être lui-même le rédacteur en chef. À ce prix, Morlot, qui du reste en convenait, eût conduit en prison son propre père. Il se livra donc corps et ame à Dornier. Un fragment de la conversation de ces deux hommes expliquera leur présence dans le lieu presque désert où depuis long-temps déjà ils étaient arrêtés. — Trois heures cinq minutes, dit Morlot en tirant une montre d’argent ; il paraît que le cocher ménage ses chevaux. — On se sera arrêté à Saint-Denis plus long-temps que je ne croyais, répondit Dornier tranquillement. — Mais êtes-vous bien sûr que ce Dominique ne vous manquera pas de parole ? — S’il me trompait, dit le journaliste avec un sourire sardonique, il faudrait ne plus croire à la probité humaine. — Tant de coquins promettent pour ne pas tenir. — Oui, quand ils n’ont aucun intérêt à exécuter leur promesse ; mais ce digne cocher, outre l’à-compte qu’il a reçu, sait bien qu’il sera libéralement récompensé. — Je suis tranquille à cet égard, monsieur Dornier, dit l’ancien recors en riant d’un air agréable ; vous faites noblement les choses. Après cela, toute peine mérite salaire ; il faut convenir que l’affaire est délicate. — Un enfantillage, je vous l’ai déjà dit. — Un enfantillage ! voilà précisément le danger ; c’est qu’il s’agit d’une enfant. Si la jeune personne avait seulement une quarantaine d’années, cela marcherait de soi-même ; mais elle n’a que dix-huit ans : mineure, par conséquent. — Qu’est-ce que cela fait ? — Cela fait que, si la chose est prise du mauvais côté, vous vous exposez à la réclusion, et moi aussi. — Père Morlot, dit le journaliste en jouant une insouciante bonne humeur, je ne vous croyais pas si fort sur le code pénal. — J’ai eu le temps de l’étudier pendant les trois mois que ce gueux de républicain m’a fait passer en prison. C’est que j’ai assez comme ça du pain du gouvernement, voyez-vous. — Vous n’en mangerez plus, c’est moi qui vous le promets, et même, si le pain en lui-même vous paraît indigeste, vous pourrez le remplacer par une nourriture plus succulente. Songez que vous voilà attaché à un journal important ; il ne s’agit plus, cette fois, du petit Patriote Douaisien. — Que le diable ait son ame ! Mais enfin, pour en revenir à notre affaire d’aujourd’hui, les parens peuvent se fâcher. — Quand je vous répète que tout est convenu avec eux, ou à peu près. Vous savez en quels termes je suis avec M. Chevassu. — Vous lui feriez voir des étoiles à midi, je sais cela. — Sa sœur, qui en fait ce qu’elle veut, m’est toute dévouée, et, entre nous, c’est elle qui dirige tout ceci. Ainsi donc, père et tante sont pour moi. — Mais la mineure ? car c’est là le diable qu’elle soit mineure. — Elle fera peut-être quelques façons pour la forme, mais, au fond, elle sera enchantée d’être l’héroïne d’une pareille aventure. C’est une tête exaltée ; il lui faut de grandes passions, des évènemens extraordinaires, du roman : nous la servons selon son goût. Tout cela finira le plus bourgeoisement du monde, par un bon mariage. Vous serez de la noce, père Morlot. — Charmé et honoré, répondit le recors en s’inclinant. — Dans tout cela, reprit Dornier, excepté ce petit fat de Moréal, il n’y aura qu’un seul mécontent ; c’est le frère. — Prosper Chevassu ! Ah ! tant mieux. Ce que vous me dites là me fait autant de plaisir qu’un billet de cinq cents francs. Puisse-t-il crever de dépit, cet enragé-là ! — Vous avez toujours sur le cœur vos trois mois de prison ? — Avec cela, j’ai été si bien récompensé ! Quand je suis allé chez M. Chevassu, au lieu de se conduire comme il l’aurait dû, savez-vous ce qu’il m’a dit, sans même me faire asseoir ? — Bien, bien, Morlot ; nous reparlerons de cela un autre jour. Aujourd’hui, je suis fort occupé ; mais soyez sûr que je ne vous oublierai pas. — Donneur d’eau bénite de cour ! ça se dit patriote. Aussi, quand même je saurais que l’aventure doit le faire mourir de chagrin, ce n’est pas cela qui me ferait reculer. — Tout est prêt dans la petite maison ? reprit Dornier après un instant de silence ; la vieille femme qui la garde est à son poste ? — Fiez-vous à moi ; tous vos ordres ont été exécutés. Maintenant la voiture n’a qu’à venir, le reste ira tout seul. Avant trois quarts d’heure, la jeune personne sera en lieu sûr. Si seulement elle avait vingt-un ans ! Enfin le vin est tiré. — Trois heures et demie, dit le journaliste en interrogeant sa montre à son tour ; Dominique devrait être ici. Se serait-il trompé de chemin ? C’est impossible, puisque c’est lui qui a fixé l’endroit du rendez-vous. Moi-même, je suis sûr de n’avoir pas commis d’erreur ; c’est bien ici le carrefour de la Croix-Blanche. — J’entends une voiture, dit tout à coup Morlot, qui se pencha vers la terre et y appuya son oreille ; ce doit être celle que nous attendons, car elle vient du côté de Paris, ajouta-t-il en se redressant. — Vous avez raison, répondit Dornier après avoir écouté de son côté pendant un instant ; tenons-nous prêts, et exécutez ponctuellement votre consigne. Dominique sera seul, car bien certainement Mᵐᵉ de Pontailly aura gardé l’autre domestique à Saint-Denis. Dès que je serai monté dans la voiture, grimpez sur le siége, et dirigez le cocher vers la petite maison. Surtout, qu’il aille le plus vite possible. — Soyez tranquille, monsieur Dornier ; ce sera enlevé. La voiture s’avançait au petit trot des chevaux ; bientôt elle parut à un tournant du chemin, et un instant après elle entra dans le carrefour. Ainsi que l’avait prévu Dornier, aucun domestique n’accompagnait le cocher ; celui-ci, dès qu’il fut arrivé au lieu du rendez-vous, s’arrêta en souriant d’un air de complicité. Sans perdre de temps, Dornier ouvrit la portière, s’élança dans la voiture, et s’assit hardiment à côté d’Henriette. — Ne craignez rien, mademoiselle, lui dit-il en même temps de sa voix la plus douce, c’est un ami véritable qui est près de vous. Quelque étrange que puisse vous paraître ma démarche, elle ne doit pas vous offenser, car votre père lui-même l’autorise. — Que signifie cette nouvelle insulte ? s’écria la jeune fille, lorsqu’elle fut revenue de la frayeur que lui avait fait éprouver cette brusque invasion. — Loin de songer à vous insulter, je verserais tout mon sang pour vous défendre, reprit tendrement le journaliste. — Dominique ! cria Henriette en essayant de baisser la glace de la portière. Dornier saisit les mains de la jeune fille. — Vos cris sont inutiles ; je vous le répète, je n’agis que par l’ordre de votre père. Dans quelques instans, vous serez arrivée au terme de votre voyage, et alors je vous expliquerai tout. Tandis que dans l’intérieur de la voiture Henriette continuait à se débattre contre son ravisseur, une autre scène se passait sur le siége, où, conformément aux instructions qu’il venait de recevoir, Morlot s’était lestement élancé. — Maintenant, mon camarade, dit-il en s’asseyant près du cocher, prenez ce chemin à gauche, et ne craignez pas d’user votre fouet. — Mes chevaux ne sont pas habitués à de si longues courses, répondit Dominique ; ils ont besoin de se reposer un peu. — Crevez-les s’il le faut ; le patron est riche et généreux. — Un instant seulement, pour leur donner le temps de souffler. À ces mots, le cocher tourna la tête en arrière. Défiant, en qualité d’ancien recors, Morlot imita ce mouvement, et aperçut au tournant du chemin par où était arrivée la voiture un groupe de cavaliers qui s’avançaient rapidement. — Partez donc, de par le diable ! reprit-il énergiquement ; voici des gens qui n’ont pas besoin de fourrer le nez dans nos affaires, Dominique sourit d’un air narquois. — Ça ? dit-il en désignant du bout de son fouet les nouveaux arrivans, ce sont des commis de boutique qui ont loué des ânes pour se promener dans la forêt. Il n’y a pas de danger qu’ils nous rattrapent. — Des ânes ! reprit Morlot, de plus en plus inquiet ; dites de beaux et bons chevaux, et qui ne sont pas fourbus, je vous en réponds. Mais partez donc, entêté que vous êtes. N’entendez-vous pas que la petite pousse des cris de Mélusine ? Le cocher allongea un coup de fouet à ses chevaux, mais au même instant il tira la bride, de manière à les retenir sur place. — Bon ! voilà maintenant ces maudites bêtes qui se cabrent, s’écria l’ancien recors tout-à-fait effrayé, et là-bas ces trois endiablés qui arrivent comme le vent. C’est à nous qu’ils ont l’air d’en vouloir. — Vous croyez ? dit Dominique en ricanant. Morlot s’était retourné de nouveau, et il cherchait à reconnaître les traits des cavaliers qui s’avançaient à toute bride. Tout à coup il poussa un cri rauque, et son laid visage prit une expression effarée. — Que je sois étranglé vif, dit-il, si celui qui galope en tête n’est pas ce démon incarné de Chevassu, le propre frère de la demoiselle. Nous voilà bien ! Détournement de mineure… réclusion… Que Dornier s’en tire comme il pourra ; pour moi, je lui souhaite beaucoup de plaisir. En disant ces mots, il essaya de sauter à terre ; mais le cocher, sans paraître y mettre de la malice, fit partir brusquement ses chevaux. Morlot, perdant l’équilibre, faillit tomber sur le timon et n’eut que le temps de se retenir à la housse du siége. — On dirait que vous le faites exprès, s’écria-t-il, tremblant de colère et de frayeur. Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car en ce moment Prosper Chevassu, c’était bien lui, arriva comme un ouragan. Grâce à la rapidité du glorieux Tribonien, l’étudiant avait dépassé ses deux compagnons. Au terme de cette course désordonnée, la première personne qui frappa ses yeux fut l’ancien recors, toujours accroché au siége, car dans son trouble il semblait avoir perdu la tête et ne plus savoir s’il devait fuir ou demeurer. — Comment ! père Morlot, s’écria Prosper, vous êtes aussi de l’aventure ? C’est avoir une vocation un peu forte pour le métier de gérant responsable ; mais cette fois, mordieu ! vous n’en serez pas quitte pour trois mois de prison. Joignant aussitôt le châtiment à la menace, l’étudiant cingla d’une demi-douzaine de coups de cravache la figure consternée de l’ancien recors ; il le prit ensuite au collet, l’arracha du siége, et, au risque de lui briser les os, le jeta rudement sur la route. — À l’autre maintenant, dit Prosper après avoir achevé cette exécution sans s’inquiéter de son plus ou moins de légalité. Tandis qu’il se présentait à l’une des portières de la voiture, l’autre était ouverte par le vicomte de Moréal, qui, sans l’évidente infériorité de son cheval, n’eût sans doute pas cédé à son compagnon la gloire d’arriver le premier. En reconnaissant au même instant son amant et son frère, Henriette poussa un cri de joie, et, comme un oiseau rendu à la liberté, elle s’élança par la portière que venait d’ouvrir le vicomte. Foudroyé par ce dénouement imprévu, Dornier restait dans la voiture, immobile, pâle et muet. — Descendez, monsieur ! lui dit Moréal d’une voix émue de colère. Le journaliste ne bougea pas, et ne répondit à son rival que par un regard sombre et haineux. — Dornier, descendez ! dit à son tour Prosper, non moins courroucé que le vicomte. Le ravisseur déconcerté continua de rester immobile, et un amer sourire contracta ses lèvres livides. — Descendez, vous dis-je ! reprit l’étudiant irrité de cette apparente résistance ; descendez, ou je vous coupe la figure de ma cravache. À cette menace, Dornier entr’ouvrit sa redingote comme pour y chercher une arme cachée ; mais il ne trouva rien, et sa figure trahit l’angoisse furieuse de l’homme qui, en face d’un affront mortel, se sent désarmé. Prosper se jeta impétueusement à bas de son cheval, et il se précipitait dans la voiture pour en arracher son ancien ami, lorsque la voix tonnante de son oncle retentit à ses oreilles. En dépit d’une ardeur toute juvénile, le vieillard, à son grand regret, s’était laissé devancer par ses compagnons, dont les chevaux, chargés d’un poids raisonnable, avaient sur le sien un avantage notoire. — Arrêtez, jeunes gens ! s’écria-t-il du ton dont il avait dû essayer de rallier ses soldats à la retraite de Biberach ; ce drôle m’appartient ; je vous défends de toucher à un seul de ses cheveux. Le vieux cavalier et sa monture, également essoufflés, s’arrêtèrent près de la voiture. M. de Pontailly alors tira un mouchoir de sa poche, s’essuya le front, souffla bruyamment pour reprendre haleine, et finit par se dire à demi-voix : — Qui diantre se douterait, à me voir en ce moment, que j’ai été un des plus pimpans hussards de Berchiny ? À la vue du marquis, Dornier était enfin sorti du coupé, et il restait immobile sur la route, visiblement consterné, quoiqu’il cherchât encore à affecter un air calme et hautain. — Monsieur Dornier, lui dit le vieillard après s’être rendu maître de son essoufflement, vous mériteriez que je vous fisse attacher par les quatre membres sur l’un de ces chevaux, et conduire en cet état au parquet du procureur du roi ; mais le métier de pourvoyeur de la justice ne me convient pas : d’un autre côté, un honnête homme se dégraderait en vous demandant raison de cet insolent attentat. Que faire de vous alors ? Vous chasser, comme on chasse un laquais fripon qu’on dédaigne de livrer à la justice ? C’est ce que je fais. Partez ; mais rappelez-vous que, si jamais vous avez la hardiesse de reparaître devant ma nièce ou devant moi, je vous ferai châtier d’une manière exemplaire et définitive. Sans répondre un seul mot, sans regarder aucun des témoins de son humiliation, Dornier s’éloigna, et bientôt disparut dans le bois. — Ma foi, mon oncle, dit alors Prosper, vous pouvez vous vanter d’être indulgent. À votre place, je lui aurais fait passer mon cheval sur le corps. Sans le respect que je vous dois, je lui aurais donné ici même la correction qu’il mérite. — Après la victoire, le sabre dans le fourreau, répondit l’ancien hussard de Berchiny en descendant lourdement de cheval. — Et le digne père Morlot, qu’est-il devenu ? reprit l’étudiant du ton d’un homme dont la vengeance non rassasiée cherche à se rabattre, faute de mieux, sur une victime subalterne. — Il y a long-temps qu’il a pris la clé des champs, dit le cocher, qui, du haut de son siége, avait assisté à cette scène en riant sournoisement ; il courait, il courait ! on aurait dit un lièvre. C’est égal, monsieur Prosper, vous pouvez vous flatter de l’avoir marqué à votre chiffre. Son visage portera long-temps les traces de votre cravache. Quel fameux cocher vous auriez fait, sans vous offenser ! — Dominique, reprit M. de Pontailly en se tournant vers le domestique, tu n’es pas, toi, un fameux cocher ; tant s’en faut. Tu es paresseux, menteur, et je soupçonne que tu bois en partie l’avoine de tes chevaux. — Monsieur le marquis peut-il avoir de pareilles idées ? répondit Dominique d’un ton patelin. — Mais il ne s’agit pas de tes défauts, reprit le vieillard ; tu m’as rendu aujourd’hui un service qui t’assure des droits à ma reconnaissance, et tu ne tarderas pas à en avoir des preuves. — Cela vaudra mieux pour moi que de m’être fourré dans une mauvaise affaire, comme cet enjôleur croyait m’y avoir décidé. Monsieur le marquis est généreux, et j’ai déjà un bon billet de mille francs dont il ne me demandera pas compte. Quant à M. Dornier, je ne lui conseille pas de venir réclamer ses arrhes. L’esprit agréablement occupé par la récompense promise et par le bénéfice déjà réalisé, le cocher, qui par prudence s’était montré à peu près honnête une fois dans sa vie, assembla ses guides et caressa de son fouet la croupe de ses chevaux, avec la béatitude d’un homme qui a toujours vécu en paix avec sa conscience. — Qu’est devenue notre héroïne ? demanda le marquis à son neveu. — Qu’est devenu Moréal ? répondit Prosper avec un sourire malicieux. — C’est juste, reprit le vieillard riant à son tour ; pour un homme de mon âge, la question est un peu naïve. M. de Pontailly regarda autour de lui, et aperçut de l’autre côté de la voiture sa nièce et le vicomte engagés dans une conversation si intéressante, qu’ils semblaient n’accorder aucune attention à ce qui se passait près d’eux. — Quand mademoiselle Henriette aura un moment à sa disposition, dit-il en élevant la voix, je la prierai de vouloir bien me l’accorder. La jeune fille se hâta d’obéir à cette invitation moqueuse, et arriva près de son oncle les yeux baissés et les joues plus roses encore que de coutume. — Princesse persécutée, lui dit alors le marquis d’un air d’emphase, êtes-vous contente de vos chevaliers ? — Ah ! mon cher oncle, répondit Henriette, combien je vous remercie d’avoir veillé sur moi ! — En pareille aventure, reprit M. de Pontailly du même ton ampoulé, la beauté ne refuse jamais une récompense à ses défenseurs. Je réclame pour ma part un bon baiser, comme pour un père. Ce jeune homme barbu, continua-t-il en montrant Prosper, m’a raconté en route je ne sais quelle histoire de sabre turc ; c’est une affaire à arranger entre vous deux. Quant au troisième chevalier, ajouta malicieusement le marquis… — Avant tout, voici votre baiser, s’écria la jeune fille, qui sauta au cou de son oncle pour lui couper la parole. — Chère enfant, dit le vieillard en la serrant tendrement dans ses bras, il me semble que je ne t’ai pas vue depuis dix ans ; mais maintenant c’est moi qui serai ton gardien, et, mordieu ! que maître Dornier ne s’y frotte plus. — À propos de ce coquin, nous sommes trois fiers étourdis, s’écria Prosper, qui brusquement se frappa le front comme pour se punir de quelque oubli important. — Qu’est-ce donc ? demanda M. de Pontailly. — Les cent mille francs qu’il emporte à notre barbe ! — C’est parbleu vrai ! Je n’ai pensé qu’à Henriette. — Je n’ai pensé qu’à Henriette, répéta comme un écho muet un tendre regard du vicomte. — En affaire d’argent, reprit le marquis, les enfans aujourd’hui ont plus de tête que les vieillards ; c’était à moi de songer à ces cent mille francs. — À cheval, Moréal, s’écria Prosper ; il a pris de ce côté ; avant un quart d’heure, nous l’aurons rejoint. — Il est dans le taillis, dit le vieillard, et vos chevaux ne vous serviront de rien. Laissons-le aller, on saura le retrouver ; d’ailleurs, poursuivit-il en baissant la voix de manière à n’être entendu que du vicomte, je ne serais pas très désespéré de la perte de cet argent. Cela ferait enrager ma femme et mon beau-frère, et, entre nous, ils ont besoin d’une petite leçon. — Je le retrouverai, fût-il aux enfers ! reprit tragiquement l’élève en droit. — Allons, la pièce est jouée, dit M. de Pontailly. Henriette, remonte dans la voiture ; je t’y tiendrai compagnie, car ce maudit cheval m’a brisé, et je crois que la pauvre bête est encore plus lasse que moi. Voilà donc ce que deviennent les hussards ! Dominique, attache Sganarelle derrière la voiture, et conduis-nous où tu sais. Le cocher exécuta les ordres de son maître, qui pendant ce temps s’assit dans la voiture à côté de sa nièce. — Adieu, messieurs, reprit M. de Pontailly quand Dominique fut remonté sur son siége ; nous prenons à droite ; vous pouvez prendre à gauche ou retourner sur vos pas, à votre choix. — Quoi ! mon oncle, dit Prosper, nous n’allons pas avec vous ? — Non, mon neveu, répondit laconiquement le vieillard. — Et vous emmenez ma sœur ? — Et j’emmène ta sœur. — Qu’allons-nous faire, Moréal et moi ? — Pauvre agneau ! crains-tu que les loups ne te mangent ? — Mais je croyais que nous reviendrions tous ensemble à Paris. — Tu t’es trompé. Buvez du lait, louez des ânes, livrez-vous à tous les plaisirs de la forêt de Montmorency ; cela vous est permis, mais il vous est interdit de nous suivre. Je te le défends, Prosper. Moréal, je m’en rapporte à votre discrétion. Allons, Dominique. La voiture partit, et disparut bientôt aux yeux des deux amis, non moins surpris l’un que l’autre de ce dénouement imprévu. Plusieurs jours s’étaient écoulés. En revenant chercher la marquise à Saint-Denis, Dominique, interrogé par elle, lui avait répondu, par l’ordre de son maître, qu’il avait conduit Mˡˡᵉ Chevassu chez Mᵐᵉ Grenier, et qu’aucun incident digne d’être rapporté n’était survenu le long de la route. Persuadée que Dornier avait reculé devant l’exécution du projet dont elle lui avait, à demi-mot, suggéré la première idée, Mᵐᵉ de Pontailly avait voué à son ancien favori un mépris presque aussi vif que la haine que lui inspirait Moréal. — Imposteurs ou lâches, voilà les hommes ! se disait-elle en essayant d’ennoblir par le dédain son désappointement. Cependant ni l’un ni l’autre des deux rivaux ne reparaissait chez la marquise. Prosper, chose étrange, allait presque tous les jours à l’école de droit ; peut-être, il est vrai, le désir d’éblouir ses condisciples par l’élégance de son tilbury, les belles allures de Tribonien et l’aspect fantasque d’un négrillon qu’il venait d’attacher à son service à titre de groom, était-il la principale cause de cette assiduité inaccoutumée. Étourdissant d’audace et d’aplomb sur le boulevard ou dans l’avenue des Champs-Élysées, l’étudiant changeait de manières chaque fois qu’il venait chez sa tante ; il prenait alors l’air grave et réservé qu’affectent certains diplomates pour persuader aux gens naïfs qu’ils sont dans la confidence des secrets les plus importans. Depuis l’ouverture des chambres, M. Chevassu, oubliant la prudente réserve qu’il s’était promis d’observer pendant quelque temps, fatiguait de son éloquence d’avocat non moins que de sa morgue de magistrat le bureau dont il faisait partie ; s’étourdissant lui-même au bruit de ses paroles, il ne s’apercevait pas qu’il devenait à chaque réunion plus insupportable à ses collègues, fort habile qu’il était d’ailleurs à interpréter d’une manière flatteuse pour son amour-propre les petites vicissitudes de son début dans la vie parlementaire. Tandis qu’il parlait, un autre député semblait-il s’endormir, c’est qu’auditeur charmé, il se recueillait dans son admiration. N’obtenait-il aucune réponse à ses argumens, c’est qu’il leur avait fermé la bouche à tous. Se voyait-il interrompu par des murmures improbateurs, c’était la pâle envie. Quelque observation critique dont il faisait les frais arrivait-elle jusqu’à son oreille, c’était le moucheron importun que devait mépriser le lion. Deux soucis cependant troublaient ces enivremens préliminaires ; le premier était la crainte qu’éprouvait M. Chevassu au sujet de son élection, car on parlait d’une enquête pour vérifier certains faits allégués dans la pétition des électeurs douaisiens, et jusque-là se trouvait ajournée l’admission définitive du député ; le second était l’inexplicable conduite de Dornier, dont la disparition subite sapait par la base la fondation du nouveau journal. À ces deux sujets d’inquiétude s’enjoignit inopinément un troisième beaucoup plus grand. Un matin, au moment où M. de Pontailly déjeunait en tête-à-tête avec la marquise, une des portes de la salle à manger s’ouvrit avec bruit, et les deux époux virent entrer pâle, défait et presque hors de lui, M. Chevassu, si compassé d’ordinaire. — Passons dans votre chambre, dit-il à sa sœur d’une voix altérée, et surtout, ajouta-t-il tout bas, qu’aucun de vos domestiques ne puisse nous entendre. Mᵐᵉ de Pontailly se leva, inquiète, malgré son égoïsme, de l’état où elle voyait son frère ; le vieillard en fit autant, et tous trois passèrent dans un petit parloir attenant à la chambre à coucher de la marquise. — Henriette a disparu, dit alors le député en écartant les bras par un geste pathétique. — Henriette ? s’écria la marquise, dont la figure exprima aussitôt une émotion extraordinaire. — Calmez-vous, Chevassu, et racontez-nous ce qui s’est passé, dit M. de Pontailly avec un sang-froid qui s’écartait étrangement de sa vivacité habituelle. — Vous savez, reprit le député, que d’accord avec ma sœur j’avais envoyé ma fille chez ma belle-sœur, Mᵐᵉ Grenier ? — Vous ne m’aviez pas dit un mot de cela ni l’un ni l’autre, répondit le marquis en regardant alternativement son beau-frère et sa femme ; mais peu importe, ce n’est pas le cas de montrer de la susceptibilité. Continuez, Chevassu. — Croyant Henriette depuis une semaine à Montmorency, il m’a paru convenable d’écrire avant-hier à ma belle-sœur. Plût au ciel que je l’eusse fait plus tôt ! mais le travail dont je suis écrasé ne me l’a pas permis. — Ah ! oui, la chambre ! interrompit le vieillard avec un accent moqueur. — Tout à l’heure, je reçois la réponse de Mᵐᵉ Grenier. Elle ne sait ce que je veux lui dire ; elle n’a pas vu ma fille. Ainsi, depuis dix jours, Henriette a disparu. Qu’est-elle devenue, grand Dieu ? — C’est un évènement affreux, dit Mᵐᵉ de Pontailly avec une affliction plus ou moins sincère. — Affreux ! répéta comme un écho le marquis, dont la physionomie semblait moins troublée qu’on n’eût dû s’y attendre d’après l’affection qu’il portait à sa nièce. — C’est vous, ma sœur, qui êtes responsable de ce malheur, puisque c’est dans votre voiture, avec vous, qu’Henriette est sortie de sa pension. Ne deviez-vous pas, d’après nos conventions, la conduire vous-même jusqu’à Saint-Denis ? — C’est ce que j’ai fait. À Saint-Denis, j’ai laissé Henriette dans la voiture, et j’ai donné ordre à mon cocher de la mener aussitôt chez Mᵐᵉ Grenier. À son retour, Dominique m’a dit qu’il avait ponctuellement exécuté mes instructions. — Faites-le venir, le misérable ! s’écria M. Chevassu. — Tout tourne contre nous ; Dominique est absent. — Absent ! — Le lendemain même de mon voyage à Saint-Denis, il m’a demandé un congé de quelques jours, sous le prétexte d’aller voir à Rouen son père, dangereusement malade ; il n’est pas encore revenu. — Le scélérat était du complot, et cette prétendue maladie de son père n’était qu’un prétexte pour prendre la fuite ; c’est un enlèvement, que dis-je ? un rapt ! un rapt abominable ! M. Chevassu continua d’épancher son indignation en gesticulant avec véhémence ; même à travers sa douleur paternelle perçaient les habitudes ampoulées du barreau. Le marquis gardait le silence, et l’on pouvait attribuer à l’abattement que cause souvent le chagrin l’immobilité de son attitude. Mᵐᵉ de Pontailly enfin réfléchissait profondément, tout en ayant l’air d’écouter avec sympathie les déclamations de son frère ; une tristesse officielle était peinte sur son visage, mais ses pensées secrètes donnaient un démenti formel à ce simulacre d’affliction. — J’ai eu tort d’accuser Dornier de lâcheté, se disait-elle, il a agi. Son absence, le départ de Dominique, la disparition d’Henriette, tout s’accorde. Plus de doute, je suis vengée ! — Un seul homme a pu se rendre coupable d’un tel attentat, s’écria tout à coup M. Chevassu ; c’est cet infâme Moréal ! Il n’entrait pas dans les vues de la marquise de laisser peser sur le vicomte un pareil soupçon ; pour que sa vengeance fût complète, il fallait que Dornier épousât Henriette. Attribuant à ce dernier l’enlèvement de la jeune fille, c’était servir sa propre rancune que de le désigner comme le véritable ravisseur, et d’obtenir pour lui le pardon du père outragé. — Mon frère, dit-elle d’un ton d’affectueuse gravité, si légitime que soit votre douleur, elle ne doit pas vous rendre injuste. Vous savez que je n’ai jamais plaidé près de vous la cause de M. de Moréal ; je ne crains donc pas que vous m’accusiez de partialité en sa faveur. Eh bien ! je dois vous déclarer que vos soupçons me semblent mal fondés, et que je le crois tout-à-fait étranger à ce malheureux évènement. — S’il n’est pas coupable, qui donc accuser ? — Un homme que vous aimez, un homme qui, en raison même des preuves d’affection qu’il a reçues de vous, aura cru pouvoir compter sur votre indulgence. — Dornier ! — Je le crois. — Mais c’est impossible. Quelle raison aurait pu avoir Dornier pour enlever ma fille ? Ne la lui avais-je pas promise en mariage ? — Il aura craint que vous ne changiez d’avis. Il a su que vous aviez paru fort refroidi à son égard pendant quelques jours. Les poursuites de M. de Moréal, les caprices d’Henriette, une passion irritée par les obstacles, l’inquiétude, la jalousie, que sais-je encore ? tout cela lui aura monté la tête. Ce n’est pas par la raison que brillent les amoureux, et un parti téméraire est si tôt pris. — Dornier ! dit M. Chevassu en frappant ses mains l’une contre l’autre ; non, je ne puis le croire. Toutes les raisons sur lesquelles se fonde votre opinion ne sont que de vagues conjectures. Où sont vos preuves ? — Rappelez-vous qu’à part vous et moi, Dornier seul savait que Henriette devait être conduite à Montmorency. — C’est vrai, répondit le député, frappé de cette observation ; il était en tiers avec nous ici, lorsque la résolution en a été prise. — Depuis le jour où je suis allée à Saint-Denis, plus de traces d’Henriette ; depuis le même instant, plus de nouvelles de Dornier. — C’est vrai, reprit M. Chevassu ; la coïncidence est en effet frappante. — Rapprochez de cette double disparition le départ subit de Dominique, et dites s’il n’est pas évident que M. Dornier, après avoir mis mon cocher dans ses intérêts, a enlevé votre fille de gré ou de force ? et, à vrai dire, je pencherais pour la première opinion, car, en pareil cas, la violence n’est guère présumable. — Vous avez raison, ma sœur, dit le député tout-à-fait convaincu, la chose a dû se passer ainsi. Autrement, comment expliquer la conduite de Dornier devenu introuvable depuis dix jours ? — Moi, je l’expliquais d’une autre manière, dit le marquis avec un air de bonhomie. — De quelle manière, s’il vous plaît ? demanda le père d’Henriette. — Je l’expliquais, reprit le vieillard en cherchant à dissimuler un sourire moqueur, par l’affection qu’a pu concevoir M. Dornier pour les cent mille francs que vous lui avez remis avec une si noble confiance, Mᵐᵉ de Pontailly et vous. — L’un n’empêche pas l’autre, repartit brusquement le député du Nord, en ce moment exaspéré contre son ancien ami : qui dit ravisseur peut dire voleur. Un homme pour qui j’ai tant fait ! un homme que je me plaisais à regarder comme mon élève ! un homme que je voulais nommer mon fils ! Oh ! je t’écraserai, serpent réchauffé dans mon sein. À l’instant même je vais au parquet déposer ma plainte. — Mon frère, mon frère, s’écria la marquise en s’opposant à la sortie du député ; réfléchissez, je vous en prie, à ce que vous allez faire. Que gagnerez-vous à mettre le public dans la confidence de vos chagrins de famille ? Ignorez-vous que les moindres évènemens qui intéressent un homme comme vous sont une bonne fortune pour la malignité des journaux ? Voulez-vous amuser à vos dépens Paris et la France entière ? Déjà vous avez pu remarquer le fâcheux effet qu’a produit à la chambre l’arrestation de votre fils. Avez-vous envie d’aggraver le mal en publiant vous-même l’enlèvement de votre fille ? Quelle joie, quel triomphe pour vos collègues jaloux de votre mérite ! Voyez donc, se diraient-ils, ce grand orateur, ce talent supérieur, cet homme d’état ! Il prétendait gouverner la France, et il ne sait pas même gouverner sa famille ! Croyez-moi, mon frère, point de bruit, point d’éclat. Étouffons cette fâcheuse affaire : si ce n’est pas pour votre fille, que ce soit pour vous, car votre réputation est solidaire de la sienne. — Vous avez raison, ma sœur, répondit M. Chevassu d’un air d’abattement, et je dois me rendre à la justesse de vos remontrances. Une pareille esclandre me ferait le plus grand tort à la chambre, car la renommée d’un homme politique se compose de moralité non moins que de talent, et, comme vous l’avez dit fort judicieusement, les envieux ne manqueraient pas de m’imputer le scandale de cet évènement déplorable. Que Dornier ou un autre soit le ravisseur, il faut qu’un prompt mariage mette tout en règle avant que l’aventure soit ébruitée. Mais comment le trouver, ce misérable ? — En le cherchant, dit M. de Pontailly ; allons d’abord à l’hôtel où il logeait ; n’épargnons aucune démarche ; les momens sont précieux, car, d’un instant à l’autre, les journaux peuvent éventer la mine, et alors tout serait perdu. — Partons sur-le-champ, reprit le député, qui, malgré son peu d’affection pour son beau-frère, ne crut pas devoir refuser ses services. Le marquis fit atteler aussitôt sa voiture, mais en y montant, lorsque le député s’y fut assis, il dit tout bas au cocher : — À l’hôtel Mirabeau, rue de la Paix. — Pourquoi nous avoir fait conduire chez moi ? demanda M. Chevassu, surpris de voir la voiture s’arrêter à la porte de la maison où il demeurait. — Parce qu’il faut que j’aie avec vous une explication à laquelle il est inutile qu’assiste Mᵐᵉ de Pontailly. Les deux beaux-frères montèrent à l’appartement du député. — Je vous écoute, dit celui-ci, fort préoccupé de cette nouvelle complication, — Mon cher Chevassu, répondit le marquis, tout à l’heure, vous avez prononcé une parole qui m’a donné à réfléchir. Que Dornier ou un autre soit le ravisseur, avez-vous dit, il faut en finir par un prompt mariage. J’ai conclu de ces paroles que, pour vous, la chose importante était le prompt mariage, et qu’il vous serait à peu près égal que le ravisseur fût Dornier ou un autre. — C’est-à-dire au contraire que je préférerais tout autre à Dornier, car je devais compter particulièrement sur l’attachement de ce malheureux, et il a montré dans cette circonstance une ingratitude épouvantable. Oui, je le répète, j’aimerais mieux marier ma fille à tout autre que lui. — En ce cas, soyez satisfait, dit le vieillard, ce n’est pas Dornier qui a enlevé Henriette, c’est un autre. — Un autre ! s’écria le député stupéfait, qui donc ? — Vous le saurez tout à l’heure ; en attendant et pour en finir avec votre ancien protégé, je vais vous raconter sa dernière prouesse ; elle vous prouvera qu’en répugnant aujourd’hui à l’accepter pour gendre, vous ne faites que lui rendre justice. Dornier n’a pas enlevé votre fille, mais bien les cent mille francs que vous lui aviez confiés, ma femme et vous. J’avais prévu ce dénouement, mais la chose est faite, et il faut en prendre son parti. Depuis dix jours, Dornier a pris la fuite, et, entre nous, pour certaine circonstance à moi connue, c’est ce qu’il avait de mieux à faire ; mais un demi-coquin eût rendu l’argent : lui qui n’est pas fripon à demi, il l’a gardé, et toutes les recherches de la police, que j’ai lancée à sa poursuite, ont été jusqu’ici sans résultat. En ce moment, Dornier est, selon toute apparence, en pays étranger, et vous pouvez regarder les cent mille francs comme perdus ; mais, dans ce désastre, vous devez encore vous estimer heureux d’avoir échappé au malheur de devenir le beau-père d’un pareil homme. — Mais le ravisseur d’Henriette ? dit avec anxiété M. Chevassu. — Ne le devinez-vous pas ? — Moréal ! — Hélas ! oui ; amoureux comme un fou, aimé d’ailleurs, désespéré de vos refus, craignant avec raison que vous ne forciez votre fille d’épouser Dornier, le pauvre garçon a perdu la tête ; car, comme le disait tout à l’heure avec justesse Mᵐᵉ de Pontailly, ce n’est pas par la raison que brillent d’ordinaire les amoureux. — C’est sur lui qu’étaient d’abord tombés mes soupçons, dit d’un air tragique le père d’Henriette ; c’est sur lui que tombera ma vengeance. — Permettez-moi, mon cher Chevassu, de vous répéter ici ce que vous disait tout à l’heure votre sœur, et vous-même avez été forcé de convenir qu’elle avait raison. Que gagnerez-vous à un éclat ? En quoi le scandale que soulèveraient infailliblement des poursuites judiciaires, améliorera-t-il votre position à la chambre ? M. Chevassu se mit à marcher à grands pas, ainsi que cela lui arrivait lorsqu’il avait l’esprit travaillé de quelque grave perplexité. — M. de Moréal vous a donc écrit ? demanda-t-il tout à coup en regardant en dessous son beau-frère. — Sans doute. Il n’aurait pas osé d’abord s’adresser à vous, et il m’a chargé de plaider sa cause, leur cause, faut-il dire, car après tout Henriette l’aime. — Un noble ! dit M. Chevassu avec amertume. — Ne le suis-je pas moi-même ? Pourtant nous sommes beaux-frères. — Titré ! — Ne suis-je pas marquis ? D’ailleurs, entre un vicomte, gentilhomme de nom et d’armes, et un bourgeois qui, comme vous, compte trois cents, je veux dire quatre cents ans de roture prouvée, je ne vois pas que la disparate soit si choquante. — Un merveilleux ! un lion, comme on dit aujourd’hui ! un fat amoureux de sa figure ! — Permettez, Chevassu ; vous avez été vous-même fort bien dans votre jeunesse, un homme à bonnes fortunes, si ma mémoire ne me trompe, et vous devriez avoir plus d’indulgence pour les jolis garçons. — Un chanteur de romances ! dit le député un peu radouci. — Il est prêt à vous sacrifier son la de poitrine. — Un faiseur de vers ! — Qui n’a pas fait quelques vers dans sa jeunesse ? La plupart de nos hommes politiques ont plus ou moins commis ce péché. M. Étienne a fait des vers ; M. Viennet en fait tous les jours ; les vers sont le plus sûr titre de gloire de M. de Lamartine, à qui vous ne refuserez pas cependant un certain talent de tribune ; enfin, si l’on cherchait bien, je doute que M. Guizot lui-même eût la conscience bien nette sur ce chapitre. D’ailleurs, Moréal renonce à la poésie. — Tant mieux pour lui. — Depuis quelques mois, il tourne extraordinairement aux idées graves et aux études sérieuses. En ce moment même, il a sur le chantier une œuvre de longue haleine, un ouvrage profond, plein de recherches, et dont pourrait s’honorer plus d’un publiciste distingué. — Quel ouvrage ? demanda le député avec une sorte d’intérêt. — Un essai sur la théorie du gouvernement représentatif envisagé dans ses rapports avec l’économie politique, suivi de quelques considérations sur les avantages et les inconvéniens du système pénitentiaire en général, et en particulier sur le remplacement de la peine de mort par la réclusion en cellule à perpétuité ; car c’est là, si j’ai bonne mémoire, le titre du livre, dit le vieil émigré, qui improvisa sans hésiter ni sourire cette formidable tirade. Le sujet, comme vous voyez, ne manque pas d’importance, et d’après ce que je connais de l’ouvrage, je ne serais nullement étonné qu’il ouvrît de haute lutte à son auteur les portes de l’Académie des sciences morales et politiques. — Le titre promet quelque chose, dit le député, complètement dupe du malin vieillard, mais vous avez beau dire, j’ai peine à croire qu’il puisse sortir rien de sérieux d’un homme qui porte des gants jaunes et une barbe de bandit napolitain. — Haïssez-vous les gants jaunes ? Moréal choisira les siens d’une autre couleur. Est-ce sa barbe qui vous déplaît ? il la coupera. Pour obtenir votre consentement à son mariage, j’en suis sûr, il ne reculera devant aucun sacrifice. Allons, mon cher Chevassu, ne vous contentez pas d’être un homme politique distingué, soyez aussi un bon père. Que diantre ! le parti n’est pas si mauvais. Moréal a dès à présent seize bonnes mille livres de rentes. Ce mariage me plairait d’ailleurs, et je suis prêt à en donner des preuves quand on rédigera le contrat. Enfin, dernière considération qui a bien quelque importance, Moréal est allié aux familles les plus influentes de votre arrondissement. Si votre élection est cassée, chose possible, il peut décider une partie des légitimistes à voter, et vous assurer ainsi quinze à vingt voix ; il me semble que cela n’est point à dédaigner, lorsque, comme vous, on a été nommé à la simple majorité. Cette dernière considération toucha le député plus que ne l’avaient fait tous les autres argumens du marquis. — Pour consentir à ce mariage, dit-il, je suis obligé de faire violence à mes principes ; mais, au point où en sont les choses, le moyen de dire non ? — Vous savez où ils sont ? — Dites-moi que vous accordez votre fille à Moréal, et aujourd’hui même je les amène tous deux à vos pieds. — Ne viens-je pas de reconnaître que je ne suis plus libre de refuser ? — Ce n’est pas répondre ; c’est votre parole qu’il me faut. — Allons, puisque je suis forcé d’en passer par là, je vous la donne. — Votre parole d’honneur ? dit le vieillard avec gravité. — Ma parole de magistrat et de député, répondit M. Chevassu en étendant la main de son air le plus solennel. — À merveille, reprit le marquis radieux ; maintenant attendez-moi ; avant une heure, vous embrasserez votre fille. En sortant de chez son beau-frère, M. de Pontailly se fit conduire, au meilleur trot de ses chevaux, à l’hôtel de Castille, où il trouva son protégé. — Faites votre barbe, lui dit-il pour première parole. — Ma barbe ! fit Moréal ébahi. — Votre barbe. Il me semble que je parle français. — Mais, reprit le vicomte en riant, permettez-moi de vous faire observer que je porte toute ma barbe, et que par conséquent je ne la fais jamais. — Avez-vous envie d’épouser Henriette ? — Pouvez-vous m’adresser une telle question ? — En ce cas, faites votre barbe, et tôt ; moustaches, royale, favoris, rasez tout. — Parlez-vous sérieusement ? demanda Moréal, qui, quoique habitué aux façons parfois singulières du marquis, trouvait l’originalité un peu forte. — Très sérieusement. Le sacrifice de votre barbe est une des clauses de votre mariage ; je me suis engagé en votre nom. — Mon mariage ! Que dites-vous ? M. Chevassu consentirait-il enfin… — Avant tout, veuillez faire ce que je vous demande. — Mais au moins, dit le vicomte, si je vous obéis, daignerez-vous me tirer de l’inquiétude où vous me laissez depuis dix jours ? Me direz-vous où est Mˡˡᵉ Henriette ? — Si, au lieu de discuter, vous étiez à l’ouvrage, dans une demi-heure vous seriez près d’elle. Moréal se dirigea vers son cabinet de toilette avec un empressement qui fit sourire le vieillard. — À la bonne heure ! dit celui-ci en prenant un livre sur une table, voici un volume de Châteaubriand qui me fera prendre patience, tandis que vous purgerez votre visage de cette superfluité qui choque si fort mon beau-frère. Cinq minutes après, le vicomte rentra dans la chambre la figure rasée des tempes au nœud de la gorge. — À merveille, dit le marquis avec un sourire de bonne humeur, la métamorphose est complète, mais vous n’y perdez rien ; barbu ou rasé, vous êtes toujours un joli garçon. — Pourvu que Mˡˡᵉ Henriette ne me trouve pas trop laid, accommodé de la sorte ? répondit Moréal avec un accent d’inquiétude qui augmenta la gaieté du vieillard. — Dans ma jeunesse, portions-nous la barbe ? répondit-il en riant, nous n’en étions pas pour cela plus mal accueillis des femmes. À présent, au lieu de remettre cette redingote un peu trop cavalière, choisissez dans votre garde-robe le vêtement le plus sérieux ; noir de la tête aux pieds, si vous m’en croyez. Le vicomte exécuta ce nouvel ordre sans en demander les raisons, et un instant après il reparut dans une tenue qu’un conseiller-auditeur rendant visite à son premier président eût trouvée suffisamment digne et sévère. — De mieux en mieux, dit M. de Pontailly après avoir fait subir au costume de son protégé un examen scrupuleux ; maintenant votre chapeau, et partons. Que faites-vous, malheureux ? ajouta-t-il en voyant le vicomte ouvrir un petit coffret de palissandre, des gants jaunes ! Vous voulez donc tout gâter. Apprenez qu’à dater d’aujourd’hui, vous êtes ce qu’on appelle, en langage parlementaire, un homme sérieux. Ceci veut dire : plus de cravache, plus d’éperons, plus de cigares ; plus de redingote courte, plus de cravate de couleur, plus de pantalon à la matelote ; plus de musique, plus de danse, plus de poésie ; plus de joyeux rire, plus de causerie sans prétention, plus d’esprit impromptu. En revanche, la démarche grave, le front soucieux, le regard altier, la bouche pincée, l’air compassé, le ton péremptoire, l’accent emphatique, le geste solennel, la parole abondante, le cerveau vide ; beaucoup de prétentions, passablement d’ennui, un peu de ridicule ; un homme sérieux enfin. — L’emploi me paraît peu divertissant, répondit Moréal en respirant fortement, comme oppressé par la longue tirade du marquis. — Se marie-t-on pour s’amuser ? De plus, n’oubliez pas que vous êtes l’auteur d’un ouvrage appelé aux plus illustres et aux plus graves suffrages : Essai sur la théorie du gouvernement représentatif envisagé dans ses rapports…, ma foi, j’ai oublié le reste, et c’est dommage, car votre futur beau-père a trouvé le titre fort beau. — Je suis à votre merci, dit le vicomte en souriant ; puisque vous êtes en train de m’améliorer, faites de moi ce qu’il vous plaira ; pour épouser ma bien-aimée Henriette, je deviendrai tout ce qu’exigera M. Chevassu : apothicaire même, si vous voulez, ainsi que dit Cléante dans le Malade imaginaire. — Voilà parler. Bien entendu que le lendemain de la noce, musique de soupirer, poésie de renaître, gaieté de revenir, moustaches de repousser ! Toute la bande des Amours Revient au colombier… pour répondre à votre Molière par du La Fontaine. — Vous êtes mon ange tutélaire, dit Moréal en saisissant avec une respectueuse affection la main du vieillard. Le protecteur et le protégé montèrent en voiture et arrivèrent au bout d’une vingtaine de minutes à la rue de Grenelle. — Attendez-moi un instant, dit le marquis lorsque le coupé se fut arrêté ; je n’abuserai pas de votre patience. Il descendit à ces mots et entra dans une vaste et belle maison, laissant son jeune ami livré aux plus agréables rêveries de l’amour heureux. Au bout de quelques instans, la porte se rouvrit, et M. de Pontailly reparut accompagné de sa nièce. À la vue de son amant, un mélange de surprise et de bonheur se peignit sur les traits de la jeune fille, qui, au grand dépit de Moréal, finit par partir du plus fol éclat de rire. — Mon Dieu ! dit-elle, que vous êtes singulier comme cela ! Mais, ajouta-t-elle d’un ton plus sérieux et avec un accent de reproche, je ne crois pas vous avoir jamais dit que votre barbe me déplaisait. — Je suis affreux, n’est-ce pas ? demanda tristement le vicomte. — Pas trop, répondit la jeune fille d’un ton qui signifiait : pas du tout. Le vieillard n’était pas encore monté dans la voiture. — Monsieur le vicomte, veuillez vous mettre dans le coin, dit-il gaiement à Moréal, qui, par un sentiment où il entrait au moins autant d’amour que de convenance, avait pris la place du milieu ; quand vous serez marié, je vous permettrai de me rendre les égards dus à mon âge. Le vicomte obéit après avoir échangé avec Henriette un tendre sourire. Pendant le trajet de la rue de Grenelle à l’hôtel Mirabeau, la conversation fut aussi gaie qu’animée. Les deux amans accablèrent le marquis de questions, mais le malin vieillard se montra inexorable à leur curiosité, et se contenta de répondre à chaque interrogation : — Tout à l’heure. Ne voyez-vous pas que je file mon dénouement ? En entendant ouvrir la porte de son appartement, M. Chevassu s’assit sur un fauteuil dans une attitude presque aussi majestueusement sombre que dut l’être celle du premier des Brutus lorsqu’il prit place sur sa chaise curule pour condamner ses fils à mort. À l’aspect de cette formidable physionomie, Henriette, qui allait s’élancer au cou de son père, s’arrêta intimidée. M. de Pontailly sourit légèrement, et, prenant le vicomte par la main, il le conduisit près du député. — Mon frère, dit-il, voici M. de Moréal, brave, digne et loyal jeune homme qui rendra votre fille aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et dont je réponds corps pour corps. M. Chevassu accueillit par une sèche inclination de tête le respectueux salut de Moréal, adressa un regard sévère à sa fille, et retournant ensuite les yeux vers son futur gendre : — Monsieur le vicomte de Moréal, dit-il lentement en accentuant chaque mot avec solennité, M. le marquis de Pontailly, mon beau-frère, a dû vous dire que je consentais à vous accorder la main de ma fille. En vous agréant pour gendre, il me paraît convenable de vous épargner les reproches que j’aurais le droit de vous adresser. Toute récrimination deviendrait intempestive, puisque nous allons contracter la plus sérieuse des alliances. Toutefois, monsieur, je veux vous dire, pour ne vous en reparler jamais, qu’en toutes choses la ligne droite est à la fois la plus courte et la plus honnête, que je vous eusse donné de meilleur cœur mon consentement sans l’espèce de violence que vous m’avez faite, qu’en deux mots, un enlèvement, un rapt n’est pas la meilleure porte par laquelle un homme puisse entrer dans une famille honorable. — Un enlèvement, monsieur ! un rapt ! s’écria le vicomte ; de grace, que voulez-vous dire ? — Mon cher beau-frère, dit M. de Pontailly, qui jugea qu’il lui appartenait d’intervenir, vous avez prononcé le grand mot, et toute comédie doit avoir une fin. Vous pouvez sans arrière-pensée de rancune donner la main à Moréal ; c’est un cœur noble et loyal, qui préférerait mille fois renoncer à la main de votre fille que de l’obtenir par des moyens condamnables. Vous pouvez également embrasser Henriette, c’est la plus candide et la plus pure enfant dont puisse s’enorgueillir un père. Si, dans cette chambre, il y a un ravisseur, c’est moi qui depuis dix jours, à la suite d’un petit évènement que je vais vous raconter tout à l’heure, ai placé ma nièce dans la meilleure pension de Paris, où je vais la reconduire tout à l’heure, car jusqu’à son mariage elle ne peut demeurer ni chez moi pour certaine raison que vous me permettrez de vous taire, ni près de vous, dans cet hôtel garni. Après ce préambule, le vieillard raconta à son beau-frère l’aventure de la forêt de Montmorency. Pendant ce récit, la physionomie de M. Chevassu s’éclaircit insensiblement. Le mécontentement finit par en disparaître, mais la dignité y resta. — Quoique je découvre que j’ai été votre dupe, je suis ravi de ce que je viens d’apprendre, dit-il d’un air presque aimable, quand le marquis eut achevé sa narration ; je vois avec plaisir que le mariage de ma fille se conclut sous d’irréprochables auspices. Henriette, embrassez-moi ; monsieur de Moréal, voici ma main. La jeune fille se jeta dans les bras de son père, qui répondit avec un commencement de cordialité à la respectueuse étreinte de son gendre futur. — Allons, je vois qu’il faut que j’en prenne mon parti, reprit le député du Nord en souriant de meilleure grace qu’on n’eût dû s’y attendre ; il était écrit que ma fille serait vicomtesse. Peut-être même faudra-t-il que je pardonne à M. de Pontailly le tour qu’il m’a joué ? La plaisanterie cependant a été un peu forte. — Je vous conseille de vous plaindre, répondit le marquis avec un rire de bonne humeur ; ne vous ai-je pas donné là un gendre fort présentable ? M. Chevassu arrêta sur le vicomte un regard d’approbation. — Monsieur de Moréal, dit-il, je vois qu’il s’est opéré dans toute votre personne une modification, ou plutôt, permettez-moi de le dire, une réforme à laquelle je ne suis peut-être pas tout-à-fait étranger. Croyez que je vous sais gré de votre condescendance pour mes sentimens, ou, si vous l’aimez mieux, pour mes préjugés. C’est là un procédé qui me touche véritablement. — Mon premier désir, monsieur, est de vous plaire en toute chose, répondit le vicomte en s’inclinant. — M. de Pontailly m’a dit que vous vous occupiez d’un travail de longue haleine, d’un ouvrage sur la théorie constitutionnelle envisagée au point de vue de l’économie politique ; cela est bien, monsieur ; le sujet est fort intéressant en lui-même, et un jeune homme ne peut employer ses loisirs plus utilement qu’en les consacrant à approfondir de pareilles questions. Avant de livrer votre ouvrage à l’impression, si vous pensez que mes faibles lumières puissent vous être de quelque secours, je les mets entièrement à votre service. — Monsieur ! que de bontés ! s’écria l’économiste malgré lui, qui s’inclina de nouveau d’un air de gratitude. — Travaillez, monsieur, ou plutôt travaillons, car j’espère que désormais nous aurons de fréquens échanges d’idées. C’est par le frottement que s’aiguisent les intelligences. Croyez-moi, plus de frivolités, plus de fadeurs, plus de romances, plus de petits vers ! Vous êtes fait, j’en suis convaincu, pour des succès d’un ordre plus relevé. En un mot, devenez tout-à-fait un homme sérieux, et je m’applaudirai de vous avoir donné ma fille. Six semaines environ après cette dernière scène, le vicomte Fabien de Moréal épousa Mˡˡᵉ Henriette Chevassu. La cérémonie se fit à Douai avec la plus grande solennité. Il est sans doute inutile d’ajouter que Mᵐᵉ de Pontailly se dispensa d’y assister ; mais le marquis la remplaça de manière à faire oublier cette absence, en montrant du contentement pour deux. Un mois avant le mariage, l’élection du député du Nord avait été cassée pour un vice de forme dans les opérations du collége électoral. Cette catastrophe ne tarda pas à être réparée, grace à quelques voix de légitimistes que le vicomte, ainsi que l’avait prédit M. de Pontailly, parvint à gagner à son beau-père. Une autre prédiction du vieux marquis s’est également réalisée : aujourd’hui M. Chevassu est député ministériel, chevalier de la légion d’honneur et président de chambre, ce qui ne l’empêche de parler ni de l’indépendance de ses opinions, ni de ses services méconnus. Du reste, il n’a pas plus renoncé à l’espérance de devenir garde-des sceaux qu’à la prétention d’être un des meilleurs orateurs de la chambre, sinon le premier ; mais, sur ce dernier point, ses collègues ne sont pas de son avis. — La justice du ciel, dit-on, triomphe toujours tôt ou tard. Dornier en est la preuve : réfugié d’abord en Belgique, il ne tarda pas à perdre au jeu la plus grande partie de l’argent qu’il s’était si peu scrupuleusement approprié. Depuis cette époque, il poursuivit pendant plusieurs années à l’étranger la vie errante qu’il lui était désormais interdit de continuer en France, et finit par mourir assez misérablement à Alexandrie, au moment même où périssait, faute d’abonnés, un journal français qu’il avait essayé d’y fonder. Prosper Chevassu, après cinq ans de cours de droit, n’a pu parvenir à obtenir le diplôme d’avocat auquel, de guerre lasse, il a fini par renoncer, au grand regret de son père. Il mène à Douai la vie de gentilhomme campagnard ; il fume, chasse, monte à cheval, chante des duos avec son beau-frère, fait enrager les enfans de sa sœur, ne méprise ni la bonne chère ni le beau sexe, et se complaît surtout à caresser la plus belle barbe de l’arrondissement, le tout en attendant qu’il se marie, ce qui, selon toute apparence, ne tardera pas. M. de Pontailly est toujours impétueux et jovial, sensé et railleur, ennemi de l’eau pure et de la mélancolie ; on ne saurait voir une plus verte et plus aimable vieillesse ; un seul nuage quelquefois obscurcit passagèrement son front : c’est lorsqu’il lui arrive de comparer le présent au passé et de se rappeler ses beaux jours de Berchiny-hussard. Mᵐᵉ de Pontailly, qui a dépassé de plusieurs années la cinquantaine, est toujours une des plus illustres femmes savantes de Paris ; mais déjà une autre passion se mêle chez elle au bel esprit : la marquise devient dévote, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait pardonné à sa nièce et à Moréal ; elle leur garde, au contraire, à tous les deux une inflexible rancune. Quoiqu’elle n’aime guère Prosper, c’est lui qui sera son héritier ; mais M. de Pontailly, qui lit dans le cœur de sa femme, a déjà pris ses mesures pour indemniser sa nièce, plus que jamais sa favorite. Il faut avouer que le vicomte de Moréal n’a pas répondu complètement aux espérances de M. Chevassu ; aussitôt après son mariage, il a supprimé la tenue de magistrat, mais, par une sorte de compromis, il n’a laissé repousser que ses moustaches ; de plus, il fait toujours des vers et de la musique. En revanche, son Essai sur la théorie du gouvernement représentatif n’est pas encore sous presse ; aussi le député du Nord commence-t-il à désespérer de voir son gendre devenir jamais un homme sérieux. À cela près, la bourgeoisie de l’un et la noblesse de l’autre vivent en très bonne intelligence. Enfin Henriette et Fabien sont heureux, si heureux, que nous craignons que cette parfaite félicité n’impatiente un peu le lecteur, et ne jette quelque fadeur sur le dénouement de cette peu sérieuse histoire.
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Notes sur Jean Coc­teau
# Notes sur Jean Coc­teau “Le public veut comprendre d’abord, sentir ensuite.” M. Cocteau a raison. Le public a tort. Comprendre, c’est raisonner. Or je ne veux pas que le spectateur raisonne, mais le seul créateur. Le spectateur jouit, et cela est essentiellement passif. Je récuse la “collaboration” du public à laquelle nous avaient habitués les pontifes de la précédente génération. L’auteur interprête seul son sujet, et le présente au public sous sa seule responsabilité. Agir autrement, c’est chercher à compromettre le public ; c’est, en lui faisant, par force, jouer un rôle, l’empêcher de condamner l’œuvre, ou, du moins, se ménager une retraite en affirmant qu’il n’a pas compris. Mais ce n’est ni noble ni courageux. Et c’est inutile. (Les associés ne sont point les derniers à s’invectiver). Que le spectateur “sente”, soit subjugué, soit ému. Cette discipline-là requiert fatalement la synthèse. Auparavant, c’était sur les détails qu’on se retranchait. On les jetait en patûre à la foule, qui s’en amusait. Aujourd’hui, on présente des œuvres massives, essentielles, frappantes : on ne convainc plus, on écrase. Et c’est pourquoi l’art de Jean Cocteau demeure déroutant d’imprécision. La franchise n’y est pas intégrale, et à l’heure ou il semble faire le moins de concessions, ses vieux soucis de plaire rendent l’impression confuse, et bouleversent la portée de son effort. Malgré toute sa volonté d’intransigeance, il se laisse aller à ses vieilles distractions, et le public l’intéresse trop pour qu’il puisse lui imposer sa vision. Il s’en préoccupe, peut-être malgré lui, et ne lui tournant pas le dos obstinément, il subit, sinon son influence, du moins son action impalpable, et subtile, — et tenace. Jadis, M. Cocteau avait publié des vers faciles et tendres, qui lui valurent une renommée précoce, et apparentèrent, pendant quelques mois, son succès à celui d’un quelconque Edmond Rostand. Il renie maintenant ces recueils copieux, et il reconnait seulement trois petits livres, publiés coup sur coup, pendant les derniers mois : “Le Potomak”, “Le Cap de Bonne-Espérance”, et “Le Coq et l’Ar­le­quin”. Il est faux de croire que la fantaisie soit, par essence, superficielle. Elle peut être frappante, et Cocteau le sait, qui nous arrête et nous stupéfie, parfois, en se jouant : “Une chambre sans piano ressemble à une personne muette, infirme. Une chambre avec un piano, voire silencieux, ressemble à une personne qui se tait.” Mais que dire de ces constatations : “Le coq dit Cocteau deux fois”? “Le Potomak” est la préface, s’il faut en croire l’auteur, d’une suite d’ouvrages qu’inaugurent “Le Cap de Bonne-Espérance” et “Le Coq et l’Arlequin”. C’est un livre prodigieusement gai et divertissant. (Le tout est de voir si l’Art qui peut s’ainsi qualifier, est souhaitable). Des personnages y évoluent, qui ne sont ni des fictions, ni des êtres vivants, — mais (croyez-moi) les amis intimes des anciens héros d’André Gide, ceux qui composaient “Paludes” entre deux visites à Angèle. Celui qui va saluer le Potomak, et qui se délecte du monologue que cet animal marin lui serine, ne peut pas renier sa fraternité avec le névrosé sympathique qui discute philosophie dans l’escalier, avant d’aller lire quatre vers dans un salon. Mais, en réalité, l’esprit de ce livre bizarre est un esprit de transition, et s’il est réellement “préface”, c’est moins par ce qu’il exprime que par son existence elle-même. “Le Potomak”, c’est l’ouvrage où Jean Cocteau se délivre, où, par conséquent, il entame, il esquisse une vie nouvelle. Et comme il dit lui-même : “dans ce livre un soprano se brise, un animal se dépouille de sa peau, quelqu’un s’éveille.” Dans le “Cap de Bonne-Espérance”, il s’exprime davantage. La forme, au moins, est dégagée de l’emprise des aînés, et si elle est encore imparfaite, elle constitue néaumoins un pas décisif vers la libération. Poème ; l’imagination est maîtresse du terrain, et la maladresse, parfois, d’un métier qui se forme, et qui, jusque dans les fragments les plus déjetés en apparence, se surveille, ne l’entrave pas. J’aime son allure libre, et, disons-le, son élégance. Je suis trop “charmé” peut-être, et trop peu “conquis” (Il ne me déplait ^{[sic]} pas d être ^{[sic]} parfois violenté) Mais l’affêterie est excusable, qui se dissimule sous une sincère tentative de rénovation. Je préfère, pourtant, “Le Coq et l’Arlequin”, parce qu’il explique l’auteur, ne vise à rien qu’à exprimer des idées, et ne se soumet à aucune affabulation. Et puis, je puis supporter plus facilement, ici, les retours suprèmes des forces battues. Dans un livre semblable, de pensées, de notes, il n’y a point d’atmosphère, mais chaque ligne, dans son autonomie, prend et conserve sa pleine valeur. L’auteur est jugé selon ses mérites ou ses défauts. Aucune surprise. Aucune influence pernicieuse. Je sais qu’on a reproché à Cocteau, à propos de ce petit volume d’aphorismes, d’avoir menti sur sa personnalité, ou plutôt, de s’être menti à lui-même. Mais je me demande jusqu’à quel point ce reproche n’est pas du dépit devant le lent et progressif affranchissement qui conduit le poète à pendre conscience de lui-même. L’auteur des “Caves du Vatican” me semble être peu qualifié pour écrire à un confrère : “Certaines de vos maximes me paraissent être bien moins en rapport avec celui que vous êtes, qu’avec celui que vous voudriez qu’on vous crût.” L’évolution d’un artiste est une chose mystérieuse et qui peut paraître factice tout en étant très sincère. Il suffit généralement qu’un peintre — ou un poète — accepté par les milieux bourgeois pour certaines œuvres de jeunesse, — imprécises, ou, plus simplement, gentilles — fasse un violent effort pour s’arracher aux vieilles esthétiques et consacrer son talent et sa sensibilité à réaliser des œuvres nouvelles, pour qu’aussitôt on le taxe d’arrivisme et d'excentricité. Pourtant, comme le dit très finement Jean Cocteau : “La source désapprouve presque toujours l’itinéraire du fleuve.” Je ne dis pas que “Le Coq et l’Arlequin” ne semble pas avoir, à certaines pages été écrit avec la collaboration de M. Prud’homme. Mais quel est le receuil de “pensées” qui n’a pas ce caractère? Il me suffit de constater à la faveur de ce “tract”, que Cocteau a réellement évolué. Dans “Le Potomak” flottait je ne sais quelle légère odeur de fumisterie. Dans “Le Cap de Bonne Espérance”, l’art poétique s’affirmait nouveau, modifié, — mais sans qu’on sache à quelle profondeur atteignait cette transformation. “Le Coq et l’Arlequin” me donne mes apaisements. Tandis que je voyais jusqu’ici en Cocteau, un poète habile qui villégiaturait dans l’Esthétique moderne, sans pouvoir tout-à-fait masquer sa vraie nature, aujourd’hui je le considère comme réellement converti, mais imparfaitement, intotalement dégagé de ses anciennes préoccupations. (Et j’ai confiance en lui : il s’en dégagera.) Je reviens à ce que je disais tantôt : la fantaisie n’est bonne que dégagée de tout souci excessif de plaire ou d’amuser. Le public ne doit pas entrer dans le champ visuel de l’artiste Il lui imposerait des hantises malsaines, saccagerait ses visions et troublerait sa volonté. L’œuvre existe en elle-même. Et l’artiste doit aussi exister en lui-même. Il doit être absolu, et ne prendre fond que sur sa sensibilité. Alors il sera vrai. (Tout art, qui n’est point vrai, est mort) Et il nous intéressera. On se trompe toujours quand on établit un parallèle entre le créateur et son époque ; on se trompe dans l’équilibre des facteurs. Et c’est ce que je trouve très bien exprimé par Cocteau : “Lorsqu’une œuvre semble en avance sur son époque, c’est simplement que son époque est en retard sur elle.”
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L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine/02
# L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine/02 ## L’INTERPRÉTATION DE VERSAILLES dans la Littérature contemporaine ### III Le Parc de Le Nôtre aurait dû inspirer les impassibles parnassiens, qui aimaient les lignes pures, solennelles et immuables. Cependant, ils s’en inspirèrent peu. Les événements historiques qui se déroulèrent dans l’ancienne ville royale retinrent seuls l’attention de quelques-uns d’entre eux. Le couronnement du roi de Prusse arrache à Théodore de Banville un ardent poème vengeur, dont voici quelques strophes : Versailles regarde la route, Muet et se sentant frémir, Et son peuple de marbre écoute Les voix des fontaines gémir. Maître des palais et des bouges, Le roi Guillaume sort coiffé D’une casquette à galons rouges. Il est simple, ayant triomphé. À travers la campagne verte, Il passe d’un air indulgent, Dans sa calèche découverte, Entre deux cuirassiers d’argent. Haïssant la lâcheté vile Et mal instruits aux trahisons, Tous les habitants de la ville Sont enfermés dans leurs maisons. Et sur toi, dans les maisons closes, Sans lumière sous leurs murs blancs, France des épis et des roses, On verse des larmes de sang. Et l’on entend sous les murailles, Qui déjà tressaillent d’espoir, Cet absurde bruit de ferraille Déchirer le silence noir. Plus tard, lors de la visite du tsar de Russie, Sully-Prudhomme réveilla en son honneur la Nymphe des Bois de Versailles, — tel est le titre de son ode. Enfin, le peintre-graveur Marcelin Desboutins, poète à ses heures, rima sur Versailles un long poème aux allures d’épopée romantique. Ce poème a été publié, après la mort de l’artiste, par la revue Versailles illustré. Mais ce fut aux poètes de la génération suivante, ceux qui reçurent l’enseignement de Stéphane Mallarmé et qui se groupèrent un moment sous le nom de symbolistes, qu’il appartint de dégager toute l’incomparable beauté des jardins de Versailles, et tout le trésor d’art, d’émotion et de sentiments qu’ils contiennent. D’ailleurs, ils étaient singulièrement prédisposés à goûter cette beauté et à ressentir cette émotion. Deux influences s’étaient exercées sur leur formation esthétique : celle des préraphaëlites anglais et celle de la légende wagnérienne. Tous, et leurs premiers vers en font foi, étaient ardemment épris des figures troublantes et séraphiques, virginales et sensuelles à la fois, de Burnes Jones et de Dante-Gabriel Rossetti, aussi bien que d’Elsa et d’Isolde. Tous berçaient leur inspiration dans un rêve orgueilleux, sans cesse évadé de la vie commune. Un seul d’entre eux, le plus puissant peut-être, Émile Verhaeren, devait plus tard s’éprendre des tumultes modernes. À de tels rêves, à de telles muses, il fallait quelque décor fabuleux, un parc presque irréel à force de magnificence. Ce parc, ils n’eurent pas de peine à le découvrir. Stéphane Mallarmé, leur maître, était le causeur le plus exquis, le théoricien le plus séduisant que l’on eût jamais entendu. Ses réunions hebdomadaires étaient suivies avec une dévotion toute religieuse par les poètes de la nouvelle pléiade. Son œuvre était infiniment rare et précieuse ; elle l’était de toutes manières, et elle en acquérait plus de prestige. Quelques-uns de ses poèmes étaient accessibles dans leur signification verbale, la plupart n’y prétendaient point ; mais la subtilité de leurs images et de leur rythme créait des suggestions jusqu’alors inconnues. Un autre guide partageait avec Mallarmé la vénération de la jeune école : le tendre Verlaine, dont la chanson était triste et douce comme la plainte d’un enfant bercé. Ses Fêtes galantes semblaient avoir emprunté à Trianon toute leur grâce patricienne et délicieusement surannée. Et ces poètes nouveaux furent par excellence les poètes de Versailles. M. Victor Margueritte comptait parmi les plus assidus des familiers de Stéphane Mallarmé, à qui il dédia son premier recueil de vers, le Parc enchanté, tout entier inspiré par Versailles. Après cet heureux début, M. Victor Margueritte, officier de cavalerie, se tint longtemps éloigné de la littérature, tandis que son frère Paul y conquérait une brillante célébrité. Il revint ensuite aux lettres et poursuivit avec succès la carrière de romancier que nous avons rappelée tout à l’heure. Le Parc enchanté, recueil d’une trentaine de poèmes, a été réédité depuis dans le volume : Au fil de l’heure. Et, bien qu’il s’agisse d’un livre de jeunesse, certains de ces poèmes sont des descriptions vivantes et colorées : Un souffle dont au loin s’émeuvent les feuillages Plisse le ciel dormant sur le Parterre d’eau. Les ondes du miroir font flotter par lambeaux Les dais de satin clair aux bouquets de nuages. Pourtant, rien n’a bougé dans le grand paysage. Sous l’or brumeux du soir s’estompent les coteaux ; L’azur suspend toujours au-dessus du Château Son immobile dais aux bouquets de nuages. Et sur l’eau mate des bassins frissonne encor Avec le ciel flottant tout l’immense décor ; Puis l’étale miroir s’aplanît peu à peu. Heure sereine ! Au loin s’apaisent les feuillages, L’Âme se sent pareille à ce parterre bleu, Séculaire miroir de fragiles images. Le coin que je préfère est le Jardin du Roi. Une pelouse, et çà et là, dans l’herbe drue, De grands arbres d’où tombe une paix inconnue, Nul portique pompeux sur un feuillage droit. Mais de l’herbe et des fleurs, le silence d’un bois, La terre qui embaume ainsi qu’une chair nue Et la sensation de l’heure continue Du temps qui meurt et ressuscite autour de moi. Comme le soir est doux, l’ombre tiède et vivante ! Et dire que jadis une nappe mouvante À la place où je suis étendait son niveau ! Sur le Jardin du Roi flottait l’Isle Royale ; Au lieu d’herbe ondulaient des plantes estivales, Et les gerbes de fleurs étaient des gerbes d’eau. Un pavillon croulant au bord d’une prairie ; Des escaliers où l’herbe entre les dalles pousse, Et le lierre noir, le lichen et la mousse, Le long des anciens murs de la Ménagerie. Le Grand-Canal étend son parterre d’eau rousse, Et Trianon, dans sa pompeuse symétrie, Face à face, découpe au loin la rêverie De son fantôme blanc sous la lumière douce. Les salons où vécut Madame la Dauphine, Les cours pleines d’oiseaux et de bêtes sauvages, C’est aujourd’hui du vent, du songe et des ruines. Et le ciel nuancé de turquoise et d’orange Plane seul à la place où les paons fabuleux Rouaient des astres d’or sur leurs éventails bleus. Matins tièdes où bruissait la Colonnade ! Et le murmure frais jailli du cercle d’eaux, Les feuillages mouvant leur paisible rideau, Les petits cris, la chair peureuse des naïades… Frissonnants au soleil, des seins de neige, un dos, Roses, étincelaient sous la blanche cascade. Elles faisaient surgir un temple des arcades, Leurs corps étant divins à force d’être beaux. Ainsi dans la clarté s’ébattaient les baigneuses ; Des regards et du jour qui monte dédaigneuses, Leurs jupes sur le sol plaquaient de grandes fleurs. Et toutes au désir d’un dieu qui les enlève, Elles riaient de voir, marbre nu de leur rêve, Proserpine se tordre au bras du ravisseur. Albert Samain fut l’un des poètes les plus parfaits de cette époque. Il avait pour Versailles une prédilection particulière. Durant les dernières années de sa vie, il habitait tout près de sa ville préférée, à Magny-les-Hameaux, au seuil de Port-Royal ; il y mourut à quarante ans, le 29 août 1900. Son poème Versailles semble en avoir inspiré beaucoup d’autres, qui le rappellent sans l’égaler : Ô Versailles, par cette après-midi fanée, Pourquoi ton souvenir m’obsède-t-il ainsi ? Les ardeurs de l’été s’éloignent, et voici Que s’incline vers nous la saison surannée. Je veux revoir au long d’une calme journée Tes eaux glauques que jonche un feuillage roussi Et respirer encore, un soir d’or adouci Ta beauté plus touchante au déclin de l’année. Voici tes ifs en cône et tes tritons joufflus, Tes jardins composés où Louis ne vient plus Et ta pompe arborant les plumes et les casques. Comme un grand lys tu meurs, noble et triste, sans bruit Et ton onde épuisée au bord moisi des vasques S’écoule, douce ainsi qu’un sanglot dans la nuit. Grand air. Urbanité des façons anciennes. Haut cérémonial. Révérences sans fin. Créqui, Fronsac, beaux noms chatoyants de satin. Mains ducales dans les vieilles valenciennes, Mains royales sur les épinettes. Antiennes Des évêques devant Monseigneur le Dauphin. Gestes de menuet et cœurs de biscuit fin ; Et ces grâces que l’on disait autrichiennes… Princesses de sang bleu, dont l’âme d’apparat, Des siècles, au plus pur des castes macéra. Grands seigneurs pailletés d’esprit. Marquis de sèvres. Tout un monde galant, vif, brave, exquis et fou, Avec sa fine épée en verrouil, et surtout Ce mépris de la mort, comme une fleur, aux lèvres ! Mes pas ont suscité les prestiges enfuis. Ô psyché de vieux saxe où le Passé se mire… C’est ici que la reine, en écoutant Zémire, Rêveuse, s’éventait dans la tiédeur des nuits. Ô visions : paniers, poudre et mouches ; et puis, Léger comme un parfum, joli comme un sourire, C’est cet air vieille France ici que tout respire ; Et toujours cette odeur pénétrante des buis… Mais ce qui prend mon cœur d’une étreinte infinie, Aux rayons d’un long soir dorant son agonie, C’est ce Grand-Trianon solitaire et royal, Et son perron désert où l’automne, si douce, Laisse pendre, en rêvant, sa chevelure rousse Sur l’eau divinement triste du grand canal. Le bosquet de Vertumne est délaissé des Grâces. Cette ombre qui, de marbre en marbre gémissant, Se traîne et se retient d’un beau bras languissant, Hélas ! c’est le Génie en deuil des vieilles races ! Ô Palais, horizon suprême de terrasses, Un peu de vos beautés coule dans notre sang ; Et c’est ce qui vous donne un indicible accent, Quand un couchant sublime illumine vos glaces ! Gloires dont tant de jours vous fûtes le décor. Âmes étincelantes sous les lustres. Soirs d’or. Versailles… Mais déjà s’amasse la nuit sombre, Et mon cœur tout à coup se serre, car j’entends, Comme un bélier sinistre aux murailles du temps, Toujours, le grand bruit sourd de ces flots noirs dans l’ombre Après Albert Samain vint M. Henri de Régnier. L’un et l’autre avaient collaboré aux jeunes revues dont la publication marqua l’avènement du mouvement symboliste : la Revue Indépendante, la Vogue, les Écrits pour l’Art, la Plume, le Mercure de France. Mallarmé, Verlaine et Samain ayant disparu tour à tour, M. Henri de Régnier ne tarda pas à partager avec Jean Moréas la toute première place parmi les jeunes poètes. Il fut entre tous le chantre des sylvains et des dryades, des vieux parcs et des fontaines. Il devait donc aimer Versailles : ce fut en effet Versailles qui retint sans cesse son inspiration. Après en avoir maintes fois célébré la magnificence, il lui consacra un recueil de poèmes qu’il nomma, selon un mot de Michelet, la Cité des Eaux. Voici la belle invocation qui ouvre la Cité des Eaux : Celui dont l’âme est triste et qui porte à l’automne Son cœur brûlant encor des cendres de l’été Est le Prince sans sceptre et le Roi sans couronne De votre solitude et de votre beauté. Car ce qu’il cherche en vous, ô jardins de silence, Sous votre ombrage grave où le bruit de ses pas Poursuit en vain l’écho qui toujours le devance, Ce qu’il cherche en votre ombre, ô jardins, ce n’est pas Le murmure secret de la rumeur illustre, Dont le siècle a rempli vos bosquets toujours beaux Ni quelque vaine gloire accoudée au balustre Ni quelque jeune grâce au bord des fraîches eaux ; Il ne demande pas qu’y passe ou qu’y revienne Le héros immortel ou le vivant fameux Dont la vie orgueilleuse, éclatante et hautaine Fut l’astre et le soleil de ces augustes lieux. Ce qu’il veut, c’est le calme et c’est la solitude, La perspective avec l’allée et l’escalier, Et le rond-point, et le parterre, et l’altitude De l’if pyramidal auprès du buis taillé ; La grandeur taciturne et la paix monotone De ce mélancolique et suprême séjour, Et ce parfum de soir et cette odeur d’automne Qui s’exhalent de l’ombre avec la fin du jour. Ô toi que l’aube effraie, ô toi qui crains l’aurore, Et que ne tentent plus la route et le chemin, Quitte la ville vaine, arrogante et sonore Qui parle avec des voix de soleil ou d’airain. C’est là que l’homme fait sa boue et sa poussière Pour élever son mur autour de l’horizon ; Mais toi, dont le désir n’apporte plus sa pierre Au travail en commun qui bâtit la maison, Laisse ceux dont le bloc charge, sans qu’elle plie, L’épaule, et dont les bras sont propres aux fardeaux, Se construire sans toi les demeures de vie, Et va vivre ton songe en la Cité des Eaux. L’onde ne chante plus en tes mille fontaines, Ô Versailles, Cité des Eaux, Jardin des Rois ! Ta couronne ne porte plus, ô souveraine, Les clairs lys de cristal qui l’ornaient autrefois ! La nymphe qui parlait par ta bouche s’est tue Et le temps a terni sous le souffle des jours Les fluides miroirs où tu t’es jadis vue Royale et souriante en tes jeunes atours. Tes bassins endormis à l’ombre des grands arbres Verdissent en silence au milieu de l’oubli. Et leur tain qui s’encadre aux bordures de marbre Ne reconnaîtrait plus ta face d’aujourd’hui. Qu’importe ! ce n’est pas ta splendeur et ta gloire Que visitent mes pas et que veulent mes yeux ; Et je ne monte pas les marches de l’histoire Au-devant du Héros qui survit en tes Dieux. Il suffit que tes eaux égales et sans fête Reposent dans leur ordre et leur tranquillité, Sans que demeure rien en leur noble défaite De ce qui fut jadis un spectacle enchanté. Que m’importent le jet, la gerbe et la cascade Et que Neptune à sec ait brisé son trident, Ni qu’en son bronze aride, un farouche Encelade Se soulève, une feuille morte entre les dents, Pourvu que, faible, basse, et dans l’ombre incertaine, Du fond d’un vert bosquet qu’elle a pris pour tombeau, J’entende longuement ta dernière fontaine, Ô Versailles, pleurer sur toi, Cité des Eaux ! L’inspiration de M. Ernest Raynaud est très parente e celles de Régnier et de Samain ; c’est de la même manière qu’il comprend Versailles et qu’il en célèbre la beauté. Le Versailles de M. Ernest Raynaud est, comme celui de Samain, une suite de quatre sonnets. Il est d’ailleurs à remarquer que les poètes, même les plus épris de la formule moderne du vers libre, ont employé de préférence la coupe régulière et classique du sonnet lorsqu’ils ont évoqué Versailles. Le soir, où traîne éparse au vent l’âme des roses, Baigne d’or le feuillage et les lointains flottants. Le faîte du Palais s’éclaire de feux roses. Une vitre frappée en a frémi longtemps. La Gloire fatiguée du marbre se repose. Mais, troublant le silence, il semble par instants Qu’à travers les massifs où pleure quelque chose, Un long sanglot d’adieu s’élève des étangs. Tant de pompe étalée à l’ombre de la feuille Par ce lent crépuscule humblement se recueille. La dernière lueur agonise aux vitraux, Et l’importune nuit, hâtant l’œuvre du lierre, Des eaux venue, efface, en montant sur la pierre, L’image de la Grâce et le nom des héros. L’air est tiède. Un soleil joyeux joue à travers Les vieux ormes touffus, et, la tête inclinée, La déesse regarde à ses seins découverts Une dentelle d’or et d’ombre promenée. Sur son épaule nue ont pleuré tant d’hivers Que, par endroits, sa pierre en est toute écornée ; Sa cuisse lutte en vain contre une herbe obstinée, Sa guirlande effondrée emplit les gazons verts. Mais les fleurs, que le vent mêle à sa chevelure, Le bruit des nids, le frais parfum de la ramure, Le soleil, la chanson de l’eau sur les graviers, Tout s’emploie à lui faire oublier son dommage, Et, comme pour lui rendre un plus sensible hommage, Deux pigeons amoureux se baisent à ses pieds. Le comte Robert de Montesquiou-Fezensac a longtemps habité Versailles. Le retentissement de ses premières œuvres fut considérable : la forme très nouvelle et très savante du vers, l’étrange sonorité des allitérations, la préciosité complexe des idées et des images, la richesse et la variété de la syntaxe, concoururent à classer l’auteur des Chauves-Souris parmi les novateurs les plus hardis et parfois les plus heureux. Versailles lui a inspiré un recueil de quatre-vingt-treize sonnets, les Perles rouges, et c’est lorsque le poëte a chanté Versailles, que ses brillantes qualités ont trouvé leur plus parfaite expression. Mes vers ont reflété votre Miroir, ô vasques Dont l’orbe s’arrondit tel qu’un clair bouclier ; Vos Glaces, Galerie, où rien n’ose oublier, Et dont le cœur est plein de plumes et de casques, Tous les paniers géants, les justaucorps à basques Dans ce double cristal vont se multiplier ; Et des perles en pleurs, des larmes en collier Roulent au bord des yeux, lorsque tombent les masques. En vain le Temps est rude, et le Ciel est changeant ; Le grand Louis, qui fut notre Grand Alexandre, Dans le soleil couchant, tous les soirs, vient descendre… Et rougir et pâlir, en l’or, et sur l’argent Que ces rangs, alternés de pourpre et de grisailles, Font, tour à tour, neiger, et saigner, sur Versailles. Portraitiste attitré du vieux Versailles, Lobre, J’aime à m’entretenir avec vous de ses maux ; Dans ses bergers de pierre aux muets chalumeaux, De ses rois, de ses dieux que ronge un morne opprobre. Nous nous promènerons, un triste et riche octobre, Sous l’abri blondissant des charmilles d’ormeaux ; Et nous regarderons, en somptueux émaux, Le parc agoniser d’un geste auguste et sobre. La première à s’enfuir est l’âme des tilleuls. Ils brodent sur les eaux l’or vivant des linceuls Dont la pompe funèbre automnale se feutre. Les marbres sont souillés, les arbres sont rouillés ; Et d’un étrange élan énigmatique et neutre, Eux-mêmes, les Tritons se sont agenouillés. Au début du xxᵉ siècle, Versailles attire et retient tous les poètes. Beaucoup y cherchent non plus une passagère sensation d’art, de mélancolie ou d’émerveillement, mais un enseignement, une véritable formation intellectuelle et mentale. Tel est M. Paul Souchon. Ô Versailles, par toi j’ai compris la beauté De cette Île-de-France où se plaît la clarté. J’ai vu tes pièces d’eau s’emplir d’une lumière Vaporeuse et j’ai vu descendre tout entière La grande paix du soir sur tes bois dépouillés. L’Automne avait jeté sa gloire sous mes pieds ; J’allais, foulant le marbre ou bien l’herbe royale, Incertain si dans l’ombre une figure pâle, Déesse, reine ou dieu, ne m’avait appelé. L’amer parfum des buis dans l’air était mêlé Au silence des eaux, des arbres, du ciel blême, Et je chantais, strophe après strophe, le poème Que ces ondes, ce ciel, ces cyprès et ces buis Déroulent devant toi, blanc palais de Louis. M. André Foulon de Vaulx, le plus tendre peut-être et le plus mélancolique des amants de Versailles, a écouté les voix des fontaines, et médité à l’ombre des voûtes augustes du Parc. Nul n’a plus noblement que lui ressenti l’émotion qui s’en dégage. Sous l’inspiration de Versailles, il a écrit la plupart des poèmes qui composent ses volumes : l’Allée du Silence, la Fontaine de Diane, la Statue mutilée. Une brume de cendre argentée a couvert Les grands bois effeuillés où s’attriste l’Automne ; Le sommeil engourdit le bassin de Latone, La solitude rampe au bord du Tapis-Vert. Le vieux Parc, dédaigneux de toute fantaisie, Suivant d’amples dessins rectilignes planté, Étire avec ennui sa grave majesté Dont le déclin se vêt de tant de poésie. On avance à pas lents dans une oasis d’art Où les vaines rumeurs des foules se sont tues. De leur socle de pierre émergent des statues : Nous évoquons Coustou, Coysevox et Mansart. Comme dans une nef, à travers les verrières, Les rayons du soleil pénètrent par endroits ; Et des arbres, pareils à de hauts piliers droits, On dirait qu’il descend un conseil de prières. Nous aimons le frisson de ces âges passés, L’or du soleil jouant sur l’or des feuilles jaunes, Le regard indulgent des Termes et des Faunes Dont le temps a poli les rires grimacés. Ces maîtres d’autrefois que notre amour vénèree Errent par les beaux soirs au fond des bois touffus, Robustes et vivants, et pareils à ces fûts Cambrant avec fierté leur orgueil centenaire. Là, s’épure l’amour devant tant de grandeur ; Et nous rêvons qu’après la mort on nous enterre Au pied d’un dieu sylvain qui songe solitaire Et dont l’âge ennoblit l’immobile splendeur. Nous rêvons qu’on nous rende à l’ombre maternelle De ce Parc, où bruit le vol de nos aveux, Quand nos deux âmes sœurs, jetant leurs derniers feux, S’éteindront à jamais dans la nuit éternelle. Que tout ce qui fut nous demeure enseveli En un coin de ce Parc où personne ne passe, Plus perdu que le plus faible point de l’espace, Sous un tombeau muré de silence et d’oubli. Quand l’aube a nuancé de ses roses pâleurs La verdure qui mousse à la cime des arbres, Trianon sent l’avril ranimer ses vieux marbres Et rit de s’éveiller dans un printemps de fleurs. Sa beauté s’enlumine encor de la rosée Que le frais du matin sur l’herbe vient figer. Comme en un souple corps, dans ce cadre léger, L’âme du temps jadis revit, subtilisée. Toute surprise aussi de ce vernal éveil, De gouttelettes d’eau la pelouse gemmée Étale sa splendeur, telle une femme aimée, Et livre sa jeunesse aux baisers du soleil. Une poussière d’or danse sur la terrasse, Et la vierge qui passe en ouvrant son œil clair, Buvant l’amour dans la transparence de l’air, Sourit à ce décor de lumière et de grâce. Trianon est toujours le temple du passé. Une odeur d’autrefois dans les chambres persiste ; Les meubles de bois blanc ont une douceur triste En tendant au passant leur satin effacé. Le lent travail du temps fend les biscuits de Sèvres, Acidule la voix grêle du clavecin, Et sur les pastels gris dont se perd le dessin, Pâlit le bleu des yeux et le rose des lèvres. Une mélancolie afflige Trianon De n’ouïr plus jamais l’âme de l’épinette Chanter sous les doigts fins de Marie-Antoinette Dont Lamballe plissait le fichu de linon. Et désormais au Parc désert, par les allées Où la Reine à Fersen venait parfois rêvant, On entend sangloter dans la plainte du vent Le charme douloureux des choses en allées… M. Fernand Gregh, dans son Versailles d’Automne, trouve encore des accents noblement émus pour célébrer la majesté dolente du Parc aux feuilles mortes : Dans les rameaux mouillés qu’un souffle tiède essuie, S’entend un monotone et frais ruissellement, Bruit de feuilles tombant continuellement, Bruit de feuilles pareil à celui de la pluie. … Vol d’une chose d’or parmi le soleil blond, Sans qu’on sache si c’est des oiseaux ou des feuilles. Passage, aux cris aigus, d’hirondelles, parfois Glauque sommeil herbeux d’un bassin dans les bois, Grand silence où, mon âme, enfin tu te recueilles !… Et voici la comtesse de Noailles, avec son lyrisme magnifiquement exalté. Mᵐᵉ de Noailles nous est venu du lumineux Orient : c’est en Roumanie que, tout enfant, elle s’était passionnée pour la plus haute culture française. Et comme elle a senti la splendeur sereine des paysages de France, comme elle a senti Versailles ! Le frémissement de son être se confond délicieusement avec les frémissements de la nature. Ses chants sont comme le cri joyeux de la nature en fête. Ce qu’elle découvrira à Versailles, ce qu’elle découvre partout où passe son âme émerveillée, c’est un éblouissement de joie ardente… Au centre du profond et du secret palais, Quand parfois en juillet on ouvre les volets, L’air, chargé des parfums que les brises entraînent, S’élance, Éros joyeux, dans les chambres des reines, Et, comme on éveillait la Belle au bois dormant, Met des baisers d’azur sur ce délaissement… Alors, ce qui dans l’ombre et dans l’oubli repose Reprend son clair parfum et sa rondeur de rose, Tout ce qui fut chargé de soie et de couleurs Sent revivre sa grâce et ses secrètes fleurs. — Immense chevelure experte et délicate, L’or sur la boiserie afflue, ondule, éclate ; La cornemuse, un jet d’églantine, un râteau, Un beau dauphin gonflé qui fait jaillir de l’eau, Suspendent leur divin dessin à la muraille : Or plus tendre que l’ambre heureux ou que la paille ! Et voici qu’un rayon de soleil vif et doux Allume brusquement le parquet de miel roux Dans la chambre ou marchait Madame Adélaïde… Ah ! comme l’air est las, comme le monde est vide, Comme la jeune aurore a perdu ses amants, Depuis que tous ces fronts frivoles et charmants, Accourus à l’appel de la funèbre chasse, Ont quitté la maison, le parc et la terrasse ! Hélas ! les eaux, les bois semblent disgraciés… Qu’importe, beaux massifs, que vous refleurissiez ? Vous ne rendez jamais, si clair que le jour naisse, Au tendre Trianon sa luisante jeunesse ; Les brillants orangers, d’un vert vif et verni, Ne peuvent empêcher que le temps soit fini Où le parterre ardent riait sous ses corbeilles, Où les femmes étaient de vivantes corbeilles Et leurs cheveux, la source au reflet argentin ; Le temps où, quand sonnait neuf heures du matin, On voyait sur un banc, tenant un bol de crème, Cette enfant qui sera duchesse d’Angoulême ; Le temps où, quand le soir semble soudain trop doux, Si bien qu’un corps charmant étouffe tout à coup, La reine brusquement entr’ouvrait sa fenêtre Et, voyant s’obscurcir la nuit qui vient de naître, Entendait frissonner la rose et le lézard, Chantant pour soi des airs que lui montra Mozart, Rêvait à des amours secrètes et sereines… Ah ! comme tu t’émeus, t’énerves et tressailles, Vertigineuse nuit des jardins de Versailles ! Les larmes de mon cœur, montant comme un jet d’eau, Semblent jaillir soudain du gosier d’un oiseau. — Rossignol qui chantez dans le léger cytise, Flambeau mélodieux que le vent doux attise, Je remets ma douleur à vos divins accents. Soupirez pour mon cœur, sanglotez pour mon sang ! Vous chantez cette nuit au-dessus du parterre Où des rosiers, gonflés d’un solennel mystère, Menés par quelque dieu des jardins et des eaux, Au son de je ne sais quels cristallins pipeaux, Forment une amoureuse et langoureuse ronde Et semblent reliés par leur odeur profonde… Ô lune ! ô banc de pierre ! ô vase de granit ! Romantique douceur, désespoir infini ! Et pourtant le bonheur est là, qui se repose Dans le parc alangui, dans ce salon des roses ! … Hélas ! tous ces rosiers, comme ils viennent sur moi, Par leurs soupirs, par leur parfum, par leur émoi. Je les vois dans la nuit, en cercle, autour de l’urne. La nuit semble expansive et pourtant taciturne. Ah ! ce bouquet de fleurs pour un seul frêle tronc, Cinquante fleurs sur un rosier chétif et rond ; Sous ce poids éperdu tout l’arbuste succombe Comme la volupté nous courbe sur la tombe ! Écoutons le suprême salut d’un poète qui va mourir… La Grande Guerre éclate. Robert d’Humières, l’auteur du Désir aux Destinées, le traducteur de Rudyard Kipling, part rejoindre son escadron. Ses pressentiments ne le trompent pas : il sait qu’il sera tué quelques semaines plus tard. Sa dernière pensée lyrique est pour Versailles qu’il aime, et rien n’est plus émouvant que ce fier testament d’artiste… J’emplis de vous mes yeux, marbres, eaux, nobles lignes Menant à l’Infini le cortège royal Des plus beaux de mes vœux, comme nagent vos cygnes Vers la gloire où descend l’astre immémorial ; J’emplis de vous ces yeux aveugles qu’un dieu rouvre, Lumière, ombres, reflets, prisme agile, ors éteints Des vieux plombs, lichens roux, du socle au tronc du rouvre Nouant votre arabesque et scellant vos butins ; Noirs bronzes avivés à la tempe ou la gorge D’un diamant de jour ; pourpre éparse aux degrés Tachant le marbre blond, feu transparu des forges Du Cyclope dont la Vénus sourit auprès ; J’abreuve en vous mes sens impénitents, royaumes Des murmures profonds, des poignantes odeurs — Buis, rose, orange, lys, trophée ardent d’arômes — Doux râle d’eau captive, orgue des vents rôdeurs ! Vous aviez beau m’avoir, dès l’aube adolescente Où j’épelais l’amour au flanc nu de vos dieux, Soufflé dans mes cheveux de petit corybante Vos grands apaisements miséricordieux, Calmé tous mes tourments, rythmé tous mes délires, Haussé divinement d’un geste jamais las L’offrande de mon cœur infime entre vos lyres. Je ne vous savais pas, je ne vous aimais pas ! Jardin de mon pays, temple élu de ma race, Jardin de mes vertus et de ma volupté, Il fallait le clairon, le tumulte du Thrace, L’ombre d’un oiseau noir au ciel de ton été, Pour savoir et sentir qu’en ta paix menacée Le Barbare attendait au bien de mon souci Le plus cher, fibre vive avant le fer blessée — C’est toi, Mort, le héraut des Sésames d’ici ! Salut, Mort, qui fais vivre et palpiter les pierres Et jaillir un trésor de chaque morne bloc, Attiseuse de feux, brasseuse de lumières, L’être se tend à toi comme la glèbe au soc ; Ô Mort, artiste unique, ô féconde en miracle, Quand au cadran du temps tu promènes ta faulx, Chaque moment touché devient un tabernacle Riche d’extase vierge et de rayons nouveaux ; Et tu fais rayonner jusque sur le visage Du défaillant Amour, sous le masque de chair, Ton grand sourire obscur, et véridique, et sage, Au baiser du départ sublimement offert. Ce soir, de quel azur as-tu pétri ces ombres ? Quel éther ébloui vibre dans ces lueurs ? Quel monde sais-tu peindre en nos prunelles sombres, Redoublé de magie, attisé de splendeurs ? Pour que nous refermions nos yeux sans larmes viles Et sans regret nos cœurs sur notre bien repris ? Prodige ultime, flamme aux fronts les plus serviles, Que ton suprême don, ô Mort, soit ton mépris ! Sûrs que rien de plus fort n’assaille ou ne dilate Notre totalité d’énergie et d’amour, Qu’importe de périr ! Que la grenade éclate Au sommet du Destin et de l’Arbre et du Jour ! Riant aux contes bleus de nos métamorphoses, Enfants bercés qu’un chant de sphères assoupit, Nous rentrerons au rêve indéfini des choses, Et déjà le Jardin de nos Sangs refleurit. Qu’il sera beau sans nous pour nos fils toujours libre, Patrimoine sacré qui paya ses soldats De cette heure où l’adieu sous l’espérance vibre Et nous hèle le sort allégé du trépas ! Car tu nous as jetés de l’Eden à nos fanges. Mais ce soir qui descend sur le royal pourpris C’est ton glaive de feu, ô magnanime archange, Que tu baisses au seuil du Jardin reconquis ! Versailles, 16 août 1914. Les journées terribles de l’invasion et celles de la délivrance survinrent tour à tour : les fervents de Versailles s’émurent pour la merveille menacée. Ce fut à l’historien de sa création, à l’évocateur de son passé, à l’artisan de sa résurrection, qu’il appartint de veiller sur elle à l’heure des pires angoisses. Et, pour célébrer le triomphe libérateur, M. Pierre de Nolhac se rappela qu’il n’avait pas cessé d’être un poète parfait. La France d’autrefois a laissé son image Faute de pierre et d’eau, de marbre et de fleurs ; Versailles lui compose un livre de grandeurs Où l’art de ses enfants l’exalte à chaque page. Par lui sous notre ciel s’attestent d’âge en âge Les grâces d’un génie où se prennent les cœurs ; La volonté d’un seul ordonna ces splendeurs Et le pays entier se mire en son ouvrage. Mais ces Français vaillants dont nous sommes les fils Savaient entremêler les lauriers et les lis ; À cueillir la victoire ils excellaient naguère ; Et l’on voit, aux plafonds que Le Brun déroula Du Salon de la Paix au Salon de la Guerre, L’Allemagne trembler lorsque Turenne est là. L’été resplendissait au miroir des fontaines ; Le triomphe des eaux chantait dans les conduits ; Aux degrés du palais, le parterre et les buis Unissaient les parfums qu’avaient aimés les Reines. Ce beau jardin paré de tant de grâces vaines Brusquement, en un jour, fut désert et, depuis, Notre oreille anxieuse écouta dans les nuits L’approche du canon sur les routes lointaines. Nous t’aimions doublement, chef-d’œuvre menacé, Trésor de notre gloire et de notre passé Dont le sort se liait au risque des batailles. L’impur Barbare a fui sans pouvoir te saisir ; Mais quelle autre victime a-t-il osé choisir, Puisque Reims a payé la rançon de Versailles ! Bien d’autres poètes ont chanté Versailles. M. Gaston Destrais, M. Auguste Jehan, M. Henri Allorge, M. Ernest de Ganay, M. Pierre Gauthier, M. François Loison, trente autres encore, ont fixé leur admiration en de beaux poèmes, où s’accuse l’évolution qui s’est produite dans les sentiments des écrivains français, depuis l’hostilité railleuse des romantiques jusqu’à la piété passionnée des poètes contemporains. Cette évolution est significative. Elle indique l’influence actuelle et le prestige toujours croissant de Versailles ; elle permet de prévoir son rôle dans la France à venir. Il n’y avait en 1830 que le château abandonné d’une monarchie disparue, avec les souvenirs d’un faste que l’on ne goûtait plus et que l’on n’entrevoyait pas encore à travers le rayonnement glorieux de l’histoire. Ce château désert semblait promis à la luxuriante avidité de toutes les fleurs des ruines. Les giroflées sauvages et les pavots funèbres n’allaient-ils pas triompher du zèle inutile de la Sarcleuse ? Aujourd’hui, le vieux palais est devenu un jeune temple, un temple élevé à toute la gloire française ; un temple dont le prestige vient de s’accroître encore, et dont les foules toujours plus nombreuses apprendront le chemin. Mais c’est aussi le dernier temple offert à la Sagesse et à la Beauté, le suprême asile de la méditation et du rêve. Il est désormais presqu’aussi enviable d’entendre, comme Mᵐᵉ de Noailles, chanter un rossignol dans le Jardin du Roi, ou de contempler le soleil crépusculaire s’abaissant vers le Grand-Canal et se reflétant aux mille glaces de la façade sublime, que de redire sur l’Acropole la prière immortelle de Renan. Telle est la raison majeure de vénérer Versailles. Ce n’est pas en vain que tant de poètes ont frémi d’enthousiasme devant sa majesté. Monument prodigieux de la splendeur classique, la cité des marbres et des eaux demeurera, pour les générations futures, la plus sûre et la plus séduisante éducatrice de beauté. * ↑ Idylles prussiennes ; Paris (Lemerre), 1871. * ↑ T. vii (1902-1903), pp. 104-106 et 117-119. * ↑ Au fil de l’Heure : Le Parc enchanté ; Paris (Plon), 1898 ; in-12. * ↑ Le Chariot d’Or ; Paris (Mercure de France), 1901 ; in-12. * ↑ Paris (Mercure de France), 1902 ; in-12. * ↑ Le Signe ; Paris (Bibliothèque artistique et littéraire), 1897 ; in-12. * ↑ Paris (Richard), 1910 ; in-8ᵒ. * ↑ La Beauté de Paris ; Paris (Mercure de France), 1904 ; in-12. * ↑ Paris (Lemerre), 1904, 1910 et 1907 ; 3 vol. in-12. * ↑ L’Or des Minutes ; Paris (Fasquelle), 1905 ; in-12. * ↑ Les Éblouissements ; Paris (Calmann Lévy), 1907 ; in-12. * ↑ Pierre de Nolhac : Vers pour la Patrie. 1 vol. in-8ᵒ (Émile-Paul), 1920.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9ances_de_la_Soci%C3%A9t%C3%A9_agricole_et_scientifique_de_la_Haute-Loire--3_ao%C3%BBt_1882
Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/3 août 1882
# Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/3 août 1882 ### SÉANCE DU 3 AOÛT 1882. M. le Président annonce qu’il est invité par M. le Préfet à soumettre à la Société une question importante relative au plâtrage des vins. La Société, dit-il, à titre de Société agricole et scientifique, est appelée par le premier magistrat du département, en vertu d’une circulaire du ministre du commerce en date du 17 juillet 1882, à donner son avis sur la quantité de plâtre qu’on doit employer dans la fabrication des vins, à fournir des éléments d’appréciation dans une enquête officiellement ouverte, par suite de circonstances exposées dans deux circulaires dont deux copies sont sur le bureau. L’une de ces circulaires adressée par M. le Ministre de la justice aux procureurs généraux, fait connaître qu’en 1880 le comité consultatif d’hygiène publique de France, saisi de la question du plâtrage des vins avait émis l’avis suivant : 1ᵒ Que l’immunité absolue dont jouissent les vins plâtrés en vertu de la circulaire du Ministre de la justice en date du 21 juillet 1858 ne doit plus être officiellement admise. 2ᵒ Que la présence du sulfate de potasse dans les vins de commerce résultant soit du plâtrage du mout, du mélange du plâtre ou de l’acide sulfurique au vin, soit du coupage du vin non plâtré avec du vin plâtré ne doit être tolérée que dans la limite maxima de 2 grammes par litre. Cette même circulaire adressée aux procureurs généraux à la suite de cet avis les invite à poursuivre, en vertu des lois sur la falsification, la vente des vins contenant une quantité de sulfate de potasse supérieure à celle de 2 grammes par litre. L’autre circulaire adresse par M. le Ministre du commerce à tous les préfets annonce que ces dispositions ont soulevé de si vives réclamations dans le commerce des vins, que M. le Ministre de la justice a cru devoir surseoir à l’application de la précédente circulaire jusqu’à ce que la question du plâtrage des vins ait fait l’objet d’une nouvelle enquête. Cette circulaire prie MM. les Préfets de demander l’avis : 1ᵒ des chambres de commerce, des chambres syndicales de marchands et de fabricants de vin du département ; 2ᵒ des sociétés scientifiques et agricoles et 3ᵒ enfin celui des conseils d’hygiène et de salubrité publiques. M. le Président explique que l’addition du plâtre ou sulfate de chaux dans les vins produit, au contact du bitartrate de potasse naturellement contenu dans le mout du raisin, du sulfate de potasse, sel qui rend les vins purgatifs et qui, lorsque l’effet purgatif ou laxatif fait défaut, constitue un poison musculaire. Un membre ajoute que les effets toxiques du sulfate de potasse sont bien connus, car ce sel, appelé autrefois sel de duobus, d’arcanum duplicatum a été employé comme purgatif et a produit fréquemment des empoisonnements surtout en Angleterre. Sans doute son administration aux doses de 13 à 20 grammes dans deux à trois verres d’eau peut produire des effets purgatifs au même titre que le sulfate de soude : mais si ces effets ne se manifestent pas, si le sel est porté par l’absorption dans l’économie, il agit alors comme un poison musculaire au même titre que le nitre. Les premiers symptômes produits par ce poison consistent en un ralentissement considérable de la circulation, des défaillances, des syncopes, en une paralysie des membres et surtout des membres abdominaux. « J’ai vu souvent, dit ce membre, des ouvriers se plaindre que le vin des auberges les rendait malades et leur coupait les jambes, il n’est pas rare malheureusement de voir dans notre département des hommes boire le dimanche, une demi douzaine de litres de vin et dans ce cas à la dose de 2 grammes par litre absorber 12 grammes de sulfate de potasse. » M. Moullade lit la note suivante relative à la question du plâtrage des vins : « L’administration de la guerre, sur l’avis de Poggiale, pharmacien, inspecteur militaire, avait fixé à 4 grammes par litre de sulfate de potasse la tolérance pour les achats de vin. En 1874, la même administration ayant reconnu que cette tolérance était trop grande, l’a abaissée à 2 grammes par litre. Cependant des réclamations ayant été faites par les négociants en vins du midi, la tolérance à 4 grammes a été maintenue jusqu’à ce que les viticulteurs aient pu, au moment d’une nouvelle récolte, diminuer de moitié la proportion de plâtre qu’ils emploient dans le but d’assurer la conservation de leurs vins, et de leur donner, comme ils le disent, une couleur plus vive, une couleur marchande. Le plâtre est, on le sait, du sulfate de chaux anhydre mêlé au raisin au moment de la fermentation : il transforme par double décomposition le bitartrate de potasse contenu dans le raisin on tartrate de chaux insoluble, et en bisulfate de potasse, qui reste en dissolution dans le vin. L’emploi du plâtre a donc pour effet d’enlever au vin tout ou partie de son acide tartrique et de le remplacer par une quantité équivalente d’acide sulfurique. Si cette substitution peut avoir des avantages pour le marchand, elle n’en a aucun pour le consommateur. Elle est sûrement nuisible à la santé des personnes dont l’estomac digère avec difficulté. Elle est surtout nuisible à la qualité du vin. En effet, ayant analysé un assez grand nombre d’échantillons de vins, j’ai pu m’assurer que les vins plâtrés et conservés en bouteilles cachetées pendant plusieurs années n’acquièrent pas de bouquet. Ils sont moins bons, quant au goût, qu’au moment de la mise en bouteilles. Le bouquet est, en effet, le résultat de la combinaison lente des acides conservés dans le vin (acide lactique, succinique, butyrique, œnanthique, pelargonique, acétique, tartrique, etc.) acides de la série aromatique et de la série grasse, avec l’alcool. Il y a alors élimination d’eau et éthérification, d’où le bouquet qu’acquièrent les vins naturels en vieillissant. Or, la presque totalité de ces acides étant devenue insoluble par leurs combinaisons avec la chaux et ayant été détruits lentement par faction du sulfate acide, ne peuvent plus donner le bouquet. Les vins, pour employer une expression comprise de toutes les personnes qui on font usage, les vins restent plats et se dépouillent très rapidement de leur matière colorante. Voilà ce que j’ai pu observer. En résumé, je crois que les consommateurs doivent protester contre le plâtrage des vins qui nuit de toutes les manières à leur qualité. À mon avis, il serait préférable d’alcooliser les vins dont la conservation est douteuse. » Un membre fait remarquer que l’administration militaire n’a maintenu la tolérance maxima à 4 grammes de sulfate de potasse dans le vin que pour donner aux viticulteurs le temps de se débarrasser de leur récolte ancienne. Or il pense que l’exécution immédiate de la circulaire du ministre de la justice ne troublerait pas beaucoup le commerce des vins, car par le coupage des vins anciennement plâtrés avec des vins non plâtrés il est facile de mettre en circulation dans le commerce des vins réglementairement sulfatés. Plusieurs membres indignés du plâtrage des vins, demandent que la question d’hygiène prime toutes les autres et réclament la suppression de cette opération vinicole. Quelques-uns se plaignent de ne plus voir consommer dans le département ces vins de l’Ardèche jadis si appréciés des habitants de la Haute-Loire et ils sont portés à croire que l’opération du plâtrage n’est pas très ancienne dans les territoires voisins du département. M. le Professeur d’agriculture assure qu’en Roussillon le plâtrage des vins remonte à une époque reculée. Dans cette opération, dit-il, on saupoudre dans la cuve les couches de raisins de façon à employer un kilogramme de plâtre pour un hectolitre de vin. Ce procédé donne une couleur plus brillante au vin, le rend plus limpide et facilite son transport. Cette opération, ajoute-t-il, n’a suscité dans son pays aucune plainte de la part des consommateurs, il termine en disant qu’avant de donner son avis, la Société devrait traiter la question à nouveau dans une séance ultérieure, que lui personnellement aurait besoin de consulter des ouvrages spéciaux pour se faire une opinion fondée sur cette question si importante. Un membre objecte que les vins de Roussillon sont tellement alcooliques qu’ils constituent pour la plupart des vins de dessert. Or précisément la fermentation alcoolique qui se fait rapidement dans les pays chauds au contact du plâtre qui n’est soluble qu’à la dose de 3 grammes par litre d’eau doit moins se charger de bitartrate de potasse qui est insoluble dans l’alcool. En conséquence, malgré le plâtrage, les vins capiteux du Roussillon qui renferment peu de bitartrate doivent aussi au contact du plâtre se charger d’une moins grande quantité de bisulfate de potasse. Là, pense ce membre, est l’explication de l’innocuité du plâtrage dans les vins capiteux du Roussillon et les inconvénients pour la santé publique du plâtrage des vins récoltés aux environs du département dont plusieurs ne renferment que 5 à 6 % d’alcool. À la suite de cette discussion, la presque unanimité des membres de la réunion a émis le vœu suivant : Considérant : 1ᵒ que le plâtrage des vins est essentiellement nuisible à la santé ; 2ᵒ que l’addition du plâtre au vin, s’il facilite le transport des vins du midi, s’il leur donne une couleur dite marchande, ne permet pas chez eux le développement de l’arome dit bouquet du vin ; 3ᵒ que si cependant le transport des vins du midi n’est possible que par l’addition d’une certaine quantité de plâtre, bien que la Société préférât dans ce cas une addition d’alcool éthylique rectifié, émet le vœu que la présence du sulfate de potasse ne soit tolérée que dans la limite maxima de 2 grammes par litre. M. Lascombe fait connaître à l’assemblée un document sur l’état des revenus du collège du Puy en 1792. Le musée du Puy, grâce aux subventions municipales et départementales et à l’initiative de MM. les Conservateurs s’est récemment enrichi de collections d’oiseaux, de reptiles et de bois indigènes et exotiques. M. Hugon, conservateur du cabinet d’ornithologie et M. Alix, trésorier, ont apporté le plus grand zèle et le concours le plus actif dans les négociations qu’ont nécessitées l’acquisition des nouveaux objets dont le musée vient d’être doté. L’État, à son tour, a fait don à cet établissement d’une statue en marbre, le Soldat laboureur, œuvre du sculpteur Capellaro. Notre collègue, M. Badiou de la Tronchère, a bien voulu nous communiquer à ce sujet les renseignements suivants : La statue en marbre (soldat romain du temps de Virgile), donnée par l’État, en 1881, au musée du Puy, est l’œuvre du sculpteur Capellaro (Charles-Romain). Avant de parler de cette statue, disons un mot de l’auteur : M. Capellaro est né à Paris de parents italiens, croyons-nous ; il fréquenta l’atelier de David d’Angers, et se livra surtout à la pratique des œuvres des grands maîtres de son temps ; il travailla notamment pour MM. Rude et Duret. C’est dans ses ateliers qu’ont été agrandis, pour la fonte, les petits modèles des statues de la fontaine monumentale du Puy, modelés par M. Bosio, neveu, sur les dessins de l’architecte Félix Pradier, notre regretté compatriote. M. Capellaro n’est pas seulement un praticien habile, car il a fait admettre plusieurs fois, aux salons de Paris, des œuvres portant sa signature, et a même obtenu, à l’exposition de 1866, une médaille de troisième classe. En 1870-1871, il prenait une part active à l’insurrection communale de Paris, et, pour ce fait, fut déporté à Nouméa. Après l’amnistie, il vint reprendre ses anciennes occupations artistiques. La statue : Le laboureur du temps de Virgile a été inspirée au sculpteur par des vers du poète latin que l’on a traduits ainsi : Viendra un jour, où, dans ces tristes contrées, le laboureur, en ouvrant la terre avec le soc de la charrue, rencontrera des dards rongés par la rouille, ou, de son pesant rateau, heurtera des casques vides, et contemplera avec effroi, dans les tombeaux entr’ouverts, de gigantesques ossements. La statue est assise sur un fragment de rocher recouvert d’une peau, le torse ployé en avant. Le bras droit, sur lequel s’appuie la tête, est accoudé sur la cuisse. Sur la jambe gauche, un peu allongée, repose le bras du même côté, tenant un crâne dans la main. La tête, couverte d’un pétasus à bords très étroits, est légèrement inclinée vers ce crâne qu’elle semble contempler. Pour le torse de cette statue, l’artiste semble s’être rappelé le célèbre fragment de sculpture antique que possède le musée du Vatican, et que Michel-Ange, vieux et aveugle, palpait avec admiration ; mais le torse de notre statue est loin d’avoir le caractère de force et d’élégance de l’antique qui l’a inspiré ; en effet, bien que les muscles en soient saillants et fortement accusés, ils sont trop arrondis et manquent de méplats. Les jambes et les bras, évidemment faits d’après un modèle vivant, ne sont pas en harmonie avec le tronc ; car tandis que celui-ci est épais et lourd, les membres sont grêles et appartiennent à un sujet déjà usé plutôt par les privations ou la débauche que par l’âge ; le dessin en est vulgaire et les formes veules. La tête est molle, et n’a pas le caractère énergique et fier qui conviendrait à celle d’un laboureur habitué aux durs travaux de l’agriculture. Le crâne, placé dans la main gauche, est beaucoup trop petit pour l’énorme casque qui gît sur le sol et qui a dû le contenir. En un mot, cette statue, exécutée, pour une loterie, sans soins, sans étude, et au point du vue de lucre seulement, fut gagnée par un officier ayant tenu garnison au Puy qui, fort embarrassé d’un lot si encombrant, s’empressa de le faire acheter par l’État. Cette œuvre est loin d’ajouter quelque chose à la réputation de son auteur, et est peu propre à former le goût de nos populations si bien douées cependant pour tout ce qui tient aux arts d’imitation. M. Hérisson rend compte d’expériences qu’il a faites sur les engrais chimiques et les fumiers de ferme. * ↑ Voyez, t. III. Mémoires, page 327. * ↑ Virgile. Géorgiques. Livre I. * ↑ Voyez, IIIᵉ volume, p. 361.
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Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/16 novembre 1882
# Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/16 novembre 1882 ### SÉANCE DU 16 NOVEMBRE 1882. M. le Président lit la communication suivante de M. le Dʳ Langlois, sur les exploitations agricoles du département de la Lozère : M. Langlois rend compte d’une excursion agricole qu’il vient de faire dans la Lozère. Il a visité en vue des prix culturaux du concours régional de 1883, trente-deux propriétés. Plus accidenté encore que la Haute-Loire, le département de la Lozère comporte les cultures les plus variées : la vigne y prospérait avant le phylloxéra dans l’arrondissement de Florac ; celui de Mende est en partie consacré à l’agriculture proprement dite ; celui de Marvejols avec ses montagnes élevées est livré en majeure partie à l’agriculture pastorale et à la sylviculture. La Lozère subit la loi commune comme parcellement de la propriété : très divisée dans la portion riche et viticole, elle se conserve en étendues plus considérables dans la portion agricole ; on trouve encore dans l’arrondissement de Mende des propriétés de deux à trois cents hectares : plusieurs d’entr’elles sont très bien cultivées et pourraient servir de modèle aux agriculteurs de la Haute-Loire. Une partie de l’arrondissement de Mende est plantée en châtaigniers, et M. Langlois y a étudié des travaux d’irrigation au moyen desquels on est parvenu à doubler et tripler la production de ces arbres. Quelques uns de ces canaux ont jusqu’à 8 ou 10 kilomètres de longueur et s’élèvent à plus de 150 mètres au dessus de leur point de départ. Enfin l’arrondissement de Marvejols est le refuge de la grande propriété. On y rencontre de 800 à 1 000 hectares entre les mains du même propriétaire ; la majeure partie est consacrée à l’élevage et cinq à six cents bêtes à cornes peuplent pendant l’été ces vastes étendues. Le lait provenant de ces animaux est employé à la fabrication des fromages dits de Laguiole ou du Cantal qui pèsent de 35 à 40 kilogs. En résumé, dans la Lozère, à part trois ou quatre cultivateurs, l’agriculture est plutôt en retard qu’en avance sur la Haute-Loire. M. Arnaud, membre non résidant, soumet à l’Assemblée un projet d’irrigation de la plaine de Saint-Vincent, à l’aide des eaux de la Loire. D’après notre confrère, — qui entre dans les détails les plus minutieux dans l’exposé de sa proposition, — il serait facile, et cela à peu de frais, d’arroser cette immense plaine, d’une étendue de 1 200 hectares et qui comprend en partie les communes de Lavoûte, Beaulieu et Saint-Vincent. M. Arnaud estime, qu’avec une dépense de 400 000 fr., on pourrait doubler la valeur de ces terrains. La Société félicite M. Arnaud de son heureuse initiative et l’engage à persévérer dans une voie qui ne peut qu’augmenter la fortune et la prospérité des agriculteurs de cette contrée. M. Hérisson lit une notice sur les résultats obtenus dans le champ des expériences agricoles. M. A. Jacotin fait en ces termes la narration du serment prêté, en 1589, par A. de Senecterre, évêque du Puy, A. de Saint-Vidal et autres, à la cause de la Ligue : Les chroniqueurs qui se sont occupés des grandes luttes religieuses dans les régions du Velay, parlent tous, avec plus ou moins de détails du serment prêté en avril 1589 par l’évêque Antoine de Senecterre, le grand ligueur Antoine de Saint-Vidal, ainsi que tous les habitants du Puy à la cause de la Ligue. Burel, le plus explicite et en même temps le plus authentique des annalistes de cette mémorable époque donne de grands détails sur cet important événement. Il raconte que le vendredi saint 1589 l’évêque de Castres accompagné de François Vignals, conseiller au parlement de Toulouse, de deux marchands, deux capitols et deux conseillers de la même ville vinrent au Puy pour annoncer que la ville de Toulouse s’était déclarée en faveur de la Ligue et engager la ville du Puy à imiter l’exemple de la capitale du Languedoc. Le mercredi 2 avril, suivant Burel, le 6 avril, d’après le document original ci-dessous conservé aux archives départementales, l’évêque du Puy et tous les grands seigneurs du Velay, les consuls, les officiers de la sénéchaussée, du bailliage, de la cour commune des bourgeois, des avocats, des marchands, réunis au nombre de plus de deux mille dans la salle de l’évêché jurèrent en ces termes leur inviolable attachement à « la saincte union. » « Nous promectons a Dieu et à la benoiste Vierge Marie et a toutz les sainctz et sainctes de paradis et jurons de vivre et mourir en la relligion catholicque apostolicque et romaine et nous opposer envers et contre toutz qui voldroient antreprendre aulcune chose au prejudice de ladicte relligion et de ceste unyon. Et par ce que les villes de Paris, Tholoze, Lyon et autres principalles de ce royaulme auroient justement prins les armes avec les princes catholicques pour le soubstenement et conservation de ladicte relligion catholicque, apostolicque et romaine, bien et estat de ce royaulme, et obeyssance aux reytérés commandements que nous ont esté faicts de l'autoritté de la court de parlement de Tholoze. Nous nous unissons avec ladicte ville de Tholoze comme principalle de nostre ressort ensemble avec lesdictes villes de Paris, Lyon et autres villes catholicques de ce royaulme, suyvant les requisitions que de la part desdictes villes de Paris et Lyon nous ont esté faictes pour ayder et favoriser lesdicts princes et villes catholicques à la manutantion de la relligion catholicque apostolicque et romaine, extirpation des heresies et y employer nous, moyens et propres vies nonnobstant touts commandements que nous pourroient estre faicts au contraire. Nous jurons aussi d'entendre de tout notre pouvoir et puissance à la conservation de ceste ville du Puy et establissement d'ung bon et asseuré repos en icelle et des autres villes et comunaultés de ce gouvernement soubz l'auctorité de ladicte court de parlement et commandement de monsieur de Saint-Vidal gouverneur en ceste ville et pays de Vellay à la descharge du pouvre peuple et de ne permectre l'entrée en notre dicte ville a auculnes personnes suspectes de quelque estat, qualité et dignité qu'ils soient, par le moyen desquels l'estat de ceste dicte ville puisse estre altéré au préjudice de la dicte relligion catholicque et tresante unyon et a ces fins ne recepvoir aulcungs chefs hereticques ny faulteurs d'iceulx. Et ou aulcunes villes, lieux et personnes unis seroient assaillis par ceulx du contraire party, et auroient besoing d'ayde et secours, nous promectons respectivement de les secourir de nous, forces et moyens et nous treuvons advertis de ce que nous penserons pouvoir appartenir à notre conservation et deffance. Promectons aussi de ne fere aulcung traicte ne capitulation ou association avec personnes de quelque estat, qualité, auctorité et commandement puissent estre sans le sceu volloir et consentement de la dicte court de parlement et des autres villes qu'auront faict et jure la tresante unyon. Prions tous les seigneurs gentilshommes, villes et communaultez de ce gouvernement s'unir avec nous en ceste si saincte resollution, leur promectant de notre part toute assistance de nous moyens en ce qu’ils en auront besoing. Faict et arresté dans la salle de l’evesche de la ville du Puy en la presence et assistance de Monseigneur levesque de ladicte ville, monseigneur de Sᵗ-Vidal gouverneur, messieurs les doyens abbés de Sᵗ-Vosy, de Sᵗ-Pierre Latour et autres du chappitre, les sieurs d’Adiac, de Seneujol, de Marminhac, de Pielleprat, messieurs des Arcis, Trioulenc, d’Asquemye, Irailh conseillers en la seneschaucée, Jehan Delom procureur notaire du Roy, messieurs Claude Luquet, Claude Pascal, Eyraud du Mas, Christofle Ferrand officiers en la cour commune, Jehan Colhabaud et Godefroy Vilars juge et lieutenant au baillage de Velay, messires d’Agrain, Coulomb, Mealhet, Le Blanc et Pélissier consuls et plusieurs autres notables et bourgeois, ce sixième jour d’avril l’an mil VC quatre vingt neuf. M. le Président donne lecture d’une lettre de M. Nicolas, directeur de la ferme-école, relative à l’état des récoltes et aux observations mé- téorologiques des mois de septembre et d'octobre. Il résulte de cette communication que les travaux de la saison sont très en retard, que l'ensemencement du froment n'est pas encore achevé à cause des pluies fréquentes, que les tubercules des pommes de terres sont peu nombreux et souvent pourris, enfin que dans plusieurs localités les regains ne sont pas encore rentrés. Quant aux observations météorologiques, notre confrère en adresse le tableau suivant : | | | | septembre | septembre | septembre | octobre | octobre | octobre | | Moyenne barométrique | Moyenne barométrique | Moyenne barométrique | 691 | ᵐᵐ | 8 | 692 | ᵐᵐ | 4 | | Moyennes thermométriques | { | minimum | — 2 | | 7 | — 0 | | 7 | | Moyennes thermométriques | { | maximum | + 18 | | 1 | + 15 | | 2 | | Moyennes générales | Moyennes générales | Moyennes générales | + 10 | | 4 | + 8 | | | | Quantité de pluie recueillie | Quantité de pluie recueillie | Quantité de pluie recueillie | 124 | | 3 | 70 | | 5 | * ↑ Voyez IIIᵉ volume, mémoires, p. 360.
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Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/7 décembre 1882
# Séances de la Société agricole et scientifique de la Haute-Loire/7 décembre 1882 ### SÉANCE DU 7 DÉCEMBRE 1882. M. le Président appelle l’attention de la Société sur le roulement établi pour les concours départementaux qui, suivant le mode adopté, se tiennent alternativement à Yssingeaux, à Brioude et au Puy. Dans cette dernière ville doivent avoir lieu en 1884 le concours départemental et le concours régional. Ce double concours dans une même ville et la même année offrant de graves inconvénients, M. le Président propose d’établir le concours départemental à Yssingeaux en 1884 et au Puy en 1883. L’Assemblée adhère à cette proposition. M. Langlois présente des échantillons de soja, plante fourragère et légumineuse dont un semis de 35 grammes de graines fait à Saint-Marcel lui a fourni 800 grammes de graines qu’il met à la disposition des membres désireux d’essayer la culture de cette plante, consommée comme le haricot et le pois, et qui sert surtout à l’état de fourrages et de graines à la nourriture du bétail, de la volaille, etc. À propos de la maladie des pommes de terre, qui a fait partout de grands ravages et compromis la récolte de ces tubercules, le Journal de l’Agriculture de M. Barral (nᵒ du 9 septembre 1882) préconise un moyen de combattre ce fléau. Il est dû à un agriculteur danois, M. Jensen. On sait que la maladie des pommes de terrés est attribuée à un cryptogame, le Botrylis infestans, désigné par les naturalistes sous le nom de Peronospora infestans. Sous l’influence des pluies de juillet et d’août les spores apportées par le vent sur les feuilles de la pomme de terre s’y développent et fructifient en formant des tâches noires et amènent la décomposition des feuilles. Bientôt les tubercules sont attaqués. M. Jensen, pour se rendre compte de quelle façon le mal se propage de la tige à la racine de la plante, est arrivé, par une étude approfondie de la question, à cette conclusion, c’est que les spores provenant des cryptogames des feuilles, tombent sur le sol et sont entraînées par l’eau qui traverse celui-ci jusqu’aux tubercules où elles se développent à nouveau en infestant ces tubercules. Dans des expériences faites à Copenhague, M. Jensen a constaté que la proportion de tubercules malades était beaucoup plus considérable près de la superficie qu’à une plus grande profondeur ; que les tubercules malades sont le plus souvent ceux qui sont le plus rapprochés de la tige et qu’il est permis de conclure que la propagation de la maladie aux tubercules vient du dehors. Mais jusqu’à quel point le sol possède-t-il la faculté de se laisser traverser par les spores ? M. Jensen a fait à cet égard des expériences très curieuses. En filtrant sur un entonnoir contenant de la terre, de l’eau renfermant des spores de Botrylis, en examinant l’eau qui sort au bas de l’entonnoir, il peut constater le nombre moyen de spores qu’elle contient après la filtration. Il a trouvé ainsi, avec une terre argileuse, que la couche de terre étant épaisse de 0 m. 04, il ne reste, après filtration, que 5,8 pour cent de spores que l’eau contenait primitivement sur une couche de 0 m. 10 il ne passe plus que 1 pour cent de spores. Avec du gros sable de mer, la couche étant de 0 m. 04, on trouve dans l’eau après filtration, 2,9 pour cent de spores ; la couche étant de 0 m. 10, on ne trouve plus que 0,3 pour cent de spores. La terre retient donc une énorme proportion de spores, la quantité que l’eau de pluie peut entraîner diminue rapidement avec la profondeur, et les terres légères retiennent beaucoup mieux les spores que les terres argileuses. N’y aurait-il pas là le secret de ce fait généralement constaté que la maladie des pommes de terre fait beaucoup moins de ravages dans les terres légères que dans les terres fortes ? L’ensemble de ces faits a amené M. Jensen à cette application pratique : Si, au moment où la maladie apparaît sur les feuilles, on procède à un battage qui augmente l’épaisseur de la couche de terre au-dessus des tubercules, on aura mis ceux-ci à l’abri des atteintes du cryptogamme. Le Journal de l’Agriculture de M. Barral développe ensuite, d’après M. Jensen, le nouveau système de culture des pommes de terre. M. le Président donne communication d’une lettre en date du 3 décembre courant qu’il vient de recevoir de M. Alexis Bignet, propriétaire à Josat, canton de Paulhaguet. Un mémoire est joint à cette lettre et a pour titre : Étude sur la culture et sur les moyens de l’améliorer, par un habitant des campagnes. Cet opuscule touche à tant de sujets qu’il est difficile d’en faire une analyse sommaire. L’auteur recommande, avec raison, l’emploi des engrais verts dans les terrains d’un accès difficile aux voitures. Parlant ensuite des engrais autres que le fumier, il engage les cultivateurs à utiliser les débris de toute nature qui, trop souvent, sont perdus pour la culture. Il se préoccupe aussi des plantes que l’on pourrait acclimater dans la Haute-Loire et cite notamment le trèfle incarnat, l’épeautre et le topinambour. Il est moins bien inspiré lorsqu’il recommande l’ailante pour l’éducation du bombyx Cinthia. On sait, en effet, que cette éducation en plein air, préconisée par Guérin Meneville, n’a pas réussi, les oiseaux mangeant ordinairement les vers. Ce qu’il dit de la culture du mérisier pour la fabrication du kirsch, de celle du châtaignier, du pommier court pendu, etc. est marqué au bon coin. Quant à l’eucalyptus, nous pensons que notre climat est beaucoup trop froid pour cet arbre. En résumé, ce petit travail est fort intéressant : mais ce n’est qu’un programme que l’auteur ferait bien de développer dans une œuvre de longue haleine. Notre confrère, M. C. Chappuis, conducteur des ponts et chaussées en Algérie, réalisant la promesse qu’il nous avait faite d’un don de coquillages fossiles pour le Musée du Puy, nous les a expédiés récemment en les accompagnant d’une note sur leur provenance. Ils ont été recueillis dans les roches calcaires exploitées pour la construction du barrage réservoir des grands Cheurfas, situé sur la rivière de la Mékérra ou Sig, à 22 kilom. en amont de la ville de Saint-Denis-du-Sig, département d’Oran. Ces rochers sont à une altitude moyenne de 260 mètres au-dessus du niveau de la mer, à une distance à vol d’oiseau de 60 kilom. de la côte, et font partie de la chaîne de montagnes du moyen Atlas. Le coquillage fossile, qui se rencontre en plus grand nombre dans les rochers calcaires exploités en carrières, est l’Oursin de mer (Spatangus), ce qui permet de classer géologiquement ces terrains. La Société réitère ses remerciements à M. Camille Chappuis pour ce don important et constate avec le plus grand plaisir le zèle et le dévouement de plusieurs de nos confrères qui, comme M. de Surrel, à la Plata, et M. Chappuis aux pieds de l’Atlas, n’oublient point la mère patrie et le pays qui les a vus naître. M. Lascombe lit un rapport sur une exploration archéologique faite par lui dans diverses communes du canton de Vorey et signale sur ces divers points des antiquités préhistoriques, gallo-romaines et du moyen âge. Le même membre a recueilli, soit au Puy, soit à Vorey, des chansons patoises dont il donne connaissance à l’Assemblée. M. Nicolas, directeur de la ferme-école de Nolhac, fait connaître les observations météorologiques du mois de novembre.
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Le Devisement du monde
# Le Devisement du monde Rediriger vers :
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Othello/Traduction Montégut, 1872
# Othello/Traduction Montégut, 1872 ## AVERTISSEMENT. On sait que toutes les pièces de Shakespeare qui ne furent pas éditées de son vivant, parurent pour la première fois dans la grande édition in-folio de 1623. Othello cependant fait exception à cet égard. La première édition de cette pièce fut un in-quarto publié en 1622, un an par conséquent ayant l’in-folio d’Heminge et Condell. Un second in-quarto fut imprimé huit ans après, en 1630. La date, de la représentation a paru longtemps incertaine ; Malone, qui a varié plusieurs fois à son sujet, l’avait placée d’abord en 1611, puis s’était formellement prononcé pour 1604, mais sans donner aucune preuve à l’appui de son opinion. Cette dernière supposition était parfaitement fondée, ainsi que Font prouvé les recherches le l’érudition contemporaine. Dans les Extraits des comptes rendus des divertissements de la cour édités par M. Cunningham pour la société de Shakespeare, on trouve que la tragédie du Maure de Venise fut représentée à Whiehall au jour de la Toussaint, 1604 ; mais elle ne paraît pas cependant avoir été jouée sur le théâtre du Globe avant l’année 1610. Elle y eut, parait-il, un grand succès qui se prolongea jusqu’après 1613. Le sujet de cette pièce est tiré d’une nouvelle du recueil ed Cinthio intitulé les Hecatommithi, ou autrement dit les ent nouvelles. Ces nouvelles furent traduites en français en 1584 ; mais comme il n’y en eut aucune traduction anglaise du vivant de Shakespeare, nous ne savons à quelle source, il a puisé directement. Nous allons donner une analyse minutieuse de ce récit, afin de mettre le lecteur à même de juger des admirables modifications que le grand poète à fait subir à cette anecdote grossière comme un fait divers de journal ou une aventure de cour d’assises. La différence éclate dès les premières lignes de la nouvelle. Une noble dame de Venise nommée Desdémona, s’était éprise des vertus vaillantes d’un général maure au service de la république, et l’avait épousé en dépit de l’opposition opiniâtre de ses parents : les deux époux vécurent longtemps à Venise en parfaite union. Ainsi le mariage de Desdémona s’est fait au grand, jour. Pas d’évasion nocturne, pas de Brabantio réveillé en sur saut, pas de réclamations devant le suprême conseil de Venise. Desdémona est une personne libre de son choix et dont la volonté a pu triompher de tous les obstacles ; ce simple détail suffit déjà pour ranger cette histoire dans la catégorie de toutes les aventures ordinaires d’amour, et pour lui retrancher ses ressorts les plus dramatiques. Nous comprenons bien plus profondément, en effet, l’horreur du sort de Desdémona, lorsque nous avons vu quels sacrifices elle a dû faire à son amour ; il lui a fallu surmonter la pudeur de son sexe, celle plus grande encore de son âme, vaincre les préjugés de son sang et de son rang, blesser à mort le plus noble et le meilleur des pères. Ajoutons que par ce début qui est tout entier de son invention, Shakespeare nous introduit dan ; l’âme même de Venise. Lorsque Brabanlio plaide sa cause devant le Doge, ce n’est pas seulement un pèr outragé qui réclame justice, c’est un membre de cette aristocratie si exclusive qui demande à ses frères dt venger leur honneur outragé en lui par un soldat sti pendié à leur service, et qui les prie indirectement de mesurer la distance qu’il y a entre un aventurier africain et un magnifico de cette Venise qui dicte des lois à toutes les mers. L’orgueil oligarchique éclate là dans ce qu’il a de plus avouable et de plus délicat, et Shakespeare en inventant, cette scène a compris Venise aussi profondément qu’elle pourrait l’être par l’historien le plus érudit dans la connaissance de ses annales. Les seigneurs de Venise font choix du Maure, pour capitaine général de Chypre ; Desdémona se refuse à rester à Venise sans son mari, et lui déclare qu’elle le suivra partout où il ira, dût-elle passer « en chemise au travers du feu ». Le Maure s’embarque donc, emmnenant avec lui deux personnages fort importants dans cette histoire : un enseigne, d’âme très-méchante, dont la femme était fort aimée de Desdénlpna, et un caporal (lieutenant) très-apprécié ; du Maure qui l’invitait souvent à sa : table, autrement dit Iago et Cassio. Un jour, l’enseigne : dont le Maure (il ne porte aucun nom dans la nouvelle de Cinthio, non plus que l’enseigne et le caporal) ne soupçonnait pas l’âme déloyale, s’avise de : s’éprendre d’amour pour. Desdémona. Il fait tous ses efforts pour lui révéler, sa passion, mais c’est en vain ; le cœur de Desdémona. étant tout entier à son mari, elle n’aperçoit rien des sentiments qui s’agitent à ses côtés. L’enseigne, bassement soupçonneux comme toutes, les âmes viles, loin d’attribuer l’inattention, de Desdémona à son véritable mobile, l’amour de son époux ; s’ingère de penser que probablement elle est amoureuse du caporal, et conçoit par suite de cette lubie jalouse une, haine atroce contre l’innocent officier. Pour se venger de cette offense imaginaire, et aussi pour faire en sorte que le Maure ne jouisse pas plus longtemps de sa femme, puisque lui-même ne peut l’a posséder, il prend la résolution d’accuser Desdéniona d’adultère avec le caporal, et épie soigneusement l’occasion qui pourra prêter probabilité à son accusation. Cette occasion se présente bientôt : le caporal ayant engagé une querelle et mis pour la soutenir l’épée à la main, est cassé par le Maure ; et quelques jours après, ce dernier, causant avec l’enseigne, lui dit qu’il était tant importuné par sa femme à cause du caporal, qu’il serait forcé de le reprendre. Alors l’enseigne insinue perfidement l’accusation d’adultère de manière à laisser tomber une semence de passion meurtrière dans l’âme du Maure. Le général en effet sort de cette conversation tout mélancolique, et à dater de ce jour il n’est plus envers sa femme comme par le passé. Comme elle le sollicite derechef, il éclatera C’est grand cas, Desdémona, lui dit-il, que vous ayez tant de soin de celui-là ; il n’est ni votre frère, ni votre parent pour lui vouloir tant de bien. » Desdémona s’excuse humblement, et lui représente que la fauté du caporal était après tout légère ; a mais vous autres Maures, lui dit-elle, vous êtes naturellement si chauds que la moindre chose vous excite au courroux et à la vengeance. » Là-dessus le Maure s’enflamme encore davantage : ce Telle la pourrait éprouver qui ne le pense pas, dit-il ; je verrai telle vengeance des injures que l’on me fait que j’en serai saoul. » C’est bien à peu près ainsi que dans Shakespeare débute la jalousie d’Othello, et qu’Iago sème la méfiance dans l’âme du Maure. La ruse du pervers, la silencieuse agitation du Maure, ses colères inexpliquées qui laissent Desdémona confuse d’étonnement, étaient autant d’incidents bien trouvés, naturels, conformes à la logique des passions, et Shakespeare n’a eu garde d’y rien changer, car il est étonnant de voir avec quel tact il démèle dans les éléments qu’il emploie tous ceux qui respectent la nature et le bon sens. Shakespeare s’est attaché plus étroitement encore au récit de Cinthio pour toute la suite des manœuvres perverses de l’enseigne. Il vient enfin un moment où le scélérat voyant l’âme du Maure bien préparés pour la vengeance, articule nettement l’accusation d’adultère Le Maure éclate, et tournant d’abord sa rage contre l’enseigne : « Je ne sais, dit-il, qui me tient que je ne te coupe : cette langue assez hardie pour donner un tel blâme à ma femme ? » L’enseigne riposte avec une aigreur calculée, qu’il n’attendait rien moins que cette récompense de son zèle ; mais que tout en s’y attendant, il s’est décidé à cette révélation, tant est grand l’intérêt qu’il prend à l’honneur de son maître, et que du reste il se fait fort ide lui prouver l’infidélité de sa femme et même de l’en rendre témoin, « Si tu ne me fais voir ce que tu, m’as dit, répond le Maure, assure-toi que je te ferai — connaître que mieux t’eût valu être né muet. » On reconnaît le germé, de la grande scène du troisième, acte entre Othello et lago, mais comme ce germe maigre et sec a donné une sombre et splendide floraison ! Avec quelle éloquence pathétique, quelle poésie douloureuse, quelles apostrophes passionnées, ces minces éléments ont été développés ! L’incident du mouchoir a été également emprunté à Cinthio, à cette différence près que chez le conteur italien l’enseigne ne se contente pas de se le faire donner par ruse, mais qu’il le vole de sa propre main dans la ceinture de Desdémona. Cet incident est autrement naturel et subtil, à la fois dans Shakespeare, grâce à la transformation qu’il lui a fait subir. Iago profite de la faiblesse de sa femme Emilia pour lui arracher ce mouchoir, et celle-ci pour ne pas mécontenter son mari consent à commettre un. léger abus de confiance. Emilia se rend coupable de ce délit avec innocence, et en s’amnistiant par ces excuses que tant de femmes mettraient en avant : elle n’a pas commis de larcin, elle a ramassé un objet perdu qu’elle s’est contentée de ne pas rendre. L’objet retenu n’est après tout qu’un mouchoir. Et puis cela fait plaisir à son mari, et le devoir d’une bonne femme est de complaire à son mari. La conscience humaine est fertile à s’inventer des excuses de ce genre, et.-nous sommes tous exposés journellement aux méfaits de sa casuistique, qui sont autrement redou tables, étant plus multipliés, que les méfaits, de la perversité. L’enseigne porte le mouchoir sur le lit du caporal, et ici se trouve un incident assez naturellement amené dont Shakespeare n’a cependant pas cru devoir faire usage. Le caporal trouve le mouchoir, le reconnaît comme appartenant à Desdémona, et ne sachant comment il se rencontre chez lui, sort pour le rapporter à la femme de son général. Il va frapper à la porte de derrière afin de n’être pas vu, et la fatalité veut qu’en cet instant le Maure mette la tête à la fenêtre et demande qui est là. Le caporal s’enfuit à toutes jambes, pas assez vite toutefois pour que le Maure ne le reconnaisse pas. Force est donc au caporal de garder le mouchoir. Enfin l’eoseigne use du stratagème d’Iago pour confirmer encore les soupçons du Maure, en lui faisant entendre une conversation perfidement calculée, ou plutôt en lui en faisant apercevoir la pantomime, et lorsque le Maure lui en demande l’explication, il lui répond que le caporal lui racontait comment il avait reçu le fameux mouchoir en don d’amour de Desdémona. Interrogée par son mari, Desdémona est obligée de répondre qu’elle a égaré ce mouchoir ; puis à quelque temps de là, grâces à une sinistre faveur du hasard, l’enseigne montre au Maure une femme assise auprès de la fenêtre du caporal, et travaillant à faire une imitation de ce fatal objet dont elle connaissait la provenance et dont elle avait voulu tirer la copie avant qu’il fût rendu. Dès lors le Maure ne doute plus, et la mort de Desdémona et de son prétendu complice est irrévocablement résolue. Le caporal est frappé par l’enseigne comme dans Shakespeare. Quant à Desdémona, elle est assassinée d’une façon aussi barbare que singulière. L’enseigne persuade au Maure qu’il faut la tuer à coups de sacs remplis de sable, et puis, quand cela sera fait, la poser sur son lit, et laisser tomber sur elle le plafond de sa chambre qui est vieux et vermoulu. Les gens croiront ainsi à un accident et le crime aura été commis impunément. Le Maure ayant accepté, l’enseigne se cache un soir derrière la porte de la chambre et fait quelque bruit. « Lève-toi, dit le Maure à Desdémona, et vois ce que c’est. » La pauvre femme se lève sans défiance et reçoit de l’enseigne un coup de sac plein de sable qui la renverse. Elle crie au secours, n’en reçoit pas d’autre que les injures de son lâche mari, et meurt au troisième coup de l’enseigne. Alors les meurtriers la blessent et la mutilent à la tête, la posent sur son lit, et laissent tomber sur elle le plafond. Voilà l’invention à la fois baroque et vulgaire qui remplace l’oreiller d’Othello, cet oreiller, dernière marque d’amour, choisi avec tant de barbare tendresse pour que le ; sang de la belle créature ne soit pas répandu. Jamais femme ne fut tuée avec moins de noblesse que la Desdémona de Cinthio. La vengeance, loin de calmer l’âme dû Maure, ne fait que changer la nature de ses tourments. Ne pouvant se consoler de la mort de Desdémona, il prend l’enseigne en horreur, et finit par lui enlever son grade. Le scélérat continuant le cours de ses exploits dénonce alors au caporal l’auteur du coup qui l’a réduit à marcher avec une jambe de bois. Ce dernier accuse le Maure devant la Seigneurie de Venise, et de sa blessure, et du meurtre de Desdémona. Le Maure est mis à la torture, nie obstinément son crime, et finit par périr assassiné par les parents de Desdémona. Quant à l’enseigne, il persévère dans son infamie, et s’étant rendu coupable d’une fausse accusation nouvelle, il est soumis à la torture et meurt des suites de ses tourments. On voit combien la conclusion de cette histoire diffère de celle de Shakespeare. Nous n’insisterons que sur deux détails. Le Maure de la nouvelle italienne est une dupe lâche et cruelle, sans aucun éclair de noblesse, et qui pour tout héroïsme n’a que de l’obstination. Son âme marche de pair avec celle de l’enseigne. Sa vengeance est basse et n’a rien de la belle cruauté de la passion. Il n’ose porter la responsabilité de son crime, et choisit un genre de meurtre qui doit le faire paraître innocent. Mis à la torture, son seul courage consiste à nier. Comme nous sommes loin de cet admirable Othello, si tendre dans sa férocité, si loyal dans son crime, si franc dans sa confession, si vaillant à faire justice sur lui-même de l’erreur dont Desdémona a été victime ! Remarquons encore avec quel tact Shakespeare a transposé le grief qui porte l’enseigne à dénoncer le Maure. Dans la nouvelle italienne, ce grief naît après l’assassinat de Desdémona, et comme une conséquence de cet assassinat même ; Shakespeare L’a transporté adroitement au début de sa pièce, et l’a donné pour mobile et point de départ à la scélératesse d’Iago. Le lecteur a pu voir par nôtre analyse de la nouvelle de Cinihio que cette anecdote contient les éléments non d’une tragédie, mais d’un mélodrame. Les sentiments sont ceux que le mélodrame préfère ; les trois principaux personnages sont ceux qui sont nécessaires à tout mélodrame bien corsé, à savoir le traître, la dupe coupable, la victime dévouée. Entre les mains d’un poëte ordinaire, même doué de certaines parties de génie, ce sujet n’aurait donc jamais rendu qu’un mélodrame plus ou moins émouvant ; les contemporains même de Shakespeare nous en fournissent vingt preuves toutes plus convaincantes les unes que les autres. Combien de fois ils ont ramassé dans les greffes des tribunaux de l’époque des histoires judiciaires dé ce genre ; le théâtre anglais contemporain de Shakespeare a mis en drames toutes les causes célèbres du seizième siècle, meurtres atroces, passions contre, nature, procès de sorcellerie. Webster, Ford, Philippe Massinger surtout, avaient inventé naïvement le anélodrame, avant que nos modernes dramaturges eussent échafaudé théorie sur théorie pour prouver qu’ils étaient les créateurs d’un genre vieux de plus de deux siècles. Nous recommandons à tout lecteur qui voudra s’en convaincre de jeter les yeux sur quelques-unes des productions du théâtre anglais au temps de Shakespeare : la Tragédie du Yorhshire, la Sorcière d’Editionton, le Combat contre nature, le Fatal Douaire. Triais ce sujet qui ne pouvait rendre qu’un mélodrame, Shakespeare a su l’élever par son art jusqu’à la tragédie, ou pour mieux dire, : il a su en tirer un genre original de tragédie où la simplicité s’unit à l’élévation, et la bonhomie des peintures à la grandeur des passions. Quand on vous dira que la tragédie n’est pas capable de "peintures familières et domestiques, et qu’elle ne saurait sans déroger quitter les appartements des rois et la compagnie des liéros, répondez hardiment par l’exemple d’Othello. Quelque relevée que soit la condition des principaux personnages, est-ce que les peintures d’Othello ne vous reportent pas a une vie bourgeoise comme celle de nos ménages ? N’avez-vous pas au premier acte là vision rapide de l’intérieur domestique de Brabantio ? Ne partagez-voùs pas pendant tout le reste du drame la vie intime d’Othello et de Desdémona ? Ne suivez-vous pas les époux dans leurs promenades ? Ne vous asseyez-vous pas avec eux dans la salle, de leurs repas ? N’entrez-vous pas dans leur chambre à coucher ? Ne connaissez-vous pas par le menu tous les détails de leur habitation, et la domesticité de la maison ne vous est-elle pas familière ? Les incidents qui amènent les péripéties du drame ne sont-ils pas ceux de la vie de tous les jours, une visite fâcheuse, un mouchoir perdu, une légèreté de femme de chambre, un mot, à sens incertain, prononcé par un méchant ? Othello prouve donc de la manière la plus irréfragable que la tragédie peut sans déroger s’associer à la vie privée, et descendre sans s’abaisser jusqu’aux simples mortels ; il faut reconnaître néanmoins que cette exception est à peu près unique dans le royaume de l’art. Shakespeare a fait à la réalité une vaste place dans tousses drames il-est vrai ; mais il ne l’y a introduite que par parties, comme élément, et pour servir de contraste ; ici au contraire elle est le tout du drame ; elle en pénètre les scènes les plus basses comme les passions les plus nobles. Avec Hamlet nous nous plaignions du peu d’espace dont nous pouvions disposer pour le commentaire ; nous n’avons à formuler avec Othello aucune plainte de ce genre. Les caractères en sont si simples, si faciles à comprendre, les passions si familières à l’expérience de tous, les mobiles d’action si clairs, si accessibles à l’intelligence du premier venu, que la critique est dispensée de longues explications. Ici elle n’a rien à faire qu’à admirer et à écrire pour tout commentaire les trois épithètes que Voltaire voulait placer au bas de chacune des pages de l’Athalie de Racine : « beau, sublime, admirable ». Cependant les trois principaux caractères donnent lieu à quelques observations sur lesquelles nous voulons appeler sommairement l’attention du lecteur. Nous avons dit plusieurs fois que les personnages de Shakespeare étaient à l’inverse des personnages de la tragédie française, non des types généraux et abstraits, mais des individus. Il faut s’entendre cependant. Shakespeare crée fort bien des types ; seulement il les crée par un procédé qui, s’il est tout le contraire du procédé français, est singulièrement conforme en revanche au génie de sa race et de son pays. Il crée des types par la méthode qu’inventait alors son grand compatriote, François Bacon, pour renouveler les sciences, par l’induction, la généralisation, la réunion et l’examen de tous les faits particuliers qui se rapportent à une même passion ou à un même sentiment ; aussi peut-on dire en toute vérité qu’il y a union absolue de doctrine entre le philosophe et le poète, et que ces deux grands hommes s’expliquent et se complètent l’un par l’autre. Shakespeare fait pour l’âme humaine ce que Bacon fait pour la nature. Nous avons déjà dit comment Roméo, par exemple, tout en restant un individu, se trouve réunir toutes les conditions d’où naît le parfait amoureux. Il est jeune, et l’amour n’a tout son prix que dans l’extrême jeunesse ; il n’a pas connu en-, çore d’autre passion, et l’amour n’a toute sa force que lorsqu’il règne dans l’âme sans partage. Cet amour est soudain et violent, ce qui le sépare de tout mélange de sentiments contigus ou frères ; il est complet enfin, parce qu’il est physique autant que moral, et qu’il s’attache autant à la beauté de Juliette qu’à son âme. En outre Roméo est un méridional, et les méridionaux seuls portent dans l’amour assez de franchise et d’abandon pour ne laisser place en eux à aucun sentiment qui pourrait lui faire équilibre et obstacle. Le type d’Othello a été créé d’après le même procédé. Pour peindre la jalousie parfaite, Shakespeare a cherché et réuni toutes les conditions et toutes les circonstances qui permettent à cette passion de se révéler dans toute son intensité : Quel est l’âge par excellence de la jalousie ? Celui qui marque l’extrême frontière qui sépare la vie en deux parties égales, l’âge où l’homme attristé déjà par les premières brumes de son automne, voit fuir les riches campagnes de son printemps et de son été, et s’avancer les plaines glacées de son hiver. L’amour jaloux par excellence, c’est le dernier, parce qu’il est sans espoir de consolation et de revanche. Et quels sont les hommes qui par condition et profession sont le plus facilement et le plus cruellement atteints par les ravages de la jalousie ? les hommes dont le principal mobile d’action est l’honneur, c’est-à-dire les militaires, parce que l’amour trompé non-seulement détruit en eux le bonheur, mais blesse le ressort même de la vie, en sorte que l’homme social est atteint du même coup qui frappe l’homme privé. Et quelles sont les races les plus aptes à céder à la jalousie et à en ressentir toutes les souffrances ? L’expérience historique nous apprend que ce sont les races africaines, parce que, élevées dans l’absolue liberté du désert et de la tente, elles sont incapables de comprendre ces incessantes transactions, ces prudents ménagements et cette discrète tolérance que le jeu infinide passions réciproques et sans cesse renaissantes enseigne aux hommes de nos sociétés ; parce que pour elles le bonheur c’est, l’orgueil de l’âme que l’orgueil n’a son plein développement que parla sécurité et la confiance, et que l’amour trompé en détruisant la sécurité ruine en même temps toute possibilité de vie heureuse. Or Othello réunit, toutes ces conditions. Othello a dépassé depuis longtemps les limites de la jeunesse ; il a cinquante ans. Sa vie s’est passée dans les camps, loin des douceurs de la vie sociale qu’il a toujours ignorées ou auxquelles il n’a pensé, que poulies mépriser. C’est alors que le bonheur s’offre à lui d’une manière inespérée avec Desdémona. Son âme naïve s’ouvre avec le brûlant enthousiasme de sa race au tardif noviciat de l’amour ; il porte dans cette passion suprême tous les trésors de tendresse entassés en lui par l’austérité de sa vie militaire. Mais son amour n’est pas, ne peut pas être de même nature que celui de sa jeune femme. L’amour de Desdémona ne se compose que de dévouement, dans celui d’Othello l’égoïsme joue forcément un rôle actif. Desdémona aime le Maure pour lui-même ; Othello aime Desdémona moins pour elle que pour lui, moins par reconnaissance que pour le bonheur dont elle l’enivre ; il l’aime avec l’orgueil dont l’anobli aime son titre, avec l’avarice dont l’enrichi aime son trésor. Aussi son désespoir est-il extrême lorsque les premiers soupçons sont entrés en lui. La branche à laquelle il appuyait son bonheur craque, — et il se voit, saisi de vertige, rouler dans l’abîme. Sa vie entière est déshonorée par le coup qui le frappe, et l’honneur est atteint, en lui en même temps que l’amour. Othello est donc bien un type puisqu’il réunit toutes les conditions de la jalousie parfaite, sans en excepter une seule ; mais comme ces conditions composent sa personnalité même, il ne devient, un type qu’à force, pour ainsi dire, d’être un individu. Je crois qu’on s’est trompé jusqu’ici sur le compte d’Iago. La plupart des critiques en font volontiers le type du traître profond, du Florentin élevé selon les doctrines de Machiavel, du scélérat de génie en un mot. Il m’est impossible de découvrir rien de pareil, dans lago, et j’y vois même tout le contraire. Iago c’est le type même de l’homme médiocre, le fruit sec par excellence. Tous les jours vous êtes coudoyés, abordés, approchés, par des milliers d’Iagos ; ils ne vous font-pas grand mal, il est vrai, la plupart du temps, parce que vous ne leur en donnez ni l’occasion, ni la liberté ; mais accordez-leur la moindre prise sur vous, et vous m’en direz des nouvelles. Quand vous voudrez savoir de quoi est capable un vulgaire imbécile, adressez-vous à Iago, il vous renseignera Iago est un obscur enseigné dont l’âme plate est indignée de se morfondre dans les rangs inférieurs de l’armée. Il a demandé à Othello un avancement que celui-ci n’a pas cru devoir lui ; accorder, et qu’il a au contraire donné à Cassio. Il y comptait d’autant mieux qu’il soupçonnait vaguement le général de serrer sa femme d’un peu trop près, et qu’avec la servilité de pareilles natures, il avait espéré profiter pour faire-plus rapidement son chemin de cette faiblesse supposée d’Othello. Il s’est vu désappointé, et le dépit entrant dans son âme comme l’atome de levain dans la pâte, l’aigrit sourdement, la fait fermenter, et enfin la pénètre tout entière du désir de la vengeance. Ce n’est point qu’il médite un grand crime ; sa petite âme n’est pas capable de telles résolutions ; non, il veut faire quelque chose qui puisse causer de la peine au Maure, blesser cette nature qu’il connaît si susceptible et si bouillante, lui mettre des cendres dans son potage, de la poudre piquante dans son lit, des épingles sous son siège. À l’origine ce n’est qu’un cruel farceur de caserne et de taverne, — un mystificateur de l’espèce méchante. Cette visqueuse bête à sang-froid ne veut d’abord que baver ; ce n’est que par degrés qu’il s’aperçoit qu’il a non-seulement la glu de la limace, mais la dent de la vipère. À la fin de la pièce nous le voyons scélérat complet, mais c’est presque à son insu et par degrés insensibles qu’il l’est devenu. Il a commencé par jouer méchamment ; cela fait, il s’est aperçu que le soin de sa sécurité voulait qu’il confirmât sa fraude ; qu’adviendrait-il de lui, si Othello venait à découvrir que ses insinuations sont une plaisanterie perfide ? Il a menti pour se venger, il lui faut mentir maintenant pour sauver sa peau. Bientôt mentir ne suffit pas : il lui faut voler, et il vole ; il lui faut tuer, et il tue ; mais à chaque pas nouveau qu’il fait dans le crime, ses terreurs augmentent. Comme tout son échafaudage repose sur un malentendu, et qu’il est inévitable que cette obscurité ne soit éclaircie à l’improviste par un éclat de l’étourdi Roderigo, par une altercation entre Cassio et Othello, par une parole d’Émilia, par une enquête de Desdémona, il est nécessaire que tous ces personnages disparaissent, sans soupçonner la main qui les frappe. Iago cherchait de l’avancement ; il en a obtenu un sur lequel il ne comptait pas, car parti de la parfaite médiocrité de nature, il s’est élevé par ses labeurs pervers au rang de scélérat accompli. Nous dirons peu de chose de Desdémona. C’est la plus touchante et la plus intéressante, mais non la plus pure et la plus chaste des héroïnes de Shakespeare ; il s’en faut qu’elle possède cette splendeur, virginale, immaculée qui distingue Miranda, et cette pudeur de neige qui distingue. Imogène. Il y a une ombre légère à sa pureté, une toute petite tache à sa chasteté. Desdémona a obéi, en contractant ce fatal mariage, moins à la nature, qu’aux sentiments de noblesse que lui a donnés l’éducation ; la passion à laquelle elle a cédé est moins une passion du cœur qu’une passion de la.tête et de l’intelligence. Desdémona est une personne d’une suprême distinction d’âme, plus capable de reculer devant ce qui est vulgaire que devant ce qui est monstrueux. La vaillance, la vertu, les longues souffrances d’Othello Font aveuglée sur les différences choquantes qui le séparent d’elle, et elle s’est amoureusement offerte au vieux soldat comme une victime expiatoire de sa vie laborieuse, comme un holocauste chargé de racheter ses dures fatigues. Elle s’est offerte comme un holocauste ! Oserai-je dire qu’il y a là une pointe de perversité. Les anges aussi peuvent avoir leur perversité, et cette perversité c’est un excès de zèle séraphique, un empressement trop vif d’humilité, une expansion de charité trop ardente. Ah ce n’est pas pour rien que le conteur italien a donné à la noble patricienne de Venise ce nom singulier de Desdémona (la demoiselle de la maison des démons), et que Shakespeare le lui a conservé ! Mais cette perversité angélique qui est celle de l’épouse d’Othello est bien féminine, et Shakespeare, qui a compris le cœur humain dans toute son étendue, a trouvé dans cette amoureuse ardeur de sacrifice l’élément premier d’un des types les plus attachants, les plus pathétiques, les plus foncièrement féminins qui aient jamais été créés par aucun poète. ## PERSONNAGES DU DRAME. LE DOGE DE VENISE. BRABANTIO, sénateur. AUTRES SÉNATEURS. GRATIANO, frère de BRABANTIO. LODOVICO, parent de BRABANTIO. OTHELLO, noble maure, général au service de VENISE. CASSIO, son lieutenant. TAGO, son enseigne. RODERIGO, gentilhomme vénitien. MONTANO, prédécesseur d’OTHELLO dans le gouvernement de CHYPRE. UN BOUFFON, valet d’OTHELLO. UN HÉRADT. DESDÉMONA, fille de BRABANTIO et femme d’OTHELLO EMILIA, femme d’IAGO. BIANCA, maîtresse de CASSIO. OFFICIERS, GENTILSHOMMES, MESSAGERS, MUSICIENS, MARINS, SUIVANTS, etc. SCÈNE. — Le premier acte à VENISE ; pendant le reste du drame, dans un port de mer de l’île de CHYPRE. ## OTHELLO ou ## SCÈNE PREMIÈRE. RODERIGO. — Ta, ta ! ne m’en parle jamais plus ; je suis extrêmement blessé que toi, Iago, qui as disposé de ma bourse comme si tu en avais tenu les cordons, tu aies pu connaître cette affaire.... IAGO. — Mordieu ! mais vous ne voulez pas m’écouter ; — si jamais j’avais rêvé d’une semblable chose, prenez-moi en horreur. RODERICO. — Tu m’avais dit que lu l’avais en haine. IAGO. — Méprisez-moi, si cela n’est pas vrai. Trois grands personnages de la cité sont allés lui tirer leur chapeau pour le solliciter de me faire son lieutenant : — et sur la foi d’un homme, je connais mon prix, je ne mérite pas une Moindre place : — mais lui, qui chérit son orgueil et qui tient, à ses partis pris, a esquivé leur demande avec des phrases pompeuses horriblement lardées de termes de guerre, et pour conclusion, il a refusé mes solliciteurs ; car, certes, a-t-il dit, j’ai déjà choisi mon officier, s Et quel est cet officier ? Ah ! un grand arithméticien, ma foi ! un certain Michel Cassio, un Florentin 1, un garçon presque damné par les jolies femmes 2, qui n’a jamais manœuvré un bataillon en campagne, et qui ne connaît pas plus les dispositions d’une bataille qu’une vieille fille, excepté par théories apprises dans des livres, théories que les gens de robe pourraient expliquer aussi bien que lui : pur babil, et aucune pratique, voilà toute sa science de soldat. Biais c’est lui, Messire, qui a été élu ; et moi, dont le général avait vu de ses yeux les preuves, à Rhodes, à Chypre, et sur d’autres terres chrétiennes et païennes, il faut que je me voie avec patience passer sur le corps par ce teneur de livres, ce chiffreur, ce commis de banque ; c’est lui qui, l’occasion venue, sera son lieutenant, et moi, — Dieu bénisse ce titre ! — je reste l’enseigne de Sa Seigneurie maure. RODERIGO. — Par le ciel, j’aurais été plutôt son bourreau. IAGO. — Mais il n’y a pas de remède à cela ; c’est la malédiction du service ; l’avancement s’obtient par recommandation et amitié, et non, par l’ancienneté, qui devrait faire de chaque second l’héritier du premier. Maintenant, Messire, jugez par vous-même, si j’ai de bien vives raisons d’aimer le Maure. RODERIGO. — Je ne le suivrais pas, en ce cas. LAGO. — Oh ! Messire, soyez tranquille ; je le suis pour prendre sur lui ma revanche : nous ne pouvons pas tous être..maîtres, et tous les maîtres ne peuvent-pas être fidèlement servis. Vous en rencontrerez plus d’un, de ces imbéciles soumis, à genoux souples, qui raffolant de son obséquieux esclavage, use son temps, beaucoup à la manière de l’âne de son maître, pour rien d’autre que sa provende ; puis, lorsqu’il est vieux, cassé aux gages. : fouettez-moi ces honnêtes coquins-là. Il y en a d’autres qui, tout en observant scrupuleusement les formes de l’obéissance, et en empruntant la physionomie de la déférençe, gardent leurs cœurs à leur propre service ; ceux-là ne donnent à leurs maîtres que l’apparence de leur service, les utilisent pour faire leurs affaires, et lorsqu’ils ont doré leurs habits, se rendent hommage à eux-mêmes : ces compères-là ont une certaine âme, et je déclare que je suis de ceux-là. En effet, Messire, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j’étais le Maure, je ne voudrais pas être Iago : en le suivant, c’est moi seul que je suis ; le ciel m’est juge que je n’ai pour lui ni respect, ni obéissance, mais je fais semblant d’en avoir pour arriver à mes fins particulières. Quand mes actes extérieurs laisseront apercevoir les véritables mouvements et la vraie figure démon cœur sous leurs démonstrations de déférence, peu de temps s’écoulera avant que je porte mon cœur sur ma manche pour le faire becqueter aux corneilles. Je ne suis pas ce que je parais. RODERIGO. — Quel bonheur sans pareil aura cet être lippu, s’il peut l’emporter ainsi ! IAGO. — Appelez son père, réveillez-le. Acharnez-vous après lui, empoisonnez son bonheur ; criez son nom dans les rués à lui, irritez ses parents à elle, et quoiqu’il habite dans un climat fertile, assassinez-le de mouches : quoique sa joie soit bien la joie, faites-lui subir tant de vexations qu’elle en perde quelque peu de sa couleur. RODERIGO. — Voici la maison de son père ; je vais l’appeler à haute voix. IAGO. — Faites, et avec le même accent d’effroi et le même lugubre prolongement de voix, que lorsqu’au milieu de la nuit et de la confiance générale, quelqu’un découvre le feu dans une cité populeuse. RODERIGO. — Holà, ho ! Brabantio ! Signor Brabantio, holà ! IAGO. — Réveillez-vous ! holà, ho ! Brabantio ! les voleurs ! les voleurs ! Veillez à votre maison, à votre fille, et à vos sacs ! Les voleurs ! les voleurs ! BRABANTIO. — A quel propos m’appelle-t-on avec ces vociférations terribles ? qu’y a-t-il ? RODERIGO. — Signor, toute votre famille est-elle chez vous ? IAGO. — Vos portes sont-elles verrouillées ? BRABANTIO. — Eh bien, à quel propos me demandezvous cela ? IAGO. — Pardi, Signor, vous êtes volé ; pour votre honneur, passez votre robe ; votre cœur est brisé, vous avez perdu la moitié de votre âme ; au moment où je parle, à ce moment, à cette minute même, un vieux bélier noir est en train de couvrir votre brebis blanche. Levez-vous, levez-vous ! réveillez au son de la cloche les citoyens qui ronflent, ou bien le diable fera de vous un grand-père : levez-vous, vous dis-je ! BRABANTIO. — Ah çà, est-ce que vous avez perdu le bon sens ? RODERIGO. — Très-révérend Signor, connaissez-vous ma voix ? BRABANTIO. — Non, qui êtes-vous ? RODERIGO. — Mon nom est Roderigo. BRABANTIO. — Tu n’en es que plus mal venu ; je t’ai recommandé de ne pas rôder autour de mes portes : je t’ai dit, tu le sais bien, en toute honnête franchise, que ma fille n’est pas pour toi, et maintenant, dans un accès de folie, ayant trop bien soupe et vidé trop de coupes, tu viens par malicieuse bravade me tirer en sur saut de mari sommeil ! RODERIGO. — Signor, Signor, Signor.... BRABANTIO. — Mais tu peux être bien sûr que mon caractère et ma condition ont puissance de t’en faire repentir. RODERIGO. — Patience, mon bon Signor. BRABANTIO. — Que viens-tu me parler de vol ? nous sommes à Venise ; ma maison n’est pas une grange en plein champ ^{[3]}. RODERIGO. — Très-grave, Brabantio, c’est avec une âme pure et simple que je viens vers vous. IAGO. — Parbleu, Signor, vous êtes un de ces hommes qui ne serviraient pas Dieu, si le diable le leur ordonnait. Parce que nous venons pour vous, rendre service, et que vous nous prenez pour des ruffians, vous laisserez couvrir votre fille par un cheval de Barbarie ; vous aurez des neveux qui vous henniront à la face ; vous aurez des coursiers pour cousins et des genêts pour parents. BRABANTIO. — Quel profane, drôle, es-tu ? IAGO. — Je suis, Signor, un homme qui vient pour vous dire que votre fille et le Maure sont à cette heure, à-faire la bête à deux dos. BRABANTIO. — Tu es un scélérat. IAGO. — Vous êtes — un sénateur. BRABANTIO. — Tu me, répondras de cela ; je te connais, Roderigo. RODERIGO. — Signor, je répondrai de tout Ce que vous voudrez. Mais, je vous, en prie, est-ce conformément à votre plaisir et à votre très-sage consentement, — comme je vois que cela est en effet jusqu’à un certain point, que votre belle enfant, à cette heure indue de la nuit, où tout le monde dort, sans escorte, meilleure ni pire que celle d’un manant au service du public, d’un gondolier, s’en va se livrer aux embrassements grossiers d’un Maure lascif ? Si le fait vous est connu, et si vous l’autorisez, alors nous vous avons fait un téméraire et insolent outrage ; mais si vous n’êtes pas informé dudit fait, ma politesse me dit que vous nous outragez à tort. Ne croyez pas que, perdant à un tel point le sens des convenances, je voulusse jouer et badiner ainsi avec Votre Révérence : votre fille, je vous le répète, — si vous ne lui avez pas accordé cette permission, — s’est rendue coupable d’une grosse faute en dévouant sa foi, sa beauté, son esprit, et sa fortune, à un étranger vagabond et nomade, qui est d’ici et, de partout. Éclairez-vous vous-même sur-le-champ : si elle est dans sa chambre ou dans votre maison, livrezmoi à la justice de l’état pour vous avoir trompé de la sorte. BRABANTIO. — Battez le briquet, holà ! donnez-moi un flambeau ! — réveillez tous mes gens ! — Cet accident ne diffère pas beaucoup de mon rêve ; la crainte qu’il ne soit vrai m’oppresse déjà. — De la lumière, dis-je ! de la lumière ! (Il se retire de la fenêtre.) IAGO. — Adieu, car il faut que je vous laisse : il ne me semble ni convenable, ni bien prudent pour ma place, d’être produit comme témoin contre le Maure, ce que je serai si je reste. L’état, en effet, bien que cette aventure soit faite, pour créer au Maure quelques obstacles, ne peut sans danger rejeter ses services, je le sais ; car ce sont de si fortes raisons qui lui ont fait confier ces guerres de Chypre , en train à l’heure présente, qu’ils n’en trouveraient pas, même au prix de leurs âmes, un autre de sa valeur pour diriger cette affaire : par conséquent, bien que je le haïsse comme les peines de l’enfer, les nécessités de ma vie présente m’obligent cependant à montrer extérieurement les couleurs et les signes de l’affection, simples signes en-vérité.-Si vous voulez sûrement le trouver, conduisez au Sagittaire ^{[4]} les chercheurs maintenant levés ; j’y serai avec lui. Là-dessus, adieu. (Il sort.) BRABANTIO. — C’est un malheur trop vrai : elle, est partie ! et ce qui me reste à vivre de mes jours méprisés, ne sera plus rien, qu’amertume. — Eh bien, Roderigo, où l’as-tu vue ? — Ô malheureuse fille ! — Avec le Maure, dis-tu ? — Qui voudrait être père ! — Comment as-tu su que c’était elle ? — Oh elle me trompe au delà de toute imagination ? — Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? — Apportez d’autres flambeaux ; réveillez tous mes parents. — Sont-ils mariés, croyez-vous qu’ils le soient ? RODERIGO. — En vérité, je crois qu’ils le sont. BRABANTIO. — Ô ciel ! — Comment est-elle sortie ? — Ô trahison du sang ! — Pères, ne vous fiez plus désormais aux âmes de vos filles sur la manière dont vous les voyez agir. — Est-ce qu’il n’y a pas des charmes qui permettent d’abuser de la jeunesse et de l’innocence ? N’avez-vous pas lu des faits de ce genre, Roderigo ? RODERIGO. — Oui, vraiment, Signor. BRABANTIO. — Faites lever mon frère ! — Oh ! pour—quoi n’est-ce pas vous qui l’avez eue ? — Que quelques-uns aillent d’un côté, et d’autres dans une direction différente. — Savez-vous où nous pourrons les saisir, elle et le Maure ? RODERIGO. — Je pense que je pourrai le découvrir, s’il vous convient de vous munir d’une bonne garde, et de venir avec moi. BRABANTIO. — Je vous en prie, guidez-nous, À chaque maison, j’appellerai ; je puis commander à beaucoup. — Prenez des armes, holà ! et réveillez quelques-uns, des officiers spécialement attachés au service de nuit ^{[5]}. — Marchons, mon bon Roderigo ; — je reconnaîtrai vos peines. (Ils sortent.) ## SCÈNE II IAGO. — Quoique j’aiétué des hommes dans le service de la guerre, je tiens cependant, pour un cas de conscience de commettre un meurtre prémédité : je manque quelquefois d’iniquité pour me rendre service. Neuf où dix fois, j’ai eu la pensée de le perforer, là, sous les côtes. OTHELLO. — Il est mieux que les choses soient ainsi. IAGO. — Certes, mais il bavardait et proférait des termes si injurieux et si provoquants contre Votre Honneur, qu’avec le peu de dévotion que je possède, j’ai eu bien de la peine à le supporter. Mais, je vous en prie, Seigneur, êtes-vous mariés pour tout de bon ? Soyez sûr de ceci, c’est que le Magnifico est très-aimé, et qu’il possède en réalité une voix deux fois plus puissante que celle du doge : il vous forcera à divorcer, ou bien il vous opposera autant d’obstacles et de vexations que la loi renforcée de tout son pouvoir lui lâchera la corde pour vous en opposer. OTHELLO. — Qu’il agisse conformément à son dépit : les services que j’ai rendus à la Seigneurie parleront plus haut que ses plaintes. On a encore, à apprendre, — et cela, lorsque je saurai que la vanterie est un honneur, je le proclamerai, — que je lire ma vie et mon être d’hommes de condition royale ; et quant à mes mérites, ils peuvent parler, sans tirer leur bonnet, à une aussi hautaine fortune que celle que j’ai atteinte ^{[6]} : car sache, Iago, que sans l’amour que je porte à la charmante Desdémona, je ne voudrais pas pour toutes les richesses de la mer tracer des limites fixes et étroites à ma condition libre et errante. Mais, regarde ! qu’est-ce que ces lumières qui viennent là-bas ? IAGO. — C’est, le père qui vient de se lever avec ses parents : vous feriez mieux de rentrer. OTHELLO. — Non pas ; il faut qu’on me trouve : mon caractère, mon titre, et ma conscience sans reproches, me montreront tel que je suis. Est-ce que ce sont eux ? IAGO. — Par Janus, je ne le crois pas. OTHELLO. — Les serviteurs, du doge !, et mon lieutenant ! — Bonne nuit à vous tous, mes amis ! quelles nouvelles ? CASSIO. — Le doge vous fait porter ses compliments, général, et il requiert votre présence à l’instant même, sans une minute de retard. OTHELLO. — De quelle affaire croyez-vous qu’il s’agisse ? CASSIO. — Autant que je puis deviner, c’est quelque chose qui vient de Chypre : c’est une affaire qui paraît pressée : les galères cette nuit même ont envoyé une douzaine de messagers successifs à la queue l’un de l’autre, et boa nombre de conseillers déjà levés et réunis ; sont en cet instant avec le doge. On vous a réclamé à grands cris, et lorsqu’on a vu qu’on ne vous trouvait pas à votre logement, le sénat a dépêché trois escouades différentes pour vous chercher. OTHELLO. — Il est heureux que ce soit vous qui m’ayez trouvé. Je n’ai qu’un mot à dire ici dans la maison, et puis je suis à vous. (Il sort.) CASSIO. — Enseigne, qu’est-ce qu’il fait là ?. IAGO, — Ma foi, il a cette nuit abordé une caraque de terré ; si la prise est déclarée légale, il est riche pour toujours. CASSIO. — Je ne comprends pas. IAGO. — Il est marié. CASSIO. — À qui ? LIGO. — Marié à.... — Allons, Capitaine, voulez-vous venir ? OTHELLO. — Je suis à vous. CASSIO. — Voici une autre troupe qui vient vous chercher. IAGO. — C’est Brabantio : — général, faites attention ; il vient dans de mauvaises intentions. OTHELLO. — Holà ! arrêtez ici ! RODERIGO. — Signor, c’est le Maure. BRABANTIO, — Tombez sur lui, le voleur ! (Ils dégainent des deux côtés.) IAGO, — À vous, Roderigo ! Allons, Messire, je suis votre homme. OTHELLO. — Rentrez vos épées brillantes, car la rosée les rouillerait. Mon bon Signor, vous pourrez mieux commander par vos années que par vos armes. BBABAKTIO. — Ô toi, odieux voleur, où as-tu déposé ma fille ? Damné que tu es, tu l’as ensorcelée ; car, je m’en rapporte à tous les gens sensés, si elle n’était pas liée des chaînes de la magie, est-ce qu’une vierge si tendre, si belle, si heureuse, si opposée au mariage qu’elle se détournait des riches et beaux fils de notre nation, se serait jamais exposée à la moquerie universelle, en s’échappant de sa tutelle paternelle pour aller se réfugier dans le sein noir comme suie d’un être tel que toi, fait pour inspirer la crainte et non le plaisir. Que le monde en soit juge, n’est-il pas de toute évidence que tu as opéré sur elle par des charmes odieux, que tu as abusé de sa jeunesse délicate au moyen de drogues ou de minéraux qui éveillent les désirs charnels : — je ferai débattre la chose ; elle est probable, elle est palpable à la pensée. Je t’appréhende donc et je t’accuse, comme corrupteur des personnes, et comme pratiquant des arts interdits et hors la loi. — Emparez-vous de lui ; s’il résiste, soumettez-le à ses risques et périls. OTHELLO. — Retenez vos mains, vous deux qui m’appartenez, et vous aussi de l’autre parti : si mon rôle était de combattre, je n’aurais eu besoin de personne pour me le souffler. — Où voulez-vous que j’aille pour répondre à votre accusation ? BRABANTIO. — En prison, jusqu’à ce que le délai établi par la loi et le cours régulier de la justice t’appellent à répondre. OTHELLO. — Qu’arrivera-t-il si j’obéis ? Comment pourrai-je alors satisfaire le doge, dont les messagers sont ici âmes côtés pour m’amener en sa présence à propos de certaine urgente affaire de l’état ? PREMIER OFFICIER. — C’est vrai, très-digne Signor, le doge est en conseil, et je suis certain qu’on a envoyé chercher votre noble personne. BRABANTIO. — Comment ! le doge en conseil à cette heure de la nuit ? — Emmenez-le : ma cause n’est pas une cause oiseuse : le doge lui-même et mes frères de l’état ne peuvent que ressentir mon outrage, comme s’il était le leur propre ; car si de telles actions peuvent avoir un libre cours, des esclaves et des païens seront nos hommes d’état. (Ils sortent.) ## SCÈNE III. LE DOGE. — Il n’y a pas entre ces nouvelles assez d’accord pour qu’elles méritent crédit. PREMIER SÉNATEUR. — Elles sont fort divergentes en effet ; mes lettres disent cent sept galères. LE DOGE. — Et les miennes, cent quarante SECOND SÉNATEUR. — Et les miennes, deux cents : cependant quoique ces lettres ne s’accordent pas sur le chiffre précis — et dans les cas comme celui-ci, où les rapports se font par conjecture, fréquentes sont les différences, — toutes affirment cependant l’existence d’une flotte turque, et faisant voile pour Chypre. Le DOGE. — Certes, la raison dit que cela est bien possible ; je ne suis pas assez rassuré par ces inexactitudes, pour que le fait capital de ces nouvelles ne m’inspire pas’ un sentiment d’inquiétude. UN MATELOT, du dehors. — Holà, hé ! holà, hé ! holà, hé ! PREMIER OFFICIER. — Un messager des galères. LÉ DOGE. — Eh bien, quelles affaires ? LE MATELOT. — La flotte turque se dirige sur Rhodes ; voilà ce que je suis chargé de rapporter à l’état de la part du Signor Angelo. LE DOGE. — Que dites-vous de ce changement ? PREMIER SÉNATEUR. — Cela ne peut soutenir l’examen de la raison ; c’est une manœuvre pour nous donner le change. Si nous considérons de quelle importance Chypre est pour le Turc, nous comprendrons que, outre que cette île concerne plus le Turc, que Rhodes, il peut encore l’emporter plus facilement, car elle n’est pas armée des mêmes moyens de défense, et manque entièrement des ressources dont Rhodes est pourvue ; — si nous réfléchissons à cela, nous ne pourrons pas croire que le Turc soit assez maladroit, pour laisser en dernière ligne l’île qui le concerne en première, et qu’il néglige une tentative facile et profitable ; pour aller réveiller et défier un danger sans profit. LE DOGE. — Certes, en toute confiance, on doit croire que cette flotte n’est pas pour Rhodes. PREMIER OFFICIER. — Voici d’autres nouvelles. LE MESSAGER. — Révérends et gracieux Seigneurs, les Ottomans, se dirigeant, directement vers l’île de Rhodes, se sont là renforcés d’une arrière-flotte ^{[8]}. PREMIER SÉNATEUR. — Oui, c’est ce que je pensais. De combien est-elle forte cette flotte, dans votre opinion ? LE MESSAGER. — De trente voiles, et maintenant, ils reviennent sur leurs pas, et Ont bien l’air de porter franchement leurs desseins sur Chypre. Le Signor Montano, votre fidèle et très-vaillant serviteur, vous présente ses devoirs en vous informant dû fait, et en vous priant de le croire. LE DOGE. — Il est certain alors que c’est pour Chypre. Est-ce que Marc Luccicos ^{[9]} n’est pas dans la ville ? PREMIER SÉNATEUR. — Il est maintenant à Florence. LE DOGE. — Écrivez-lui de-notre part, et envoyez la lettre en toute diligence, courrier par courrier. PREMIER SÉNATEUR. — Voici venir Brabantio et le vaillant Maure. LE DOGE. — Vaillant Othello, nous devons vous employer sur-le-champ contre l’ennemi commun, l’Ottoman ^{[10]}. (À Brahantio.) Je ne vous voyais pas ; soyez le bienvenu, noble Signor ; nous avions besoin de votre conseil et de votre aide cette nuit. BRABANTIO. — Et moi des vôtres. Que votre vertueuse Grâce me pardonne ce quim’a tiré de mon lit, ce n’est ni ma fonction, ni aucun bruit des affaires venu jusqu’à moi ; le souci des intérêts publics n’est pas davantage ce qui me tient maintenant à cœur ; car mon chagrin particulier est d’une nature si envahissante, si impétueuse, que semblable à une inondation qui emporte tout après elle, il entraîne et engloutit tous les autres tourments, et.reste encore entier après cela. LE DOGE. — Comment ! Qu’y a-i-il donc ? BRABANTIO. — Ma fille ! ô ma fille ! LE DOGE et LES SÉNATEURS. — Morte ? BRABANTIO. — Oui, pour moi. Elle est subornée, elle m’est volée, elle est corrompue par des sortiléges et des médecines achetées à des charlatans ; car la nature, quand elle n’est pas imbécile, aveugle, infirme de sens, ne peut se tromper à ce point sans le secours de la sorcellerie. LE DOGE. — Quel que soit celui qui par cet odieux moyen a enlevé votre fille à elle-même, et vous l’a enlevée, il subira l’application du livre vengeur de la loi interprétée par vous-même dans son texte le plus implacable ; oui, cela sera, quand bien même votre accusation tomberait sur notre propre fils. BRABANTIO. — Je remercie humblement Votre Grâce : voici l’homme, c’est ce Maure, que votre mandat spécial a, paraît-il, appelé ici pour les affaires de l’état. LE DOGE et LES SÉNATEURS. — Nous en ressentons le plus profond chagrin. LE DOGE, à Othello. — Que pouvez-vous répondre à cela pour votre défense ? BRABANTIO. — Rien, car c’est la vérité. OTHELLO. — Très-puissants, très-graves, très-révérends Seigneurs, mes très-nobles et très-éprouvés maîtres, il est très-vrai que j’ai enlevé la fille de ce vieillard ; il est très-vrai que je l’ai épousée ; la mesure et la portée de mon offense vont jusque-là, pas plus loin. Rude je suis dans mon élocution, et mal partagé dans l’art de parler le doux langage de la paix ; car depuis que ces bras ont eu la taille de là septième année, sauf durant les neuf dernières lunes, ils ont trouvé toujours leurs plus chers exercices dans les champs couverts de tentes. En dehors de ce qui concerne les faits de guerre et les combats, je ne puis donc que peu parler de ce vaste monde ; par conséquent, en plaidant moi-même ma cause, il est peu à craindre que je l’embellisse. Cependant, avec votre gracieuse patience, je vous ferai, rondement et sans fard, le récit de l’histoire entière de mon amour ; je vous dirai par quelles drogues, quels charmes, quelles conjurations, quel pouvoir magique j’ai séduit sa fille, puisque ce sont ces moyens qu’on m’accuse d’avoir employés. BRABANTIO. — Une jeune fille qui fut toujours timide, d’un caractère si paisible, si sédentaire, que lorsqu’elle remuait elle en rougissait, aller, en dépit de la nature, des années, de la nation, de là fortune, de tout, tomber amoureuse d’un être qu’elle avait peur de regarder ! Il, aurait un jugement mutilé et bien imparfait, celui qui déclarerait que la perfection : peut errer à ce point contre toutes les lois de la nature ; on est bien obligé, devant un fait pareil, d’en chercher l’explication dans les pratiques de l’artificieux enfer. Je maintiens donc encore qu’il a opéré sur elle par quelque mélange puissant sur le sang, ou par quelque potion ensorcelée à cet effet ^{[11]}. LE DOGE. — Maintenir cela n’est pas le prouver ; il vous faut des témoignages plus précis et plus clairs que ces assertions légères et les superficielles probabilités de ces vulgaires apparences. PREMIER SÉNATEUR. — Mais parlez, Othello : avez-vous par des moyens indirects et violents conquis et empoisonné les sentiments de cette jeune fille ? ou bien les avez-vous conquis par prières, et par ces belles instances que l’âme adresse à l’âme ? OTHELLO. — Je vous en conjure envoyez chercher la Dame au Sagittaire, et qu’elle parle de moi devant son père : si son récit me montre odieux à vos yeux, ne vous contentez pas de reprendre la confiance, la charge que je tiens de vous, mais que votre sentence tombe sur ma vie même. LE DOGE. — Allez chercher Desdémona, OTHELLO. — Enseigne, conduisez-les ; vous connaissez mieux qu’eux où elle se trouve. (Sortent Iago et quelques gens de service.) En attendant qu’elle arrive, aussi sincèrement que je confesse au ciel les vices de mon sang, aussi franchement expliquerai-je à vos graves oreilles comment je conquis l’amour de cette belle Damé, et comment, elle conquit le mien, : LE DOGE. — Fais-nous ce récit, Othello. OTHELLO. — Son père m’aimait ; il m’invitait souvent ; il me questionnait toujours sur l’histoire de ma vie, détaillée année par année, sur les batailles, -les sièges, les diverses fortunes que j’ai connus. Je lui racontais mon histoire entière, depuis les jours de mon enfance jusqu’au moment même où il m’invitait à parler ; je l’entretenais de désastreux hasards, d’accidents pathétiques sur terre et sur mer ; je disais comment j’avais échappé de l’épaisseur d’un cheveu à une mort imminente sur la brèche ; comment j’avais été pris par un insolent ennemi et vendu comme esclave ; comment je m’étais racheté, et quelles aventures m’étaient arrivées en voyage. Alors j’avais à faire mention d’autres vastes et de déserts stériles, de carrières sauvages, de rochers et de montagnes dont les cimes touchent le ciel, — tous ces épisodes se déroulaient successivement ; — puis je parlais des Cannibales qui se mangent les uns les autres, des Anthropophages, et d’hommes qui portent leurs têtes au-dessous des épaules ^{[12]}. Desdémona paraissait singulièrement intéressée par ces histoires, mais sans cesse les affaires du ménage l’obligeaient à se lever ; elle les dépêchait toujours avec la plus grande diligence possible, puis elle revenait et dévorait mes discours d’une oreille avide. Ayant.observé la chose, je choisis certain, jour une heure opportune, et je trouvai facilement le moyen de l’amener à me prier ardemment de lui faire en entier le récit de mes voyages, dont elle avait entendu quelques parties, mais sans attention suffisante : j’y consentis, et plus d’une fois je lui dérobai des larmes, en lui parlant de quelqu’un des coups douloureux qui avaient frappé ma jeunesse. Mon histoire achevée, elle me donna pour mes peines un monde de soupirs : elle jura que c’était étrange, qu’en vérité c’était étrange à l’excès ; que c’était lamentable, étonnamment lamentable : elle aurait souhaité ne pas l’entendre ; — cependant elle aurait souhaité que le ciel l’eût fait naître un tel homme ; — elle me remercia, et me dit que si j’avais un ami qui l’aimât, je n’avais qu’à lui apprendre à raconter mon histoire, et que cela suffirait pour qu’il l’épousât. Sur cette insinuation, je parlai : elle m*aima pour les dangers que j’avais courus, et moi je l’aimai pour la pitié qu’elle leur donna. Telle est la seule sorcellerie que j’aie employée : voici venir la Dame ; qu’elle en témoigne. LE DOGE. — Je crois que ce récit vaincrait ma fille aussi. — Mon bon Brabantio, prenez au mieux cette méchante affaire : les hommes se défendent encore plus sûrement avec leurs armes brisées qu’avec leurs mains toutes nues. BRABANTIO. — Écoutez-îa parler, je vous prie : qu’elle confesse qu’elle fit la moitié du chemin, et je veux bien alors que la destruction tombe sur ma tête, si mon blâme le plus fort se porte sur cet homme ! — Venez ici, jolie Demoiselle : découvrez-vous dans toute cette noble pagnie quel est celui à qui vous devez surtout obéissance ? DESDÉMONA. — Mon noble père, j’aperçois ici un devoir partagé : je vous suis obligée pour, ma vie et mon éducation ; ma vie et mon éducation m’apprennent quel respect je vous dois. Vous êtes le maître de mon obéissance, puisque je suis toujours votre fille ; — mais voici mon époux ; et la même obéissance que ma mère vous montra, vous préférant à son père, je reconnais et je-déclare la devoir au Maure mon époux. BRABANTIO. — Dieu soit avec vous ! — J’ai fini. — Plaise à Votre Grâce, occupons-nous des affaires de l’état : — j’aurais mieux fait, d’adopter un enfant que d’engendrer ça. — Viens ici, Maure : je te donne ici de tout mon cœur, ce que je te refuserais de tout pion cœur, si tu ne l’avais déjà. — Grâces à toi, bijou, je suis joyeux du plus profond de l’âme de ne pas avoir d’autres enfants ; car ton escapade m’apprendrait à devenir tyran et à leur pendre des entraves au cou. — J’ai fini, Monseigneur. LE DOGE. — Laissez-moi parler à votre place, et exprimer Une maxime qui pourra servir, d’échelon et de marchepied à ces amants pour regagner votre faveur. Quand les remèdes sont inutiles, les chagrins qui s’étaient. attachés jusque-là à l’espérance, prennent fin par l’inutilité même des remèdes. Pleurer un malheur consommé : et passé est le plus sûr moyen d’attirer un nouveau malheur. Quand on ne peut sauver ce qu’emporte la fortune, le mieux est de transformer par la patience cette injure en moquerie. L’homme volé qui sourit, dérobe quelque chose au voleur ; mais il se vole lui-même, celui qui se consume dans une inutile douleur. BRABANTIO. — En ce cas, laissons le Turc nous enlever Chypre ; nous ne perdons rien, tant que nous pouvons sourire. Il porte bien facilement cette maxime, celui qui né porte que la consolation qu’elle renferme ; mais il porte, à la fois la douleur et la maxime, celui qui, pour payer le chagrin, est obligé d’emprunter à la pauvre patience. Ces maximes-là, à la fois sucre et absinthe, et également fortes des deux, côtés, sont équivoques : mais les mots ne sont que des mots, et je n’ai jamais ouï dire encore qu’on pût arriver par l’oreille jusqu’à un cœur brisé. — Aux affaires de l’état, maintenant, je vous en conjure humblement. LE DOGE. — Le Turc fait voile pour Chypre avec-une très-puissante flotte. Othello, la capacité de résistance de cette place vous est particulièrement connue, et quoique nous ayons pour y tenir votre charge un homme de talent admis comme très-suffisant, cependant l’opinion, qui est là souveraine maîtresse des circonstances, vous désigne avec plus de confiance : vous devez donc vous résigner à assombrir l’éclat de votre bonheur présent par les périls et les tumultes de cette expédition. OTHELLO. — Le tyran habitude, très-graves sénateurs, m’a rendu la couche de pierre et d’acier de la guerre, douce comme un lit du duvet le plus choisi ^{[13]} : devant les dures épreuves, je ressens, je le confesse, une allégresse naturelle et prompte ; je me charge donc de la présente guerre contre les Ottomans. En conséquence, me courbant humblement devant votre puissance, je sollicite en faveur de ma femme des dispositions conformes À son rang, un lieu de séjour et un revenu en rapport avec sa condition, avec l’état de maison et la suite que réclame sa naissance. LE DOGE. — Elle peut loger chez son père, si vous y consentez. BRABANTIO. — Je n’y consens pas. OTHELLO. — Ni moi. DESDÉMONA. — Ni moi. Je me refuse à y résider, afin d’éviter à mon père les sentiments d’impatience que ma vue lui ferait éprouver. Très-gracieux Doge, prêtez à ma requête une oreille favorable, et : que votre assentiment me crée une protection qui assiste ma simplicité. LE DOGE. — Que désireriez-vous, Desdémona ? DESDÉMONA. — Que j’ai aimé assez le Maure pour vouloir passer ma vie avec lui, l’éclat franc de ma conduite, et l’orage affronté de la fortune le proclament assez haut devant le monde : mon cœur est soumis à toutes les conditions de la carrière de mon Seigneur. C’est dans son âme que j’ai vu le visage d’Othello, et j’ai dévoué mon âme et ma fortune à son honneur et à ses vaillantes qualités. Ainsi, chers Seigneurs, si on me laisse ici comme un papillon des jours de paix, tandis que lui s’en ira à la guerre, on me prive de participer aux rites de cet honneur pour lequel je l’ai aimé, et j’aurai à supporter par sa chère absence un trop lourd intérim. Laissez-moi partir avec lui. OTHELLO. — Votre assentiment, Seigneurs ; je vous en conjure, que son désir lui soit accordé. Le ciel m’en soit témoin, ce n’est point pour flatter l’appétit de ma passion, ce n’est point pour ma satisfaction personnelle, ni pour assouvir mon ardeur dont les jeunes transports sont maintenant calmés, que je vous adresse cette demande, mais pour répondre à son vœu avec empressement et amour. Le ciel défende aussi que vos vertueuses Seigneuries pensent que je négligerai vos sérieuses et grandes affaires parce qu’elle sera avec moi : non, si jamais les jeux légers de Cupidon ailé engourdissent dans une langueur voluptueuse mes facultés de pensée et d’action, au point que mes plaisirs altèrent et corrompent mes devoirs, que les ménagères fassent une écuelle de mon casque, et que tous les guignons honteux et vils fassent échec à ma renommée ! LE DOGE. — Qu’il en soit pour son séjour ou son départ, comme vous le déciderez vous-mêmes : l’affaire réclamé urgence, et la promptitude doit lui, répondre. PREMIER SÉNATEUR. — Il vous faut partir cette nuit. OTHELLO. — De tout mon cœur. LE DOGE. — Nous nous réunirons ici de nouveau à neuf heures du matin. Othello, laissez derrière vous quelqu’un de vos officiers, et il vous portera notre commission, avec toutes les autres ordonnances de titres et de commandement qui vous concernent. OTHELLO. — S’il plaît à Votre Grâce, je laisserai mon enseigne ; c’est un homme honnête et sûr ; je lui remets, le soin d’accompagner ma femme, et de me porter tout ce que votre vertueuse Grâce jugera nécessaire de m’envoyer. LE DOGE. — Soit. Bonne nuit à tous. (À Brabantio.) Noble Signor, s’il est vrai que la vertu n’est jamais sans un charme de beauté, votre gendre est bien plus beau qu’il n’est noir. PREMIER SÉNATEUR. — Adieu, brave Maure ! traitez bien Desdémona. BRAEANTIO. — Veille sur elle, Maure, si tu as des yeux pour voir ; elle a trompé son père, elle peut te tromper. (Sortent te Doge, les sénateurs, les officiers, etc.) OTHELLO. — Ma vie pour gage de sa foi ! — Honnête Iago, je suis obligé de te laisser ma Desdémona : je t’en prie, que ta femme lui accorde ses services, et toi, conduis-les dans les meilleures conditions possibles. — Viens, Desdémona, je n’ai qu’une heure à te donner pour l’amour, les affaires d’intérêt et les dispositions à prendre : il nous faut obéir au temps. (Sortent Othello et Desdémona.) RODERIGO. — Iago ! IAGO. — Que dis-tu, noble cœur ? RODERIGO. — Que penses-tu que j’aie envie de faire ? IAGO. — Parbleu, aller au lit et dormir. RODERIGO. — Je vais aller me noyer de ce pas, IAGO. — Si tu fais cela, je ne t’aimerai jamais plus ensuite. Allons donc, imbécile gentilhomme ! RODERIGO. — C’est imbécillité de vivre lorsque la-vie est un tourment, et nous avons une ordonnance en règle pour mourir, lorsque la mort est notre médecin. IAGO. — Ô lâcheté ! Je suis au monde maintenant depuis quatre fois sept ans, et depuis que j’ai su distinguer entre un bienfait et une injure, je n’ai pas encore trouvé d’homme qui sût s’aimer lui-même. Avant de dire que je me noierais pour l’amour d’une poulette ^{[14]} j’échangerais ma condition d’homme contre celle d’un singe. RODERIGO. — Que pourrais-je faire ? Je confesse que c’est pour moi une honte d’être amoureux à ce point ; mais je n’ai pas la vertu de m’en guérir. IAGO. — La vertu ! figue pour elle ! C’est de nous-mêmes qu’il dépend d’être tels ou tels. Nos corps sont nos jardins, et nos volontés en sont les jardiniers ; de sorte que si nous voulons planter des orties où semer des laitues, enraciner l’hysope et sarcler le thyms fournir ce jardin d’une espèce d’herbe ou le débarrasser de beaucoup d’autres, le rendre stérile à force de paresse, ou fertile à force d’industrie, nous avons dans nos volontés le pouvoir et l’autorité de le corriger à notre gré. Sila balance de nos existences n’avait pas un plateau de raison, pour contre-balancer un autre plateau de sensualité, le tempérament et la bassesse de nos natures nous conduiraient aux conséquences les plus extravagantes : mais nous avons, la raison pour refroidir nos mouvements de rage, nos aiguillons charnels, nos appétits sans frein ; d’où je conclus ceci, ce que vous appelez amour, est une simple bouturé ou un simple rejeton. RODERIGO. — Cela ne peut être. IAGO. — C’est simplement une convoitise du sang et une permission de la volonté. Allons, sois un homme : te noyer ! noyez-moi des chats et des petits chiens aveugles. Je me suis déclaré ton ami, et je proteste que je suis attaché à tes mérites par des câbles d’une solidité éternelle. Jamais, je ne pourrais te servir mieux qu’à cette heure. Mets de l’argent dans la bourse, suis nous à la guerre ; dissimule ton visage sous une barbe empruntée mets de l’argent dans ta bourse, te dis-je. Il n’est pas possible que Desdémona continue longtemps d’aimer le Maure, — mets de l’argent dans ta bourse, — ni que lui l’aime longtemps : c’est un commencement violent auquel tu verras, bientôt correspondre une séparation violente ; — mets seulement de l’argent dans ta bourse. Ces Maures sont changeants dans leurs passions ; — remplis ta bourse d’argent : la nourriture qui lui semble à cette heure aussi délicieuse que l’ananas, lui deviendra bien vite aussi amère que la coloquinte ^{[15]}. Elle voudra de son côté changer pour un plus jeune ; lorsqu’elle sera, rassasiée de sa personne, elle découvrira l’erreur de son choix ; elle voudra changer, elle le voudra : par conséquent mets de l’argent dans ta bourse. Si tu veux à toute force te damner, choisis pour cela un plus délicat moyen que la noyade. Ramasse tout l’argent que, tu, pourras : à moins que la sainteté du mariage et un vœu fragile entre un barbare vagabond et une super-subtile Vénitienne, ne soient une trop dure besogne pour les ressources de mon esprit et celles de toute là, tribu de l’enfer, tu jouiras d’elle ; par conséquent fais de l’argent. Te noyer ! peste soit d’une telle pensée ! C’est tout à fait hors de propos : cherche plutôt a être pendu en satisfaisant ton désir, qu’à être noyé et à partir sans elle. RODERIGO. — Serviras-tu solidement niés espérances, si je me décide à en poursuivre la réalisation ? IAGO. — Tu es sûr de moi ; — va, fais de l’argent : je te l’ai dit souvent, et je te le redis encore et encore, je hais le Maure ; la cause de ma haine est enracinée dans mon cœur, la tienne n’est pas moins solide ; réunissons-nous pour tirer de lui, vengeance. Si tu peux le cocufier, tu te donneras un plaisir, et tu me donneras un divertissement. Le temps est gros de bien des événements dont il accouchera. En avant, marche ! Va, procure-toi de l’argent. Nous en parlerons plus longuement demain. Adieu. RODERIGO. — Où nous rencontrerons-nous demain matin ? IAGO. — A mon logement. RODERIGO. — J’irai te trouver de bonne heure. IAGO. — Bien ; adieu. Entendez-vous, Roderigo ? RODERIGO. — Que dites-vous ? IAGO. — Plus de noyades, entendez-vous ? RODERIGO. — J’ai changé de résolution : je vendrai tous mes biens. IAGO. — Allez ; adieu ! mettez de l’argent en quantité suffisante dans votre bourse. (Sort Roderigo) C’est ainsi que je fais toujours de mon sot ma bourse ; car je profanerais l’expérience que j’ai acquise, si je dépensais mon temps avec un pareil dindon pour autre chose que mon amusement et mon profit. Je, hais le Maure, et on croit dans le public qu’il a fait mon office entre mes draps ; je ne sais, pas si c’est vrai ; mais rien que sur un soupçon de ce genre, j’agirai comme si c’était vrai. Il me tient en estime ; mes machinations n’en opéreront que mieux sur lui. Cassio est un bel homme : voyons donc un peu ; comment faire pour prendre sa place, et donner plein essor à ma vengeance par un coup double de coquinerie comment, comment ? Voyons : le moyen, c’est dans quelque temps de tromper l’oreille d’Othello, en lui soufflant que Cassio est trop familier avec sa femme : sa personne et ses manières agréables sont faites pour inspirer le soupçon ; il est taillé pour rendre les femmes infidèles. Le Maure est "d’une nature franche et ouverte, et croit honnêtes les gens qui paraissent tels ; il se laissera donc conduire par le nez aussi facilement que le font les ânes. Je tiens mon plan ; le voilà engendré : l’enfer et la nuit devront maintenant faire naître au jour ce monstre. (Il sort.) ## SCÈNE PREMIÈRE. MONTANO. — Que discernez-vous sur mer, du cap ? PREMIER GENTILHOMME. — Rien du tout : la mer est houleuse à l’excès ; je ne puis découvrir une seule voile entre le ciel et les vagues. MONTANO. — J’espère que le vent a fait un beau vacarme sur terre ; jamais un ouragan plus complet n’ébranla nos remparts : s’il s’est comporté aussi tapageusement sur mer, quels flancs de chêne ont pu rester dans leurs mortaises, lorsque des montagnes d’eau s’abattaient sur eux ? Quelles nouvelles allons-nous apprendre de cette tempête ? SECOND GENTILHOMME. — La dispersion, de la flotte turque : car, vous n’avez qu’à vous tenir sur le rivage écumant pour voir comment les flots mités semblent aller frapper aux nuages, comment la vague secouée des vents, avec sa haute, et monstrueuse crinière, semble jeter de l’eau sur la constellation de l’Ours enflammé, et vouloir éteindre les gardiens du pôle éternellement immobile : je n’ai jamais vu pareille tourmente sur les flots courroucés. MONTANO. — Si la flotte turque ne s’est abritée et mise en rade, elle est submergée ; il est impossible qu’elle ait pu résister. TROISIÈME GENTILHOMME. — Des nouvelles, mes gars ! Nos guerres sont finies ; cette tempête effrénée a si bien houspillé les Turcs, que leur entreprise bat de l’aile : un noble vaisseau de Venise a été témoin du terrible naufrage et de la détresse de la plus grande partie de leur flotte. MONTANO. — Comment ! est-ce vrai ? TROISIÈME GENTILHOMME. — Le vaisseau est ici en rade ; un Véronais, Michel Cassio ^{[1]}, lieutenant du vaillant Maure Othello, vient de débarquer : le Maure lui-même est sur mer, avec une commission absolue pour le commandement de Chypre. MONTANO. — J’en suis enchanté ; c’est un digne gouverneur. TROISIÈME GENTILHOMME. — Mais ce même Cassio, quoiqu’il donne des nouvelles consolantes relativement au désastre des Turcs, a l’air cependant fort triste, et prie Dieu que le Maure soit sain et sauf ; car ils ont été séparés par l’horrible et violente tempête. BIONTANO. — Prions le ciel qu’il soit en sûreté, car j’ai servi sous lui et l’homme commande comme un soldat accompli. Holà ! allons sur le rivage, aussi bien pourvoir, le vaisseau qui est arrivé, que pour épier de nos yeux l’arrivée du brave Othello, et faisons sentinelle, jusqu’à ce qu’à force de regarder, la mer et le bleu de l’air se confondent à notre vue. TROISIÈME GENTILHOMME. — Allons, faisons cela ; car à chaque minute on doit s’attendre à de nouvelles arrivées. CASSIO. — Je vous remercie, vaillant gouverneur de cette île guerrière, qui parlez en ces termes du Maure ! Oh ! puissent les cieux le défendre contre les éléments, car je l’ai perdu sur une mer pleine de dangers ! MONTANO. — Est-il bien équipé ? CASSIO. — Sa barque est solidement construite, et son pilote d’une habileté remarquable et reconnue ; aussi mon espoir n’est-il pas découragé et compte-t-il encore sur sa réalisation. Voix à l’extérieur. — Une voile, une voile, une voile ! CASSIO. — Quel est ce bruit ? QUATRIÈME GENTILHOMME. — La ville est laissée vide ; sur le bord de la mer, se tiennent des rangées de peuple, et ils crient « une voile ! » CASSIO. — Mon espoir me dit que c’est le gouverneur. (Coup de canon.) SECOND GENTILHOMME. — Ils font des décharges de courtoisie : ce sont au moins nos amis. CASSIO. — Je vous en prie, Messire, allez voir, et revenez nous dire qui est arrivé. SECOND GENTILHOMME. — J’y vais. (Il sort.) MONTANO. — Mais, bon lieutenant, est-ce que votre général est marié ? CASSIO. — De la manière la plus heureuse : il a fait la conquête d’une jeune fille qui peut lutter avec toute description et toute exagération, d’une jeune fille qui surpasse les hyperboles des plumes brillantes, et qui pour sa beauté naturelle bat tout artiste. CASSIO. — Eh bien ! qui est entré au port ? SECOND GENTILHOMME. — Un certain Iago, enseigne du général. CASSIO. — Il a fait un bien heureux et bien rapide voyage. Les tempêtes elles-mêmes, les mers houleuses, les vents mugissants, les rochers rongés des vagues, et les sables amoncelés, traîtres aux aguets pour surprendre l’innocent navire, ont comme par sentiment de la beauté, renoncé à leur nature meurtrière, pour laisser aller en toute sécurité la divine Desdémona. MONTANO. — Quelle est cette personne ? CASSIO. — Celle dont je vous parlais, le capitaine de notre grand capitaine, remise à la conduite du courageux Iago, dont l’arrivée ici devance notre attente d’une rapidité de sept jours. Grand Jupiter ^{[2]}, protège Othello et gonfle ses voiles de ton souffle puissant, afin qu’il honore cette baie de son beau vaisseau, qu’il sente dans les bras de Desdémona les ardentes palpitations de l’amour, qu’il rallume le feu de nos courages éteints, et qu’il apporte la consolation à Chypre entière ! CASSIO. — Oh ! voyez, les trésors du vaisseau sont débarqués à terre ! Habitants de Chypre, agenouillez-vous devant elle. — Salut, Dame ! et que la grâce du ciel t’enveloppe toute entière, par devant, par derrière, et de tous les côtés ! DESDÉMONA. — Je vous remercie, vaillant Cassio. Quelles nouvelles pouvez-vous me donner de mon Seigneur ? CASSIO. — Il n’est pas encore arrivé ; mais autant que je sache, il est bien, et sera ici sous peu. DESDÉMONA. — Oh, mais je crains.... Comment n’êtes-vous pas en sa compagnie ? CASSIO. — La grande lutte de la mer et des cieux nous a séparés : — mais écoutez ! une voile ! Voix à l’extérieur. — Une voile ! une voile ! (Détonations de canon.) DEUXIÈME GENTILHOMME. — Ils envoient leurs saluts à la citadelle ; c’est encore un ami. CASSIO. — Allez chercher les nouvelles. (Sort le gentilhomme.) Mon bon enseigne, vous êtes le bienvenu. (A Émilia.) Vous êtes la bienvenue. Madame. Mon bon Iago, ne vous emportez pas si je donne quelque extension à ma politesse ; c’est mon éducation qui me porte à cette démonstration effrontée de courtoisie. (Il embrasse Émilia.). IAGO. — Monsieur, si elle vous donnait autant de ses lèvres qu’elle me donne souvent de sa langue, vous en auriez suffisamment. DESDÉMONA. — Hélas, elle ne parle pas, IAGO. — Sur ma foi, beaucoup trop ; je m’en aperçois toujours quand j’ai envie de dormir : pardi, je le sais bien, devant Votre Grâce elle met un peu de sa langue dans son cœur, et se contente de quereller en pensée. ÉMILIA. — Vous avez peu de motifs pour parler ainsi. IAGO. — Allons donc, allons donc ; vous êtes des peintures hors de chez vous, de vraies sonnettes dans vos boudoirs, des chats sauvages dans vos cuisines, des saintes quand vous outragez, des diables quand vous êtes offensées, des flâneuses dans vos ménages, et des femmes de ménage dans vos lits ^{[3]}. DESDÉMONA. — Oh, fi de toi, calomniateur ! IAGO. — Non, c’est la vérité, ou bien je suis un Turc vous vous levez pour prendre vos récréations, et vous allez au lit pour travailler. EMILIA. — Je ne vous chargerai pas d’écrire mon éloge. IAGO. — Non, ne m’en chargez pas. DESDÉMONA. — Qu’écrirais-tu de moi, si tu devais faire mon éloge ? IAGO. — Ô charmante Dame, ne me chargez pas d’une telle œuvre ; car je ne suis rien, si je ne suis pas critique. DESDÉMONA. — Voyons, essaye. — Est-ce que quelqu’un est allé au port ? IAGO. — Oui, Madame. DESDÉMONA. — Je ne suis pas gaie ; mais je trompe la disposition où je suis en faisant semblant d’être dans une disposition contraire. — Voyons, comment ferais-tu mon éloge ? IAGO. — Je suis en train d’y réfléchir ; mais vraiment, ma pensée lient à ma caboche comme la glu au drap de frise ^{[4]}, elle sort en arrachant cervelle et tout : cependant ma muse est en mal d’enfant, et voilà ce dont elle accouche. « Si elle est belle et spirituelle, beauté est pour qu’on s’en serve, esprit pour se servir de beauté. » DESDÉMONA. — Bien loué ! Et si elle est noire et spirituelle ? IAGO. — Si elle est noire, et si avec cela elle a de l’esprit, elle trouvera un blanc qui s’accommodera de son teint noir. DESDÉMONA. — De pis en pis. ÉMILIA. — Et si elle est belle et sotte ?. IAGO. — Celle qui fut belle ne fut jamais sotte ; car toujours sa sottise même l’aida à se procurer un héritier. DESDÉMONA. — Ce sont de vieux paradoxes saugrenus pour faire rire les sots dans les cabarets. Et quelle misérable louange as-tu pour celle qui est laide et sotte ? IAGO. — Il n’en est pas de si laide et de si sotte qui ne. fasse les mêmes laides escapades que font les belles et les spirituelles. DESDÉMONA. — Oh, la lourde ignorance ! c’est la pire que tu loues le mieux. Mais quelle louange pourrais-tu donner à une femme vertueuse, qui confiante en son mérite, oserait justement défier le témoignage de la malice elle-même ? IAGO. — Celle qui fut toujours belle et ne fut jamais orgueilleuse ; qui put toujours parler, à volonté, et ne fut jamais bruyante ; qui ne manqua jamais d’or, et jamais cependant ne fut dissipée ; qui a fui l’objet de son désir, tout en disant « je pourrais ; s celle qui, dans sa colère, lorsqu’elle tenait sa vengeance sous la main, a imposé silence à son injure et donné.congé a son déplaisir ; celle dont la sagesse ne fut jamais assez fragile pour échanger une tête de morue contre une queue de saumon ; celle qui était capable de pensée, et cependant ne découvrit jamais son âme ; qui pouvait voir les amoureux la suivre, sans regarder derrière elle ; celle-là était une personne, s’il fut jamais de telles personnes.... DESDÉMONA. — Une personne à faire quoi ? IAGO. — A donner à manger aux imbéciles, et à tenir des comptes d’auberge. DESDÉMONA. — Ô conclusion très-boiteuse et très-impotente ! Ne va pas à son école, Emilia, quoiqu’il soit ton mari. — Qu’en dites-vous, Cassio ? est-ce qu’il n’est pas un censeur-très-profane et très-licencieux ? CASSIO. — Il parle crûment, Madame ; le soldat vous plaira mieux en lui que le lettré. ; IAGO, à part. — Il la prend par la main ; oui, bien dit, — chuchote : avec une aussi petite toile que celle-là, je prendrai une aussi grosse mouche que Cassio. Oui, souris-lui, va ; je t’engluerai avec ta propre politesse. Vous dites vrai ; c’est cela, ma foi : si vous perdez votre lieutenance pour des manèges comme ceux-là, il aurait mieux valu que vous n’eussiez pas embrassé si souvent vos trois doigts, ce que vous êtes entrain de faire encore pour vous donner des airs de beau Monsieur. Très-bien ! bien embrassé ! excellente courtoisie ! c’est cela vraiment. Comment ! encore une fois vos doigts aux lèvres ? Que je voudrais qu’ils pussent vous servir de canules de seringue ! (Fanfares de trompette.) Le Maure ! — je reconnais sa trompette. CASSIO. — C’est vraiment lui, DESDÉMONA. — Allons à sa rencontre pour le recevoir. CASSIO. — Eh, le voici qui vient ! OTHELLO. — Ô ma belle guerrière ^{[5]} ! DESDÉMONA. — Mon cher Othello ! OTHELLO. — Je suis aussi émerveillé que content de vous voir ici avant moi. Ô joie de mon âme ! Si à toutes les tempêtes succèdent de tels calmes, puissent les vents souffler jusqu’à réveiller la mort ! et que ma barque, luttant avec effort, escalade des montagnes d’eau hautes comme l’Olympe, et descende ensuite aussi bas que l’enfer est bas comparé au ciel ! S’il me fallait mourir maintenant, ce serait le plus heureux destin ; car mon âme possède Un bonheur si absolu, qu’une autre joie pareille, je le crains, ne peut lui être réservée dans l’avenir inconnu. DESDÉMONA. — Les cieux défendent que notre amour et notre bonheur cessent de croître avant que nos jours finissent ! OTHELLO. — Je réponds Amen à cette prière, ô puissances clémentes ! Je ne puis parler comme je le voudrais de mon bonheur ; il m’étouffe là ; c’est trop de joie ! Que ceci, et ceci encore (il l’embrasse) soient les plus grandes discordes que connaissent jamais nos cœurs ! IAGO, à part. — Vous voilà bien à l’unisson à cette heure ! mais, sur la foi de l’honnête homme que je suis, je relâcherai les cordes qui font cette musique. OTHELLO. — Venez, rendons-nous au château. — Des nouvelles, mes amis ; nos guerres sont finies, les Turcs ont fait naufrage. Et comment se portent mes vieilles connaissances de cette île ? — Chérie, vous serez bien fêtée dans Chypre ; j’ai trouvé beaucoup d’affection parmi ses habitants. Ô ma charmante, je babille contre toutes convenances, et je radote de mon propre bonheur. — Je t’en prie, mon bon Iago, va-t’en à la baie, et débarque mes coffres ; conduis le maître d’équipage à la citadelle ; il est excellent, et ses talents méritent beaucoup de respect. Venez, Desdémona, une fois encore vous êtes la bien rencontrée dans Chypre. (Sortent Othello, Desdémona, et les gens de leur suite.) IAGO. — Viens me rejoindre immédiatement au port. Avance ici. Si tu es vaillant, — et on prétend que les gens bas, quand ils sont amoureux, acquièrent alors une noblesse plus grande que n’aurait semblé le comporter leur nature originaire, — écoute-moi. Le lieutenant veille cette nuit au corps de garde : et d’abord, je dois te le dire, Desdémona est positivement amoureuse de lui. RODERIGO. — De lui ! allons donc, ce n’est pas possible. IAGO. — Ferme tes lèvres avec ton doigt comme cela, et laisse ton âme s’instruire. Remarque-moi avec quelle violence elle a d’abord aimé le Maure, rien que pour ses vanteries et pour les mensonges fantastiques qu’il lui débitait : est-ce qu’elle l’aimera toujours pour ces bavardages ? que ton cœur naïf ne croie pas une telle chose. Son œil aura besoin de se repaître, et alors quel plaisir trouvera-l-elle à regarder le diable ? Lorsque le sang se refroidit à force de jeux amoureux, il faut pour l’enflammer derechef, et pour donner à la satiété un nouvel appétit, de la grâce dans les traits, de l’accord dans les années, des manières, de la beauté, toutes choses dont manque le Maure : alors, faute de ces agréments indispensables, sa délicate tendresse découvrira qu’elle est dupée, elle commencera à se sentir des nausées, à détester et abhorrer le Maure ; la nature elle-même sera en cette occasion son institutrice et la poussera vers quelque second choix. Maintenant, Messire, cela posé, — et c’est une supposition aussi naturelle et aussi peu forcée que possible, — qui est aussi bien placé, sur le chemin de cette bonne fortune que Cassio, un drôle très-libertin, qui a tout juste assez de conscience pour s’envelopper de formes polies et décentes, afin de mieux tenir secrets ses penchants corrompus et clandestinement déréglés ? Parbleu non, personne au monde, personne n’est mieux placé : c’est un drôle subtil et glissant, un dénicheur d’occasions ; il vous a un œil capable de créer et de faire naître par ruse les opportunités, quand bien même la véritable opportunité ne se présenterait jamais : un diabolique drôle ! En outre, le coquin est beau, jeune, et vous a toutes ces qualités que demandent la folie et les-âmes sans expérience : c’est un drôle parfaitement contagieux, et la femme l’a déjà distingué. RODERIGO. — Je ne puis croire cela d’elle ; elle est pleine des dispositions les plus vertueuses. IAGO. — Vertueuse queue de figue ; Le vin qu’elle Boit est fait de raisins : si elle avait été vertueuse, elle n’aurait jamais aimé le Maure : vertueux pudding ! Ne l’as-tu pas vue jouer avec la paume de sa main ? n’as-tu pas remarqué cela ? RODERIGO. — Oui, je l’ai remarqué ; mais c’était simple courtoisie. IAGO. — Paillardise, par cette main ! l’index et l’obscur prologue à l’histoire des pensées coupables et de la concupiscence. Leurs lèvres se sont rencontrées de si près que leurs haleines s’embrassaient. Ce sont coupables pensées, Roderigo ! Lorsque ces courtoisies réciproques ouvrent la marche, le général et le gros de l’armée arrivent bien vite, ainsi que la conclusion incorporée. Ah bah ! Mais, Messire, laissez-vous diriger par moi : je vous ai amené de Venise. Faites partie de la garde cette nuit ; quant à la consigne, je vous la donnerai : Cassio ne vous connaît pas ; je ne serai pas loin de vous ; trouvez quelque occasion de mettre Cassio en colère, soit en parlant trop haut, ou en raillant sa discipline, ou par tout autre moyen qu’il vous plaira et dont l’heure ne pourra manquer de vous fournir l’occasion propice. RODERIGO. — Bon. IAGO. — Messire, il est emporté et très-soudain dans : sa colère, et peut-être vous frappera-t-il : provoquez-le, afin qu’il le fasse ; car alors je me servirai de cette occasion pour exciter parmi les gens de Chypre une émeute, dont la pacification ne pourra s’opérer que par la destitution de Cassio. De la sorte le voyage de vos désirs vers leur but se trouvera abrégé, grâces aux moyens que j’aurai de les favoriser par suite de cette affaire, et une fois que sera heureusement écarté l’obstacle qui, tant qu’il existerait, ne nous permettrait pas de compter sur la réalisation de nos espérances. RODERIGO. — Je ferai cela, si je puis en trouver l’occasion. IAGO. — Tu la trouveras, je t’en réponds. Viens me rejoindre dans un instant à la citadelle : il faut que je fasse débarquer ses effets. Adieu. RODERIGO. — Adieu. (Il sort.) IAGO. — Que Cassio l’aime, je le crois, vraiment : qu’elle aime Cassio., c’est possible et très-facile à croire : le Maure, — quoique je ne puisse pas le souffrir, — est d’une nature noble, constant dans ses affections, et j’ose penser qu’il se montrera pour Desdémona un très-tendre époux. Maintenant, je l’aime aussi elle ; non par désir charnel, — quoique le sentiment qui me guide soit, peut-être un aussi, grand péché, —mais parce qu’elle me fournit en partie l’assaisonnement de n ; a vengeance : je soupçonne en effet ce Maure paillard de s’être insinué dans mon lit, soupçon qui comme un poison minéral me ronge les entrailles, et rien ne pourra soulager mon âme avant que je l’aie mis de pair avec moi, femme pour femme ; ou bien, si je ne le puis pas, avant que j’aie jeté le Maure dans Une si violente jalousie que le bon sens ne puisse le guérir. Pour atteindre ce but, si ce pauvre limier de Venise que je mène en laisse pour son ardeur à chasser, garde bien la piste, je tiendrai bientôt notre Michel Cassio par les rognons, et je le noircirai aux yeux du Maure de la façon la plus complète, car je crains que Cassio n’en veuille à mon bonnet de nuit lui aussi. Je veux que le Maure me remercie, m’aime et me récompense, pour avoir fait de lui un âne insigne, et troublé son repos et son bonheur jusqu’à le rendre fou. Le plan est là, mais encore confus ; le vrai visage de la fourberie ne se découvre que lorsqu’elle a fait son œuvre. (Il sort.) ## SCÈNE II. LE HÉRAUT. — C’est le bon plaisir d’Othello, notre noble et vaillant générai, que, sur les nouvelles certaines maintenant arrivées de la destruction complète de la flotte turque, les habitants célèbrent cet événement, les uns par des danses, les autres par des feux de joie, chacun par les amusements et les jeux qui lui plairont davantage ; car, en outre de ces heureuses nouvelles, ce jour est aussi celui de la célébration de son mariage : — voilà ce que nous avons ordre de proclamer de ses volontés. Tous les offices du château sont ouverts ; et chacun a pleine liberté d’y festiner depuis cette présente cinquième heure, jusqu’à ce que la cloche ait sonné onze heures. Le ciel bénisse-l’île-de Chypre et notre noble général Othello ! (Ils sortent.) ## SCÈNE III. OTHELLO. — Mon bon Michel, vous veillerez cette nuit à la garde : sachons mettre à nos plaisirs un honnête temps d’arrêt, afin de ne pas dépasser nous-mêmes les bornes de la retenue. CASSIO. — lago a reçu les instructions nécessaires ; mais néanmoins j’inspecterai tout de mes propres yeux. OTHELLO. — lago est très-honnête. Bonne nuit, Michel : demain, à la première heure, j’aurai besoin de vous parler. (A Desdéniona.) Venez, moucher amour ; — l’acqui sition faite, il faut en goûter les fruits, et ce bonheur est encore à venir-entre vous et moi. — Bonne nuit. (Sortent Othello, Desdémona, ei leur suite.) CASSIO. — Tu es le bienvenu, lago ; nous devons faire la garde. IAGO. — Pas à cette heure, lieutenant, il n’est pas encore dis heures. Notre général nous a congédiés d’aussi bonne heure pour l’amour de sa Desdémona, et nous ne pouvons certes pas l’en blâmer : il n’a pas encore passé de bonne nuit avec elle, et c’est un morceau digne de Jupiter. GASSIO. — C’est une très-délicieuse Dame. TAGO. — Et qui aime le jeu, je lui en réponds. CASSIO. — C’est vraiment la créature la plus fraîche et la plus délicate. IAGO. — Quel œil elle vous a ! on dirait qu’il sonne un pourparler de provocation. CASSIO. — Un œil plein d’invitation, et cependant me semble-t-il tout à fait modeste. IAGO. — Et lorsqu’elle parle, ne dirait-on pas que la voix bat la diane de l’amour ? CASSIO. — Elle est la perfection même, en vérité. IAGO. — Bien, que le bonheur soit entre leurs draps ! Venez, lieutenant, j’ai une cruche de vin, et là dedans il y a un couple de braves Chypriotes qui boiraient volontiers un coup à la santé du noir Othello. CASSIO. — Pas de ce soir, mon bon Iago ; j’ai une tête des plus faibles et des moins faites qu’il y ait pour boire : je voudrais bien que la politesse eût inventé quelque autre mode de cordialité. IAGO. — Oh ! ce sont nos amis ; une coupé seulement : je boirai pour vous. CASSIO. — Je n’ai bu ce soir qu’une coupe, et je l’avais soigneusement baptisée encore, et voyez cependant comme elle a déjà opéré sur moi. Je suis affligé de cette infirmité, et je n’oserais pas mettre ma faiblesse à l’épreuve d’une seconde coupe. IAGO. — Voyons, l’ami ! c’est une nuit de fête, et nos braves le désirent. CASSIO. — Où sont-ils ? IAGO. — Ici, à la porte ; je vous en prie, allez les chercher. CASSIO. — Je vais le faire ; mais cela me déplaît. (Il sort.) IAGO. — Si je puis seulement lui faire avaler mie coupe, cette coupe ajoutée à celle qu’il a déjà bue ce soir, il sera aussi plein de querelles et d’offenses que le chien de ma jeune maîtresse. De son côté, mon imbécile malade de Roderigo, dont l’amour a presque mis la cervelle à l’envers, a cette nuit bu coupe sur coupe en l’honneur de Desdémona, et il doit faire partie de la garde : j’ai aussi ce soiràrrosé d’abondantes rasades, trois gars de Chypre, âmes nobles et bouillantes, singulièrement méticuleux sur le point d’honneur, vraie poudre et salpêtre de cette île guerrière, et ils doivent aussi être de garde. Maintenant, il me faut pousser notre Cassio à commettre parmi ce troupeau d’ivrognes quelque action qui puisse offenser l’île : — mais les voici qui viennent : si les conséquences répondent au plan que j’ai rêvé, ma barque naviguera librement avec vent et marée. CASSIO. — Foi de Dieu, ils m’ont déjà mis en pointe. MONTANO. — Bien peu, sur ma foi ; pas plus d’une pinte, aussi vrai que je suis un soldat. IAGO. — Du vin, holà ! (Il chante.) Du vin, mes gars ! CASSIO. — Par le ciel, une excellente chanson. IAGO. — Je l’ai apprise en Angleterre, où ils sont vraiment très-puissants pour épuiser les pots ^{[6]}. Vos Danois, vos Allemands, et-vos Hollandais au gros ventre, — à boire, holà ! — ne sont rien comparés à vos Anglais. CASSIO. — Est-ce que votre Anglais est aussi expert à boire ? IAGO. — Oh ! voyez-vous, il vous rend votre Danois ivre mort avec une facilité ! et il ne sue pas pour battre votre Allemand, et quant à votre Hollandais, il vous le renvoie vomir avant qu’on ait pu remplir le second broc. CASSIO. — À la santé de notre général ! MONTANO. — Je la porte, lieutenant, et je vous tiendrai tête. IAGO. — Ô charmante Angleterre ! (Il chante.) Du vin, holà ! CASSIO. — Ma foi, cette chanson est encore plus exquise que l’autre. IAGO. — Voulez-vous l’entendre encore ? CASSIO. — Non, car je tiens que celui qui fait ces choses-là est indigne de sa place. — Bon, Dieu est au-dessus de nous tous, et il y aura des âmes qui seront sauvées et des âmes qui ne seront pas sauvées. IAGO. — C’est vrai, mon bon lieutenant. CASSIO. — Quant à moi, soit dit sans offenser le général, ou tout homme de qualité, j’espère être sauvé. IAGO. — Et moi aussi, lieutenant. CASSIO. — Oui, mais avec votre permission, pas avant moi ; le lieutenant doit être sauvé avant l’enseigne. Mais assez de cela ; occupons-nous de nos affaires. — Pardonnez-nous nos péchés ! — Messires, occupons-nous de nos affaires. Ne croyez pas que je sois ivre, Messires : voici là mon enseigne : ici est ma main droite, et là ma main gauche : — je ne suis pas ivre du tout : je puis me tenir suffisamment droit, et parler suffisamment bien. Tous. — Extrêmement bien. CASSIO. — Alors, très-bien ; en ce cas, vous ne devez pas penser que je suis ivre. (Il sort.) MONTANO. — À l’esplanade, mes maîtres ; allons placer la garde. IAGO. — Vous voyez ce camarade qui vient de sortir, c’est un soldat digne de servir aux côtés de César, et de commander en chef : et cependant voyez son vice ; c’est juste l’équinoxe de.son mérite ; tous.deux ont même mesure : c’est dommage. J’ai bien peur que la confiance qu’Othello place en lui, ne soit un ébranlement pour cette île, un jour où son infirmité lui fera faire quelque sottise. MORTANO. — Mais est-il souvent ainsi ? IAGO. — Cet état sert presque toujours de prologue à son sommeil : il va rester vingt-quatre heures sans dormir, si l’ivresse ne vient pas le bercer. MONTANO. — Il serait bon que le général en fût averti. Peut-être ne le voit-il pas ; ou bien sa bonne nature, appréciant les vertus seulement qui apparaissent en Cassio, ne prête pas attention à ses défauts : n’est-ce pas la vérité ? IAGO, lui parlant à part. — Eh bien, Roderigo ? Je vous en prie, courez vite après le lieutenant ; allez. (Sort Roderigo.) MONTANO. — C’est grand dommage que le noble Maure risque une place aussi importante que celle de son second aux mains d’un homme affligé d’un vice aussi invétéré. Ce serait une honnête action d’en parler au Maure. IAGO. — Moi, je ne le ferais pas pour cette île entière : j’aime bien Cassio, et je ferais, beaucoup pour le guérir de ce défaut. Mais écoutez ! quel est ce bruit ? (Cris à l’extérieur. Au secours ! au secours !) CASSIO. — Ah, coquin ! ah : canaille ! MONTANO. — Qu’y a-t-il, lieutenant ? CASSIO. — Un drôle, m’enseigner mon devoir ! Je m’en vais aplatir le coquin à le faire entrer dans une bouteille d’osier. RODERIGO. — M’aplatir ! CASSIO. — Comment, tu bavardes, coquin ? (Il frappe Roderigo.) MONTANO. — Voyons, mon bon lieutenant ; je vous en prie, Messire, retenez votre main. CASSIO. — Lâchez-moi, vous, Messire, ou je vous casse la mâchoire :. MONTANO. — Allons, allons, vous êtes ivre. CASSIO. — Ivre ! (Ils se battent.) IAGO, à part, à Roderigo. — Vite, dis-je, partez et criez — une émeute ! (Sort Roderigo.) Voyons, mon bon lieutenant, — hélas ! gentilshommes ; — au secours, holà ! — lieutenant, — Messire — Montano — Messire. — Au secours, Messires ! — Voilà une jolie garde en vérité ! (Le tocsin sonne.) Qui sonne cette cloche ? Diable, halte — là ! La ville va se lever : puissance de Dieu, arrêtez, lieutenant ! vous allez être déshonoré pour toujours. OTBELLO. — Qu’est-ce qui se passe ici ? MONTANO. — Mordieu, je saigne toujours ! je suis blessé à mort. (Il s’évanouit.) OTHELLO. — Arrêtez, si vous tenez à la vie ! IAGO. — Arrêtez, holà ! lieutenant, — Messire, — Montano, — Messires, — avez-vous perdu tout sentiment du lieu où nous sommes et de vos devoirs ? Arrêtez ! le général vous parle : arrêtez, par pudeur ! OTHELLO. — Eh bien, qu’est-ce à dire, holà ! Comment est née cette querelle ? Sommes-nous devenus Turcs, et faisons-nous contre nous-mêmes ce que le ciel ne nous a pas permis de faire contre les Ottomans ? Par pudeur chrétienne, cessez cette querelle barbare : celui qui fait un pas pour essayer de satisfaire sa rage, tient son âme à peu de prix, car il meurt dès son premier mouvement. — Faites taire cette cloche d’alarme ! elle effraye l’île, et la tire en sur saut de son repos. — Qu’y a-t-il, Messires ? — Honnête Iago, toi qui as l’air presque mort de douleur, parle, qui a commencé cette querelle ? je te l’ordonne, sur ton affection, parle. IAGO. — Je ne sais ; ils étaient amis, il n’y a qu’un instant, à la minute même, dans ce quartier, en aussi bons termes que le marié et la mariée lorsqu’ils se déshabillent pour se mettre au lit ; et tout à coup, comme si quelque planète avait semé la folie, ils ont tiré leurs épées, et se sont précipités l’un contre l’autre dans une lutte sanglante. Je ne puis dire quel a été le commencement de cette absurde querelle, et je voudrais avoir perdu dans une action glorieuse-ces mêmes jambes qui m’ont conduit ici pour en être le témoin ! OTHELLO. — Comment se fait-il, Michel, que vous vous soyez ainsi oublié ? CASSIO. — Pardonnez-moi, je vous en prié ; je ne puis parler. OTHELLO. — Noble Montano, vous aviez coutume d’avoir une conduite décente ; le monde a remarqué la gravité et la placidité de votre jeunesse, et votre nom est hautement, estimé, par les censeurs les plus sages : que s’est-il donc passé, pour que vous compromettiez à ce point votre réputation, et que vous consentiez à troquer la riche estime dont vous jouissez contre la qualification de tapageur nocturne ? répondez-moi là-dessus. MONTANO. — Noble Othello, je suis dangereusement blessé ; votre officier, Iago, peut vous informer de tout ce que je sais, pendant que moi je me dispenserai de parler, ce qui pour l’heure me fatiguerait quelque peu : je n’ai d’ailleurs rien dit, ni rien fait de blâmable cette nuit, à moins que la charité envers nous-mêmes ne soit quelquefois un vice, et que nous défendre lorsque la violence nous assaille ne soit un péché. OTHELLO. — Par le ciel, voilà maintenant que le sang commence à me gouverner en place de mes facultés plus calmes, et que la passion, obscurcissant mon jugement, — essaye de guider ma conduite ! Si je fais un pas, ou si je remue seulement ce bras, le meilleur de vous tous va tomber sous ma colère ! Apprenez-moi comment a commencé cette odieuse querelle, qui l’a mise en train, et celui qui sera reconnu coupable de cette faute, eût-il été mon frère jumeau, né à la même heure que moi, perdra ma faveur. Comment ! venir soulever une querelle particulière dans une place de guerre, encore tout émue, dont les habitants ont encore le cœur plein de crainte, et cela la nuit, dans le corps de garde de sûreté ! c’est monstrueux. — Iago, qui a commencé cette querelle ? MONTANO. — Si, par camaraderie, ou esprit de corps, tu dis plus ou moins que la vérité, tu n’es pas un soldat. IAGO. — Ne me pressez pas si fort. J’aimerais mieux qu’on m’arrachât cette langue de la bouche que d’offenser Michel Cassio ; cependant je suis bien sûr qu’en disant Ja vérité, je ne lui nuirai en rien. Voici ce qui s’est passé, général. Pendant que nous étions à causer, Montano et moi, arrivent un individu criant : au secours, et Cassio le poursuivant, l’épée levée pour le frapper. Seigneur, ce gentilhomme-ci s’est alors placé devant Cassio pour le prier de se retenir, et moi-même j’ai poursuivi l’individu qui criait, de crainte que par ses cris,fait qui s’est réalisé, — il ne jetât la terreur dans la ville : mais lui, agile des talons, m’empêcha d’atteindre mon but, et moi je revins, d’autant plus vite que j’entendis des épées qui se heurtaient et qui tombaient, et Cassio qui sacrait à tue-tête, comme je ne l’avais jamais entendu sacrer avant ce soir, je puis le dire. Lorsque je fus revenu, — car tout cela n’avait duré qu’un instant, — je les trouvai aux prises-, et se portant des bottes, comme vous les avez trouvés vous-même lorsque vous les avez séparés. Je ne puis dire autre chose de cette affaire : — mais les hommes sont des hommes, les meilleurs s’oublient quelquefois : — quoique Cassio ait quelque peu maltraité ce gentilhomme, — car lorsque les hommes sont furieux, ils frappent ceux qui leur veulent le plus de bien, — cependant, Cassio a sûrement reçu de la part de celui qui s’est enfui quelque étrange affront que la patience ne pouvait supporter. OTHELLO. — Je sais, Iago, que ton honnêteté et ton amitié te portent à adoucir l’affaire, pour qu’elle pèse moins sur Cassio. — Cassio, je t’aime, mais tu ne seras jamais plus mon officier. OTHELLO. — Voyez, ma charmante bien-aimée s’est levée à ce bruit ! — (À Cassio.) Je ferai de toi un exemple. DESDÉMONA. — Qu’y a-’t-il ? OTHELLO. — Tout est bien maintenant, chérie ; retournons au lit. (A Montano) Messire, je serai moi-même le chirurgien de vos blessures : qu’on l’emmène. (Montano est emmené !) Iago, parcours avec soin la ville, et rassure ceux que cette odieuse querelle aurait alarmés. — Viens, Desdémona : c’est la vie du soldat d’être réveillé de son doux sommeil par des bruits de combat. (Tous sortent, excepté Iago et Cassio.) IAGO. — Eh bien, est-ce que vous êtes blessé, lieutenant ? CASSIO. — Oui, et sans remède possible. IAGO. — Vraiment, veuille le ciel que non ! CASSIO. — Ma réputation, ma réputation, ma réputation ! Oh, j’ai perdu ma réputation ! j’ai perdu la partie immortelle de moi-même, et ce qui reste appartient à la bête. Ma réputation, Iago, ma réputation ! IAGO. — Aussi vrai que je suis un honnête homme, je croyais que vous aviez reçu quelque blessure corporelle ; cela est plus grave que les blessures de la réputation. La réputation est une vaine et très-menteuse imposture : on l’acquiert souvent sans mérite et on la perd sans motifs ; vous n’avez perdu aucune réputation, à moins que vous ne vous réputiez comme l’ayant perdue. Allons, l’ami ! il y a encore moyen de retrouver la faveur du général ; il vous a cassé tout à l’heure dans un moment de colère, plutôt par politique que par malice, absolument comme quelqu’un qui battrait son chien inoffensif pour inspirer de la crainte à un lion impérieux : sollicitez-le de nouveau, et il reviendra à vous. CASSIO. — J’aimerais mieux solliciter qu’on’me méprisât, que de tromper un si bon commandant en lui proposant un officier si léger, si ivrogne, si imprudent. S’enivrer ! parler comme un perroquet ! quereller ! faire le rodomont ! jurer ! et débiter des sottises à son ombre ! — Ô invisible esprit du vin, si tu n’as pas de nom connu, nous devons t’appeler diable ! IAGO. — Qui poursuiviez-vous avec votre épée ? Que vous avait-il fait ? CASSIO. — Je ne sais pas. LAGO. — Est-ce possible ? CASSIO. — Je me rappelle une masse de choses, mais rien distinctement ; une querelle, mais pourquoi, je n’en sais rien. — Oh Dieu ! dire que les hommes peuvent faire entrer un ennemi dans leurs bouches pour leur voler leurs cervelles ! que nous sommes capables de nous transformer en bêtes, avec joie, plaisir, entrain, et orgueil ! IAGO. — Mais vous voilà à cette heure assez bien : comment vous êtes-vous rétabli ainsi ? CASSIO. — Il a plu au diable Ivresse de céder la place au diable Colère : une imperfection m’en montre une autre, pour me faire me mépriser plus franchement moi-même. IAGO. — Allons, vous êtes un moraliste trop sévère ; étant donnés l’heure, le lieu, et la situation de ce pays-ci, j’aurais désiré de tout mon cœur que cela ne fût pas arrivé ; mais puisque les choses se sont passées ainsi, raccommodez-les à votre profit. CASSIO. — Quand je lui redemanderai ma place, il me répondra que je suis un ivrogne ! J’aurais autant de bouches que l’hydre, qu’une telle réponse les fermerait toutes. Être il y a un instant un homme raisonnable, puis tout à coup devenir un sot, et se trouver maintenant une bête ! oh, la chose étrange ! Chaque coupe de trop est une malédiction, et contient un démon. IAGO. — Allons, allons, le bon vin est un bon compagnon, si on le traite bien ; ne vous emportez plus contre lui. Mais, mon bon lieutenant, je suppose que vous croyez que je vous aime. CASSIO. — J’ai eu occasion d’en être sûr, Messire. — Ivre, moi ! ÏAGO. — Vous, ou tout homme vivant peut s’enivrer à une heure donnée, l’ami. Je vais vous dire ce que vous avez à faire. C’est la femme de notre général qui est maintenant le général ; — je puis bien dire cela, puisque maintenant, il s’est adonné à la contemplation, à l’admiration et à l’adoration de ses qualités et de ses grâces : — confessez-vous à elle franchement, demandez-lui, jusqu’à en être importun, son aide pour recouvrer votre place ; elle est d’une nature si ouverte, si tendre, si obligeante, si bienveillante, que sa vertu considère comme un vice de ne pas faire plus qu’on ne lui demande. Priez-la de raccommoder cette fracture qui s’est opérée entre vous et son mari, et je parie ma fortune contre n’importe quel enjeu valant la peine d’être nommé., que votre affection réciproque n’en deviendra que plus forte après cette rupture. CASSIO. — Vous me donnez un bon conseil. IAGO. — C’est par affection sincère et honnête bon vouloir que je vous le donne, je vous le déclare. CASSIO. — Je le crois vraiment, et demain matin de bonne heure, je supplierai la vertueuse Desdémona de prendre ma cause en main : si ma fortune échoue dans cette sollicitation, je la liens pour perdue. IAGO. — Vous êtes dans le vrai chemin. Bonne nuit, lieutenant ; il faut que je veille à la garde. CASSIO. — Bonne nuit, honnête Iago. (Sort Cassio.) IAGO. — Et qui oserait dire que je joue le rôle d’un scélérat, lorsque l’avis que je donne est franc et honnête» d’une réalisation probable, et le seul moyen, vraiment, de fléchir le Maure ? En effet, il est très-aisé de décider à toute honnête sollicitation la bienveillante Desdémona ; elle est de nature aussi généreuse que les libres éléments. Quant à vaincre le Maure, c’est pour elle une tâche aisée, — quand même il s’agirait pour lui de renoncer au baptême, à tous les sceaux et à tous les symboles de la rédemption, car son âme est tellement garrottée dans les liens de son amour, que Desdémona peut à son gré faire, défaire, comme il plaira à son caprice d’agir en Dieu avec sa faible résistance. En quoi suis-je donc un scélérat parce que je conseille à Cassio la ligne de conduite qui le mène directement à son bien ? Divinité de l’enfer ! lorsque, les diables veulent suggérer, les plus noirs péchés, ils les présentent d’abord sous les formes les plus célestes comme je le fais maintenant : car tandis que cet honnête imbécile sollicitera, auprès de Desdémona pour réparer sa fortune, et qu’elle plaidera passionnément sa cause auprès du Maure, moi j’insinuerai dans l’oreille d’Othello ce soupçon empoisonné que c’est par coupable tendresse qu’elle le fait rappeler ; et plus elle s’efforcera de servir Cassio, plus elle détruira son crédit auprès du Maure. Ainsi je là ferai s’engluer dans sa propre vertu, et je tirerai de sa générosité même le filet qui les attrapera tous. IAGO. — Eh bien, quelles nouvelles, Roderigo ? RODEBIGO. — Je suis ici dans la chasse en question, non connue un lévrier qui poursuit, mais comme un lévrier qui se contente de faire sa partie dans Je concert d’aboiements de la meute. J’ai dépensé presque tout mon argent ; j’ai été ce soir rossé de la belle manière, et je crois que tout le résultat consistera dans l’expérience que je retirerai de mes peines ; et c’est ainsi que sans argent du tout, mais avec un peu plus d’esprit, je m’en retournerai à Venise. IAGO. — Quelles pauvres gens sont ceux qui manquent de patience ! A-t-on jamais vu blessure se guérir autrement que peu à peu ? Tu sais que nous agissons par le moyen de l’esprit et non par sorcellerie, et l’esprit, pour se développer, demande beaucoup de temps. Est-ce que les choses ne marchent pas bien ? Cassio t’a rossé, et toi, au moyen de cette légère volée, tu as cassé Cassio : quoique le soleil fasse pousser plusieurs choses à la fois, cependant les fruits qui les premiers fleurissent sont aussi les premiers qui mûrissent : tâche de prendre patience un instant. — Par la messe, il est déjà matin ; le plaisir et l’action font paraître courtes les heures. Retire-toi ; vas où tu as ton billet de logement : pars, dis-je, tu en sauras davantage plus tard : allons, pars donc. (Sort Roderigo.) Il y a deux choses à faire, — ma femme doit disposer sa maîtresse en faveur de Cassio, et je vais la préparer à ce rôle ; et moi en même temps j’aurai soin de tirer le Maure à part, et de l’amener juste au moment où il pourra trouver Cassio sollicitant sa femme : — oui, c’est le moyen ; ne laissons pas ce plan languir par froideur et retards (Il sort.) ## SCÈNE PREMIÈRE. CASSIO. — Mes maîtres, jouez ici, — je récompenserai vos peines, — jouez quelque chose de bref, et souhaitez le bonjour au général. (Musique.) LE BOUFFON. — Eh. bien, mes maîtres, est-ce que vos instruments sont allés à Naples qu’ils parlent ainsi du nez ? PREMIER MUSICIEN. — Qu’est-ce à dire, Messire. qu’est-ce à dire ? LE BOUFFON. — Est-ce que ces instruments sont des instruments à vent, je vous prie ? PREMIER MUSICIEN. — Oui, pardi, Messire. LE BOUFFON. — Ah bien, alors ils savent faire des répétitions ^{[2]}. PREMIER. MUSICIEN. — Qu’est-ce qui pétitionne, Messire ? LE BOUFFON. — Parbleu, Messire, plus d’un instrument à vent de ma connaissance. Mais, mes maîtres, voici de l’argent pour vous : le général aime tant votre musique, qu’il vous supplie, par bonne amitié, de ne plus faire de tapage. PREMIER MUSICIEN. — Bien, Messire, nous n’en ferons pas. LE BOUFFON. — Si vous avez une musique qu’on puisse ne pas entendre, jouez-la ; mais, comme on dit, quant à entendre de la musique, le général ne s’en soucie pas beaucoup. PREMIER MUSICIEN. — Nous n’avons pas de musique du genre de celle que vous demandez, Messire. LE BOUFFON. — En ce cas, remettez vos flûtes dans votre sac, car moi, je m’en vais : allez ; évanouissez-vous dans l’air ; partez ! (Sortent les musiciens.) CASSIO. — Entendez-vous, mon honnête ami ? LE BOUFFON. — Non, je n’entends pas votre honnête ami ; je vous entends. CASSIO. — Je t’en prie, garde tes facéties. Voici une pauvre pièce d’or pour toi ; si la Dame qui sert la femme du général est levée, dis-lui qu’un certain Cassio sollicite la faveur de l’entretenir un instant. Feras-tu cela ? LE BOUFFON. — Elle vient de sauter à bas du lit, Mes sire, et si elle saute jusqu’ici, je veux bien lui toucher un mot de la chose. CASSIO. — Fais cela, mon bon ami. (Sort le Bouffon.) CASSIO. — Ah ! vous voilà fort à propos, lago ! IAGO. — Vous ne vous êtes donc pas couché ? CASSIO. — Ma foi, non, le jour s’était levé avant notre séparation. — J’ai eu la hardiesse, Iago, d’envoyer demander votre femme : je veux la solliciter pour qu’elle consente a me procurer accès auprès de la vertueuse Desdémona. IAGO. — Je vais vous l’envoyer immédiatement ; et je trouverai, un moyen d’écarter le Maure, afin que votre conversation touchant, votre affaire ait plus de liberté. CASSIO. — Je. vous en remercie humblement, (Sort Iago.) Je n’ai jamais connu un Florentin plus obligeant et plus honnête ^{[3]}. ÉMILIA. — Bonjour, mon bon lieutenant ; je suis désolée du déplaisir que vous avez encouru ; mais sûrement tout sera bientôt réparé. Lé général et sa femme sont en train de causer dé. cette affaire, et elle plaide vigoureusement pour vous : le Maure répond que celui que vous avez blessé est un homme de grande renommée à Chypre, et d’une parenté puissante, et qu’il ne pouvait, sans manquer de sagesse, ne pas vous-destituer ; mais il déclare qu’il vous aime, et qu’il n’a pas besoin’ d’autres sollicitations’ que ; celles de son amitié, pour le décider à saisir aux cheveux la première occasion de vous rappeler. CASSIO. — Cependant, je vous en conjure, si cela, se peut, ou si vous le jugez convenable, procurez-moi le moyen de dire quelques mots à Desdémona, seuls, en tête-à-tête. ÉMILLIA. — Entrez, je vous prie : je vais vous emmener en un lieu où vous aurez le temps d’ouvrir librement votre cœur. CASSIO. — Je vous suis très-obligé. (Ils sortent.) ## SCÈNE II. OTHELLO. — Donne ces lettres au pilote, Iago, et qu’il porte mes respects au sénat : cela fait, j’irai me promener du côté des ouvrages ; viens m’y retrouver. IAGO. — Bien, mon bon Seigneur, je le ferai. OTHELLO. — Eh bien, Messire, allons-nous voir cette fortification ? LES GENTILSHOMMES. — Nous sommes aux ordres de Votre Seigneurie. (Ils sortent.) ## SCÈNE III. DESDÉMONA. — Sois assuré, mon bon Cassio, que je. m’emploierai de tout mon pouvoir en ta faveur. ÉMILIA. — Faites cela, bonne Madame ; je vous garantis que ce malheur, afflige mon mari comme si c’était le sien. DESDÉMONA. — Ôh ! c’est un honnête garçon, — N’en doutez pas, Cassio, je vous rendrai, mon époux et vous, amis comme auparavant. CASSIO. — Généreuse Madame, quoi qu’il puisse advenir de Michel Cassio, il ne sera jamais autre chose que votre fidèle serviteur. DESDÉMONA. — Je le sais, — je vous remercie. Vous aimez mon Seigneur, vous le connaissez depuis longtemps, et soyez bien assuré qu’il ne vous tiendra à l’écart que tout juste autant que le lui commandera la politique. CASSIO. — Oui, Madame, mais cette politique peut durer si longtemps, se nourrir de prétextes si délicats et si insignifiants, se corerpliquer tellement par suite des circonstances, que, moi absent et ma place occupée, mon général oubliera mon affection et mes services. DESDÉMONA. — N’aie pas peur de cela, je te réponds de ta place devant Emiiia ici présente. Sois bien certain que lorsque je fais une promesse d’amitié, je la tiens jusqu’au dernier iota : mon Seigneur n’aura pas de repos, je le tiendrai éveillé jusqu’à ce que je l’aie dompté, je l’accablerai de paroles à lui faire perdre patience ; son lit sera comme une école, sa table comme un confessionnal ; je mêlerai à toutes ses occupations la requête de Cassio : ainsi, sois confiant, Cassio ; car ton avocat mourrait plutôt que d’abandonner ta cause. ÉMILIA. — Madame, voici venir Monseigneur. CASSIO. — Madame, je vais prendre mon congé. DESDÉMONA. — Mais, reste, et écoute-moi parler, CASSIO. — Non, pas maintenant, Madame ; je suis très-mal à l’aise et incapable de servir mes propres affaires. DESDÉMONA. — Bon, faites comme vous le jugerez convenable..(Sort Cassio.) IAGO. — Ah ! je n’aime pas cela. OTHELLO. — Que dis-tu ? IAGO. — Rien, Monseigneur : ou si.... je ne sais quoi. OTHELLO. — N’était-ce pas. Cassio qui s’est séparé de ma femme ? IAGO. — Cassio, Monseigneur ! Non, assurément, je ne puis croire qu’il se fût enfui ainsi comme un coupable en vous voyant venir. OTHELLO. — Je crois que c’était lui. DESDÉMONA. — Eh bien, Monseigneur, je viens de causer ici avec un solliciteur, un homme qui languit sous votre déplaisir. OTHELLO. — Qui voulez-vous désigner ? DESDÉMONA. — Eh, votre lieutenant, Cassio. Mon bon Seigneur, si j’ai grâce ou puissance pour vous émouvoir, pardonnez-lui sans plus tarder ; car si ce n’est pas un homme qui vous aime sincèrement, si ce n’est pas un homme qui a péché plutôt par ignorance qu’intentionnellement, je ne sais pas reconnaître un honnête visage : je t’en prie, rappelle-le. OTHELLO. — Est-ce lui qui s’éloignait d’ici tout à l’heure ? DESDÉMONA. — Oui, vraiment, et si humilié qu’il m’a laissé une partie de son chagrin, et que j’en souffre avec lui. Mon cher amour, rappelez-le. OTHELLO. — Pas maintenant, douce Desdémona ; une autre fois. DESDÉMONA. — Mais cette autre fois sera-t-elle bientôt ? OTHELLO. — Aussitôt que possible, en votre considération, ma chérie. DESDÉMONA. — Sera-ce ce soir à souper ? OTHELLO. — Non, pas ce soir. DESDÉMONA. — Demain à dîner, en ce cas ? OTHELLO. — Je ne dînerai pas à la maison ; je dois aller rejoindre les capitaines à la citadelle. DESDÉMONA. — Eh bien alors, demain soir : ou mardi matin, ou mardi à midi, ou le soir ; ou mercredi matin : je l’en prie, nomme la date, mais que le délai n’excède pas trois jours : sur ma foi, il se repent, et cependant sa faute, selon l’opinion commune, — sauf si l’on tient compte de la règle qui exige, dit-on, qu’à la guerre on fasse des exemples sur les meilleurs, — n’est pas une de ces fautes qui mérite même un blâme en particulier. Quand reviendra-t-il ? dites-le-moi, Othello : je m’interroge du fond de l’âme pour savoir ce que vous pourriez me demander que je vous refuserais, ou que je ne vous accorderais qu’avec cette hésitation. Comment ! Michel Cassio, qui était dans la confidence de vos amours, et qui si souvent a pris votre parti lorsque je parlais de vous désavantageusement, il me faut prendre tant de peines pour le faire rappeler ! Croyez-moi, je pourrais faire beaucoup.... OTHELLO. — Je t’en prie, assez : qu’il vienne quand il voudra ; je ne te refuserai rien. DESDÉMONA. — Vraiment, cela ne compte pas pour une faveur ; c’est comme si je vous priais de mettre vos gants, de vous nourrir de mets, de vous tenir chaud, ou si je vous sollicitais pour que vous rendiez un service particulier à votre propre personne : vraiment, lorsque je me proposerai d’éprouver votre amour par une demande, cette demande sera pleine d’importance, difficile et terrible à accorder. OTHELLO. — Je ne te refuserai rien : par conséquent, je t’en conjure, accorde-moi ceci, laisse-moi un instant seul avec moi-même. DESDÉMONA. — VOUS refuserai-je ? non : adieu, mon Seigneur. OTHELLO. — Adieu, m’a Desdémona : je te rejoins surle-champ. DESDÉMONA. — Viens, Emilia. — Faites comme le cœur vous le dira ; — quoi que vous désiriez, je suis obéissante. (Elle sort avec Emilia.) OTHELLO. — Excellente espiègle ! La damnation tombe sur mon âme, comme je t’aime ! et lorsque je ne t’aimerai plus, le chaos sera revenu. IAGO. — Mon noble Seigneur.... OTHELLO. — Que dis-tu, Iago ? IAGO. — Est-ce que Michel Cassio connaissait votre amour lorsque vous faisiez la cour à Madame ? OTHELLO. — Il l’a connu depuis le commencement jusqu’à la fin : pourquoi me demandes-tu cela ? IAGO. — Mais pour la satisfaction de ma pensée, pas pour autre chose de plus grave que cela. OTHELLO. — Et quelle est ta pensée, Iago ? IAGO. — Je ne croyais pas qu’il l’eût connue alors. OTHELLO. — Oh si, et il nous a servi souvent d’intermédiaire. IAGO. — En vérité ! OTHELLO. — En vérité ! oui, en vérité. — Qu’est-ce que tu vois là dedans ? Est-ce qu’il n’est pas honnête ? IAGO. — Honnête, Monseigneur ! OTHELLO. — Honnête ! oui, honnête. IAGO. — Si, Monseigneur, autant que je sache. OTHELLO. — Voyons, quelle est la pensée ? IAGO. — Pensée, Monseigneur ! OTHELLO. — Pensée, Monseigneur ! Par le ciel, il me fait écho comme s’il y avait dans sa pensée quelque monstre trop hideux pour être montré ! Tu veux dire quelque chose : je t’ai entendu dire tout à l’heure, que tu n’aimais pas cela, lorsque Cassio a quitté ma femme : qu’est-ce que tu n’aimais pas ? et lorsque je t’ai dit qu’il était dans mes secrets pendant tout le cours de mes amours, tu as crié, en vérité ! et tes sourcils se sont contractés et rejoints en forme de bourse, comme si tu avais voulu renfermer dans ton cerveau quelque horrible secret. Si tu m’aimes, montre-moi ta pensée. IAGO. — Monseigneur, vous savez que je vous aime, OTHELLO. — Je crois que lu m’aimes, et précisément parce que je te sais plein d’affection et d’honnêteté, et que tu pèses tes mots avant de les prononcer, tes temps d’arrêt m’effrayent d’autant plus : car de telles façons d’agir sont ruses habituelles chez un coquin déloyal et menteur f mais chez un homme juste, ce sont des révélations voilées qui s’échappent d’un cœur incapable de dominer son émotion. IAGO. — Pour ce qui est de Michel Cassio, j’oserais jurer que je le crois honnête. OTHELLO. — Je le crois aussi. IAGO. — Les hommes devraient être ce qu’ils paraissent, ou plût à Dieu que ceux qui ne le sont pas ne ressemblassent à personne ! OTHELLO. — C’est certain, les hommes devraient être ce qu’ils paraissent. IAGO. — Et c’est pourquoi je crois Cassio un honnête homme. OTHELLO. — Non, il y en a plus que cela là dedans ; je t’en prie, exprime-moi tes pensées telles que tu’les rumines en toi-même ; donne à ta pire pensée le vêtement du pire mot. IAGO. — Mon bon Seigneur, pardonnez-moi : quoique je sois tenu à tout acte de loyale obéissance, je ne suis pas tenu-à ce dont tout esclave est exempté. Exprimer mes pensées ? Parbleu, disons qu’elles sont viles et fausses, — et quel est le palais où de vilaines choses ne s’introduisent pas quelquefois ? — qui donc a un cœur si pur que, des soupçons odieux n’y tiennent pas parfois leurs séances légales et leurs assises en compagnie des pensées vertueuses ? OTHELLO. — Tu conspires contre ton ami, Iago, si, le croyant outragé, tu laisses son oreille étrangère à tes pensées. IAGO. — Je vous en conjure, comme ma supposition peut être erronée, — car je le confesse, c’est une malédiction de ma nature de soupçonner le mal, et souvent ma défiance crée des fautes qui n’existent pas, — que votre sagesse n’accorde aucune attention à un homme dont l’imagination est si apte à se tromper, et n’allez pas vous bâtir un échafaudage de troubles sur le fondement peu sûr de ses observations imparfaites. Vous laisser connaître mes pensées ne vaudrait rien pour votre tranquillité et votre bien, ni pour mon honneur d’homme, mon honnêteté et ma sagesse. OTHELLO. — Que veux-tu dire ? IAGO. — La bonne renommée, chez l’homme et la femme, mon cher Seigneur, est le joyau le plus personnel de l’âme : quiconque me vole ma.bourse, me vole de la drogue, peu de chose, rien ; c’était à moi, c’est à lui, cela avait été l’esclave de milliers d’autres ; mais celui qui me filoute de ma bonne renommée, me dérobe d’une chose qui ne l’enrichit pas, et me rend vraiment pauvre 4. OTHELLO. — Par le ciel je connaîtrai tes pensées ! IAGO. — Vous ne le pourriez pas, quand bien même mon cœur serait dans votre main ; à plus forte raison tant qu’il reste en ma garde. OTHELLO. — Ah ! IAGO. — Ô Monseigneur, prenez garde à la jalousie, c’est le monstre aux yeux verts qui se moque de la viande dont il se nourrit : il vit heureux le cocu qui, certain de sa destinée, déteste son offenseur ; mais quelles minutes damnées compte celui qui idolâtre, et cependant doute ; qui soupçonne, et pourtant aime fortement. OTHELLO. — Ô misère ! IAGO. — Pauvreté et contentement, c’est richesse, et richesse abondante ; mais des richesses infinies composent une pauvreté stérile comme l’hiver pour celui qui craint, toujours de devenir pauvre. — Ciel clément, défendez ; de la jalousie toutes les âmes, de mes égaux, OTHELLO. — Pourquoi, pourquoi tout cela ? Crois-tu donc que je voudrais mener une vie de jalousie, changeant toujours de soupçons avec chaque changement de lune ? Non, une fois qu’on doute, l’état de l’âme est fixé irrévocablement. Échange-moi contre un bouc fantasque, le jour où je dévouerai mon âme à des soupçons vagues et en l’air, pareils à ceux que suggère ton insinuation. On ne me rendra pas jaloux en me disant que ma femme est belle, reçoit avec grâce, aime la compagnie, est libre dans ses discours, chante, joue et danse bien ; chez quiconque est vertueux, ces actions-là sont très-vertueuses : je ne tirerai pas davantage de la faiblesse de mes mérites le plus petit sujet de crainte, le plus petit doute sur sa fidélité ; car elle avait des yeux, et m’a choisi. Non, Iago, il faudra que je voie avant de douter ; lorsque je douterai, il me faudra vérifier mes doutes ; et une fois la preuve faite, en bien alors, adieu à tout amour, ou adieu. à toute jalousie ! IAGO. — Je suis heureux de cela, car maintenant j’aurai une raison de vous montrer plus franchement l’amour et le respect que je vous porte : en conséquence, pour obéir à mon devoir, recevez cet avis : — je ne parle pas encore de preuves. Veillez sur votre femme, observez-la bien avec Cassio ; faites usage de vos yeux, sans jalousie et sans confiance : je ne voudrais pas que votre noble et franche nature fût trompée par suite de sa générosité, veillez-y : je connais bien le caractère de notre pays : à Venise, les femmes laissent voir au ciel les caprices qu’elles n’osent pas montrer à leurs maris j toute leur conscience consiste non pas à ne pas faire, mais à tenir caché. OTHELLO. — Parles-tu sérieusement ? IAGO. — Elle trompa son père en vous épousant ; au moment où elle semblait frissonner et avoir peur devant vos regards, c’est alors qu’elle les aimait le plus. OTHELLO. — C’est en effet ce qu’elle fit. IAGO. — Ah bien, en ce cas, continuez le raisonnement : celle qui si jeune put dissimuler au point de tenir les yeux de son père aussi étroitement fermés que le cœur d’un chêne, — si étroitement qu’il prit cela pour de la magie : — mais je suis tris à blâmer : je vous demande humblement pardon, de cet excès d’affection. OTHELLO. — Je te suis à jamais obligé. IAGO. — Je vois que cela a quelque peu troublé vos esprits. OTHELLO. — Pas d’un brin, pas d’un brin.... IAGO. — Sur ma foi, je crois que cela vous a troublé. J’espère que vous voudrez bien considérer que ce que je vous dis vient de mon affection pour vous ; — mais je vois que vous êtes ému : je dois vous prier de ne pas donner à mes paroles de plus grosses conséquences et une plus grande étendue que celles du soupçon, OTHELLO. — C’est ce que je ferai. IAGO. — Si vous alliez plus loin, Monseigneur, mes paroles obtiendraient un détestable succès auquel elles ne visent pas. Cassio est mon digne ami.... Monseigneur, je vois que vous êtes ému. OTHELLO. — Non, pas beaucoup ému : — je crois que Desdémona ne peut être qu’honnête IAGO. — Puisse-t-elle vivre longtemps telle ! et puissiez-vous vivre longtemps pour la croire telle ! OTHELLO. — Et cependant, quand la nature s’égare hors d’elle-même.... IAGO. — Oui, voilà le point ; aussi, pour être hardi avec vous, disons que n’avoir pas eu de goût pour tant de mariages proposés avec des hommes de son pays, de sa couleur, de sa condition, accords où nous voyons toujours tendre la nature, hum ! cela sent une âme corrompue, une odieuse désharmonie de penchants, des pensées contre nature : — mais, pardonnez-moi ; je ne prétends pas dire que mes paroles s’appliquent exactement à elle, et cependant je craindrais que son âme, revenant à un jugement plus froid, n’arrivât à vous comparer aux hommes de son pays, et ne se repentît peut-être. OTHELLO. — Adieu, adieu : si tu en aperçois davantage, fais-m’en connaître davantage ; mets ta femme en observation : laisse-moi, Iago. IAGO. — Monseigneur, je prends mon congé. (Il fait mine de s’éloigner.) OTHELLO. — Pourquoi me suis-je marié ? — Cet honnête individu en voit et en sait incontestablement plus long, beaucoup plus long qu’il n’en dit. IAGO, revenant. — Monseigneur, je voudrais supplier Votre Honneur de ne pas scruter plus avant cette affaire ; laissez cela au temps : quoiqu’il soit convenable que Cassio aie sa place, — car, à coup sûr, il la remplit avec une grande habileté, — cependant s’il vous plaît de le tenir quelque temps à l’écart, vous pourrez par là le pénétrer, lui et ses moyens : remarquez si votre femme insiste pour sa réinstallation avec vigueur, importunité et véhémence ; on verra par là bien des choses. En attendant, tenez-moi pour trop préoccupé de mes craintes, — comme j’ai grande cause de croire que je le suis, — et j’en conjure Votre Honneur, -regardez-la comme innocente. OTHELLO. — Crois que j’aurai de l’empire sur moi-même. IAGO. — Je prends une seconde fois mon congé. (Il sort.) OTHELLO. — Ce garçon est d’une excessive honnêteté, et il sait pénétrer avec un esprit éclairé tous les mobiles humains. Si je découvrais qu’elle est un faucon rebelle, quand bien même ses attaches seraient les fibres de mon cœur, je la lâcherais, et je la laisserais sous le vent, libre de chercher proie à l’aventure ^{[5]}. C’est peut-être parce que je suis noir, et que je n’ai pas ces dons doucereux de conversations que possèdent les Messires de boudoir ; c’est peut-être parce que je descends la pente des années, — mais ce n’est pas encore très-sensible : allons, elle s’est détachée ; je suis trompé, et ma seule consolation doit être de l’exécrer. Ô malédiction du mariage ! faut-il que nous puissions nous dire les maîtres de ces délicates créatures, et non de leurs appétits ! J’aimerais mieux être un crapaud, et vivre des vapeurs d’une prison, que d’abandonner un coin de la chose que j’aime à l’usage d’autrui. Cependant, c’est là la malédiction des grands ; ils ont moins de privilèges que les gens bas ; c’est une destinée aussi inévitable que la mort : ce malheur cornu nous est prédestiné à l’heure même où nous venons au monde. Voici Desdémona qui vient ; — si elle est perfide, oh bien alors, le ciel se moque de lui-même ! je ne puis pas le croire. DESDÉMONA. — Eh bien, que se passe-t-il donc, mon cher Othello ? Votre dîner et les nobles insulaires que vous avez invités attendent votre présence. OTHELLO. — Je suis à blâmer. DESDÉMONA. — Pourquoi parlez-vous d’une voix si faible ? Est-ce que vous n’êtes pas bien ? OTHELLO. — J’ai mal au front, là. DESDÉMONA. — C’est excès de veilles ; cela va se dissiper ; laissez-moi seulement le bander serré, et d’ici à une heure tout ira bien. OTHELLO. — Votre mouchoir est trop petit. (Il enlève le mouchoir de son front : elle le laisse tomber.) Laissez cela. Allons, je vous suis. DESDÉMONA. — Je suis vraiment chagrine que vous ne soyez pas bien. (Sortent Othello et Desdémona.) EMILIA. — Je suis charmée d’avoir trouvé ce mouchoir : c’est le premier souvenir qu’elle ait reçu du Maure : mon baroque mari m’a cajolée cent fois pour que je le volasse ; mais elle aime tant ce cadeau, — car il la conjura de le garder toujours, — qu’elle le porte perpétuellement sur elle pour l’embrasser et causer avec lui. Je vais en faire copier un sur ce modèle, et le donner à Iago ; ce qu’il en veut faire, le ciel, le sait, non pas moi : moi, je ne veux autre chose que satisfaire sa fantaisie. IAGO. — Eli bien, que faites-vous là toute seule ?. ÉSIILIA. — Ne grondez pas ; j’ai pour vous certaine chose. IAGO. — Une chose pour moi ! c’est chose commune.... ÉHILIA. — Hé ? IAGO. — D’avoir une sotte femme. EMILIA. — Oli, est-ce tout ? Que me donnerez-vous maintenant pour ce mouchoir ? IAGO. — Quel mouchoir ? ÉMILIA. — Quel mouchoir ! parbleu ce mouchoir que le Maure donna comme premier cadeau à Desdémona ; ce mouchoir que vous m’avez si souvent conseillé de voler. IAGO. — Est-ce que tu le lui as volé ? ÉMILIA. — Non, ma foi ; elle l’a laissé tomber par mégarde, et comme j’étais là, j’ai profité de cette occasion favorable pour le ramasser. Regardez, le voici. IAGO. — Tu es une bonne fille ; donne-le-moi. EMILIA. — Que voulez-vous donc en faire pour m’avoir si ardemment pressée de le filouter ? IAGO, lui arrachant le mouchoir. — Et parbleu, qu’est ce que cela vous fait ? ÉMILIA. — Si ce n’est pas pour quelque projet important, rends-le-moi : pauvre Dame ! elle va devenir folle lorsqu’elle s’apercevra qu’il lui manque. IAGO. — Ayez soin qu’on ne vous soupçonne pas : j’en ai besoin. Allez, laissez-moi. (Sort Émilia.) Je vais égarer ce mouchoir dans le logement de Cassio et le lui laisser trouver. Des bagatelles aussi légères que l’air sont pour le jaloux des preuves aussi puissantes que les affirmations de la Sainte Écriture : cela peut amener quelque chose. Le Maure s’altère déjà sous l’influence de mon poison : les lubies-dangereuses sont par nature des poisons qui d’abord ont à peine un goût désagréable, mais qui, après avoir quelque peu agi sur le sang, brûlent comme des mines de soufre. — Je disais donc ? — Tenez, le voici qui vient ! ni le pavot, ni la mandragore ^{[6]}, ni toutes les drogues soporifiques du monde, ne te rendront jamais à ce doux sommeil que tu possédais hier. OTHELLO. — Ah ! ah ! fausse envers moi ! IAGO. — Allons, allons, général ! ne songez plus à cela. OTHELLO. — Arrière ! va-t’en ! tu m’as étendu sur le chevalet : — je jure qu’il vaut mieux être beaucoup trompé que de le savoir un peu. IAGO. — Qu’est-ce donc, Monseigneur ? OTHELLO. — Quel sentiment avais-je de ses heures furtives de luxure ? Je ne voyais pas cela, je n’y pensais pas, cela ne me faisait pas souffrir : la nuit dernière, j’ai bien dormi ; j’étais joyeux et d’esprit libre ; je ne trouvais pas sur ses lèvres les baisers de Cassio. Qu’on n’apprenne pas qu’il est dérobé à celui que l’on vole, et si la chose volée ne lui manque pas, il n’est pas volé du tout. IAGO. — Je suis désolé d’entendre cela. OTHELLO. — J’aurais été heureux, quand bien même tout le camp, pionniers y compris ^{[7]}, aurait joui de son doux corps, pourvu que je n’eusse rien su. Oh ! maintenant, adieu pour toujours à la tranquillité d’âme ! adieu au contentement ! adieu aux bataillons empanachés, et aux grandes guerres qui font de l’ambition une vertu ! Oh ! adieu, adieu au coursier hennissant, et à la trompette aiguë, et au tambour qui réveille l’ardeur de l’âme, et au fifre qui perce l’oreille ^{[8]}, et aux royales bannières, et à toutes ces choses qui font l’orgueil, la pompe, et l’appareil des glorieuses guerres ! Et vous, machines meurtrières dont les bouches cruelles imitent les redoutables clameurs de l’immortel Jupiter, adieu ! l’a carrière d’Othello est finie ! IAGO. — Est-ce possible ? — Monseigneur.... OTHELLO. — Scélérat, ne manque pas de me donner la preuve que ma bien-aimée est une putain, n’y manque pas ; donne-m’en la preuve oculaire, ou bien (il le saisit à la gorge), par le prix de l’âme immortelle de l’homme, il aurait mieux valu pour toi être né chien que d’avoir à répondre à ma col ère éveillée ! IAGO. — Les choses en sont-elles venues là ? OTHELLO. — Fais-moi voir cela ; pu à tout le moins, prouve-le de telle sorte, que la preuve ne laisse ni détail ni circonstance où le doute puisse s’accrocher, ou malheur à ta vie ! IAGO. — Mon noble Seigneur.... OTHELLO. — Si tu fais cela pour la calomnier et me torturer, ne prie jamais plus ; abdique toute humanité, entasse les horreurs sur les horreurs, commets des actes à faire pleurer le ciel et à étonner la terre ; car tu ne peux rien ajouter à ta damnation qui dépasse cela ! IAGO. — Ô grâce divine ! ô ciel, pardonnez-moi ! Êtes-vous un homme ? avez-vous âme du sentiment ? — Dieu soit avec vous ; acceptez ma démission. — Ô misérable imbécile ! qui t’arranges pour faire de ton honnêteté un vice ! Ô monde monstrueux ! apprends, apprends, ô monde, combien il est peu sûr d’être droit et honnête. — Je vous remercie de ce profit ; et désormais je n’aimerai aucun ami, puisque l’affection engendre de telles offenses. OTHELLO. — Non, reste : — tu devrais être honnête. IAGO. — Je devrais être sage ; car honnêteté est une sotte, et perd toujours ses peines. OTHELLO. — Par l’univers, je crois que ma femme est honnête, et je crois qu’elle ne l’est pas ; je crois que tu es juste, et je crois que tu ne l’es pas ! Je veux avoir quelque preuve : son nom qui était aussi frais que le visage de Diane, est maintenant aussi barbouillé et aussi noir que mon propre visage. — S’il y a des cordes, des couteaux, des poisons, du feu, des rivières qui puissent noyer, je ne supporterai pas cela. — Que je voudrais avoir satisfaction ! IAGO. — Je vois, Seigneur, que vous êtes dévoré par la passion : je me repens de vous avoir jeté dans cet état. Vous voudriez avoir satisfaction ? OTHELLO. — Je voudrais ! certes je le voudrais. IAGO. — Et vous le pouvez : mais comment ? Comment voudriez-vous que fût cette satisfaction, Monseigneur ? voudriez-vous que le témoin, bouche béante, fût là bêtement à la regarder enjamber ! OTHELLO. — Mort et damnation ! oh ! IAGO. — Ce serait, je crois, une entreprise difficile et ennuyeuse que de les amener à se laisser surprendre ainsi : du diable si jamais d’autres yeux que les leurs les verront sur le traversin ! Eh bien alors, quoi ? comment faire ? que vous dirai-je ? où est la satisfaction ? Il est impossible que vous surpreniez une telle chose, quand bien même ils seraient aussi peu retenus que des boucs, aussi chauds que des singes, aussi brutaux que des loups effrontés, et aussi imprudemment sots que des ignorants naïfs en état d’ivresse. Mais, cependant, je vous le dis, si l’induction et de fortes circonstances qui conduisent directement aux portes de la vérité peuvent vous donner satisfaction, vous pouvez l’obtenir. OTHELLO. — Donne-moi la preuve palpable qu’elle est déloyale. IAGO. — Je n’aime pas cet office-là : mais puisque je suis entré si avant dans cette affaire, — piqué par la folie de l’honnêteté et par l’amitié, — j’irai plus loin encore. J’étais couché dernièrement avec Cassio, et commé je souffrais d’une rage de dents, je ne pouvais dormir. Il y a des gens qui ont l’âme si peu discrète, que dans leurs sommeils, ils marmottent de leurs affaires, et Cassio est de ceux-là. Je l’entendis qui disait en dormant : « Charmante Desdémona, soyons prudents ; cachons nos amours. » Et alors, Seigneur, il saisissait et tordait ma main, criait : « Ô douce créature ! » et puis m’embrassait avec force, comme s’il eût voulu arracher par les racines des baisers qui auraient poussé sur mes lèvres ; puis il a passé sa jambe par-dessus ma cuisse, et a soupiré, et m’a embrassé ; et alors il a crié : « Oh ! maudite soit la destinée qui t’a donnée au Maure ! » OTHELLO. — Oh monstrueux ! monstrueux ! IAGO. — Mais ce n’était qu’un rêve. OTHELLO. — Oui, mais qui dénotait une chose précédemment accomplie ; c’est un indice singulièrement probant, quoique ce ne soit qu’un rêve. IAGO. — Et cela peut aider à augmenter le volume des autres preuves qui paraissent trop minces. OTHELLO. — Je la mettrai en pièces. IAGO. — Certes, mais soyez prudent : nous ne voyons pas que rien soit encore fait ; il se peut qu’elle soit honnête encore. Dites-moi seulement ceci, — n’avez-vous jamais vu à la main de votre femme un mouchoir avec un dessin de fraises ? OTHELLO. — Je lui en ai donné un de ce genre ; ce fut mon premier présent. IAGO. — Cela, je n’en sais rien, mais j’ai vu un mouchoir de ce genre, — et ce mouchoir je suis sûr qu’il était à votre femme, — dont Cassio se servait aujourd’hui pour s’essuyer la barbe. OTHELLO. — Si c’est celui-là.... IAGO. — Si c’est celui-là, ou tout autre lui appartenant, cela parle contre elle avec les autres preuves. OTHELLO. — Oh pourquoi le manant n’a-t-il pas quarante mille existences ? une seule est trop pauvre, trop faible pour ma vengeance ! Maintenant je vois que c’est vrai. — Regarde un peu, Iago ; je souffle vers le ciel tout aaon amour passionné : il est parti !—Lève-toi, noire ventgence, du fond de l’enfer ! Cède à la tyrannie de la haine m couronne et le trône de mon cœur, ô amour ! Gonfletoi, mon sein, sous la cargaison que tu portes, car elle est composée de langues d’aspics ! IAGO. — Contenez-vous cependant. OTHELLO. — Oh du sang, du sang, du sang ! IAGO. — Patience, vous dis-je ; vous changerez peut-être de sentiment. OTHELLO. — Jamais, Iago. Comme la mer du Pont dont les courants glacés et la course en avant ne connaissent jamais le reflux, mais continuent droit "leur chemin vers la Propontide et l’Hellespont ^{[9]} ; ainsi mes pensées sanguinaires, emportées d’Un pas violent, ne retourneront jamais en arrière, ne reflueront jamais vers Thumble amour, jusqu’à ce qu’elles se soient englouties dans une vengeance immense proportionnée à l’offense. — À cette heure, par ce ciel, de marbre là-bas, j’engage ma promessepour l’exécution religieuse d’un serment sacré. (Il s’agenouille.) IAGO. — Ne vous relevez pas encore. (Il s’agenouille.) Soyez témoins, ô vous, lumières éternellement brûlantes en haut, et vous, éléments qui nous enveloppez de toutes parts, soyez témoins qu’ici Iago met au service d’Othello outragé les armes de son esprit, de ses mains, de son cœur ! Qu’il commande, et quelque sanglante que soit l’œuvre, obéir sera pour moi acte de compatissante bonté ! OTHELLO. — J’accueille ton affection, non avec de vains remerciments, mais en l’acceptant de plein cœur, et je veux immédiatement la mettre à l’épreuve : d’ici à trois jours, apprends-moi que Cassio ne vit plus. IAGO. — Mon ami est mort : c’est chose faite à votre requête ; mais qu’elle vive. OTHELLO. — Qu’elle soit damnée, la perfide catin ! qu’elle soit damnée ! Allons, viens avec moi en un lieu à l’écart ; je vais me retirer afin de chercher des moyens de mort rapide pour la belle diablesse. Maintenant, tu es mon lieutenant. IAGO. — Je suis à vous pour toujours. (Ils sortent) ## SCÈNE IV. DESDÉMONA. — Savez-vous, maraud, où le lieutenant Cassio a son appartement ? LE BOUFFON. — Je n’ose pas dire qu’il ait un appartement quelque part. DESDÉMONA. — Pourquoi, l’ami ? LE BOUFFON. — Il est soldat, et dire à un soldat qu’il a parte ment, c’est risquer de se faire poignarder ^{[10]}. DESDÉMONA. — Allons donc : où loge-t-il ? LE BOUFFON, — Vous dire où il loge serait vous dire où je mens. DESDÉMONA. — Peut-on tirer quelque sens de ces paroles ? LE BOUFFON. — Je ne sais pas où il loge ; lui intenter ma logement, et dire qu’ai a appartement ici ou là, serait pour moi mentir par la gorge. DESDÉMONA. — Pouvez-vous le demander cet vous édifier à ce sujet ? LE BOUFFON. — Je catéchiserai le monde à son propos, c’est-à-dire que je ferai des questions, et-que je vous répondrai d’après ce qu’on me dira. DESDÉMONA. — Cherchez-le, ordonnez-lui de venir ici ; dites-lui que j’ai sollicité mon Seigneur à son sujet, et que j’espère que tout ira bien. LE BOUFFON. — Faire cela rentre dans le cercle des choses que peut embrasser l’esprit d’un homme, et par conséquent je vais essayer de le faire. (Il sort.) DESDÉMONA. — Où ai-je pu perdre iee mouchoir, Emilià ? EMILIA. — Je ne sais pas, Madame. DESDÉMONA. — Crois-moi, j’aurais mieux-aimé perdre ma bourse pleine de crusades ^{[11]} ; car si mon noble Maure n’était pas d’une âme loyale, et exempt de cette bassesse dont sont faits les êtres jaloux, c’en serait assez pour lui donner de mauvaises pensées. ÉMILIA. — N’est-il pas jaloux ? DESDÉMONA. — Qui, lui ? Je pense que le soleil sous lequel il est né a séché en lui de telles humeurs. EMILIA. — Regardez, le voici qui vient. DESDÉMONA. — Je ne veux plus le laisser tranquille maintenant, jusqu’à ce que Cassio soit, rappelé auprès de lui. DESDÉMONA. — Comment allez-vous, Monseigneur ? OTHELLO. — Bien, ma bonne Dame. (À part.) Oh ! que dissimuler est chose difficile ! — Comment allez-vous, Desdémona ? DESDÉMONA. — Bien, mon bon Seigneur. OTHELLO. — Donnez-moi votre main : cette main est moite, Madame. DESDÉMONA. — Elle n’a pas encore senti l’âge ni connu le chagrin. OTHELLO. — Elle témoigne d’un cœur riche et libéral : — chaude, chaude, et moite : cette main-ci requiert la claustration de la liberté, le jeûne, la prière, beaucoup de mortifications, des exercices de dévotion ; car il y a là un jeune diable qui sue facilement, et qui d’ordinaire se révolte. C’est une bonne main, une main franche. DESDÉMONA. — Vous avez bien le droit de parler ainsi, vraiment ; car ce fut cette main qui vous donna mon cœur. OTHELLO. — C’est une main généreuse : autrefois c’étaient les cœurs qui donnaient les mains ; mais notre nouveau blason dit les mains, non les cœurs. DESDÉMONA. — Je ne puis parler de cela. Voyons maintenant, votre promesse ? OTHELLO. — Quelle promesse, ma poulette ? DESDÉMONA. — J’ai envoyé avertir Cassio d’avoir à venir vous parler. OTHELLO. — J’ai un violent et vilain rhume qui me gêne ; prête-moi ton mouchoir. DESDÉMONA. — Voici, mon Seigneur. OTHELLO. — Celui que je vous ai donné. DESDÉMONA. — Je ne l’ai pas ; sur moi. OTHELLO. — Non ? DESDÉMONA. — Non, en vérité, mon Seigneur. OTHELLO. — C’est une faute. Une Égyptienne donna ce mouchoir à ma mère ; c’était une magicienne, et elle pouvait presque lire les pensées des personnes : elle dit à ma mère, que tant qu’elle le conserverait, il la rendrait aimable, et soumettrait entièrement mon père à son autour ; mais que, si, elle le perdait, ou que si elle le donnait, l’œil de mon père se détournerait d’elle avec, exécration, et que son âme se mettrait en chasse de nouvelles fantaisies. En mourant, elle me le donna, et me recommanda, lorsque ma destinée voudrait.que je me mariasse, de le donner à ma femme. C’est ce que j’ai fait, et ayez-en grand soin ; chérissez-le comme la prunelle : précieuse de vos yeux ; l’égarer ou le donner serait une telle perte que rien ne pourrait l’égaler. DESDÉMONA. — Est-ce possible ? OTHELLO. — C’est la vérité : il y a de la magie dans son tissu : une sibylle qui avait vu le soleil accomplir deux cents de ses voyages tissa cette toile dans sa fureur prophétique ; les vers qui produisirent la soie avaient été enchantés, et cette soie.fut teinte dans de l’essence de momie provenant de cœurs de jeunes filles et conservée par des savants ^{[12]}. DESDÉMONA.—Vraiment ! est-ce exact ? OTHELLO. — Très-véritable, par conséquent ayez-en grand soin. DESDÉMOKA. — Alors plût au ciel que je ne l’eusse jamais vu ! OTHELLO. — Ah ! pourquoi ? DESDÉMONA. — Pourquoi parlez-vous ainsi précipitamment et comme transi ? OTHELLO. — Est-ce qu’il est perdu ? est-ce que vous ne l’avez plus ? parlez, est-il égaré ? DESDÉMONA. — Le ciel nous bénisse ! OTHELLO. — Que répondez-vous ? DESDÉMONA. — Il, n’est pas perdu ; mais si par hasard il l’était ? OTHELLO. — Comment ! DESDÉMONA. — Je dis qu’il n’est pas perdu. OTHELLO. — Allez me le chercher, laissez-le-moi voir. DESDÉMONA. — Eh bien, c’est ce que je ferai, . Seigneur, mais non pas maintenant. C’est une ruse pour esquiver ma requête : je vous en prie, que Cassio soit rappelé. OTHELLO. — Allez me chercher le mouchoir : mon esprit s’égare. DESDÉMONA. — Voyons, voyons, vous ne ; trouverez jamais un homme plus capable. OTHELLO. — Le mouchoir ! DESDÉMONA. — Je vous en prie, parlez-moi de Cassio. OTHELEO. — Le mouchoir ! DESDÉMONA. — Un homme qui toute sa vie a fondé sa fortune sur votre amitié, qui a partagé vos dangers.... OTHELLO. — Le mouchoir ! DESDÉMONA. — En vérité, vous êtes, à blâmer. OTHELLO. — Arrière ! (Il sort.) EMTERA. — Cet homme n’est-il pas jaloux ? DESDÉMONA. — Je n’avais encore rien vu de semblable. À coup sûr, il y a quelque-chose d’extraordinaire dans ce mouchoir ; je suis très-malheureuse : de l’avoir perdu.. ÉMILIA. — Ce n’est qu’au bout d’un an ou deux qu’un homme se montre ce qu’il est : ils sont tous de simples estomacs, et nous sommes toutes : de simple, nourriture ; ils nous mangent gloutonnement, et : lorsqu’ils sont gorgés, ils nous vomissent. Voyez, voici Cassio et mon mari LAGO. — Il n’y a pas d’autre moyen ; c’est elle qui doit faire cela : ô bonheur ! la voici : allez à elle ; et importunez-la. DESDÉMONA. — Eh bien, mon bon Cassio, quelles nouvelles avez-vous à me donner vous concerna ? CASSIO. — Madame, j’en suis toujours à ma première demande : je vous en conjure, faites : que par votre gracieuse intercession, je puisse revivre, et rentrer dans l’affection de celui que j’honore entièrement ; et avec tout le respect de mon cœur. Je voudrais être fixé au plus tôt : si mon offense est d’un ordre si grave que ni mes services passés, ni mes regrets présents, ni le dévouement que je me propose pour l’avenir ne peuvent me servir de rançon pour me regagner son affection, en bien, savoir cela doit être au moins mon bénéfice ; alors je me résignerai à cette nécessité à contre-cœur ; et je m’embarquerai dans ; quelque autre carrière, en m’abandonnant à la protection de la fortuné. DESPÉMONA. — Hélas ! trois fois noble Cassio, mes supplications pour le moment n’ont pas de succès ; mon Seigneur n’est plus tout à l’heure mon Seigneur, et ; si son visage était ; aussi ; changé que son humeur, je ne le reconnaîtrais pas. M’aident toutes ; les âmes sainte autant que j’ai plaidé peur vous, et avec une ardeur et une liberté qui m’ont conduit tout an bord de son déplaisir ! Il vous faut prendre patience quelque temps je ferai ; ce que je pourrai, et je ferai plus pour vous que je n’oserais faire pour moi-même : que cela vous suffise. IAGO. — Est-ce que Monseigneur est en colère ? ÉMILIA. — Il vient de sortir d’ici à l’instant même et à Coup sûr dans une étrange-inquiétude. IAGO. — Peut-il être en colère ? je l’ai vu lorsque le canon faisait sauter en l’air ses régiments, et que pareil au diable il arracha de son bras son propre frère — et il est en colère ? Alors c’est une, chose d’importance : je vais aller le trouver ; il y a quelque chose de grave, ma foi, s’il est en colère. DESDÉMONA. — Fais cela, je t’en prie. (Sort Iago) À coup sûr, c’est quelque affaire d’état, quelque, nouvelle venue de Venise, ou quelque complot sourdement tramé d’ont il aura eu la révélation ici à Chypre, qui aura troublé la clarté : de son esprit ; et dans de tel cas’, bien que les grandes choses soient l’objet véritables des ames humaines il leur faut lutter cependant avec les choses inférieures. C’est tout à fait ainsi ; ayons mal au doigt, et ce mal va communiquer, aux autres membres qui sont sains une sensation de souffrance. Certainement nous devons penser que les hommes ne sont pas des dieux, et nous ne devons pas nous attendre toujours à ces égards qui sont bons pour le jour des noces. — Gronde-moi bien fort, Emilia ; vilaine guerrière que je suis, j’étais en train d’accuser sa dureté devant le tribunal de mon âme, mais maintenant je vois que j’avais suborné le témoin, et qu’il est faussement accusé. ÉMILIA. — Prions le ciel que ce soient des affaires d’état, comme vous le pensez, et non pas quelque lubie ou quelque sottise de jalousie vous concernant. DESDÉMONA. — Hélas ! bon Dieu, je ne lui en ai jamais donné motif ! ÉMILIA. — Mais les âmes jalouses ne se payent pas de cette innocence ; elles ne sont pas toujours jalouses par raison, elles, sont jalouses parce qu’elles sont jalouses : la jalousie est un monstre qui s’engendre de lui-même et qui naît de lui-même. DESDÉMONA. — Le ciel préserve l’âme d’Othello de ce monstre ! EMILIA. — Amen, Madame ! DESDÉMONA. — Je vais aller Je chercher. — Cassio, faites un tour de promenade par ici ; si je le trouve en bonnes dispositions, jeplaiderai votre cause, et je m’efforcerai ; de tout mon pouvoir de la gagner. CASSIO. — Je remercie humblement Votre Grâce. (Sortent Desdémona et Émilia.) BIANCA. — Dieu vous garde, ami Cassio ! CASSIO. — Que faites-vous donc dehors ? Comment allez-vous, ma très-belle Bianca ? Sur ma foi, mon doux amour, j’allais de ce pas chez vous. BIANCA. — Et moi j’allais à votre logement, Cassio. Comment ! ne pas venir de toute une semaine ? sept jours et sept nuits ? cent soixante-huit heures ? Et les heures d’absence d’un amant sont plus ennuyeuses cent soixante fois que le cadran ! Oh ! qu’elles sont fatigantes à compter ! CASSIO. — Pardonnez-moi, Bianca ; j’ai été tout ce temps-là accablé de pensées de plomb, mais je réglerai ce compte d’absence par des visites plus assidues. Aimable Bianca, copiez-moi ce modèle-ci. (Il lui donne le mouchoir de Desdémona.) BIANCA. — Ô Cassio, d’où cela vient-il ? c’est quelque cadeau d’une nouvelle amie : maintenant je comprends la cause de cette cruelle absence. Ah ! les choses en sont là ? bien, bien. CASSIO. — Allons donc, femme ! jetez-moi au visage du diable, qui vous les a données, vos viles suppositions. Voilà que vous êtes jalouse, parce que vous supposez que c’est un souvenir de quelque maîtresse. Non, sur ma ’ bonne foi, Bianca. BIANCA. — Eh bien alors, d’où cela vient-il ? CASSIO. — Je n’en sais rien non plus : je l’ai trouvé dans ma chambre. J’aime beaucoup cet ouvrage, et avant, qu’il soit réclamé, — comme il est assez probable qu’il le sera, — je voudrais en avoir une copie : prenez-le, et faites cela ; et laissez-moi pour l’instant. BIANCA. — Vous laisser ! pourquoi ? CASSIO. — J’attends ici le général, et ce n’est ni mon intérêt, ni mon désir qu’il me voie avec une femme. BIANCA. — Pourquoi, je vous prie ? CASSIO. — Ce n’est point parce que je ne vous aime pas. BIANCA. — Mais c’est parce que vous n’aimez pas moi. Je vous en prie, conduisez-moi un bout de chemin, et dites-moi si je vous verrai ce soir. CASSIO. — Je ne puis pas vous conduire bien loin, car il faut que j’attende ici : mais je vous verrai bientôt. BIANCA. — C’est bon ; il faut bien que je cède à la circonstance. (Ils sortent.) ## SCÈNE PREMIÈRE. IAGO. — Pouvez-vous bien penser ainsi ? OTHELLO. — Penser ainsi, Iago ! IAGO. — Comment parce qu’on donne un baiser en particulier ? OTHELLO. — Un baiser que rien n’antorise. IAGO. — Ou parce qu’on sera restée nue au lit avec son ami, une heure du davantage ; sans penser à mal ? OTHELLO. — Nue an lit, et sans penser à mal, Iago c’est user d’hypocrisie avec le diable : ceux qui ont dès intentions vertueuses’, et qui agissent néanmoins ainsi, le diable tente leur vertu, et eux tentent le ciel. IAGO. — S’ils ne font rien, ce n’est qu’une étourderie vénielle mais si je donne à ma femme un mouchoir... OTHELLO. — Eh bien quoi, alors ? IAGO. — Eh Bien alors, il est à elle, Monseigneur : et s’il est à elle, elle peut bien, je pense, le donnera n’importe qui. OTHEELO. — Elle est gardienne de son honneur aussi ; peut-elle le donner ? IAGO. — Son honneur est.une essence qu’on ne voit pas ; il arrive bien souvent que ceux qui ne l’ont pas sont précisément ceux qui l’ont : mais pour le mouchoir..... OTHELLO. — Par le ciel, je l’aurais bien volontiers oublié : — tu disais, — oh, cela revient à ma mémoire comme revient sur une maison infectée, le corbeau prédisant malheur à tous, — tu disais qu’il avait mon mouchoir. IAGO. — Oui, qu’est-ce que cela prouve ? OTHELLO. — Mais ce n’est déjà pas bien joli. IAGO. — Que serait-ce donc, si ; je vous avais dit que je l’avais vu vous faire tort ? ou que je l’avais entendu dire, — car il y a de tels drôles qui lorsqu’ils ont par leurs sollicitations importunes, ou par leurs comédies de passion, persuadé : ou attendri quelque maîtresse, ne peuvent s’empêcher de babiller.... OTHELLO. — A-t-il dit ; quelque chose ? IAGO. — Oui, Monseigneur, mais, pas pins qu’il n’en démentira, soyez-en sûr. OTHELLO. — Qu’a-t-il dit ? IAGO. — Ma foi qu’il avait.... je ne sais plus ce qu’il avait fait. OTHELLO. — Quoi ? quoi ? LAGO. — Qu’il avait couché.... OTHELLO. — Avec elle ? IAGO. — Avec elle, sur elle, comme vous voudrez. OTHELLO. — Couché avec elle ! couché sur elle ! Nous disons se Coucher sur quelqu’un, lorsqu’on calomnie ce quelqu’un : couché avec elle ! c’est ignoble. Le mouchoir, — des aveux, — le mouchoir ! — Qu’il avoue, et qu’il soit pendu pour sa peine. — Qu’il soit d’abord : pendu, et puis qu’il avoue. — Je tremble en y pensant ; La nature ne saurait être troublée à ce point, si quelque chose ne lui. disait en secret que cela, est vrai. Ce ne sont pas des mots qui me bouleversent ainsi. — Mordieu ! — Leurs nez, leurs oreilles, Leurs lèvres : est-ce possible : ? — Qu’il avoue ! — Le mouchoir — Ô démon ! (Il tombe en convulsions.) IAGO. — Opère, ma médecine, opère ! Les sots crédules, sont attrapés ainsi, et c’est ainsi que : Bien des Dames nobles ; et chastes sont calomniées — Holà ! Monseigneur ! Monseigneur, dis-je ! Othello IAGO. — Eh bien, Cassio ? CASSIO. — Qu’y a-t-il ? IAGO. — Monseigneur est tombé en épilepsie : c’est son second accès ; il en a eu un autre hier. CASSIO. — Frôttez-le sur les tempes. IAGO. — Non, arrêtez : l’évanouissement ne doit pas être troublé ; sinon, sa bouche écume, et il éclate soudainement en accès de folie sauvage. Regardez, il s’agite : retirez-vous pour quelques instants : il va revenir à lui tout à l’heure : lorsqu’il sera parti, j’aurais besoin de vous parler pour une affaire de grande importance. (Sort Cassio.) Eh bien, général, comment ; allez-vous ? Est-ce que ne vous êtes pas blessé à la tête ? OTHELLO. — Est-ce que tu te moques de moi ? IAGO. — Moi, me moquer de vous ! non, par le ciel puissiez-vous supporter votre fortune comme un homme ! OTHELLO. — Un homme qui est cornard est un monstre et une bête. IAGO. — Alors il y a bien des bêtes dans une cité populeuse, et bien des monstres en habit de ville. OTHELLO. — A-t-il avoué cela ? IAGO. — Bon Seigneur, soyez un homme ; pensez que tout compère à barbe qui est attelé comme vous, peut tirer le même fardeau : il y a des millions d’hommes vivants à cette heure, qui couchent la nuit dans des lits partagés par la foule qu’ils osent jurer les leurs propres ; votre cas est meilleur. Oh, c’est une malice de l’enfer, une archi-moquerie du démon, de vous faire embrasser une femme légère dans une couche légitime, et de vous la faire supposer chaste ! Oh, non ! il vaut bien mieux tout savoir, et si une fois je sais ce ; que je suis, alors je sais ce qu’elle sera. OTHELLO. — Oh ! tu es sage ; cela est certain. IAGO. — Tenez-vous un instant tranquille, et bornez-vous à m’écouter patiemment. Pendant que vous étiez là, évanoui sous votre douleur, — passion très-indigne d’un homme tel que vous, — Cassio est venu ici : je l’ai fait esquiver, en lui donnant une explication acceptable de Votre évanouissement ; je lui ai recommandé de revenir dans un instant pour me parler, ce qu’il a promis de faire. Blottissez-vous seulement dans quelque cachette, et remarquez les grimaces railleuses, moqueuses et étonnamment méprisantes qui jaillissent de toutes les parties de son visage ; car je lui ferai répéter son histoire, dire, où, comment, combien de fois, depuis combien de temps, quand il a copule et se propose de copuler de nouveau avec votre femme ; je vous le dis, remarquez seulement ses gestes. Morbleu, de la patience, ou je dirai que vous êtes la frénésie en personne de la tête aux pieds, et que vous n’avez rien d’un homme. OTHELLO. — Entends-tu, Iago ? tu verras que je suis très-prudent dans ma patience ; mais aussi, —entends-tu bien ? — très-sanguinaire. IAGO. — Cela n’est pas de trop ; cependant observez le temps en toutes choses. Voulez-vous vous retirer ? (Othello se relire.) Maintenant je vais questionner Cassio sur Bianca, commère qui en vendant ses attraits s’achète du pain et des vêtements : cette créature raffole de Cassio, — car c’est le malheur des putains d’en tromper mille et d’être trompée par un seul : — lorsqu’il entend parler d’elle, il ne peut s’empêcher de rire à en perdre haleine. Le voici qui vient : lorsqu’il sourira, Othello devenir fou ; et son ignare jalousie interprétera tout de travers les sourires, les gestes et la conduite légère du pauvre Cassio. IAGO. — Eh bien, comment allez-vous à cette heure, lieutenant ? CASSIO. — D’autant plus mal que vous me donnez le titre dont la privation me tue. IASO. — Sollicitez ferme Desdémona, et vous êtes sûr de votre affaire. (Parlant plus bas.) Mais si cette requête dépendait des jupons de Bianca, comme, vous auriez bien vite réussi ! CASSIO. — Hélas, la pauvre créature ! OTHELLO, à part. — Voyez comme il rit déjà ! IAGO. — Je n’ai jamais vu de femme aimer autant un homme. CASSIO. — Hélas, la pauvre coquine ! je crois, sur ma foi, qu’elle m’aime. OTHELLO, à part. — Voilà qu’il nie la chose faiblement, et qu’elle le fait éclater de rire. IAGO. — Entendez-vous, Cassio ? OTHELLO, à part. — Voilà maintenant qu’il le presse pour lui faire raconter son histoire : — va ; bien parlé, bien parlé. IAGO. — Elle raconte que vous l’épouserez : avez-vous cette intention ? CASSIO. — Ah ! ah ! ah ! OTHELLO, à part. — Est-ce que vous triomphez, Romain ? est-ce que vous triomphez ^{[2]} ? CASSIO. — Moi l’épouser ! une fille ! Je t’en prie, juge mon esprit avec un peu de charité ; n’aie pas de moi une opinion si nauséabonde. Ah ! ah ! ah ! OTHELLO, à part. — C’est ça, c’est ça, c’est ça, c’est ça : — ceux qui gagnent rient. IAGO. — Sur ma foi, le bruit court que vous l’épouserez. CASSIO. — Je t’en prie, dis-moi la vérité. IAGO. — Si cela n’est pas, je suis un pur scélérat. OTHELLO, à part. — Ah ! m’avez-vous marqué au front ? Bon. CASSIO. — C’est simplement un racontage de cette guenon : elle est persuadée que je l’épouserai par une lubie de sa vanité et de son amour-propre, mais non par le fait d’une promesse de ma part. OTHELLO, à part. — Iago me fait signe ; maintenant il commencer l’histoire. CASSIO. — Elle était ici il n’y a qu’un instant ; elle me poursuit en tous lieux. L’autre jour, j’étais sur le bord de la mer à causer avec certains Vénitiens ; voici qu’arrive cette écervelée, et elle me prend ainsi par le cou.... OTHELLO, à part. — En criant. : ô mon cher Cassio ! c’est comme si on l’entendait : c’est ce que veut dire son geste. CASSIO. — Et la voilà qui se pend à mon cou, et qui se balance, et qui pleure sur moi, et qui me pousse, et qui m’attire ; ah ! ah ! ah. ! OTHELLO, à part. — Voilà qu’il lui raconte comment elle l’a introduit dans ma chambre. Oh ! je vois votre nez, mais non le chien auquel je le jetterai. CASSIO. — Bon, il faut que je quitte sa compagnie. IAGO. — Devant moi ! tenez, la voici qui vient. GASSIO. — Ahi voilà ma fouine, et une fouine parfumée, pardi ! CASSIO. — Dans quelle intention me donnez-vous ainsi la chasse ? BIANCA. — Que le diable et sa femme vous donnent la chasse. ! Quelle intention aviez-vous avec ce mouchoir que vous m’avez donné tout à l’heure ? J’ai été une jolie sotte de le prendre. Et je dois le copier ! Comme il est vraisemblable que vous ayez trouvé cet ouvrage dans votre chambre, sans savon qui l’y a laissé ! C’est un cadeau de quelque coquine, et il faut que je copie cet ouvrage ! Tenez, donnez-le à votre caprice ; de quelque manière qu’il vous vienne, je ne veux pas le copier. CASSIO. — Qu’y a-t-il donc, ma douce Bianca ? qu’y a-t-il donc ? qu’y a-t-il donc ? OTHELLO, à part. — Par le ciel, cela doit être mon mouchoir. BIANCA. — Si vous voulez venir souper ce soir avec moi, vous le pouvez ; si vous ne voulez pas, venez quand vous y serez disposé. (Elle sort.) IAGO. — Courez après elle, courez après elle. CASSIO. — Sur ma foi ; c’est ce que je dois faire ; sinon elle va clabauder par les rues. IAGO. — Y souperez-vous ? CASSIO. — Ma foi, c’est mon intention. IAGO. — Bon, il se peut que j’aille vous trouver ; car j’aurais grand besoin de vous parler. CASSIO. — Venez, je vous en prie ; viendrez-vous ? IAGO. — Assez, ne parlez pas davantage. (Sort Cassio.) OTHELLO, s’avançant. — Comment le tuerai-je, Iago ? IAGO. — Avez-vous vu comme il riait de son vice ? OTHELLO. — Ô Iago ! IAGO. — Et avez-vous vu le mouchoir ? OTHELLO. — Était-ce le mien ? IAGO. — C’était le vôtre par cette main : et dire qu’il apprécie de cette façon cette folle femme, votre épouse ! elle lui donne un mouchoir, et il le donne à sa putain. OTHELLO. — Je voudrais être neuf ans à le tuer. — Une jolie femme ! une belle femme ! une aimable femme ! IAGO. — Parbleu, il vous faut oublier cela. OTHELLO. — Oui, qu’elle aille pourrir, qu’elle périsse, qu’elle soit damnée ce soir ; car elle ne vivra pas ; non, mon cœur est changé en pierre ; je le frappe, et il blesse ma main. — Oh le monde ne contient pas une plus douce créature : elle pourrait coucher aux côtés d’un empereur et lui dicter des ordres. IAGO. — Certes ce n’est pas là votre affaire. OTHELLO. — Qu’elle soit pendue ! je ne dis que ce qu’elle est : — si adroite avec son aiguille ! musicienne admirable ! Oh quand elle chante, elle dompterait la sauvagerie d’un ours ! — Et de tant d’esprit et invention ! IAGO. — Elle n’en est que pire pour toutes ces qualités. OTHELLO. — Oh mille, mille fois pire : — et puis de si noble condition ! IAGO. — Oui, trop noble : OTHELLO. — C’est bien certain, et cependant, que c’est dommage, Iago ! que c’est dommage, Iago ! ô Iago ! IAGO. — Si vous raffolez à ce point de son iniquité, donnez-lui une patente pour pécher ; car si cela ne vous touche pas, cela ne regarde personne. OTHELLO. — Je la hacherai en petits morceaux : — me cocufier ! IAGO. — Oh ! c’est ignoble de sa part. OTHELLO. — Avec mon propre officier ! IAGO.—C’est encore plus ignoble. OTHELLO. — Procure-moi du poison, Iago ; cette nuit.... Je ne veux pas avoir d’explications avec elle, de crainte que son corps et sa beauté ne désarment mon âme : — cette nuit, Iago. IAGO. — Ne faites pas la chose avec du poison ; étranglez-la dans son lit, dans le lit même qu’elle a souillé. OTHELLO. — Bon, bon : cette justice-là me plaît ; excellent ! IAGO. — Et pour Cassio, chargez-moi d’être son exécuteur : vous en apprendrez plus long à minuit. OTHELLO. — Excellemment bon. (On entend une trompette.) Quelle est cette trompette ? IAGO. — Un message de Venise, à coup sûr. C’est Lodovico qui vient de la part du doge ; et voyez, votre femme est avec lui. LODOVICO. — Dieu vous garde, noble général ! OTHELLO. — À vous de tout cœur, Signor. LODOVICO. — Le doge et les sénateurs de Venise vous envoient leurs compliments. (Il lui remet un paquet.) OTHELLO. — Je baise l’instrument de leurs bons plaisirs. (Il ouvre le paquet et lit.) DESDÉMONA. — Et quelles nouvelles, mon bon cousin Lodovico ? IAGO. — Je suis enchanté de vous voir, Signor ; soyez le bienvenu dans Chypre. LODOVICO. — Je vous remercie. Comment va le lieutenant Cassio ? IAGO. — Il vit, Signor. DESDÉMONA. — Cousin, une mésintelligence malheureuse s’est élevée entre lui et mon Seigneur ; mais vous mettrez, les choses en bon état. OTHELLO. — En êtes-vous sûre ? DESDÉMONA. — Monseigneur ? OTHELLO, lisant. — « Cela, ne manquez-pas, de le faire, comme vous l’entendrez.... » LODOVIGO. — Il n’appelait pas : il est occupé à lire ce papier. Est-ce qu’il, s’est élève une division entre Mouiseigneur et Cassio ? DESDÉMONA. — Une division, très-malheureuse ; je voudrais-beaucoup la faire cesser pour l’affection que je porte à Cassio. OTHELLO. — Flamme et salpêtre ! DESDÉMONA. — Monseigneur ? OTHELLO. — Est-ce que vous avez votre bon sens ? DESDÉMONA. — Comment, est-ce qu’il est en colère ? ? LODOVICO. — Sans-doute cette lettre l’ aura excité ; car, autant que je puis croire, on le rappelle à Venise, et on donne son-gouvernement à Cassio. DESDÉMONA. — J’en suis joyeuse, je vous assure. OTHELLO. — En vérité ? DESDÉMONA, — Monseigneur ? OTEELLO. — Je suis joyeux de vous voir folle. DESDÉMONA. — Comment, mon bon Othello ? OTHELLOJ — Diablesse ! (Il la frappe) DESDÉMONA. — Je n’ai pas mérité, cela LODOVICO. — Monseigneur, ou ne voudrait pas croire cela d’ans Venise ; quand même je jurerais que je l’ai vu. C’est trop ; fort ; faites-lui réparation ; elle pleure. OTHELLO. — Ô diablesse ! diablesse ! Si la terre pouvait être fécondée par des ; pleurs de femme, chacune" des larmes qu’elle laisse tomber deviendrait un crocodile. Hors de ma vue ! DESDÉMONA. — Je ne resterai pas pour vous, offenser. (Elle fait un mouvement pour partir.) LODOVICO. — Une dame obéissante, vraiment : j’en conjure Votre Seigneurie, rappelez-la. OTHELLO. — Madame ! DESDÉMONA. — Monseigneur ? OTHELLO. — Que lui voulez-vous, Signor ? LODOVICO. — Qui ? moi, Monseigneur ? OTHELLO. — Oui ; vous avez souhaité que je la fisse retourner : Signor, elle peut tourner, et retourner, et cependant aller de l’avant, et retourner encore ; et elle peut pleurer, Signor, — pleurer ! et elle est obéissante comme vous dites, — obéissante ! très-obéissante.— Continuez vos larmes. — Quant, à ce que contient ce paquet, Signor, — oh ! la passion bien jouée ! — je suis rappelé à Venise. — Allez vous-en, je vous enverrai chercher tout à l’heure. — Signor, j’obéirai à l’ordre, et je retournerai à Venise. Hors d’ici !. allez-vous-en ! (Sort Desdémona.) Cassio aura ; ma place. Signor, je vous prie de venir ce soir souper avec moi : vous êtes le bienvenu dans Chypre, Signor.-Boucs et singes ! (Il sort.) LODOVICO. — Est-ce là ce noble Maure qu’à l’unantmité notre sénat déclare excellent.en toutes choses ?’ Est-ce là.cette nature que la passion ne pourrait ébranler ? dont la solide vertu ne" pourrait être ni effleurée par le" coup de feu de l’accident, ni percée par le dard de l’occasion ? IAGO.—Il est fort changé. LODOVICO. — A-t-il bien son bon sens ? son, cerveau n’est-il pas troublé ? IAGO — Il est ce qu’il est : je ne dois pas me permettre une censure. Ce qu’il pourrait être, — s’il le pouvait -être, — il ne l’est pas : — plût au ciel qu’il le fût ! LODOVICO. — Comment ! frapper sa femme ! IAGO. — Sur ma foi, ce n’était pas bien joli ; cependant je voudrais croire que ce coup ne sera suivi par rient de pire. LODOVICO. — Est-ce que c’est sa coutume, ou bien ces lettres agissant sur son sang viennent-elles seulement d’e créer cette faute ? IAGO. — Hélas ! hélas ! il n’est pas honnête à moi de dire ce que j’ai vu et connu. Vous l’observerez, et ses façons d’agir vous instruiront si bien que je puis épargner mes paroles : suivez-le seulement, et remarquez comment il va continuer. LODOVICO. — Je suis chagrin de m’être trompé sur lui. (Ils sortent.) ## SCÈNE II. OTHELLO. — Vous n’avez rien vu alors ? ÉMILIA. — Ni jamais rien entendu, ni jamais rien soupçonné : OTHELLO. — Si, vous les avez vus ensemble, elle et Casaro. ÉMILIA. — Mais dans ces occasions je n’ai vu rien de mal, et j’ai entendu chacune des syllabes prononcées entre eux. OTHELLO. — Quoi, n’ont-ils jamais chuchoté ? EMILIA. — Jamais, Monseigneur. OTHELLO. — Et elle ne vous a jamais éloignée ? ÉMILIA. — Jamais. OTHELLO. — Pour aller chercher son éventail, ses gants, son masque, rien ? ÉMILIA. — Jamais, Monseigneur. OTHELLO. — C’est étrange. ÉMILIA. — J’ose jurer qu’elle est honnête, Monseigneur ; j’en jouerais mon âme à pile ou face : si vous pensez autrement, chassez cette pensée, elle abuse votre cœur. Si quelque misérable vous a.mis cela dans la tète, puisse le ciel l’en récompenser par la malédiction du serpent ! car si elle n’est pas honnête, chaste et loyale, alors il n’y a aucun homme heureux ; la plus pure des femmes est souillée comme le scandale en personne. OTHELLO. — Ordonnez-lui de venir ici, allez. (Sort Émilia). Elle parle assez nettement ; — mais c’est une pure et simple maquerelle qui ne peut dire autre chose que ce qu’elle dit. L’autre est une subtile putain, un cabinet d’infâmes secrets bien fermé à clef : et cependant elle va s’agenouiller et prier ; je le lui ai vu faire. DESDÉMONA. — Monseigneur, quelle est votre volonté ? OTHELLO. — Je vous en prie, venez ici, poulette, DESDÉMONA. — Quel est. votre plaisir ? OTHELLO. — Faites-moi voir vos yeux ; regardez-moi en face. DESDÉMONA. — Quelle horrible fantaisie est-ce là ? OTHELLO, à Emilia. — Eh bien, mignonne, vous pouvez faire quelques-unes de vos fonctions ; laissez les amants seuls et fermez la porte ; toussez, ou criez hem si quelqu’un vient : à votre métier, à votre métier ; allons, dépêchezvous ! (Sort Emilia.) DESDÉMONA. — Je vous le demande à genoux, que signifie votre discours ? Je comprends que la colère est dans vos paroles, mais vos paroles je ne les comprends pas. OTHELLO. — Voyons, qui es-tu ? DESDÉMONA. — Votre épouse, Monseigneur, votre sincère et loyale épouse. OTHELLO. — Voyons ; jure cela, damne-toi toi-même ; tu ressembles tant à un ange du ciel que les démons pourraient craindre de te saisir : ainsi damne-toi doublement, jure que tu, es, honnête. DESDÉMONA. — Le Ciel le sait en toute vérité. OTHELLO. — Le ciel sait en toute vérité que tu es fausse comme l’enfer. DESDÉMONA. — Envers qui, Monseigneur ? avec qui ? comment suis-je fausse ?...... OTHELLO. — Ah, Desdémona !—va-t’en ! va-t’en ! va t’en ! DESDÉMONA. — Hélas ! malheureux jour ! — Pourquoi pleurez-vous ? Suis-je le sujet de ces larmes, Monseigneur ? Si par hasard vous soupçonnez mon père d’être un des jnsti’Uments de votre rappel, n’en jetez pas le blâme sur. moi ; si vous avez perdu son amitié, je l’ai bien perdue moi aussi. OTHELLO. — Quand bien même il aurait plu au ciel de m’éprouver par le.malheur ; quand bien même il aurait fait pleuvoir sur ma tête nue toutes sortes de maus et de hontes.quaud bien même il m’aurait enfoncé dans la pauvreté jusqu’aux, lèvres : ; quand bien même il m’aurait réduit en captivité avec mes dernières.espérances-, j’aurais encore pu trouver dans un coin de mon âme une goutte de patience : mais hélas ! faire de moi le mannequin en vue de son temps, la figure que le mépris désignera de son doigt levé avec lenteur ! — Cependant j’aurais pu supporter encore cela ; bien, très-bien : mais être chassé du sanctuaire où j’ai déposé mon cœur, du sanctuaire où il me faut vivre, .ou bien renoncer à la vie, de la fontaine d’où coule mon courant, sans quoi il se dessèche. ! en être chassé, an bien conserver cette fontaine comme, une citerne pour que de saies crapauds aillent s’y accoupler et engendrer ! — Ô Patience, jeune chérubin aux lèvres de rose, change de couleur devant ce spectacle, et prends une physionomie sombre comme l’enfer ! DESDÉMOTA..— J’espère que mon noble Seigneur m’estime honnête. OTHELLO.. — Oh, oui, comme les mouches d’été dans les boucheries, qui à peine pondues s’accouplent déjà. Õ fleur, si gracieusement belle, si délicieusement odorante que les sens sont enivrés de toi, pourquoi es-tu jamaisnée ! DESDÉMONA, — Hélas ! Quel péché d’ignorance ai-je donc commis ? OTHELLO.—Ce superbe vélin, ce livre admirable était-il donc fait pour qu’on écrivit dessus « putain ? » Ce que vous avez commis ! commis ! Ô prostituée publique, si je disais ce que tu as fait, mes joues en deviendraient rouges comme des forges, et réduiraient en cendres toute pudeur. Ce que tu as commis ! mais le ciel s’en bouche le nez, la lune en ferme les yeux ; le vent libertin qui baise tout ce qu’il rencontre s’en cache dans les profondeurs de la terre. et refuse de l’entendre. Ce que tu as commis ! impudente prostituée ! DESDÉMONA. — Par le.ciel, vous me faites injure ! OTHELLO. — N’ êtes-vous pas une catin ?. DESDÉMONA. — Non, aussi vrai que je suis une chrétienne." Si c’est n’être pas une catin que de conserver intact de tout autre toucher odieux et illégitime ce vase de ma personne, pour mon Seigneur, alors je n’en suis pas une. OXBELLO.. — Comment. ! vous n’êtes pas une putain ? DESDÉMONA. — Non aussi vrai que j’espèreen mon salut ! OXBELLO. — Est-ce possible ?. DESDÉMONA. — Ô ciel, pardonnez-nous ! OTHELLO.— Je vous demande pardon en ce cas : je vous avais prise pour cette rusée putain de Venise qui épousa Othello.— Holà, mignonne, qui avez les fonctions opposées à celles de saint Pierre et qui gardez la porte de l’enfer ! OTHELLO. — Vous ! vous ! oui, vous ! nous avons fait notre affaire ; voici de l’argent pour vos peines : je vous en prie, tournez la clef, et gardez notre secret. (Il sort.) EMILIA. — Hélas ! qu’est-ce que ce Seigneur imagine ? — Comment vous trousez-vous., Madame : ? comment vous trouvez-vous, ma benne Dame ? DESDÉMONA. — Sur ma foi, à moitié endormie. EMILIA. — Bonne Madame, qu’avez-vons avec Monseigneur ? DESDÉMONA. — Avec qui ? ÉMILIA. — Mais, avec Monseigneur, Madame. DESDÉMONA. — Qui est ton Seigneur ? EM.ELIA.—Celui qui est le votre, ma douce Dame, DESDÉMONA — Je n’en ai pas : ne me parle pas, Émilia. ; je ne.puis pleurer, et je n’ai d’autre réponse à donner que celle que pourraient faire mes larmes. Je fiai prie, ce soir, mets à mon lit mes draps de noces, — souvient’en ; — et mande ici ton mari. ÉMILIA. — Voilà un changement, en vérité ! (Elle sort.) DESDÉMONA. — Il est très-juste que j’aie été traitée : ainsi, très-juste. Comment ai-je donc pu me conduire pour que la plus grosse de mes peccadilles ait pu lui inspirer le plus petit soupçon (a) ? IAGO. — Quel est votre bon plaisir, Madame ? que se passe-t-il ? DESDÉMONA. — Je ne puis le dire. Ceux qui instruisent les jeunes enfants le font par des.moyens de douceur, et en leur imposant des tâches aisées : il aurait pu me gronder de cette façon-là ; car, en bonne foi, je suis un enfant quand on me gronde. IAGO. — Qu’y a-t-il, Madame ? EMLLA. — Hélas, Iago, Monseigneur l’a tellement traitée de putain, l’a accablée d’un tel mépris et de terni es si grossiers, que de braves coeurs ne peuvent supporter cela. DESDÈMONA. — Est-ce que-je mérite ce nom, Iago ? IAGO. — Quel nom, belle Dame ? DESDÉMONA. — Celui dont elle dit que Monseigneur nl’a appelée. EHILIA. — Il l’a appelée putain : un mendiant ivre n’aurait pas adressé de telles injures à sa commère. IAGO. — Pourquoi a-t-il fait cela ? DESDÉMONA. — Je lie sais pas ; je suis sûre que je ne suis rien de pareil. IAGO.— Ne pleurez pas, ne pleurez pas : —hélas, malheur EMILIA. — A-t-elle donc renoncé à tant de nobles manages, -’ quitte son père, son pays, ses amis, pour être appelée putain ? Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer ? (a) II y a-ici une différence : assez considérable entre le texte de l’inquarto et celai de l’in-folio, et cependant les deux sens qu’on en peut tirer ne sont pas essentiellement opposés l’un à l’autre. Après, longues ré,flexions, nous avons pris le parti de combiner les deux textes ; le sens auquel nous nous sommes arrêtés résulte de cette fusion. DESDÉMONA. — C’est ma mauvaise fortune. IAGO. — Maudit soit-il pour cela ! Comment cette folie lui est-elle venue ? DESDÉMONA. — Le ciel seul le sait. EMILIA. — Je veux bien être pendue s’il n’y a pas quelque scélérat damné, quelque coquin intrigant et insinuant, quelque manant flagorneur et menteur qui a inventé cette calomnie pour obtenir un emploi ; je veux bien être pendue si cela n’est pas. IAGO. — Fi ! il n’y a pas d’homme de ce genre ; c’est impossible. DESDÉMONA. — S’il en est un pareil, que le ciel lui pardonne ! ËMILIA. — Qu’une corde lui pardonne ! et que l’enfer ronge ses os ! — Pourquoi l’a-t-il appelée putain ? qui donc se mêle à sa société ? en quel lieu ? en quel temps ? quelle apparence cela a-t-il ? quelle vraisemblance ? Le Maure est abusé par quelque drôle très-infâme, par quelque vil coquin notoire, quelque méprisable polisson ! O ciel, tu devrais dévoiler de tels compagnons, et placer un fouet dans la main de tout honnête homme, pour que ces canailles fussent fouettés nus dans le monde entier, de l’ouest à l’est ! IAGO. — Parlez plus bas. EMILIA. — Oh ! fi de ces gens-là ! C’est quelque chevalier de ce genre qui vous avait mis l’esprit à l’envers à vous-même, et vous avait fait me soupçonner avec le Maure. (A voix basse à Iago.) IAGO, à part, à Émiiia. — Vous êtes une sotte ; allez donc. DESDÉMONA. — Hélas, Iago ! comment ferai-je pour rentrer dans les bonnes grâces de Monseigneur ? Mon bon ami, va de trouver ; car par cette lumière du ciel, je ne sais pas comment je l’ai perdu. Je m’agenouille ici, et si jamais j’ai péché volontairement contre son amour, en paroles, en pensée, ou en acte, si jamais mes yeux, mes oreilles, ou tout autre de mes sens, ont pris plaisir à une autre forme que la sienne, si je ne l’aime pas encore tendrement, comme je l’ai toujours aimé, comme je l’ aimerai toujours., quand bien même il me rejetterait dans la. misère par le divorce, que toute consolation, me soit refusée. ! La dureté peut faire beaucoup. ; et sa dureté peut mettre En à ma vie, ’ mais non souiller mon amour. Je ne puis dire putain, cela me fait horreur maintenant que je prononce le mot, et quant. faire l’acte qui nie mériterait ce nom, toutes les vanités de la terre ne pourraient pas m’y décider. IAGO. — Je vous en prie, prenez patience ; ce n’est qu’un accès d’humeur : ce sont les affaires de l’état qui le troublent, et alors il vous gronde. DESDÉMONA. — Si ce n’était pas autre chose ! IAGO. — Ce n’est que cela., je vous le garantis. (On entend des trompettes.) Écoutez ! ces trompettes vous appellent à souper. Les ambassadeurs de Venise attendent pour se mettre à table ; rentrez, et ne pleurez pas ; tout se passera bien. (Sortent Desdémona et Émilia.) IAGO. — Eh lien, Roderigo ? RÔDEBIGO. — Je ne trouve pas que, tu agisses bien avec moi. IAGO. — Qu’est-ce qui vous prouve cela. ? RODEEIGO. — Chaque jour tu me lanternes sous quelque nouveau prétexte, Iago ; et à ce qu’il me semble maintenant, tu me frustres de toutes les occasions favorables beaucoup plus que tu ne t’occupes de me fournir Je moindre prétexte d’espérance. Je ne le supporterai pas plus longtemps, et je ne suis pas davantage d’humeur à digérer paisiblement ce que j’ai déjà sottement supporté. IAGO. — Voulez-vous m’écouter, Roderigo ? RODERIGO. — Ma foi, je t’ai trop écouté ; car tes paroles et tes actes ne vont pas d’accord ensemble. IAGO. — Vous m’accusez très-injustement. RODEEIGO. — Je ne vous accuse que de la vérité. J’ai dépensé, au delà de mes moyens. Les joyaux que je vous ai remis pour donner à Desdémona auraient suffi pour corrompre à moitié ne religieuse : vous m’avez dit qu’elle les avait reçus, et vous m’avez porté en retour des promesses consolantes de connaissance, et d’ entrevue sans délais ; mais je ne.vais pas que rien.de cela se réalise. IAGO. — Bon, allez, très-bien. RODERIGO. — Très-bien ; allez !.Je ne puis aller, l’ami ; et quant a ce qui est, ce n’est pas très bien ; car je pense au contraire que c’est très vilain, et je commence à m’apercevoir que je suis floué dans cette affaire. IAGO. — Très-bien : RODERIGO. — Je vous dis que ce n’est pas très-bien. le veux me faire connaître à Desdémona si elle me rend mes bijoux, j’abandonnerai ana poursuite, et j’exprimerai anon repentir de mes sollicitations coupables ; sinon, soyez bien assuré que je chercherai à tirer de vous satisfaction, IAGO — Vous asez dit maintenants ? RODERIGO. — Oui, et je m’ai rien dit que je m’aie l’intention de faire, je vous le déclare. IAGO. — Eh bien., je vois maintenant que tu as du cœur, et à partir de ce moment je prends de loi une meilleure opinion que celle que j’en avais jamais eu. Donne-moi ta main, Roderigo ; tu as conçu contre moi des s’oupçons très justifiables ; mais cependant je te le déclare, j’ai agi très-droitement dans ton affaire. RODERIGO. —11 n’y a pas paru. IAGO. — Je vous accorde qu’à l’a vérité il n’y a pas paru : ; aussi votre soupçon n’est-il cas sans esprit et sans jugement. Mais, Roderigo, -si tu as en toi, ce que j’aide plus grandes raisons maintenant que jamais de croire que tu possèdes, c’esi-a-dire résolution, courage et valeur, montre-le cette nuit : ; si la nuit prochaine tu ne jouis pas de Desdémona, enlève-moi de ce monde par trahison, et invente des pièges contre ma vie. RODESIGO. — Bon, de quoi s’agit-il ? est-ce quelque chose qui rentre dans la sphère du possible et du. bon sens ? IAGO. — Messine, il est venu de Venise aine commission spéciale, pour substituer Cassio à la place d" Othello. RODERIGO. — Est-ce vrai ? en bien, en ce cas, Othello et Desdémona s’en retournent à Venise. IAGO. — Oh non ; il s’en va en Mauritanie, et il emmène avec lui la belle Desdémona, à moins que quelque accident ne le force à prolonger son séjour ici, et l’accident le mieux fait pour cela serait d’éliminer Cassio. RODERIGO. — Qu’entendez-vous par là, l’éliminer ? IAGO. — Parbleu, le rendre incapable d’occuper la place d’Othello, — lui casser la tête. RODERIGO. — Et c’est là ce que vous voudriez que je fisse ? IAGO. — Oui, si vous osez vous procurer à vous-même profit et droit. Il soupe ce soir avec une catin, et j’irai le rejoindre : il ignore encore la fortune de ces honneurs qui lui arrivent ; si vous voulez l’épier à sa sortie, que j’aurai soin de faire tomber entre minuit et une heure ; vous pourrez le prendre à votre plaisir ; je serai auprès de vous pour seconder votre entreprise, et il" tombera sous nos coups à tous deux. Allons, ne restez pas là à être stupéfait dé ce que je vous dis, mais venez avec moi, ;*je vous montrerai si bien que sa mort est nécessaire, que vous vous croirez vous-même obligé de la lui donner. Il est maintenant grandement l’heure du souper, et il se fait déjà très-tard : à notre affaire. RODERIGO. — Je veux avoir d’autres raisons pour cette chose-là. IAGO. — Et vous en aurez d’autres ; soyez satisfait. (Ils sortent.) ## SGENE III. LODOVICO. — Je vous en conjure, Seigneur, ne vous donnez pas de nouveaux ennuis. OTHELLO. — Oh, pardonnez-moi ; cela me fera du bien de me promener. Lopovico. — Bonne nuit, Madame ; je remercie très-humblement Votre Seigneurie. DESDÉMONA. — Votre Honneur est le très-bienvenu. OTHELLO. — Voulez-vous venir vous promener, Signor ? — Ah ! — Desdémona.... DESDÉMONA. — Mon Seigneur ? OTHELLO. — Allez vous mettre au lit sur-le-champ ; je serai de retour sans délais : congédiez votre suivante ; ayez soin-que cela soit fait DESDÉMONA. — Oui, mon Seigneur. (Sortent Othello, Lodovico et les gens de leur suite.) ÉMILIA. — Comment les choses se passent-elles maintenant ? il a l’air plus aimable que précédemment. DESDÉMONA. — II dit qu’il va revenir immédiatement : il m’a ordonné d’aller au lit, et recommandé de vous congédier. ÉMILIA. — De me congédier ! DESDÉMONA. — Ce sont ses ordres ; par conséquent, ma bonne Émilia, donne-moi mon costume de nuit, et adieu ; nous ne devons pas lui déplaire à présent. ÉMILIA. — Je voudrais que vous ne l’eussiez jamais vu ! DESDÉMONA. — Je ne voudrais rien de pareil : mon amour lui est si entièrement soumis que même, sa mauvaise humeur, — je t’en prie, délace-moi, — ses rebuffades, ses expressions de colère ont grâce et beauté. ÉMILIA. — J’ai mis au lit ces draps que vous m’aviez commandé d’y mettre. DESDÉMONA. — Tout m’est égal. — Ah vraiment, quelles folles âmes sont les nôtres ! — Si je meurs avant toi, je t’en prie, plie-moi dans un de ces mêmes draps. ÉMILIA. — Allons, allons, vous dites des sornettes. DESDÉMONA. — Ma mère avait une suivante, qui s’appelait Barbara ; elle était amoureuse, et il se trouva que celui qu’elle aimait devint fou et l’abandonna : elle savait une certaine chanson du Saule ; c’était une vieille chanson, mais elle exprimait bien sa destinée, et elle mourut-en la chantant : ce soir, cette chansons ne veut pas ne sortir de l’esprit ; j’ai bien de la peineà ; m’eibpêcher de laisser tomber ma tête tout d’un côté et de chanter cette chanson comme la pauvre Barbana. Je t’en prie, dépêchons nous. EMILLIA. — Irai-je vous cherche votre robe de nuit ? DESDÉMONA. — Non, dégrafe-moi ici. Ce Lodovico est un homme comme il faut. ÉMILIA. — C’est un très bel homme. DESDÉMONA. — Il parle bien. ÉMILIA. — Je connais une Dame dans Venise qui serait allée pieds nus jusqu’en Palestine pour un attouchement de sa lèvre inférieure. DESOÉMONA, chantant. La pauvre âme s’assit en soupirant au pied d’un sycomore, Chantez tous le saule vert ; Sa main, sur son sein, sa tête sur son genou, Chantez le saule, le saule, le saule ; Les fraîches ondes couraient auprès d’elle, et murmuraient ses soupirs ; Chantez le saule, le saule, le : saule ; Ses larmes amères tombaient et adoucissaient les pierres ; — Pose là ces vêtements. (Elle chante.) Chantez le saule, le saule, le saule Je t’en prie, dépêche-toi ; il va venir tout à l’heure. (Elle chante :) Chantez tous que d’un saule vert doit être formée ma couronne Que personne ne te blâme ; j’approuve sont dédain. Non, ce n’est pas la ce qui suit. Chut ! qui frappe ? EMILLA. — C’est le vent. DESDÉMONA, chantant : J’appelai mon amant un amant menteur ; mais que dit-il alors ? Chantez le saule, le saule, le saule ; Si je courtise d’autres femmes, vous coucherez avec d'autres hommes. Maintenant, va-t’en ; bonne nuit. Mes yeux me picorent ; est-ce que cela présage des pleurs ? ÉMILIA. — Cela ne signifie rien du tout. DESDÉMONA. — Je l’avais-entendu dire. — Oh ! ces hommes ! ces hommes ! — Crois-tu en conscience, — dis-moi ça, Émilia, — qu’il y ait des femmes qui offensent leur mari d’un si gros outrage ? ÉMILIA. — Il y en a de telles, cela n’est pas douteux. DESDÉMONA. — Est-ce que tir commettrais un tel acte pour le monde entier ? ÉMILIA. — Certes, et ne le commettriez-vous pas ? DESDÉMONA. — Non, par cette lumière céleste ! ÉMILIA. — Ni moi non plus par cette lumière céleste ; je pourrais tout aussi bien le faire dans les ténèbres. DESDÉMONA. — Tu commettrais un tel acte pour le monde entier ? EMILIA. — Le monde est une grosse chose : c’est un grand prix pour un petit péché. DESUÉMONA. — En bonne vérité, je crois que te ne le ferais pas. EMILIA. — En bonne vérité, je crois que je le ferais, et que je le déferais lorsque je l’aurais fait. Parbleu, je ne le ferais pas pour un double anneau ^{[5]}, pour quelques aunes de linon, ni pour des robes, des jupons, des chapeaux, ou toute autre misérable chose de ce genre ; mais pour le monde entier ! — Parbleu, qui ne ferait pas son mari cocu pour en faire un monarque ? je risquerais le purgatoire pour cela. DESDÉMONA. — Que je sois maudite, si je faisais une telle iniquité pour le monde entier ! ÉMILIA. — Bah ! cette iniquité ne serait qu’une iniquité dans le monde, et si vous obteniez le monde pour votre peine, ce ne serait qu’une iniquité dans votre monde, ce qui vous permettrait de bien vite la réparer. DESDÉMONA, — Je ne crois pas qu’il existe une telle femme. EMILIA. — Qui, il en existé par douzaines, et autant encore par-dessus le marché qu’il en faudrait pour peupler le monde pour lequel elles auraient joué. Mais je crois que lorsque les femmes tombent, c’est la faute de leurs maris : car, ou bien ils se relâchent de leurs devoirs et versent nos trésors dans des girons étrangers ; ou bien ils éclatent en jalousies mesquines, en nous imposant des contraintes ; ou bien ils nous battent, et rognent par malice nos ressources pécuniaires ; en parbleu ! nous avons, du venin, et quoique nous possédions certaine grâce, nous ne sommes pas sans esprit de vengeance ; Que les maris sachent que leurs femmes ont des sens comme eux : elles voient, et flairent, et ont des palais capables de distinguer ce qui est doux et ce qui est aigre tout comme leurs maris. Qu’est-ce qu’ils font lorsqu’ils nous changent contre d’autres ? est-ce par plaisir ? je crois que oui : est-ce l’affection qui-les pousse ? je crois que oui aussi ; est-ce la fragilité qui erre de cette façon ? c’est aussi cela : — hé bien, est-ce que nous n’avons pas affections, désirs de plaisir, fragilité, tout comme les hommes ? Ainsi donc qu’ils nous traitent bien ; ou bien qu’ils sachent que les péchés que nous commettons, ce sont leurs péchés qui nous les enseignent. DESDÉMONA. — Bonne nuit, bonne nuit : que le ciel m’accorde des mœurs qui me permettent non de tirer le mal du mal, mais de me corriger par le mal ! (Elles sortent.) ## SCÈNE PREMIÈRE. IAGO. — Ici, tiens-toi derrière ce par de mur ; il va venir tout de suite : mets-moi à nu ta bonne rapière, et donne-lui son billet de logement. Vivement, vivement ; ne crains rien ; je serai à tes coudes : cette action nous fait triomphants ou nous ruine ; pense à cela, et reste-moi ferme dans ta résolution. RODERIGO. — Reste près de moi ; je puis faiblir en cette affaire. IAGO. — Ici, à portée de toi : sois intrépide et prends ta position. (Il se retire à quelque distance.) RODERIGO. — Je n’ai pas grand appétit à cet acte ; et cependant Iago m’a donné des raisons satisfaisantes : — ce n’est qu’un homme perdu : dehors, ma bonne épée ; il mourra ! (Il prend position.) IAGO. — Je vous ai gratté cette jeune gale jusqu’à l’irritation, et il devient furieux. Maintenant qu’il tue Cassio, ou que Cassio le tue, ou qu’ils se tuent l’un l’autre, n’importe lequel de ces résultats tourne à mon profit. Si Roderigo survit, il me sommera de lui faire restitution de l’or et des joyaux que je lui ai subtilisés en abondance sous prétexte de dons à Desdémona ; cela ne doit pas être : si Cassio reste sur terre, il jouira d’une vie entourée de splendeur qui fera paraître la mienne bien laide ; en outre, le Maure peut me dévoiler à lui ; je me trouve en très-grand péril : non, il doit mourir : — mais chut ! je l’entends qui vient. RODERIGO. — Je reconnais son pas, c’est lui : — scélérat, tu vas mourir ! (Il se précipite de sa cachette et il pousse une botte à Cassio.) CASSIO. — Cette botte aurait été mon ennemie, en vérité, si ma cuirasse n’était pas meilleure que tu ne la supposais : je vais mettre la tienne à l’épreuve. (Il dégaine et blesse Roderigo.) RODERIGO. — Oh ! je suis tué ! (Iago se précipite hors de sa cachette, frappe Cassio par derrière à la cuisse, et sort.) CASSIO. — Je suis estropié pour toujours : — au secours, holà ! au meurtre ! au meurtre ! (Il tombe.) Entre OTHELLO, à quelque distance. OTHELLO. — C’est la voix de Cassio : Iago tient parole. RODEBIGO. — Oh ! scélérat que je suis ! OTHELLO. — C’est cela même. CASSIO. — Au secours ! holà ! de la lumière ! un chirurgien ! OTHELLO. — C’est lui ; — ô brave Iago, homme honnête et juste, qui possèdes un si noble sentiment de F outrage fait à ton ami ! tu m’enseignes mon devoir. — Mignonne, votre chéri est étendu mort, et votre sinistre destinée s’a-Yance. J’arrive, catin ! De mon cœur sont effacés ces charmes, tes yeux ; ton lit, souillé de luxure, sera taché d’un sang luxurieux. (Il sort.) CASSIO. — Holà ! Il n’y a donc pas de garde ? ni de passants ? Au meurtre ! au meurtre ! GEATIANO. — C’est quelque accident malheureux ; la voix est vraiment sinistre. CASSIO. — Au secours ! LODOVICO. — Écoutez ! RODERIGO. — Oh misérable scélérat ! LODOVICO. — Deux ou trois gémissent ; la nuit est très-épaisse : cela peut être dès cris de ruse ; mon opinion est qu’il n’est pas sûr pour ; nous d’approcher sans 1 nouveaux appuis de l’endroit d’où partent ces cris. RODERIGO. — Personne ne vient ? alors’ je m’en vais saigner jusqu’à, ce que mort, s’ensuive. Lobovico. — Écoutez ! GRATIANO. — Voici quelqu’un qui vient tout déshabillé avec une lumière et des armes. IAGO. — Qui est là ? qui fait donc tant de tapage en criant an meurtre ? LODOVICO. — Nous ne savons pas. IAGO. — N’avez-vous pas entendu crier ? CASSIO. — Ici ! ici ! Au nom du ciel, secourez-moi ! IAGO. — Qu’y a-t-il ? GRATIANO. — C’est l'enseigne d'Othello, si je ne me trompe. LODOVICO. — Lui-même, vraiment ; un bien saillant garçon. IAGO. — Qui êtes-vous, vous qui criez, ici d’une, manière si lamentable ? CASSIO. — Iago ? Oli, je suis abîmé, assassiné par des scélérats ! donne-moi quelque secours. IAGO. — Hélas ! lieutenant, quels, sont les scélérats qui ont fait cela ? CASSIO. — Je pense que l’un, d’eux est là tout, proche, et dans un état qui ne lui permet pas de s’en aller. IAGO. — Oh les traîtres scélérats ! (à Lodovico et à Gratiano) Qui êtes-vous, vous par ici ? venez, et portez-nous un peu d’aide. RODERIGO. — Oh ! secourez-moi ici ! CASSIO. — C’est l’un d’eux. IAGO. — Ô manant meurtrier ! ô scélérat ! (Il poignarde Roderigo.) RODERIGO. — Ô damné Iago ! ô chien inhumain. !. IAGO. — Tuer les gens dans les ténèbres ! — Où sont ces voleurs sanguinaires ? — Comme cette ville est silencieuse ! Holà ! au meurtre ! au meurtre ! — Qui pouvez-vous bien être, vous autres ? êtes-vous pour le bien ou pour le mal ? LODOVICO. — Jugez-nous selon que nous agirons. IAGO. — Le Signor Lodovico ! LODOVICO. — Lui-même, Messire. IAGO. — Je vous demande pardon. Voici Cassio, qui a été blessé par des scélérats. GRATIANO. — Cassio ! LAGO. — Comment cela va-t-il, frère ? CASSIO. — Ma jambe est coupée en deux. IAGO. — Vraiment, plaise au ciel que non ! — De la lumière, Messires. — Je m’en vais la bander avec ma chemise. BIANCA. — Qu’y a-t-il, holà ! qui donc criait ? IAGO. — Qui donc criait ? BIANCA. — Ô mon cher Cassio ! mon doux Cassio ! ô Cassio, Cassio, Cassio ! IAGO. — Ô insigne catin ! — Cassio, soupçonnez-vous quels peuvent être ceux qui vous ont ainsi estropié ? CASSIO. — Non. GRATIANO. — Je suis désolé de vous trouver dans cet état : — j’étais sorti pour vous chercher. IAGO. — Prêtez-moi une jarretière : — bon. — Oh ! un fauteuil pour l’emporter aisément d’ici ! BIANCA. — Hélas ! if s’évanouit ! Ô Cassio, Cassio, Cassio ! IAGO. — Gentilshommes, je soupçonne cette cochonnerie ici présente, d’être complice de cette infamie.-Patience, en attendant, mon bon Cassio. — Marchons, marchons ; prêtez-moi une lumière. — Connaissons-nous cette figure-ci, ou non ? Hélas ! mon ami et mon cher compatriote Roderigo ? Mais non : mais si, pour sûr : ô ciel ! Roderigo ! GRATIANO. — Comment ! celui de Venise ?. IAGO. — Lui-même, Signor. Est-ce que vous le connaissiez ? GRATIANO. — Si je le connaissais ! oui. IAGO. — Le Signor Gratiano ? Je vous demande votre gracieux pardon ; ces accidents sanguinaires devront me servir d’excuse pour vous avoir négligé de la sorte. GEATIANO. — Je suis heureux de vous voir. IAGO. — Comment vous trouvez-vous, Cassio ? — Holà ! un fauteuil ! un fauteuil ! GRATIANO. — Roderigo ! IAGO. — Lui, Mi, lui-même ! — Oh ! le fauteuil ; voilà, qui est bien. (Un fauteuil est apporté.) Que quelque brave homme l’emporte d’ici avec soin ; je vais aller chercher, le chirurgien du général. (À Bianca.) Pour vous, donzelle, épargnez-vous vos peine. — Celui qui gît là assassiné, Cassio, était mon cher ami : quel dissentiment y avait-il entre vous ? CASSIO. — Absolument aucun, et je ne connaissais pas l’homme. IAGO, à Bianca. — Comment ! vous pâlissez. — Oh, tirez-le de l’air. (On emporte Cassio et Roderigo.) Attendez, vous, Méssires. — Êtes-vous pâle, donzelle ? — Voyez-vous comme son œil est égalé ? — Parbleu, si vous êtes.déjà saisie de terreur, nous allons en savoir davantage, tout à l’heure. — Contemplez-la bien ; je vous en prie, regardez-la ; remarquez-vous, Méssires ? parbleu, la culpabilité se révélera quand même parler serait passé d’usage. ÉMILIA. — Hélas ! que se passe-t-il ? que se passet-il, mon mari ? IAGO. — Cassio vient d’être ici assailli dans l’obscurité par Roderigo et des individus qui se sont enfuis ; il est presque tué, et Roderigo est mort. ÉMILIA. — Hélas, le bon gentilhomme ! hélas, le bon Cassio ! IAGO. — Voilà les fruits du libertinage.— Je t’en prie, Émilia, va t’informer auprès de Cassio de l’endroit où il a soupe ce soir. (À Bianca.) Comment ! cela vous fait trembler ? BIANCA, — Il a soupe chez moi ; mais je ne tremble pas pour cela. IAGO. — Ah, il a soupe chez vous ? Je vous l’ordonne, venez avec moi. ÉMILIA. — Fi, fi de toi, catin ! BIANCA. — Je ne suis pas une catin, mais une femme de vie aussi honnête que vous qui m’insultez ainsi. ÉMILIA. — Que moi ? allons donc ! fi de toi ! IAGO. — Mes chers Méssires, allons faire panser lepauvre Cassio. — Venez, vous, donzelle, vous nous raconterez une autre histoire. — Emilia, cours à la citadelle, et raconte à Monseigneur et à Madame ce qui est arrivé. — Voulez-vous venir ? — (À part.)..Cette nuit-ci fait ma fortune, ou me ruine complètement. (Ils sortent.) ## SCÈNE II. OTHELLO. — Voilà la cause, voilà la cause, ô mon âme ^{[1]} ! Permettez que je ne la nomme pas devant vous, chastes étoiles ! voilà la cause. — Cependant je ne répandrai pas son sang ; je ne déchirerai pas cette peau plus blanche que la neige, polie comme l’albâtre d’un tombeau. Mais, elle doit mourir, sans cela elle trahirait d’autres hommes. Éteignons la lumière, et puis Éteindre la lumière ! Si je t’éteins, ministre de flamme, et que je m’en repente ensuite, je pourrai te rappeler à ta clarté première ; mais une fois ta lumière éteinte, à toi, le plus merveilleux ouvrage de l’habile nature, je ne sais où est le feu de Prométhée qui pourrait rallumer ton éclat. Lorsque j’aurai arraché ta rose, je ne pourrai lui rendre sa puissance vitale, elle devra nécessairement se flétrir : je veux la respirer sur son buisson. (Il l’embrasse.) Ô souffle embaumé qui persuade presque à la justice de briser son glaive ! — Un de plus, un encore : — sois ainsi quand tu seras morte, et je te tuerai, et ; je t’aimerai ensuite. — Un encore, et c’est le dernier : jamais baiser si doux ne fût aussi fatal. Je dois pleurer, mais ce sont des pleurs cruels : cette douleur est céleste, elle frappe là où elle aime. — Elle s’éveille. DESDÉMONA. — Qui est là ? Othello ? OTHELLO. — Oui, Desdémona. DESDÉMONA — Voulez-vous venir au lit, mon Seigneur ? OTHELLO. — Avez-vous prié ce soir, Desdémona ? DESDÉMONA. — Oui, mon Seigneur. OTHELLO. — Si vous vous souvenez de quelque crime qui vous laissé encore irréconciliée avec le ciel et la grâce divine, sollicitez-en, bien vite le pardon. DESDÉMONA. — Hélas, mon Seigneur, que veulent dire ces paroles ? OTHELLO. — Bon, demandez-en le pardon, et soyez brève ; je vais faire quelques pas en attendant : je ne voudrais pas tuer ton âme en état de péché ; non, — le ciel le défende ! — je ne voudrais pas tuer ton âme. DESDÉMONA. — Est-ce que vous parlez de tuer ? OTHELLO. — Oui, j’en parle. DESDÉMONA. — Alors le ciel ait pitié de moi ! OTHELLO. — Amen, de tout mon cœur ! DESDÉMONA. — Quoique vous.parliez, ainsi, j’espère que vous ne me tuerez, pas. OTHELLO. — Hum ! DESDÉMONA. — Et cependant je vous crains, car vous êtes fatal lorsque vos yeux roulent ainsi pourquoi je crains, je ne le sais pas, puisque je ne me connais pas de crime. ; mais cependant je sens que je crains, OTHELLO. — Pense à tes péchés. DESDÉMONA. — Ce sont les tendresses que je viras porte. OTHELLO. — Oui, et c’est pour cela que tu vas mourir. DESDÉMONA. — C’est une mort bien peu naturelle que celle qui tue parce qu’on aime. Hélas ! pourquoi mâchonnez-vous ainsi votre lèvre inférieure ? Quelque passion sanguinaire ébranle tout votre être : ces mouvements en sont les signes ; mais cependant j’espère, j’espère que ce n’est point moi qu’ils menacent. OTHELLO. — Paix, et tiens-toi tranquille ! DESDÉMONA. — C’est ce que je vais faire. Qu’y a-t-il ? OTHELLO. — Ce mouchoir que j’aimais tant et que je t’avais donné, tu l’as donné à Cassio. DESDÉMONA. — Non, sur ma vie et sur mon âme ! Envoyez chercher cet homme, et questionnez-le. OTHELLO. — Chère âme, prends garde, prends garde au parjure ; tu es sur ton lit de mort. DESDÉMONA. — Oui, mais, non pas pour mourir encore. OTHELLO. — Si, immédiatement ; par conséquent confesse franchement ton crime ; car nier chaque détail avec serment, ne pourrait dissiper ni détruire la puissante conviction sous laquelle je gémis. Tu vas mourir. DESDÉMONA. — Alors le Seigneur ait pitié de moi ! OTHELLO. — Je dis Amen. DESDÉMONA. — Ayez pitié, vous aussi ; je ne vous ai jamais offensé de ma vie ; je n’ai jamais aimé Cassio que de ce sentiment banal que le ciel me donnait permission de lui accorder ; je ne lui ai jamais donné de cadeau. OTHELLO. — Par le ciel, j’ai vu mon mouchoir dans ses mains ! Ô femme parjure ! tu changes mon cœur en pierre, et tu me fais appeler ce que je vais accomplir, un meurtre, alors que je le tenais pour un sacrifice : j’ai vu le mouchoir. DESDÉMONA. — Il l’a trouvé alors ; je ne le lui ai jamais donné : — envoyez-le chercher ; qu’il confesse la vérité, OTHELLO. — Il l’a confessée. DESDÉMONA. — Quoi, Monseigneur ? OTHELLO. — Qu’il s’est — servi de toi. DESDÉMONA. — Comment ? criminellement ! OTHELLO. — Oui. DESDÉMONA. — Il ne dira pas cela. OTHELLO. — Non, sa bouche est fermée ; l’honnête Iago a reçu des ordres pour cela. DESDÉMONA. — Oh ma crainte devine le sens de ces paroles ! — quoi ! est-il mort ? OTHELLO. — Quand il aurait eu autant d’existences que de cheveux, mon appétit de vengeance les aurait dévorées toutes. DESDÉMONA. — Hélas ! il est trahi, et je suis perdue ! OTHELLO. — A bas, catin ! est-ce que tu vas le pleurer à ma face ? DESDÉMONA. — Oh ! bannissez-moi, mon Seigneur, mais ne me tuez pas ! OTHELLO. — A bas, catin ! DESDÉMONA. — Tuez-moi demain, laissez-moi vivre cette nuit ! OTHELLO. — Si vous résistez DESDÉMONA. — Une demi-heure seulement ! OTHELLO. — Point de retard que ce ne soit fait. DESDÉMONA. — Seulement le temps de dire une prière ! OTHELLO. — Il est trop tard. (Il l’étouffe.) EMILIA, de l’extérieur Holà ! Monseigneur ! Monseigneur ! Eh holà ! Monseigneur ! OTHELLO. — Quel est ce bruit ? — Elle n’est pas morte ? pas tout à fait morte ? Je suis cruel, mais cependant compatissant ; je ne veux pas prolonger tes souffrances : — ainsi, ainsi. ÉMILIA, de l’extérieur. — Holà ! Monseigneur ! Monseigneur ! OTHELLO. — Qui est là ? ÉMILIA, de l’extérieur. — Ô mon bon Seigneur, je voudrais vous dire un mot ! OTHELLO. — Oui. — C’est Émilia. — Tout de suite.-Elle est morte. — Il est probable qu’elle vient me parler de la mort de Cassio ; le tapage a été grand. — Ah ! plus de mouvement ? immobile comme la tombe. — La laisserai-je entrer ? cela serait-il bon ? — Je crois qu’elle remue encore : — non. — Qu’est-ce qu’il vaut mieux faire ? Si elle entre, assurément elle voudra parler à ma femme. Ma femme ! ma femme ! quelle femme ? je n’ai pas de femme ! Ô pensée insupportable ! Ô heure écrasante ! il me semble qu’il devrait y avoir en ce moment une énorme éclipse de soleil et de lune, et que le globe effrayé devrait s’entr’ouvrir devant.ce désordre. ÉMILIA, de l’extérieur. — Ô mon bon Seigneur, je vous en conjure, permettez-moi de vous parler. OTHELLO, — Je t’avais oubliée : oh, entre Émilia.-Doucement. — Tout de suite. — Tirons les rideaux.-Où es-tu ? (Il ouvre la porte.) Entre ÉMILIA. OTHELLO. — Eh bien, qu’est-ce que tu demandes à cette heure ? ÉMILIA. — Ô mon bon Seigneur, un meurtre infâme vient d’être commis là-bas ! OTHELLO. — Comment ! tout à l’heure ? ÉMILIA. — À l’instant même, Monseigneur ! OTHELLO. — C’est l’effet des erreurs de la lune ; elle s’approche déterre plus que de coutume, et elle rend les gens fous. ÉMILIA. — Cassio, Monseigneur, a tué un jeune Vénitien nommé Roderigo. OTHELLO. — Roderigo est tué ! et Cassio est tué ! EMILIA. — Non, Cassio n’est pas tué, OTHELLO. — Cassio n’est pas tué. ! alors le meurtre chante faux, et la mélodieuse vengeance devient discordante. DESDÉMONA. — Oh ! par erreur, par erreur, mise à mort ! ÉMILIA. — Hélas ! quel est ce cri ? OTHELLO. — Ce cri ! lequel ? EMILIA. — Hélas ! mais c’était la voix dé Madame.-Au secours ! au secours ! holà ! au secours ! — ô Madame, parlez encore ! douce Desdémona ! ô ma douce maîtresse, parlez ! DESDÉSIONA. — Je meurs innocente. EMILIA. — Oh. ! qui a commis ce crime ? DESDÉMONA. — Personne ; moi-même. Adieu : rappelle-moi à mon cher Seigneur : oh, adieu ! (Elle meurt.) OTHELLO. — Mais comment pourrait-elle avoir été mise à mort ? ÉMILIA. — Hélas ! qui sait ? OTHELLO. — Vous lui avez entendu dire à elle-même que ce n’était pas moi. ÉMILIA. — C’est ce qu’elle a dit : je dois nécessairement rapporter la vérité. OTHELLO. — Elle est allée dans l’enfer brûlant, comme une menteuse qu’elle était ! c’est moi qui l’ai, tuée. ÉMILIA. — Oh ! elle n’en est que davantage un ange, et vous, vous n’en êtes qu’un diable plus noir ! OTHELLO. — Elle avait mal tourné, c’était une putain. ÉMILIA. — Tu la calomnies, et tu es un diable. OTHELLO. — Elle était fausse comme l’eau. ÉMILIA. — Et toi tu es téméraire comme le feu, en disant qu’elle était fausse ; oh, ! elle était célestement loyale ! OTHELLO. — Cassio l’avait couverte ; demande à ton mari si cela n’est pas. Oh, je serais damné au-dessous du fin fond de l’enfer, si j’en étais venu à cette extrémité sans de justes causes ! Ton mari savait tout. EMILIA. — Mon mari ! OTHELLO. — Ton mari. ÉMILIA. — Il savait qu’elle était fausse à son lit nuptial ? OTHELLO. — Oui, avec Cassio. Certes, si elle avait été loyale, quand même le ciel «eût formé pour moi un autre univers composé d’une seule et parfaite chrysolithe ^{[2]}, je ne l’aurais pas échangée contre lui. EMILIA. — Mon mari ! OTHELLO. — Oui, c’est lui qui me l’a appris le premier ; c’est un honnête homme, et il déteste la boue qui s’attache aux actes mauvais. ÉMILIA. — Mon mari ! OTHELLO. — Que signifient ces répétitions, femme ? j’ai dit ton mari. ÉMILIA. — Ô maîtresse, la scélératesse a joué faux jeu avec l’amour ! — Mon mari a dit qu’elle était déloyale ? OTHELLO. — Lui-même, femme : je dis ton mari : comprends-tu le mot ? mon ami, ton mari, l’honnête, l’honnête Iago. ÉMILIA. — S’il a dit cela, puisse son âme pernicieuse se pourrir d’un atome par jour ! il ment du plus profond de son cœur : elle n’était que trop folle de son affreux choix. OTHELLO. — Ah ! ÉMILLA. — Fais tout ce que tu voudras de pire ; cette action est aussi peu digne d’obtenir le ciel que tu étais peu digne dé la posséder. OTHELLO. — Taisez-vous ! vous ferez bien. ÉMILIA. — Tu n’as pas de moitié’ autant de puissance pour me faire du mal que j’en ai pour le supporter. Ô dupe ! ô imbécile ! ignorant comme la boue ! tu as commis un acte.... Je ne m’inquiète pas de ton épée ; je te ferai connaître, quand bien même je devrais perdre vingt existences ! Au secours ! au secours ! holà ! au secours ! Le Maure a tué ma maîtresse ! Au meurtre ! au meurtre ! MONTANO. — Que se passe-t-il ? qu’y a-t-il, général ? ÉMILIA. — Oh, vous êtes venu, Iago ? vous avez dûbien vous conduire pour que les gens vous mettent leurs crimes sur le dos. GEATIANO. — Que se passe-t-il ? ÉMILIA. — Démens ce scélérat, si tu es un homme : il dit que tu lui as raconté que sa femme était déloyale : je sais que tu ne l’as pas fait, ta n’es pas un tel scélérat : parle, car mon cœur est plein. IAGO. — Je lui ai dit ce que je pensais, et je ne lui en ai pas dit plus qu’il n’a pu en reconnaître et en vérifier par lui-même. ÉMILIA. — Mais lui avez-vous jamais dit qu’elle était déloyale ? IAGO. — Je le lui ai dit. ÉMILIA. — Vous lui avez dit un mensonge, un odieux, un damné mensonge ; sur mon âme, un mensonge, un criminel mensonge ! — Elle, déloyale avec Cassio ! — avez-vous dit avec Cassio ? IAGO.—Avec Cassio, commère. Allons, faites taire votre langue. ÉMILIA. — Je ne ferai pas taire ma langue, je suis obligée de parler : ma maîtresse est là, assassinée dans son lit.... Tous. — Oh ! les cieux le défendent ? ÉMILIA. — Et ce sont vos rapports qui ont fait commettre ce meurtre. OTHELLO. — Ne soyez pas stupéfaits, Méssires ; c’est la pure vérité. GRATIANO. — C’est une étrange vérité ! MONTANO. — Ô l’acte monstrueux ! ÉMILIA. — Scélératesse ! scélératesse ! scélératesse ! je m’en doute, je la soupçonne, je la flaire ; — ô scélératesse ! je m’en étais douté déjà :—je me tuerai de chagrin : — ô scélératesse ! scélératesse ! IAGO.— Ah çà, est-ce que vous êtes folle ? Je vous l’ordonne, retournez au logis. ÉMILIA. — Mes bons gentilshommes, donnez-moi permission de parler ; il est convenable que je lui obéisse, mais non pas maintenant. Peut-être, Iago, ne retournerai-je jamais plus au logis. OTHELLO. — Ôh ! oh ! oh !. (Il tombe sur le lit.) ÉMILIA. — Oh oui, roule-toi et rugis ; car tu as tué la plus douce innocente qui ait jamais levé ses yeux au ciel. OTHELLO, se relevant. — Oh, elle était infâme ! — Je vous avais à peine reconnu, oncle. Ici gît votre nièce, dont les mains que voilà viennent à l’instant d’arrêter le souffle : je sais que cet acte paraît horrible et cruel. GRATIANO. — Pauvre Desdémona ! je suis heureux que ton père ne soit plus ; ton mariage fut pour lui un coup mortel, et ce fut le chagrin seul qui déchira en deux la vieille toile de sa vie : s’il vivait à cette heure, ce spectacle le pousserait à quelque acte désespéré, lui ferait chasser son bon ange de ses côtés à force de malédictions, et le ferait tomber sous la réprobation du ciel. OTHELLO. — C’est lamentable ; niais cependant Iago sait qu’elle a commis mille fois avec Cassio l’acte de honte ; Cassio l’a confessé : et elle a récompensé ses travaux amoureux de ce témoignage et de ce gage d’amour que je lui donnai dans les premiers jours ; je l’ai vu dans sa main : c’était un mouchoir, un ancien présent que mon père avait fait à ma mère. ÉMILLA. — Ô Dieu ! ô Dieu du ciel ! IAGO. — Morbleu, tenez-vous en paix ! ÉMELIA, — Cela sera révélé ! cela sera révélé ! Me tenir en paix, Messire ? non, non, je parlerai aussi librement que le vent du nord ! Le ciel, les hommes, les diables, tous, tous, tous, peuvent crier honte contre moi, mais je parlerai ! IAGO. — Soyez sage, et retournez-vous-en au logis. ÉMILIA. — Je ne -veux.pas. (Iago se précipite sur Émilia pour la poignarder.) GEATIANO. — Fi ! votre épée levée sur une femme ! ÉMILIA. — Ô stupide Maure. ! ce. mouchoir dont tu par les, je l’avais trouvé par hasard, et je l’avais donné à mon mari ; car souvent, avec une insistance solennelle, qu’une telle bagatelle ne méritait certes- pas. il m’avait supplié de le voler. IAGO. — Infâme putain ! ÉMILIA. — Elle l’avait donné à Cassio ! non, hélas, je l’avais trouvé, et je le donnai à mon mari. IAGO. — Tu mens, ordure ! ÉMILIA. — Par le ciel, je ne mens pas, gentilshommes ! — O imbécile meurtrier ! 1 qu’est-ce qu’un tel sot avait à faire d’une si bonne femme ? (Iago poignarde Émilia et s’enfuit.) OTHELLO. — N’y a-t-il pas au ciel d’autres pierres que celles qui servent au tonnerre ? — Incrojable scélérat ! GRATIANO, — Cette femme tombé ! à coup sûr il a tué sa femme ! ÉMILLIA. — Oui, oui : oh ! placez-moi à côté de rua maîtresse ! GRATIANO. — Il s’est enfui, mais sa femme est tuée. MONTANO. — C’est un scélérat notoire. Prenez cette arme que je viens d’enlever au Maure ; allez garder la porte an dehors ; ne le laissez pas passer, mais tuez-le plutôt. Je vais courir après ce scélérat, car c’est un esclave damné. (Sortent Montano et Gratiano.) OTHELLO. — Je ne suis pas vaillant non plus, car le premier chétif bambin venu peut m’enlever mon épée. Mais pourquoi Phorineur survivrait-il à l’honèteté ? qu’ils s’en aillent de compagnie. Éliras. — Que présageait ta chanson, Dame ? Écoute ! peux-tu m !’entendre ? je vais faire le cygne et mourir en musique. (Elle chante.) Saule, saule, saule, — Maure, elle était chaste ; elle t’aimait, cruel Maure ; puisse mon âme posséder la félicité suprême comme je dis la vérité, et en parlant comme je pense, je meurs, — je meurs ! (Elle meurt.) OTHELLO. — J’ai une autre arme dans cette chambre : c’est une épée d’Espagne, trempée à glace : ah la voici. Oncle, il faut que je sorte. GRATIANO, du dehors. — Si tu l’essayes, il t’en coûtera cher : tu n’as pas d’armes, et tu pourrais bien en pâtir. OTHELLO. — Alors, rentre et viens me parler, ou désarmé comme je suis, je vais me précipiter sur toi GRATIANO. — Qu’y a-t-il ? OTHELLO. — Regardez ! j’ai une arme ; une meilleure ne fut jamais suspendue à la cuisse d’un soldat :.j’ai vu le temps où avec ce petit bras et cette bonne épée, je me frayais un chemin à travers plus d’obstacles que vous ne pouvez m’en opposer vingt fois : — mais, ô vanterie inutile ! qui peut s’opposer à sa destinée ? il n’en est plus ainsi maintenant. — Ne craignez pas, bien que vous me voyiez armé ; voici la fin de mon voyage, ma dernière étape, le dernier relâche de ma dernière voile. Est-ce que vous reculez d’effroi ? Crainte inutile : dirigez seulement un jonc contre la poitrine d’Othello, et il se retirera : — où donc Othello pourrait-il aller ? — Voyons quel aspect tu présentes à cette heure ? Ô femme née sous une mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise ! lorsque nous nous rencontrerons au tribunal de Dieu, ton aspect présent suffira pour précipiter mon âme du ciel, et les démons s’en saisiront ! — Froide, froide, mon enfant ! froide comme ta chasteté même. — Oh, le manant maudit, maudit ! — Démons, chassez-moi à coups de fouet hors de la vue de cette lumière céleste ! roulez-moi dans des vents sans repos ! faites-moi cuire dans le soufre ! plongez-moi dans des gouffres profonds de feu liquide ! O Desdémona ! morte, Desdémona ! morte !. oh ! oh ! LODOVICO. — Où est ce forcené et trop malheureux homme ? OTHELLO. — Celui qui fut Othello ; — me voici. LODOVICO. — Où est cette vipère ? faites avancer le scélérat. OTHELLO. — Je regarde ses pieds, mais c’est une fable (a). — Si tu es un démon, je ne puis te tuer. (Il blesse lago.) LODOVICO. — Enlevez-lui son arme. IAGO. — Je saigne, Seigneur, mais je ne suis pas tué. OTHELLO. — Je n’en suis pas fâché non plus : je voudrais que tu vécusses, car à mon avis, mourir est un bonheur. LODOVICO. — Ô Othello, toi autrefois si vertueux, et qui es tombé dans les.piéges d’un manant damné, comment t’appellera-t-on ? OTHELLO. — Parbleu, comme on voudra : un meurtrier honorable, si vous voulez ; car je n’ai rien fait par haine, mais tout par honneur. LODOVICO. — Ce misérable a confessé en partie sa scé- (a) Othello fait allusion à la superstition populaire qui attribuait au diable un pied fourchu par lequel on pouvait aisément le reconnaître. lératesse : aviez-vous, vous et lui, comploté la mort de Cassio ? OTHELLO. — Oui. CASSIO. — Cher général, je ne vous en avais jamais donné sujet. OTHELLO. — Je le crois, et je vous demande pardon. Voulez-vous, je vous en prie, demander à ce demi-diable, pourquoi il a ensorcelé ainsi mon âme et mon corps ? IAGO. — Ne me demandez rien : vous savez ce que vous savez : à partir de ce moment je ne prononcerai pire, un mot. LODOVICO. — Comment ! pas même pour prier ? GRATIANO. — Les tourments ouvriront vos lèvres. OTHELLO. — Bon, tu fais fort bien. LODOVICO. — Seigneur, vous devez apprendre ce qui s’est passé, et ce que vous ignorez encore, je crois. Voici une lettre trouvée dans la poche de Roderigo qui a été tué, et en voici une autre : l’une d’elles révèle que la mort de Cassio devait être exécutée par Roderigo, OTHELLO. — Ô scélérat ! CASSIO. — Oh ! l’acte abominable et digne d’un païen ! LODOVICO. — Maintenant voici une autre lettre pleine de reproches, également trouvée dans sa poche : Roderigo paraît avoir eu l’intention de l’envoyer à ce damné scélérat ; mais Iago dans l’intervalle vint, semble-t-il, et réussit à l’apaiser. OTHELLO. — Ô pernicieux, misérable ! Comment ce mouchoir qui appartenait à ma femme, se trouvait-il entre vos mains, Cassio ? CASSIO. — Je l’avais trouvé dans ma chambre, et il a confessé lui-même, il n’y a qu’un instant, qu’il l’y avait déposé pour un projet spécial qui répondait à son désir. OTHELLO. — Ô fou ! fou ! fou ! CASSIO. — On voit, en outre, dans la lettre de Roderigo par les reproches qu’il lui adresse, que c’était Iago qui l’avait poussé à m’insulter à la garde ; de là s’ensuivit ma disgrâce : et il n’y a qu’un instant, après avoir longtemps paru mort, il a parlé ; c’était Iago qui l’avait lancé, Iago qui l’a poignardé. LODOVICO. — Il vous faut quitter cette chambre, et venir avec nous ; votre pouvoir et votre commandement vous sont.enlevés, et Cassio gouverne dans Chypre. Quanta ce manant, s’il existe quelque cruauté raffinée qui puisse le faire souffrir beaucoup et longtemps, il n’y échappera pas. Vous resterez étroitement prisonnier, jusqu’à ce que la-nature de votre faute soit connue de l’état de Venise. — Allons, emmenez-le. OTHELLO. — Doucement ! un mot ou deux avant que vous partiez. J’ai rendu à l’état quelques services, et ils le savent ; assez là-dessus.—Je vous en prie, lorsque dans vos lettres, vous raconterez ces malheureux événements, parlez, de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, mais n’ajoutez rien par malice : si vous agissez ainsi, alors vous tracerez le portrait d’un homme qui n’aima pas avec sagesse, mais qui n’aima que trop bien ; d’un homme qui ne fut pas aisément jaloux, mais qui une fois inquiet se laissa emporter, jusqu’aux dernières extrémités ; d’un homme dont la main, comme celle du vil Indien, rejeta une perle plus précieuse que toute sa tribu ; d’un homme dont les yeux vaincus, bien que peu habitués à la mode des pleurs ; versèrent des larmes avec autant d’abondance que les arbres d’Arabie leur gomme médicinale. Peignezmoi ainsi, et ajoutez qu’une fois dans Alep, où un malicieux Ture en turban battait un Vénitien et insultait l’état, je saisis à la gorge le chien circoncis, et je le frappai.... ainsi. (Il se poignarde.) LODOVICO. — Ô dénoûment sanglant ! GRATIANO. — Toutes les mesures dont nous parlions sont mises à néant. OTHELLO. — Je t’embrassai avant de mourir ; en me tuant, je n’ai que ce moyen de mourir sur un baiser. (Il tombe sur Desdémona et meurt.) CASSIO. — Je redoutais cela, mais je croyais qu’il n’avait pas d’armes ; car il avait un grand cœur. LODOVICO, à Iago. — Ô chien de Sparte plus cruel que la souffrance, la faim ou la mer ! Regarde le tragique fardeau qui pèse sur ce lit ; c’est ton œuvre. — Ce spectacle empoisonne la vue ; voilez-le. — Gratiano, gardez la maison, et saisissez la fortune du Maure, Car vous en héritez. — À vous, Seigneur, gouverneur, revient le jugement de cet infernal scélérat : fixez le temps, le lieu, la torture ; — oh, appliquez-la à outrance ! Je vais moi-même m’embarquer sur-le-champ, et porter à l’état avec un cœur douloureux le récit de cet événement douloureux. (Ils sortent.)
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Devisement_du_monde--Sommaire
Le Devisement du monde/Sommaire
# Le Devisement du monde/Sommaire Rediriger vers :
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Un ancien Almanach de Seine-et-Oise
# Un ancien Almanach de Seine-et-Oise ## UN ANCIEN ALMANACH DE SEINE-ET-OISE A-t-il été publié, au cours de la période comprise entre l’an iii [1794-1795] et l’an ix [1800-1801] un ou plusieurs Almanachs ou Annuaires du département de Seine-et-Oise ? Cette question s’étant posée à moi, j’ai essayé d’y répondre dans une communication que je fis à notre Société des Sciences morales et à laquelle j’avais donné ce titre : Anciens Almanachs et Annuaires de Versailles et du département. Je vais expliquer ici pourquoi je pense qu’il a pu être publié un Almanach ou Annuaire de l’an v. Je connaissais un « Almanach de Versailles, chef-lieu du département de Seine-et-Oise, pour l’an iii de la République Française une et indivisible….. À Versailles, chez Jacob, imprimeur, rue de l’Union, Maison du District », dont un exemplaire m’avait été gracieusement communiqué par M. Henri Janin, vice-président du Conseil général, collectionneur avisé. Je connaissais aussi l’ « Almanach de Versailles ou le Guide des Étrangers » de l’an ix [1800-1801]….. « À Versailles. De l’imprimerie de Ph.-D. Pierres, rue de la Paix, nᵒ 23 », dont un exemplaire appartenait à M. H. Janin, et dont un autre est conservé à la Bibliothèque de la Ville. Mais, entre ces deux dates extrêmes de l’an iii et de l’an ix, il ne me paraissait pas que l’existence d’aucun Almanach ou Annuaire du département [le premier Annuaire véritable est celui de l’an x, 1801-1802] eût été signalée. Or, il y a une quinzaine d’années, procédant au triage de papiers considérés comme inutiles et empilés dans le grenier des Archives départementales, je mis la main sur un document imprimé qui attira immédiatement mon attention. Il peut être décrit comme il suit : Imprimé de petit format [H. 44 cent., L. 8 cent. 5], composé d’un cahier de 6 feuillets, papier, soit 12 pages, et du premier feuillet, soit 2 pages, du cahier suivant. Les feuillets du premier cahier sont signés E, E², E³, et paginés (27)-(38). Le feuillet suivant est sifné F et paginé (39) et (40). Entre ces feuilles imprimés [sauf entre les pages (32) et (33)] ont été intercalés des feuillets de papier blanc de l’époque, sur lesquels se lisent des additions ou des corrections manuscrites. Le nombre maximum de lignes par page imprimée est de 35 [pages (33)-(24)] ; celui des lettres est d’environ 40 par ligne. Les indications qui vont suivre peuvent donner une idée suffisante de chacune des pages : Page (27) Début : [Fin de l’Administration départementale.] Les Bureaux tiennent depuis neuf heures du matin jusqu’à trois heures et demie. Dernière ligne : et traitements militaires. Page (28) Début : Ingénieurs des Ponts et Chaussées du Département de Seine-et-Oise. Pioche, Ingénieur en chef, à Versailles. Dernière ligne : Jean-Baptiste Hainault, idem, rue du Commerce, nᵒ 4. Page (29) Défenseurs officieux Dernière ligne : Simoneau [addition manuscrite : rue Homère, nᵒ 3]. Page (30) 1ʳᵉ ligne : Stocard, avenue de l’Orient, nᵒ 32. Dernière ligne : Jeullain, rue de l’Orangerie, nᵒ 36. Page (31) 1ʳᵉ ligne : Défenseurs officieux. Dernière ligne : Hénault, à Maisse. Page (32) 1ʳᵉ ligne : Giraudet, à Palaiseau. Dernière ligne : [Article 6.] audience. Toutes les citations qui pourront Page (33) 1ʳᵉ ligne : être données dans les affaires dont elle aura. Dernière ligne : 11. Chaque Section fera alternativement le Page (34) 1ʳᵉ ligne : service des deux audiences, pendant trois. Dernière ligne : le défaut. Page (35) 1ʳᵉ ligne : 16. Aucun débouté d’opposition, soit aux Dernière ligne : Jugées, si elles sont en état, pourvu toutes- Page (36) 1ʳᵉ ligne : fois que la cause ne soit pas de nature à devoir Dernière ligne : 24 [modifié à l’encre en 23]. Pour fournir aux remises à jour fixe. Page (37) 1ʳᵉ ligne : les appels seront continués jusqu’à épuise- Dernière ligne : dans la salle des audiences destinées aux causes Page (38) 1ʳᵉ ligne : du rôle, et dont chaque président aura un Dernière ligne : l’ordre du rôle Page (39) 1ʳᵉ ligne : 35 [modifié à l’encre en 34]. En cas d’opposition à l’exécution d’un 37 [et dernier article, modifié à l’encre en 35]. Dernière ligne : de l’Eure, et d’Eure-et-Loir. Page (40) Dernière ligne : N. Huissier. On remarque : 1ᵒ Que les additions et corrections manuscrites consignées, soit sur les pages imprimées, soit sur les feuillets blancs intercalés, concernent uniquement les tribunaux et le personnel judiciaire ; 2ᵒ Qu’à la page 32, au-dessous et à gauche du titre : Règlement du Tribunal civil, se lisent deux mentions manuscrites indiquant que ce Règlement correspond aux dates du 18 brumaire et du 14 frimaire, an v de la République ; 3ᵒ Que les set feuillets sont contenus dans une chemise en papier de la même époque sur laquelle sont inscrites ces mentions : Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il est légitime de conclure : 1ᵒ Que nous sommes en présence de fragments d’un Almanach ou Annuaire départemental de l’an v [1796-1797], qui fut préparé et peut-être publié postérieurement au mois de frimaire, par conséquent avec un assez grand retard ; 2ᵒ Que ces fragments, trouvés au milieu d’une masse de papiers judiciaires, proviennent certainement d’un greffe, et très probablement de celui de Versailles ; 3ᵒ Que sur ces fragments, détachés d’un Almanach ou Annuaire, mis ou non en circulation, le greffier portait les additions, corrections et modifications qui devaient être introduites dans l’Almanach ou Annuaire de l’an vi, dont rien ne prouve l’existence. Puisse-t-on découvrir un jour d’autres éléments d’information qui permettent de serrer de plus près la question des anciens Almanachs et Annuaires départementaux. * ↑ L’Écho de Versailles du 6 juin 1913 a donné un compte rendu sommaire de cette communication * ↑ « À Versailles, chez Blaizot, libraire, rue Satory, nᵒ 5, ou avenue de Sceaux, nᵒ 21, et à Paris, chez Moutardier, libraire, quai des Augustins, nᵒ 28 ». * ↑ Papier, servant à l’architecte du Palais national de Versailles, sur lequel se lit la formule suivante : Égalité… [vignette ovale] Liberté. L’Architecte du Palais national de Versailles et dépendances, et des Eaux, Conservateur du Musœum, Au Citoyen. * ↑ Classé aujourd’hui à la Réserve des Archives départementales. * ↑ Je rappellerai que des « Tables générales des Annuaires de Seine-et-Oise » de l’an x [1801-1802] à 1883 ont été publiées par M. L. Thomas, dans l’Annuaire départemental de 1883, aux pages 519-532.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Devisement_du_monde_%28fran%C3%A7ais_moderne%29
Le Devisement du monde (français moderne)
# Le Devisement du monde (français moderne) Rediriger vers :
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Po%C3%A9sie._%E2%80%94_R%C3%A9ponse_%C3%A0_M._Charles_Nodier
Poésie. — Réponse à M. Charles Nodier
# Poésie. — Réponse à M. Charles Nodier ## RÉPONSE À M. CHARLES NODIER. Connais-tu deux pestes femelles Et jumelles, Qu’un beau jour tira de l’enfer Lucifer ? L’une au teint blême, au cœur de lièvre, C’est la Fièvre ; L’autre est l’Insomnie, aux grands yeux Ennuyeux. Non pas cette fièvre amoureuse, Trop heureuse. Qui sait chiffonner l’oreiller Sans bâiller ; Non pas cette belle insomnie Du génie Où Trilby vient, prêt à chanter, T’écouter. C’est la fièvre qui s’emmaillotte Et grelotte Sous un drap sale et trois coussins Très malsains. L’autre, comme une huître qui bâille Dans l’écaille, Rêve, ou rumine, ou fait des vers De travers. Voilà, depuis une semaine Toute pleine, L’aimable et gai duo que j’ai Hébergé. Que ce soit donc, si l’on m’accuse, Mon excuse, Pour n’avoir rien répondu Ni pondu. Ne me fais pas, je t’en conjure, Cette injure De supposer que j’ai faibli Par oubli. L’Oubli, l’Ennui, font, ce me semble, Route ensemble. Traînant, deux à deux, leurs pas lents, Nonchalans. Tout se ressent du mal qu’ils causent, Mais ils n’osent Approcher de toi seulement Un moment. Que ta voix, si jeune et si vieille, Qui m’éveille, Vient me délivrer à propos Du repos ! Ta Muse, ami, toute française, Toute à l’aise, Me rend la sœur de la santé, La gaieté. Elle rappelle à ma pensée Délassée Tous les beaux jours, tout le printemps Du bon temps ; Lorsque, rassemblés sous ton aile Paternelle, Échappés de nos pensions, Nous dansions. Gais comme l’oiseau sur la branche, Le dimanche, Nous rendions parfois matinal L’Arsenal. La tête coquette et fleurie De Marie Brillait comme un bluet mêlé Dans le blé ; Tachés déjà par l’écritoire, Sur l’ivoire Ses doigts légers allaient sautant Et chantant ; Quelqu’un récitait quelque chose, Vers ou prose, Puis nous courions recommencer À danser. Chacun de nous, futur grand homme, Ou tout comme, Apprenait plus vite à t’aimer Qu’à rimer. Alors, dans la grande boutique Romantique, Chacun avait, maître ou garçon, Sa chanson ; Nous allions, brisant les pupitres Et les vitres, Et nous avions plume et grattoir Au comptoir. Hugo portait déjà dans l’ame Notre-Dame, Et commençait à s’occuper D’y grimper. De Vigny chantait sur sa lyre Ce beau sire Qui mourut sans mettre à l’envers Ses bas verts. Antony battait avec Dante Un andante ; Émile ébauchait vite et tôt Un presto. Sainte-Beuve faisait dans l’ombre Douce et sombre, Pour un œil noir, un blanc bonnet, Un sonnet. Et moi, de cet honneur insigne Trop indigne, Enfant par hasard adopté Et gâté, Je brochais des ballades, l’une À la Lune, L’autre à deux yeux noirs et jaloux, Andaloux. Cher temps, plein de mélancolie, De folie, Dont il faut rendre à l’amitié La moitié ! Pourquoi, sur ces flots où s’élance L’Espérance, Ne voit-on que le Souvenir Revenir ? Ami, toi qu’a piqué l’abeille, Ton cœur veille, Et tu n’en saurais ni guérir Ni mourir. Mais comment fais-tu donc, vieux maître. Pour renaître ? Car tes vers, en dépit du temps, Ont vingt ans. Si jamais ta tête qui penche Devient blanche, Ce sera comme l’amandier, Cher Nodier. Ce qui le blanchit n’est pas l’âge Ni l’orage ; C’est la fraîche rosée en pleurs Dans les fleurs.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Mis%C3%A9_Brun--01
Misé Brun/01
# Misé Brun/01 La veille de la Fête-Dieu, en l’année 1780, toutes les maisons de la ville d’Aix étaient, selon l’ancien usage, splendidement illuminées et décorées. Des pots à feu, bariolés de fleurs de lis et d’écussons aux armes de Provence, étaient alignés sur toutes les fenêtres, et projetaient une lumière rougeâtre et fumeuse qui, se combinant avec les douces clartés de la lune, effaçait toutes les ombres et répandait jusqu’au fond des plus étroites ruelles une sorte de crépuscule. Les bourgeois et les gens de boutique se tenaient au balcon ou sur la porte de leur logis, tandis qu’une multitude curieuse se promenait par les beaux quartiers où l’on allait représenter la première scène du drame original et pieux inventé par le roi René. La foule se pressait aux carrefours et s’alignait le long des rues pour voir passer la fantastique cavalcade, où figuraient tout ensemble les divinités de l’Olympe, les saints personnages de l’ancien Testament, et la caricature des ennemis politiques de René d’Anjou. Le cortége qui allait sortir aux flambeaux de l’hôtel-de-ville avait tout-à-fait le caractère d’une représentation du moyen-âge : les costumes étaient ceux de la cour de René ; les chevaux, harnachés comme dans les anciens tournois, étaient montés par des chevaliers armés de pied en cap, et les musiciens jouaient encore sur leurs galoubets les airs notés par le roi troubadour. Les rues qui aboutissent à l’hôtel-de-ville étaient envahies par le petit peuple, qui témoignait son impatience et sa joie par ces acclamations aiguës particulières à la race provençale. Cette partie de la ville était alors, comme aujourd’hui, habitée par les marchands et les gens de métier. Aussi, dans la foule un peu bruyante qui garnissait les fenêtres et faisait la haie le long des maisons, n’entendait-on guère parler français. La toilette des femmes était aussi fort modeste ; on n’apercevait dans leur coiffure ni plume, ni fleurs, ni clinquant ; les plus élégantes se permettaient seulement de mettre un œil de poudre sur leurs cheveux rattachés en chignon. La distinction des rangs était alors si rigoureusement marquée par le costume, qu’il suffisait de jeter un regard sur cette multitude pour s’assurer qu’il n’y avait là que des bourgeois et des artisans endimanchés. Cependant, lorsque les fanfares annoncèrent que la cavalcade allait défiler sur la place de l’hôtel-de-ville, un groupe de quatre ou cinq jeunes gentilshommes fit bruyamment irruption parmi cette foule plébéienne, et s’arrêta au coin de la rue des Orfèvres, où quelques curieux avaient déjà pris place. Les derniers venus se hâtèrent de prendre, comme on dit, le haut du pavé, et on les laissa faire sans opposition ; car la plupart étaient bien connus dans la bonne ville d’Aix, où ils avaient déjà causé plus d’un scandale. Les petits bourgeois, les gens de la classe moyenne, étaient en général d’une pureté de mœurs qu’alarmaient les habitudes de ces mauvais sujets de haute condition, dont le type, entièrement perdu de nos jours, remontait aux roués de la régence ; mais nul ne se fût avisé de leur témoigner le mécontentement qu’excitait leur présence. Une sorte de crainte se mêlait à l’éloignement qu’ils inspiraient ; bien que chacun fût choqué de leurs façons insolentes, on les laissait faire, et le plus hardi parmi les gros bonnets du quartier marchand n’eût osé s’attaquer à eux de paroles, encore moins de faits. On se rangea silencieusement pour leur faire place, et ils restèrent à peu près séparés des groupes qui les environnaient. Un seul individu, qui depuis la tombée de la nuit s’était établi à l’endroit qu’ils venaient d’envahir, n’abandonna point son poste et resta près d’eux, à demi caché dans l’embrasure d’une porte murée. Ces messieurs, le jarret tendu, la parole haute, se placèrent en avant le plus possible, et firent étalage de leurs personnes avec toute sorte de graces arrogantes. Quand même la lumière des pots à feu n’eût pas éclairé en plein le visage légèrement fardé de ces fashionables d’autrefois, on les eût reconnus rien qu’au parfum de poudre à la maréchale qu’exhalait leur perruque et à leur manière de coudoyer les gens. L’un d’eux, qu’à son allure il était aisé de reconnaître pour un étranger, un Parisien, dit à un autre freluquet qui lui donnait le bras : — Ah çà ! mon cher Nieuselle, je ne vois pas ce que nous faisons ici. Retournons au Cours, je vous prie. — Non pas, répliqua l’autre, je vous demande encore un quart d’heure. — Alors je vais, pour passer le temps, conter fleurette à cette petite brune qui nous regarde du coin de l’œil. Une jolie femme, ma foi ! — Il ne vous sera pas aisé de lier conversation, je vous avertis, dit un troisième. — Bah ! il y a toujours moyen. Je lui débiterai quelque fadeur qui lui paraîtra la fine fleur de l’esprit et de la galanterie ; par exemple : vos yeux ont des flammes qui incendient les cœurs ; le mien brûle pour vous, madame… — Madame ! Elle croira que vous vous moquez d’elle, si vous l’appelez madame ; dites tout simplement mademoiselle, ou misé, c’est l’usage chez ces petites gens. — Messieurs, interrompit celui que l’étranger avait appelé Nieuselle, veuillez m’écouter un moment ; ce n’est pas sans dessein que je vous ai arrêtés ici. J’espère pouvoir vous montrer l’héroïne d’une de mes dernières aventures, une aventure unique et que je vais vous raconter. — Comment ! Nieuselle, tu te vantes aussi de celle-là ! s’écria un petit jeune homme vêtu à la dernière mode d’une culotte vert-d’eau et d’un habit de velours printanier à mille raies. — Pourquoi pas ? répliqua-t-il en secouant son jabot de dentelles d’un air de fatuité magnifique ; l’invention était des meilleures, et je m’en fais honneur. D’ailleurs, je ne suis pas comme tant d’autres, je raconte mes défaites comme mes triomphes. Je sais des gens plus discrets qui ne parlent que de leurs bonnes fortunes, et Dieu sait s’ils ont jamais grand’chose à raconter ! Je ne dis pas ceci pour toi, Malvalat. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers ses deux autres interlocuteurs, je vais vous confier toute cette histoire ; mais tout d’abord regardez devant vous, là, au coin de la rue. — Je regarde et ne vois rien qu’une boutique d’orfèvre d’assez médiocre apparence, répondit le gentilhomme parisien, et dans cette boutique un gros garçon rougeaud et myope, qui, le nez sur le cadran de sa montre d’argent, a l’air de regarder l’heure et de compter les minutes. — Et qui se tourne de temps en temps vers l’arrière-boutique, comme s’il parlait à quelqu’un, ajouta le vicomte. — Eh bien ! reprit Nieuselle, pendant un mois je me suis donné chaque soir la satisfaction de contempler d’ici ce tableau d’intérieur. Je faisais arrêter mon carrosse à la place où nous sommes, et je passais des heures entières les yeux fixés sur cette boutique. C’était une manière commode, et dont je réclame l’invention, de faire le pied de grue. Ordinairement j’en étais pour mes frais, et je me retirais sans avoir aperçu d’autre figure que celle que vous voyez, la figure bouffie de Bruno Brun. — Ce courtaud-là s’appelle Bruno Brun ? interrompit le vicomte en jetant un regard sur l’espèce de crinière d’un roux pâle qui, crêpée sur les faces et nouée par derrière avec un ruban, retombait sur les épaules de l’orfèvre comme une perruque de conseiller ; quel nom pour un individu de cette nuance ! Le pauvre homme ressemble à un tournesol avec sa tête plate et ses crins jaunes. Tu disais donc ? — Je disais qu’au grand scandale de tout le quartier je venais, chaque soir, me mettre ici en observation. J’agissais avec tant de prudence, qu’on ne savait au juste pour qui j’étais là, et à l’intention de quelle grisette je faisais de si longues factions. Bruno Brun lui-même ne se douta pas que c’était pour sa femme. Au fait, qui diable aurait pu deviner que j’étais amoureux de misé Brun, une femme que j’avais à peine aperçue, à laquelle je n’avais jamais parlé ? — C’est donc une de ces beautés foudroyantes qui vous frappent comme l’éclair ? demanda le Parisien avec un léger sourire. — Foudroyante, c’est le mot, répondit Nieuselle ; j’en devins éperdument amoureux seulement pour l’avoir aperçue de profil. Ce violent caprice me ramenait donc ici chaque soir, et personne ne comprenait rien à cette façon d’agir. D’un bout à l’autre de la rue, les maris ouvraient de grands yeux méfians, et les mères de famille empêchaient leurs fillettes de sortir le soir. Sur mon ame ! femmes et filles auraient pu passer près de moi sans rien craindre, je ne songeais qu’à la belle Rose. — La femme de Bruno Brun s’appelle Rose ? interrompit encore le vicomte ; autre antithèse ! Continue le récit de tes contemplations ; c’est très langoureux. Dieu me damne ! j’aurais voulu te voir dans cette attitude d’amoureux transi. — Qu’appelles-tu amoureux transi ? répliqua Nieuselle ; crois-tu que je faisais de si longues factions dans le seul espoir d’apercevoir une seconde fois le profil de ma divinité ? J’avais bien autre chose en tête. J’attendais qu’elle sortît un soir de son logis, seule ou accompagnée, n’importe. Je l’aurais suivie ; à cent pas d’ici, j’aurais mis pied à terre, je lui aurais parlé, je l’aurais entraînée, enlevée ; cela n’était pas si difficile. Nous étions alors en plein hiver ; personne dans les rues ; le guet ne sort qu’à neuf heures. Certainement je serais venu à bout de mon dessein. Mais il y a dans la maison de ce damné Bruno Brun des habitudes qui déjouèrent tous mes calculs. Sa femme ne sort jamais, si ce n’est le dimanche matin, pour aller entendre une messe basse à Saint-Sauveur ; or, il ne fallait pas songer à faire mon coup de main en plein jour. — Ah çà ! mon cher Nieuselle, je n’entends rien à tout ce que vous me dites là, interrompit le jeune Parisien. Que signifie cette façon de faire l’amour à main armée ? Il me semble qu’avant d’en venir au rapt, il fallait user d’abord des moyens ordinaires, les visites, les billets doux, etc. Il vaut mieux, ce me semble, séduire une femme que de l’obtenir à la manière de Tarquin. On fait tout simplement sa cour, c’est vulgaire, mais c’est facile. — Si c’eût été facile ou seulement possible, je l’aurais fait, répondit Nieuselle ; on voit bien que vous ne vous faites pas une idée des habitudes de ces petites bourgeoises ; il est plus difficile de les aborder que de se faire présenter à une princesse du sang. J’ai bien essayé d’entrer dans la maison de l’orfèvre en passant par sa boutique, j’ai fait plusieurs emplettes chez lui : mais sa femme n’est jamais au comptoir, et j’aurais acheté, je crois, toutes les montres d’argent, toutes les bagues de strass, toutes les horloges de son magasin, sans avoir le bonheur de parler une fois à ma déesse. Quant aux billets doux, je n’avais nul moyen de les lui faire tenir, personne n’ayant accès dans cette maison, dont les abords sont gardés par deux effroyables démons femelles, lesquels, sous la forme d’une vieille tante et d’une vieille servante, aident l’orfèvre à desservir la boutique, font tout le ménage et ne perdent jamais de vue la jeune femme. Après un mois d’observation, je demeurai bien convaincu qu’il fallait renoncer aux moyens ordinaires et extraordinaires que je m’étais proposés. Toutes ces difficultés m’aiguillonnaient de plus en plus ; j’y rêvais nuit et jour, j’enrageais, je désespérais. Enfin, il me vint une idée, une idée diabolique. À force d’aller aux renseignemens par l’entremise discrète d’un de mes gens, j’avais appris toute sorte de détails sur les affaires et la parenté de Bruno Brun. Je savais que le vieux Bruno, une des fortes têtes de l’honorable corporation des orfèvres, avait abandonné le métier et laissé la boutique à son fils, et que ledit Brun père habitait la campagne à trois lieues d’ici, justement aux environs de Nieuselle, sur la route de Manosque. Tu connais cette contrée, vicomte ? — Je vois cela d’ici, un pays de loups dans lequel l’on ne s’aventure guère après le coucher du soleil, attendu qu’il y a par là certains défilés où, de temps immémorial, on détrousse les passans. — C’est cela même. L’endroit me parut tout-à-fait convenable pour une embuscade ; tant de larrons y avaient impunément rançonné les voyageurs : moi, je résolus de m’y mettre à l’affût pour voler à Bruno Brun non pas sa bourse, mais sa femme. Or, voici la ruse que j’imaginai pour attirer sur la route peu fréquentée dont nous venons de parler cette belle recluse qui ne prenait pas même l’air à la fenêtre, et qui ne connaissait guère d’autre chemin que celui de son logis à l’église. Un jour Vascongado, mon coureur, bien dressé et endoctriné par moi, quitta sa livrée pour la veste de drap brun, les guêtres de peau et les gros souliers ferrés d’un paysan. Le drôle ainsi déguisé se présenta chez l’orfèvre et lui raconta d’un air tout effaré que le père Brun avait fait une chute et qu’il était au plus mal. — Je suis ici de sa part, ajouta-t-il ; le pauvre homme dit qu’il est à l’article de la mort. Comme c’est jour ouvrable, il vous recommande de ne pas quitter la boutique ; mais il demande sa belle-fille, il crie à ceux qui l’assistent de l’aller chercher. Étant son proche voisin, je me suis volontiers chargé de la commission, et j’ai amené notre âne. Entre braves gens il faut bien se secourir quand on peut. Nous partirons quand vous voudrez : le temps est à la pluie et il se fait tard. Bruno Brun donna en plein dans le panneau : une heure après, ma tourterelle quittait son nid de hibou et s’envolait doucement vers les parages où l’adroit chasseur avait tendu ses piéges. Oui, mes amis, un peu avant le coucher du soleil, misé Brun, sous la conduite de Vascongado, et accompagnée de sa vieille servante, cheminait vers Nieuselle. Tu connais bien le pays, vicomte ; tu te souviens sans doute qu’avant d’arriver à cette auberge mal famée qu’on appelle le logis du Cheval rouge, la route serpente entre de grands rochers qui ressemblent à des murailles ruinées. Cet endroit est un vrai coupe-gorge où l’on ne saurait voir ce qui se passe à vingt pas devant ou derrière soi. C’est là que je m’étais mis en embuscade avec Siffroi, mon heiduque, un géant capable d’enlever la fée Urgèle : je l’avais chargé d’enlever la servante, ce qui était à peu près la même chose. — Le coup de main me paraît bien imprudent, observa le vicomte ; sais-tu, Nieuselle, que tout cela pouvait te mener loin ? La justice se mêle parfois des galanteries de ce genre-là. — La justice n’aurait vu goutte en toute cette affaire, répondit Nieuselle avec un sourire suffisant ; crois-tu qu’en une pareille équipée j’eusse décliné mes noms et qualités ? J’avais bien un autre projet ; tu verras. — J’étais donc posté comme un bandit entre les rochers, à un quart de lieue environ de l’auberge du Cheval rouge ; j’avais mis un manteau de roulier par-dessus ma veste de chasse ; un mouchoir me couvrait le bas du visage ; mon chapeau à bords rabattus s’avançait en gouttière sur mon front et ne laissait apercevoir que mes yeux. Siffroi portait exactement le même costume : nous avions tout-à-fait l’air de deux larrons. Cependant la nuit était déjà venue, et, je l’avoue, certaines idées lugubres se présentaient à mon esprit. J’avais vu passer plusieurs hommes à cheval, des gens de mauvaise mine ; ces mêmes hommes étaient retournés sur leurs pas ; ils avaient l’air de rôder aux environs. Enfin, je me souvenais que la bande du fameux Gaspard de Besse exploitait depuis quelque temps la contrée, et je me disais qu’au lieu de faire tomber ma colombe dans le piége que j’avais tendu, je pourrais bien tomber moi-même dans une embuscade de voleurs ; enfin, j’étais mal à l’aise. — Allons ! dis tout simplement que tu avais peur, murmura Malvalat. — Mon inquiétude cessa bientôt, continua Nieuselle ; je ne pensai plus à la bande de Gaspard de Besse lorsque j’entendis au loin le piaulement d’une chouette ; c’était le signal convenu avec Vascongado. J’avançai hardiment, et, parvenu à un certain endroit d’où je pouvais reconnaître le terrain, j’attendis. La nuit était tout-à-fait venue ; mais la lune, qui se levait à l’horizon, éclairait suffisamment le chemin pour que je pusse distinguer ma proie. Vascongado et la servante marchaient devant ; mon infante les suivait, montée sur le baudet. Jamais palefroi n’a porté une beauté comparable à celle qui chevauchait sur cette vile bourrique. Elle ressemblait à la vierge Marie dans les tableaux de la fuite en Égypte. Quand elle fut à dix pas de moi, je me levai de derrière un rocher comme si je fusse sorti de dessous terre, et je lui barrai le passage. La pauvrette jeta un grand cri. — Ne craignez rien, ma reine, lui dis-je avec beaucoup de sang-froid ; je n’en veux ni à votre bourse ni à votre vie. — En ce cas, monsieur, laissez-moi passer, je vous prie, répondit-elle toute tremblante et en cherchant des yeux Vascongado, qui avait disparu. La vieille servante se serrait éperdue contre sa maîtresse et murmurait ses oremus. Siffroi lui mit une main sur l’épaule, tandis que j’avançais le bras pour saisir la taille déliée de misé Brun ; mais la farouche petite bourgeoise, sautant lestement à terre, me dit d’un ton résolu : — N’approchez pas ! — Et je vis luire dans sa main quelque chose comme la lame d’un couteau. Elle voulait, parbleu, se défendre. Je la terrifiai d’un seul mot. — Silence ! m’écriai-je d’un ton terrible. Quiconque tombe entre mes mains ne m’échappe jamais : je suis Gaspard de Besse. — L’invention est merveilleuse. Dieu me damne ! s’écria Malvalat en haussant les épaules ; tu prétendais te faire aimer sous le nom de ce bandit ? — Allons donc ! est-ce que je prétendais être aimé de misé Brun ? est-ce que je voulais la séduire ? est-ce que j’en avais le temps ? répliqua Nieuselle avec une sincérité cynique ; je voulais tout simplement la garder un jour ou deux dans l’auberge du Cheval rouge, dont le maître est un homme qui, moyennant un écu de six livres, ne voit rien de ce qui se passe chez lui et ne reconnaît personne ; ensuite je l’aurais rendue à son époux désolé auquel elle se serait bien gardée de conter en tout point son aventure. Vous allez voir comment échoua ce plan si bien conçu. À ce nom de Gaspard de Besse, misé Brun faillit s’évanouir, et la servante, jugeant que sa dernière heure était arrivée, recommanda tout haut son ame à Dieu. — Monsieur, me dit misé Brun d’une voix éteinte et en fouillant dans ses poches, voici mon argent. — Gardez-le et marchez devant moi ! interrompis-je avec ma grosse voix. Elle obéit. La vieille servante nous suivait traînée par Siffroi. Misé Brun essaya de m’attendrir. — Dieu du ciel ! où voulez-vous nous conduire ? me dit-elle en pleurant ; je vous assure que vous risquez beaucoup en faisant ceci. Laissez-nous aller ; je vous jure sur mon salut éternel que je ne vous dénoncerai pas. Tenez, voilà ma croix d’or, voilà mon argent ; je n’ai pas davantage. — Silence ! répétai-je d’un air qui la fit frémir. Nous approchions de l’auberge du Cheval rouge, lorsque tout à coup j’entendis du bruit dans le chemin : un cavalier venait au grand trot derrière nous. Nécessairement il devait nous atteindre avant que nous fussions à l’auberge. Ceci m’inquiéta ; je craignis une mauvaise rencontre ; quelque voleur ou quelque homme de la maréchaussée pouvait être sur nos traces. Je fus rassuré en apercevant le cavalier : c’était un bon gentilhomme campagnard dont l’allure semblait annoncer des intentions toutes pacifiques. Assurément cette rencontre lui causait aussi quelque inquiétude, car il enfonça son chapeau sur ses yeux et piqua des deux en passant près de nous ; mais alors misé Brun, avec une présence d’esprit que je ne lui aurais pas soupçonnée, se précipita devant lui, et s’écria, en mettant la main à la bride du cheval au risque d’être renversée : — Monsieur, au nom du ciel, protégez-moi ! sauvez-moi ! Il fit volte face et s’arrêta. — Que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-il d’un ton brusque et en portant la main à ses fontes. Je m’arrêtai aussi. — Défendez-vous, monsieur, ou vous êtes perdu ainsi que moi, lui cria misé Brun. Cet homme est Gaspard de Besse. À ces mots, mon gentilhomme ne me laissa pas le temps de répondre ; il lâcha son coup de pistolet, et ma foi, sans un nuage qui passait sur la lune, j’étais mort. Il tira presque au hasard dans l’obscurité. La balle rasa mon chapeau. Je ne jugeai pas à propos d’attendre une nouvelle décharge. — Et tu lâchas pied, interrompit Malvalat ; pour ton honneur, tu devais vaincre ou mourir sur le champ de bataille. — Mon cher, répliqua Nieuselle, ceci n’entrait pas dans mon plan ; je n’avais jamais prétendu conquérir misé Brun en combat singulier. D’ailleurs, c’était impossible ; son champion, me prenant pour Gaspard de Besse, aurait tiré sur moi comme sur une bête fauve avant que je fusse entré en explication ; je battis donc en retraite. — C’est-à-dire que tu te mis à courir, comme un lièvre à travers champs, jusqu’au château de Nieuselle. Cependant vous étiez trois contre un dans cette rencontre mémorable. — Est-ce que tu crois que Vascongado et Siffroi s’étaient bravement rangés à mes côtés ? Les deux drôles s’en seraient bien gardés : l’un resta caché derrière les rochers, l’autre lâcha la vieille servante et s’enfuit à toutes jambes. C’était une déroute générale. Ils auraient mérité vingt coups de canne ; mais je leur fis grace à condition qu’ils se conduiraient mieux pendant le reste de l’expédition. — Comment ! tu poursuivis l’entreprise après ce premier échec ? dit Malvalat d’un ton goguenard. — À ma place, tu y aurais renoncé, n’est-ce pas ? répliqua dédaigneusement Nieuselle ; moi, j’eus plus de persévérance et d’audace. En arrivant à Nieuselle, je quittai ma défroque de bandit pour mettre un habit de chasse, puis je tournai bride vers l’auberge du Cheval Rouge ; Vascongado et Siffroi me suivaient en livrée de campagne. La métamorphose était complète. Au lieu de ressembler à un brigand, je paraissais un Amadis, avec ma veste galonnée d’argent et mon feutre orné de rubans verts. Mon heiduque, habillé à la hongroise, était aussi méconnaissable. Quant à mon coureur, ce n’était plus le même homme depuis qu’il avait jeté bas ses gros habits et ses cheveux postiches. Environ une heure après la scène du chemin, j’arrivai donc à l’auberge du Cheval rouge. Ainsi que je l’avais prévu, misé Brun s’y était arrêtée. — Elle était venue d’elle-même se jeter dans le piége ? s’écria le vicomte ; tu n’avais qu’à étendre la main pour t’en saisir ? Bravo ! bien joué Nieuselle ! — Je mis pied à terre, continua-t-il, et, avant d’entrer dans cet affreux cabaret, je regardai à travers les fenêtres délabrées du rez-de-chaussée ce qui s’y passait. C’était un tableau unique. Figurez-vous une grande chambre enfumée qui servait tout à la fois de salon, de salle à manger et de cuisine ; puis, dans cette chambre où un grand feu de broussailles répandait des lueurs bizarres, deux horribles sorcières, deux vieilles femmes accroupies devant l’âtre, et, entre ces figures jaunes et ridées, l’adorable visage de misé Brun, qui, encore toute saisie, toute pâle, écoutait sans mot dire le caquetage de sa servante et de la cabaretière. Il fallut parlementer pour pénétrer dans l’auberge à cette heure indue ; les portes étaient déjà barricadées. Enfin j’entrai avec ma suite, et l’hôte, qui m’avait reconnu, m’introduisit avec toute sorte de respect dans sa cuisine. Mon apparition ne frappa guère misé Brun, je l’avoue en toute humilité : après avoir un peu détourné la tête et jeté un coup d’œil de mon côté, elle se rangea pour me faire place près du feu et retomba dans ses réflexions et son immobilité. — Ah ! monsieur le marquis, me dit l’hôte, voilà des gens qui viennent d’avoir une chaude alerte ; la bande de Gaspard de Besse rôde dans ces quartiers, lui-même était près d’ici il n’y a pas plus d’une heure. Il me fallut alors entendre le récit de mes propres prouesses et de la vaillante conduite de ce bon gentilhomme qui voyageait pour sa sûreté et celle d’autrui avec des pistolets à l’arçon de sa selle. — Puisque les chemins sont si peu sûrs, je ne pousse pas jusqu’à Nieuselle, dis-je au cabaretier ; je passerai la nuit ici. Prépare-moi à souper avec tout ce qu’il y a dans ton garde-manger, et monte tout le bon vin que tu as dans ta cave : je veux faire bombance jusqu’à demain. L’hôte et sa femme se regardaient ébahis. — N’y a-t-il pas ici une chambre ? continuai-je, une chambre où je puisse souper, servi par mes gens et en compagnie de qui bon me semble ? L’hôte courut ouvrir une pièce attenante à la cuisine, et me montra l’ameublement d’un air glorieux. Il y avait six chaises de paille et un lit dont les rideaux de bougran gros vert ressemblaient à des tentures mortuaires. En jetant les yeux sur les murs récemment blanchis à la chaux, j’aperçus sous la transparence du badigeonnage des taches brunes et irrégulières qui me donnèrent à penser. — Qu’est-ce que cela ? dis-je au cabaretier ; je soupçonne que tu as remis à neuf ce taudis parce qu’il y est arrivé quelque malheur. — Dieu du ciel ! ne m’en parlez pas ! répondit-il à voix basse ; deux hommes qui se prirent de querelle la nuit ; l’un tua l’autre. Heureusement cela n’a pas eu de suites. Ils étaient seuls dans la maison, et ce n’est pas moi qui serais allé bavarder devant la justice pour faire tort aux gens qui s’arrêtent chez moi. Une fois que ma porte est fermée, ce qui se passe au Cheval rouge ne regarde personne. — Je le sais, lui dis-je ; allume ici un grand feu, dresse la table, et, quand tout sera prêt pour le souper, va te coucher ainsi que ta femme. Le vieux scélérat cligna de l’œil en regardant misé Brun à travers la porte et courut à ses fourneaux. Je retournai près de ma déesse, et, m’asseyant à ses côtés, je tâchai de lier conversation. Je la félicitai d’avoir échappé à la terrible rencontre de Gaspard de Besse, et j’assaisonnai mon discours des complimens les mieux tournés ; mais ces petites bourgeoises ont une sorte de modestie sauvage dont il n’est pas aisé de triompher. Celle-ci m’écouta sans lever les yeux et ne me répondit que par un humble salut ; puis, se tournant vers sa servante, elle lui dit à demi-voix : — Allons, Madeloun, il se fait tard. — Eh quoi ! lui dis-je, déjà vous voulez me quitter, ma charmante ? je vous en prie, restez encore un moment. Où voulez-vous aller ? Là-haut, dans quelque galetas où vous grelotterez jusqu’à demain ? Faisons plutôt joyeusement la veillée ici, autour du feu. Elle s’arrêta interdite, ne sachant comment elle devait prendre mon invitation, et, comme j’insistais, elle me répondit avec un air adorable de confusion et de simplicité : — Monsieur, je vous remercie ; c’est trop d’honneur pour moi ; je ne saurais accepter. Je lui barrai le passage en riant et en lui disant toutes les folies qui me passèrent par la tête. Cette fois elle recula, et m’écouta avec un maintien qui ne me présageait pas à la vérité une facile victoire. Mes amis, méfiez-vous de ces femmes qui, lorsqu’on leur dit certaines choses, n’éclatent pas en paroles courroucées et ne daignent pas même répliquer. Elles ont une façon sournoise de se défendre qui déroute les plus habiles. J’en fis l’expérience. Mes ordres étaient exécutés ; le cabaretier et sa femme avaient disparu ; mes gens achevaient d’arranger le couvert. Je me rapprochai de misé Brun et lui dis d’un air moitié impérieux, moitié galant : — Ma toute belle, j’ai résolu que nous souperions ensemble aujourd’hui ; accordez-moi cette faveur de bonne grace. Autrement je suis homme à vous y contraindre, je vous le jure ! Je ne perdrai certainement pas cette unique occasion que m’offre le destin de souper dans un charmant tête-à-tête avec la plus jolie femme du royaume. Allons, point de façons, et permettez-moi de vous offrir la main. À ces mots, je saisis sa main mignonne et voulus l’entraîner ; mais la vieille servante, s’avançant vers moi avec une grimace de guenon irritée, me dit résolument : — Halte-là ! monsieur ! Laissez en paix ma maîtresse ; c’est une honnête femme ; elle n’est pas faite pour entendre les propos d’un débauché. — La vieille mégère joignit le geste à la parole, et se mit entre sa maîtresse et moi. J’appelai mon heiduque. — Fais taire cette femme, lui dis-je ; si elle s’obstine à parler, enferme-la dans le cellier, dans la cave, où tu voudras, pourvu que je ne l’entende plus. Ensuite, me tournant vers misé Brun, je lui dis avec le plus grand sang-froid du monde : — Vous le voyez, ma reine, vos refus sont inutiles. Faites-moi la faveur de me donner la main, et allons souper. — Au lieu de me répondre, la revêche beauté courut vers une porte que je n’avais pas remarquée, l’ouvrit brusquement, et se mit à crier, sans oser entrer toutefois : — Monsieur, venez, je vous en supplie, venez à mon secours ! — Qu’est-ce ? qu’arrive-t-il ? demanda une voix que je reconnus sur-le-champ, car c’était celle de mon damné gentillâtre. — De l’homme aux pistolets ? La rencontre était unique ! s’écria en riant Malvalat ; mais que pouvais-tu craindre ? Vous étiez trois contre un cette fois, et l’honnête cabaretier t’eût bien prêté main-forte au besoin. Tu devais faire tout simplement jeter par la fenêtre ce chevalier errant. — Eh ! sans doute, répondit Nieuselle ; par malheur, je n’en eus pas le temps. Avant que mon don Quichotte eût ouvert sa porte et dégainé sa rapière, un bruit de gens à cheval coupa la parole à tout le monde ; presque aussitôt on frappa au portail, en ordonnant d’ouvrir de par le roi. C’était une escouade de la maréchaussée qui venait prendre gîte pour la nuit au Cheval rouge. Ces messieurs étaient à la poursuite de Gaspard de Besse, dont on leur avait signalé la présence aux environs de ce logis mal famé. En un moment, l’hôte et sa femme furent sur pied pour recevoir tout ce monde-là. Mon gentilhomme ouvrit alors sa porte et vint s’asseoir au coin de la cheminée, en invitant du geste misé Brun à prendre place près de lui, comme pour la protéger envers et contre tous. Bientôt les gens de la maréchaussée vinrent sécher leurs bottes autour du feu et s’attabler dans la cuisine. Pour le coup, je compris qu’il fallait démonter mes batteries et terminer la campagne. Sur mon ame ! j’aurais volontiers donné cent louis pour que la bande tout entière de Gaspard de Besse vînt cette nuit-là saccager l’hôtellerie, mettre à mort tous ces marauds et emmener misé Brun dans les gorges du Luberon. La rage me suffoquait ; je ne pus souper. Pourtant j’eus dans la soirée une scène divertissante, celle du procès-verbal que dressèrent messieurs de la maréchaussée, lorsque misé Brun leur eut déclaré comment le bandit qu’ils cherchaient avait voulu l’enlever, ainsi que sa servante. Je ris encore quand je songe que j’ai fait tous les frais de cette aventure, qui comptera au nombre des exploits de Gaspard de Besse. Enfin, je me retirai dans ma chambre, harassé, dépité, furieux, me vouant à tous les diables. Toute la nuit, j’eus de mauvais rêves. Je m’éveillais en sursaut à chaque instant, et je regardais, malgré moi, les taches de la muraille, que la lueur du feu faisait paraître rougeâtres. Je finis par m’endormir profondément au milieu de ce cauchemar. Quand je me réveillai, sur le tard, j’appris que misé Brun était partie au point du jour, sous la conduite et protection de son défenseur officieux, qui lui avait promis de la ramener saine et sauve aux portes de la ville d’Aix. Voilà, mes chers amis, le dénouement de l’aventure. Mes fatigues, mes combinaisons, tous mes stratagèmes n’aboutirent à rien, il est vrai ; mais, quoi qu’en dise Malvalat, on peut se vanter de pareilles défaites. — Eh ! mon cher, qui songe à rabaisser tes mérites ? s’écria Malvalat avec son sourire le plus ironique ; ce n’est pas moi certainement. Je trouve, au contraire, que tu ne te rends pas justice quand tu prétends que toutes tes ruses n’ont abouti à rien ; je vois clairement le contraire : elles ont abouti à procurer au charmant objet de ta flamme quelques heures de tête-à-tête avec un cavalier qui devait lui inspirer déjà de la reconnaissance, et qui avait toute sorte de chances de lui plaire, pour peu qu’il fût jeune, aimable, bien de visage et galamment habillé. — Laisse là tes suppositions, interrompit Nieuselle en haussant les épaules ; le personnage en question portait un habit de ratine verte, et il m’a paru doté de toutes les graces campagnardes de ces hobereaux qui n’ont jamais perdu de vue le pigeonnier héréditaire au pied duquel ils sont nés. Quant à sa figure, je n’en puis rien dire, attendu que la cuisine du Cheval rouge n’était pas éclairée comme une salle de bal, et que mon homme, assis dans un recoin, n’avait pas quitté son chapeau, un grand feutre gris qui lui tombait sur le nez et faisait ombre autour de lui. Ma tourterelle n’a pu se laisser prendre au ramage et encore moins au plumage d’un si vilain oiseau. — Sais-tu que le retour de misé Brun et le récit de son aventure ont dû faire jaser huit jours durant toute la ville d’Aix ? observa le vicomte. — Point du tout, répondit Nieuselle ; cela ne s’est pas même ébruité dans le quartier. La discrète personne ne jugea pas à propos de dire en quel péril s’était trouvé son honneur, et elle s’est avisée d’une ruse fort simple pour donner le change à tout le monde. C’est le 1ᵉʳ avril que j’avais choisi, par hasard, pour mon entreprise, et Bruno Brun raconte à qui veut l’entendre qu’un mauvais plaisant lui a joué ce jour-là l’abominable tour de mener promener sa femme et sa vieille servante jusqu’à l’auberge du Cheval rouge. L’aventure a passé pour un poisson d’avril. Quant au rapport de la maréchaussée, c’est chose secrète et dont on n’a parlé que dans le cabinet du lieutenant-criminel. — Et tu crois que nous apercevrons ce soir cette merveille, cette perle, ce rare joyau enfoui dans l’arrière-boutique de Bruno Brun ? demanda le vicomte en jetant un coup d’œil vers le vitrage opaque derrière lequel on distinguait le profil camard de l’orfèvre, qui travaillait encore à la lueur d’une lampe posée sur l’établi. — J’espère qu’elle se montrera, répondit Nieuselle ; toutes les fois qu’il y a par la rue quelque divertissement, elle vient s’asseoir sur sa porte. Je me figure que ce sont là ses jours de récréation et de grande fête ! Cependant les trompettes qui précédaient la cavalcade sonnaient à l’entrée de la rue, et déjà la lueur des torches resplendissait dans l’éloignement ; la foule impatiente et joyeuse ondulait en avant du cortége et le saluait de bruyantes acclamations. Le petit peuple débordait dans la rue des Orfèvres ; pourtant les jeunes gentilshommes avaient conservé leur position au milieu de ce pêle-mêle et formaient toujours un groupe isolé en face de la boutique de Bruno Brun. — Allons-nous-en, messieurs, dit Malvalat ; voilà une grande heure que nous sommes en péril d’être coudoyés par ces manans. Et pourquoi, je vous prie ? pour écouter l’histoire des infortunes amoureuses de Nieuselle et nous morfondre à attendre l’apparition de sa déesse, quelque minois chiffonné dont il exagère fort les charmes, j’en suis sûr. — Tais-toi, interrompit Nieuselle, tais-toi ! on vient de pousser la porte de l’arrière-boutique. C’est elle ; la voilà ! — Charmante ! — adorable ! — divine ! s’écrièrent à la fois les roués. — Elle est belle en effet, murmura Malvalat, vaincu par l’évidence ; oui, elle est belle. La jeune femme dont l’aspect avait provoqué ces témoignages d’admiration pouvait avoir environ vingt ans ; mais, à la délicatesse de ses traits, à la finesse incomparable de son teint, on lui eût donné moins d’âge encore. Elle avait de grands yeux d’un bleu mourant et de longs sourcils noirs semblables à deux traits déliés et presque droits. Son ajustement était des plus simples : elle portait un déshabillé de cotonnade rayée dont l’ample jupon était plissé sur les hanches ; un fichu de grosse mousseline couvrait modestement sa poitrine et laissait deviner pourtant le contour souple et gracieux de son corsage. Ses cheveux, d’un brun doré, étaient légèrement crêpés sur le front, mais sans un atome de cette poussière blanche et parfumée dont les dames d’autrefois saupoudraient leur coiffure. Un petit bonnet, rattaché autour de la tête par un ruban couleur de feu, cachait son chignon et descendait sur ses joues en plis raides et droits. Bien que la profession de son mari dut lui permettre la possession de quelques joyaux, elle ne portait ni bagues, ni pendeloques, ni aucun autre bijou de prix ; seulement elle avait au cou une petite croix d’or, et à la ceinture une chaîne d’argent qui, suspendue à un large crochet, retombait jusqu’au bas de sa jupe et soutenait ses clés et ses ciseaux. Ces modestes ornemens étaient en quelque sorte les insignes de sa condition ; l’un révélait la foi naïve de la jeune femme élevée dans de pieuses croyances, l’autre les habitudes vigilantes et laborieuses de l’humble ménagère. Bruno Brun avait tourné la tête en entendant sa femme ; puis il s’était mis à arranger lentement et minutieusement ses outils sur l’établi. Quand cette opération fut terminée, il vint fermer les vantaux de sa boutique, dont on n’aperçut plus alors l’intérieur qu’à travers la petite porte qui servait de passage. Misé Brun, debout près du comptoir, jouait d’un air distrait avec la chaînette d’argent suspendue à son côté, et semblait attendre que son mari eût fini, sans impatience et sans curiosité d’aller voir ce qui se passait dehors. Pourtant la cavalcade commençait à défiler dans la rue, — Quelle patience de femme ! s’écria Nieuselle. Dieu me pardonne ! elle attend le bon plaisir de son bélître de mari pour s’avancer jusqu’à la porte. — Elle n’ose se montrer sans lui dans la rue, dit le vicomte ; elle redoute les regards du monde, et jusqu’à l’admiration que doit exciter sa présence : ces honnêtes femmes sont toutes comme cela ! — Elle ne sortira pas ! murmura Nieuselle avec un redoublement d’impatience et de dépit. — Tiens, en revanche, voici les deux duègnes, s’écria Malvalat ; deux monstres femelles, ma parole d’honneur ! En effet, misé Marianne Brun, ou, comme on l’appelait dans le quartier, la tante Marianne, et Madeloun, la servante, étaient deux types qui résumaient tout ce qu’il y a de plus laid dans la nature humaine ; toutes deux avaient le caractère de physionomie particulier aux individus dont l’épine dorsale forme une ligne plus ou moins anguleuse, et leurs traits pointus se refusaient, pour ainsi dire, à exprimer la bonne humeur et la bonté. La tante Marianne avait, du reste, des signes de race qui manifestaient qu’elle était du même sang que l’orfèvre ; la ressemblance était des plus frappantes ; c’étaient les mêmes cheveux roux, le même teint blafard, les mêmes yeux ronds et saillans comme ceux de certains scarabées. Mais il y avait dans le visage de misé Marianne plus de finesse, plus de malice et quelque chose d’intelligent, de résolu, qu’on eût en vain cherché sur l’épaisse figure de Bruno Brun. La vieille fille et la servante s’étaient assises aux extrémités du banc disposé devant la porte, et il restait entre elles deux places vides. — Corbleu ! il me vient une idée ! s’écria Malvalat ; je veux voir de près misé Brun, et pour cela je vais m’asseoir entre ces horribles bossues. À ces mots, profitant de quelque interruption dans la marche de la cavalcade, il sauta de l’autre côté de la rue, et alla tomber justement en face de Bruno Brun, qui sortait pour prendre place, avec sa femme, entre misé Marianne et la servante. Il y eut un moment de confusion, car toute la bande des roués avait suivi Malvalat. Cette fois encore la foule se rangea patiemment pour leur faire place. Comme l’ordre de la marche les empêchait de retourner à leur premier poste, ils restèrent adossés contre la maison de l’orfèvre. Pendant ces évolutions, le personnage qui, caché dans l’embrasure d’une porte, écoutait depuis une heure le colloque de Nieuselle avec ses compagnons, traversa aussi la rue, et parvint à se glisser jusqu’à la porte de la boutique, où il demeura appuyé contre les vantaux. Personne ne prit garde à cette manœuvre, pas même Nieuselle, qui de son côté tâchait d’en faire une semblable. Bruno Brun avait à peine vu les écervelés qui s’étaient jetés au-devant de lui, et il ne se doutait pas de leurs intentions. Le pauvre homme clignait ses gros yeux et tâchait de reconnaître les attributs des grotesques divinités qui chevauchaient par la rue, pêle-mêle avec le roi Salomon, les apôtres et saint Christophe, le géant du paradis. La jeune femme n’avait pas pris garde, non plus, à ce qui s’était passé, et elle ne se doutait pas de l’attention dont elle était l’objet. Cependant Malvalat, fatigué de son rôle de confident, et peu soucieux de seconder les intentions amoureuses de Nieuselle, dit à ses compagnons : — Messieurs, ceci commence à devenir mortellement ennuyeux ; je n’y tiens plus. Notre présence gêne d’ailleurs les manœuvres de Nieuselle. Allons-nous-en. — Oui, nous pourrons l’attendre au Cours, ajouta le vicomte. Ils s’en allèrent discrètement. Nieuselle, favorisé par ce mouvement qui fit place à quelques spectateurs, parvint jusque derrière le banc où misé Brun était assise. La jeune femme ne s’aperçut de rien ; mais la servante, jetant un coup d’œil oblique de ce côté, poussa légèrement le coude de sa maîtresse et lui dit à voix basse : — Dieu nous assiste ! ce marjolet qui voulait vous faire souper avec lui au Cheval Rouge est là, derrière vous. Prenez garde, ne vous retournez pas. Misé Brun tressaillit ; une teinte rosée se répandit sur son beau visage. Elle baissa les yeux, saisie de confusion et de crainte. — Bonne sainte Vierge ! s’il osait vous parler ! continua Madeloun, s’il osait dire qu’il vous a déjà vue ! s’il osait recommencer ses insolences ! cela nous ferait de beaux embarras avec le maître. — Mais il n’osera pas, il ne dira rien, murmura misé Brun plus morte que vive, car elle avait reconnu Nieuselle à l’odeur d’ambre qu’exhalait sa perruque, et elle comprenait qu’il n’était plus qu’à deux pas d’elle, de façon qu’en se baissant il aurait pu lui parler à l’oreille. Un obstacle restait entre eux pourtant, c’était ce curieux obstiné qui avait suivi les mouvemens de Nieuselle et qui était maintenant si près de la jeune femme, qu’on ne pouvait arriver jusqu’à elle sans le toucher. Ce personnage était vêtu comme un villageois aisé. Une veste étroite et courte dessinait son buste vigoureux, et laissait voir la ceinture qui serrait ses reins nerveux et souples. Son tricorne, avancé sur le front, contenait à peine les boucles d’une chevelure brune, onduleuse et drue. Il avait la tête petite, le teint pâle, et ses traits peu saillans étaient d’une régularité sévère. Nieuselle jeta à peine un regard sur ce fâcheux qui lui barrait le passage, et, sans daigner le prier de lui faire place, il le repoussa du coude et se pencha comme pour saluer à voix basse misé Brun ; mais l’étranger ne lui en laissa pas le temps, car, le saisissant au bras, il le releva par un brusque mouvement et lui dit à demi-voix : — Je vous défends de parler à cette femme ! À ces mots prononcés avec une froide énergie, Nieuselle se retourna et toisa d’un œil irrité celui qui osait lui parler ainsi. L’accent de ce personnage lui revint alors à la mémoire, et, malgré son changement de costume, il le reconnut à sa taille et à sa tournure ; c’était l’honnête gentilhomme qu’il avait déjà vu à l’auberge du Cheval Rouge. — Qu’est-ce que ceci ? pensa-t-il tout étourdi de la rencontre ; mon don Quichotte en habit de pastoureau ? Est-ce qu’il voudrait faire sa cour sous ce déguisement rustique ? Puis, s’adressant à l’étranger, il lui dit d’un ton moitié fâché, moitié badin : — Ceci passe la plaisanterie. Eh ! de quel droit, l’ami, m’empêcheriez-vous de parler à qui bon me semble ? Allez à vos affaires, s’il vous plaît, et laissez-moi faire les miennes. Si par hasard nous chassons à travers les mêmes buissons, comme j’ai tout lieu de le croire d’après votre propos, eh bien ! ne nous barrons pas mutuellement le chemin ; que chacun avance de son côté, et tant mieux pour celui qui entrera le premier dans les bonnes graces de la belle qui nous a tous deux charmés. — Je vous défends de parler à cette femme, de la regarder seulement, dit l’étranger en serrant le bras de Nieuselle avec une sorte de fureur et en le forçant à reculer de quelques pas. Les deux rivaux restèrent un moment en présence, l’un menaçant encore du geste et du regard, l’autre la tête haute et l’œil animé d’une dédaigneuse colère. Nieuselle n’était point un lâche, quoi qu’en eût dit Malvalat, et sur tout autre terrain il n’aurait point souffert une pareille insulte ; mais, comme il avait pour le moins autant de prudence que de bravoure, il ne jugea pas à propos d’engager une querelle, seul au milieu de cette plèbe, qui aurait applaudi en voyant aux prises le grand seigneur en habit de velours avec l’homme en veste de camelot. Il recula donc de lui-même, et dit à son adversaire d’un air de menace arrogante et railleuse : — Je vous cède la place. Nous nous retrouverons, je l’espère, en un lieu plus propice pour certaines explications. Alors je vous demanderai peut-être raison, comme à un gentilhomme. En attendant, je vous tiens pour ce que vous paraissez être, pour un homme avec lequel une personne de ma sorte ne peut pas se commettre. Et sur ce propos il traversa fièrement la foule et s’en alla. Le bruit de cette espèce de scène s’était perdu à travers les cris et les rires étourdissans qui accueillaient le char où la reine de Cythère, représentée par un jeune drôle, était assise au milieu d’une foule d’amours fardés, frisés et poudrés comme des marquis. Les sons vibrans des tambourins et des galoubets avaient étouffé les paroles de Nieuselle et les menaces de l’étranger ; personne ne les avait entendues. Pourtant, lorsque le jeune gentilhomme se fut éloigné, misé Brun se retourna furtivement, et son regard rencontra les yeux de celui qui venait encore une fois de la soustraire à d’insolentes tentatives. Ce mouvement fut rapide comme la pensée. La jeune femme baissa la tête ; une pâleur subite s’était étendue sur son front ; son cœur avait bondi dans sa poitrine ; une sorte de vertige troublait sa vue et faisait bourdonner à ses oreilles des sons confus. Elle demeura ainsi un moment, sans souffle, sans idée, défaillante et succombant corps et ame à la violence de cette émotion inconnue. Quand elle fut un peu revenue du trouble où l’avait jetée l’aspect de cet homme, dont elle gardait, depuis trois mois, un si constant souvenir sans que son esprit se fût arrêté à de mauvaises pensées, sans qu’aucun désir coupable s’éveillât en son ame, elle fut saisie de confusion et d’effroi ; car elle sentit que son cœur s’était laissé surprendre à des mouvemens défendus. Loin de s’y abandonner, elle s’efforça de les vaincre ou du moins de les dissimuler, et, calme en apparence, elle ne détourna plus les yeux du spectacle bizarre auquel elle assistait. Bruno Brun, la tante Marianne et la vieille servante regardaient toujours la cavalcade qui achevait de défiler. Lorsque les trois Parques qui suivent le char des divinités olympiennes et ferment la marche du cortége montrèrent leur face blême, lorsque Atropos, saisissant la ficelle qui pendait à la quenouille de sa sœur, eut tranché le cours des destinées humaines avec des ciseaux de tondeur, l’orfèvre se leva satisfait et fit signe à sa femme de rentrer. Misé Brun se dressa tremblante, et, sans se permettre de jeter un seul regard sur l’étranger, elle se retira lentement ; la tante Marianne et Madeloun se hâtèrent d’enlever le banc et de barricader la porte, tandis que la foule s’écoulait dans la rue, encore illuminée et bruyante. Quelques heures plus tard, la fête était finie ; le repos succédait au tumulte, les ténèbres au jour factice des lampions et des torches et aux pâles clartés de la lune, qui avait disparu derrière les lointains horizons, De temps en temps, des sons confus, des refrains de chansons et des éclats de rire troublaient le silence de la ville endormie ; c’était le bruit de l’orgie. Nieuselle et ses compagnons soupaient encore et attendaient à table la fin de leur joyeuse nuit. Tout était calme dans la rue des Orfèvres ; pas une lampe ne vacillait derrière les fenêtres closes, pas une voix, pas un souffle ne troublait le repos universel ; il semblait que le sommeil eût secoué ses ailes grises sur toutes les têtes et fermé de son doigt de plomb toutes les paupières. Pourtant deux personnes veillaient dans ce silence et cette nuit profonde : l’étranger attendait le jour, assis sur un banc de pierre, en face de la maison de l’orfèvre, et misé Brun, pensive, agitée, en proie à l’insomnie, demeurait immobile et les yeux ouverts, dans son grand lit de serge jaune, à côté de son mari, qui dormait et rêvait que les Parques livides se promenaient en filant autour de la chambre. Quand l’aube parut, toutes les cloches s’éveillèrent à la fois dans les quatre églises paroissiales et dans les nombreux couvens de la ville d’Aix. D’abord elles tintèrent lentement pour annoncer l’Angelus ; puis, après avoir fait silence un moment, elles recommencèrent à bourdonner dans leur cage de pierre et sonnèrent la première messe. À cet appel matinal, misé Brun se leva sans bruit et se mit à genoux, devant le crucifix attaché au chevet du lit, pour faire sa prière. Ensuite, au lieu de se vêtir diligemment, selon sa coutume, afin d’être prête avant que la voix nasillarde de la tante Marianne retentît dans toute la maison, elle entr’ouvrit doucement la croisée de sa chambre, et se prit à rêver en regardant le ciel. La croisée donnait sur une cour intérieure dont l’aspect était à peu près celui d’une citerne sans eau. Nul regard étranger ne pouvait plonger dans cette enceinte étroite, obscure, et dont le sol humide était pavé de dalles verdâtres. Dans l’angle opposé à la porte d’entrée, il y avait un puits, et, à l’entour de la margelle, quelques vases ébréchés où, depuis bien des années, la tante Marianne essayait de faire croître du cerfeuil, du persil, et d’autres plantes culinaires. Quelques giroflées, semées entre ces herbes par misé Brun, mêlaient leurs petites fleurs dorées aux tiges grêles qui tapissaient le bord du puits. Jamais un rayon de soleil ne pénétrait dans cette espèce d’abîme qui donnait du jour à l’arrière-boutique et aux trois étages de la maison de Bruno Brun, laquelle n’avait point de fenêtre sur la rue. L’ombre éternelle qui y régnait avait donné des tons noirs aux boiseries et tapissé les murs de crevasses moussues. Les bruits de la rue n’y pénétraient point. On n’y entendait que les cloches de la paroisse et le Jacquemart de l’hôtel-de-ville, qui frappait les heures avec son marteau d’airain. En ce moment, les premières clartés du jour rayonnaient au faîte de la vieille maison, les passereaux jasaient au bord du toit, et l’air était tout embaumé des parfums d’un pot de réséda oublié sur la fenêtre de quelque grenier du voisinage. Misé Brun défit sa cornette, dénoua ses longs cheveux, et se pencha sur la croisée comme pour baigner sa tête brûlante dans l’humide fraîcheur que la nuit avait laissée dans l’atmosphère. L’insomnie avait pâli le rose incarnat de son teint et donné à son regard une expression de langueur souffrante. Elle était triste, inquiète, et parfois cependant un sentiment confus de bonheur, d’ineffable joie, faisait tressaillir tout son être. Lasse de lutter contre l’idée fixe qui l’obsédait, elle s’y laissait aller, non sans un reste de scrupule et d’effroi, mais avec les élans d’une ame ardente, avide de tendresse et d’amour, et pourtant encore pure, encore ignorante de ses propres mouvemens et de ses propres instincts. Même aux pieds de son confesseur, avec la contrition de sa faute et le ferme propos de s’en accuser, la pauvre femme n’aurait pu dire en quoi et comment elle avait péché. Inhabile à juger ses impressions, elle savait seulement que depuis plusieurs mois un objet unique occupait sa pensée, qu’un seul jour comptait dans sa vie, le jour où elle avait rencontré cet homme qu’elle ne croyait jamais revoir, et dont l’aspect inattendu avait rempli son cœur de trouble, de joie, de frayeur, de remords et d’indicibles félicités ! Recueillie dans une vague méditation, attentive aux voix nouvelles qui lui parlaient intérieurement, elle n’entendait pas l’aigre fausset de misé Marianne, laquelle, du fond de sa chambrette, querellait déjà la servante ; elle oubliait jusqu’à la présence de Bruno Brun, dont la respiration bruyante retentissait derrière les rideaux baissés, comme le souffle de quelque monstre marin endormi sur les grèves de la mer Glaciale. Pour une autre femme, c’eût été chose toute simple que ce moment d’inaction, ce retard à recommencer les occupations de chaque jour ; mais les habitudes de misé Brun étaient si invariablement réglées, elle était soumise à une discipline domestique si exacte, que jamais rien de semblable ne lui était arrivé ; jamais elle n’était restée un quart d’heure à sa fenêtre, oubliant de se coiffer, et ne se souvenant plus que les jours de fête la messe est d’obligation. Le bruit de la porte qui s’ouvrait l’arracha brusquement à sa rêverie ; elle se releva toute confuse et ne sachant quelle cause donner au désordre dans lequel elle se laissait surprendre. C’était misé Marianne qui entrait, son coqueluchon de soie noire sur la tête et son missel à la main. — Jésus Maria ! est-ce que vous êtes malade ? dit-elle en fixant sur la jeune femme ses gros yeux étonnés ; je vous croyais prête depuis long-temps. C’est une mauvaise habitude de se lever tard : la matinée fait la journée. — Vous avez raison, ma tante, répondit doucement misé Brun ; mais dans un moment je serai prête. — Comme vous voilà faite ! continua la vieille fille d’un ton aigre-doux et en touchant du bout de ses longs doigts blêmes la splendide chevelure qui ruisselait sur les épaules de misé Brun. Si vous étiez une petite fille, nous vous enverrions à la procession de la paroisse habillée en Madeleine, avec vos cheveux ainsi défaits et traînant jusque sur les talons ; mais, pour une femme de vingt ans, il n’y a rien de si laid que de quitter ses coiffes : c’est contraire à la modestie. Il n’y a que les grandes dames qui puissent se permettre d’aller la tête découverte. Le perruquier les accommode tous les jours, et, quand elles sont frisottées et poudrées, elles n’ont plus besoin de coiffe ni de coqueluchon : c’est pour cela qu’elles prisent tant une longue chevelure ; mais les beaux cheveux sont bien inutiles aux personnes de notre condition, et, quand votre chignon ne serait pas plus gros qu’une noix, vous n’en seriez que mieux coiffée. Ainsi, croyez-moi, mettez les ciseaux là-dedans et coupez ras ; il vous restera toujours bien assez de cheveux. Pendant cette mercuriale, la jeune femme s’était hâtée de rouler ses cheveux sous une coiffe et de mettre un déshabillé fond blanc à grands ramages bleus, qu’elle ne tirait de l’armoire que pour les bonnes fêtes ; ensuite elle couvrit ses épaules d’un mantelet qui laissait à peine deviner la perfection de sa taille. — Allons, ma tante, me voilà prête, dit-elle en se rangeant pour donner le pas à misé Marianne. Madeloun attendait au bas de l’escalier, les mains croisées sous les bouts de son fichu et son rosaire dans la poche. — Voilà le dernier coup qui sonne, dit-elle ; mais c’est égal, nous arriverons avant le premier évangile, et la messe sera encore bonne. Les trois femmes sortirent ensemble. Il n’y avait absolument personne aux environs de la maison, et les rues qui conduisent à la cathédrale étaient à peu près désertes. Misé Brun ne remarqua pas que quelqu’un la suivait de loin. Il n’y avait pas grand monde non plus dans la vaste église de Saint-Sauveur ; quelques femmes dévotes, quelques servantes matinales, étaient agenouillées dans la nef de corpus Domini, à l’entrée d’une chapelle sombre où un capucin disait la première messe. Misé Brun se prosterna sur les dalles et tâcha de lire son missel avec recueillement et dévotion ; mais un souvenir rebelle restait au fond de sa pensée, troublait sa prière, et la rejetait dans les ardentes rêveries qui avaient tenu ses yeux ouverts toute la nuit. L’insomnie, les émotions inaccoutumées auxquelles elle était en proie depuis la veille, avaient agi profondément sur sa délicate organisation ; elle était sous l’influence d’une singulière excitation morale et d’un accablement physique contre lequel sa volonté luttait en vain. Ses sens émoussés ne transmettaient plus à son esprit que des perceptions imparfaites ; tout s’effaçait de sa mémoire, tout disparaissait à ses regards ; elle oubliait que le prêtre était à l’autel et misé Marianne à son côté. Pourtant l’exercice de toutes ses facultés n’était pas entièrement suspendu comme dans le sommeil ; elle respirait avec une sorte de ravissement le parfum d’encens et de fleurs répandu dans l’atmosphère, et les bruits harmonieux qui résonnaient par momens sous les voûtes sonores de la vieille église la faisaient tressaillir ; elle ne dormait ni ne veillait, elle était dans une disposition qui participait à la fois du rêve et de l’extase. Bientôt ses paupières brûlantes s’abaissèrent, le livre d’heures tomba de ses mains, son front s’inclina ; elle regardait intérieurement les visions qui passaient devant ses yeux fermés. C’était toujours la même image, l’image mélancolique et fière de cet homme dont elle ne savait rien, pas même le nom, qui traversait ses songes. Son imagination l’avait ramenée vers les lieux qu’ils parcouraient naguère ensemble ; elle s’en allait encore avec lui dans le chemin désert, le long des haies d’épine blanche dont les fleurettes répandaient au loin de si douces senteurs. Lorsque les assistans se levèrent au dernier évangile, misé Brun ne s’aperçut pas que la messe était finie, et elle resta à genoux, les mains jointes et la tête baissée. Personne ne remarqua cette preuve évidente d’inattention, personne excepté la tante Marianne, qui de son côté s’était laissée aller à de grandes distractions. La vieille fille, depuis qu’elle était agenouillée à côté de sa nièce, n’avait cessé de rouler ses grosses prunelles vertes d’un air indigné. Au lieu de prier, elle avait observé l’attitude, la physionomie de misé Brun et formé une foule de conjectures qui n’approchaient pas de la vérité. Ce ne fut qu’au moment où le prêtre quitta l’autel qu’elle s’aperçut que son missel était encore ouvert à la première page. Alors un certain scrupule s’éleva dans son esprit ; elle se remit à genoux et poussa du coude, assez rudement, la belle songeuse, qui tressaillit et se retourna avec un faible cri. — À quoi pensiez-vous donc ? lui dit aigrement la tante Marianne ; c’est un scandale. Vous êtes cause que j’ai manqué mes dévotions, et qu’il me faut rester pour entendre une autre messe. Quant à vous, je le vois bien, vous n’êtes pas disposée à observer aujourd’hui le second commandement de l’église : les dimanches messe ouïras et les fêtes pareillement. Adorez Dieu et retournez sur-le-champ à la maison avec Madeloun. Misé Brun crut tout d’abord n’avoir pas bien entendu ces derniers mots. Depuis trois ans qu’elle était mariée, elle n’avait jamais fait un seul pas dans la rue sans la tante Marianne ; il fallut que celle-ci renouvelât son injonction pour que la jeune femme la comprît et se décidât à lui obéir. Après avoir un moment prié, elle se releva, encore toute tremblante, et marcha, suivie de Madeloun, vers la petite porte. La plupart des assistans s’étaient déjà retirés ; il n’y avait plus aux abords de l’église que quelques mendians assis sur les marches usées, qu’ils avaient le privilége d’occuper les jours de fête. Les moins favorisés se tenaient en dehors de la petite porte, à l’entrée du cloître qu’il fallait traverser pour gagner la rue. Alors comme aujourd’hui, le cloître de Saint-Sauveur était une enceinte solitaire et dévastée, où depuis long-temps les chanoines ne venaient plus se promener et lire leur bréviaire. Les fidèles passaient sans s’arrêter sous les arceaux élégans qui soutiennent la galerie, et ne descendaient jamais dans le préau dont le terrain était envahi par des mauves et des orties de la plus belle végétation. Ordinairement une vieille pauvresse se tenait accroupie à l’entrée du cloître, contre un sarcophage antique qui servait de bénitier, et sa voix lamentable, s’élevant à intervalles égaux, résonnait dans ce mélancolique séjour comme le son des cloches et le timbre de l’horloge. En ce moment, tout se taisait dans le cloître, hormis cette voix dont le fausset plaintif retentissait comme une clameur soudaine et mettait en fuite les bandes de passereaux, qui venaient hardiment sautiller jusqu’au bord du bénitier. Misé Brun s’en allait les yeux baissés, les bras modestement croisés sur son mantelet noir, et son missel à la main. Ses pas légers touchaient sans bruit les dalles sonores ; l’on eût dit une ombre fuyant à travers les sveltes colonnes du cloître. Madeloun suivait sa maîtresse en tâchant d’imiter la tenue sévère et l’air gourmé de misé Marianne. La jeune femme était si absorbée dans ses pensées, qu’elle ne vit pas la mendiante qui s’était levée pour lui tendre la main comme de coutume, et qu’elle oublia de prendre en passant de l’eau bénite. Sa situation l’épouvantait ; comme toutes les femmes dont le cœur encore innocent s’ouvre aux fatales passions, elle ne se laissait aller à ce doux et terrible entraînement qu’avec des alternatives de faiblesse et de résistance. En ce moment, elle prenait la résolution de ne plus s’abandonner aux dangereuses pensées qui avaient si profondément troublé sa tranquillité, et qui commençaient à inquiéter sa conscience. Mais un nouvel incident vint rompre ce ferme propos et la rejeter bien loin des calmes régions où son ame essayait de rentrer. Avant qu’elle eût gagné la porte du cloître, Madeloun la tira vivement par la manche et la força de s’arrêter : — Regardez, lui dit-elle en désignant un homme qui se promenait de l’autre côté du préau ; regardez donc ! n’est-ce pas là cet honnête monsieur qui s’est si bien comporté envers nous le jour que nous avons eu tant de mauvaises rencontres ? Misé Brun n’osa lever la tête ; ses genoux tremblans ne la soutenaient plus, la respiration lui manquait ; elle fut près de s’évanouir à la seule pensée de se retrouver encore une fois en face de celui dont la présence avait laissé dans son cœur de si longs troubles et de si profonds souvenirs. — Mais regardez donc ! répéta Madeloun ; c’est ce bon monsieur. Est-ce que vous ne le remettez pas ? — Oui, c’est lui, balbutia misé Brun ; allons-nous-en. — Non pas, avec votre permission ; il nous a reconnues, et il a l’air de vouloir nous parler, répondit Madeloun, dont l’instinct curieux et babillard l’emporta en ce moment sur les habitudes de réserve farouche qu’elle avait contractées dans la maison de Bruno Brun. — Allons-nous-en, répéta la jeune femme d’une voix éteinte et en faisant un mouvement comme pour s’enfuir. — Dans un moment, répliqua l’obstinée servante ; ce serait honnête, vraiment, de passer devant quelqu’un auquel on a de si grandes obligations, en détournant la tête comme pour ne pas le voir ! Si misé Marianne était là, ce serait différent ; mais, puisque nous voilà seules, par miracle, nous pouvons bien saluer les gens. Tenez, le voilà qui vient, ce brave monsieur. En effet, l’étranger traversait lentement le préau et se dirigeait vers les deux femmes avec l’intention évidente de les aborder. Son costume, qui la veille était celui d’un bon villageois, annonçait maintenant l’homme de condition, et il avait une fort belle tournure avec son habit à grandes basques et son gilet brodé. Dans ce péril inévitable, misé Brun recouvra tout à coup une apparence de sang-froid ; elle n’essaya plus de dominer les émotions de son cœur, elle tâcha seulement de les dissimuler. S’efforçant de reprendre un calme maintien, elle répondit par une révérence modeste au salut de l’étranger et garda le silence, tandis que Madeloun s’écriait avec la familiarité respectueuse et naïve que les inférieurs se permettaient autrefois, même avec les gens qui leur imposaient le plus : — C’est donc vous, mon bon monsieur ? Quelle satisfaction de vous voir ici ! Je ne m’y attendais guère, ni ma maîtresse non plus ; vous nous aviez dit, en nous laissant à la porte Notre-Dame, que pour rien au monde vous ne mettriez les pieds dans la ville d’Aix. — C’est vrai ; mais j’ai changé d’idée, répondit simplement l’étranger. — Est-ce que vous êtes venu vous établir dans la ville ? — Non pas. Je n’y viendrai même jamais qu’à de rares intervalles, les jours de grande fête seulement, lorsqu’il y aura quelque procession, quelque réjouissance publique, comme hier soir. — Vous avez vu la cavalcade ? dit Madeloun avec feu ; c’est un beau coup d’œil ! Il y a bien des gens qui viennent de loin pour en avoir le plaisir. On en parle jusque dans les pays étrangers. Mais, certainement, vous aviez déjà assisté aux cérémonies qu’on fait ici pour la Fête-Dieu ? — Non, c’est la première fois. — Alors, vous n’êtes pas Provençal ? observa la vieille servante avec une inflexion de voix interrogative qui équivalait à une question directe. — Je le suis ; mais j’ai vécu long-temps hors du pays, répondit l’étranger d’un ton bref. Pendant ce colloque, misé Brun n’avait pas levé les yeux, et pourtant elle s’était aperçue que l’étranger arrêtait sur elle un regard qui exprimait mieux que les plus tendres paroles le prix qu’il attachait à cette rencontre inespérée, à cet entretien d’un moment. La pauvre femme se sentait pâlir et défaillir sous cette muette influence. Confuse de ses propres impressions, le cœur plein d’une amère félicité, l’esprit troublé par cette situation unique jusque-là dans sa vie, elle se taisait et gardait une contenance immobile, comme si elle eût craint de trahir par un seul mot, par un simple geste, ses secrètes agitations. L’étranger la contemplait avec une sorte de ravissement, et ne répondait plus que par monosyllabes à Madeloun, qui continuait à lui tenir des discours entremêlés de beaucoup de points d’interrogation. Pendant cet entretien, dont les deux principaux interlocuteurs restaient à peu près muets, la mendiante rôdait dans le cloître d’un pied boiteux et observait à distance ce qui se passait. D’abord elle s’était approchée la main tendue ; mais au lieu d’insister, selon sa coutume, jusqu’à l’importunité, et de faire retentir le cloître de ses lamentations, elle marmottait ses oremus et considérait l’étranger d’un œil curieux et effaré. — Que veut la Monarde ? dit tout à coup Madeloun impatientée de ce manége. Je la croyais paralytique, mais il paraît que, quand elle le veut, elle se sert encore bien de ses vieilles jambes. La mendiante, troublée par cette apostrophe, retourna bien vite s’accroupir à sa place ordinaire, près du bénitier. — Nous ne lui avons rien donné, dit misé Brun d’une voix douce et en fouillant dans sa poche. Mais l’étranger la prévint, et, tirant de sa poche une poignée d’or, il fit le geste de la jeter sans compter à la pauvresse. — Donnez, mon bon monsieur, s’écria Madeloun surprise et émerveillée veillée d’une telle générosité, donnez, je vais lui remettre cela, en lui recommandant de ne pas vous oublier dans ses prières. Elle prit l’or et courut le porter à la Monarde d’un air triomphant ; l’étranger et misé Brun restèrent comme seuls en face l’un de l’autre. Pendant quelques minutes, ils ne se parlèrent pas. La jeune femme détournait les yeux sans songer que son embarras, la rougeur de son front et son silence même trahissaient son émotion ; l’étranger, non moins troublé, la regardait avec une tendresse passionnée, une mélancolique joie. Enfin, sans rien lui dire, il toucha le missel qu’elle avait entre les mains et le retira doucement. Elle le lui laissa prendre sans résistance, et, tandis qu’il se hâtait de le cacher, elle murmura, entraînée par un irrésistible mouvement : Je vous le donne. Il n’eut pas le temps de répondre ; Madeloun revenait. Elle avait un certain air mystérieux et grave qui eût frappé des gens moins absorbés dans leurs propres impressions. — Mon charitable monsieur, dit-elle avec une sorte d’emphase et en regardant fixement l’étranger, la Monarde vous remercie bien humblement de votre générosité ; elle ne manquera pas de prier Dieu tous les jours pour qu’il vous fasse vivre long-temps. — Allons, Madeloun, dit faiblement misé Brun, il est temps de rentrer. — Jésus ! Maria ! je le crois bien, s’écria la servante, la messe est finie ; voici misé Marianne… Soyez tranquille, elle ne vous voit pas ; mais vite, à la maison… Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer ; que Dieu vous préserve des mauvaises rencontres et de tout malheur ! La jeune femme jeta sur l’étranger un seul regard, le premier qu’elle eût osé lever vers lui ; puis, prenant le bras de Madeloun, elle l’entraîna vivement. Misé Marianne s’était arrêtée pour donner un rouge liard à la Monarde ; les deux femmes eurent tout le temps de regagner le logis avant elle. Au moment d’arriver, la servante ralentit le pas et dit mystérieusement à sa maîtresse : — Vous ne savez pas, j’ai appris sans le vouloir un secret. Figurez-vous que ce digne monsieur a risqué sa vie pour venir voir la fête d’hier soir ! — Sa vie ! répéta misé Brun en tressaillant de surprise et de crainte, sa vie ! Et comment ? — Ah ! voilà le secret. La Monarde me l’a confié ; voici comment. Tantôt, lorsque je lui ai remis cette grosse aumône, elle a levé les mains au ciel en souhaitant à ce brave monsieur toute sorte de bénédictions ; puis elle m’a dit, la larme à l’œil : Je sais son nom ; je le reconnais bien, quoiqu’il y ait peut-être douze ou quinze ans que je l’ai perdu de vue. Nous sommes du même endroit ; ses parens étaient seigneurs du pays ; il reçut une grande éducation, et il devait entrer dans les ordres. Quand il fut grandelet, il voulut voir le monde, au lieu de se laisser mettre au séminaire ; sa famille essaya de le contraindre, et alors il s’engagea. Mais il eut du malheur : étant soldat, il fit la faute de lever la main sur son capitaine, et il fut condamné à mort. Comme on allait le fusiller, il s’échappa, et depuis lors personne n’a plus entendu parler de lui. Si la justice le découvrait, ce serait un homme perdu ; mais ce ne sera pas moi qui irai le dénoncer et lui faire tort. — Voilà ce que m’a dit la Monarde, en me recommandant bien le secret, et il n’y a pas de danger que j’en parle à personne autre que vous. — Et son nom, le sais-tu ? Comment s’appelle-t-il ? demanda misé Brun, respirant à peine. — Son nom ! elle a précisément oublié de me le dire, répondit Madeloun. C’est égal, je le saurai ; dimanche prochain, après la messe, je resterai en arrière, tandis que vous vous en irez avec misé Marianne, et je le demanderai à la Monarde. — Pourvu qu’elle ne répète à personne ce qu’elle t’a dit, murmura misé Brun saisie d’une mortelle inquiétude ; pourvu qu’elle seule l’ait reconnu… — Eh vite ! vite ! rentrons, interrompit Madeloun ; voilà misé Marianne au bout de la rue. Par bonheur, elle ne distinguerait pas, à dix pas de distance, un bedeau d’un archevêque. Les deux femmes rentrèrent précipitamment. Misé Brun regagna sa chambre sans bruit et se hâta de quitter son mantelet et ses coiffes pour mettre le tablier et le béguin qu’elle avait coutume de porter dans la maison, puis elle s’assit, encore toute tremblante et troublée, près de la fenêtre. Bruno Brun dormait toujours, mais sa respiration, moins bruyante et entrecoupée de légers bâillemens, annonçait qu’il était près de se réveiller. En effet, à peine misé Brun venait-elle de s’asseoir, qu’il cria, en secouant sa chevelure rousse et en se mettant sur son séant : — Ma femme ! — Me voici, répondit-elle en s’approchant. — Est-ce qu’il y a long-temps que tu es rentrée ? reprit l’orfèvre. — Un peu de temps, répondit la jeune femme, dont le front candide se couvrit de rougeur à cette espèce de mensonge. — Il est donc tard déjà ? Mais d’où vient que je n’ai pas encore entendu ma tante. ? — Elle ne fait que de rentrer. — Oh ! oh ! murmura l’orfèvre avec une expression de surprise et de mécontentement, mais sans manifester sa pensée autrement que par cette exclamation. Il y eut un long silence ; la jeune femme était allée se rasseoir près de la fenêtre et regardait machinalement dehors ; Bruno Brun s’habillait lentement et procédait à sa toilette du dimanche avec les soins minutieux qu’il apportait dans tous les actes de sa vulgaire existence. Son épaisse figure, qui était habituellement comme un masque bouffi et fané, sans aucune physionomie, exprimait en ce moment une mauvaise humeur soucieuse. Deux ou trois fois il tourna à la dérobée vers sa femme ses gros yeux clignotans, et fit, en soupirant, un geste imperceptible de défiance et d’inquiétude. Lorsqu’enfin il eut passé son habit cannelle, serré son col de mousseline et pris son tricorne sous le bras, il alla vers le lit et retira de dessous l’oreiller un objet qui, en glissant entre ses doigts, rendit un son métallique ; c’était un gros chapelet qu’il avait gardé toute la nuit au chevet de sa couchette. Misé Brun tressaillit à ce bruit et laissa échapper une exclamation, puis elle détourna la tête avec un mouvement de surprise et d’épouvante ; mais Bruno Brun ne vit ni le geste ni l’expression de terreur qui s’était peinte tout à coup sur le visage de sa femme : il entendit seulement le faible cri qu’elle n’avait pu retenir. — Eh bien ! qu’est-ce ? Qu’as-tu donc ? dit-il en roulant son chapelet d’une main à l’autre. — Rien, je ne dis rien, répondit-elle en rougissant, car pour rien au monde elle ne lui eût déclaré le motif de la frayeur qu’elle éprouvait à l’aspect de cette espèce de relique. — Je vais à la confrérie, reprit l’orfèvre ; nous avons aujourd’hui la grand’messe ; ce sera long, je ne reviendrai que pour dîner. — À midi ? demanda la jeune femme. — À midi, comme d’habitude, répondit-il ; nous avons aussi vêpres et complies avant la procession. Il descendit à ces mots ; la tante Marianne l’attendait au passage. — Eh bien ! lui dit-il brusquement, vous qui répétez sans cesse qu’il ne faut pas perdre de vue les jeunes femmes, vous avez laissé Rose revenir seule à la maison. — J’avais mes raisons pour cela, et je n’ai pas besoin que tu me fasses la leçon, répliqua sèchement la tante Marianne ; mais toi, prends garde, je te le dis : ta femme a la tête je ne sais où, et elle pense à je ne sais quoi depuis hier. — Si je ne vous avais pas écoutée, je n’aurais pas tous ces soucis ! s’écria-t-il avec une explosion de colère ; à qui la faute, si j’ai épousé Rose ? À vous et à mon père. Je ne suis pas une bête, quoique j’en aie l’air. Je savais bien que c’était un malheur d’avoir une si belle femme. Je voulais me marier avec la fille aînée de misé Magnan, une personne de trente ans qui a un visage comme tout le monde ; mais vous avez trouvé qu’elle n’était pas assez riche, et vous vous êtes entêtée pour que j’épousasse Rose, parce qu’elle avait deux mille écus de dot. Vous n’avez pas considéré sa grande jeunesse, sa beauté ; l’argent vous a fait passer par-dessus tout. Allez, il n’y avait pas de bon sens à me faire faire ce mariage. Pendant que l’orfèvre exposait ainsi ses étranges récriminations, la tante Marianne haussait les épaules d’un air de commisération moqueuse. — De quoi te plains-tu ? dit-elle d’un ton goguenard, de ce que ta femme est trop belle ? Ne va pas dire cela hors de la maison, on se moquerait de toi, mon neveu. — Mais je puis bien vous le dire, à vous qui êtes la cause de mon malheur. — De ton malheur ! Mais ne dirait-on pas que la beauté de ta femme t’a déjà donné quelque désagrément ? Je suis là pour témoigner du contraire. Jusqu’à présent nous l’avons bien gardée, et il ne t’arrivera jamais rien de fâcheux, s’il plaît à Dieu. Gouverne-la seulement d’après mes avis, comme tu as fait jusqu’à ce jour, et je te réponds de tout. — Je sais bien qu’avec les précautions qu’on prend il n’y a rien à craindre. Rose est toujours sous vos yeux, elle ne paraît pas quatre fois par an sur la porte, elle n’entre presque jamais dans la boutique, personne ne la voit ; mais c’est très gênant de la garder ainsi. Quand je suis à mon établi, ça me désennuierait si elle venait avec son ouvrage à la main me tenir compagnie. Je voudrais qu’elle pût répondre aux pratiques, afin de ne pas me déranger quand je travaille… — C’est cela ! c’est cela ! interrompit ironiquement la tante Marianne, mets-la au comptoir, afin que tous les godelureaux de la ville viennent lui lancer des œillades à travers les vitres. Montre-la pour qu’on la convoite, et tâche ensuite de la garder contre les entreprises de tous ces beaux galans. Moi, je ne m’en mêlerai plus. — Si j’eusse épousé la fille de misé Magnan, personne ne l’aurait convoitée, dit Bruno Brun avec une conviction pleine de regrets ; j’aurais pu la montrer sans aucun risque, nous serions deux à la boutique, et nos affaires en iraient mieux. Enfin patience ! Je vais à la confrérie. — Pauvre tête ! murmura la tante Marianne. Misé Brun était encore à la place où son mari l’avait laissée. En ce moment, un jour clair pénétrait dans l’appartement, et la douce chaleur d’une belle matinée de juin attiédissait l’air qu’on y respirait. Pourtant ces influences qui réjouissent les plus humbles réduits n’égayaient point l’aspect de ce triste séjour. L’ameublement, qui était d’une simplicité tout-à-fait bourgeoise, avait servi déjà à plusieurs générations ; un ordre parfait, une propreté minutieuse, en dissimulaient la vétusté, mais ne pouvaient changer les tons rembrunis que le temps avait donnés à chaque objet. La grande armoire de noyer, qui renfermait tout le linge confectionné depuis un demi-siècle par les femmes de la famille, faisait pendant au lit dont la défunte misé Brun avait filé les rideaux. Un peu plus loin, il y avait une petite table surmontée d’un miroir grand comme la main et encadré dans des baguettes d’ébène. Près de la fenêtre, à l’endroit le plus apparent, était précieusement déposée une de ces niches qui se fabriquaient dans les couvens et où l’on voyait la figure de cire de l’enfant Jésus, au milieu du plus fantastique paysage qu’il soit possible de représenter avec du papier vert et des coquillages de toutes couleurs. Quelques chaises de paille, rangées le long des murs blanchis à la chaux, miraient leurs pieds vermoulus dans le carreau soigneusement frotté et luisant comme une glace. Misé Brun parcourut d’un regard l’intérieur de cette chambre où elle avait déjà passé tant de jours mornes, languissans, inutiles, et tout à coup elle se sentit comme écrasée par un horrible ennui, par un sombre dégoût de tout ce qui l’environnait. Elle se prit à pleurer amèrement, car son ame était pleine d’une douleur sans consolation, sans remède. La pauvre femme n’eut pas même la pensée de se révolter contre son sort et d’essayer de s’y soustraire ; elle savait qu’elle devait vivre et mourir où la volonté de Dieu l’avait mise. Son cœur se sentait soulagé par cette explosion de larmes ; mais elle n’osa s’abandonner long-temps à la triste consolation de pleurer sans contrainte. Il fallait au moins une apparence de sérénité avant de descendre pour déjeuner avec la tante Marianne. La pauvre enfant essuya ses yeux, se leva avec effort, et se mit à ranger machinalement sa chambre. Alors, en s’approchant du lit, elle aperçut le chapelet que Bruno Brun avait oublié en sortant. À cette vue, elle recula d’épouvante ; puis, dominant cette première impression, elle se rapprocha lentement et considéra la fatale relique avec une sorte de curiosité mêlée de peur. Cet emblème pieux n’avait pourtant rien par lui-même d’étrange ou d’effrayant. C’était un rosaire de quinze dizaines, orné de médailles de laiton et de têtes de mort en miniature, comme ceux qu’on voyait dans les collections d’images saintes et de reliques étalées à la porte des églises. Après un moment d’hésitation, misé Brun le prit d’une main tremblante, et le jeta au fond d’un tiroir qu’elle referma à double tour, comme pour s’assurer que cet objet, qui lui faisait horreur, ne s’offrirait plus à ses regards. En ce moment, la voix nasillarde de misé Marianne se fit entendre ; elle querellait Madeloun, qui lui tenait tête, selon sa coutume. — Vous êtes la maîtresse, et moi la servante, c’est vrai, disait-elle ; mais cela ne m’empêchera pas de vous dire ce que je pense. Vous avez tort de prendre tant à cœur les fautes d’autrui, puisque ce n’est pas vous qui en ferez pénitence dans ce monde ni dans l’autre. Pourquoi êtes-vous dans une si grande indignation ? parce que misé Brun a eu des distractions à l’église ? mais, de votre temps, vous aussi, je m’en souviens, souvent vous regardiez en l’air, au lieu de suivre la messe dans votre livre d’heures, et votre défunte mère ne faisait pas tant de bruit pour si peu de chose : la digne femme n’allait pas parler à votre confesseur de ces misères-là. Je suis sûre que vous êtes allée trouver le père Théotiste ? — Certainement, répondit la tante Marianne ; j’ai été trouver sa révérence à la sacristie, et l’ai priée de venir déjeuner : l’on a besoin de ses conseils ici. Madeloun se hâta de dresser la table dans l’arrière-boutique et de mettre le couvert avec les plus belles assiettes du buffet. La petite bourgeoisie de cette époque n’étalait aucun luxe dans son intérieur, mais elle se permettait certaines recherches modestes et jouissait de cette sorte de bien-être qui résulte infailliblement de l’ordre et de l’assiduité aux occupations domestiques. Six chaises de paille, un buffet et une table de noyer formaient tout l’ameublement de l’arrière-boutique, qui servait de salon à la famille de l’orfèvre. La cheminée, au-dessus de laquelle figurait, en guise de glace, un simple papier vert, avait pour unique décoration une douzaine de tasses alignées aux côtés d’un sucrier de terre jaune. Mais le linge que Madeloun étalait sur la table était d’une blancheur incomparable, et tous les ustensiles, reluisans et polis, annonçaient une propreté soigneuse. L’arrangement même du couvert décelait des habitudes plus élégantes et plus délicates que celles qu’on se serait attendu à trouver dans un si humble ménage ; le fruit servi pour le déjeuner aurait été digne de figurer sur la table d’un roi ; les figues verdâtres, les blonds abricots, étaient à demi cachés dans des pampres dont les larges festons débordaient sur la nappe, et une légère corbeille d’osier contenait les galettes dorées qui devaient remplacer le pain. Un coup presque insensible frappé à la porte, et un bruit de sandales dans le corridor qui servait de vestibule, annoncèrent l’arrivée du convive qu’on attendait. — Mon révérend père, je vous salue très humblement, dit misé Marianne en s’empressant d’avancer une chaise. — Que Dieu soit avec vous, ma chère sœur ! répondit le moine d’un ton de bonhomie et de placide gaieté ; puis, jetant un coup d’œil sur la table, il ajouta : — Vous allez encore me faire commettre un péché de gourmandise ; votre café est si bon, que je m’accuse de le prendre avec trop de plaisir : la règle nous défend ces sensualités, elle nous ordonne même de retrancher quelque chose à la nourriture nécessaire. Lorsque notre institution était dans sa première ferveur, les religieux de Saint-François ne rompaient le jeûne qu’à midi avec une soupe de racines, sans huile ni sel. — Ce qui est bon pour la santé du corps ne nuit pas au salut de l’ame, observa sentencieusement la tante Marianne ; d’ailleurs, mon père, vous ne pourriez pas supporter à la fois un jeûne rigoureux et les fatigues de votre ministère. — C’est ce qui rassure ma conscience, dit le moine avec simplicité ; pour que j’aie la force d’exhorter les pauvres condamnés et de les soutenir jusqu’à la fin, il faut que mon corps ne soit pas exténué par l’abstinence et mon esprit abattu par les macérations. Les pratiques de dévotion n’ont de mérite devant Dieu qu’autant qu’elles ne nuisent pas aux bonnes œuvres envers le prochain. Ces derniers mots résumaient les sentimens qui avaient dirigé la vie entière du vieux capucin. C’était une de ces ames simples et sublimes qui accomplissent instinctivement les actes les plus rares de courage et de dévouement. Chez lui, la charité allait jusqu’à l’abnégation ; avant de faire profession, il avait donné aux pauvres tout son patrimoine, et depuis qu’ayant fait vœu de pauvreté, il ne possédait plus rien en propre et ne pouvait même avoir de l’argent pour ses aumônes, on l’avait vu, dans les temps rigoureux, donner jusqu’à ses sandales et rentrer nu-pieds au couvent. Le père Théotiste était le confesseur de misé Brun depuis qu’elle avait atteint l’âge de discrétion, et il avait, à ce titre, un libre accès chez l’orfèvre ; c’était le seul visage étranger qu’on eût vu dans la maison, de mémoire d’homme, à ce que prétendait Madeloun. Sa présence répandait toujours le contentement dans la famille ; la tante Marianne elle-même adoucissait son humeur pour le bien accueillir. Misé Brun, entendant la voix du père Théotiste, se hâta de descendre. Le bon religieux avait déjà pris place à table ; il arrêta d’un coup d’œil la tante Marianne qui allait probablement accueillir la jeune femme avec quelque sévère remontrance, et dit en désignant la place vide de l’autre côté de la table : — Dieu vous garde, ma chère fille ! venez vous asseoir près de votre tante et servez le café. Je goûterai volontiers au déjeuner que la Providence m’envoie, car hier soir je n’ai pas eu le temps de faire collation. — Sainte Vierge ! vous n’avez rien mangé depuis hier matin ? s’écria la tante Marianne ; ainsi, mon père, si je ne vous eusse point prié de venir prendre une tasse de café en passant devant notre porte, vous n’auriez pas déjeuné ? — Je serais allé, à midi, manger la soupe du couvent, répondit-il ; certainement ce n’était pas une grande privation d’attendre jusqu’à cette heure-là. Combien de pauvres gens ont supporté de plus longs jeûnes quand le pain manquait chez eux ! J’ai vu, pendant les mauvais hivers, des familles qui passaient tout un jour avec quelques poignées de féverolles. — Béni soit Dieu qui nous a donné le nécessaire ! dit misé Brun les larmes aux yeux. Après le déjeuner, misé Marianne se retira sur un signe du père Théotiste, qui demeura seul avec la jeune femme. — Ma fille, dit-il en souriant d’un air de reproche indulgent, j’ai prié Dieu pour vous en disant ma messe, car je voyais bien que vous oubliiez vous-même de vous recommander à lui. Ce matin, vous avez péché par omission, mon enfant. — Il est vrai, mon père, répondit-elle avec humilité ; mais je me repens de ma faute et je tâcherai de n’y plus retomber. — C’est bien, ma fille, les bonnes résolutions sont aussi agréables à Dieu que les bonnes actions. Il faudra dire à votre tante Marianne que vous êtes fâchée du scandale que vous lui avez donné involontairement, et l’assurer que vous vous conduirez toujours d’après ses bons exemples. C’est bien là votre pensée, n’est-ce pas ? — Je ne sais, mon père, répondit-elle en hésitant ; mais je tâcherai de penser au fond du cœur ce que vous voulez que je dise à ma tante Marianne. Le vieux moine secoua sa tête chauve et se prit à réfléchir ; puis il dit en regardant fixement misé Brun : — Ma chère fille, quand vous êtes venue me demander l’absolution aux dernières fêtes de Pâques, vous m’avez avoué vos péchés, mais vous ne m’avez pas confié vos chagrins ; vous ne vous trouvez pas heureuse dans la famille où vous êtes entrée ? Pour toute réponse, la pauvre femme se prit à pleurer. — Ma chère fille, parlez-moi de vos peines, reprit le moine avec onction ; à qui devrez-vous les confier, si ce n’est à moi, votre directeur, votre père spirituel ? Dites-moi tout ce qui vous pèse sur le cœur : que s’est-il passé céans dont vous ayez sujet de vous affliger ? Est-ce l’humeur de votre tante Marianne qui vous rend malheureuse ? — Non mon père, j’y suis accoutumée, répondit-elle avec une naïve résignation. Le père Théotiste demeura pensif un moment, puis il reprit en suivant tout haut le fil de ses idées : — Votre mari est un homme de bien, et je suis sûr qu’il n’a jamais manqué aux sentimens qu’il vous doit. Je sais que son caractère est mélancolique et taciturne ; mais votre humeur agréable, votre douceur, pourront changer son naturel. Ayez pour lui une grande soumission, une bonne volonté continuelle, témoignez-lui en toute occasion que vous désirez par-dessus tout son approbation, et que son bonheur est le but unique de vos soins ; aimez-le enfin, c’est votre devoir. — Oh ! mon père ! murmura misé Brun en cachant son visage dans ses mains avec un geste de répulsion et de douleur qui dévoila sa pensée et éclaira le père Théotiste mieux que l’aveu le plus sincère. — Ma fille, s’écria-t-il, au nom de votre tranquillité, de votre bonheur, de votre salut éternel, achevez de me faire connaître l’état de votre ame, dites-moi quels sont vos sentimens envers votre mari. — Quand je le vois, j’ai peur, répondit-elle à voix basse. — Vous êtes un enfant, dit le moine un peu rassuré. Eh ! quelle crainte peut vous inspirer un homme paisible et débonnaire comme Bruno Brun ? S’est-il jamais livré devant vous au moindre emportement ? vous a-t-il seulement parlé d’une façon sévère ? — Non, mon père, non, se hâta de répondre la jeune femme. — Eh bien ! alors, d’où vient qu’il vous fait peur ? Parce qu’il est un peu roux et que vous vous rappelez le proverbe : « Méfie-toi du chien blanc, du chat noir et de l’homme rouge, » dit le moine d’un ton de douce moquerie. — Ce n’est pas cela, murmura misé Brun. — Allons, ma fille, achevez, reprit le père Théotiste avec une insistance affectueuse et pleine de patience ; je ne vous quitterai que quand vous m’aurez déclaré toute votre pensée. — Mon père, je vais vous avouer la vérité, dit-elle avec effort ; peut-être croirez-vous que je suis folle… Moi-même par momens je ne me comprends pas… il me semble que j’ai une maladie d’esprit. — C’est possible, nous la guérirons. Continuez, mon enfant. — Oh ! mon père, comment vous exprimer toutes ces angoisses ?… Pendant le jour, j’ai l’esprit tranquille : les visions qui troublent mon imagination s’effacent, j’éprouve un grand soulagement ; mais quand le soir vient, quand je me trouve seule avec mon mari et que je le vois à la clarté de cette petite lampe qui le rend encore plus blême… alors… Elle s’arrêta comme épouvantée à ce souvenir et passa son mouchoir sur ses lèvres tremblantes. — Eh bien ! alors ? demanda le bon moine avec anxiété. — Alors il me semble voir un fantôme habillé en pénitent bleu… l’échafaud… le supplicié dans sa bière… et j’ai peur… Le père Théotiste comprit sur-le-champ le motif de cette terreur puérile, mais vraie et profonde, qui frappait l’esprit de la jeune femme. Au lieu de blâmer avec sévérité sa faiblesse ou de la prendre en dérision, il lui dit doucement : — Vous avez peur de votre mari parce qu’il est de la confrérie des pénitens bleus, et que vous vous le figurez avec sa cagoule et son grand chapelet à la ceinture. Elle fit un signe affirmatif et reprit d’une voix altérée : — La nuit dernière, il s’est endormi avec son chapelet sous l’oreiller… Ce matin, il l’a oublié, et je l’ai vu… Il y avait des taches comme des gouttes de sang desséché. — Ceci est une pure imagination, mon enfant, dit le père Théotiste ; vous pouvez vous en convaincre en y regardant de nouveau. Maintenant, raisonnez un peu, je vous prie, sur les choses que vous venez de m’avouer. Quoi ! vous ressentez à l’aspect de votre mari des mouvemens de crainte, presque d’horreur, parce qu’il accomplit une bonne œuvre, parce qu’après avoir enseveli les pauvres suppliciés, il aide à leur donner une sépulture chrétienne et se joint aux prières qu’on fait pour le repos de leur ame ! mais moi aussi je devrais vous faire peur, car je les accompagne à l’échafaud, je les exhorte sur la roue, et je reçois dans mes bras leurs corps sanglans et défigurés. — Ah ! mon père, je le sais, et pourtant je n’éprouve à votre aspect aucun effroi ; votre présence est, au contraire, toute ma consolation. — Vous comprenez donc bien, mon enfant, que ceci est une faiblesse, une infirmité d’esprit dont vous vous guérirez bientôt, j’en suis certain. D’abord, ma fille, quand vous sentirez ces vaines frayeurs, ces défaillances de votre raison, il faudra prier Dieu mentalement ; ensuite, je vous recommande de faire, chaque soir, quelque lecture pieuse, à laquelle vous appliquerez toute votre attention ; mais ce que je vous ordonne par-dessus tout, c’est de réprimer soigneusement toutes les marques qui pourraient éclairer votre mari sur la terreur et l’éloignement qu’il vous inspire : il y a des cas où l’on pèche mortellement en manifestant la vérité. Misé Brun inclina la tête en signe de soumission. — Ainsi donc c’étaient toutes ces pensées qui vous troublaient ce matin ? poursuivit le père Théotiste en souriant, c’étaient ces visions qui vous jetaient dans les distractions que vous reproche votre tante Marianne ? Le front pâle de misé Brun devint d’un rose vif à cette question ; après un moment d’hésitation et de silence, elle répondit avec sincérité : — Non, mon père. — Ah ! fit le moine en hochant la tête d’un air surpris, vous avez un autre sujet d’inquiétude et de trouble ? — Mon père, dit-elle d’une voix tremblante, c’est en confession que je devrais vous répondre. — Pourquoi donc ne voulez-vous pas soulager sur l’heure votre cœur ? observa-t-il, de plus en plus étonné ; vous viendrez demain au confessionnal pour me demander l’absolution ; mais, aujourd’hui, pourquoi ne me parleriez-vous pas comme à votre ami et père en Dieu ? Vous baissez la vue et n’osez me répondre Oh ! ma fille, vous avez donc quelque faute à vous reprocher ? vous n’êtes donc, pas tout-à-fait innocente de votre malheur ? Misé Brun, pour toute réponse, baissa la tête d’un air confus et désespéré. Le père Théotiste demeura un moment comme confondu de cet aveu tacite : non-seulement il n’était jamais entré dans sa pensée que la jeune femme eût failli, mais encore il lui semblait matériellement impossible qu’elle eût été induite en tentation, tant il la savait étroitement surveillée et gardée. — Ma fille, dit-il enfin avec cet accent plein d’onction et de miséricorde qui touchait même les plus grands criminels ; ma fille, je suis ici non pour épouvanter votre conscience, mais pour consoler et fortifier votre ame : de quelle mauvaise action vous êtes-vous rendue coupable ? Elle joignit les mains, et, rassemblant toutes ses forces, elle dit à voix basse : — Mon père, j’ai grièvement péché par pensée… — Par pensée seulement, murmura le bon moine d’un air indulgent et soulagé ; achevez, ma fille. Alors misé Brun raconta d’une voix entrecoupée et souvent arrêtée par ses pleurs sa rencontre avec l’étranger, et l’impression que cet homme laissa d’abord dans son ame, comment elle l’avait revu la veille, ses angoisses pendant la dernière nuit ; enfin elle avoua l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec lui dans le cloître. Exaltée par ses souvenirs, émue par l’analyse de ses propres impressions, elle trouva pour peindre la situation de son ame, des accens, des paroles, qui durent résonner étrangement dans cette austère demeure, où jamais peut-être le mot d’amour n’avait été prononcé. Le père Théotiste l’écoutait consterné et stupéfait. Le digne homme, habitué à sonder la conscience des plus déterminés scélérats, à recevoir les confessions les plus effroyables, était d’ailleurs d’une singulière innocence d’esprit. Certaines questions dépassaient sa compétence ; il ne concevait rien à toute cette métaphysique des passions que la jeune femme lui dévoilait à sa manière, et se trouvait fort embarrassé pour y répondre. Il avait bien confessé dans sa vie quelques dévotes ; mais aucune ne lui avait découvert les secrets abîmes que renferme le cœur des femmes, et c’était la première fois que sa vue plongeait dans ces profondeurs inconnues que nul regard humain n’explora jamais entièrement. Lorsque sa jeune pénitente eut achevé ses aveux, il n’essaya pas de raisonner sur la faute qu’elle avait commise et dont il n’apercevait pas toute l’étendue, il se contenta de lui dire : — Dieu soit loué ! ma chère enfant, il n’y a pas grand mal dans tout ce que vous venez de me raconter, ce sont des rêveries qui vous ont troublé l’esprit, voilà tout. Dorénavant ne vous laissez plus aller à ces mauvaises pensées ; travaillez, et priez Dieu pour vous en distraire. Quand vous serez hors du logis, ne vous éloignez pas un seul moment de votre tante Marianne. Si, par malheur, vous trouviez encore une fois cet homme sur votre chemin, passez sans le regarder, et faites une oraison mentale à votre sainte patronne et à votre saint ange gardien, pour qu’ils veillent sur vous en ce moment de tentation et de péril. Ces paroles calmèrent à demi la jeune femme ; les scrupules de sa conscience s’apaisèrent ; elle n’éprouva plus que l’abattement, l’amère tristesse, qui succèdent aux violentes secousses de l’ame. Par une étrange conséquence de ses nouvelles impressions, cette journée de trouble et d’angoisses lui paraissait moins longue que ses journées les plus sereines. On observait rigoureusement le premier commandement de l’église dans la maison de Bruno Brun, et pour rien au monde personne n’y eût fait œuvre de ses mains les dimanches et fêtes. Pendant ces heures d’oisiveté forcée, misé Brun séchait ordinairement d’ennui et de langueur. Assise à sa place accoutumée près de la fenêtre, elle se balançait sur sa chaise, les bras croisés, et les yeux tournés vers la petite cour. De ce côté, elle avait en perspective une grande muraille sombre qui interceptait l’air et la lumière, et, si ses regards se reportaient sur l’intérieur de la salle, ils rencontraient le profil anguleux de misé Marianne, laquelle, installée dans sa chaise à bras devant l’autre fenêtre et un livre ouvert sur ses genoux, lisait du bout des lèvres et avec un chuchottement monotone des prières qu’elle savait par cœur depuis quarante ans. L’après-midi s’écoulait ainsi. Après vêpres, l’orfèvre venait rompre ce tête-à-tête. Pour passer le temps jusqu’à l’heure du souper, il tirait de l’armoire un vieux jeu de cartes, et jouait au piquet avec misé Marianne. Depuis trois ans, la jeune femme assistait chaque dimanche à cette partie ; accoudée au coin de la table, elle suivait avec le plus profond ennui les combinaisons monotones du jeu, et marquait machinalement les points que faisait son mari. Ce jour-là, assise près des deux joueurs, dans son attitude ordinaire, elle se sentait des envies de pleurer qui l’étouffaient, mais elle ne s’ennuyait plus. Lorsque le soir vint, elle se rappela les recommandations du père Théotiste, et, voulant y obéir scrupuleusement, elle demanda un livre à la tante Marianne. La vieille fille choisit entre les cinq ou six volumes qui composaient sa bibliothèque, et lui remit un petit livre dont elle n’avait pas l’air de faire grand cas, car la couverture, toute neuve, annonçait qu’elle le lisait rarement. Comme de coutume, Bruno Brun monta de bonne heure, avec sa femme, pour se coucher. Quand il eut fermé la porte de sa chambre, il posa sa lampe sur le prie-Dieu, quitta silencieusement ses habits et se mit à genoux pour dire ses prières. C’était le moment où misé Brun ne pouvait le regarder sans effroi. En effet, il y avait réellement quelque chose de sinistre dans le visage de ce pauvre homme, quand on le voyait ainsi à la blême lueur de la lampe. Ses gros yeux transparens étaient d’une fixité étrange, et l’immobilité de sa physionomie, la blancheur inanimée de son teint, lui donnaient un aspect funèbre. Mais cette fois misé Brun le considéra sans le moindre saisissement ; elle remarqua seulement qu’il était fort laid de profil, et qu’il avait une façon d’arranger ses cheveux tout-à-fait ridicule. Les puériles frayeurs auxquelles elle était en proie naguère venaient de s’évanouir à jamais sous l’influence d’autres impressions plus violentes et plus profondes ; l’inquiétude, l’agitation, les troubles du cœur, avaient tout à coup chassé les fantômes de l’imagination. La jeune femme s’assit à côté du prie-Dieu, et ouvrit le volume que lui avait prêté misé Marianne. C’était l’homélie sur le lᵉ psaume et le recueil de prières composé par le père Calabre. L’amour divin emprunte dans ce livre les formules passionnées de l’amour profane ; c’est l’élan d’une ame tendre et exaltée vers l’idéal qu’elle implore et cherche sans cesse ; c’est la prière ardente et continuelle qu’elle adresse à l’objet de toutes ses espérances et de tous ses vœux. Ces accens retentirent jusqu’au fond du cœur de misé Brun ; elle apprit dans le livre mystique du pieux oratorien un langage qui rendait ses propres impressions, et dont chaque mot éclairait son esprit comme un trait de flamme. Cette lecture lui ouvrit subitement tout un monde d’idées et de nouvelles émotions et développa tout à coup en elle les plus belles et les plus dangereuses facultés. Misé Brun était un de ces êtres que la nature créa dans un jour de munificence, et auxquels elle prodigue ses plus rares et ses plus redoutables dons, un cœur naïf et tendre, une imagination puissante, l’instinct des nobles choses, l’aptitude aux délicates jouissances de l’esprit, et, par-dessus tout, des passions fougueuses et un besoin effréné d’émotions. Une telle organisation, placée dans des conditions favorables à son développement, serait sortie à coup sûr des sentiers ordinaires de la vie ; une telle femme, élevée dans un certain monde, aurait eu probablement une orageuse destinée ; mais le sort semblait avoir garanti misé Brun contre ses propres penchans, en la faisant naître dans une condition obscure et en la renfermant dans le cercle étroit de la vie bourgeoise. La plus humble éducation avait comprimé l’essor de son intelligence et refoulé ses instincts. L’air et le soleil avaient manqué à cette splendide fleur : elle s’était épanouie dans l’ombre avec des couleurs moins brillantes, de plus faibles parfums ; mais l’obscurité même où elle végétait l’avait préservée, et elle ne s’était pas flétrie aux orages d’une autre atmosphère. Il y avait dans l’ame de misé Brun comme un trésor lentement amassé de tendresse, de dévouement et d’amour qu’elle n’avait pu déverser sur personne, car elle était au berceau quand son père mourut, et elle se souvenait à peine de sa pauvre mère, qui, sur le lit de mort, l’avait recommandée aux soins et à la vigilance du vieux Brun, lequel devint son tuteur, et, quelques années plus tard, son beau-père. L’orfèvre dormait depuis long-temps, et minuit était près de sonner lorsque misé Brun ferma le livre où elle avait trouvé un enseignement que le père Calabre ne soupçonna jamais y avoir mis. Elle se coucha pensive, préoccupée d’un souvenir qu’elle s’efforçait en vain de repousser, et le jour n’était pas loin lorsque le sommeil interrompit enfin ses rêveries et ses vagues méditations. Le dimanche suivant, en sortant de l’église après la première messe, misé Brun s’aperçut avec une involontaire et secrète joie que, tandis qu’elle s’en allait avec la tante Marianne par la grande porte, Madeloun avait furtivement disparu du côté du cloître. C’était évidemment pour interroger la mendiante et savoir le nom de l’étranger que la curieuse servante se hasardait ainsi à prendre, sans permission, un autre chemin et à tromper la surveillance de sa redoutable maîtresse. La jeune femme, tâchant de dissimuler le trouble extrême où la jetait cette démarche, ralentit le pas afin de donner à Madeloun le temps d’interroger la Monarde ; elle chemina cette fois plus posément que misé Marianne, laquelle, étonnée de son allure nonchalante, l’observait sournoisement. La vieille fille n’avait pas le physique de son rôle d’Argus : loin d’être pourvue des cent yeux du gardien de la blonde Io, elle n’en avait pas même deux bons à son service ; mais son esprit défiant et rusé suppléait au sens qui lui manquait et lui donnait une seconde vue plus perçante et plus nette que celle de l’aigle ou du lynx, car elle pénétrait avec une effrayante lucidité les replis occultes de la pensée humaine. Elle reconnut à de légers indices, à d’imperceptibles symptômes, que misé Brun n’était pas dans une situation d’esprit ordinaire, et qu’il se passait autour d’elle des choses dont elle ne pouvait se rendre compte. À moitié chemin, elle s’arrêta brusquement et posa la main sur le bras de sa nièce comme pour se soutenir, mais c’était en réalité afln de constater le trouble et l’émotion de la jeune femme. — Que vous est-il arrivé ? dit-elle en la regardant en face ; qu’avez-vous donc ? la respiration vous manque, vous tremblez, vous êtes toute pâle, et je crois, Dieu me pardonne, que le cœur vous bat. À présent, voilà comme une flamme qui vous monte au visage. Qu’est-ce que cela signifie ? Misé Brun, surprise et déconcertée, rougit davantage encore, en balbutiant quelques mots d’excuse et de dénégation. — C’est bon, je sais à quoi m’en tenir, interrompit la malicieuse vieille en pinçant les lèvres ; j’y vois clair malgré mes mauvais yeux, et je vais vous dire mon idée en deux mots : le grand air ne vous vaut rien ; la tête vous tourne quand vous êtes dans la rue ; vous auriez besoin de passer six mois sans mettre le pied hors de la maison. Cependant Madeloun ne reparaissait pas, et misé Marianne s’aperçut enfin de son absence. Distraite alors par cet incident, elle poursuivit son chemin en grommelant contre la servante et en secouant le bras de sa nièce pour l’obliger à presser le pas. Les deux femmes rentraient au logis lorsque Madeloun les rejoignit tout effarée. — Bonne misé Marianne, ne me querellez pas, s’écria-t-elle en se plaçant intrépidement en face de la vieille fille ; je ne suis pas en faute… — Je ne me sens pas d’humeur à écouter vos excuses, interrompit la tante Marianne avec une sourde défiance et en regardant la servante de travers. — Sainte Vierge, laissez-moi donc achever ! s’écria Madeloun en levant les mains au ciel ; vous allez voir si je pouvais faire autrement que de m’arrêter un petit quart d’heure derrière vous. Tantôt je m’en allais par la petite porte afin de donner en passant deux liards à la Monarde. Elle n’était pas à sa place ordinaire. Je m’étonne, je m’informe au premier venu qui me répond : — D’où sortez-vous donc que vous ne savez pas une chose dont on parle dans toute la ville ? Le soir de la Fête-Dieu, au moment de fermer l’église, le bedeau, en faisant sa ronde, a trouvé la Monarde raide morte à l’entrée du cloître. — Morte ! comment ? s’écria misé Brun. — Morte d’un coup de couteau ; celui qui l’a tuée avait la main sûre ; elle n’a pas jeté un cri ; personne n’a rien entendu ni rien vu. Seulement le bedeau s’est rappelé que vers la tombée de la nuit il avait aperçu deux hommes rôdant autour du cloître. Certainement ils guettaient la Monarde et attendaient le moment où tout le monde serait sorti de l’église pour venir à bout de leur mauvais dessein. — C’est bien extraordinaire, observa froidement misé Marianne ; pourquoi des voleurs se seraient-ils attaqués à cette mendiante ? Il n’y avait rien à prendre sous ses guenilles. — Qui sait ? répondit Madeloun en regardant sa jeune maîtresse ; la Monarde recevait parfois de grosses aumônes. Elle avait peut-être au fond de ses poches rapiécées quelques louis d’or que ces malfaiteurs auront vu reluire de loin. Mon idée est qu’on l’a assassinée pour lui prendre son argent. — Et les meurtriers sont-ils arrêtés ? — Non, par malheur ; la terreur est dans le quartier : il y a des gens qui disent que la Monarde a été assassinée par des hommes de la bande de Gaspard de Besse. Misé Brun écoulait ces détails avec un muet saisissement. Son esprit était frappé des circonstances qui avaient accompagné ce sinistre évènement ; elle éprouvait une sorte de remords en songeant que c’étaient les fatales largesses de l’étranger qui avaient causé la déplorable fin de la Monarde. Dans l’après-midi, Madeloun, se trouvant seule avec elle un moment, lui dit à voix basse : — Certainement ces bandits ont tué la Monarde pour avoir son argent : figurez-vous qu’on n’a trouvé dans ses poches que quelques rouges liards, pourtant vous et moi nous savons bien qu’il y avait six beaux louis d’or. — Mais qu’est-ce qui prouve qu’elle les eût gardés sur elle ? observa misé Brun, peut-être les a-t-elle mis dans quelque cachette où il sera impossible de les retrouver. — Non pas, j’en suis certaine, répondit Madeloun ; la pauvre femme n’avait manié de sa vie un louis d’or ni possédé seulement trois écus. Quand je lui mis dans la main cette belle monnaie que vous savez, elle la regarda d’un œil ravi, ensuite elle la cacha au fond d’une de ses poches en me disant : — Ça restera là nuit et jour. — Apparemment quelqu’un de ces traîne-potence qui rôdent jusque dans les églises avec l’espoir de faire un mauvais coup, était derrière nous quand nous nous sommes arrêtées dans le cloître le jour de la Fête-Dieu. Si l’on osait parler, tout cela s’éclaircirait peut-être. — Non, non, taisons-nous, interrompit la jeune femme effrayée ; nous ne pouvons rien dire, rien. — Je le sais bien. Seigneur mon Dieu ! aussi j’ai retenu ma langue ce matin, et je puis dire n’avoir ouvert la bouche que pour faire parler les autres. Cela m’a assez bien réussi ; en me faisant raconter de fil en aiguille tout ce qu’on savait de la Monarde, j’ai appris une chose que nous courions risque d’ignorer toujours. À ces mots, prononcés par Madeloun d’un ton important et mystérieux, misé Brun releva la tête avec un tressaillement intérieur ; mais, réprimant aussitôt son émotion, elle dit en affectant une curiosité indifférente : — Qu’est-ce donc que nous courions risque d’ignorer ? — Ce que j’avais justement oublié de demander à la pauvre Monarde, ce qu’elle ne peut plus me dire à présent, le nom de ce brave monsieur. — Son nom ! s’écria misé Brun ; eh ! qui a pu te l’apprendre ? — Personne ; je l’ai deviné, répondit Madeloun d’un air de pénétration triomphante ; la Monarde ne m’avait-elle pas dit, l’autre jour, qu’elle l’avait vu enfant, et que son père était seigneur de l’endroit où elle est née ? Or, cet endroit s’appelle Galtières. — C’est là son nom ! murmura misé Brun avec une émotion inexprimable. — Je vois d’ici l’endroit en question, continua Madeloun, qui ayant, quelque trente ans auparavant, suivi le vieux Brun quand il allait vendre son orfèvrerie dans les foires importantes du pays, se vantait d’avoir une grande connaissance de la géographie locale ; Galtières est un gros bourg près des bords du Var, sur la frontière du comté de Nice. — M. de Galtières !… dit misé Brun en articulant avec un accent ineffable de tendresse et de joie ce mot, qui pour la première fois venait de s’échapper de ses lèvres et de résonner dans son cœur ; mais, se repentant presque aussitôt de ce mouvement involontaire, elle imposa silence à Madeloun, en lui montrant du doigt la tante Marianne, dont la maigre silhouette se dessinait derrière le vitrage de la fenêtre ; et, pour échapper à la tentation de poursuivre ce dangereux sujet d’entretien, elle alla courageusement trouver la vieille fille, qui arrosait les plantes chétives semées autour du puits. À dater de cette époque, misé Brun eut deux existences distinctes : l’une, monotone, immobile et toute machinale ; l’autre, troublée, violente, pleine de larmes, d’amères douleurs et de mélancoliques félicités. Le monde extérieur n’avait sur elle aucune action ; elle était absorbée entièrement dans cette vie intérieure, dont les agitations ne se manifestaient chez elle par aucun signe visible. Elle parcourait, sans s’en apercevoir, le cercle étroit des occupations domestiques, et se soumettait avec la plus inaltérable patience à l’autorité tracassière de la tante Marianne. Dès le matin, elle prenait sa quenouille, et, s’asseyant devant l’étroite fenêtre, elle filait pour augmenter le beau linge enfermé dans ses armoires, véritable trésor de ménagère, amassé laborieusement, et auquel elle devait contribuer pour sa part. Les vitres opaques laissaient tomber sur sa tête inclinée un rayon terne et affaibli qui s’éteignait graduellement et ne pénétrait pas jusqu’au fond de l’arrière-boutique, dans laquelle, même en plein midi, régnait une demi-obscurité. La jeune femme, assise sur un siége élevé, le corps penché légèrement et ses petits pieds posés sur un tabouret de paille, tournait du matin au soir ses fuseaux avec une activité machinale. Quiconque l’eût vue ainsi, avec sa quenouille chargée d’un chanvre fin et blond, les yeux baissés sur le fil léger qui s’allongeait sous ses doigts transparens, l’eût volontiers prise pour la sainte bergère, la blanche fileuse, patronne de Paris. Raide sur sa chaise devant l’autre fenêtre et son tricot à la main, misé Marianne faisait pendant à cette douce et ravissante figure. Par intervalles, les deux femmes échangeaient une phrase banale : il n’y avait entre elles aucun échange d’idées possible pour défrayer la conversation, qui se réduisait à quelque remarque profonde de la vieille fille sur la pluie et le beau temps, ou sur la manière dont Madeloun avait conduit la dernière lessive. L’orfèvre n’interrompait guère ce tête-à-tête par sa présence ; il passait la journée entière, dans sa boutique, à attendre les chalands, qui ne se présentaient pas en foule. Misé Brun s’était tout à coup habituée à la figure et à la manière d’être de son mari, ou, pour mieux dire, elle n’y prenait plus garde. Bruno Brun avait une de ces organisations flegmatiques et sombres auxquelles plaisent les lugubres émotions. Naturellement silencieux et triste, il ne parlait volontiers que des choses qui agissaient sur sa lourde imagination, et les bonnes œuvres de la confrérie des pénitens bleus étaient pour lui un sujet d’entretien inépuisable. Il n’y avait pourtant ni cruauté dans ses instincts ni méchanceté dans son caractère : c’était tout simplement un besoin d’émotion qu’il satisfaisait à sa manière et avec des intentions tout-à-fait charitables et pieuses. La jeune femme, qui avait si long-temps entendu ses sinistres récits avec un invincible sentiment de dégoût et d’horreur, les écoutait maintenant sans frayeur comme sans intérêt. Le soir, après souper, lorsque l’orfèvre, accoudé sur la table, discourait avec misé Marianne de potence et d’enterrement, la jeune femme allait vers la fenêtre et avançait la tête pour regarder le ciel. En contemplant de l’étroit espace où elle était enfermée cette immensité, ces splendeurs éternelles, elle se prenait à rêver et souvent à pleurer. Parfois, — c’étaient ses momens de félicité, — elle s’asseyait à la fenêtre, le front penché sur sa main, et respirait avec amour le parfum de quelques fleurs précieusement arrangées dans une tasse de faïence ; elle effleurait de ses lèvres fraîches et pures le calice empourpré des roses, les pâles jasmins, et caressait de son souffle leurs pétales embaumés. Ordinairement, de longues heures d’abattement et de douloureux ennui succédaient à ces momens d’ivresse mélancolique, et la jeune femme succombait à un accablement intérieur plus mortel que les douleurs violentes de l’ame. Par momens aussi, les idées religieuses reprenaient sur elle leur empire. Alors elle se tournait vers Dieu d’un cœur fervent et repenti, en formant contre elle-même des résolutions qu’elle n’avait jamais la force de tenir. Le père Théotiste visitait souvent la famille ; lorsqu’il se trouvait seul avec misé Brun, il n’essayait pas de l’interroger sur la situation de son ame, il se bornait à lui demander compte de ses actions, et quand la jeune femme lui avait répondu que son temps s’était passé à travailler et à prier Dieu, sans sortir du logis, il lui disait avec satisfaction : — C’est bien ; continuez ainsi, ma chère fille, et souvenez-vous que Dieu garde du péché celle qui se garde de l’occasion. — Qu’il me préserve de l’offenser involontairement par de mauvaises pensées ! disait misé Brun d’une voix triste et timide. Alors le père Théotiste hochait la tête d’un air de reproche indulgent, et répondait avec la simplicité d’une ame qui n’avait jamais nourri aucun coupable désir ni éprouvé les secrètes ardeurs d’une passion défendue : — Ma fille, on pèche non pas contre Dieu, mais contre soi-même, quand on s’abandonne à des scrupules exagérés et qu’on se tourmente de fautes imaginaires. Une fois cependant, misé Brun, effrayée des passions emportées et rebelles qu’elle sentait gronder dans son cœur, supplia le père Théotiste de l’entendre en confession. — Mon père, dit-elle en versant des larmes de honte et de douleur, il faut que Dieu m’ait abandonnée ; j’ai perdu le discernement du bien et du mal. Non-seulement je n’ai plus la force de résister, mais je ne me sens même plus la volonté de vaincre mes mauvais penchans. Mon ame est saisie du dégoût de toutes les choses qu’il faut aimer et respecter. Je ne puis plus prier Dieu, et mon esprit s’égare dans des pensées qui devraient me faire horreur. — C’est-à-dire que vous vous laissez aller à ces rêveries dont vous m’avez déjà parlé ? dit doucement le vieux moine ; eh bien ! voyons, ma fille, vers quel but êtes-vous entraînée malgré vous ? Quel est le secret désir que vous vous reprochez ? — Mon père, répondit-elle à voix basse, une horrible tentation m’assiége nuit et jour ; je voudrais sortir d’ici… revoir cet homme, et, si je le revoyais, ce serait fini, je le suivrais. — Non, ma fille, vous ne le suivriez pas, dit le père Théotiste avec une énergie mêlée d’onction ; non, vous ne tomberiez pas ainsi dans les derniers abîmes de l’infamie et du péché. Vous ne voudriez pas, pour satisfaire votre passion, renoncer à ce beau titre d’honnête femme qui accompagne votre nom, et auquel personne dans votre famille n’a jamais failli. Vous songeriez à votre mère, qui vous garde une place à son côté dans le ciel, et dont le regard vous suit sur la terre ; vous vous souviendriez des exemples qu’elle vous a laissés, et vous seriez sauvée. Ces paroles firent une grande impression sur misé Brun ; elles raffermirent son ame et tranquillisèrent son esprit ; il lui sembla qu’en effet elle pouvait souffrir et mourir, mais non se déshonorer en ce monde et renoncer à son salut dans l’autre. Peu à peu les violences de son cœur s’apaisèrent ; elle tomba dans un état de langueur et de mélancolie auquel une tranquillité résignée aurait peut-être succédé pour toujours, si de nouveaux incidens n’étaient venus troubler le repos matériel de sa vie et rompre les calmes habitudes dans lesquelles l’activité de son caractère, l’ardeur de son imagination et la sensibilité de son ame s’éteignaient lentement.
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Semaine théâtrale/Reprise de Falstaff à l’Opéra-Comique, avec M. Fugère
# Semaine théâtrale/Reprise de Falstaff à l’Opéra-Comique, avec M. Fugère L’Opéra-Comique nous a rendu Falstaff’avec un nouveau Falstaff en la personne de M. Fugère, pour qui la soirée était d’importance. Il s’agissait pour lui de succéder dans ce rôle à M. Maurel, qui, après avoir établi le personnage à Milan, était venu le jouer ici, imposé par Verdi, qui ne voulait pas d’un autre interprète pour l’apparition de son œuvre devant le public parisien. C’est toujours chose fort délicate et parfois dangereuse pour un comédien que de reprendre un rôle marqué de sa griffe par un autre artiste, surtout lorsque le souvenir de celui-ci est encore si frais dans l’esprit du spectateur. Il est vrai qu’il s’agissait ici de M. Fugère, c’est-à-dire d’un artiste depuis longtemps en possession de la faveur du public, bien qu’à mon sens il ne jouisse pas de l’immense renommée que devraient lui valoir, avec ses rares et précieuses qualités, la souplesse et la variété d’un talent que je considère pour ma part comme de premier ordre. Cette souplesse et cette variété, il les a déployées, Dieu sait comme, dans une foule de créations diverses, parmi lesquelles il suffirait de rappeler, entre vingt autres, le Roi magré lui, Phrymé, le Flibustir et le Portrait de Manon, où les types établis par lui sont inoubliables. Mais j’ai hâte de dire que la soirée de mercredi a été excellente our lui, et qu’un succès aussi complet que bruyant l’a récompensé de son nouvel effort. Ce succès ne pourra que s’accentuer encore, si toutefois la chose est possible, lorsque M. Fugère aura pris pleine possession de son personnage en lui donnant toute l’ampleur dont il est susceptible. Chanteur de goût et de style, il a été parfait au point de vue vocal, bien que certaines notes du rôle soient un peu graves pour sa voix ; comédien habile et expérimenté, plein de tact et de finesse et sachant rester comique sans jamais sombrer dans la charge, il a donné au personnage tout son caractère de suffisance prétentieuse, de majesté burlesque et de sensualité grossière, sans sortir un instant des bornes du bon goût. Avec cela, une véritable originalité dans la diction musicale, en même temps que des intentions scéniques d’un comique achevé. Déjà, au premier acte, son succès avait été grand avec le morceau de l’honneur, qu’il avait dit d’une façon exquise. Ce succès ne fit que grandir, au second, dans la scène avec Quickly, puis dans le duo avec Ford, pour atteindre à son paroxysme dans le fameux badinage : Quand j’étais page du sire de Norfolk. On vit alors, ce que peut-être on n’avait jamais vu à Paris, le public obliger l’artiste à chanter quatre fois ce couplet si amusant, et ne se lassant pas de le lui faire répéter. On ne l’avait jamais redemandé que trois à M. Maurel. Le record est décidément à M. Fugère. En résumé, cette épreuve a été un véritable triomphe pour l’excellent artiste, et Falstaff, grâce à lui, va pouvoir continuer brillamment sa carrière. Deux autres rôles sont tenus nouvellement dans l’ouvrage : celui de Nanette, où l’aimable Mˡˡᵉ Laisné succède, très gentiment et très intelligemment, à Mᵐᵉ Landouzy, et celui de Ford, qui a passé de M. Soulacroix à M. Badiali, lequel s’est fort bien tiré de l’air emphatique de la jalousie, qui n’est décidément pas l’un des meilleurs morceaux de cette partition si exquise en son ensemble. Pour le reste, il faut rappeler avec éloges les noms de Mˡˡᵉ Grandjean, Delna et Chevalier et de M. Clément. Mˡˡᵉ Delna, particulièrement, a retrouvé et mérité son succès du premier jour ; elle est toujours charmante et d’un comique étourdissant dans la scène de l’auberge, aussi bien que dans le récit qu’elle fait de cette scène à Alixe et à Meg. Mais, pour Dieu ! qu’elle se garde de forcer son admirable voix comme il lui arrive parfois de le faire dans son mot : Révérence ; la justesse s’en trouve presque altérée, et aussi, par conséquent, la jouissance de l’auditeur. Une autre observation, celle-ci relative au quatuor des femmes dans la scène du jardin. Selon les habitudes de la claque, ce quatuor a été redemandé, par tradition. Or, la première, comme la seconde fois, il a été dit, je regrette d’avoir à le constater, d’une façon déplorable, tout à la fois au point de vue de la justesse, de la mesure et de l’ensemble. En Italie, où la claque est absente, et où le public vous relève vivement un artiste du péché de paresse lorsqu’il s’aperçoit chez lui d’une négligence ou d’une faiblesse, on n’eût certainement pas laissé passer une telle exécution sans quelque protestation aiguë. Ici, les spectateurs n’ont pas même paru s’en apercevoir. Il n’empêche qu’un raccord solide serait diantrement utile pour ce morceau. Ce qui est digne, par exemple, de tous les éloges, c’est l’orchestre. Il est superbe. C’est une véritable jouissance de voir comme est rendue par lui cette adorable instrumentation de Falstaff, tout à la fois di fraîche, si vivace, si élégante et si colorée.
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Semaine théâtrale/Première représentation des Joies du foyer, au Palais Royal
# Semaine théâtrale/Première représentation des Joies du foyer, au Palais Royal Fidèle à la tradition, le Palais-Royal, dès le 1ᵉʳ septembre, a réouvert ses portes et cette réouverture, à époque fixe, a été triplement heureuse, d’abord en ce qu’elle a très aimablement réussi, ensuite en ce qu’elle a été faite avec une pièce nouvelle, enfin en ce que l’auteur est un jeune et que ses Joies du foyer sont la première pièce qu’il signe seul, donc une sorte de début. L’affiche dit « comédie », je n’y veux point absolument contredire, car le fond de ces trois actes fait montre d’observation juste ; mais il est très évident que toute la partie vaudeville est celle qui a le mieux servi M. Hennequin et que les scènes bouffonnes et écrites de verve ont surtout décidé du succès. Les Joies du foyer, comme toute œuvre qui se respecte, comporte une morale, à savoir que la seule manière de vivre heureux et tranquille est de tenir loin de soi une famille qui dérange vos petites habitudes, trouble votre intérieur et, au lieu des agréments qu’on est en droit d’en attendre, surtout lorsque l’on est un bon oncle à héritage, ne vous amène qu’ennuis et désagréments ; morale très Palais-Royal, comme vous voyez, et dissimulée sous un titre ironique. C’est l’excellent Thérillac qui est chargé de nous démontrer l’exactitude de cette vérité. Ayant bien dépassé la cinquantaine, averti par un accès de goutte à la jambe que le cercle et les femmes ne sont plus absolument de son fait, il songe à se ranger et à se créer un home familial. Pour ce faire, il paiera les dettes d’un sien neveu, le mariera, nanti d’une dot rondelette, à une exquise personne, et fera vivre, à ses côtés, dans un hôtel construit à ses frais, le jeune couple qui n’aura garde, étant donné ses bontés présentes et futures, de passer son temps à le choyer et à le dorloter. Pauvre Thérillac, il a compté sans l’égoïsme de ses hôtes, qui s’occupent fort peu de lui, et sans les terribles scènes de ménage qui mettent sa maison sens dessus dessous. Ayant vainement essayé de ramener le calme au foyer domestique, il se décide à retourner chez son amie « Gégèle », où du moins, on le laissait dormir en paix. M. Saint-Germain, dans le rôle d’un vieux mari martyr, et M. Calvin, Thérillac, sont absolument parfait et il n’y a que des compliments à adresser à Mᵐᵉˢ Lavigne, Kerwich, Franck-Mell et à MM. Dubosc et Didier.
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Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/16
# Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/16 ## EXCURSION AU CANADA ET À LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD, ### XVI Je laisse à penser si le journal français de Manitoba combattait pour la cause de Lépine. Ce journal s’appelle le Métis, et porte en sous-titre la fière devise des rois d’Angleterre : « Dieu et mon droit. » C’est incontestablement le journal le plus septentrional qui soit publié dans notre langue sur le continent américain. Tout d’abord on pouvait craindre que cette petite feuille n’eût qu’une existence éphémère, l’instruction élémentaire n’étant point le fort de tous ces braves chasseurs de bisons dont elle allait défendre les intérêts. Mais les écoles se multiplient aujourd’hui avec rapidité dans chaque paroisse, et puis maint Bois-Brûlé qui ne sait point lire n’en a pas moins souscrit un abonnement à l’organe qui « supporte (sic) les droits de la nation », — un anglicisme que commettent, outre les métis, pas mal de journalistes canadiens. — Somme toute, le Métis est un petit journal très-passablement fait. Cependant les articles du Métis ne sont pas les premiers monuments de la jeune littérature française du Nord-Ouest. De tout temps, les Bois-Brûlés, grands amateurs de musique et de danse, — la plupart jouent fort passablement du violon, — ont eux-mêmes composé leurs chansons de guerre, de chasse et de voyage. Ces chansons, œuvres de poëtes illettrés comme les anciens bardes d’Irlande et les premiers rapsodes de l’antiquité, ne brillent point sans doute par la précision rigoureuse du rhythme, ni par la richesse de la rime ; elles n’en sont pas moins curieuses à plus d’un titre. C’est pourquoi je reproduis ici la plus célèbre, celle du combat des Sept-Chênes, composée, le jour même de l’affaire, par un Bois-Brûlé qui, m’a-t-on dit, vit encore aujourd’hui à la Rivière Rouge, entouré de l’estime de tous ses compatriotes, et qui, bien que ne sachant ni lire ni écrire, a rempli pendant longtemps, dans sa paroisse, les fonctions de « magistrat » ; quelque chose comme juge de paix et arbitre. Les procès d’alors n’étaient pas assez compliqués pour que le bon sens et la droiture ne pussent suppléer à la connaissance approfondie du Digeste. J’ai fait allusion, dans un précédent chapitre, à ce combat des Sept-Chênes, où le gouverneur Semple et dix hommes de sa troupe furent tués par les métis, le 19 juin 1816. Cette « bataille » est restée populaire parmi les Franco-Indiens du Nord-Ouest, et voici textuellement la ballade que chantent encore les descendants des acteurs de ce drame sur les canots et dans les expéditions de chasse, de la Rivière Rouge aux montagnes Rocheuses : Voulez-vous écouter chanter Une chanson de vérité ! Le dix-neuf de juin les Bois-Brûlés sont arrivés Comme des braves guerriers. En arrivant à la Grenouillère, Nous avons fait trois prisonniers, Des Orcanais ! Ils sont ici Pour piller notre pays. Étant sur le point de débarquer, Deux de nos gens se sont écrié : « Voilà l’Anglais qui vient nous attaquer ! » Tous aussitôt nous nous sommes dévirés Pour aller les rencontrer. J’avons cerné la bande de grenadiers, Ils sont immobiles ! Ils sont démontés ! J’avons agi comme des gens d’honneur, Nous envoyâmes un ambassadeur : « Gouverneur, voulez-vous arrêter Un petit moment, nous voulons vous parler. » Le gouverneur, qui est un enragé, Il dit à ses soldats : « Tirez ! » Le premier coup l’Anglais le tire, L’ambassadeur a presque manqué d’être tué. Le gouverneur se croyant l’empereur, À son malheur agit avec trop de rigueur. Ayant vu passer les Bois-Brûlés, Il est parti pour nous épouvanter. Étant parti pour nous épouvanter, 11 s’est trompé ; il s’est bien fait tuer Quantité de ses grenadiers. J’avons tué presque toute son armée ; De la bande, quatre ou cinq se sont sauvés. Si vous aviez vu les Anglais Et tous les Bois-Brûlés après ! De butte en butte les Anglais culbutaient. Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie ! Qui en a composé la chanson ? C’est Pierre Falcon, le bon garçon ! Elle a été faite et composée Sur la victoire que nous avons gagnée ! Elle a été faite et composée : Chantons la gloire de tous ces Bois-Brûlés ! Je soumets humblement ce morceau à l’appréciation de critiques plus raffinés que moi, me bornant à faire remarquer qu’un instrument aussi perfectionné que la langue française actuelle, transporté au milieu d’une civilisation embryonnaire, et servant d’organe à son peuple de chasseurs nomades, imprime a priori un certain cachet de vulgarité à des compositions populaires, dignes peut-être de plus d’attention. Ces pauvres chansons seraient traitées, j’en suis sûr, avec infiniment plus de bienveillance si quelque savant les exhumait du répertoire des Klephtes de Thessalie ou des guerriers monténégrins, probablement tout aussi incorrects dans leur idiome que nos métis le sont dans le leur. Pendant toute la dernière quinzaine de septembre et tandis que le lieutenant-gouverneur Morris négociait longuement à l’Angle Nord-Ouest, en compagnie de Provencher, avec les Saulteux de la rivière la Pluie, je demeurai à Winnipeg, compulsant les documents, remuant les bouquins des rares bibliothèques de l’endroit, discutant, complétant, vérifiant dans les limites du possible tous les renseignements qu’il m’importait de recueillir. Je fis en même temps connaissance avec presque tous les membres de la petite colonie française de Winnipeg, car il y a des Français de France à Winnipeg, comme il y en a dans tous les recoins de l’Idaho, du Montana, du Wyoming ou de l’Arizona. Si nos compatriotes affluent en moins grand nombre que les Allemands sur le continent d’Amérique, ils n’en sont pas moins disséminés un peu partout, jusque dans les régions les plus récemment envahies par la colonisation blanche. Partout on en rencontre quelques-uns, réussissant tant bien que mal — plutôt bien que mal — en dépit de la concurrence cosmopolite de leurs voisins de toutes races et de toutes couleurs. Ceci prouve — soit dit entre parenthèses — que nous sommes moins casaniers qu’on ne le prétend ou que nous ne le croyons nous-mêmes. Il y avait donc à Manitoba un ancien brasseur de Saint-Avold, devenu propriétaire de plusieurs milliers d’acres sur la frontière du Dacotah, un Bourguignon établi à Saint-Norbert, un hôtelier franc-comtois, un ex-lieutenant corse qui avait préféré donner sa démission plutôt que de subir une rétrogradation prononcée par la commission des grades. Il avait ensuite émigré au Canada, et, après quelques vicissitudes, s’était engagé comme volontaire dans la batterie d’artillerie active que commandait le capitaine Taschereau ; enfin trois ou quatre Parisiens, les uns simples ouvriers, les autres volontaires dans le bataillon d’infanterie de la milice canadienne. J’allais oublier le beau sexe, représenté par une modiste de la capitale qui pendant mon séjour nous arriva des États-Unis. Je ne parle point du policeman D’**, qui sous aucun rapport ne faisait honneur à son pays natal, Plusieurs de ces Français, quoique ayant expérimenté déjà l’hiver de la Rivière Rouge, semblaient s’y plaire et vouloir s’y fixer définitivement. L’ex-officier corse, entre autres, était déjà admis dans l’intimité de plusieurs familles métisses, et comptait bien, en se retirant sur les trois cent vingt acres (cent vingt-huit hectares) auxquels il aurait droit à l’expiration de ses deux années de service, épouser quelque jolie fille du pays et faire souche de petits Bois-Brûlés. Il en était de même du charpentier Jacques V*** que nous avons laissé à Kashabowie, sur la route Dawson, et qui vint nous rejoindre vers la fin du mois, ainsi que d’un brave ouvrier parisien, que je rencontrai pour la première fois aidant le passeur du bac de Saint-Boniface et qui depuis, à ce que j’appris un an plus tard à Paris, de la bouche de ses parents, est arrivé à s’associer comme entrepreneur avec un architecte canadien-français. Il y aurait lieu de nous réjouir si l’émigration française, une émigration sérieuse de bons agriculteurs et de bons ouvriers, se dirigeait en partie vers les pays de la Rivière Rouge. Dès aujourd’hui, il est facile de prévoir que dans cent ans le degré d’influence, de prospérité commerciale, de rayonnement au dehors des grandes nations du globe, se mesurera au chiffre de leur émigration pendant la période que nous traversons. Je parle du moins de celles d’entre ces nations qui peuvent espérer de sauvegarder au loin leur individualité propre. Allemands et Italiens peuvent émigrer en foule, ils ne formeront point des peuples nouveaux au delà des mers. Aujourd’hui, les Anglo-Saxons, les Hispano et Lusitano-Américains, les Slaves et, sur une moindre échelle, Les Français eux-mêmes, ont occupé ce qu’il y a de plus fertile et de plus habitable pour la race caucasienne sur la surface de notre planète ; les émigrants des autres peuples ne pourront que se fondre dans les masses déjà fixées au sol. Le Germain deviendra, aux États-Unis, un Anglo-Saxon de langue, d’éducation et d’idées ; l’Italien transplanté à la Plata n’est plus, au bout d’une ou deux générations, qu’un créole espagnol. Aux Français, il reste l’Afrique du Nord et le Canada. Puissent-ils ne pas l’oublier ! Et qu’on ne vienne pas dire que nous n’avons point à nous intéresser à des pays peuplés jadis par notre race, mais dont les destinées ont échappé aujourd’hui au contrôle direct de la France européenne. Qui sait les surprises que peut nous réserver l’avenir relativement au gouvernement des peuples, et qui ne voit quelle influence jouent dès aujourd’hui dans l’histoire les questions de langue et de nationalité ? Mieux que nous, les Slaves semblent avoir compris combien les destinées d’une branche quelconque de la race intéressent la race tout entière. Les luttes soutenues au nom du droit national, qu’elles aient pour théâtre Alger ou Montréal, Winnipeg ou l’île Maurice, Strasbourg et Metz ou Haïti, devraient réveiller dans la mère patrie un écho sympathique. Volontiers je dirais, en changeant un des termes du proverbe : « Là où est la race, là est la patrie. » Je ne veux point parler ici de l’Afrique du Nord, dont on commence enfin à apprécier l’importance. Mais je puis, sans sortir de mon sujet, signaler à mes compatriotes l’immense débouché qu’offrent dès aujourd’hui à notre race les immenses dépendances occidentales de la Confédération canadienne. Sans doute ces pays rudes d’aspect et de climat ne conviennent point aux natures méridionales. Le Provençal, l’homme du Languedoc et de la Guyenne, se trouveraient mal à l’aise au milieu des frimas de la Rivière Rouge ou de la Saskatchewan. Mais l’enfant des Alpes de Savoie ou de Dauphiné, l’homme du Jura, le bûcheron des Vosges, le pâtre et le paysan de l’âpre plateau de la France centrale, trouveront dans la fertilité du sol d’un pays nouveau une ample compensation à des hivers dont leur patrie leur a appris à supporter la rigueur et la durée. L’homme des plaines du Nord et de la Belgique n’aura lui-même point de peine à s’habituer à ces froids secs et fortifiants, bien préférables à la glaciale humidité de l’Europe occidentale. Historiquement, l’acclimatation de la race française dans l’Amérique du Nord est aujourd’hui démontrée, en dépit de quelques théoriciens fantaisistes. Parmi les dix-sept cent mille descendants des dix mille Normands, Bretons, Saintongeois et Angevins transportés, de 1608 à 1763, dans la Nouvelle-France, il y a eu progrès physique, et non dégénérescence. Parmi ces métis eux-mêmes, qu’une certaine école voue à la destruction comme des hybrides condamnés d’avance à l’infécondité, on me montrait naguère des familles de douze et quinze enfants issus de deux générations de mariage entre Bois-Brûlés au même degré de croisement, et certes, je n’aurais pas voulu voir l’un des doctes personnages qui ont prononcé le verdict que je viens de rappeler, aux prises, pour un moment, avec le plus dégénéré de ces rejetons d’ « hybrides improductifs ». En résumé, le climat du Nord-Ouest canadien est éminemment sain. L’hiver est, il est vrai, d’une rigueur excessive pendant quatre à cinq mois à Winnipeg, sous la latitude de Paris : de novembre en avril, il n’y a pas un seul jour de dégel, et le thermomètre descend fréquemment au point de congélation du mercure. Toutefois il tombe beaucoup moins de neige qu’au Canada, et cette neige reste sèche et grenue, ce qui explique comment, jusqu’à l’Athabasca, par cinquante-cinq degrés de latitude nord, on voit les chevaux hiverner en plein air. Le cheval, en piochant la neige, dégage le foin de prairie qu’elle recouvre, tandis qu’il périrait infailliblement de faim dans un pays où une série de dégels et de regels successifs auraient durci la croûte glacée. Le printemps est une saison bâtarde durant laquelle les vents du nord et les vents du sud se livrent de furieux combats ; mais, dans la dernière quinzaine de mai, les chaleurs prennent définitivement le dessus, la végétation se développe avec une vigueur inconnue dans nos climats tempérés, et un été de quatre mois mûrit non-seulement nos céréales ordinaires, mais le blé d’Inde, les melons d’eau, les tomates et bien d’autres plantes annuelles que nous demandons d’ordinaire à la Provence et à l’Italie. L’automne, réduit aux mois de septembre et d’octobre, est calme, serein, peu ou point pluvieux d’ordinaire — excepté en 1873. — C’est une saison généralement fort agréable, du moins jusque vers la dernière semaine d’octobre, et surtout pendant la période qui correspond à notre été de la Saint-Martin, appelée là-bas « été indien » ou « été sauvage ». Quant à la prodigieuse fertilité du sol limoneux des Prairies, elle se démontre par ce seul fait, que sur un terrain voisin de la réserve de l’archevêché, à Saint-Boniface, on a semé et récolté du blé depuis plus de quarante années consécutives, sans engrais d’aucune sorte. Il a suffi, pour que le rendement ne diminuât point, de défoncer de temps en temps le sol à une certaine profondeur à l’aide de fortes charrues. Aujourd’hui encore, sur tous les bords de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine, les colons brûlent leur fumier d’étable, ou le jettent à la rivière comme un produit sans valeur. Un sondage effectué aux environs de Fort Garry a donné la succession suivante de terrains : quatre pieds d’un riche terreau noir reposant sur une couche de quarante-trois pieds de sable blanc mêlé d’argile ; enfin un calcaire compacte d’une épaisseur inconnue. L’agriculture, dans le territoire de la Rivière Rouge, a sans doute de nombreux ennemis : gelées, sécheresses, sauterelles, inondations, incendies ; voilà une énumération bien faite pour décourager les pionniers les plus audacieux. Mais, parmi ces fléaux, les uns sont d’un caractère tout local ; d’autres ne reviennent qu’à de longs intervalles ; quelques-uns, enfin, sont destinés à disparaître devant les progrès croissants de la population, des cultures, de la fortune publique, et devant les grands travaux que ces progrès permettront bientôt d’entreprendre. D’abord l’expérience acquise dans d’autres contrées semble démontrer que le défrichement, et surtout le desséchement, finissent à la longue par exercer une influence salutaire sur le progrès des cultures et la certitude de leur rendement, en diminuant le danger des gelées précoces ou tardives. C’est ainsi qu’en Suède le blé se cultive aujourd’hui bien au nord de Stockholm, qu’il ne dépassait pas autrefois. Le seigle et l’orge réussissent à Tornéo sous le soixante-sixième degré de latitude, et les grains provenant de ces localités situées à la limite septentrionale de leur culture, quand ils sont ensuite semés dans le midi du pays, y mûrissent plus promptement que les autres et donnent de plus abondantes moissons. Il est donc permis de croire que la marche progressive de la colonisation, secondée par un choix judicieux parmi les différentes variétés de chaque espèce de céréales, augmentera dans d’importantes proportions les facultés productrices non-seulement du district de la Rivière Rouge, mais de toute la région du Nord-Ouest. Les grandes sécheresses ne reviennent qu’à d’assez longs intervalles. Les inondations sont désastreuses ; les plus terribles ont eu lieu en 1825, en 1852, en 1861. Elles surviennent lorsque l’hiver ayant été neigeux et le printemps tardif, le passage d’une saison à l’autre s’effectue brusquement. Le soleil, déjà très-élevé sur l’horizon, fond alors avec rapidité de grandes masses de neige répandues sur la vase surface d’un bassin peu incliné. Les eaux remplissent les lits d’écoulement formés par la Rivière Rouge et ses affluents, puis se répandent, à une hauteur plus ou moins grande, sur les prairies qu’embrassent leurs rives. On a vu, en 1825, la Rivière Rouge passer ainsi de cent cinquante ou deux cents mètres à douze ou treize kilomètres de largeur. La crue est d’autant plus forte que le lac Winnipeg, étant encore couvert d’une glace épaisse au moment de la fonte des neiges dans le haut de la Rivière Rouge, se refuse en quelque sorte à absorber l’immense masse d’eau que lui apporte son tributaire. Mais si ces débordements sont redoutables encore, il semble que leur force décroît. Chaque année les rivières creusent plus profondément leur lit dans les terres friables. Déjà les berges argileuses de l’Assiniboine s’élèvent assez au-dessus des eaux pour que, de mémoire d’homme, les prairies riveraines n’aient pu être submergées. À une époque relativement récente, le bassin presque entier de la Rivière Rouge et de ses tributaires formait une immense nappe d’eau dont les lacs Winnipeg, Manitoba, Winnipégous, Dauphin et autres représentent les parties les plus profondes, aujourd’hui séparées par le desséchement graduel des terres environnantes. Les sauterelles, qui ont si souvent dévoré les récoltes des fellahs égyptiens et barbaresques, exercent : leurs ravages dans le Nouveau-Monde jusqu’à des latitudes très-septentrionales. Écloses dans les immenses plaines inhabitées et privées de pluie qui s’étendent des Llanos estacados du Texas à la branche sud du Saskatchewan, elles envahissent, parfois en nombre immense, les prairies de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine, dévorant tout sur leur passage, et déposant dans le sol une progéniture qui recommence au printemps suivant les mêmes dévastations. Mais avec le progrès de la colonisation dans les territoires de l’Union américaine où sont procréées ces légions d’impitoyables ravageurs, avec l’accroissement de la population qui permettra d’employer, comme en Algérie, un grand nombre de bras à la destruction des œufs et des insectes adultes, on parviendra certainement, sinon à annuler, du moins à atténuer le fléau. Il nous reste à parler des feux de Prairies, favorisés par les sécheresses de l’automne, qui transforment le tapis vert émaillé de fleurs du printemps en un océan de foin sec et jauni. Qu’un Indien, qu’un chasseur laisse tomber une étincelle de son briquet, que le vent emporte loin du foyer des bivouacs un brin de paille allumé, et des milliers d’hectares seront en quelques heures dévorés par la flamme. Malheur au voyageur surpris par ces vagues brûlantes, s’il n’a pas eu la présence d’esprit ou les moyens d’allumer immédiatement un contre-feu. Quant aux bestiaux, aux chevaux surtout, qu’une sorte d’étonnement stupide semble empêcher de fuir, c’est par milliers qu’il faut compter chaque année ceux dont les propriétaires ne retrouvent que les os carbonisés. Des pénalités sévères ont été édictées contre les auteurs de ces vastes incendies, volontaires ou non. Mais, mieux que toutes les lois possibles, le morcellement des terres de culture et l’emploi chaque jour plus fréquent des faucheuses mécaniques, enlevant à la flamme l’épais manteau de foin qui lui servait d’aliment, sont appelées à supprimer, dans un avenir prochain, cette dernière cause de ruine, au moins dans le voisinage des régions colonisées. Examinons sans parti pris la valeur que représente pour le peuple canadien l’immense contrée qui formait, sous l’administration de La baie d’Hudson, le département du Nord-Ouest. Ce territoire, qui s’étend du 49ᵉ parallèle à la mer Glaciale, du 90ᵉ degré de longitude occidentale (méridien de Greenwich) aux Rocheuses, comprend environ 465 millions d’hectares. Mᵍʳ Taché, dans son Esquisse, que ses compatriotes ont parfois accusée de pessimisme, mais dont j’ai été à même de vérifier sur bien des points la parfaite exactitude, en retranche tout d’abord les deux tiers pour ce qu’on appelle les « Barren Lands », terres glaciales désolées, rocheuses et dénuées de végétation arborescente, destinées, selon toute vraisemblance, à rester le domaine des Indiens pêcheurs, des Esquimaux et des chasseurs de fourrures. Un fait curieux, c’est qu’une diagonale tirée de l’extrémité sud-est du pays jusqu’au mont Trafic, situé vers l’intersection du 64ᵉ degré de latitude nord avec le 128ᵉ méridien à l’ouest de Greenwich, sépare à peu près exactement la portion utilisable du pays de celle qui est et restera probablement stérile. Dans la première partie elle-même, il y a lieu, suivant lui, de distinguer trois parties bien distinctes : le Désert, la Prairie, la Forêt. 1ᵉ Le Désert, zone sans pluies, continuation de la région de même nature existant aux États-Unis, qui pénètre sur le territoire britannique au point d’intersection du 49ᵉ parallèle avec le 100ᵉ degré de longitude, s’avance, en suivant une direction générale nord-ouest, jusqu’à la rencontre du 52ᵉ parallèle et du 113ᵉ degré de longitude, et se replie ensuite vers le sud, jusqu’au pied des montagnes Rocheuses, « formant, dit l’Esquisse sur le Nord-Ouest, une superficie d’au moins 15 500 000 hectares ; » il est impossible de songer à y former des établissements considérables. Presque partout un sol aride ne voit croître que le foin de prairie (systeria dyctaloides). Une petite lisière de sol d’alluvion marque les cours d’eau, qui sont desséchés presque toute l’année. « Le foin de prairie offre, dit Mᵍʳ Taché, un excellent pâturage. Non-seulement le bison en fait ses délices, mais les chevaux et autres bêtes de trait en sont très-friands. Cette herbe, haute à peine de six pouces, dent les plants sont espacés de façon à laisser voir partout le sol sablonneux ou le gravier où elle croît, conserve sa saveur et sa force nutritive, même au milieu des rigueurs de l’hiver, au point que quelques jours en ces singuliers pâturages suffisent pour remettre en bon état des chevaux épuisés par le travail. À travers ce désert, cet océan de petit foin, on voyage des jours, des semaines sans apercevoir le moindre arbuste. Le seul combustible au service du voyageur et du chasseur est le fumier du bison, que nos métis appellent bois de prairie. » 2ᵒ Les Prairies, d’une étendue à peu près égale à celle du Désert, s’appuient d’un côté sur celui-ci, de l’autre sur la région des Forêts. Elles sont susceptibles de culture ; mais la colonisation n’y pourra que marcher à pas lents, de conserve avec le reboisement. « Vie à la saison des fleurs, la prairie est vraiment belle, émaillée comme elle l’est de couleurs diverses sur son fond de verdure. Malheureusement cette région si belle, surtout quand elle se transforme en prairie ondulée, participe à quelques-uns des inconvénients du Désert. Les vents contraires s’y livrent de rudes combats qui aboutissent à de brusques sautes de température, à des chutes d’énormes grêlons. » 3ᵒ Vient enfin la Forêt, comprenant de nombreuses clairières créées par l’incendie. Cette région couvre près de 125 millions d’hectares, dont près d’un quart pourrait être probablement utilisé pour la culture. Les bois sont loin d’y être aussi beaux, aussi précieux qu’au Canada ; ils n’en offriront pas moins d’immenses ressources aux premiers colons. En résumé, nous trouvons près de 50 millions d’hectares — l’étendue de la France — susceptibles de culture dans un avenir plus au moins rapproché. Si l’on réfléchit que ces 50 millions d’hectares cultivables sont adossés à près de 85 millions d’hectares de forêts, qu’ils avoisinent, en outre, 15 millions de terres impropres à la culture, mais éminemment favorables à l’élevage en grand du bétail (le Désert, qu’ils ont devant eux une superficie égale à près de six fois la France (300 millions d’hectares) en territoires de chasse où les facilités de communication parviendront peut-être à créer une certaine activité industrielle par la découverte et l’exploitation des divers minerais que recèlent les roches primordiales du terrain Laurentien, on croira comme nous que le Nord-Ouest peut nourrir une cinquantaine de millions d’hommes, — au prorata de la Russie du Centre et du Sud, située à peu près sous la même latitude et dans les mêmes conditions de climat. Ajoutez à cela les 100 millions d’hectares des deux Canadas et des Provinces Maritimes, les immenses étendues, encore inexplorées pour la plupart, de la terre de Rupert et du Labrador, au nord de la Hauteur des Terres, et vous arriverez aisément au chiffre de 100 millions d’êtres humains pour la population future de l’Amérique anglaise du Nord. Si notre race maintient, vis-à-vis de ses rivaux, les proportions actuelles, c’est une nation néo-française de 40 millions d’âmes qui prospérera un jour au nord des grands lacs et du 49ᵉ parallèle, si même d’ici là la loi mystérieuse qui préside aux migrations des peuples ne déplace point l’équilibre au profit de la race la plus septentrionale. De telles destinées valent bien la peine qu’on détourne un moment les yeux de l’Europe, où, selon les pessimistes, l’étroitesse de notre territoire et le faible accroissement de notre population sembleraient nous condamner dans l’avenir à un rôle peut-être trop secondaire. * ↑ Suite. — Voy. t. XXX, p. 97, 113, 129 ; t. XXXV, p. 225, 241 et 257. * ↑ Prononcez : jouaie. * ↑ Onze cent mille dans la Confédération canadienne, et près de six cent mille aux États-Unis.
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Étude sur Orphée/08
# Étude sur Orphée/08 ## ÉTUDE SUR ORPHÉE Nous l’avons dit, les manuscrits de Gluck sont très incomplets, et ne doivent être regardés que comme de simples esquisses. Nul doute que le maître fit exécuter ensuite le détail de sa partition par quelque copiste expert en les pratiques intérieures des orchestres, suivant l’usage constant du xviiiᵉ siècle. L’article : Copiste, du Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau, nous donne à ce sujet des notions bien caractéristiques, et qui étonneraient fort les compositeurs accoutumés au travail raffiné de l’orchestration moderne. C’est pourquoi l’on doit considérer les partitions conductrices et les parties d’orchestre comme exprimant de la manière la plus complète la pensée de Gluck, puisqu’elles représentent cette mise au point dernière, exécutée sous sa propre direction. Or, il y a là des divergences considérables, tant avec la version italienne qu’avec les intentions esquissées dans le manuscrit. Tout d’abord, le cornetto est remplacé par les clarinettes, ce qui n’a rien que de normal ; mais, tandis que ces instruments suivent exactement la partie de premier violon pendant les onze premières mesures du prélude, les trombones, au lieu de les soutenir de leurs accords, se taisent pendant toute la durée de cette exposition instrumentale, et n’entrent qu’avec le chœur, doublant les voix d’hommes. Cette disposition est d’autant plus surprenante que, dans son manuscrit, Gluck avait pris la peine (nous l’avons signalé) de noter une partie absolument conforme à celle du 3ᵉ trombone d’Orfeo, et que, d’autre part, la sonorité de ce prélude funèbre, réduite aux seuls instruments à cordes auxquels s’unissent simplement les clarinettes et bassons, doublant les premiers violons et les basses, est vraiment bien pauvre. Une autre indication du manuscrit semble corroborer l’intention où était Gluck de faire entendre les trombones dans ce prélude : ce sont les mots déjà mentionnés comme écrits devant la ritournelle finale : Senza les inst. S’il était spécifié que « les instruments » dussent se taire ici, c’est apparemment qu’ils avaient précédemment joué dans la partie correspondante. Cependant le témoignage de la partition conductrice et des parties d’orchestre est formel : les trombones restaient silencieux pendant le prélude aux représentations données à l’Opéra sous la direction de Gluck. Il nous semble qu’il n’est pas impossible de deviner les raisons pour lesquelles le compositeur s’est résigné à cette suppression, si contraire à sa conception première et au bon effet du morceau : elles sont tout simplement dans la faiblesse des exécutants d’alors. En effet, avant Gluck, les trombones n’avaient fait à l’Opéra que des apparitions si timides qu’on peut avancer que l’auteur d’Orphée en est le véritable introducteur dans l’orchestre français. Il est donc aisé de concevoir que les trombonistes, ayant si peu d’occasions d’exercer leur talent, n’étaient pas de première force, et que, devant la difficulté d’un passage à découvert où il fallait retenir le son et jouer pianissimo, ils aient reculé et obtenu la suppression d’une partie qu’ils étaient incapables d’exécuter. C’est pourquoi, aujourd’hui que les musiciens de nos orchestres ne connaissent plus d’obstacles, nous pensons qu’il serait bon de rétablir à l’exécution les parties de trombones telles qu’elles figurent dans la plus ancienne version de l’œuvre : à l’égard de l’exactitude du texte, ce serait peut-être s’écarter de la lettre, mais assurément ce serait rendre hommage à la conception de l’auteur en ce qu’elle a de plus personnel et de plus spontané. Nous avons, dans cet examen, négligé complètement les indications de la partition française gravée : c’est que, dès le premier morceau, cette partition nous révèle son insuffisance. On n’y trouve, en effet, aucune trace de la partie de clarinette, et, quant aux trombones, ils ne sont indiqués ni dans le prélude ni pendant le chœur, sauf lorsque survient l’épisode dialogué des dernières mesures ; d’où il résulterait que les trombones, après être restés en silence pendant tout le développement, partiraient soudain, sans que l’on sache pourquoi, pour jouer huit ou dix notes éparses. — C’est pour s’en être tenu à ce seul document et n’avoir pas consulté les manuscrits de l’Opéra (qui, à la vérité, n’étaient probablement pas communiqués à l’époque) que Berlioz a écrit que « le cornetto n’étant pas connu à l’Opéra de Paris, fut supprimé sans être remplacé par un autre instrument, et les soprani du chœur, dont il suit le dessin à l’unisson dans la partition italienne, furent ainsi privés de leur doublure instrumentale. » Nous avons vu au contraire que, loin d’avoir été supprimé purement et simplement, le cornetto fut remplacé, dans des exécutions de l’Opéra, par des clarinettes Nous n’aurons pas à insister aussi longuement sur les autres morceaux ; mais l’examen de celui-ci, outre son intérêt particulier, avait en outre le mérite de nous révéler des pratiques générales d’autant plus curieuses à observer qu’elles s’éloignent davantage de celles de notre temps. Poursuivons la comparaison des deux partitions. Récitatif : Vos plaintes, vos regret. — Différent dans les deux versions. Au reste, on peut poser en principe que tous les récitatifs ont été refaits pour la partition française d’Orphée. Pantomime. reprise et sortie du chœur. — Semblables, sauf cette réserve que le récitatif : Éloignez-vous, ce lieu convient à mes malheurs, n’existe pas dans la version italienne. Scène ii, Orphée seul. — Air : Objet de mon amour, et Récitatifs. La forme générale est la même dans les deux partitions (ton de fa dans Orfeo, d’ut dans Orphée), et les récitatifs, sans être parfaitement semblables, sont composés sur les mêmes éléments. Mais l’instrumentation présente dans les deux textes des différences sensibles. C’est ainsi que, là où la partition française indique simplement un hautbois, on lit dans la partition italienne ce mot, quelque peu inaccoutumé : Chalumaux (il y a même écrit : Schalamaux dans la copie de Vienne). Berlioz avait déjà remarqué une indication semblable dans l’Alceste italienne. « Je n’ai pu savoir exactement, écrit-il, quel instrument Gluck a voulu désigner par le mot bizarre de chalumaux. Est-ce la clarinette employée dans le chalumeau ? le doute est permis ». Sans aller jusqu’à cette interprétation forcée, on peut, ce semble, considérer comme fondée l’assimilation de l’instrument employé par Gluck avec le rustique chalumeau, dont l’utilisation dans la scène antique et pastorale d’Orphée n’a, au point de vue de la couleur, rien de déplacé. — Mentionnons enfin l’emploi de deux cors anglais, dans la partition italienne, à la troisième strophe : Piango il mio ben cosi, à l’endroit où la partition française indique deux clarinettes. Ces remarques ont un intérêt particulier pour l’histoire de l’instrumentation : elles nous montrent que si Gluck, dans ses opéras français, a inauguré les procédés modernes, au contraire, jusqu’à la fin de sa carrière italienne, il avait conservé les traditions des anciennes écoles, auxquelles l’emploi de ces instruments archaïques ou exceptionnels le rattache manifestement. Récitatif : Divinités de l’Achéron. — Développé différemment dans la partition française. Scène iii, Orphée, l’Amour. — Beaucoup plus développée dans la version française, où se trouve un morceau nouveau, l’air de l’Amour : « Si les doux accords de ta lyre ». Récitatifs complètement remaniés. Seul, l’air : « Soumis au silence » (Gli sguardi trattieni) se retrouve exactement dans les deux versions. Svène iv, Orphée seul. — Sauf quelques détails du récitatif : « Impitoyables dieux », le manuscrit autographe reproduit la version italienne, qui se compose de dix-neuf mesures de récitatif obligé suivi de douze mesures d’un dessin d’orchestre rapide et véhément, pendant lesquelles Orphée saisit sa lyre, ses armes, et s’élance vers le chemin des Enfers. Les autres documents français originaux donnent tous l’air : « L’espoir renaît dans mon âme ». Acte ii, Scène i (Tableau des Enfers). La composition générale est la même dans les deux versions ; mais les différences de détail sont nombreuses et notables. Au point de vue de la forme et de la disposition des morceaux, nous n’avons guère à signaler d’autre divergence qu’une reprise, dans la partition italienne gravée, du prélude orchestral de l’acte avant l’air d’Orphée : Deh ! placate vi con me, « Laissez-vous toucher par mes pleurs », particularité dont le manuscrit de Vienne ne porte pas de trace, — ainsi qu’un plus grand développement donné, dans la partition française, au chant de ce même air, qui a reçu l’addition de six mesures (le manuscrit de Vienne, par une correction de la main de Salieri, ajoute ces six mesures au texte original). Enfin la partition italienne, d’accord avec l’autographe français de Gluck, termine le tableau immédiatement après le dernier chœur : Ah ! quale incognito, « Par quels puissants accords », tandis que les autres documents français (partition conductrice, parties séparées, partition gravée, indication du livret) donnent uniformément pour conclusion à la scène un air de ballet, sur l’origine musicale duquel nous reviendrons. En l’absence de toute conclusion instrumentale, la partition italienne gravée donne les instructions suivantes : Cominciano a ritirarsi le furie ed i mostri, e dilegmandosi per entro le scene, ripetono l’ultima strofa del Coro, che continuando sempre frattanto, che si allontano, fonisce finalmente in un confuso mormorio. Sparite le Furie, sgombrati i Mostri, Orfeo s’avanza nell’inferno. * ↑ H. Berlioz. — À travers chants, p. 114. * ↑ H. Berlioz, À travers chants, p. 210.
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Semaine théâtrale/Les deux Chasseurs et la laitière de Duni
# Semaine théâtrale/Les deux Chasseurs et la laitière de Duni Le gentil petit Théâtre-Lyrique de la galerie Vivienne a fait jeudi dernier sa réouverture avec trois pièces nouvelles. Je dis « nouvelles » pour la génération présente, qui n’en connaît assurément aucune, et pour cause. Les Deux Chasseurs et la Laitière, dont le livret, dû à Anseaume, a servi depuis lors à une demi-douzaine de compositeurs, furent joués à la Comédie-Italienne le 28 juillet 1763 ; l’Irato, que Méhul écrivit sur un poème de Marsollier, parut à l’Opéra-Comique le 17 février 1801 ; enfin, la Perruche, dont les paroles avaient été fournies à Clapisson par Dupin et Dumanoir, fut représentée au même théâtre le 28 avril 1840. De ces trois ouvrages, l’un, les Deux Chasseurs, fut repris à l’Opéra-Comique le 3 août 1865, quelque peu défiguré quant au poème, avec une instrumentation retouchée et corsée par M. Gevaert. À peu près à la même époque le Théâtre-Lyrique, alors dirigé par M. Carvalho, remontait l’Irato, dont l’insuccès était absolu et complet pour cette simple raison qu’on avait eu la singulière idée de jouer sérieusement cette pièce, qui porte la qualification de « parade » et qui doit être en effet jouée comme le Tableau parlant, l’Eau merveilleuse, ou le Caïd, et que le public n’y comprit rien. Enfin, depuis sa première apparition, la Perruche ne fut jamais reprise. J’avais donc raison de dire que ces trois petits ouvrages sont absolument nouveaux pour le public actuel. En ce qui concerne l’auteur même des Deux Chasseurs, le compositeur Duni, son nom aussi est certainement bien ignoré de la plupart de ceux qui vont être à même d’entendre sa mignonne partition. Chose assez singulière pourtant, ce petit opéra des Deux Chasseurs est resté classique en quelque sorte par son titre, que tout le monde connaît sans savoir une note de la musique, et il est le seul dans ce cas des vingt ouvrages que Duni donna jadis à la Comédie-Italienne. Duni, qui fut l’élève de Durante et le condisciple de Pergolèse au Conservatoire de Naples, était le dixième enfant et le seul musicien d’un père musicien lui-même et qui occupait une situation assez honorable. Il était né à Matera, dans le royaume de Naples, le 9 février 1709, et il avait déjà près de cinquante ans lorsque, arrivant d’Italie, où sa renommée était grande, il vint se fixer à Paris, où il se maria. Il avait fait représenter à Rome, à Naples, à Venise, un certain nombre d’opéras et d’oratorios qui avaient eu de grands succès, il s’était fait applaudir à Vienne, à la cour d’Autriche, pour son talent délicat de claveciniste, il s’était vu aussi accueilli à Londres avec la plus grande faveur, enfin il avait écrit pour la cour de Parme, qui était à cette époque toute française, deux opéras-comiques français, Ninette à la cour et le Peintre amoureux de son modèle, qu’il envoya ensuite à Paris et qui furent très bien reçus par le public de la Comédie-Italienne. Ce fut ce qui le décida à venir en personne et à s’établir ici, où il devint avec Philidor, avec Monsigny, avec le chanteur Laruette, l’un des fournisseurs attitrés de ce théâtre et l’un des créateurs du genre de l’opéra-comique. Il donna successivement à la scène la Fille mal gardée, le Docteur Sangrado, la Veuve indécise, Nina et Lindor, l’Île des fous, la Bonne Fille, Mazel, la Plaideuse ou le Procès, le Retour au village, le Milicien, et, en 1765, les Deux Chasseurs, dont le succès surtout fut complet et prolongé, et qui resta au répertoire pendant près d’un demi-siècle. C’est à propos de ce petit ouvrage burlesque que les chroniqueurs du temps ont rapporté une anecdote assez plaisante : « Certain jour d’été, disaient-ils, que l’on jouait sur un théâtre d’Italie, par sympathie pour le nom de Duni, qui était Italien, l’opéra français des Deux Chasseurs, un orage épouvantable éclata tout d’un coup sur la ville. Précisément à l’instant où l’ours faisait son entrée sur la scène, un coup de tonnerre effroyable se faisait entendre, et un cri partait à la fois de tous les points de la salle, jeté par les spectatrices qui la garnissaient. Mais presque aussitôt un éclat de rire général succéda à cette manifestation d’effroi, lorsqu’on vit l’ours, fort impressionné lui-même, se lever sur ses deux pieds et faire dévotement le signe de la croix avec les signes de la plus profonde terreur. » Je rapporte cette anecdote assez originale, parce qu’un journaliste belge a eu l’idée de la rajeunir récemment et de la publier à nouveau, en l’appliquant à une représentation de l’Ours et le Pacha. Et ledit journaliste se fâchait en remarquant que plusieurs confrères lui empruntaient son récit sans le citer, et il en revendiquait avec ardeur la paternité. Il n’était en vérité qu’un père… putatif. Les Deux Chasseursont été convenablement joués, rue Vivienne, par Mᵐᵉ Souzy, MM. Delbos et Duranthy. Mais le succès de la soirée a été incontestablement pour l’Irato, qui a montré avec quel soin le travail est mené dans ce gentil théâtre. Les rôles étaient ainsi distribués : Pandolphe, M. Berthon ; le docteur, M. Castelain ; Lysandre, M. Viannet ; Scapin, M. Dumas ; Isabelle, Mˡˡᵉ Jane-Valentin ; Nérine, Mˡˡᵉ Barbary. De ces six artistes, deux, MM. Viannet et Dumas, ne s’étaient jamais montrés sur la scène et paraissaient pour la première fois devant le public. Eh bien ! je déclare que l’Irato a été joué avec un ensemble parfait et chanté de la façon la plus agréable, que la représentation en a été excellente, et que la charmante musique de Méhul a eu, par ce fait, tout le succès qu’elle méritait. Il y a là un petit tour de force dont il faut féliciter le petit théâtre Vivienne, qui continue d’être digne de tous les éloges. Des trois ouvrages inscrits sur l’affiche, c’est le plus récent, la Perruche, qui a paru peut-être le plus vieilli, en dépit de deux ou trois morceaux agréables. Mais il nous a donné l’occasion d’applaudir comme il le mérite, et très sincèrement, M. Duranthy, qui a joué et chanté d’une façon charmante le rôle de Bagnolet. En résumé, la soirée a été excellente.
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Semaine théâtrale/Premières représentation du Capitaine Fracasse à l’Odéon et de la Reine des Reines à l’Eldorado
# Semaine théâtrale/Premières représentation du Capitaine Fracasse à l’Odéon et de la Reine des Reines à l’Eldorado « Il est souvent périlleux et toujours malaisé de traduire à la scène un roman célèbre, et, comme disait Théophile Gautier lui-même, de « transposer » un thème d’un art dans un autre, quoique le public, dérouté et incertain de ce qu’il aime, paraisse vouloir de plus en plus favoriser ces tentatives. Néanmoins, lorsque le roman doit la majeure partie de son renom à l’éclat du style et la moindre à l’intrigue, le plus habile y regarde à deux fois, fût-il assuré de plaire, car le théâtre vit d’action, et le rôti lui est plus nécessaire que des hors-d’œuvre, d’ailleurs si délicieux soient-ils ! » Vous êtes orfèvre, monsieur Bergerat, et voilà qui est excellement dit ; et puisque vous avez bien voulu prendre soin de l’écrire dans la préface qui précède votre comédie héroïque, cela nous épargnera la peine d’insister. Le péril paraît, quant à présent du moins, imparfaitement surmonté ; le malaise subsiste tout entier. Et ce malaise vient précisément de ce que votre « travail vous a paru inexécutable en prose ». Durant vos cinq actes, vous vous amusâtes aux rimes milliardaires et aux expressions précieuses, si et tant que, souvent, le terme devient absolument impropre et qu’il est difficile de comprendre, à l’audition plus ou moins impeccable, plutôt moins que plus, d’artistes de diction trop incertaine, qu’il est fort difficile de comprendre tout ce que vous avez souhaité dire. Le style de Théophile Gautier, nul n’en ignore, était éblouissant ; vous avez voulu surenchérir, et j’ai grand’peur que votre erreur ne l’ait rendu aveuglant. Mais, encore une fois, nous aurions mauvaise grâce à retourner le fer dans un flanc que, gendre très pieux, si galamment et si spirituellement, vous présentez à nos justes coups. ............. Et, mesdames, que nulle au moins de vous n’accable À cause de l’essai, le poète inpeccable Dont le renom illustre inspira notre auteur. Théophile Gautier reste sur la hauteur ! Un gendre vient parfois d’une fâcheuse étoile ! Le vrai coupable est là, derrière cette toile. Lardez-le, comme avec une flamberge un rat, Il s’appelle monsieur Émile Bergerat. Les nouveaux directeurs de l’Odéon qui, en montant le Capitaine Fracasse refusé depuis plusieurs années un peu partout, semblent avoir voulu s’ériger en redresseurs de torts, n’ont qu’imparfaitement tenté tout ce qu’il fallait pour grandement défendre cette comédie. Mais ils en sont à leurs débuts, et il est de toute justice de leur faire quelque crédit. D’ici peu, sans doute, leur troupe, composée d’éléments terriblement disparates, avec une fâcheuse tendance au mélodrame, se sera fondue, élaguée, enrichie, et l’on reverra avec plaisir des artistes de tempérament comme Mˡˡᵉ Mellot, MM. Janvier, Ravet, un peu trop sace, celui-ci, de métier comme MM. Léon Noel, Coste, Albert Lambert, Cornaglia, Amaury, Montigny, Mᵐᵉ Barny, de charme comme Mˡˡᵉˢ Depoix et Piernold. À l’Eldorado, il ne saurait être question de littérature ; la Reine des Reines de M. P.-L. Flers déroule ses trois actes à la va-comme-je-te-pousse. Le public du quartier y trouvera son agrément et n’aura pas au moins la préoccupation très fatigante de chercher à comprendre ce qu’on veut lui dire. Les amateurs de costumes brillants et de femmes peu couvertes n’auront pas le droit de se plaindre, non plus que ceux qui aiment les flonflons faciles, M. Audran leur ayant fait ici large mesure, quelquefois assez heureusement. La troupe de M. Marchand, directeur fastueux, en tête de laquelle étincelle la trilogie des grandes duègnes parisiennes, j’ai nommé l’amusante Mathilde, Mᵐᵉˢ Irma Aubrys et Fanny Génat, enlève avec bonne humeur la Reine des Reines ; on n’en saurait demander plus à tout ce petit monde de blanchisseuses, dont les héros sont représentés par MM. Théry, Régnard, Rablet, Pons-Arlès, Grandey, Maurice Lamy, Roger M. (un artiste modeste ! qui ne nous donne que son petit nom et l’initiale de son nom patronymique !!), Mᵐᵉˢ Alice Bonheur et Paulette Darty.
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Euphorion ou de l'injure des temps
# Euphorion ou de l'injure des temps Les Allemands sont assurément les plus admirables travailleurs classiques que l’on puisse imaginer ; depuis qu’ils se sont mis à défricher le champ de l’antiquité, ils ont laissé bien peu à faire pour le détail et le positif des recherches ; ils ont exploré, commenté, élucidé les grandes œuvres ; ils en sont maintenant aux bribes et aux fragmens, et ils portent là dedans un esprit de précision et d’analyse qu’on serait plutôt tenté de leur refuser lorsqu’ils parlent et pensent en leur propre nom. Leur extrême patience, s’appliquant ici à des matières bien définies et à des textes, produit des merveilles. On en est venu, tous les morceaux principaux de l’ancienne littérature ayant déjà trouvé maître, à s’attacher aux moindres miettes, aux moindres noms. D’ingénieux érudits dressent chaque jour l’histoire littéraire des écrivains, là même où précisément cette histoire semble le plus faire défaut ; les poètes grecs ou latins, dont tout le bagage a péri dans le naufrage des temps, retrouvent des investigateurs d’autant plus curieux et presque des sauveurs. On rassemble leurs moindres vestiges, on rapproche et on discute les plus légers témoignages ; la conjecture n’a plus ensuite qu’à jouer et à s’ébattre ; c’est ce qu’il est difficile qu’elle ne s’accorde point à de certains momens. J’ai sous les yeux un de ces doctes et méritoires écrits, qui, en instruisant beaucoup, ne laissent pas de faire aussi beaucoup penser et rêver. Les Analecta alexandrina, par M. Auguste Meineke, sont un assemblage des reliques de quelques poètes alexandrins dont les œuvres ne nous sont point parvenues ; ce sont des commentaires sur Euphorion de Chalcis, sur Rhianus de Crète, sur Alexandre l’Étolien, sur Parthénius de Nicée. Les fragmens d’Euphorion avaient déjà été recueillis par M. Meineke pour la première fois en 1823 ; il donne aujourd’hui l’ouvrage refondu et plus complet. La destinée de ce poète Euphorion a de quoi intéresser. Il était né à Chalcis en Eubée et compatriote de Lycophron. Il vécut à la cour d’Antiochus-le-Grand en Syrie, et fut commis par ce prince à la garde de la riche bibliothèque des Séleucides ; il écrivit toutes sortes de longs poèmes épiques dont on a seulement les titres, des épigrammes, des élégies qui furent célèbres par leur accent de tendresse. Gallus, l’ami de Virgile, les avait traduites ou imitées en vers latins, comme Virgile semble y faire allusion dans la belle églogue où il introduit son ami. L’élégiaque Gallus avait suivi de préférence Euphorion, comme Properce suivait Callimaque et Philétas ; de sorte qu’Euphorion a eu le malheur de périr deux fois : par lui-même et avec Gallus. Bizarrerie de la gloire ! Dans cette mêlée injurieuse des temps, combien est-il de ces anciens poètes, Panyasis que les critiques plaçaient très haut à la suite d’Homère, Varius qu’on ne séparait pas de Virgile, Philétas que Théocrite désespérait jamais d’égaler, Euphorion avec son Gallus, combien, et des meilleurs et des plus charmans, qui ont ainsi succombé sans retour, et n’ont laissé qu’un nom que les érudits seuls remuent encore parfois aujourd’hui ! Il est facile, à présent qu’ils ont péri, de venir dire qu’ils méritaient sans doute assez peu de survivre ; que les meilleurs, après tout, et les plus dignes, ont surnagé et nous en tiennent lieu ; que ces poètes d’une seconde époque devaient en avoir bien des défauts qui les rendent médiocrement regrettables, le raffinement, l’obscurité, le néologisme. Ces éternelles accusations ne manquent pas. Il semble qu’une loi fatale asservisse les talens des diverses littératures aux mêmes phases. Mais de ce que Properce est érudit et quelque peu difficile à entendre par endroits jusqu’au sein de la passion, la perte de ses étincelantes élégies serait-elle moins pour l’homme de goût une calamité littéraire ? On sait les défauts de Southey, de Wordsworth, de tous ces alexandrins modernes, épiques et lyriques ; se résignerait-on aisément à les retrancher tous ensemble, à les rayer d’un trait ? Qu’on ose un peu essayer par la pensée, dans une littérature moderne, des effets analogues à ceux de la grande catastrophe qui a sévi sur l’antiquité et qui l’a plus que décimée, on s’arrêtera avec effroi. On ne se montre si coulant à l’égard des pertes incalculables de ce premier héritage, que parce que désormais on se croit soi-même et les siens à l’abri. L’antiquité, telle qu’on se l’est faite par nécessité et telle qu’elle est résultée graduellement de nos pertes, ne peut être qu’une antiquité approximative. Le palais le plus riche et le plus magnifiquement rempli a été pillé, dévasté par l’incendie et par les barbares. Lorsqu’on y est rentré après des siècles, on a relevé celles des statues brisées qui jonchaient encore le parvis ; on a recueilli les débris reconnaissables, on a tiré parti des moindres parcelles : le palais est remeublé à l’œil ; les lacunes sont, tant bien que mal, dissimulées. Là où il y avait dix statues rivales dans une même salle resplendissante, une seule debout brille encore, et, pour faire oublier les autres, elle occupe le milieu. C’est bien, c’est beau, un air de simplicité vient à propos s’ajouter à l’artifice ; mais qui osera dire que c’est là exactement le premier palais ? Quelques écrits ont hérité avec bonheur de ceux que la ruine a engloutis ; quelques noms glorieux, plus nettement dessinés, et répétés sans cesse, sont devenus pour nous la représentation et comme le symbole subsistant des autres à jamais perdus en eux. Pour peu qu’on regarde de près dans l’antiquité, on est frappé de tout ce qu’elle contenait de divers, de ce qu’elle cumulait déjà depuis des siècles avec une sorte d’encombrement. On sait que La Bruyère se plaint, en commençant son livre, de la difficulté qu’il y a de venir tard ; Chœrilus de Samos, au début de ses Poèmes persiques, s’en plaignait également. Virgile, au troisième livre des Géorgiques, accuse aussi la même difficulté de se faire jour : Omnia jam vulgata…, et Tite-Live, dans la préface de son histoire, semble comme accablé d’avance sous le nombre de je ne sais quels illustres devanciers : « … Et, si in tanta scriptorum turba mea fama in obscuro sit, nobilitate ac magnitudine eorum, meo qui nomini officient, me consoler. » Les érudits seuls savent peut-être aujourd’hui quelques noms de cette foule de poètes et d’historiens célèbres, d’où se sont dégagés à grand’peine Tite-Live et Virgile. Dans le volume de reliques dites alexandrines, que j’ai sous les yeux, Parthénius de Nicée y est pour sa part ; ce Parthénius qui, jeune, avait été fait prisonnier dans la guerre de Mithridate, devint à Naples le maître de Virgile. On cite un vers des Géorgiques qui est tout entier emprunté à Parthénius par son élève reconnaissant. Il avait écrit des Métamorphoses qui ont peut-être inspiré Ovide. Ce qui paraît plus certain, c’est que le petit poème du Moretum de Virgile est traduit du grec de Parthénius. Ce Moretum, si l’on s’en souvient, est le nom d’une espèce de sauce ou de brouet à l’ail que faisaient les paysans ; à propos de cette sauce et de sa préparation, la vie pauvre et misérable que menaient les gens de campagne se trouve décrite, dès l’aube du jour, avec un détail et une réalité qui semblerait n’appartenir qu’à la poésie d’aujourd’hui, à celle de Crabbe, par exemple, ou encore à celle de Regnier. Théocrite, dans ses idylles même les plus agrestes, n’a rien qui approche de la vérité nue et de la crudité inexorable dont ce bel-esprit asiatique de Parthénius et, à son exemple, le délicat Virgile ne se firent pas faute en ce singulier échantillon. Voilà donc un genre qu’on était tenté de refuser à l’antiquité, et qui se retrouve à l’improviste entre les plus belles pages. Combien de fois, si l’on avait tant soit peu jour sur ce qui s’est perdu, ne recevrait-on pas de ces démentis ! Je ne sais si tous ces exemples, et celui d’Euphorion en particulier, le tendre et gracieux poète (car j’aime à le croire gracieux et tendre), de ce poète tout entier enseveli, ne m’ont point un peu trop frappé l’imagination, mais je voudrais bien être le docteur Néophobus pour oser lancer d’un air d’exagération certaines petites vérités. Que si seulement j’avais l’honneur de vivre du temps de ces élégans humouristes MM. Steele et Addison, et de correspondre avec leur feuille excellente dont le goût tout classique n’excluait le songe ni l’allégorie, voici comment je tournerais la difficulté. Je n’aurais qu’à supposer que le soir, ayant lu, avant de m’endormir, quelques pages des Analecta alexandrina, les auteurs eux-mêmes m’apparurent en songe, accompagnés de toute la foule des ombres poétiques dont le temps avait dispersé les restes et nivelé les tombeaux. Et puisque c’est un rêve qui se dessine à ma pensée en ce moment, qu’on me laisse continuer d’y rêver. C’était un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois illustres, et qui elles-mêmes en leur temps, à des époques éclairées et florissantes, avaient paru distribuer la gloire et l’immortalité, — de les voir aujourd’hui découronnées de tout rayon, privées de toute parole sonore, et essayant vainement, d’un souffle grêle, d’articuler leur propre nom, pour qu’au moins le passant pût le retenir et peut-être le répéter. Leur folie de gloire semblait d’autant plus incurable et plus amère, qu’elle avait été satisfaite en son temps et qu’elle n’avait pas toujours été folie. Quelques-unes, qui semblaient plus impatientes et plus désespérées que les autres, s’avançaient jusque dans les flots de ce Styx d’oubli, et elles tendaient les bras vers la barque, déjà lointaine, qui emmenait un petit nombre de nobles figures immobiles et sereines sous le rayon ; on aurait dit que les délaissées prenaient tous les hommes et tous les dieux à témoin d’une injustice criante qu’elles étaient seules, hélas ! à ressentir. Et je me demandais (toujours dans mon songe), par un retour sur nos époques paisibles et sûres d’elles-mêmes, si de telles vicissitudes étaient à jamais loin de nous ; si, en accordant un laps suffisant d’années, les révolutions inévitables des mœurs et du goût, sans parler des autres chances plus funestes, n’infligeraient pas aux littératures modernes quelque chose au fond de plus semblable qu’on n’ose de près se l’imaginer. Il est, je le sais, des paroles de mauvais augure qu’on n’aime pas à prononcer devant ce qui est vivant, et qu’on hésite presque à murmurer en présence de soi-même, fût-ce en pur rêve. C’est chose convenue et qui se répète à satiété, que les sociétés modernes diffèrent absolument de celles d’autrefois, qu’elles en diffèrent par toutes les conditions essentielles, et sans doute aussi par celles de vie et de durée. On admet très volontiers aujourd’hui pour les sociétés le genre de progrès dont Condorcet aurait bien voulu qu’on trouvât la recette pour l’homme, on admet qu’elles ne sont plus sujettes à mourir. Je crois bien que si, à de certains momens, on avait été dire en pleine Memphis, en pleine Rome, en pleine Athènes, à la face de ces civilisations jusqu’alors incomparables : « Vous mourrez, et d’autres, en d’autres lieux, succéderont à votre gloire, à vos plaisirs, à vos lumières, » je crois bien qu’on eût été mal venu, médiocrement écouté, et sifflé, sinon lapidé d’importance. De ce qu’une telle destinée ne se peut concevoir dans l’orgueilleuse plénitude de la conscience et de la vie, est-ce une raison pour qu’elle soit tout-à-fait impossible avec le temps et qu’elle implique absurdité ? — Mais non ; il est et il demeure bien résolu que de nouvelles conditions de stabilité ont été introduites dans le monde ; les ruines brusques et violentes n’appartiennent qu’à l’histoire ancienne ; dupes, entraînés et turbulens jusqu’à ce jour, les hommes ont, de ce matin, cessé de l’être. Jusqu’à présent, on avait vu les empires changer, périr, se transférer ; ils ne feront plus que s’étendre, pour se confondre graduellement, pacifiquement, en une seule et vaste unité. Les caprices, les passions de quelques-uns avaient de temps à autre dérangé les lois ou même avaient paru les faire : maladie d’enfance, convulsions du bas âge ! nous avons la philosophie de l’histoire, qui a mis et mettra bon ordre à tout cela. Et pourtant de tels motifs de garantie future que j’embrassais de grand cœur, et auxquels je ne cessais de croire dans mon songe (car vous n’oubliez pas que c’en est un), ne le rendaient pas moins mélancolique et moins sombre ; mon pauvre Euphorion, avec la foule innombrable et confusément plaintive de ses poètes déshérités, déchus, ensevelis, ne se laissait pas oublier, et ils faisaient tous la ronde autour de moi, tellement que mes idées commençaient à vaciller un peu. Tout est bien, tout est mieux, me disais-je ; mais, à force de mieux et par la vertu même de ce progrès continu que rien désormais ne saurait enrayer, ne serait-il pas possible que l’équivalent de cette grande catastrophe et de ce grand naufrage d’oubli se retrouvât un jour pour nous aussi, pour nos âges si superbes ? L’imprimerie, notre grand secours, à force de nous venir en aide, ne finira-t-elle point par produire un ensevelissement d’un genre nouveau ? Les langues iront se perfectionnant à coup sûr, mais à ce point qu’on pourrait bien ne plus parler, ne plus savoir exactement la nôtre. Bref, par une cause ou par une autre, à un certain moment, il nous arrivera, à nous modernes, comme à l’antiquité, un peu moins si vous le voulez ; le temps l’a décimée, on nous triera. Dieu sait ce qu’il adviendra alors des grands écrivains de toutes langues, et ce qui sera décrété grand écrivain en ce renouvellement ! Et j’en revenais à mes Euphorion, Gallus, Philétas, Parthénius, Varius ; heureux encore si l’on sauve le Virgile ! Ce sera à la garde de Dieu, et non plus des barbares, mais des gens de goût de ce temps-là. Mes idées s’obscurcirent de plus en plus ; je me trouvai transporté dans les galeries supérieures de la Bibliothèque royale, qui me semblaient se prolonger à l’infini ; les livres y affluaient de toutes parts, surchargeaient les rayons, débordaient les combles, et s’entassaient sur le plancher à le faire plier. Moi-même j’éprouvais une espèce de cauchemar comme si j’avais porté sur la poitrine tout ce docte poids, et, n’y tenant plus, je m’écriai dans le délire : « Tout est ruine ; c’est une illusion aux écrivains de croire qu’ils sont à l’abri désormais, et que l’imprimerie les sauve. Oui, pour deux ou trois siècles peut-être, et puis c’est tout. Et encore quelle altération rapide de la pensée et de l’œuvre dans ces reproductions fautives ! Puis, à un certain moment, on ne vous réimprime plus, et alors c’est l’affaire du ver qui ronge le chiffon en plus ou moins de temps ; même sans inondation et sans incendie, on périt de sécheresse ou d’humidité. L’histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, avec variante, est encore la nôtre ; nous serons dévorés, et, quand la dernière postérité nous voudra connaître par quelque échantillon, qu’importe ? un seul lui tiendra lieu de tous ; le premier trouvé la dispensera des autres. » J’étais arrivé au dernier paroxisme de mon rêve, je m’éveillai en poussant un cri. Il était jour ; l’horizon me parut serein. Un Homère entr’ouvert sur ma table, et que j’avais lu la veille avant l’Euphorion, me montra qu’il y avait encore une Providence jusque dans les plus grands hasards littéraires, et me remit un peu. Et d’ailleurs, continuai-je en ouvrant ma fenêtre où entrait l’air frais du matin, le bon goût, évidemment, règne encore, et il régnera demain. Il n’y a plus de barbares possibles. On imprime de plus en plus, il est vrai, mais il ne se perdra rien de ce qu’on aura imprimé. Le pire qui nous puisse arriver, c’est que nous serons tous plus ou moins immortels, et, bien loin que quelques-uns d’un peu intéressans se perdent tout entiers, dignes et moins dignes nous vivrons tous avec part au soleil et presque ex æquo. Êtes-vous contens ?
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Journal d’un musicien/07
# Journal d’un musicien/07 ## JOURNAL D’UN MUSICIEN ### FRAGMENTS George Sand est venue plusieurs fois à Marseille. Elle logeait chez le docteur Cauvière. Ce médecin de province, voltairien, comme on disait alors, exempt de tout préjugé, avait une vive intelligence, une rare culture d’esprit et un remarquable talent professionnel. Les idées et les allures de l’auteur d’Indiana n’étaient point pour le choquer. Mais Cauvière avait pour servante une vieille Provençale aussi dévouée que dévote, qui ne nommait jamais George Sand sans se signer. Cette servante parlait avec terreur aux voisins de cette femme toujours habillée en homme, qui fumait comme un dragon, et, sans la crainte de son maître, elle l’aurait certainement exorcisée comme si elle avait été en face du diable en personne. Parmi les familiers de la maison était l’avocat Lecourt, l’ami de Méry, de Barthélemy, de Gozlan, d’Autran, et surtout de Berlioz. Lecourt, à qui Berlioz a écrit plusieurs de ses plus intéressantes lettres, accourait à Paris toutes les fois que le Maître donnait une œuvre nouvelle. Il lui était fanatiquement dévoué. Lecourt était une physionomie originale. Fils d’une actrice de talent, il avait conquis de haute lutte au barreau de Marseille une des premières places. Taillé en hercule, buvant sec, le verbe haut, le cœur grand ouvert, impitoyable aux médiocres comme aux intrigants, généreux jusqu’à la prodigalité, il avait de l’esprit à en revendre, la repartie prompte, du caractère, et, par surcroît, de rares facultés musicales. Lecteur impeccable, il pouvait au besoin diriger un orchestre, réduire la grande partition, et jouait du violoncelle médiocrement au point de vue de la virtuosité, mais avec un sens profond de l’œuvre interprétée, une surprenante autorité et un entrain endiablé. Peu de professionnels ont fait mieux comprendre que lui les derniers quatuors de Beethoven, qu’il appelait les rouges (les révolutionnaires). Quand George Sand vint à Marseille avec Chopin, Lecourt fut bien vite leur intime. Il les accompagnait partout. Un jour, tous trois furent se promener sur les hauteurs de la Tourette, qui surplombaient le Vieux Port. Le mistral soufflait en tempête et la mer démontée soulevait d’énormes masses d’eau qui venaient s’abîmer sur les rochers en projetant au loin des paquets de pluie froide et salée. George Sand et Chopin, émerveillés, ne pouvaient s’arracher au spectacle de cette belle horreur, quand tout à coup Chopin, atteint déjà du mal qui devait l’emporter, oppressé par le vent et l’âcreté de l’air, tomba en défaillance. L’endroit était alors désert ; — à cette époque, il n’y avait pas non plus, comme aujourd’hui à Marseille, de nombreux fiacres à la disposition du public. La situation devenait critique. Chopin était devenu incapable de faire un pas, et il y avait loin de la Tourette à la maison hospitalière du docteur Cauvière. Que faire ? — l’embarras de George Sand devenait de l’anxiété, quand tout à coup Lecourt redressant sa haute taille, empoigna Chopin à bras le corps et le planta sur ses épaules. C’est en cet équipage que tous trois traversèrent la ville et rentrèrent au logis. Chemin faisant, George Sand voyant Lecourt en sueur malgré la froide morsure du mistral, lui demanda si son ami était lourd à porter. — Pourquoi le demandez-vous ? répartit gaillardement Lecourt, vous le savez, parbleu, mieux que moi ! — Ce qui lui valut une tape à la fois amicale et offensée de l’auteur de Consuelo. Chopin et George Sand défendaient obstinément leur porte pour être à l’abri des curieux et des importuns. Ne pouvant parvenir jusqu’à eux, un jeune pianiste, Darboville, qui avait pour Chopin une admiration enthousiaste, se glissa dans l’appartement par surprise et se cacha derrière une porte pour l’entendre jouer. Mais voilà qu’une des personnes présentes se retire et, ouvrant la porte, démasque Darboville. George Sand, qui fumait une cigarette, se leva comme Junon courroucée et apostropha l’indiscret avec la dernière vivacité. Celui-ci se jeta à genoux en joignant les mains comme devant une divinité et débita les plus folles litanies en l’honneur de Chopin ! L’affaire n’eut pas de suite, et Chopin admit même plus tard ce fervent disciple à jouer avec lui dans les concerts qu’il donna au cours d’une tournée dans le midi de la France. Peu après, la nouvelle arriva de la mort tragique de Nourrit. Le noble artiste, avant d’aller à Naples, avait chanté à Marseille ses plus beaux rôles, notamment la Muette, dans laquelle il avait transporté l’auditoire. Ce fut un deuil public. On organisa un service funèbre en son honneur et ce fut Chopin qui tint l’orgue.
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Nécrologie ― Antoine Bruckner
# Nécrologie ― Antoine Bruckner Rediriger vers :
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L’Exposition du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie/2
# L’Exposition du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie/2 ## L’EXPOSITION DU THÉÂTRE ET DE LA MUSIQUE AU PALAIS DE L’INDUSTRIE Les salles et les galeries du premier étage du palais sont exclusivement consacrées à l’exposition qu’on a qualifiée improprement de « rétrospective ». C’est « historique » qu’il eût fallu dire, attendu qu’elle n’est pas uniquement rétrospective, et que l’actualité y occupe, et ne pouvait faire autrement que d’y occuper une place importante. On se rappelle le succès qu’obtint, à l’Exposition universelle de 1889, l’essai très intéressant d’exhibition théâtrale qui avait été organisée dans une partie du palais des Arts libéraux, et comme, tout incomplète qu’elle fût, le public s’y intéressait et chaque jour se pressait. Ce succès se renouvelle ici, bien qu’on y retrouve le même défaut que, dans une série d’articles publiés à cette place même, j’avais signalé alors : je veux dire le manque absolu de méthode et de classement, ce que les Allemands, dans leur langage pédantesque, appelleraient le côté scientifique. Est-il donc impossible d’organiser dans une exposition de ce genre, si variée qu’elle soit et si pleine de détails, une méthode rationnelle de classement qui présente les objets dans un ordre à la fois systématique et historique, de façon à offrir une leçon au visiteur superficiel et à faciliter les recherches du travailleur sérieux ? Je ne crois pas, je l’avoue, la difficulté insurmontable. C’est affaire de temps, d’une part, de l’autre, d’entente entre les organisateurs et les collectionneurs, race peut-être un peu exigeante mais dont il faut bien, après tout, satisfaire le petit amour-propre en récompense de leur obligeance. Je prend ici un exemple, imparfait encore, mais déjà intéressant sous ce rapport : la salle 31, qui est presque entièrement occupée par la collection très curieuse, très précieuse de M. Nicolas Manskopf, directeur du Musée musical et théâtral de Francfort-sur-le-Mein. Je trouve là un cadre spécial qui contient 15 portraits de Liszt, un autre avec 15 portraits de Weber, un autre avec 8 portraits de Méhul, un autre avec 22 portraits de Paganini, un autre encore avec trente-deux portraits de Rossini, puis une série de quarante et une pièces, portraits ou estampes, relatives à Grétry, accompagnées de livrets, d’affiches et de médailles toujours se rapportant à lui. Avec cela, dans d’autres cadres, toute une suite de portraits de musiciens : virtuoses, compositeurs et chanteurs du temps passé. Ailleurs encore, une autre suite, du même genre, mais exclusivement contemporaine. Enfin, à part, toute une série d’autographes, lettres ou musique, fort intéressante. Et toutes ces pièces, même celles qui sont réunies dans un même cadre, portent toutes, sans exception, la marque de leur possesseur. Voici donc une collection particulière qui, en ce qui la concerne, est entièrement et régulièrement classée. Eh bien, si l’Exposition, dans son ensemble, avait suivi un errement semblable, on aurait groupé dans une salle tous les portraits de compositeurs, dans une autre ceux des virtuoses, dans une autre ceux des poètes dramatiques, puis ceux des chanteurs et cantatrices, puis ceux des comédiens et des comédiennes. On aurait groupé de même : ls plans et les vues de théâtre ; les caricatures ; les costumes ; les décors ; les autographes (lettres) ; les autographes (musique) ; les livrets d’opéras ; les partitions ; les pièces et documents historiques ; les livres sur le théâtre et la musique ; les tableaux et les sculptures ; les instruments de musique ; les affiches, programmes et billets de théâtre ; les médailles etc., chaque objet portant, par les soins de l’administration, la marque de son propriétaire, afin, comme je le disais, de satisfaire l’amour-propre des collectionneurs. Ainsi comprise et entendue, l’Exposition, déjà charmante et pleine d’intérêt, décuplerait sa valeur et serait appelée à rendre d’inappréciables services. Telle qu’elle est, elle a un caractère de pittoresque et d’imprévu qui ne lui enlève certes pas sa valeur, mais qui ne la fait pas ressortir comme elle le mériterait, et qui sent un peu trop le décousu. Tous les objets se trouvent disséminés et dispersés au hasard des collections de chacun, un peu à la bonne franquette, toutes choses se trouvant confondues plus que ne le comporteraient la logique et la raison. Si, comme l’a dit le « législateur du Parnasse ». Souvent un beau désordre est un effet de l’art, l’art a lieu d’être ici amplement satisfait. Mais ces réflexions, au sujet de ce qui eût pu se faire, ne doivent pas nous rendre injustes pour ce qui s’est fait, et je vois seulement, au très grand plaisir que prennent les visiteurs nombreux de l’Exposition, combien ce plaisir serait plus complet, et surtout plus profitable encore, si un peu d’ordre avait prévalu sur ce désordre. Il est incontestable, en tout état de cause, que l’effort a été intelligent et considérable, et ceci est surtout un enseignement pour l’avenir. J’en reviens à l’Exposition de M. Manskopf, qui est remarquable, très nombreuse et digne de la plus grande attention. J’ai relevé plusieurs séries de portraits d’un seul et même artiste, et cela déjà est fort intéressant ; mais il y en a plusieurs centaines d’autres : compositeurs, virtuoses, chanteurs, cantatrices, éditeurs de musique, facteurs d’instruments de divers pays de l’Europe musicale, publiées tant en Allemagne qu’en France, en Angleterre, en Italie, voire en Russie, qui prend maintenant sa place, et une place importante au soleil de l’art. C’est là comme une sorte de vaste iconographie musicale, d’un intérêt très vif, d’autant que tels de ces portraits, pour ainsi dire inconnus, sont d’une excessive rareté. Je le dis en connaissance de cause, et en collectionneur expérimenté. M. Manskopf a exposé aussi une assez nombreuse série d’autographes. Il y a là des lettres de Grétry, Paër, Plantade, Stephen Heller, Liszt, Wagner, Louis Lacombe, Ponchard, Duprez, Giulia Grisi, Chevillard, etc. ; aussi quelques autographes de musique, entre autres un fragment de Lvoff, l’auteur de l’Hymne russe. Un reçu de Giulia Grisi pour ses appointements au Théâtre-Italien de Paris nous apprend qu’elle gagnait 2.000 francs par mois. Un autre reçu, de Liszt, est ainsi conçu : lieu le 3 février 1824 chez son A. Rˡᵉ Madame la duchesse de Berry. Ceci se rapporte au premier séjour et aux premiers triomphes de Liszt à Paris, où il était venu sous la conduite de son père. Il devait avoir alors environ quatorze ou quinze ans. Je trouve ensuite une lettre de Grétry, dont j’ignore le destinataire, et dont le style peint bien l’époque : Vous, qui vous plaisez à ajouter quelques rayons à la faible auréole de ma musique, vous ne refuserez pas celui qui vous a tant d’obligations et qui vous embrasse de tout son cœur. On préparait en effet à ce moment, à l’Opéra-Comique, une reprise d’Elisca, qui eut lieu le 5 mai suivant. Voici maintenant une pièce dont la forme est assez curieuse. C’est un certificat délivré en 1816 à Persuis par les trois anciens inspecteurs survivants de l’ancien Conservatoire : de musique, certifions que Monsr Persuis (Louis) a été admis par la voir du concours professeur dans cet établissement le 7 novembre 1795 (16 brumaire an 4), avec les appointemens de 2.500 f, et qu’il a cessé d’exercer ses fonctions le 23 septembre 1802 (1ᵉʳ vendémiaire an XI), lors de la réforme opérée par le ministre de l’intérieur. | Le Sueur, | L. Cherubini, | Méhul, | | Certifié véritable : Vinit, Secrétaire de l’ancien Conservatoire. | Certifié véritable : Vinit, Secrétaire de l’ancien Conservatoire. | Certifié véritable : Vinit, Secrétaire de l’ancien Conservatoire. | Pour se rendre compte de la valeur de ces mots : « ancien Conservatoire ». il faut se rappeler qu’à la rentrée des Bourbons en France, ledit Conservatoire, fruit de la Révolution et par conséquent œuvre détestable aux yeux des arrivants, avait été simplement supprimé, et que l’on songeait alors à le remplacer ( ?) par une « École royale de musique » réduite à sa plus simple expression. En ce qui touche Persuis, qui était titulaire d’une classe de violon dès la fondation, nous voyons, par le certificat ci-dessus, que son traitement annuel était de 2.500 francs. M’est avis que les professeurs actuels de violon ne seraient pas fâchés de voir élever le leur à ce chiffre. Cette même salle 31 est complétée par la collection de M. Vieille, qui comprend un certain nombre d’estampes diverses : costumes, décors, vues de théâtres, etc., et surtout une pièce précieuse, le Chant du combat, de Rouget de Lisle, écrit de la main même de l’auteur. Dans la salle 24, une énorme et double vitrine à hauteur de l’œil, qui tient tout le milieu de la salle, renferme la collection absolument superbe de M. Louis Bihu. D’une part, une série nombreuse et choisie de portraits de cornéliens du dix-huitième siècle, en grand format et en épreuves de toute beauté : Préville, Lekain, Volange, Mˡˡᵉ Desmares, Sophie Arnould, Mˡˡᵉ Favart, Mˡˡᵉ Clairon et bien d’autres. En second lieu, toute une suite de caricatures anglaises coloriées, du dix-huitième siècle aussi, ayant le théâtre pour objet, et qui sont évidemment d’une excessive rareté. Les amateurs feront bien d’accorder à cette curieuse collection toute l’attention qu’elle mérite. Tout auprès, M. Eugène Bertrand, directeur de l’Opéra, a exposé plusieurs cadres intéressants renfermant de fort jolies vues d’anciens théâtres, entre autres de celui des Variétés à l’époque de sa construction, et toute une série très amusante, sur une seule feuille, des costumes du Panorama de Momus, le prologue joué le 24 juin 1807 pour l’inauguration de la salle du boulevard Montmartre. On voit que M. Bertrand s’est intéressé à ce théâtre, dont il a été longtemps le directeur. Un peu plus loin, c’est M. Montagne qui nous montre un jeu de cartes très curieux, dont les figures présentent les portraits de comédiens du temps dans les costumes de leurs meilleurs rôles. En voici le détail : Pique. Roi : Talma, dans Néron de Britannicus ; dame : Mˡˡᵉ Leverd, dans Célimène du Misanthrope ; valet : Valère, dans Richard de Robin des Bois (Odéon). Cœur. Roi : Nourrit, dans Tarare de Tarare ; dame : Mˡˡᵉ Grassari, dans Amazili de Fernand Cortez ; valet : Potier, dans Jacques du Conscrit. Trèfle. Roi : Laïs, dans Aristippe d’Aristippe ; dame : Mᵐᵉ Valère, dans Anna de Robin des Bois ; valet Lecomte, dans Almaviva du Barbier (Odéon). Carreau. Roi : Huet, dans le Calife du Calife de Bagdad ; dame : Mˡˡᵉ Brocard, dans Alicea de Jane Shore ; valet : Lepeintre, dans Birbeth de Trilby. La date de la publication de ce jeu de cartes nous est fournie indirectement par ce fait qu’il constate l’existence de l’Odéon comme théâtre lyrique, soit entre 1825 et 1829. Dans cette même salle 24 nous rencontrons encore une assez nombreuse collection d’estampes : portraits et vues d’anciens théâtres, celles-ci surtout intéressantes appartenant à M. Paul Blondel, et une collection du même genre, mais inégale par la valeur des pièces, et qui gagnerait à être émondée, dont le propriétaire est M. Saffray.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelles_diverses--9_septembre_1894
Nouvelles diverses/9 septembre 1894
# Nouvelles diverses/9 septembre 1894 ## NOUVELLES DIVERSES ### ÉTRANGER De notre correspondant de Belgique (6 septembre). — La Monnaie a rouvert ses portes lundi. Les premières soirées ont été bonnes. Faust a servi de rentrée à Mˡˡᵉ Tanesy, une Marguerite correcte et de belle voix, sinon de sentiment bien profond, à M. Séguin, un admirable Méphistophélès, donnant une correction si artistique à tout ce qu’il touche, et à M. Cossira, qui a chanté le rôle de Faust d’une façon tout à fait remarquable. Succès aussi pour M. Beyle, un nouveau baryton, dans le personnage de Valentin. En revanche la nouvelle dugazon, Mˡˡᵉ Girard, qui remplace la charmante Mᵐᵉ Paulin, ne paraît pas devoir la faire oublier. Le lendemain nous avons revu, dans Werther, la gracieuse et sympathique Mˡˡᵉ Lejeune, doucement touchante dans le rôle de Charlotte, et fait la connaissance de M. Bonnard, le successeur de M. Leprestre. M. Bonnard avait déjà remporté de bruyants succès l’an dernier, à Anvers, dans Werther. C’est un artiste, un chanteur d’infiniment de goût, et le public lui a fait le meilleur accueil. Grâce à lui et à Mˡˡᵉ Lejeune, sans oublier MM. Ghasne et Gilibert, qui n’ont pas démérité depuis l’an dernier, le délicieux ouvrage de M. Massenet a retrouvé tout son succès. L’orchestre, sous l’habile direction de M. Flon, a détaillé cette fine partition avec un soin exquis. Une seule petite ombre au tableau : la direction avait cru pouvoir confier à une jeune débutante, sortie tout fraîchement du Conservatoire, Mˡˡᵉ Bolle, le joli rôle de Sophie ; son inexpérience l’a mal servie, et les pages ensoleillées de l’œuvre s’en sont ressenties désagréablement. — Mˡˡᵉ Armand a fait une rentrée brillante dans Orphée ; sa voix, atteinte l’an dernier par un excès d’imprudente fatigue, a paru avoir retrouvé, à peu de chose près, toute sa richesse et toute sa fraîcheur, et elle chante toujours admirablement la sublime musique de Gluck. Enfin, le soir même, nous avons eu, dans Mireille, les très intéressants débuts de Mˡˡᵉ Merey, une jeune élève de Mᵐᵉ Laborde ; la voix est peu volumineuse, mais des plus agréables ; et Mˡˡᵉ Merey a fait preuve d’une intelligence artistique et d’une sûreté rare chez une débutante : son succès a été très vif, et je ne crois pas trop m’avancer en prédisant qu’elle fera parler d’elle. Débuts aussi, le même soir, de Mˡˡᵉ De Roskilde, qui jouait l’hiver dernier Sainte-Freya aux Galeries, et dont la voix charmante de mezzo a produit, dans le rôle de l’aveu la meilleure impression. — Au théâtre de l’Opéra impérial de Vienne, le célèbre ténor Van Dyck a effectué sa rentrée le mercredi 5 septembre en chant le rôle de Des Grieux dans Manon ; demain lundi il chantera Werther. C’est la troisième année que les deux opéras de Massenet tiennent l’affiche à Vienne, sans désemparer. — L’Opéra de Vienne vient de fêter la cinquantième représentation du ballet de MM. Regel, Hassreiter et Bayer, Rouge et Noir, dont la production date du 4 avril 1891. Les journaux viennois ont saisi cette occasion pour publier la liste complète du répertoire chorégraphique de l’Opéra avec le chiffre des représentations atteint par chaque ouvrage. Voici cette nomenclature : Flick et Flock, 273 représentations ; Valses viennoises, 261 ; la Fée des poupées, 232 ; Excelsior, 215 ; Satanella, 187 ; une Aventure de carnaval à Paris, 184 ; Fantasca, 154 ; Soleil et Terre, 137 ; la Fille mal gardée, 128 ; Robert et Bertram, 113 ; Giselle ou les Willis, 107 ; Esmeralda, 88 ; Coppélia, 81 ; Ellinor, 80 ; Rococo, 76 ; Sylvia, 71 ; Mélusine, 66 ; Pluie de feu, 54 ; le Ménétrier, 50 ; Fiamella, 46 ; Diellah, 43 ; la Légende de la danse, 41 ; Saltarello 39 ; le Monde doré des contes de fées, 36 ; les Femmes métamorphosées, 36 ; Renaissance, 30 ; Entre l’enclume et le marteau, 27 ; Arlequin électricien, 24 ; Margot, 22 ; une Noce en Bosnie, 18 ; la Chatte métamorphosée, 18 ; l’île des Sirènes, 15 ; les Quatre Saisons, 13 ; le Carillon, 13 ; Amours d’étudiants, 12 ; le Diable au pensionnat, 12. — Le nouveau théâtre royal de Wiesbaden sera inauguré le 16 octobre en présence de l’empereur Guillaume, qui a lui-même réglé, avec M. de Hulsen, le programme du spectacle de gala, qui sera composé comme suit : Salut à l’Empereur, par la fanfare ; ouverture de la Consécration du foyer, de Beethoven ; Feslspiel avec tableau vivant, de M. de Hulsen ; ouverture du deuxième acte du Tännhauser. Le nouvel édifice s’élève à vue d’œil, paraît-il. Six cents ouvriers y travaillent jour et nuit. On y représentera Werther au cours de la saison. — Le Residenztheater de Dresde rouvrira le 15 septembre avec une opérette entièrement nouvelle de M. Dellinger, le chef d’orchestre du théâtre. Titre : la Diseuse de chansonnettes. — À l’Opéra de Francfort, le chef d’orchestre Rumpel vient de déposer son bâton. C’est M. Erben, du théâtre municipal de Hambourg, qui a été désigné pour le remplacer. — Le célèbre compositeur autrichien Antoine Bruckner vient d’entrer dans sa 71ᵉ année et a reçu à cette occasion les félicitations du conseil municipal de Steyr dans la haute Autriche, où il naquit en 1824. À l’âge de 16 ans il fut nommé aide du maître d’école d’un village aux appointements de cinq francs par mois ; pour vivre il était obligé de jouer du violon quand les paysans voulaient danser. Quelques années plus tard il obtint une place de maître d’école et d’organiste dans un couvent de la haute Autriche, aux appointements de 250 francs par an. Ce n’est qu’en 1856 qu’il réussit à obtenir la place d’organiste à la cathédrale de Linz, capitale de son pays, après avoir vaincu dans un concours tous ses concurrents. À Linz commença la carrière de compositeur du jeune organiste ; sa première symphonie y fut écrite. Au grand concours d’organistes à Nancy, en 1869, Bruckner se distingua d’une façon toute particulière ; à Bruxelles et à Paris son jeu fut également très admiré. Le gouvernement autrichien l’envoyait à Londres, en 1871, pour prendre part au concours d’organistes au Palais de Cristal ; Bruckner y obtint le premier prix. Depuis ce temps Bruckner est universellement connu comme organiste et comme compositeur. Les trois symphonies qu’il a déjà fait jouer le placent au premier rang des compositeurs dans le domaine de la musique absolue, et on peut dire que depuis Beethoven aucun compositeur allemand n’a atteint à ce degré de puissance inventive et d’ampleur de développement musical. Bruckner est en même temps un maître de l’orchestration moderne, et sous ce rapport il fut fort apprécié par Richard Wagner, qui le tint en estime toute particulière. Malheureusement, le génie débordant de Bruckner n’a jamais su s’accommoder aux formes d’usage, et cet illustre vieillard est encore aujourd’hui, à l’apogée de sa gloire, d’une modestie et d’une naïveté vraiment touchantes. Il n’a pas pu entièrement échapper aux honneurs dus à son génie ; il est décoré et fut même nommé docteur en philosophie de l’Université de Vienne honoris cause, mais sa situation dans le monde serait tout autre s’il avait possédé une parcelle de ce savoir-faire qui distinguait ses contemporains Meyerbeer, Verdi, Wagner et Brahms. Bruckner a renoncé avant l’âge à ses places d’organiste à la cour d’Autriche et de professeur de contrepoint au Conservatoire de Vienne. Il vit très modestement dans sa retraite, ne s’occupant que de sa neuvième symphonie, qu’il espère faire jouer au cours de la saison prochaine. De son vivant, Bruckner ne fait pas beaucoup parler de lui, mais l’histoire de la musique conservera son nom quand beaucoup de compositeurs de notre époque, qui ont rempli des colonnes de journaux, seront totalement oubliés. — Une dernière tentative vient d’être faite à Hambourg pour maintenir l’existence des concerts Bülow, sous la direction du chef d’orchestre Mahler, mais elle a échoué devant l’abstention presque complète des anciens abonnés, en dépit de tous les efforts de l’agent Hermann Wolff. On cherche en ce moment à instituer à Hambourg une nouvelle société philharmonique, qui aurait à sa tête le chef de musique du 31ᵉ régiment d’infanterie (armée thuringienne). — M. H. Reimann, l’éminent écrivain musical berlinois, est en ce moment occupé à rassembler les principaux articles de critique et les lettres sur la musique que Hans de Bülow a fait paraître dans les journaux et revues, pour en former un volume qui sera publié prochainement. — S’il faut on croire l’Allegemeine Musik-Zeitung, le pianiste Alfred Reisemann, qui a terminé une énorme tournée de concerts en Scandinavie, en Danemark et en Russie, aurait gagné, en 540 séances, la bagatelle d’un million de marks, soit 1,250,000 francs. — Il y aura, cet hiver, une saison importante d’opéra italien à Saint-Pétersbourg. Voici la très belle troupe engagée par M. Carlo Guidi : Soprani, Mᵐᵉˢ Marcella Sembrich, Emma Calvé, Lina Pacary et Paolina Leone ; Mezzo-Soprani, Mᵐᵉˢ Virginia Guerrini et Maria Ruggieri ; Ténors, MM. Francesco Marconi, Ferdinando Avedano et Paolo Rossetti ; Barytons, MM. Mattia Battistini et Antonio Cotogni ; Basses, MM. Romano Nannetti et Alessandro Silvestri ; Chef d’orchestre, M. Vittorio Podesti ; Directeur artistique, M. Antonio Ughetti. Parmi les ouvrages français au répertoire, nous ne voyons comme nouveauté que la Navarraise de M. Massenet. — Deux théâtres nouveaux sont en ce moment en construction à Moscou. Un amateur millionnaire, le général Salodownikoff en fait édifier un qu’on espère voir terminé complètement vers le prochain mois de décembre, et qui ne contiendra pas moins de 3.000 places (le théâtre Impérial n’en compte que 1.740), avec tout le confort et toutes les commodités que les spectateurs exigent en Russie et qui sont, hélas ! inconnus chez nous. Le nouvel édifice comportera quatre rangs de loges, toutes très spacieuses et ayant chacune leur salon. On croit que ce théâtre sera surtout destiné aux tournées d’artistes étrangers célèbres qui voudront se faire connaître au public russe dans les conditions de prix les plus modestes. — On achève aussi à cette heure un autre théâtre, le théâtre Eschoukine, qui est construit avec un grand luxe et qui sera consacré au drame et à la comédie. On espère que celui-ci sera inauguré dans le courant du prochain hiver par les représentations de la troupe anglaise du célèbre tragédien Irving, avec lequel des pourparlers sont entamés. — C’est la Neue Freie Press, de Vienne, qui a mis en circulation la nouvelle, reproduite par nous, que Verdi abandonnait, au moins pour le moment, l’idée d’écrire un Roi Lear pour s’attacher à un Ugolino. Le Trovatore que nous avons toujours trouvé parfaitement informé en ce qui concerne les projets du maître, dément ce bruit d’une façon formelle et déclare que c’est là « une nouvelle à mettre en quarantaine ». — La ville de Naples n’est pas satisfaite de ses douze ou quinze théâtres, qui pourtant ne font pas tous de brillantes affaires. Elle s’en fait construire un nouveau, qu’on est en train d’édifier au Rione Vasto, entre la via Firenze et la via Arenaccio. Ce théâtre est conçu dans les proportions modestes de celui des Fiorentini, et l’on espère en pouvoir faire l’inauguration au mois de décembre prochain. — Le bruit court en Italie que la direction du Lycée musical Rossini de Pesaro, laissée vacante par la mort tragique de l’excellent Gark Pedrotti, pourrait bien être confiée au jeune compositeur Puccini, mis en lumière par quelques succès récents. Selon le Trovatore, ce bruit ne doit être accueilli pourtant qu’avec beaucoup de réserve. — Un journal italien nous apprend qu’on doit exécuter prochainement à Aversa, sous la direction du maestro Domenico Parmeggiano, une messe à grand orchestre de Bellini, « dont le précieux autographe était jalousement conservé depuis fort longtemps par un prêtre de cette ville, amateur passionné de musique religieuse. » Le maestro Parmeggiano, en possession duquel se trouve aujourd’hui cet autographe, est, dit-on, dans l’intention d’en faire don au Conservatoire de San Pietro a Maiella, à Naples, où par les soins de l’excellent Francesco Florimo, se trouvent déjà réunis un si grand nombre de manuscrits du doux chantre sicilien. — Aux représentations populaires d’opéra que donne en ce moment le théâtre Quirino, de Rome, on signale particulièrement un nouveau ténor M. Geppi, qui a abandonné l’athlétisme pour un art plus relevé et qui, paraît-il, n’a pas à s’en repentir. « M. Geppi, dit le journal l’Italie, était un lutteur. On l’a vu au Politeama de Rome. Maintenant il s’est fait chanteur, et il a eu raison car il possède une voix splendide et il a une fortune dans la gorge. C’est à lui de savoir la gagner. » — La rage du ballet en Italie. On sait quels sujets singuliers choississent souvent nos voisins pour leurs actions chorégraphiques. Celui-ci ne sert pas le moins original. Il s’agit d’un fait d’actualité mis en pirouettes et entrechats sous ce titre flamboyant, la Prise de Karsala. Il sera curieux sans doute de voir les évolutions dansantes des bersagliers italiens jointes aux gambades plus ou moins burlesques des guerriers abyssins. Il nous semble pourtant que le sujet manquera un peu de gaîté. C’est l’Éden-Festival de Florence qui aura la primeur de ce spectacle intéressant. — Chanteurs italiens librettistes et compositeurs. Tandis que le baryton Luigi Pignalosa, qui s’est déjà fait connaître par quelques romances, est en train d’écrire, sur un poème de M. Angelo Bignotti, la musique d’un opéra intitulé Fortunella, son confrère, le baryton Leone Fumagalli, vient d’employer ses vacances à tracer le livret d’un opéra en un acte qui porte ce titre assez singulier : Amen ! et qui met en scène un épisode de la vie de Garibaldi. On sait déjà qu’un troisième baryton, M. Senatore Sparapani a fait représenter, il n’y a pas longtemps, un opéra composé par lui, et que la fameuse cantatrice Mᵐᵉ Gemma Bellincioni a écrit récemment le livret d’un autre opéra, qu’elle doit chanter l’hiver prochain avec M. Roberto Stagno. Mais alors, que vont devenir en Italie les auteurs et les compositeurs dramatiques, dont la situation n’est pas déjà très florissante ? — Le bruit court que l’infatigable colonel Mapleson s’occupe de constituer un syndicat financier pour l’exploitation, sous sa direction, du théâtre Covent-Garden à Londres, avec le titre d’Impérial Opéra Company. Il espère pouvoir réunir, avant la date fixée pour le renouvellement du bail de Covent-Garden, les cent trente mille livres sterling (3 millions 250.000 fr.) exigées par le propriétaire et que M. Harris ne se montre pas disposé à payer. — Un statisticien anglais s’est amusé à compter les concerts qui ont eu lieu dans son pays pendant l’année dernière. On se sent pris de vertige rien qu’en transcrivant ses chiffres : Cent quarante-huit mille six cent quarante-cinq concerts ont été annoncés dans les journaux anglais. Ces annonces ont couvert neuf millions 543.280 lignes et il faudrait quatre-vingt-quinze mille cent trente-deux heures ou trois mille neuf cent soixante journées de travail pour les écrire à la main. Où s’arrêtera la folie de la statistique ? — À Berlin on vend de la musique au poids, ainsi que nous l’avons fait connaître ; à Londres, c’est au mètre qu’elle se débite. En effet, on lit dans le catalogue de la célèbre société coopérative Army and Navy : « Musique pour « pianista » : quatre pences et demi (45 c.) le pied. L’acheteur est informé qu’une valse mesure de trente à quarante pieds de longueur. Nous serions curieux de savoir à combien reviendrait un opéra, le prix étant établi par kilomètre ! — Le carillon de la Bourse (Royal Exchange) de Londres, un des plus parfaits du monde, sera prochainement l’objet de réparations importantes, conformément aux décisions prises par les magistrats de la Cité. Ce carillon, qui est composé de quinze cloches, a été inauguré en 1844 ; depuis quelques années, il donnait des signes de dérangement inquiétants. Son répertoire est composé de quatre airs : 1ᵒ God save the Queen ; 2ᵒ The Roast Beef of Old England ; 3ᵒ Rule Britannia ; 4ᵒ Hanover. — L’orchestre Seidl vient de donner un beau festival d’œuvres françaises à Brighton Beach, près de New-York. Au programme figuraient le ballet du Cid, de M. Massenet, les valses de Coppélia, de Sylvia et du Pas des Fleurs de Delibes, l’Aubade printanière de Lacombe et des compositions diverses de Bizet, Gounod, Chabrier, Saint-Saëns, Berlioz et Gillet. — L’Opéra de Montréal rouvrira ses portes le 1ᵉʳ octobre. La saison sera consacrée à l’opéra-comique et à l’opérette, et le répertoire comprendra des ouvrages tels que Mignon, Carmen, Faust, les Dragons de Villars, les Brigands, Barbe-Bleue, la Belle Hélène, Orphée aux Enfers, le Petit Faust, etc. L’orchestre reste sous la direction de M. Dorel. ### PARIS ET DÉPARTEMENTS Nous avons publié dans son entier le texte de l’arrêté du ministre de l’instruction publique relatif aux réformes introduites dans l’enseignement du Conservatoire. Voici un tableau synoptique qui résume on ne peut mieux et fait parler aux yeux les détails de la situation telle qu’elle résulte de cet arrêté : | CLASSES | CLASSES | CLASSES | CLASSES | ÂGE D’ADMISSION ^{⏞} | ÂGE D’ADMISSION ^{⏞} | NOMBRE ^{⏞} | NOMBRE ^{⏞} | DURÉE | | CLASSES | CLASSES | CLASSES | CLASSES | minimum au 1ᵉʳ oct. | maximum au 1ᵉʳ oct. | de classes | maximum d’élèves par classes | maximum des études | | CLASSES | CLASSES | CLASSES | CLASSES | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | | | | | | ans | ans | | | ans | | Solfège (instrumentistes) [hommes et femmes] | Solfège (instrumentistes) [hommes et femmes] | Solfège (instrumentistes) [hommes et femmes] | } | 9 | 13(1) | 12 | 12» | 4 | | Harmonie (hommes et femmes) | Harmonie (hommes et femmes) | Harmonie (hommes et femmes) | } | 9 | 22 | 6 | 12 | } 5 | | Accompagnement au piano (hommes et femmes) | Accompagnement au piano (hommes et femmes) | Accompagnement au piano (hommes et femmes) | } | 9 | 18 | 1 | 10 | } 5 | | Orgue et improvisation | Orgue et improvisation | Orgue et improvisation | } | 9 | 18 | 1 | 10 | } 5 | | Chant. | { | hommes | hommes | 18 | 26 | } 8 | 10 | 4 | | Chant. | { | femmes | femmes | 17 | 23 | } 8 | 10 | 4 | | Piano [hommes et femmes] | Piano [hommes et femmes] | Piano [hommes et femmes] | } | 9 | 18 | 5 | 12 | 5 | | Piano (classes préparatoires) [hommes et femmes] | Piano (classes préparatoires) [hommes et femmes] | Piano (classes préparatoires) [hommes et femmes] | } | 9 | 14 | 5 | } 10 | 3 | | Harpe (hommes et femmes) | Harpe (hommes et femmes) | Harpe (hommes et femmes) | } | 9 | 18 | 1 | } 10 | } 5 | | Violon, alto | Violon, alto | Violon, alto | } | 9 | 18 | 5 | } 10 | } 5 | | Violoncelle | Violoncelle | Violoncelle | } | 9 | 20 | 2 | } 10 | } 5 | | Contrebasse | Contrebasse | Contrebasse | } | 9 | 22 | 1 | } 10 | } 5 | | Violon (classes préparatoires) | Violon (classes préparatoires) | Violon (classes préparatoires) | } | 9 | 14 | 2 | } 10 | 3 | | Flûte, hautbois, clarinette | Flûte, hautbois, clarinette | Flûte, hautbois, clarinette | } | 9 | 18 | 1 pʳ inst. | } 10 | } 5 | | Basson, cor, cornet à pistons, trombone | Basson, cor, cornet à pistons, trombone | Basson, cor, cornet à pistons, trombone | } | 9 | 23 | 1 pʳ inst.- | } 10 | } 5 | | Déclamation dramatique | Déclamation dramatique | { | hommes | 16 | 24(2) | } 6 | } 10 | 3 | | Déclamation dramatique | Déclamation dramatique | { | femmes | 14 | 20 | } 6 | } 10 | 3 | | (1) Il est dérogé à cette règle en faveur des élèves suivant déjà une classe de chant ou d’instrument. (2) Après 21 ans, les aspirants justifieront qu’ils ont terminé leur service militaire actif. ||||||||| — Venant d’Aix-les-Bains, M. Ambroise Thomas a passé hier par Paris, se rendant dans ses îles d’Hyères. Il est reparti dès aujourd’hui dimanche en superbe santé. — La Société des compositeurs de musique met au concours pour l’année 1894 : 1ᵒ Un quatuor pour deux violons, alto et violoncelle. — Prix unique de 100 francs, offert par la société. (Les parties séparées devront être jointes au manuscrit.) 2ᵒ Une œuvre symphonique développée pour piano et orchestre. — Prix unique de 500 francs (fondation Pleyel-Wolff). 3ᵒ Une scène pour une voix, avec accompagnement de piano. — Prix unique de 200 francs, reliquat du prix de 500 francs offert en 1893 par M. Ernest Lamy, et dont une partie a été distribuée à titre de prime attachée à deux mentions honorables. On devra faire parvenir les manuscrits avant le 31 décembre 1894, à M. Weckerlin, archiviste, au siège de la société, 22, rue Rochechouart, maison Pleyel, Wolff et Cⁱᵉ. Pour tous renseignements, s’adresser à M. D. Balleyguier, secrétaire général, impasse du Maine, 9. — De notre confrère Nicolet du Gaulois : « Nous avons dit dernièrement que M. Félix Mottl, l’éminent chef d’orchestre de Carlsruhe, avait l’intention de venir donner à Paris une série de représentations d’œuvres exclusivement empruntées au répertoire de Berlioz et de Wagner. Le programme de cette intéressante tentative artistique est dès maintenant définitivement arrêté, pour cette année du moins. Berlioz en fait tous les frais : la Prise de Troie, les Troyens à Carthage, Benvenuto Cellini seront successivement représentés, du 15 mars au 15 avril prochain, sur la scène de la Gaîté, selon toute apparence. Chacune de ces pièces ne sera donnée que deux fois, quel qu’en ait été le succès auprès du public. M. Xavier Leroux, l’excellent musicien, est, en l’absence du capellmeister, chargé de la direction artistique de l’entreprise. Les auditions pour la formation des chœurs et de l’orchestre auront lieu du 20 au 30 septembre. Aussitôt ses engagements terminés, M. Leroux — qui sait déjà les trois partitions de Berlioz par cœur — ira passer un mois auprès de M. Mottl pour prendre ses mouvements. Les études commenceront dans la seconde quinzaine de janvier. En 1896, viendra le tour de Wagner avec la Tétralogie, les Maîtres Chanteurs, Tristan et Yseult Rien n’est encore signé avec M. Debruyère au sujet de la location de la salle ; mais, si les pourparlers actuellement engagés n’aboutissaient pas, il n’y aurait de changé que le lieu de ces représentations qui seraient données soit à l’Éden, soit à la Porte-Saint-Martin. » — L’Opéra-Comique a effectué une excellente réouverture avec Mignon, interprétée par Mˡˡᵉˢ Wyns et Leclerc, MM. Clément, Belhomme et Carbonne. Belle salle et belle recette. Notre collaborateur Arthur Pougin parle plus haut de la reprise de Falstaff’, avec l’excellent Fugère. Au courant de la semaine, nous aurons celle de Manon, pour les débuts de Mᵐᵉ Bréjean-Gravière et de MM. Leprestre et Isnardon. M. Massenet a passé à Paris quelques jours de cette semaine, pour donner toutes ses indications à ses nouveaux interprètes. Enfin, on a commencé les études de Paul et Virginie, avec la distribution suivante, que nous mettons en regard de celle de 1876 : | | 1876 | 1894 | | Paul | MM. Capoul. | MM. Clément. | | Dominique | MM. Bouhy. | MM. Bouvet. | | Sainte-Croix | MM. Melchissédec. | MM. Fugère. | | Virginie | Mᵐᵉˢ Ritter. | Mᵐᵉˢ Saville. | | Mᵐᵉˢ Engally. | Mᵐᵉˢ Delna. | — D’après une note qui court les journaux, M. Bourgeois ne reprendrait décidément plus son bâton de deuxième chef d’orchestre à l’Opéra-Comique. Il serait remplacé par M. Landry, un excellent musicien qui a déjà fait ses preuves. Accueillons sous réserve d’autres projets de réforme que l’on prête à M. Carvalho. Il serait question de doter l’Opéra-Comique de trois chefs d’orchestre ayant chacun une autorité égale. Deux chefs d’orchestre s’occuperaient des ouvrages nouveaux, et le troisième des opéras du répertoire. MM. Danbé et Jehin seraient chargés de la première catégorie d’ouvrages lyriques, M. Vaillard conserverait la seconde. Ce nouveau système serait absolument imité de celui qui existe actuellement à l’Opéra. On ajoute que si M. Danbé n’acceptait pas cette nouvelle combinaison, M. Gabriel Marie ou M. Flon, le jeune chef d’orchestre du théâtre de la Monnaie, serait dès à présent désigné pour le remplacer. — Le théâtre lyrique de la Galerie Vivienne, dont la salle vient d’être entièrement remise à neuf, prépare activement sa réouverture. Indépendamment de ses représentations des mardi, jeudi et samedi de chaque semaine, l’administration compte donner, le dimanche, des soirées populaires d’opéras-comique. Le spectacle de réouverture se composera de la reprise de Ma tate Aurore, de Boieldieu, du Divorce de Pierrot, de MM. A. Lénéka et Gandrey, musique de M. N. T. Ravera, deux grands succès interrompus en pleine vogue, et de Rose et Colas, opéra-comique en un acte de Monsigny, véritable bijou musical. Puis viendront l’Éclair, d’Halévy, Marie, d’Herold, Falstaff, d’Adam, les Voiture versées, de Boieldieu, l’Épreuve villageoise de Grétry, et de nombreuses œuvres inédites de compositeurs modernes. Notre confrère André Lénéka resta chargé du secrétariat général et des rapports avec la presse. — Les auditions d’artistes de chant auront lieu à partir du 16 septembre, au théâtre. — D’Aix-les-Bains : « M. Ambroise Thomas qui, avec sa famille, assistait à la première représentation d’Hamlet au théâtre de la Villa des Fleurs, y a été l’objet d’une magnifique ovation. À la fin du deuxième acte, M. Nerval, administrateur de la scène, s’est avancé vers la rampe et a offert à l’illustre compositeur français une superbe lyre de fleurs au nom de la direction et du personnel artistique. Le public a acclamé longuement M. Ambroise Thomas. L’interprétation d’Hamlet a été triomphale pour la charmante Mˡˡᵉ Thiéry et pour l’orchestre, dirigé par M. Brunel. On a également très applaudi Mˡˡᵉ Bossy, MM. Layolle, Hyacinthe et Sylvain, ainsi que Mˡˡᵉ Nercy et le corps de ballet. Cette belle soirée fait honneur à l’intelligente administration de M. Sammarcelli et à M. Fernand Landouzy, directeur artistique de la villa des Fleurs. — Extrait du journal l’Avenir d’Aix-les-Bains : « Lundi dernier, M. Ambroise Thomas honorant de sa présence le grand concert symphonique du Cercle, a été l’objet d’une manifestation enthousiaste. M. Éd. Colonne avait pris soin de ne mettre à la deuxième partie de son programme que des œuvres d’Ambroise Thomas : 1ᵒ ouverture du Carnaval de Venise ; 2ᵒ entr’acte de Mignon ; 3ᵒ ballet d’Hamlet. L’audition de chacun de ces morceaux a été suivie de bravos qui s’adressaient tout à la fois au compositeur et au chef d’orchestre ; les rayons de gloire environnant celui-là se reflétaient sur celui-ci. M. Ambroise Thomas, non seulement remerciait le public en le saluant, mais encore applaudissait les musiciens, tout heureux d’être félicités par un si grand maître. — M. Ambroise Thomas a assisté mardi, à 3 heures, à une grande représentation de son immortel chef-d’œuvre, Mignon’… au Guignol de la Villa des Fleurs. Le grand maestro a ri de bon cœur ». — Autre écho d’Aix-les-Bains : avant de quitter cette belle station thermale, le roi de Grèce a convié M. Éd. Colonne à déjeuner, « pour le remercier des joies musicales qu’il lui avait procurées pendant la saison ». — Notre collaborateur et ami Arthur Pougin, qui prépare la publication d’un recueil de lettres inédites de Rossini, vient de donner au Temps, dans un long article, la primeur d’une douzaine de ces lettres, extrêmement curieuses et intéressantes. Quelques-unes de celles-ci sont adressées à Donizetti, à Mercadante, à Pacini ; d’autres sont relatives à Bellini, à Mayr, à Vaccai ; dans d’autres encore, il est question d’Haydn, de Mozart, de Beethoven, etc., etc. Elles font connaître le vieux maître sous un jour nouveau et offrent autant d’intérêt au point de vue moral qu’au point de vue purement artistique. — Le violoniste Gelozo vient d’être nommé officier de l’instruction publique. — À l’Exposition de Lyon, le jury pour la classe des instruments de musique a été définitivement constitué comme suit : MM. Aimé Gros, président ; Théodore Lack, vice-président ; Jemain, secrétaire ; Bernardel, Alph. Blondel, A. Bord, Cousin, Gaveau, Jager, Laprêt, Luigini, Trillat, Focké, Buy et Silvestre, membres. L’un des grands attraits de la section musicale sont les très suivies auditions organisées par M. Gaveau ; MM. Jemain et Llorca s’y font applaudir ensemble ou séparément et font valoir, comme il convient, les excellents instruments de la grande maison parisienne. La maison Gaveau, d’ailleurs, triomphe aussi à Anvers, où son exposition est très admirée et contribue, pour une très large part, à garder à la Grace la renommée qu’elle s’est justement acquise dans la fabrication des pianos. — Au cours de cette saison, le Grand-Théâtre de Lille doit monter un opéra inédit en quatre actes, dont le titre est Lyderic. Le poème a pour auteurs MM. Eugène Lagrillière-Beauclerc et Paul Cosseret, le musicien est M. Eug. Ratez, directeur du Conservatoire de Lille. Lyderic est la mise à la scène de la vieille légende flamande du meurtre du duc de Salvaet par le prince Phinaert, sous le règne de Dagobert. De l’actualité, quoi ! — Dans la charmante petite église de Villers-sur-Mer, il a été donné jeudi dernier un « Salut » en musique, au profit des pauvres. C’est Mˡˡᵉ Simonnet, en villégiature à Villers en attendant ses prochains débuts au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, qui a eu les honneurs de cette petite cérémonie avec l’Ave Maria et l’O Salutaris de Gounod, et Crucifix de Faure, où son frère, un jeune ténor d’avenir, lui a donné la réplique. — On nous écrit de Saint-Dié que le festival donné au théâtre, au profit de la Société française de la Croix-Rouge, a parfaitement réussi, et qu’on a chaleureusement applaudi l’excellente violoniste Mᵐᵉ Jeanne Meyer dans le Rondo capriccioso de Saint-Saëns et plusieurs œuvres de Massenet, Marsick, Sarasate. Mˡˡᵉ Pouget a fait admirer sa belle voix dans une remarquable cantate (Jeanne d’Arc à Domremy) du jeune d’Olonne, élève de Massenet et lauréat du Conservatoire. L’exécution de cette œuvre a été un véritable succès pour le compositeur, dont Mˡˡᵉ Pouget a dit les mélodies, Novembre et Désir, avec beaucoup de sentiment et de charme. Le nom de Mᵐᵉ Lyne Stephens, qui vient de mourir à Londres dans un âge fort avancé, ne dirait rien sans doute au public s’il n’apprenait que cette richissime Anglaise, dont les revenus se chiffraient par millions, fut jadis, c’est-à-dire il y a plus d’un demi-siècle, l’une des danseuses les plus séduisantes et les plus applaudies de notre Opéra. Mᵐᵉ Lyne Stephens n’était autre en effet que Mˡˡᵉ Marie-Louise Duvernay, qui, née aux environs de 1810, appartenait au bataillon dansant de ce théâtre à l’époque de sa plus grande splendeur, soit en même temps que Mᵐᵉˢ Marie Taglioni, Montessu, Noblet, Legallois, Louise Leroux, Fanny et Thérèse Elssler, Brocard, Fitz-James, etc. Élève du fameux Coulon, douée d’une rare beauté et d’une grâce exquise, elle débuta à l’Opéra vers 1830, et s’y fit aussitôt remarquer par un réel talent d’exécution que rehaussaient encore ses qualités physiques. Elle était en même temps une mime fort intelligente, et fit particulièrement sensation dans un opéra-ballet d’Halévy, la Tentation, joué en 1832 et où son succès personnel fut très grand. L’existence de cette artiste fut d’ailleurs singulièrement romanesque. On raconte qu’avant même ses débuts, hantée tout à coup par des idées religieuses, elle quitta tout pour se réfugier dans un couvent ; mais sa vocation sous ce rapport était incomplète, et elle revint bientôt à l’art. Plus tard, et au plus fort de ses succès, prise d’un désespoir d’amour, elle voulut en finir avec la vie et tenta de s’empoisonner à l’aide d’une décoction de gros sous. Une médication énergique la sauva de la mort et lui permit d’obtenir un nouveau triomphe dans le divertissement de la Juive, où elle se fit vivement applaudir. Déjà elle partageait alors son temps entre la France et l’Angleterre, et un biographe disait d’elle en 1837 : — « Londres a bien souvent laissé pleuvoir ses bravos et ses guinées sur Mˡˡᵉ Duvernay. Elle est une des admirations britanniques ; la Tamise s’est mise à ses genoux. Malheureusement une santé faible, une organisation délicate empêchent Mˡˡᵉ Duvernay de nous gratifier plus fréquemment des gracieusetés de son art. Toutefois, ses souffrances n’ôtent à son visage avenant aucun de ses agréments délicats, et n’altèrent en aucune façon l’élégance de sa personne, la souplesse de ses mouvements et la pureté de ses pas. » C’est justement en Angleterre que Mˡˡᵉ Duvernay devait fixer à jamais son existence. Au cours de ses voyages en ce pays, elle avait excité une vive passion chez un homme puissamment riche, M. Lyne Stephens, qui lui offrit sa main et qu’elle consentit à épouser. Celui-ci, en mourant, lui laissa toute sa colossale fortune, dont on comprendra l’importance si l’on songe que le revenu des immeubles d’un seul de ses domaines, celui de Rochampton, dont la superficie est de 700 acres, est évalué à 500.000 francs. Sur cette fortune, Mᵐᵉ Lyne Stephens, qui était une fervente catholique, a pu contribuer pour 100.000 livres sterling, soit deux millions et demi, à l’érection de l’église romaine de Cambridge, qui fut consacrée en 1890 par l’évêque de Northampton. C’est dans une de ses résidences princières, Lynford hall, comté de Norfolk, qu’elle est morte ces jours derniers. Elle y avait réuni une collection admirable et unique d’objets d’art et de curiosités de tout genre : tapisseries historiques, émaux précieux, vieux chine et surtout sèvres anciens et modernes d’un choix exquis, qui, dit-on, doivent être vendus aux enchères. On ne dit pas à qui revient l’immense fortune laissée par la défunte. — Mᵐᵉ Osborne, une cantatrice écossaise d’un mérite autrefois fort apprécié, vient de mourir à Brooklyn (New-York), dans des circonstances particulièrement tristes, on peut même dire dramatiques. Cette malheureuse femme, qui n’était âgée que de trente-trois ans, a succombé à la suite d’épouvantables privations. Dénuée de toutes ressources, poussée par la faim (elle n’avait pas mangé depuis quarante-huit heures), elle avait été implorer un asile chez une dame de ses amies, qui l’accueillit avec la plus grande bonté. Après s’être restaurée, elle se retira dans la chambre qui lui avait été assignée. Le lendemain matin, on la trouva morte. Mᵐᵉ Osborne, qui avait travaillé le chant au Conservatoire de Leipzig, a fourni une carrière de concerts assez brillante à Londres, Berlin, Vienne, Paris et Naples. Elle s’était fixée en dernier lieu en Amérique, où elle épousa M. Georges Poole, qui l’abandonna au bout d’un certain temps, la laissant sans ressources. Elle vécut en donnant quelques rares leçons de chant, jusqu’au moment où la mauvaise chance lui ayant fait perdre ses élèves, elle tomba dans la plus affreuse misère. — On annonce le suicide, à Rio-de-Janeiro, de Marino Mancinelli, chef d’orchestre et impresario de troupes italiennes au Brésil. Il était le frère de M. Luigi Mancinelli, directeur du Conservatoire de Bologne, chef d’orchestre très estimé en Italie, qui est en ce moment à Londres. — M. Eugène Godin, le chef machiniste de l’Opéra-Comique, vient de succomber à l’âge de soixante-cinq ans. C’était un maître en la matière, et on n’a pas oublié ses prouesses dans tous les théâtres où il a passé, aussi bien en France qu’à l’étranger. C’est surtout à la Gaîté et à l’Éden qu’il se distingua plus particulièrement dans une série de pièces à grand spectacle, où il fut merveilleux d’imagination et d’originalité. — M. Deltombe, l’excellent régisseur des Variétés, qui fut en son temps un comique très fin et très adroit, a été trouvé mort cette semaine dans son lit. Il avait une maladie de cœur. Pendant longtemps on lui avait confié, à Saint-Pétersbourg, les fonctions de régisseur général du Théâtre-Michel. — À Salo est mort récemment, à l’âge de 60 ans environ, le compositeur et professeur Cesare Galliera, qui fut directeur de divers théâtres en Italie, et qui alla ouvrir ensuite une école de chant à Munich. Étant impresario de la Canobbiana de Milan, cet artiste fit jouer à ce théâtre, le 6 juin 1867 (et non 1877, comme le dit par erreur un journal italien), un opéra intitulé Zagranella, qui tomba si lourdement, malgré la situation de son auteur, qu’on n’en put donner que deux représentations, en dépit des modifications qui y avaient été apportées pour la seconde. Précédemment il avait donné à Crémone, sa ville natale, un autre ouvrage qui avait pour titre la Dama bianca d’Avenello, au poème duquel Scribe n’était pas sans doute complètement étranger. Il laisse, dit-on, de nombreuses compositions vocales et de musique religieuse. — On annonce aussi la mort, en Italie, à Tabiano, de Pio Ferrari, professeur d’harmonie et de contrepoint à l’Institut royal de musique de Parme ; — à Bergame, à l’âge de 39 ans, de Ferdinando Serassi, facteur d’orgues, descendant de la fameuse famille Serassi qui s’était distinguée depuis près de deux siècles dans la fabrication de ces instruments et qui, en 1858, en avait déjà construit 654 ; — enfin, à Palerme, d’un autre facteur d’orgues et d’instruments à cordes, nommé Luigi Perollo.
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Étude sur Orphée/09
# Étude sur Orphée/09 ## ÉTUDE SUR ORPHÉE Au point de vue de la succession des tonalités, les différences s’accusent davantage. Dans l’opéra italien, l’unité tonale est si bien observée que la musique du tableau tout entier a pu être écrite d’un bout à l’autre avec la même armure à la clef (trois bémols) sans nécessiter la trop fréquente intervention des altérations accidentelles. Le prélude d’orchestre, en mi bémol, s’enchaîne naturellement avec le dessin de la harpe et la première attaque du chœur, qui sont en ut mineur. L’air de ballet suivant, ainsi que la reprise et le développement du chœur, se maintiennent dans cette tonalité ; puis on revient en mi bémol, avec l’air d’Orphée. Le chœur reprend en mi bémol mineur, puis module rapidement, et amène les deux chants d’Orphée, avec lesquels il alterne en fa mineur, ton et mode qui se maintiennent jusqu’à la fin. La transposition du rôle d’Orphée de la voix de contralto à celle de ténor et la nécessité de donner la seconde partie du chœur aux hautes-contres ont amené un remaniement général qui, il faut l’avouer, n’est pas toujours à l’avantage de la version nouvelle. C’est ainsi que, le prélude instrumental restant en mi bémol, le chœur avec lequel il s’enchaîne est élevé d’un ton, passant en ré mineur. L’air d’Orphée est en si bémol, de façon que dans le dessin vocalisé de la dernière période : « À l’excès de mes malheurs », la voix monte jusqu’au contre-ré. Les relations tonales des épisodes suivants restent un moment ce qu’elles étaient dans l’œuvre originale, les morceaux se succédant à la quarte inférieure des tons primitifs : le chœur « Qui t’amène en ces lieux, » en si bémol mineur, et les deux chants d’Orphée : « Ah ! la flamme qui me dévore, » et « La tendresse qui me presse, » en ut mineur ; mais les chœurs : « Par quels puissants accords, » et « Quels sons doux et touchants », au lieu de rester dans le même ton, répondent, le premier à la dominante, sol mineur, le second à la quarte supérieure, fa mineur, ton dans lequel s’achève la partie chantée de la scène. Enfin, l’orchestre des deux versions présente des différences considérables. Dans Orféo, la suprématie reste, pleine et entière, aux voix, qui ne sont accompagnées que par les instruments à cordes, avec, de loin en loin, quelques notes de hautbois et de cors, ainsi que la harpe d’Orphée. C’est du moins tout ce que spécifie le manuscrit de Vienne. Déjà pourtant la partition gravée d’Orfeo mentionne les tromboni e cornetto comme renforçant les voix sur le « No ! » par lequel les voix formidables des démons répondent à la supplication d’Orphée : les parties de ces instruments sont notées sur la même portée que celle des violons. Les cornetti, avec les hautbois, sont encore portés comme doublant la partie des premiers violons dans les chœurs : Misero giovane et Ah ! quale incognito. Dans la partition française gravée, il n’est fait mention que d’une trompette (dans Orfeo, c’étaient des cors) mélant, dans le prélude, ses notes isolées et aiguës aux sons graves et tenus des instruments à cordes et des hautbois, et, sur le « Non ! » de l’air « Laissez-vous toucher », aucun nom d’instrument de cuivre n’est porté à la tablature. Mais les autres documents français donnent des indications toutes différentes. C’est d’abord la partition conductrice et les parties séparées qui nous montrent, dès le prélude, la trompette et les cors jouant ensemble, et les trois trombones unissant leurs puissantes voix aux accords plus sourds des instruments à cordes dans le grave et des hautbois et bassons. Les trombones continuent et doublent les voix d’hommes pendant toute la durée de la scène, même dans les morceaux ayant un caractère doux, — tandis que les clarinettes unies aux hautbois accompagnent les soprani et que les bassons suivent la partie des basses à cordes. Ainsi la sonorité de la partie chorale est-elle considérablement renforcée. Comme on l’a expliqué précédemment, la partition conductrice et les parties d’orchestre sont des documents qui doivent faire autorité par-dessus tout autre ; aussi, les ayant consultés, ne saurions-nous partager l’avis de Berlioz lorsqu’il écrit : « Des trombones furent ajoutés par l’un des anciens chefs d’orchestre de l’Opéra dans certaines parties de la scène des Enfers où l’auteur n’en avait pas mis, ce qui affaiblissait nécessairement l’effet de leur intervention dans la fameuse réponse des démons : « Non ! » où le compositeur a voulu les faire entendre ». Il est visible, en effet, que les parties d’orchestre ne portent aucune trace d’addition à la version primitive : elles ont toutes les apparences d’être celles-là mêmes qui ont servi dès la première représentation. D’autre part, l’autographe, malgré ce qu’il a de sommaire, va nous donner encore une indication précieuse, quoique pouvant rentrer dans la catégorie des « infiniment petits » : c’est, dans la marge, à l’entrée du chœur : « Quel est l’audacieux », et devant les quatre portées réservées aux voix, ces deux simples mots : « Les instruments » ; puis, dans l’air d’Orphée, devant le « Non ! », le mot tutti entre les portées où le chœur est noté et celles des parties d’orchestre. Or, déjà nous avons vu que, dans le premier chœur, ces mots : « Les instruments » s’appliquaient à la combinaison des trombones et clarinettes doublant les voix. Leur présence ici n’est pas moins significative, et vient confirmer l’idée que, le manuscrit de Gluck n’étant qu’une simple esquisse, la forme orchestrale définitive fut exécutée d’après ses indications et conformément aux ressources du théâtre, et que cette forme est celle qui nous est parvenue par les diverses copies restées à l’Opéra. Scène ii. — Le tableau des Champs Élysées a reçu dans la partition française un développement plus considérable que celui qu’il avait dans la partition italienne ; l’énumération suivante en donnera la preuve : Air de ballet en fa. — Existe identiquement dans les deux versions. Air de ballet en ré mineur ; reprise du précédent ; air en ut ; solo et chœur : Cet asile aimable et tranquille. — Manquent totalement dans la partition italienne. Scène iii. — Air d’orphée : Quel nouveau ciel, — Che puro ciel. Existe dans les deux partitions, mais a subi dans la deuxième des remaniements considérables et très intéressants à étudier. Les dessins principaux, celui des seconds violons avec le grupetto si caractéristique dont Beethoven et Berlioz ont fait, après Gluck, un non moins heureux emploi (dans la Symphonie pastorale, la scène des Sylphes dans la Damnation de Faust, etc.), la discrète batterie des altos divisés, le chant expressif du hautbois, dialoguant avec la calme mélopée de la voix, tout cela est dans les deux œuvres ; mais, dans Orfeo, cette polyphonie si limpide était compliquée par un dessin passant sans cesse de la flûte traversière au violoncelle solo, et que Gluck a supprimé, simplifiant son œuvre première pour l’amener au plus haut point de perfection. Scène iv. — air de danse, récitatif et chœur. — Sauf deux mesures ajoutées au chœur des Ombres heureuses : Torna o bella al tuo consorte ( « Il s’aperçut fort tard, dit Berlioz, que l’absence de cette mesure détruisait la régularité de la phrase finale » ), le remaniement du récitatif, enfin l’addition des flûtes et des clarinettes dans l’accompagnement des chœurs, cette fin du deuxième acte est la même dans les deux partitions. * ↑ H. Berlioz, À travers chants, p. 115.
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L’écriture arabe appliquée aux langues dravidiennes
# L’écriture arabe appliquée aux langues dravidiennes ## APPLIQUÉE AUX LANGUES DRAVIDIENNES, ### PAR ### M. JULIEN VINSON, La population musulmane du sud de l’Inde se compose de deux éléments parfaitement distincts, connus à Pondichéry et à Karikal sous les noms de « turcs », en tamoul துளுக்கர், tuḷukkar, ou « pathans », பட்டாணி, paṭṭâṇi (de l’hindou پٿہان synonyme de افعان), et de « choulias » ; les premiers sont les descendants de ces immigrants d’origine persane, qui sont arrivés dans le pays à la suite des armées des Ghasnévides et de leurs successeurs : ils parlent l’hindoustani-urdu, qu’ils écrivent avec l’alphabet persan auquel ils ont ajouté trois signes, un té, un dal et un ré surmontés de quatre points, d’une barre horizontale, ou d’un petit toé, pour représenter les consonnes cérébrales ; ils ne sont point confondus avec la population qui les entoure. Les Choulias, au contraire, ne se distinguent guère du reste de la population ; ils habitent les villes du bord de la mer et y sont organisés en « castes » exerçant héréditairement les professions de marins, colporteurs, armateurs, commerçants, et caractérisées par des appellations particulières (marécar, lebbé, etc.). Ils professent un mahométisme fort altéré. Ils ont des écoles spéciales où leurs enfants ne font pas autre chose que lire, apprendre par cœur et réciter, du matin au soir, le Qoran en arabe : on ne le leur explique jamais. Ils parlent exclusivement tamoul, mais dans leurs relations entre eux, ils écrivent leurs actes officiels au moyen de l’alphabet arabe adapté plus ou moins exactement au phonétisme dravidien. On en jugera par le contrat de mariage suivant que mon père, ancien Président du Tribunal de Karikal, vient de me remettre sous les yeux ; il l’avait fait copier en 1869 sur le registre authentique du cazi, et je le reproduis textuellement : ءبد العادر مريكاير مكنار قادر كند مريكايـر كُ شـنّ تمـــفِ مريكاير مكظان ابراهِم نا چياضي نكاح مدكر كضريل ارنت ارون مريان شين دنم فرتمنون كيدداك فندي نكفنار كيكول وراكن يضفتنُّ شين ثــن ادمي نــوت اُنّ مريكاين تودّتكُّ ودك انـت ناءكَلّيك اضايركر كد كون مـنــي ويدل اليواشيم اتي شاَرنت شكل شمثايڨكضم شيـرثــنمــنــد شنار مافضّيم شتيندُ اتكندار فرك مـافضّي ك كيكول وراركن يضفتنم كدت حعر نور كضنج فن ويت نكاخ مدنشت اثرك مــافضيم فندي تكفنارم واشت كيد كند فاضي حطبكوم يڤكضدن مانضيم فنُّدي نكفنم كــيّــضــت ويتركركص ادرك شاهد فادر صحب مكنار تمف كند مريكاير احمد مكنـاره ابي تمف Voici comment je transcrirais ce texte en caractères européens : « Hijrat âyirat îrnûttu nârpatêl̥âmâṇḍu rabî‘ulâghar mâçam raṇḍântîçukka çellum krôti varçam âvaṇi mâçam 27 tîçu. « ‘Abdelqâder-mareikâyarmaganâr Qâderkaṇḍu-mareikâyarku Çinnaṭam­bi-mareikâyar magal̥âr Ibrâhim-nâciyâl̥î nikâ‘h muḍikra kal̥ariyil irunda uravin mureiyâr kaikâli çîrdanam poruttamennum kêṭṭaḍâga « Peṇṇuḍeiya tagappanâr kaikûli varâgan êl̥pattoṇṇu çîr tana uḍeimei nût oṇṇu vîḍânadu ‘Hasan-mareikâyar vîṭṭuku mêrku Çâhib-mareikâyar vîṭṭukeîleiku têrku Mâmâtambi-mareikâyar vîṭṭu vîdikku kilakka ‘Ali-mareikâyar tôṭṭattukku vaḍakku Inda nângelleikku uḷḷâyirukra kaṭṭu kôppu manei vîṭṭil arei vâçiyum adei çârnda çagala çamudâyangalum, çîrdanam endu çonnâr. « Mâppiḷḷeiyum çattiyendu ollakonḍâr. « Pragu mâppiḷḷeikku kaikûli varâgan êḷpattoṇṇum koḍuttu mah‘r nûru kaḷanju ponnum vaittu, nikâ‘h muḍinjudu « Idarku « Mâppiḷḷeiyum peṇṇuḍeiya tagappanârum vâçittu kêṭṭu koṇḍu Qâzî ‘hatib âgum engaḷuḍan mâppiḷḷeiyum peṇṇuḍeiya tagappanum kai ejuttu vaittirukrârgaḷ « Idarku ṣâhid Qâderçahib maganâr Tambikaṇḍu-mareikâyar A‘hmed-maganârh-lebbé tambi. « Kaiyoppam kâçiyâr A‘hmed-kaṇḍu-lebbé ‘hatîb Allah-fijî lebbé. » Il paraît intéressant et utile de rétablir les mots sous leur forme correcte tamoule, à l’exception des mots arabes auxquels l’alphabet tamoul convient aussi peu que l’alphabet arabe au tamoul. Hijrat, par exemple, est transcrit kiçarati. Hijrat ௮யித்ஂது இந நாற்றா நாற்பக்கெழாமாண்௫ Rabî‘ulâkhir மாசமஂ ரணஂடா நஂகீககஂகு செலஂலுமஂ குரொகி வருவுமஂ ஆவணி மாகமஂ உ௰ள கீக ‘Abd-el-qâder-marécar மகனூ் Qâderkaṇḍumarécar க்ஂசூ சின்ஂனதம்பி marécar மதௗாஂ Ibrahimnâciyâḷi nikâ‘h முடிகஂகிற​ கழாியிலஂ இருநஂத உறவிநனஂ முறையாாஂ கைகூலி சீாஂதனமஂ பொருதஂதமெனஂனுமஂ கேடஂ­டதாக​ பெண்ணுடைய​ தகப்பரைஂ கைகூலி வாாகனஂ ஏழஂபதஂகொணஂணூ சீாஂதன​ உடைமை நாறஂறெணஂணூ வீடானது​… ‘Hasan-Marécar விடஂடுகஂகுமெறஂகு Çâ‘hibmarécar வீடஂடுகஂகெலஂலீகஂகு தெறஂகு Mâmâtambimarécar… வீடுவீகிகஂகுகிழகஂகு ‘Alimarécar கோட்டகஂதுகஂகு வடகஂகு இநஂத​ நாஙஂகெலஂலீகஂகு… En cours இதற்கு Châhid Qâderçâ‘hibmarécar கமணா் Tambikaṇḍu-marécar, A‘hmed-marécar lebbé தம்பி கையொப்பம் Qâzî யாா் A‘hmed-kaṇḍu-lebbé ‘Hatib Allah-fijî-lebbé. Ce qu’on peut traduire : « Le 27 du mois d’Âvaṇi de l’année Krôdhi qui correspond au 2 du mois de Rabi‘-ul-âkhir de l’an 1247 de l’hégire [9 septembre 1831] ; « Entendant dire les conventions, le kaîkûli, le strîdhanam des parents, dans le but de conclure le mariage de Ibrahimnâtchiyâḷi, fille de Sinnatambimarécar, avec Qâderkaṇḍumarécar, fils de ‘Abdelqàdermarécar, « Le père de la fille a dit que le kaîkûli est de 71 pagodes [621 fr. 25], le strîdhanam de 101 [883 fr. 76], plus une maison confrontant à l’ouest à la maison de ‘Hasanmarécar, au sud à la limite de la maison de Çâ‘hibmarécar, à l’est à la rue de la maison de Mâmâtambimarécar, au nord au jardin de ‘Alimarécar ; dans ces quatre limites les troncs, branches, jardin potager, et dans la maison, la moitié du mobilier et tout ce qui s’y rapporte, constituent le strîdhanam. « Et le fiancé a accepté en disant : C’est juste ! « Puis les 71 pagodes du kaïkûli ayant été données au fiancé et les cent pièces d’or fin de la dot ayant été déposées, le mariage a été conclu. « À ceci « Le fiancé et le père de la fille, après avoir entendu la lecture, « Ont signé avec nous qui sommes les Qâzî et ‘Hatib. « À ceci étaient témoins Qâderçâ‘hibmarécar et Tambikaṇḍumarécar, frère de Lebbé. « Signé : le Qâzî A‘hmed-kaṇḍu-lebbé, le ‘Hatib Allah-fiji-lebbé. » Il y a une erreur manifeste dans la date de ce contrat : l’année indienne doit être corrigée khara, car l’année krôdhi correspondrait à 1260 de l’hégire, et les mois et jour ne concorderaient plus. On aura remarqué les mots arabes : نكلح « mariage », écrit avec un ‘ain final au lieu du ‘ha ; اخر « dernier », écrit aussi avec un ‘ain ; خطين « orateur », écrit avec et sans ya, et avec ‘ha sans point ; قاضي « juge », qui a reçu la terminaison tamoule honorifique âr, அா். Le mot مهر, transformé en محعر, est employé dans le sens de « dot, douaire » fourni par l’époux. L’appellation صاحن est abrégée en صحن. On sait que le kaïkûli est un présent personnel fait à l’époux par les parents de l’épouse, et le strîdhanam le propre de la future. Pour « jour », on a employé l’hindoustani تيس « trente, trentaine ». En comparant la transcription arabe avec l’écriture indigène, nous établirons ainsi qu’il suit les correspondances : Les cinq voyelles brèves அ, இ, உ, எ, ஒ ne sont pas généralement écrites, si ce n’est au commencement des mots, et alors c’est un alif qui en tient la place. அ est représenté par ا, ஈ et ஏ par ي, ஊ et ஒ par و, ஐ par ي précédé évidemment d’un fatha souvent omis (les autres signes vocaliques brefs et le tachdid manquent aussi très souvent) ; il n’y a pas de ஔ dans le texte ci-dessus. Quant aux consonnes, க​ devient ك, qu’il soit prononcé k ou g ; ச​ ش ; ச்ச​​ (tch) چ ; ட prononcé t ou d uniformément ڊ, dal sous-ponctué ; த​​ t et d dental, ث, ت et د ; ​ப​ prononcé b ب​, prononcé p ب̇, fa sous-ponctué ; ற​, prononcé ť et ď dental mouillé, est confondu avec த​​ ; la nasale ங​ devient غ ou ڤ ; ண​, ந​​ et ன​​ font ​ن ; ம​​ est م ; ​ய, ர​, ல​, வ​ sont remplacés par ي, ر, ل, و ; ற​ prononcé ŕ, r fort, est confondu avec ​ர​. Enfin les deux cérébrales en ​ள ḷ et ​ழ sont uniformément transcrites ب̇ zâd sous-ponctué ; cette transcription est très remarquable, mais il est assez difficile de l’expliquer : le ள​​ est prononcé l cérébral dans tout le pays tamoul, et même dans tout le drâviḍa ; le ழ​ est prononcé de même à l’intérieur, mais, sur la côte, il est devenu j français dans le sud, et a fait place à une aspiration douce dans le nord ; les linguistes y voient volontiers un r cérébral originaire ; on ne le retrouve, outre le tamoul, qu’en vieux canara où sa forme graphique ೞ​ dérive visiblement du ಱ​, ற​ tamoul. La représentation de ச​ par ش et non par س, est toute naturelle, ச​ étant proprement ç, la première sifflante श​ du sanscrit. Ce simple exposé suffit à montrer que le système graphique des Choulias dérive directement de l’arabe ; on y trouverait au besoin une preuve de plus qu’ils sont, ou les descendants des navigateurs qui sont venus dans l’Inde des ports du golfe Persique il y a de longs siècles déjà, ou les descendants des indigènes convertis par ces navigateurs. Dès l’époque de Salomon, des rapports commerciaux étaient établis entre l’Inde et l’Arabie ; on a trouvé d’ailleurs dans le sud de l’Inde beaucoup de médailles romaines des deux premiers siècles. * ↑ Les marécars sont généralement armateurs ; les lebbés forment la « caste » la plus considérée. L’étymologie de ces mots est fort obscure : on a vu dans lebbé une altération de ’Arabî. Sur la côte occidentale, les Musulmans « natifs » sont appelés maplets. Les Anglais écrivent Lubbye, Moplah. * ↑ Le mot خطين est évidemment ici pour كاتب « écrivain, secrétaire » ; les Indiens prononcent de la même manière des lettres arabes fort différentes et les confondent dans l’écriture. J’ai lu, dans une lettre en hindoustani, رحنيوالا pour رهنيوالا, rahnêwâlâ « habitant ».
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Les Trentes-Six Rencontres de Jean du Gogué
# Les Trentes-Six Rencontres de Jean du Gogué Rediriger vers :
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Semaine théâtrale/Première représentation de la Vie pour le Tsar à l’Opéra russe
# Semaine théâtrale/Première représentation de la Vie pour le Tsar à l’Opéra russe Le rideau se lève sans préparation, sur un large accord de l’orchestre ; entouré des chœurs, un monsieur s’avance sur la scène (c’est M. Devoyod) en costume de moujik, longues bottes, culottes grises, blouse rouge, bonnet de fourrure, et il entonne d’une voix superbe l’hymne russe, que les chœurs répètent avec lui, on applaudit, le rideau tombe, et bientôt sont frappés les trois coups sacramentels qui donnent le signal de l’ouverture de la Vie pour le Tsar. Il serait peut-être prétentieux de dire que nous connaissons la Vie pour le Tsar après la représentation inégale (je suis indulgent) que vient de nous offrir le Nouveau-Théâtre, représentation dans laquelle l’œuvre a été tronquée et mutilée avec une familiarité que j’oserais qualifier d’un peu sacrilège. Au point de vue musical, suppression de l’air d’Antonide au premier acte, suppression au troisième du superbe chœur de villageois, larges coupures dans l’épilogue ; au point de vue scénique, suppression de l’entrée en bateau de Sabinine, suppression plus grave de l’entrée du tsar qui forme le dénouement superbe de l’œuvre, etc. Je sais bien que l’exécution d’une telle œuvre est ardue, difficile sous tous les rapports, et je me rends parfaitement compte de l’effort qu’il a fallu pour nous en donner encore ce semblant et cette apparence. Il n’en est pas moins vrai que je défie bien celui qui ne la connaît pas, qui ne l’a pas étudiée, de s’en faire une idée même approximative après l’avoir vue et entendue dans des conditions aussi fâcheuses et aussi incomplètes. Et pourtant, malgré tout, la beauté lumineuse de certaines pages s’impose encore à l’attention, et à la sympathie ; et n’y eût-il, dans cette noble partition de la Vie pour le Tsar, que l’admirable scène de Soussanine au quatrième acte, lorsqu’il égare volontairement dans la forêt les Polonais qui ne vont pas tarder à l’égorger, cette scène si pathétique et d’une si poignante mélancolie, qu’elle suffirait à classer Glinka au nombre des musiciens de génie. C’est surtout en entendant cette scène superbe et si émouvante qu’on s’étonne de la puissance d’impression qu’elle peut produire après soixante ans écoulés, ce qui prouve bien que, même en musique, la vérité d’expression ne vieillit pas, car il y a tout juste soixante ans que la Vie pour le Tsar fit son apparition au théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg, le 9 octobre 1836 (27 septembre du calendrier russe). Les quatre rôles de l’ouvrage (il n’y a avec eux que deux personnages absolument accessoires) étaient tenus par l’excellente basse Pétrof (Soussanine), le ténor français Charpentier, qui se faisait appeler Léonof (Sabinine), Mˡˡᵉ Vorobief, qui allait devenir bientôt Mᵐᵉ Petrovna (Vania) et Mᵐᵉ Stepanova (Antonide). On sait que l’œuvre fut bientôt acclamée comme essentiellement nationale, et cela non seulement à cause du caractère patriotique du sujet, mais aussi en raison de la couleur vraiment autochtone de la musique. Le succès éclatant qui l’accueillit tout d’abord ne s’est jamais démenti, et il est encore aussi vif aujourd’hui qu’à l’origine. Le 17 décembre 1879 on donnait à Saint-Pétersbourg la 500ᵉ représentation de la Vie pour le Tsar, et sept ans après, en 1886, on célébrait, avec la 577ᵉ, le cinquantième anniversaire de son apparition devant le public. Ce fut ici comme une sorte de véritable solennité nationale (le matériel scénique avait été complètement renouvelé à cette occasion), qui eut son contre-coup dans toutes les villes de l’empire qui possédaient un théâtre d’opéra et qui, toutes, représentèrent aussi l’ouvrage ; il fut même joué à Moscou sur deux théâtres à la fois. Cette circonstance donna lieu à deux publications intéressantes : une Histoire « la Vie pour le Tsar » de M. P. Weimarn, et une brochure de M. Vladimir Stassof, le fameux critique, ornée des portraits de Glinka et de sa sœur, Mᵐᵉ Ludmilla Schestakow, si intimement liée à sa gloire, et d’une reproduction de la statue du maître à Smolensk. Le sujet de la Vie pour le Tsar peut se résumer en peu de mots. L’action se passe en 1613, alors que les Polonais, à la suite de la mort du tsar Boris Godounof, avaient envahi l’empire russe et s’étaient avancés jusqu’à Moscou. Comprenant le danger qui menaçait son indépendance, la nation tout entière se serrait autour du jeune Mikhaël-Fédorovitch Romanof, qui venait d’être élu tsar, et, selon les chroniques, les Polonais avaient formé le projet de s’emparer de la personne du nouveau souverain. Quelques-uns de leurs chefs, le cherchant sans savoir où le trouver, s’adressent à un paysan, Ivan Soussanine, et lui ordonnent de les mener auprès de son maître. Celui-ci, flairant une trahison, fait bravement le sacrifice de sa vie pour sauver son souverain et son pays : feignant d’obéir, il envoie Vania, son fils adoptif, prévenir le tsar du danger qui le menace, puis il égare les Polonais au fond d’une forêt presque impénétrable, d’où il leur est impossible de retrouver leur chemin. Et quand ceux-ci s’aperçoivent qu’ils ont été trompés, le malheureux est par eux mis à mort et tombe, héros obscur, victime de son dévouement patriotique. Si l’on ajoute à cette action principale les épisodes naissant de l’amour d’Antonide, la fille de Soussanine, avec le jeune Sabinine, on aura tous les éléments d’un poème en soi très pathétique et empreint d’un réel intérêt. Et l’on comprendra surtout l’enthousiasme qu’il a dû exciter chez le peuple russe, une fois allié à la musique de Glinka, d’une couleur si originale et d’un caractère si essentiellement national dans quelques-unes de ses parties. Je dis bien : « dans quelques-unes de ses parties », car l’œuvre est un peu composite, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe que, d’une part, c’est la première production dramatique de Glinka (sous ce rapport, la sûreté de main y est étonnante), et que, de l’autre, il l’écrivit au retour de son grand voyage en Italie, où son séjour fut de deux années pleines, à l’époque des triomphes de Bellini et de Donizetti et alors que le rossinisme était dans tout son éclat. Il n’est donc pas surprenant que les formes italiennes se présentent dans plus d’une page de la partition très touffue de la Vie pour le Tsar. On les rencontre particulièrement dans le trio du premier acte, qui est d’ailleurs d’un fort joli effet, et où la phrase principale, établie d’abord par le ténor, est reprise ensuite par le soprano, puis par la basse ; on les retrouve encore, indéniables, dans l’ensemble du beau quatuor du troisième acte, qui est très harmonieux, très séduisant, et d’une superbe ampleur de construction. Mais c’est dans d’autres parties que se fait jour l’originalité aussi bien du fond que de la forme, et qu’on peut jouir de la saveur toute particulière de l’inspiration du compositeur : c’est dans le joli chœur féminin qui ouvre le premier acte et dont l’accent est plein de grâce ; dans le duo de Soussanine et de Vania au troisième, qui est d’un caractère mâle et coloré ; dans la première scène de Soussanine et des Polonais, qui est d’une couleur chaude, inspirée et vraiment théâtrale ; dans un chœur charmant de jeunes filles, à cinq temps, qui conclut d’une façon singulière, sur la dominante ; surtout dans l’admirable scène de la forêt qui est le point culminant de l’œuvre, cette scène dans laquelle Soussanine, pressentant qu’il va être massacré par les Polonais qu’il a trompés, fait un retour en lui-même sur son passé et songe aux êtres aimés dont il se sépare volontairement en sacrifiant sa vie pour son pays et pour son maître. Tout ce long monologue, toute cette mélopée empreinte d’un sentiment de tristesse indicible, est d’un accent très beau, très pénétrant, et qui découle de la plus noble inspiration. Il y a là un souffle plein de puissance, d’une émotion intense, qui ne pouvait jaillir que de l’âme d’un grand artiste. Cette page superbe, superbement interprétée par M. Devoyod, a produit une impression profonde et a été pour le chanteur l’occasion d’un succès très grand et très mérité. Quant au tableau final du Kremlin, dont l’effet doit être immense, j’ai dit qu’il a été tellement tronqué, je pourrais ajouter tellement massacré, qu’il nous était impossible d’en apprécier la valeur, même d’une façon approximative. L’exécution générale est médiocre. L’orchestre et les chœurs font assurément ce qu’ils peuvent, mais l’œuvre n’est pas au point ; l’ensemble n’est qu’un à-peu-près, et manque absolument de cohésion, de couleur et de caractère ; tout cela est terne, sans nuances, sans flamme et sans décisions. Dans l’interprétation personnelle, il faut absolument tirer de pair M. Devoyod, très remarquable dans le rôle de Soussanine, et M. Engel, toujours vaillant, toujours solide, dans celui de Sabinine. Le personnage mélancolique d’Antonide et celui, si intéressant, de Vania, exigeraient des artistes plus expérimentées que Mˡˡᵉˢ Louise Mauger et Nady. En résumé, et après une telle exécution aussi bien scénique que musicale, nous ne pouvons pas dire que nous connaissons la Vie pour le Tsar, que nous connaissons Glinka. Nous n’avons fait qu’à peine entrevoir l’admirable génie du compositeur.
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Semaine théâtrale/Premières représentations de la Poupée à la Gaîté
# Semaine théâtrale/Premières représentations de la Poupée à la Gaîté On ne peut pas dire que ces histoires de Poupées soient précisément neuves, mais on les a toujours exploitées avec succès au théâtre, tant le public, même composé de barbons, reste un grand enfant qui prend plaisir à s’amuser encore des jouets de son jeune âge. Que nous en avons vu défiler sur la scène de ces mannequins ingénieux, automates articulés, qui prennent tout à coup la vie pour de bon, comme la statue de Pygmalion ! La Poupée de Nuremberg, les Pantins de Violette, Coppélia, les Comtes d’Hoffmann, Puppenfee, voilà quelques unes des sources où M. Maurice Ordonneau a puisé pour son nouveau conte à mécanique. Il n’a eu qu’à habiller de façon différente la poupée de ses prédécesseurs, à l’envelopper d’étoffes nouvelles et chatoyantes, à lui donner un peu du tour particulier de son esprit, pour nous la présenter comme un joujou tout neuf, dont nous avons fait notre régal pendant toute une bonne soirée. C’est dans un couvent de moines peu austères, — le pays importe peu. Là végète le novice Lancelot, candide et blond éphèbe, qui s’est plongé dans les rigueurs du cloître pour sauver son âme de la séduction des femmes. Mais il a un oncle fort cossu, qui voudrait bien le tirer de là précisément pour le marier et avoir autour de lui une ribambelle de petites nièces qui égaieraient ses vieux jours. S’il n’en passe par là, Lancelot sera déshérité, — perspective qui le laisse d’ailleurs assez froid puisqu’il a fait vœu de pauvreté. Mais il n’en va pas de même du supérieur du couvent, qui voit avec peine se tarir les ressources de la communauté dont il a le commandement. Palper la dote de quatre cent mille écus promise à Lancelot lui paraît chose aimable et pieuse à la fois. Et voici ce qu’il imagine pour arriver à ses fins. Il a lu dans les gazettes qu’un savant allemand, émule de Vaucanson, — Hilarius, pour l’appeler de son nom, — vient d’inventer des poupées mécaniques qui sont le dernier mot du genre et donnent toute l’illusion de la vie véritable. Il imagine donc que le frère Lancelot, dans l’intérêt du couvent, achètera l’une de ces poupées si merveilleusement articulées et en fera sa femme au nez et à la barbe de son vicil oncle, qui a la vue fort basse. Vous voyez d’ici toutes les péripéties qui peuvent suivre d’un imbroglio aussi ingénieux. Vous devinez sans doute que la fille de l’inventeur Hilarius, la gentille Alesia, très éprise des grâces du jeune novice, se substitue tout simplement à la poupée mécanique, pour épouser tout bellement l’élu de son cœur. Et personne ne s’aperçoit du stratagème, ni le vieil oncle, — cela va sans dire, — ni le novice, ni même Hilarius ! Ces choses ne se voient qu’à la Gaîté. Toujours est-il que Lancelot rapporte, avec la dot, une poupée bien vivante au couvent et qu’il s’en aperçoit un peu tard, mais qu’il tombe aussitôt si féru d’amour pour son admirable joujou, qu’il s’empresse de jeter le froc aux orties. Tout cela est vraiment fort gentil, très badin, agrémenté de détails piquants et ingénieux, de gaîté aussi et parfois même d’un certain esprit, et nous ne voyons pas pourquoi une longue suite de représentations ne couronnerait pas un si gracieux effort. La musique de M. Audran, si elle n’y ajoute pas grand’chose, n’y gâte rien tout au moins. C’est toujours le même petit filet de voix dont se sert le compositeur. Il n’y a pas là, certes, d’inspiration bien jaillissante, mais, au résumé, c’est propret, c’est menu, c’est coquet, et avec les rythmes chers à M. Audran, les pizzicati obstinés et le mariage des timbres doux du triangle et de la flûte, cela a toutes les grâces surannées d’une vieille marquise. Ne me demandez pas de vous signaler ici où là un ton plus saillant, une page plus sonore ; tout s’évanouit dans un nuage rose de poudre de riz. De l’interprétation, à retenir surtout Mˡˡᵉ Mariette Sully, une bien mignonne personne, qui rappelle tout à fait Mˡˡᵉ Jeanne Granier à ses débuts, alors que son talent ne s’était pas si fortement accentué. Souhaitons le même avenir à Mˡˡᵉ Sully, tout en lui conseillant de demeurer dans les teintes douces et ingénues qui lui ont si bien réussi l’autre soir. À côté d’elle, Paul Fugère met toute sa finesse et son habileté au service du rôle de Lancelot. Nous devons maintenant monter des gazons fleuris où se prélasse la Poupée de M. Ordonneau jusqu’aux hauteurs philosophiques où le prétend nous conduire M. Brieux dans sa pièce des Bienfaiteurs, représentée jeudi dernier à la Porte-Saint-Martin. C’est la pièce à thèse, où s’est complu souvent notre grand Dumas, mais avec une autorité, une maîtrise d’esprit auxquelles ne saurait atteindre encore un auteur frais émoulu sur le terrain dramatique. Et damel quand on n’a pas cette supériorité et cette pleine possession de soi-même, jointes à une verve étincelante, c’est diablement froid et guindé, les pièces à thèses ! Les quatre actes de M. Brieux ne sont, au résumé, qu’une vaste conférence animée, comme on en pourrait donner au Théâtre d’application, où les personnages exposent en action les idées de l’auteur sur la bienfaisance. Nous avons vu, chez M. Bodinier, M. Cooper et Mˡˡᵉ Auguez nous donner, à l’appui d’une conférence de M. Lefèvre, des échantillons des chansons de 1830. Ici, à l’appui des thèses de M. Brieux, nous voyons sur la scène M. Coquelin évoluer avec son aisance habituelle et chanter sans musique des couplets sur la façon plus ou moins favorable d’exercer la charité. Et il y a des tirades excellentes par instants, mais tout cela ne constitue pas une action dramatique ; il n’y a là qu’une suite de tableaux et d’épisodes. Ce n’est pas pour nous déplaire absolument et nous reconnaissons le talent qu’y déploie M. Brieux, dont il nous semble même qu’on peut attendre beaucoup dans l’avenir. Mais le public y prendra-t-il le même plaisir que les raffinés et les dilettantes ? Toute la question est là. Il n’en restera pas moins, à l’actif de l’auteur, une tentative des plus louables tentée dans une voie nouvelle de réalisme et d’observation. Et cela est trop rare à notre époque pour qu’on n’y donne pas des encouragements. Au Gymnase, autre chanson. M. Gandillot ne s’y préoccupe guère de théories ou de menées philosophiques. Il est tout à la joie, M. Gandillot, d’une joie échevelée au moins pendant tout un acte, le second, pour devenir plus raisonnable sans cesser d’être gai pendant les deux autres, ce qui donne à sa comédie un air de sandwich : le jambon gaillard et excitant entre deux croûtes de pain plus rassis. Oh ! cette Villa Gaby n’est pas de celles où l’on s’ennuie ! Que de personnages amusants s’y démènent dans une action pas bien neuve, mais où l’auteur met tant d’humour et parfois même de véritable observation qu’on ne saurait lui en vouloir de broder sur un thème connu. C’est toujours l’auteur exubérant de gauloiserie, dont le sans-façon réussissait si bien dans la taverne du théâtre Déjazet, mais il a mis un habit noir et une cravate blanche pour entrer dans les salons du Gymnase. Et la tenue ne lui messied pas autrement, il faut le constater. Et la troupe du Gymnase donne excellemment dans cette pochade mitigée de bonne comédie. C’est Boisselot, c’est Noblet, Galipaux, puis Huguenet et Numès, tous plus en verve les uns que les autres ; c’est la belle Rosa Bruck et la troublante Yahne. C’est enfin beaucoup de représentations assurées à l’heureux théâtre. Le spectacle commençait par un délicieux petit acte de M. Fabrice Carré, le Prix de vertu, où l’esprit et l’attendrissement se mêlent agréablement et qui vaut qu’on arrive à l’heure.
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L’Exposition du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie/3
# L’Exposition du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie/3 ## L’EXPOSITION DU THÉÂTRE ET DE LA MUSIQUE AU PALAIS DE L’INDUSTRIE Une section intéressante, mais que l’on souhaiterait volontiers plus nombreuse, est celle des affiches illustrées qui occupe la salle 29. On sait quels progrès ont été faits sous ce rapport, surtout depuis la venue du grand artiste qui a nom Chéret, dont la fantaisie charmante a renouvelé un art par lui-même plein de grâce et d’imprévu. L’affiche illustrée, toutefois, existait avant lui, et, sans remonter bien loin encore, nous en trouvons là quelques spécimens intéressants dus à ses prédécesseurs. Quelques-une d’abord d’un crayon mâle et superbe, d’une imagination ardente, dues à ce maître dessinateur et lithographe qui s’appelait Célestin Nanteuil et qui resta le dernier et le plus puissant des illustrateurs romantiques. Ce sont celles de Lala Roukh, de Lara, de José Maria, puis celles de Zémire et Azor et de Rose et Colas, faites lors des reprises de ces deux ouvrages qui eurent lieu à l’Opéra-Comique. Une de Nadar, très drôle, pour Ba-ta-clan : une de Bertall, pour Avant la noce : une de Stop, spirituelle et fine, pour l’Oie du Caire de Mozart ; une autre, de Cham, tout à fait burlesque, pour le Myosotis ; une gracieuse, de Barbizet, pour Babiole. Toutes mignonnes et toutes petites, ces dernières. Dans des proportions plus grandes, une excellente de Victor Coindre, pour les Saisons. Plus près de nous, nous trouvons celle d’Alphonse de Neuville pour Hamlet, d’un caractère saisissant ; celle de Clairin pour le Cid, qui est un vrai tableau plein d’ampleur ; deux autres, charmantes et de caractères tout à fait différents, de Boutet de Monvel, pour la Petite Poucette et Madame Chrysanthème ; puis, celles de Willette pour l’Enfant prodigue, de Steinlen pour Hellé, de Maurou (très intéressantes), pour Salammbo, les Troyens, la Vivandière, la Falote, l’Attaque du moulin, et deux autres, signées Pal, tout à fait charmantes, pour le cirque Molier et le Casino de Paris. Et nous arrivons aux petits chefs-d’œuvre de Chéret : Viviane, la Farandole, la Cigale madrilène, les Deux Pigeons, la Reine Indigo, Velléda, le Trône d’Écosse, le Casino de Paris, l’Eldorado, etc. Et je ne puis manquer de signaler comme elles le méritent, celles de la Navarraise, d’Aben Hamet, de Werther, de Thaïs, combien d’autres encore ? Mais ceci tourne trop au catalogue, et je m’arrête en recommandant aux visiteurs cette salle intéressante. Dans celle-ci nous entrons tout droit dans la salle 26, qu’on pourrait appeler le salon carré de l’Exposition, non seulement à cause de ses vastes proportions, mais surtout à cause des véritables richesses qu’elle renferme. C’est ici que nous trouvons les superbes instruments anciens des maisons Érard et Pleyel, ceux de MM. Tolbecque, Vanet, Brenot, puis les collections Charles Malherbe, Étienne Charavay, Arthur Pougin, Henri Béraldi, Yveling RamBaud, Ricordi, Arman de Caillavet, Adolfo Calzado. Perrot, B. Brunswick, Bing, Georges Pfeiffer, etc. Ici, nous trouvons d’abord, exposées par la manufacture de Sèvres, une série d’adorables petites statuettes en biscuit, dix-huitième siècle, qui sont de vrais bijoux et dont voici la liste : Mᵐᵉ du Barry en cantatrice espagnole, 1774 ; Poisson, en Crispin, 1775 ; Préville, en Figaro, 1775 ; La Danseuse française, 1775 ; Volange, dans Eustache Pointu, 1779 ; Volange, dans Jérôme Pointu, 1779 ; Mˡˡᵉ Dangeville, dans la Pèlerine, 1780 ; Volange, en Janot, 1781 ; Demoiselle Laforest, en Janette, 1781 ; Mˡˡᵉ Contat, rôle de Thalie, 1785 ; La belle Provençale (avec son tambourin et son flûtet), 1780. À l’exception de celle de Mˡˡᵉ Contat, qui est signée Boizot, toutes ces mignonnes statuettes sont l’œuvre d’un artiste nommé Leriche. Je m’arrête devant la très riche collection d’autographes et de documents historiques de M. Étienne Charavay, qui occupe deux énormes vitrines. Il y a là quelques jolis portraits d’artistes, des pièces administratives curieuses, de précieux documents révolutionnaires relatifs au théâtre. À signaler parmi les objets les plus importants le manuscrit du Fils de Giboyer d’Émile Augier, et un autre assurément curieux, sinon d’une grande valeur littéraire, celui d’un mélodrame dû à l’auteur de la Maison blanche et de Gustave le Mauvais Sujet, à Paul de Kock en personne : cela s’appelle Stefano ou Erreur et Mystère, mélodrame en trois aces, et il serait curieux peut-être de lire cette sombre élucubration d’un écrivain auquel on doit tant de romans joyeux et… légers. Les lettres autographes sont nombreuses et souvent fort intéressantes. Il y en a d’auteurs dramatiques : Alexandre Duval, Beaumarchais, Victor Hugo, Étienne Arago ; de comédiens et comédiennes : Préville, Larive, Quinault l’aîné, Grandmesnil, Samson, Françoise Quinault, Louise Contat, Thérèse Bourgoin, Mˡˡᵉ Mézaray, Mˡˡᵉ Mars, Rachel ; de compositeurs et virtuoses : Spontini, Herold, Rossini, Meyerbeer, Weber, Paganini, Liszt, Donizetti, Grétry, Gossec, Cherubini, Mehul… Je ne résiste pas au désir d’en transcrire quelques-unes. D’abord, ce très curieux reçu de Gounod : comme premier payement de ma valse pour le piano dédiée à François Hünten dont je lui cède la propriété entière et exclusive. 7 mars 44. Nous sommes loin de Faust et de Roméo et Juliette. Mais qui pourra me donner des nouvelles de la valse dédiée à François Hünten ? C’est en cette même année 1844 que Félicien David devenait tout à coup célèbre, à la suite de l’exécution de son Désert au Conservatoire. Voici un billet qu’il adressait quelques mois après à un marchand de musique, à propos de cet ouvrage : À mon arrivée à Aix, je lis dans le Nouvelliste que vous venez de mettre en vente la partition avec piano du Désert. Ma présence momentanée à Aix permettant à mon ami Sylvain (Saint-Étienne) d’en placer et de faire les livraisons aux souscripteurs qui les ont demandées, ayez l’extrême obligeance d’en envoyer un certain nombre d’exemplaires demain matin par la diligence de 6 heures. Comptant sur cet envoi, Sylvain vient de le faire annoncer dans le Mémorial. Sous peu de jours je serai à Marseille, où nous terminerons nos traités relativement aux concerts que je me propose de donner. Votre dévoué serviteur. Voici maintenant une lettre charmante de Boieldieu, relative à une romance qu’il s’était chargé de mettre en musique. Je ne connais pas, à l’heure présente, où tant de musicastres qui n’ont rien produit n’en sont pas moins bouffis d’orgueil, beaucoup de compositeurs capables d’écrire une lettre empreinte de tant de bonne grâce et de modestie : J’ai reçu avec reconnaissance la petite brochure que vous m’avez envoyée, et je désire sincèrement trouver un air digne du sujet que vous avez traité avec tant de charme. Je l’ai déjà essayé, Monsieur, et je n’ai point été satisfait de mon travail, il faut qu’il soit celui de l’inspiration, et nous sommes obligés souvent de l’attendre. Je vous avoue, Monsieur, que la rime féminine à la fin de chaque couplet me gêne beaucoup… je retombe toujours dans une finale commune que je voudrais éviter Enfin, je ferai tous mes efforts pour pouvoir réussir, et à moins que décidément mes vœux ne veuillent pas être exaucés, j’espère sous peu vous envoyer la romance mise en musique. Je me conformerai à vos désirs, Monsieur, pour la dédicace. Veuillez recevoir l’assurance des sentiments distingués de votre très humble et très obéissant serviteur. C’est précisément à propos de Boieldieu — et de la cérémonie funèbre de son cœur à Rouen — qu’Adolphe Adam, qui avait été son élève préféré, écrivait l’intéressante lettre que voici : Monsieur. Je viens de recevoir la lettre par laquelle vous m’invitez à me joindre aux compatriotes de mon illustre maître pour lui rendre les honneurs qu’a si bien mérités son beau génie. Permette-moi de vous exprimer toute ma reconnaissance de l’honneur que me fait la ville de Rouen : je me garderai bien de manquer à cet appel fait à mon cœur, car qui plus que moi a pu sentir la perte immense que nous avons faite ? La ville de Rouen, riche de tant de célébrités, a perdu un de ses fils, et moi, c’est un père que je pleure. Si l’homme de génie a mérité vos hommages, l’excellent ami, l’homme doué de toutes les qualités du cœur et de l’esprit n’a pas moins droit à mes larmes. Je saisirai donc avec empressement cette occasion de lui donner une dernière marque de reconnaissance. Daignez agréer, Monsieur, l’expression des sentiments distingués avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Votre très dévoué serviteur. P.-S. — Mes occupations ne me permettront pas de quitter Paris avant mercredi soir, mais j’arriverai à tems pour la cérémonie. Le célèbre pianiste Autre lettre de musicien, celle-ci de Victor Massé, qui l’adressait à M. Alfred Blanche, alors secrétaire général de la Préfecture de la Seine : Mon cher Monsieur Blanche, On me dit que mon ami Pasdeloup a été nommé directeur du Théâtre-Lyrique. Pourra-t-il être directeur de théâtre, chef d’orchestre des Concerts populaires et des soirées du préfet, et directeur de l’Orphéon ? Il semble à première vue qu’il y a là de quoi remplis deux existences. Si Pasdeloup était obligé de quitter l’Orphéon, je serais bien heureux de le remplacer. Voulez-vous bien me continuer votre bienveillance, qui, du reste, date déjà de loin, en me soutenant dans cette candidature hypothétique ?… Vous avez toujours été si bon pour moi, que, le cas échéant, je sens que je pourrais compter sur votre puissant appui auprès du préfet de la Seine. Permettez-moi de vous serrer la main affectueusement. Passons aux comédiens, ou plutôt aux comédiennes. Voici une lettre très digne et très fière que la séduisante Louise Contat adressait au commissaire du gouvernement chargé évidemment des intérêts de la Comédie-Française, lors de la reconstitution de ce théâtre à la suite des événements révolutionnaires qui l’avaient ruiné : Mon frère m’a instruite, citoyen commissaire, de la réclamation qu’il vous avait adressée, relativement au secours que vous avez fait distribuer aux artistes du théâtre de la République. Je m’empresse de vous informer qu’en faisant cette demande, il a consulté son zèle pour mes intérêts plus que mes intentions. Je n’ai pas plus l’habitude d’exéder (sic) mes droits que de les abandonner, et quelque (sic) soit ma situation, je ne suis pas assez malheureuse pour que ma famille manque de ressource (sic) quand mes efforts lui sont consacrés. J’ai eu l’avantage de vous écrire avant mon départ de Lyon, et j’ose me flatter que vous m’avez fait la grâce de me répondre aussi positivement qu’à mon frère. Agréez, citoyen commissaire, l’assurance de mes sentiments. On croirait plutôt cette lettre écrite de la main d’un homme. En voici une plus féminine, d’une écriture fine, régulière et pleine d’élégance, due à cette toute charmante Juliette Mézeray que, quelques années plus tard, son terrible et funeste penchant à l’ivrognerie devait conduire à une fin lamentable : Je n’ai pu vous donner des nouvelles, mon bon chat, puisque je n’en ai encore reçu aucune. Ce silence ne me dit rien de bon, et je suis déterminée à frapper maintenant aux grandes portes. Mais j’ai besoin de vos conseils ; je les réclame donc, et vous engage, si toutes fois (sic) vous n’avez rien de mieux à faire, à venir me voir lundy soir. Je ne joue que dans la première pièce, bien que l’on donne les Trois Sultanes : mais j’ai la poitrine et l’estomac tellement fatigués que je ne puis chanter, ce qui m’a obligée à refuser de rendre encore une fois ce service à la Comédie. Bon jour, mon ami, faites-moi savoir si je puis compter sur le plaisir de vous voir demain. Toute à vous, votre amie. Il est ici question des Trois Sultanes, où Mˡˡᵉ Mézeray se faisait d’ordinaire applaudir doublement, non seulement pour son jeu, mais pour son chant. Elle était, en effet, douée d’une voix charmante et dont elle se servait avec habileté ; à ce point que pendant la Révolution et la débâcle de la Comédie-Française, lorsqu’une colonie de celle-ci s’en alla occuper le théâtre Feydeau conjointement avec la troupe lyrique, chacune d’elles jouant de deux jours l’un, il arriva qu’à diverses reprises {Mlle|Mézeray}} se joignit aux chanteurs de Feydeau et se montra dans plusieurs opéras-comiques. Voici enfin un billet — non signé — de la grande Rachel, qu’elle adressait à Alexandre Dumas à l’époque des débuts très brillants de la jeune Madeleine Brohan à la Comédie-Française. On voit par ce billet que Dumas devait alors écrire une pièce pour elle : mettre à l’œuvre. Faites deux pièces, l’une pour le lundi, l’autre pour le mardi, et la Comédie-Française aura quatre succès assurés dans la La collection de M. Charavay, on lee voit, est intéressante. Je ne saurais pourtant l’épuiser, et il me faut ménager la place pour les autres.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Excursion_au_Canada_et_%C3%A0_la_rivi%C3%A8re_Rouge_du_Nord--17
Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/17
# Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/17 ### XVII Le 13 octobre étant le jour fixé pour l’élection du comté de Provencher, élection d’où pouvait sortir, suivant l’expression consacrée, la paix ou la guerre entre les partis religieux et nationaux du Nord-Ouest Canadien, je n’avais garde de manquer à la cérémonie. Depuis quelques jours d’ailleurs il y avait du trouble dans l’air. On parlait d’individus embauchés à Winnipeg pour aller en armes influencer l’élection. La pratique n’était pas absolument nouvelle, elle n’était même que trop conforme à certains précédents datant d’une ou deux années à peine. À Saint-Boniface, les « Orangistes » avaient envahi, pistolet au poing, un bureau de vote présidé par un métis français, Émilien Genton. Le vieux chasseur de bisons, un hercule carré, était froidement demeuré à son poste en dépit des décharges de revolver, malgré la déroute de ses assesseurs ; il se contentait de répéter, avec un flegme imperturbable : « Nous commencerons à compter les votes quand ces messieurs auront fini leur sabbat. » Cette fois, ce n’était pas dans la banlieue de Winnipeg que se faisait l’élection, mais à une vingtaine de kilomètres, non loin de Saint-Norbert, dans la maison de Joseph Turenne. Le matin, en partant de Winnipeg, en compagnie d’un négociant notable, Anglo-Saxon que ses sympathies rattachaient au parti français, j’avais remarqué, stationnant dans la rue principale, devant l’hôtel Davis, rendez-vous habituel des Orangistes, une vingtaine de petits chars à bancs suspendus ou buggies dont le rassemblement eût été certainement qualifié de suspect par un détective quelque peu perspicace. Mon compagnon de voyage me confia que, d’après le bruit courant, Île procureur général Clarke avait fait louer ces voitures pour transporter sur le lieu du vote une centaine de gaillards préalablement assermentés en qualité de constables auxiliaires, non, comme on pourrait le croire, pour assurer l’ordre, mais pour le troubler, suivant les formes les plus hypocritement légales dont il serait possible de se prévaloir. Ce qu’on voulait surtout, paraît-il, c’était gagner du temps. D’après un usage anglais importé au Canada, c’est seulement dans l’assemblée des électeurs, au jour fixé par l’ordonnance de convocation, que les candidatures sont officiellement proposées et discutées. Cette formalité s’appelle « la mise en nomination ». Lorsqu’un seul candidat est ainsi présenté au suffrage populaire, on le déclare séance tenante « élu par acclamation », sans passer par la formalité du vote individuel. Si, au contraire, deux ou plusieurs candidats ont été « mis en nomination » par leurs partisans respectifs, l’assemblée se sépare en renvoyant à une date ultérieure le scrutin qui doit décider de l’élection, en un seul tour et à la majorité relative. On savait ou l’on prétendait savoir à Winnipeg que l’assemblée des métis de Provencher ne permettrait pas la mise en nomination d’un rival de Louis Riel. Les « constables » devaient mettre bon ordre à ces velléités vraies ou prétendues, et assurer la présentation de Clarke par quelque compère plus ou moins électeur dans la circonscription. L’élection définitive étant ainsi ajournée, et profitant de la position particulière de Riel, réputé fugitif de la justice, on pourrait entre temps dénicher, dans l’inextricable fouillis des lois anglaises, une clause d’incapacité légale qui, écartant de la lutte l’ex-chef du gouvernement provisoire, assurât le mandat de député fédéral à son adversaire. N’oublions pas, pour bien comprendre la portée de cet expédient, que dans les pays de droit anglais, à l’inverse des usages admis chez nous en matière d’annulation d’élections, la « disqualification » ou incapacité du candidat qui a réuni le plus grand nombre de suffrages n’entraîne pas nécessairement une nouvelle convocation des électeurs. Les suffrages exprimés en sa faveur sont souvent considérés comme non avenus, et le premier en tête des concurrents éligibles se trouve investi du mandat disputé. L’édifice choisi pour lieu de vote était un simple rez-de-chaussée de deux pièces, précédé d’une cour assez spacieuse, entourée par l’inévitable « fence » ou barrière en troncs d’arbres. Les électeurs, presque tous métis français et au nombre de plus de deux cents, autant que je pus en juger, formaient cà et là des groupes fort animés. Tous étaient en costume de route : chapeau large, mocassins, ceinture de couleur serrant la taille. Le type dominant était bien celui des aborigènes Cris et Saulteux, dont le sang entrait certainement pour les trois quarts, quelquefois pour les sept huitièmes, dans la complexion de la grande majorité des assistants. Toutefois la filiation européenne se révélait dans la barbe, remarquablement forte chez le métis à n’importe quel degré de mélange, tandis qu’elle est, comme on sait, très-peu fournie chez l’Indien pur. Ils avaient dû faire, pour la plupart, un assez long trajet, car les circonscriptions électorales, dans ce pays encore si peu peuplé, dépassent de beaucoup l’étendue d’un département français. Les montures de ceux qui étaient venus à cheval étaient réunies à peu de distance, sous la garde de quelques jeunes gens. Point d’armes apparentes : ainsi l’exigeait la loi ; mais il n’aurait pas fallu aller bien loin pour trouver tout un arsenal soigneusement dérobé aux yeux des profanes, dans un petit bois de trembles, près des berges de la Rivière Rouge. « Vous comprenez ben, m’sieu, » me disait un vieux chasseur aux longs cheveux couleur d’aile de corbeau, encadrant une physionomie plus qu’à demi indienne, avec son air de bonhomie narquoise et son accent bas-normand, « dans cette saison cite (sic), il y a tout plein de poules de prairies, et faut ben avouère (avoir) un fusil pour se distraire en route. » En attendant, ce n’était pas précisément pour signaler l’arrivée d’une compagnie de ces pauvres gallinacés que trois ou quatre guetteurs interrogeaient des yeux la route de Winnipeg. La mise en nomination devait être réglementairement terminée à deux heures précises, et jusqu’à ce moment aucun nom n’avait été présenté en opposition à celui de Louis Riel. Circonstance digne de remarque, le premier « parrain » de la candidature de l’ex-président métis avait été un Écossais protestant, l’un des plus riches, des plus notables et des plus anciens habitants de Winnipeg, M. Bannatyne, lequel, en s’excusant de ne pouvoir s’exprimer avec toute la pureté désirable dans l’idiome de la majorité des assistants, leur rappela en fort bons termes qu’à défaut de l’accent, il avait du moins le cœur d’un métis canadien. Des applaudissements bien nourris avaient accueilli l’orateur, ainsi que les principaux chefs du parti français à Manitoba, MM. Royal, Dubuc, Larivière, etc., lesquels avaient pris ensuite la parole pour « seconder » la motion. Dans un langage moins châtié, mais éloquent et vigoureux à la fois dans sa simplicité naïve, deux électeurs métis exposèrent les griefs de la vieille population du pays contre les fanatiques d’importation récente, vrais perturbateurs de la paix publique. Puis M. Royal fit à l’auteur de ces lignes l’honneur de le présenter à l’assistance comme un « Français du vieux pays », passionné pour l’avenir et la prospérité des Français de la Rivière Rouge ; mais, pour prix de cette gracieuseté, il eut la cruauté de réclamer un discours. Il fallut s’exécuter et servir aux électeurs du comté de Provencher la harangue demandée. Mon improvisation fut-elle bonne ou mauvaise ? Je ne sais ; mais le « vieux pays » fut chaudement acclamé dans la personne de son très-humble représentant. Sur ces entrefaites, un certain mouvement se manifeste au dehors. Les voitures suspectes du matin sont signalées ; l’ « officier rapporteur » du bureau électoral, un franc Bourguignon transplanté depuis une dizaine d’années en ces lointains parages, demande si personne ne propose un autre candidat. Pour toute réponse un tonnerre de hourras en l’honneur de Louis Riel ; l’horloge de céans marque l’heure réglementaire. La séance est close, et Louis Riel déclaré élu « par acclamation » à la Chambre des communes du Canada pour le canton de Provencher. Il me semble que le temps a passé bien vite ; mais il faut croire que l’horloge de céans est une horloge intelligente, désireuse de protéger le bon droit contre l’intrigue et la violence ; car, il faut bien l’avouer, ma montre, moins soucieuse des intérêts manitobains, retarde de trois bons quarts d’heure. Deux ou trois minutes plus tard, vingt voitures, contenant environ quatre-vingts gaillards de fort mauvaise mine, armés de revolvers et de gourdins, s’arrêtent devant la barrière ; le policeman D*** et deux de ses « constables volontaires » se détachent du groupe, pénètrent sans obstacle dans la salle, fort surpris de ne rencontrer aucune résistance, et plus surpris encore d’apprendre que tout est fini sans qu’ils aient eu l’occasion de s’en mêler. Pour se donner une contenance, ils prétendent avoir mission de rechercher le candidat placé sous le coup d’un mandat d’arrêt. Mais Riel, sans être bien loin de là, s’était pourtant gardé de mettre un pied dans la souricière. Aussi laissa-t-on nos gens chercher tout à leur aise. Quelques mois plus tard, Riel se présentait à Ottawa, en dépit d’un déchaînement inouï de la presse haut-canadienne, et faisait acte de présence au Parlement, en signant son nom au registre de la Chambre. Mais, l’inviolabilité des députés n’existant pas au Canada, ses amis le firent promptement repasser aux États-Unis. Son but d’ailleurs était atteint, la discussion si longtemps ajournée sur la liquidation définitive des « troubles du Nord-Ouest » ne pouvait plus être évitée. Riel fut, il est vrai, déclaré exclu de la Chambre, tandis que Lépine était condamné par le jury de Winnipeg ; mais le nouveau cabinet canadien dut ouvrir une enquête sur les promesses d’amnistie faites aux métis par le ministère précédent. Quinze mois plus tard, le gouverneur général du Canada, lord Dufferin, obtenait de la reine une ordonnance d’amnistie, complète pour tous les acteurs secondaires de la petite révolution de 1869-1870, partielle pour trois personnes seulement : Riel, Lépine et O’Donohue, frappés d’un bannissement de quelques années. Au sortir de la salle de vote, les métis s’étaient dispersés, s’en retournant par petites troupes de piétons et de cavaliers, et fredonnant, sur de vieux airs normands, des chansons de « voyageurs », composées pour la plupart par des poëtes du cru. De son côté, le P. Ritchot, mis en bonne humeur par l’issue de la journée, emmenait les principaux acteurs, orateurs et invités de la cérémonie, y compris l’auteur, à son presbytère de Saint-Norbert, où ses deux nièces nous avaient préparé un dîner à la hauteur de la circonstance. On en était au potage, la fameuse soupe au lait et aux huîtres, en haute faveur, comme on sait, dans toute l’Amérique du Nord, quand tout à coup on signala derechef les « buggies » orangistes qui s’engageaient dans l’avenue de trembles et de bouleaux conduisant au presbytère. Nous n’en avions pas encore fini avec ces indiscrets. Furieux de leur déconvenue au « poll » et fortement imbibés de mauvais whisky, ils prétendaient prendre leur revanche en dénichant l’indénichable Louis Riel parmi les invités du curé de Saint-Norbert. L’amphitryon fronçait les sourcils : « Il y a un bout à tout, disait-il, même à la patience d’un curé patriote ; » pour un peu il « ferait sauter en l’air tous ces maudits-là comme des grenouilles, » grâce à quelques barils de poudre restés en sa possession depuis l’époque du gouvernement provisoire. Ce fut l’élément laïque représenté par le secrétaire provincial, M. Royal, qui dut prêcher le calme et la conciliation. Finalement, l’un de nous se détache en parlementaire et conduit les enragés perquisitionneurs dans tous les coins et recoins du presbytère et de ses dépendances, église, logement des sœurs, etc., etc. Pas plus de Riel qu’à l’assemblée électorale. Finalement, les hommes de Clarke et de notre peu estimable compatriote D*** regagnent bredouilles leurs véhicules, non sans proférer quelques menaces assaisonnées des plus beaux jurons de l’idiome saxon du Far-West, langue d’une richesse exceptionnelle sous ce rapport.
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Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/18
# Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/18 ### XVIII Les premières gelées avaient sévi dès la seconde quinzaine de septembre ; elles avaient été suivies par une période exceptionnelle de mauvais temps, neige alternée de pluie, qui rendait presque impossible toute nouvelle excursion de longue haleine. C’était avoir du guignon, l’automne manitobain étant généralement, ainsi que j’ai eu l’occasion de le dire, une saison magnifique. De vieux habitants déclaraient n’en avoir pas vu un semblable depuis près de trente ans. Toujours est-il que la saison s’avançait et qu’il fallait promptement songer au départ si je ne voulais pas être surpris tout à coup par les grands froids. Un matin, tandis que je m’occupais des préparatifs de départ, on m’annonce une visite. Un grand et vigoureux vieillard entre dans ma chambre et me dit sans autre préambule : « Je m’appelle M***, de Saint-Avold, venu en Amérique en 1847, jadis brasseur, aujourd’hui propriétaire à Manitoba et dans le territoire du Dacotah ; j’ai appris que vous êtes Messin et je me mets à votre disposition pour visiter le district de la rivière Pembina où j’ai mes propriétés. Je pars dans trois jours. Cela vous va-t-il ? » La réponse ne pouvait être douteuse. Le 18 octobre, après trois soirées consacrées aux banquets et punchs d’adieu, je faisais dans la voiture de mon nouvel ami la première étape de mon voyage de retour. Le temps était beau le jour du départ, et le buggy roulait sans cahots sur la piste unie qui, dans les Prairies, pourvu qu’il ne pleuve point, tient lieu de macadam. Partis à midi de Winnipeg, en remontant la Rivière Rouge par la rive gauche, nous allons coucher le soir à 43 kilomètres de la ville, dans une petite auberge de la paroisse Sainte-Agathe. L’auberge est tenue par une famille irlandaise récemment établie dans cette localité peuplée de métis. Deux fort jolies filles, grandes et fortes comme des grenadiers, nous servirent un souper à peu près passable. Dans un coin de la salle commune, un jeune homme, leur frère ou cousin, exerçait ses talents musicaux sur une sorte d’accordéon, tandis qu’une bambine d’une douzaine d’années, vive, fraîche, rose et d’une carrure qui promettait de rattraper bientôt celle de ses grandes sœurs, courait en jupons courts et pieds nus au dedans et au dehors du logis, sans souci du froid, devenu très-vif après le coucher du soleil. Gens et logis avaient un air de propreté rassurante ; mais les démangeaisons de la nuit nous apprirent, hélas ! que tout ce qui brille n’est pas or. En quittant cette auberge trop habitée, nous tournons le dos aux berges légèrement boisées de la Rivière Rouge, pour courir à travers la Prairie, dans la direction du sud-ouest. Chemin faisant, mon compagnon me racontait ses aventures. À peu près ruiné lors de la crise de 1848, il était venu en Amérique avec plus d’énergie que de ressources pécuniaires. Après avoir habité successivement New-York, Chicago, Saint-Louis, il avait établi la première brasserie dans la ville, alors naissante, de Saint-Paul de Minnesota. En ces temps-là, Saint-Paul traversait la période « héroïque », et surtout chaotique, qui caractérise les débuts des cités du Far West. Le débitant était obligé d’avoir deux revolvers sur son comptoir, seul mode de contrainte morale dont l’efficacité fût appréciée par les payeurs récalcitrants. Mais, si l’on risquait un peu sa peau, on faisait rapidement fortune. Les premiers occupants de l’emplacement de Saint-Paul, quelques pauvres diables de chasseurs canadiens, la plupart sang-mêlé, avaient en quelques mois, sans savoir ni a ni b, réalisé, par la vente de leurs lots urbains, des sommes fabuleuses. L’un d’eux, Vital Guérin, possédait déjà deux cent mille dollars (un million de francs) en banque, alors que sa femme et ses enfants, n’ayant encore pu se résigner à adopter les chaussures civilisées, couraient par les rues en mocassins ou pieds nus. Malheureusement, ce qui vint au sol de la flûte repartit au son du tambour. Les tripots st chargeaient de rétablir l’équilibre. Le même Vital, devenu plus que millionnaire, — et millionnaire en dollars, — jouait parfois jusqu’à soixante mille piastres sur un coup de cartes. Il a fini par être enterré aux frais de la colonie canadienne de Saint-Paul, par le clergé catholique auquel, au temps de sa splendeur, il avait fait le cadeau princier de l’ « îlot » ou « blot » sur lequel s’élève aujourd’hui l’église cathédrale. M*** était Lorrain, c’est-à-dire d’un tempérament rassis. Il gagna, épargna, fit fortune. Devenu propriétaire de quelques milliers d’hectares dans la montagne de Pembina, à cheval sur la Puissance et les États-Unis, il fait maintenant de l’agriculture, et, depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine, appelle successivement près de lui ceux de ses petits-fils et petits-neveux qui ne se sentent qu’une inclination médiocre à servir sous les drapeaux du Vaterland. Son gendre, un Bavarois, en fait d’ailleurs autant pour les siens. La montagne de Pembina devient ainsi peu à peu ce que Henri Heine se fût empressé d’appeler une colonie de « Prussiens libérés ». Sur de vastes espaces la Prairie que nous traversions avait été ravagée par les feux d’automne. L’herbe brûlée laissait à découvert le sol uni formé par un terreau noir et parsemé çà et là d’ossements blanchis de bisons. Il y a une vingtaine d’années les métis faisaient encore dans ces parages de folles hécatombes de ces magnifiques ruminants. Cent, deux cents cavaliers, tournoyant autour d’un troupeau en marche, détruisaient en un jour des milliers d’animaux, dont, vu la pénurie des moyens de transport, on ne pouvait songer à utiliser ni la viande ni même la « robe » ou fourrure. On tuait pour le seul plaisir de se procurer des langues de bisons, le morceau de choix de la cuisine des Prairies. Aujourd’hui ce n’est plus qu’à deux cents lieues à l’ouest de la Rivière Rouge que le bison, implacablement refoulé vers les Rocheuses, se montre en troupeaux encore innombrables, bien que diminuant très-vite et menacé de bientôt disparaître. Le 19, dans la nuit, nous arrivions chez mon hôte, la ferme de Walhalla — un nom à réminiscence germanique importé par le gendre de M***. Les collines de Pembina ont dû former jadis une chaîne d’îlots boisés émergeant des eaux du lac d’eau douce qui remplissait alors tout le bassin de la Rivière Rouge. Aujourd’hui encore, on peut dire qu’elles forment sur une longueur de près de cent lieues vers l’ouest, au milieu de la mer d’herbes des Prairies, de véritables îles de végétation arborescente. Entre autres productions, pommes de terre du poids d’une livre, et betteraves idem, mon hôte me montre sur ses terres quantité de vignes sauvages qu’il compte améliorer par la culture. Il a déjà fait du vin, nullement méprisable à son dire ; mais il est évident que dans un pays où le thermomètre descend régulièrement tous les ans au-dessous de trente-neuf degrés de froid, on ne saurait guère compter sur l’acclimatation des plants d’Europe. Depuis mon départ, plusieurs « townships » ou cantons ont été arpentés dans la montagne de Pembina, et des colons s’y sont établis, notamment des Mennonites. C’est une secte bien curieuse que ces Mennonites, sorte de « quakers » allemands, dont l’application successive du service militaire obligatoire dans les États de l’Europe moderne est en train de faire un peuple de Juifs errants. Pour échapper aux lois militaires déjà fort raides de la monarchie prussienne, ils avaient dès la fin du dix-septième siècle demandé asile à la grande Catherine, et fondé dans le sud de la Russie des colonies agricoles extrêmement florissantes. La tsarine leur avait garanti, en conformité de leur dogme fondamental, le privilège de l’exemption de tout service armé ; mais après Sadowa et Sedan, la Russie, elle aussi, est entrée dans l’engrenage des armements à outrance, et les privilèges mennonites ont dû être abolis. Plutôt que de céder sur le point capital de leur croyance, ces fervents adeptes de la paix perpétuelle abandonnent leurs établissements vieux d’un siècle. Le parlement d’Ottawa, désireux d’attirer à Manitoba une partie de ces nouveaux émigrants, s’est empressé de leur garantir par une loi en bonne forme l’exemption à perpétuité de tout service dans les milices. On en a fait autant au Kansas, au Brésil et dans l’Argentine. Quatre à cinq mille Mennomites se sont établis à Manitoba, où leurs établissements ont pour centre la petite ville d’Emmerson. Après un repos de deux jours, M*** me fit reconduire en voiture de Saint-Joseph de Walhalla au poste de Pembina, distance d’environ cinquante kilomètres. Le temps était froid et couvert, bientôt la neige se mit à tomber à gros flocons. Un petit ravin au fond duquel coule la rivière Pembina, près de son confluent avec la Rivière Rouge, sépare le village d’un petit fortin en bois habité par quelques douaniers et soldats américains. Je passe la soirée en compagnie d’un Canadien-Français nommé Giroux, marié avec une excellente petite femme métisse et père d’une nombreuse famille de fort jolis bébés. Giroux avait l’entreprise de travaux qu’on exécutait en ce moment du côté canadien, non loin d’un fort construit par la Compagnie de la baie d’Hudson après l’attribution de Pembina aux Américains. Là, peu à peu, se groupent les premières habitations d’une future ville manitobaine qui a reçu le nom de Dufferin, en l’honneur du gouverneur général du Canada, homme affable, distingué, spirituel, très-populaire, ainsi que sa femme, dans toute la Puissance. C’est près de cette cité future que s’établissent le plus grand nombre des Canadiens-Français arrivant par centaines (1 200 à 1 500 l’année dernière) des États-Unis ou du Canada. Pendant la nuit la neige n’a cessé de tomber et le froid est devenu assez vif pour que l’haleine se fige en petits glaçons sur les poils de la moustache. Aussi quel n’est pas mon étonnement en arrivant à la berge de la Rivière Rouge, de voir une douzaine de métis français plongés jusqu’à la ceinture dans l’eau glacée dont la surface, parsemée çà et là de plaques de neige flottante, avait déjà pris cette consistance huileuse qui est le prélude de la congélation totale ! Il s’agissait de tirer à terre les planches d’un « flat-boat » que la prise imminente de la rivière empêchait de continuer son voyage vers Winnipeg. Ces « flat-boats » (littéralement bateaux plats) sont à proprement parler de grands radeaux formés de madriers empilés sur une épaisseur de plusieurs pieds, que l’on construit dans la région forestière du Minnesota vers la source des divers affluents de la Rivière Rouge. Sur la plate-forme on installe une sorte de corps de logis, également en planches, dans lequel vient s’emmagasiner un chargement de tous les articles dont le commerçant nomade, le « boss » du « flat », compte se défaire avantageusement en route. Puis, sans plus d’équipage qu’un ou deux hommes armés de longues perches, on descend le cours des rivières. Arrivé à destination, et le chargement « coulé, le « navire » est lui-même mis en pièces, et ses débris, mis en vente à leur tour, vont servir à la construction des futures Chicagos de la prairie riveraine. Toujours pratiques ces diables de Yankees ! Quant aux travailleurs, nos demi-compatriotes, dont l’occupation, sous ce costume et cette température, me donnait la chair de poule, Giroux m’assure que je m’apitoie à tort sur leur compte. Ils sont endurcis dès l’enfance à toutes les intempéries de l’air et de l’onde. Dans des conditions qui vaudraient au plus robuste Européen la plus carabinée des fluxions de poitrine, il leur suffit d’un coup de whisky pour achever gaiement et promptement leur tâche. Et tenez, voici le patron qui envoie « querir » un flacon de ce grossier cordial ; un « merci » énergique s’échappe de la robuste poitrine de chacun des travailleurs, et ils se remettent à l’ouvrage, fredonnant les couplets de la « chanson à Pierre Falcon ». À Dufferin, la Rivière Rouge, rétrécie par deux berges hautes de sept à huit mètres et assez agréablement boisées, n’a plus guère que soixante-dix mètres de largeur. Sa plus grande profondeur en été est d’environ trois mètres. Le 24 au matin, arriva à Pembina le « stage » ou diligence des Prairies qui mène de Winnipeg à Breckenridge, simple char à bancs de six ou huit places, garni de paille et recouvert d’une bâche en toile, mais monté sur de solides ressorts et traîné par des chevaux vigoureux. En deux jours nous avons trotté nos cinquante lieues jusqu’à Moorhead. À travers un pays de plaines immenses dont la monotonie n’est interrompue que par l’apparition intermittente de quelque rideau de trembles et de bouleaux perpendiculaire à notre route, et courant se confondre avec le rideau plus touffu qui nous dérobe, sur la gauche, la vue de la Rivière Rouge. Celle-ci s’accroît çà et là d’affluents venus d’un pays de lacs où les castors, encore nombreux, élèvent des digues sr les cours d’eau. Partout jusqu’à Moorhead c’est la solitude la plus absolue ; à peine tous les vingt ou trente kilomètres, une, deux, trois masures en bois, stations de relais où l’on descend prendre un repas très-sommaire et où l’on trouve pour la nuit un gîte non moins spartiate. Tels sont « Pointe Kelly », « Grande Fourche », « Frog Point » ou « Pointe aux Grenouilles », « Goose River », etc., mélange de noms vingt fois traduits et retraduits, comme je l’ai expliqué ailleurs, de l’un à l’autre des deux idiomes parlés par les premiers explorateurs de cette région. De Moorhead, station du futur « Pacifique du Nord », jusqu’à la petite ville de Breckenridge, le stage quitte le territoire du Dacotah et passe sur la rive droite de la rivière dans l’État de Minnesota. À Breckenridge je retrouve enfin, après deux mois et demi, le mode de locomotion des pays civilisés, le chemin de fer, ne regrettant du « stage » que mes excellents compagnons de voyage, trois ex-officiers confédérés, dont un créole missourien d’origine lorraine, le capitaine Aymon. Le 4 novembre 1873, après de courtes haltes à Saint-Paul, Chicago et Détroit, j’étais enfin de retour à Ottawa. Je retrouvais la capitale fédérale très-agitée : il y avait de nouveau ouverture du Parlement. Je revis le gouverneur général lord Dufferin se rendre en grand cortège à la chambre du Sénat et lire, dans les deux langues de rigueur, le « discours du trône » ; mais ce discours devait être le testament du ministre qui l’avait inspiré. L’affaire du « Pacifique » s’était envenimée durant la prorogation ; la Chambre des communes revenait hostile, — à une faible majorité il est vrai, — mais cela suffisait pour rendre impossible le maintien au pouvoir du cabinet Mac-Donald. Le lendemain de mon arrivée, un haut fonctionnaire me demanda amicalement si j’avais préparé le compte des dépenses de mon voyage. Je répondis que je ne l’avais pas encore établi. « Eh bien, me dit-il, dépêchez-vous et faites signer le mandat, pendant qu’il en est temps encore, par le ministre qui vous a confié votre mission ; son successeur aura tant à faire au début, que vous pourriez éprouver des délais fort désagréables. » Je suivis ce sage conseil et bien m’en prit. À midi mon mandat était acquitté ; à trois heures le ministère était démissionnaire. Un mois plus tard, le jour même que retournant à Saint-Paul de Minnesota, où j’allais passer l’hiver, je réparais une lacune de mon voyage d’été en visitant les chutes du Niagara, je reçus une nouvelle bien faite pour me confirmer dans la philosophie de l’immortel précepteur de Candide. Si mes protecteurs fussent restés au pouvoir, je devais partir pour France par le premier transatlantique français de New-York. Ce transatlantique avait dérapé sans moi dans les derniers jours de novembre 1873. Hélas ! il n’est jamais arrivé au port. Il s’appelait la Ville du Havre.
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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVI/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII
# Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVI/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII #### Suite du CHAPITRE VII Second voyage du capitaine Cook. « Je n’ai examiné que les statues gigantesques qui se trouvent près du lieu du débarquement : elles sont d’une pierre grise, la même en apparence que celle des plates-formes. Mais les personnes de mon équipage qui traversèrent l’île, et qui en observèrent beaucoup d’autres, pensaient que cette pierre diffère de toutes celles qu’ils ont vues dans le pays ; elle leur parut factice. Nous avions peine à concevoir comment ces insulaires, qui ne connaissent en aucune manière la puissance de la mécanique, ont pu élever des masses si étonnantes, et ensuite placer au-dessus les grosses pierres cylindriques qui les surmontent. La seule méthode que je conçoive est d’élever peu à peu l’extrémité supérieure, en la soutenant avec des pierres à mesure qu’elle se hausse, et en bâtissant tout autour jusqu’à ce qu’elle soit dressée : ils feraient ainsi une sorte de colline ou d’échafaudage sur lequel ils rouleraient le cylindre pour le placer sur la tête de la statue, et ensuite ôteraient les pierres. Mais si la pierre est artificielle, les statues peuvent avoir été mises en place dans leur position actuelle, et le cylindre posé ensuite, en construisant tout autour un monticule comme je viens de le dire. De quelque manière qu’on les ait élevées, il a fallu un temps immense ; ce qui montre assez l’industrie et la persévérance des insulaires au temps où on les a élevées ; car les habitans actuels n’y ont certainement eu aucune part, puisqu’ils ne réparent pas même les fondemens de celles qui tombent en ruine. Ils leur donnent des noms différens, tels que Gotomoara, Marapaté, Kanaro, Goouay-Tougou, Matta-Matta, etc., etc., qu’ils font précéder du mot moï, et auxquels ils ajoutent quelquefois celui d’eriki. Le dernier signifie chef, et le premier, lieu où l’on enterre, lieu où l’on dort (du moins à ce que nous avons compris). » Ces monumens singuliers, observe Forster, étant au-dessus des forces actuelles de la nation, sont vraisemblablement des restes d’un temps plus fortuné. Sept cents insulaires privés d’outils, d’habitations et de vêtemens, tout occupés du soin de trouver des alimens et de pourvoir à leurs premiers besoins, n’ont pas pu construire des plates-formes qui demanderaient des siècles de travail. En effet, nous n’avons pas remarqué, dans nos excursions, un seul instrument qui soit du moindre usage dans la maçonnerie ou la sculpture. Je n’y ai pas vu non plus de carrières récemment exploitées, ni aucune ébauche de statue qui pût passer pour l’ouvrage du temps présent. Il est donc très-probable que jadis ce peuple était plus nombreux, plus riche et plus heureux ; qu’alors il avait du loisir pour flatter la vanité de ses princes en perpétuant leurs noms par des monumens durables. Les restes des plantations qu’on trouve sur le sommet des collines donnent un nouveau poids à cette conjecture. On ne peut pas déterminer par quels accidens divers une nation si florissante a pu déchoir et être réduite à l’état d’indigence où on la trouve aujourd’hui. Mais il est aisé d’imaginer plusieurs causes capables de produire cet effet ; la dévastation causée par un volcan suffirait seule pour rassembler toutes les misères sur des insulaires resserrés dans un si petit espace : cette île, qui peut-être a jadis été produite par un volcan, puisque toutes les roches y sont volcaniques, a, suivant cette apparence, été bouleversée par le feu. Les arbres, les plantes, tous les animaux domestiques, et même une grande partie de la nation, peuvent avoir péri dans une de ces épouvantables convulsions de la nature ; la faim et la misère auront ensuite poursuivi ceux qui échappèrent au feu. » Toutes les femmes que nous avons vues dans les différentes parties de l’île ne montent pas à trente, quoique nous l’ayons traversée presque d’un bout à l’autre ; il n’est point du tout probable qu’elles se fussent retirées dans quelques lieux cachés. Si réellement il n’y a pas plus de trente ou quarante femmes pour six ou sept cents hommes, la nation doit s’éteindre en très-peu de temps, à moins que nos principes de physique sur la pluralité des maris ne soient erronés. La plupart de ces femmes ne nous ont pas donné lieu de croire qu’elles ne fréquentent qu’un seul époux : au contraire, elles semblaient aussi débauchées que Messaline et Cléopâtre. Mais cette disproportion est un phénomène si singulier, qu’on a peine à la croire, et je ne serais pas éloigné de penser que réellement les deux sexes sont en nombre égal. Quoique personne de notre équipage n’ait observé de vallées ou de retraites où les femmes aient pu se soustraire à nos regards pendant notre séjour, on rencontra néanmoins des cavernes dont les naturels du pays refusèrent l’entrée. Les cavernes d’Islande sont assez vastes pour contenir plusieurs milliers d’habitans, et il est probable que, dans une île également volcanique telle que Ouaïhou, de pareilles cavernes pourraient servir d’asile à un grand nombre d’insulaires. Nous ne savons pas pourquoi les habitans de l’île de Pâques sont plus jaloux de leurs femmes que les Taïtiens. Leurs craintes à notre égard n’étaient pas mal fondées ; car la conduite des matelots est insolente et immodeste partout où ils jouissent de quelque supériorité sur les peuples sauvages. » Je dois dire, au reste, que nous avons aperçu très-peu d’enfans ; et si ce peuple jugeait à propos de soustraire ses femmes à nos yeux, il n’y avait aucune raison de cacher les enfans. Ce sujet reste ainsi dans l’obscurité ; et si réellement le nombre des femmes n’est pas considérable, il doit avoir été diminué par quelque accident extraordinaire que les naturels seuls peuvent révéler. Notre ignorance de la langue nous a privés de beaucoup d’éclaircissemens. » Outre les nombreux monumens d’antiquité, qu’on ne trouve que près de la côte de la mer, on rencontre plusieurs petits tas de pierres empilées en différens endroits le long du rivage. Deux ou trois des pierres supérieures de chaque pile étaient généralement blanches ; peut-être qu’elles le sont toujours ainsi quand le tas est complet. Sûrement ces tas ont quelque objet : il est probable qu’ils indiquent les endroits où des morts ont été enterrés, et qu’ils tiennent lieu des grandes statues. » Les outils de ce peuple sont très-mauvais, et, comme ceux de tous les autres insulaires de cette mer, composés de pierres, d’os et de coquillages, etc. ; ils attachent peu de prix au fer et aux ouvrages de ce métal ; ce qui est extraordinaire, car ils en connaissent l’usage ; mais on peut conjecturer de là qu’ils n’en ont pas un grand besoin. » Enfin, en supposant que les volcans ont bouleversé depuis peu cette île, ses habitans doivent plus exciter de pitié qu’aucun autre pays moins civilisé, puisque, connaissant les commodités, les aisances et le luxe de la vie, le souvenir de ces biens doit leur en rendre la perte plus sensible. Oedidi déplorait souvent leur situation, et semblait prendre plus de part à leurs maux qu’à ceux des Zélandais. Il ajouta un autre bâton au paquet qui composait son journal, et il grava dans sa mémoire cette observation sur l’île de Pâques, Tata Maïtai, Ouahennoua, Eéno ; « le peuple y est bon, mais l’île est très-pauvre ; » au lieu qu’à la Nouvelle-Zélande, il faisait plus de reproches aux habitans qu’au pays. Ses sentimens étaient toujours humains, et ses idées toujours justes : rien n’avait corrompu la bonté de son cœur et la droiture de son entendement. » Le 16 mars 1774 on quitta cette île pour se rendre à celles des Marquésas, dans le cas où l’on n’en pourrait découvrir d’autres dans l’intervalle qui les sépare de l’île de Pâques. » Tous ceux qui avaient fait de longues courses à travers cette île avaient le visage brûlé par le soleil ; ils éprouvaient des douleurs extrêmes à mesure que la peau se levait. Le séjour à terre et le peu de végétaux qu’on y venait de prendre avaient rétabli la santé des scorbutiques ; mais plusieurs éprouvèrent bientôt des rechutes, et se plaignirent de constipations et de maladies bilieuses, qui sont mortelles dans les climats chauds. Le chirurgien fut obligé de garder le lit ; et, ce qu’il y eut de plus malheureux, les malades ne pouvaient pas manger de patates, parce quelles étaient trop venteuses pour leurs estomacs faibles. » Le ciel en général fut serein, et la couleur de la mer d’un bel azur plus ou moins foncé, suivant celle du firmament. Les dauphins, les bonites et les requins, se montraient de temps en temps, ainsi que différens oiseaux qui se battaient avec les poissons volans. La chaleur du soleil, tempérée par le mouvement rapide de l’air, nous permettait, à notre grande satisfaction, de faire des promenades sur les ponts. Nous avions besoin de ces beaux jours pour ramener nos esprits défaillans : les végétaux de l’île de Pâques étaient déjà consommés ; il fallait manger des viandes salées, préparées depuis trois ans, et dont les sucs étaient entièrement détruits, ou se contenter de biscuit, si l’estomac ne pouvait pas digérer ces substances grossières. Comme tout le monde désirait la terre, nous consultions avec empressement les livres qui traitaient du voyage de Mendaña ; les termes vagues qui expriment la distance des Marquésas au Pérou donnant une libre carrière à nos conjectures, chaque jour produisait de nouveaux calculs sur leur longitude. Nous passâmes cinq jours consécutifs sur les différentes positions que les géographes ont données à ces îles. Durant cette route, nous jouîmes de quelques soirées charmantes ; et le 3 avril, au coucher du soleil, nous observâmes en particulier que le ciel et les nuages étaient teints de différentes couleurs vertes. Frézier avait observé avant nous cette couleur, qui n’est point extraordinaire, si l’air est chargé de vapeurs, comme cela arrive souvent entre les tropiques. Le même jour nous prîmes un petit suceur qui s’était attaché à un poisson volant avec lequel nous avions amorcé un hameçon ; preuve que ces animaux ne sont pas toujours collés aux requins ; nous aperçûmes aussi un gros poisson de l’espèce des raies, appelé diable de mer par quelques auteurs ; il ressemblait parfaitement à un autre qui avait frappé nos regards dans la mer Atlantique, le 1ᵉʳ. de septembre 1772. Le nombre des hirondelles de mer, des pailles-en-cul et des frégates, augmentait autour de nous à mesure que nous avancions à l’ouest, et que nous approchions des îles que nous nous attendions à trouver. » Je continuai, dit Cook, à faire route à l’ouest jusqu’au 6 avril, à quatre heures de l’après-midi, que, par 9° 20′ de latitude sud, et 138° 14′ de longitude ouest, nous découvrîmes une île dans l’ouest à la distance d’environ trois lieues. Deux heures après, nous en vîmes une autre qui semblait plus étendue que la première. J’arrivai sur celle-ci, et je marchai à petites voiles toute la nuit, ayant un temps pluvieux, variable, et des rafales, ce qui est assez commun dans cette mer, quand on est près d’une terre haute. Le lendemain au matin, à six heures, nous en aperçûmes une troisième. Je donnai ordre de gouverner entre les deux dernières : bientôt après nous en vîmes une quatrième encore plus à l’ouest. Nous étions alors bien assurés que c’étaient les Marquésas, découvertes par Mendaña, en 1595. La première île était une nouvelle découverte, et je la nommai île de Hood, d’après le jeune volontaire qui la montra le premier ; la seconde était celle de San-Pédro ; la troisième, la Dominica ; et la quatrième, Santa-Christina. » La Dominica, la plus voisine de nous, était haute et montueuse ; sa partie nord-est paraissait escarpée et stérile ; mais nous observâmes plus au nord des vallées remplies d’arbres, et par-ci par-là, quelques huttes. Comme la brume s’éclaircissait, nous vîmes plusieurs rochers escarpés semblables à des clochers, et des cimes déchirées entassées au centre de l’île ; ce qui prouve que les volcans et les tremblemens de terre ont bouleversé la surface de ce pays. Toute la partie orientale offre une côte perpendiculaire fort élevée, couronnée de pics, déchiquetée par des ravins. » Nous rangeâmes la côte sud-est sans trouver la moindre apparence de mouillage. Je traversai le canal entre la Dominique et Sainte-Christine en portant sur la dernière île, et je longeai la côte sud-est en cherchant le port de Mendaña. Nous dépassâmes plusieurs anses qui semblaient offrir un ancrage ; mais un fort ressac brisait sur toutes les côtes. Quelques pirogues se détachèrent bientôt des rivages et nous suivirent. » Nous remarquions des cantons agréables sur les deux îles, entre les fentes des montagnes ; mais nous ne découvrions point de plaines pareilles à celles qui embellissent les îles de la Société. Cependant la côte de Sainte-Christine ranimait notre courage, et nous inspirait cette gaîté que ressentent tous les marins fatigués à l’aspect d’une campagne fertile. Les deux pointes de chaque anse, que nous dépassâmes, enfermaient une vallée boisée et couverte de plantations d’une charmante verdure. Nous voyions de toutes parts des habitans courir en contemplant notre vaisseau. » Parvenus devant le port que nous cherchions, j’essayai d’y entrer ; mais comme le vent était contraire, et qu’il soufflait par rafales violentes de cette haute terre, l’un des grains nous saisit au moment de la manœuvre, cassa un de nos mâts ; et avant d’avoir viré, nous manquâmes d’être brisés contre les rochers, sous le vent, ce qui m’obligea de porter au large et de courir une bordée ; je revins ensuite vers la côte, et j’allai mouiller à l’entrée de la baie. À l’instant, une douzaine de pirogues, montées par une quarantaine d’insulaires, s’approcha de nous ; mais il fallut beaucoup d’adresse pour engager les hommes à venir le long du bâtiment. Enfin une hache et des clous déterminèrent une des pirogues à s’avancer au-dessous de la galerie : tous les autres imitèrent ensuite cet exemple, et ayant échangé des fruits à pain et du poisson contre de petits clous, etc., elles retournèrent à terre après le coucher du soleil. Nous observâmes des amas de pierres à l’avant des pirogues, et chaque homme avait une fronde entortillée autour de sa main. » Quelques-unes des pirogues étaient doubles et portaient quinze hommes ; d’autres, au contraire plus petites, en contenaient de trois à sept. Ils commencèrent par nous offrir des racines d’éva (sans doute des symboles de paix), comme aux îles de la Société et aux îles des Amis : pour achever la cérémonie, nous ne manquâmes pas de les attacher aux haubans. » Dès le grand matin du 8, les insulaires nous firent une seconde visite en plus grand nombre que la veille ; ils nous vendirent du fruit à pain, des bananes et un petit cochon, pour des clous, des haches, etc. ; mais ils voulaient souvent garder nos marchandises sans rien donner en retour : je fus obligé de tirer un coup de fusil par-dessus la tête de l’un d’eux qui nous avait déjà trompé plusieurs fois. Ils se comportèrent ensuite avec plus d’honnêteté, et bientôt après quelques-uns montèrent à bord. Comme nous nous préparions alors à remorquer le vaisseau plus avant dans la baie, je m’embarquai sur un canot pour aller chercher un endroit où l’on pût commodément s’amarrer. Comme il y avait trop d’insulaires à bord, je dis aux officiers : « Vous devez bien les guetter ; sans cette précaution ils commettront des vols. » À peine fus-je dans le canot, qu’on me dit qu’ils avaient pris un des chandeliers de fer du passe-avant et qu’ils l’emportaient en fuyant ; j’ordonnai de faire feu sur la pirogue jusqu’à ce que je pusse l’atteindre avec la chaloupe, mais je défendis de tuer. Les insulaires faisaient trop de bruit pour que je fusse entendu, et le malheureux voleur fut tué au troisième coup. Deux autres qui l’accompagnaient se jetèrent à l’eau ; mais ils rentrèrent sur leur bord au moment où je m’en approchai : ils avaient jeté le chandelier à la mer. L’un d’eux, homme d’un âge mûr, vidait le sang et l’eau en poussant des éclats de rire convulsifs ; l’autre, un jeune homme d’environ quatorze ou quinze ans, jetait sur le mort un regard triste et abattu : nous eûmes par la suite lieu de croire que c’était son fils. » Les insulaires, ajoute Forster, traînèrent la pirogue sur la côte à travers le ressac, et portèrent le mort dans les bois. Bientôt on entendit le son des tambours, et l’on vit un nombre considérable d’habitans rassemblés sur la grève et armés de piques et de massues : ils semblaient nous faire beaucoup de menaces. On ne peut s’empêcher de gémir sur le sort de ce malheureux tué si légèrement. On accuse de cruauté, et avec raison, les premiers conquérans de l’Amérique parce qu’ils traitaient les peuples de ce continent comme des animaux qu’il est permis de tuer pour son amusement, et combien d’insulaires du grand Océan ont péri par les armes des Européens dans le dix-huitième siècle ! Oedidi fondit en larmes quand il vit un homme assassiner un autre homme pour une pareille bagatelle : sa commisération doit faire rougir ces marins civilisés qui parlent si souvent d’humanité sans que leurs cœurs soient plus compatissans. » Je suivis les insulaires dans la baie, dit Cook, et je persuadai à ceux d’une pirogue de venir le long de mon canot : je leur donnai des clous et d’autres choses, ce qui dissipa un peu leurs craintes. Après avoir examiné la baie et trouvé de l’eau douce (c’était ce dont nous avions le plus besoin), je retournai à bord, et on alla placer l’ancre. Il semble que les insulaires, connaissant alors l’effet de nos armes à feu, devaient être intimidés ; mais dès que la chaloupe eut laissé tomber l’ancre, deux hommes sur une pirogue quittèrent la côte, saisirent la corde de la bouée, et entreprirent de la traîner à terre sans savoir à quoi elle tenait. De peur qu’après avoir découvert leur méprise ils n’enlevassent la bouée, on leur tira un coup de fusil. La balle n’alla pas jusqu’à eux, et ils n’y firent pas la moindre attention ; mais une seconde ayant passé par-dessus leur tête, ils abandonnèrent la bouée et s’enfuirent vers le rivage. Pendant notre relâche, nous n’eûmes pas occasion de tirer un autre coup de fusil ; ce dernier les frappa peut-être plus que la mort de leur compatriote, parce qu’il leur montra que l’éloignement ne les mettait pas en sûreté : c’est du moins ce que nous imaginâmes en les voyant dans la suite fort effrayés à la vue de nos armes. Quelques vols qu’ils commissent, je résolus de ne plus les punir, parce que notre séjour parmi eux ne devait pas être de longue durée. Le trouble et l’embarras qu’ils nous causèrent nous retardèrent si long-temps, qu’avant que nous fussions prêts à lever l’ancre, le vent s’accrut et souffla par rafales du dehors de la baie ; de sorte qu’il fallut amarrer plus fortement. Les insulaires se hasardèrent bientôt à revenir près de nous. Il y avait sur la première pirogue qui s’avança un homme qui semblait au-dessus du commun ; il s’approchait lentement avec un cochon sur son épaule, et il prononçait quelques mots que nous n’entendions pas. Dès qu’il fut le long de la Résolution, je lui fis présent d’une hache et de plusieurs autres choses : en retour, il me donna son cochon, et je le déterminai enfin à monter à bord où il resta peu de temps. Il fut si bien reçu, que ceux des autres pirogues imitèrent son exemple, et les échanges se rétablirent à l’instant. » Sur ces entrefaites, j’allai à terre avec un détachement, les savans et Oedidi, pour voir ce qu’on pouvait y faire : les insulaires nous accueillirent d’une manière très-amicale, et, comme s’il n’était rien arrivé, ils nous vendirent des fruits et des petits cochons ; et après avoir chargé la chaloupe d’eau, je retournai à bord. » Nous fûmes reçus, dit Forster, par plus de cent insulaires armés de piques et de massues dont ils n’essayèrent pas de faire usage : nous les priâmes de s’asseoir ; ils y consentirent sur-le-champ. Leur prodiguant ensuite toutes les marques possibles d’attachement et de bienveillance, nous essayâmes de justifier ce qui était arrivé ; nous leur dîmes que nous n’avions tiré sur un de leurs compatriotes que parce qu’il venait de nous voler ; que nous désirions vivre en bonne intelligence avec eux ; que nous voulions seulement faire de l’eau, du bois, etc, et que nous leur donnerions des clous, des haches, etc. Nos raisonnemens spécieux les séduisirent : ils semblaient persuadés que le mort avait mérité d’être tué, et ils nous menèrent le long de la grève à un ruisseau où l’on transporta ensuite des futailles. » Nous n’aperçûmes aucune femme dans la foule : elles s’étaient probablement retirées au fond des montagnes à la première alarme. Quelques hommes, qui paraissaient être les conducteurs, étaient mieux armés et plus parés que les autres, qui n’avaient pour vêtement qu’un petit morceau d’étoffe autour des reins. Ils étaient grands et très-bien faits : on n’en voyait pas un seul gros et gras comme les Taïtiens, ni maigre ou rapetissé comme les habitans de l’île de Pâques. Le tatouage, qui couvrait presque entièrement le corps de ceux d’un moyen âge, empêchait d’apercevoir l’élégance de leurs formes ; mais comme les jeunes gens n’étaient pas encore tatoués, on voyait aisément qu’ils étaient extrêmement bien faits : la plupart pourraient être mis à côté des plus fameux modèles de l’antiquité. Le teint de ces jeunes insulaires n’était pas aussi brun que celui des gens du peuple des îles de la Société ; mais les hommes faits paraissaient infiniment plus noirs, à cause du tatouage dont les piqûres étaient disposées avec la plus grande régularité ; les marques d’une jambe, d’un bras et d’une joue, etc., correspondaient exactement avec celles de l’autre. Elles ne représentaient ni un animal, ni une plante ; mais elles consistaient en taches, en spirales, raies, échiquiers et lignes, qui offraient un aspect très-bigarré. La physionomie de ces insulaires, agréable et ouverte, annonçait de la vivacité ; ils avaient les yeux grands et noirs, les cheveux noirs aussi, bouclés et forts, si on en excepte un petit nombre qui les avaient de couleur cendrée. En général, leur barbe était peu fournie, à cause des cicatrices imprimées par le tatouage. » En quittant le rivage, nous entrâmes dans les bois : je rassemblai des plantes, dont nous avions déjà vu la plupart aux îles de la Société. Comme nous ne voulions pas avancer beaucoup dans l’intérieur de l’île le premier jour, nos recherches ne s’étendirent pas au delà de la terre basse qui borde le rivage, et qui est entièrement inhabitée : nous trouvâmes cependant parmi les arbres des espaces carrés y enfermés par de grosses pierres, et d’une figure régulière. Nous apprîmes ensuite que c’étaient des fondations de maisons ; ce qui peut faire conjecturer que la mauvaise qualité du terrain leur a fait abandonner ces emplacemens, ou qu’ils ne les occupent qu’en certaines saisons. Tout ce canton était dénué de plantations, et couvert de grands arbres dont plusieurs paraissaient bons pour la charpente. Les naturels n’essayèrent point de nous arrêter, et nous dirigeâmes notre promenade à notre fantaisie. Une petite colline, revêtue d’une herbe longue qui montait jusqu’à notre ceinture, se prolonge en avant, et sépare cette grève d’une autre qui est au sud. Sur le côté septentrional de cette colline on trouve, à l’endroit indiqué par les navigateurs espagnols, une belle source d’eau limpide qui, sortant du rocher, forme ensuite un petit bassin, puis coule dans la mer : près de cette source un ruisseau descend des hautes collines ; un second, plus considérable que le premier, se précipite au milieu de la grève (c’est là que nous remplîmes nos futailles) ; on en rencontre un troisième du côté du nord. Cette île est bien arrosée, ce qui est fort utile aux végétaux, ainsi qu’aux habitans. Nous retournâmes bientôt à la place du marché, et nous causâmes avec les naturels, qui témoignaient si peu de défiance, qu’ils changeaient leurs armes contre nos outils de fer. Ces armes étaient toutes de bois de casuarina ; nous n’achetâmes que de simples piques d’environ huit ou dix pieds de long, ou des massues qui avaient communément un gros nœud à une extrémité. » Dès qu’on eut dîné, le capitaine Cook renvoya les bateaux à l’aiguade, sous la protection d’une garde : à leur débarquement les insulaires s’enfuirent tous, excepté un homme qui pourtant semblait fort effrayé ; un ou deux autres revinrent ensuite, et on n’en vit pas un plus grand nombre après midi. Nous ne pouvions concevoir la raison de cette frayeur subite. » Le 9, dès le grand matin, les canots allèrent faire de l’eau comme à l’ordinaire ; et nos gens n’aperçurent les naturels qu’au moment de leur retour. Après le déjeuner, le capitaine débarqua avec la garde, et les insulaires se précipitèrent en foule autour de lui. Mais, dès que la garde fut descendue à terre, il eut toutes les peines du monde à les empêcher de s’enfuir : enfin leurs craintes se dissipèrent, et ils nous vendirent des fruits et des cochons. Il paraît qu’ils avaient pris la fuite la veille, parce qu’ils ne le voyaient pas à la tête du détachement ; et, sans sa présence, ils se seraient également retirés. » Vers midi, un chef, suivi de beaucoup de monde, se rendit au lieu du débarquement : le capitaine lui offrit toutes les bagatelles qu’il avait ; le sauvage, de son côté, donna quelques-uns des ornemens dont il était paré. Ces échanges finis, il parut que la bonne intelligence régnait entre nous : ayant acheté assez de fruits pour en charger deux canots, nous retournâmes dîner à bord, sans que le chef voulût nous accompagner. » Il portait un manteau d’écorce de mûrier, pareille à l’étoffe de Taïti ; il avait aussi un diadème, un hausse-col, des pendans d’oreilles, enfin des touffes de cheveux autour des jambes. On nous fit entendre que c’était le roi de toute l’île, quoiqu’on ne lui témoignât pas beaucoup de respect. Il nous dit qu’il s’appelait Honou, et qu’il était he-ka-oï, titre qui correspond sans doute à l’éri de Taïti et à l’ériki des îles des Amis. Il paraissait intelligent, doux et affable : sa figure était d’ailleurs très-expressive. Nous lui demandâmes le nom de son île et de celles des environs, et il nous répondit que Sainte-Christine se nomme Ouaïtahou ; la Dominica, Hievaroa ; et San-Pédro, Onateyo. Oedidi, qui aimait passionnément ce peuple, parce qu’il ressemblait par les mœurs, le langage et la figure, à ses compatriotes, conversait sans cesse avec les insulaires, et en achetait un grand nombre d’ornemens. Il leur apprit différens usages de son pays, et entre autres la méthode d’allumer du feu en frottant l’un contre l’autre des morceaux de bois secs de l’hibiscus tiliaceus : ils prêtèrent une oreille attentive à ses instructions. Les insulaires estimaient fort les plumes de Tongatabou, et ils les achetaient volontiers au prix de leurs parures de tête ou de tous leurs ornemens. Nous ne vîmes qu’une seule femme âgée assise dans un cercle au milieu de ses compatriotes : son vêtement d’étoffe d’écorce ressemblait à celui des femmes des îles de la Société : à sa figure, on l’aurait prise pour une Taïtienne. » Nous fîmes environ un mille et demi sur le bord méridional du ruisseau : après avoir traversé un terrain dégarni, d’où l’on découvrait en plein le havre, nous entrâmes dans un bois épais, planté principalement de rattas ou noyers de Taïti, d’une grosseur et d’une hauteur considérables, et de beaux arbres à pain : on trouve ces deux espèces dans les plaines de Taïti, où la chaleur est moins violente que dans ces îles. Nous arrivâmes enfin à une des maisons des insulaires ; c’était une misérable cabane, en comparaison des hautes maisons des îles de la Société ; elle était placée sur une plate-forme de pierres ni assez unies ni assez égales pour qu’on pût s’y asseoir sans se briser le corps, quoiqu’elles fussent couvertes de nattes. Les naturels avaient dressé sur cette base des cannes de bambou serrées très-près les unes des autres, et d’environ cinq ou six pieds d’élévation ; le tout était terminé par un toit composé de petits bâtons couverts de feuilles d’arbre à pain et de rattas. Toute la hutte avait environ quinze pieds de long et huit ou dix de large : l’usage où ils sont de placer leurs habitations sur des fondemens de pierres semble supposer que le pays est sujet, en certaines saisons de l’année, à de fortes pluies et à des inondations. Nous y trouvâmes de grandes auges de bois remplies de morceaux de fruits à pain mêlés avec de l’eau. Trois Indiens qui parurent près de la hutte allèrent nous chercher de l’eau à un ruisseau qui coulait à environ trois cents pieds de là. Les ayant remerciés de leur obligeance par des présens, nous nous rendîmes au rivage, puis nous retournâmes à bord. En entrant dans notre canot, nous courûmes le plus grand risque de chavirer : le ressac, qui frappait contre les rochers, nous couvrit entièrement d’eau. Oedidi, qui était resté à terre, nous voyant en danger, se jeta à la mer, et nagea jusqu’au canot, afin de ne pas nous exposer à un nouveau péril quand nous voudrions aller le reprendre. » Après le dîner, mon père accompagna le capitaine à terre, et trouva près du rivage plusieurs maisons sans voir de femmes. C’était le lieu où les insulaires avaient porté le corps de l’homme tué la veille : en arrivant à une cabane qui appartenait au défunt, le capitaine demanda s’il n’avait ni femmes, ni fils, ni sœurs, ni parens ; on lui dit qu’elles pleuraient le mort au sommet de la montagne : d’où l’on peut soupçonner que les palissades ou enclos qu’on voit le long du sommet des rochers sont les cimetières des habitans. Le capitaine fit des échanges en cet endroit, et quoiqu’il fût entouré des parens de l’insulaire tué, on n’aperçut parmi eux ni animosité ni ressentiment. » Malgré la chaleur extrême, nous résolûmes le lendemain le docteur Sparmann et moi, de gravir la montagne, espérant que nous serions récompensés de nos peines par de nouvelles découvertes. J’avais surtout envie d’examiner les palissades qui sont au sommet, et sur lesquelles chacun formait différentes conjectures. M. Patten et deux autres officiers nous accompagnèrent. Après avoir traversé le joli ruisseau où les matelots remplissaient les futailles, nous prîmes un sentier par où le plus grand nombre des insulaires qui s’étaient rendus près de nous étaient arrivés de l’intérieur. La montée ne fut pas d’abord très-fatigante : nous atteignîmes le haut de plusieurs collines doucement inclinées, presque de niveau, et où nous vîmes de vastes plantations de bananiers disposées dans un ordre admirable. Ces cantons cultivés se découvraient tout à coup à nos regards, parce que nous marchions à travers un bois d’arbres fruitiers très-touffu ; ce qui nous procurait un ombrage frais et agréable. Nous rencontrions çà et là un cocotier solitaire, qui, loin d’élever avec fierté sa tête majestueuse, se trouvait abaissé et caché par des arbres d’une espèce inférieure. En général, ce palmier aime un terrain bas, et ne croît pas bien sur les montagnes ; voilà pourquoi il abonde sur des bancs de corail, où il se trouve à peine assez de terre pour ses racines. Quelques insulaires nous suivaient, et nous en vîmes passer plusieurs qui allaient à notre marché. » À mesure que nous montions, nous laissions derrière nous un grand nombre de maisons, toutes construites sur une base de pierre exhaussée. Les unes paraissaient neuves et très-propres en-dedans ; mais je ne pus pas y distinguer ces lits dont font mention les Espagnols, qui sans doute veulent parler seulement des différentes nattes répandues sur le plancher. » Le terrain devenait à chaque pas plus escarpé et plus hérissé de roches. Le ruisseau coulait souvent dans un ravin profond, au bord duquel notre sentier était assez dangereux ; il nous fallut traverser l’eau plusieurs fois. Les maisons devenaient plus fréquentes à mesure que nous approchions du sommet. Nous prîmes du repos en différens endroits, et partout des fruits et de l’eau nous furent offerts par les naturels, qui ressemblent trop aux Taïtiens pour ne pas être hospitaliers comme eux. Nous n’en aperçûmes pas un seul de difforme ou de mal fait ; ils étaient tous forts, grands, et extrêmement agiles. La nature du pays contribue à leur activité, et l’exercice qu’ils sont obligés de prendre conserve probablement l’élégance de leurs formes. À environ trois milles du rivage, nous aperçûmes une jeune femme qui, sortant d’une maison située devant nous, montait en hâte la colline. Elle était vêtue d’une étoffe de mûrier qui descendait jusqu’à ses genoux ; ses traits nous parurent agréables ; mais nous n’en jugeâmes que de loin, car elle eut soin de se tenir à cent pieds de nous. Les naturels nous firent alors des signes pour retourner sur nos pas, et témoignèrent du mécontentement de ce que nous avancions encore. Comme nous voulions, le docteur Sparrman et moi, conserver les plantes que nous avions rassemblées, nous revînmes effectivement en arrière, tandis que M. Patten et les autres allèrent environ deux milles plus loin, sans rien découvrir de nouveau. La chaleur du jour, notre mauvaise santé et la fatigue de la route nous avaient épuisés : d’ailleurs rien n’annonçait que nous serions bientôt au sommet, et il semblait éloigné de plus de trois milles, au delà d’un espace infiniment plus escarpé que celui que nous venions de parcourir. » Tous les cantons que nous vîmes sont couverts d’un terreau gras, et parsemés de belles plantations et de bocages de différens arbres fruitiers. Les rochers au-dessous, qui se montrent principalement près des bords du ruisseau, ou sur les côtés escarpés du sentier, contiennent des productions volcaniques. Par leurs minéraux, ces îles ressemblent donc aussi à celles de la Société, dont la plupart paraissent avoir eu des volcans. Nous remarquâmes autour des cabanes beaucoup de cochons, de poules, et de temps en temps des rats. Les arbres sont habités par une foule de petits oiseaux de l’espèce de ceux de Taïti, mais moins nombreux et moins variés. Enfin les Marquésas ne diffèrent des îles de la Société qu’en ce qu’elles n’ont pas la belle plaine qui entoure celles-ci, et le récif de corail qui forme leurs excellens havres. » Nous nous hâtâmes de gagner le bord de la mer avant le départ des canots : le bâtiment, à notre arrivée, était entouré de pirogues de différentes parties de l’île : l’alarme que le meurtre de l’Indien avait répandue parmi eux le premier jour était alors oubliée ; ils conversèrent familièrement, et témoignèrent une extrême joie de tout ce qu’ils voyaient. Ils se souvenaient si peu de ce meurtre, que plusieurs nous volèrent aussi souvent que l’occasion s’en présenta ; mais quand on les surprenait, ils ne manquaient jamais de rendre paisiblement ce qu’ils venaient de prendre. Ils dansèrent beaucoup sur les ponts ; la ressemblance de leurs danses avec celles des Taïtiens nous frappa. Il paraît que leur musique est aussi la même ; ils ont des tambours pareils : Oedidi en acheta un. » Le soir, le capitaine, quelques officiers, M. Hodges, le docteur Sparrman et mon père, revinrent au vaisseau, après avoir visité deux anses au sud du havre où nous étions mouillés. Ils les trouvèrent très-ouvertes et exposées à la lame, et la violence du ressac leur fit courir de grands risques en sortant des canots et en se rembarquant. Ils achetèrent des cochons et des végétaux. Les insulaires leur parurent moins réservés qu’aux environs de notre mouillage. On vit parmi eux un grand nombre de femmes avec lesquelles les matelots de la chaloupe eurent bientôt fait connaissance, et plusieurs d’entre elles furent aussi complaisantes que celles des îles de la Société et des Amis, de la Nouvelle-Zélande et de l’île de Pâques. Elles étaient d’une stature inférieure à celle des hommes, mais bien proportionnée, et les traits de quelques-unes étaient presque aussi agréables que ceux des Taïtiennes d’un rang distingué. En général, leur teint ne différait pas de celui des gens du peuple des îles de la Société. Il y en avait de plus blanches que les autres ; on ne remarqua sur leur corps aucune trace de tatouage. Toutes portaient des étoffes d’écorce de mûrier ; mais ces étoffes n’étaient ni aussi variées ni en aussi grand nombre qu’à Taïti. » Après avoir passé quelque temps à terre, on revint au canot. Le capitaine donna plusieurs coups à un des matelots qui venait de manquer à son devoir. Je ne rapporterais point cette circonstance minutieuse, si les naturels n’avaient pas fait une observation fort intéressante. Dès qu’ils s’en aperçurent, ils se montrèrent l’un à l’autre le capitaine, en s’écriant tape ê hai te tina, il bat son frère. Ils voyaient très-bien l’autorité du commandant sur l’équipage ; mais ils nous regardaient tous comme frères. Je pense qu’ils transposaient parmi nous les idées de subordination qui règnent chez eux ; ils se regardent probablement comme une famille dont l’aîné est chef ou roi. N’étant pas encore parvenus au même degré de civilisation que les Taïtiens, ils ne connaissent guère les différences de rang, et leur constitution politique n’a pas acquis une forme monarchique déterminée. Ils ne montrèrent ni respect, ni égards particuliers pour leur roi Honou, qui vint nous voir le second jour après notre arrivée. Toute sa prééminence semblait consister dans son habillement, plus complet que celui de ses Indiens, qui, par choix, ou par indolence, vont nus dans ce climat des tropiques, où l’on n’a pas besoin de vêtemens. » Comme cette île ne devait pas nous fournir ce dont nous avions besoin, et que nous pouvions espérer de le trouver à celles de la Société, que d’ailleurs elle n’était pas commode pour y faire du bois et de l’eau, et donner au vaisseau le radoub nécessaire, le capitaine résolut d’en partir, et de chercher une relâche plus avantageuse. Nous étions depuis dix-neuf semaines en mer, et nous avions vécu tout ce temps de provisions salées ; cependant nous avions à peine un seul homme bien malade, et peu se plaignaient de légères incommodités. Les antiscorbutiques et les soins extrêmes du chirurgien contribuèrent sans doute à notre santé. » Je regrettais de partir sans examiner ces enclos qui sont au sommet des montagnes, et qui, je crois, ont quelque rapport avec leur religion. Les Espagnols font mention d’un oracle qui, d’après leur description, semble être un cimetière de l’espèce de ceux des îles de la Société. » Les Marquésas sont au nombre de cinq : la Magdalena, San-Pedro, la Dominica, Santa-Christina, et l’île de Hood : celle-ci, la plus septentrionale, gît par 9° 26′ de latitude sud, et à cinq lieues et demie de la pointe est de la Dominica. Celle-ci, qui est la plus grande de toutes ces îles, et qui s’étend de l’est à l’ouest dans un espace de six lieues, a une largeur inégale et environ quinze à seize lieues de tour ; elle est remplie de collines escarpées, qui, du bord de la mer, s’élèvent en chaînes : ces chaînes sont séparées par des vallées profondes revêtues de bois, ainsi que les côtés de quelques-unes des collines : son aspect est stérile, mais elle est habitée. Sa latitude est 9° 44′ 30″ sud. San-Pedro, qui a environ trois lieues de tour, et qui est assez haut, gît au sud à quatre lieues et demie de l’extrémité orientale de la Dominica : nous ne savons pas s’il est habité. La nature n’y a pas répandu ses largesses avec profusion. Santa-Christina gît sous le même parallèle, trois ou quatre lieues plus à l’ouest. Cette île, qui court nord et sud, a neuf milles de long dans cette direction, et environ sept lieues de circonférence. Une chaîne étroite de collines d’une élévation considérable se prolonge dans toute la longueur de l’île. D’autres chaînes sortent de la mer et se joignent à celle-ci, dont elles égalent la hauteur. Des vallées resserrées et profondes, fertiles, ornées d’arbres fruitiers, etc., et arrosées par de jolis ruisseaux d’une eau excellente, coupent ces montagnes. Nous n’avons vu que de loin la Magdalena : sa position doit être à peu près 10° 25′ de latitude, et 138° 50′ de longitude. Ces îles occupent l’espace d’un degré en latitude, et à peu près un demi-degré en longitude ; savoir du 138ᵉ degré 47 minutes au 139ᵉ degré 13 minutes, longitude de l’extrémité occidentale de la Dominica. » Le port de Madre de Dios, que j’ai nommé port de la Résolution, gît près du milieu de la côte ouest de Santa-Christina, et sous la terre la plus élevée de l’île. La baie, qui a près de trois quarts de mille de profondeur, et de trente-quatre à douze brasses d’eau, bon fond de sable, renferme deux anses sablonneuses séparées l’une de l’autre par une pointe de rocher. Dans chacune coule un ruisseau de très-bonne eau. L’anse septentrionale est la plus commode pour faire du bois et de l’eau. On y trouve la petite cascade dont parle Quiros ; mais le village est au fond de la seconde anse. Ce côté de l’île offre plusieurs autres anses ou baies. » Les arbres, les plantes et les autres productions de ces îles, du moins autant que nous les connaissons, sont à peu près les mêmes qu’à Taïti et aux îles de la Société. On peut s’y procurer des cochons, des volailles, des bananes et des ignames, quelques racines, et une petite quantité de fruits à pain et de cocos. Nous achetâmes d’abord ces différens objets avec des clous. La verroterie, les miroirs et les bagatelles pareilles, si recherchées aux îles de la Société, n’ont aucun prix ici ; les clous même finirent par perdre beaucoup de leur valeur. » En général les habitans des Marquésas sont la plus belle race d’hommes des îles de cette mer. Ils surpassent peut-être toutes les autres nations par la régularité de leur taille et de leurs traits. Cependant la ressemblance de leur langage avec celui que parlent les naturels de Taïtî et des îles de la Société prouvent qu’ils ont une même origine. Oedidi conversait assez bien avec eux ; mais quoique je susse un peu la langue de Taïti, je ne venais pas à bout de me faire entendre. Ils ont les dents moins bonnes et les yeux moins vifs et moins animés que plusieurs autres nations. Quelques-uns portent les cheveux longs ; mais en général ils les ont courts, et ils laissent seulement de chaque côté de la tête deux touffes relevées par un nœud. Ils arrangent de différentes manières leur barbe, qui est communément longue. Les uns la partagent et l’attachent en deux touffes au-dessous du menton, d’autres la tressent, ceux-ci la laissent flotter, et ceux-là la coupent à une certaine hauteur. » Leur vêtement, le même qu’à Taïti, est composé également d’écorce d’arbre ; mais ils n’ont pas une aussi grande quantité d’étoffes, et elles ne sont pas aussi bonnes. La plupart des hommes seraient entièrement nus, sans le morra (comme on l’appelle à Taïti), c’est-à-dire sans une bande de toile qui passe autour de la ceinture, et tombe entre les jambes. Ce simple vêtement suffit au climat, et satisfait la modestie. Les femmes sont vêtues d’une pièce d’étoffe qui enveloppe leurs reins en forme de jupon, et descend au-dessous du milieu de la jambe ; un manteau flottant couvre leurs épaules. La principale parure de tête des hommes et leur premier ornement est une sorte de large diadème, artistement fait des fibres de la bourre de coco : ils placent au-devant une coquille de nacre de perle arrondie, et de la dimension d’une soucoupe : devant celle-ci, une seconde plus petite, d’un autre coquillage, dont les trous offrent diverses figures curieuses : au centre de cette seconde un morceau de nacre de perle rond, à peu près de la grandeur d’un écu ; et enfin un morceau de coquille comme le second, qui est peint et de la grandeur d’un shilling. Cet ornement pare ordinairement leur front ; quelques-uns en portent aussi de chaque côté de la tête ; alors il est fait de plus petites pièces : tous ces diadèmes sont embellis de plumes de la queue des coqs ou des pailles-en-cul, posées debout, de façon qu’elles forment un joli panache. Ils mettent autour de leur cou un collier de bois léger, dont le côté supérieur et l’inférieur sont couverts de petits pois rouges qui y sont collés avec de la gomme : ils garnissent aussi leurs jambes, leur ceinture et leurs bras de touffes de cheveux d’homme attachés à un cordon : souvent, au lieu de cheveux, ils emploient des plumes courtes. Ils vendaient pour peu de chose tous leurs autres ornemens ; mais ils semblaient mettre le plus grand prix à ces derniers, quoiqu’ils fussent remplis de vermine. Il est probable qu’ils conservent ces touffes de cheveux en mémoire de leurs parens morts ; ou bien ce sont des dépouilles de leurs ennemis qu’ils gardent comme des trophées de leurs victoires. Un gros clou ou quelque chose qui frappait fortement leurs yeux finissait par surmonter leur répugnance à céder ces précieuses bagatelles. On aperçoit rarement sur la même personne tous les ornemens dont on vient de parler. » Le chef qui vint nous faire visite est le seul que j’aie vu avec tout cet attirail ; leurs ornemens ordinaires sont des colliers, des amulettes, faites de coquillages, etc. Je n’ai remarqué aucun pendant d’oreille, quoiqu’ils eussent tous les oreilles percées. Cependant quelques-uns avaient fiché dans ce trou des morceaux de bois oblongs, ovales, aplatis et peints en blanc. » Leurs maisons sont placées dans les vallées, sur les côtés des collines, et près de leurs plantations : elles sont construites de la même manière qu’à Taïti, mais avec beaucoup moins de soin : elles sont couvertes simplement de feuilles d’arbre à pain. La plupart sont bâties sur un espace carré ou oblong, pavé en pierres, élevé un peu au-dessus du niveau du terrain. On voit aussi de semblables espaces pavés près de leurs maisons ; ils vont s’y asseoir et s’y récréer. » Nous n’avons trouvé nulle part de fruits à pain aussi gros et aussi délicieux que les leurs ; nous en achetâmes plusieurs parfaitement mûrs, qui étaient tendres comme des flans, mais un peu trop sucrés. » Ce peuple est moins propre dans ses repas que les Taïtiens ; leur cuisine est sale : ils font cuire les cochons et la volaille dans un four de pierres chaudes, comme aux îles de la Société ; ils grillent au feu les fruits et les racines ; et, après en avoir ôté l’écorce et la peau, ils les mettent avec de l’eau dans une huche, où j’ai vu les hommes et les cochons manger tous ensemble. Je les ai trouvés un jour délayant des fruits et des racines au fond d’un vase chargé d’ordures, au moment où les cochons venaient d’y manger. Ils n’avaient lavé ni le vase ni même leurs mains, qui n’étaient pas moins sales ; et lorsque je leur témoignai que c’était dégoûtant, ils se moquèrent de moi. Je ne sais si tous sont de même : les actions de quelques individus ne suffisent pas pour juger de toute une nation. Je ne sais pas non plus si les hommes et les femmes mangent séparément. » Voici cependant un article sur lequel ils sont plus propres que les Taïtiens : aux îles de la Société, les excrémens qui remplissent les chemins blessent tous les matins l’odorat et la vue ; mais les habitans des Marquésas sont accoutumés, comme les chats, à les cacher dans les entrailles de la terre. Les Taïtiens comptent sur le secours des rats, qui mangent avidement ces ordures ; ils sont convaincus que leur usage est le plus propre du monde, car Topia reprocha aux Européens leur prétendue délicatesse, quand il vit dans chaque maison de Batavia un petit édifice destiné à la déesse Cloacine. » Leurs massues et leurs piques ressemblent à celles de Taïti ; elles sont un peu mieux faites : ils ont aussi des frondes, avec lesquelles ils jettent des pierres fort loin ; mais ils n’ont pas une extrême adresse pour toucher le but. » Leurs pirogues sont de bois et de l’écorce d’un arbre mou qui croît abondamment près de la mer, et qui est très-propre à cet usage : elles ont de seize à vingt pieds de long, et environ quinze pouces de large ; deux pièces de bois solides forment l’avant et l’arrière ; l’arrière s’élève ou se courbe un peu, mais dans une direction irrégulière, et finit en pointe ; l’avant se projette horizontalement, et offre une ressemblance grossière d’un visage humain sculpté ; elles se manœuvrent avec des pagaies, et plusieurs ont une sorte de voile latine faite de natte. » Nous n’avons remarqué dans l’île d’autres quadrupèdes que les cochons ; les coqs et les poules sont les seuls oiseaux apprivoisés, cependant les bois paraissent remplis de petits oiseaux d’un très-joli plumage, et qui chantent bien. La crainte d’alarmer les naturels nous a empêchés d’en tuer autant que nous aurions pu le faire. » Le nombre des habitans des Marquésas ne peut pas être fort considérable, car ces îles sont très-petites. La Dominica, la plus grande des Marquésas, est si généralement escarpée et si hérissée de rochers, que, proportionnellement à son étendue, elle ne peut avoir autant d’habitans que Santa-Christina. Les terrains propres à la culture sont très-peuplés sur ces îles ; mais comme elles sont toutes remplies de montagnes et de landes stériles, il est douteux que ce groupe de terres contienne cinquante mille âmes. » Les Espagnols, qui les découvrirent, y trouvèrent un peuple doux et paisible ; ils eurent cependant un petit différent à Magdalena ; probablement à cause de quelque malentendu ou du caractère violent et impétueux de ces navigateurs. On a déjà parlé de l’accueil qu’ils nous firent, et de leur rapport avec les Taïtîens. Les habitans des Marquésas ne peuvent pas goûter les avantages que procurent à ceux des îles de la Société les fertiles plaines qui bordent leurs côtes. Après avoir cultivé le terrain nécessaire à leur subsistance, il ne reste plus d’espace pour ces vastes plantations de mûriers qui frappent partout les yeux à Taïti : et lors même qu’ils auraient de l’emplacement, ils ne pourraient pas y employer le temps qu’exige cette branche de culture. On ne remarque point aux Marquésas l’opulence et le luxe, la profusion d’alimens, la quantité et la variété d’étoffes dont jouissent les Taïtiens ; mais les insulaires y ont le nécessaire : ils sont tous égaux, actifs, biens portans, et rien ne peut les priver de ce qui fait leur bonheur. Les Taïtiens ont plus d’aisance ; ils sont peut-être plus habiles dans les arts, et ils mènent une vie plus délicate ; mais ils ont perdu leur égalité primitive : une partie vit des travaux de l’autre, et des maladies les punissent déjà de leurs excès. » Le 13 avril on quitta les Marquésas pour aller à Taïti. » Le 17, à dix heures du matin, on vit une terre que nous reconnûmes ensuite pour être une ceinture de petites îles basses réunies par un récif de corail. Je rangeai la côte nord-ouest à la distance d’un mille, jusqu’aux trois quarts de sa longueur, qui est de près de quatre lieues : nous arrivâmes ensuite à une crique ou goulet qui semblait ouvrir une communication avec la lagune située au milieu de l’île. Comme je voulais acquérir quelques connaissances sur les productions de ces îles à moitié submergées, nous mîmes en travers, et j’envoyai le maître sonder. En dehors, il ne trouva point de fond. » L’île, dit Forster, était d’espace en espace couverte de cocotiers ; la mer baignait les intervalles qui les séparaient ; des pirogues qui naviguaient sur le lac, des tourbillons de fumée qui sortaient du milieu des groupes d’arbres, et des hommes d’une couleur foncée, armés de longues piques et de massues, qui couraient le long du rivage, formaient une perspective animée. Nous aperçûmes aussi des femmes qui se retirèrent à l’extrémité la plus éloignée du banc, portant des paquets sur leur dos ; preuve qu’elles n’auguraient pas favorablement de notre apparition sur la côte. Ces insulaires ayant eu le malheur de vouloir s’opposer aux chaloupes de Byron, perdirent quelques-uns de leurs compatriotes, et furent chassés de leurs habitations, pendant tout un jour, par l’équipage du Dauphin, qui mangea à discrétion leurs cocos ; et il ne faut pas s’étonner s’ils faisaient déjà des préparatifs pour mettre leurs petites richesses en sûreté contre l’invasion d’une race d’étrangers qu’ils regardaient comme leurs ennemis. » Le maître, continue Cook, me dit à son retour qu’on ne pouvait pas entrer dans la lagune par la crique, large de cinquante brasses à l’entrée, et profonde de trente ; que le fond était de roche partout, et bordé de bancs de corail. Nous n’éprouvions pas la nécessité d’aborder à cette île ; mais comme les naturels avaient annoncé des dispositions amicales en venant paisiblement sur notre canot, ou en prenant tout ce qu’on leur donnait, j’envoyai à terre deux canots bien armés, sous le commandement du lieutenant Cooper, afin d’obtenir une entrevue, et de donner une occasion de faire des recherches d’histoire naturelle. Je vis nos gens débarquer sans la moindre opposition de la part des insulaires qui étaient sur le rivage : bientôt après j’aperçus quarante ou cinquante hommes, tous armés, qui s’avançaient pour joindre leurs compatriotes. Nous nous tînmes donc très-proche de la côte, afin de pouvoir soutenir nos canots en cas d’attaque : heureusement aucune hostilité ne fut commise. M. Cooper me dit qu’à son débarquement un petit nombre de naturels était venu à sa rencontre sur la grève ; mais qu’une grosse troupe armée de piques se tenait sur la lisière du bois. Ils reçurent très-froidement nos présens, ce qui prouve que notre débarquement leur causait peu de plaisir. À l’arrivée de leur renfort, il jugea à propos de se rembarquer, d’autant plus que le jour était déjà fort avancé, et que j’avais donné ordre d’employer tous les moyens possibles pour éviter une escarmouche. Quand nos matelots rentrèrent dans leurs canots, quelques insulaires voulaient les pousser au large, et d’autres les retenir ; cependant ils les laissèrent partir tranquillement. Le lieutenant rapporta cinq cochons, qui paraissaient abonder dans l’île ; il ne vit de fruits que des cocos, et il en acheta deux douzaines. L’un des matelots eut un chien pour une banane, ce qui nous fit croire qu’ils manquent de ce fruit. » Cette île, que les naturels appellent Tiouki, fut découverte et visitée par le commodore Byron : sa forme est un peu ovale ; elle a environ dix lieues de tour, et elle gît par 14° 27′ 30″ de latitude sud, et 144° 56′ de longitude ouest. Les habitans, et peut-être ceux de toutes les îles basses, sont d’une couleur beaucoup plus brune que ceux des îles plus hautes, et leur caractère semble plus farouche. Cette différence provient peut-être de leur position. La nature ne leur ayant pas départi ses faveurs avec autant de profusion qu’aux autres, les hommes ont principalement recours à la mer pour leur subsistance ; ils sont par conséquent plus exposés au soleil et aux rigueurs du temps, et deviennent ainsi plus noirs, plus forts et plus robustes, car certainement ils ont une origine commune. Nous ne vîmes que des hommes vigoureux, bien faits, et qui avaient sur leur corps la figure d’un poisson, emblème de leur occupation. » Les insulaires, ajoute Forster, n’avaient d’autre vêtement qu’un très-petit morceau d’étoffe autour des reins. Leurs femmes ne s’approchèrent pas de nous ; mais celles que nous aperçûmes de loin avaient le même teint que les hommes ; elles portaient un morceau d’étoffe un peu plus large en forme de tablier. Les cheveux et la barbe des hommes étaient généralement noirs et bouclés, et coupés quelquefois : un homme les avait jaunâtres à leur extrémité. Dès que nous eûmes débarqué, ils nous embrassèrent en touchant nos nez avec les leurs suivant la coutume de la Nouvelle-Zélande, et nous apportèrent des cocos et des chiens pour nous les vendre. Oedidi, qui nous accompagnait, acheta plusieurs chiens pour de petits clous, et d’autres pour des bananes mûres qui venaient des Marquésas. Ce fruit était fort estimé par les habitans de l’île, qui le reconnurent sur-le-champ. Il paraît donc qu’ils ont des liaisons avec les îles hautes, puisque les bananes ne croissent jamais sur leurs bancs de corail déchaussés. Les chiens n’y sont pas d’une race différente de ceux des îles de la Société ; mais ils ont un joli poil, long, de couleur blanche. Oedidi était fort empressé d’en acheter, parce que dans son pays on fait usage de ce poil pour orner les cuirasses des guerriers. Nous essayâmes d’aller directement dans le bocage, au-dessous duquel étaient situées les maisons ; mais les insulaires s’y opposèrent, et nous longeâmes la pointe, recueillant diverses plantes, et en particulier du cochléaria, qui était commun. Les insulaires nous apprirent qu’ils brisent cette plante, qu’ils la mêlent avec des coquillages, et qu’ils la jettent dans la mer lorsqu’ils aperçoivent un banc de poissons. Cette amorce enivre les poissons pour quelque temps, et alors ils viennent à la surface de l’eau, où on les prend aisément. Ils donnent à cette plante utile et salutaire le nom d’enoou. On y trouve aussi une grande quantité de pourpier, ressemblant au pourpier ordinaire, que les naturels appellent étouri. Cette plante croît aux îles de la Société, où elle sert de nourriture, après qu’on l’a fait cuire sous terre. Plusieurs arbres de cette île se rencontrent aux îles de la Société ; j’y ai remarqué des plantes que nous ne connaissions pas encore. » Le sol est extrêmement maigre ; des bancs de corail, très-peu élevés au-dessus de la surface de la mer, lui servent de support : ils sont revêtus d’un sable blanc, grossier, mêlé de débris de corail et de coquillages, et d’une couche très-mince de terreau. » Après avoir doublé une pointe, nous arrivâmes derrière les maisons, et nous découvrîmes une autre pointe qui s’avançait dans la lagune et formait une espèce de baie, dont le rivage était entièrement garni d’arbrisseaux et de bocages. L’eau est très-basse entre les deux pointes : nous aperçûmes une troupe de naturels qui y passèrent la mer en traînant leurs piques après eux. Nous entrâmes à l’instant dans les buissons et passâmes près des huttes, dont les habitans étaient sur le bord de la mer : nous n’aperçûmes que des chiens dans l’intérieur de ces huttes très-petites, basses et couvertes d’une espèce de natte de feuilles de cocotier. Les remises de leurs pirogues sont faites exactement des mêmes matériaux, mais sont un peu plus grandes. J’y trouvai des pirogues très-courtes, fortes et pointues aux deux bouts, avec une quille aiguë. En arrivant sur la grève, nous nous mêlâmes parmi les naturels, qui furent fort étonnés de nous voir sortir de leur village. » Sur ces entrefaites, Oedidi nous aidait à causer avec eux ; ils nous dirent qu’ils ont un chef ou un ériki. En tout, leur langue approche beaucoup du dialecte de Taïti, excepté que leur prononciation est plus grossière et plus gutturale. » Les hommes de la troupe dont on a parlé plus haut parurent alors au milieu des buissons ; ils étaient armés de longues massues ou de pieux arrondis et courts, et de piques longues, les unes de quatorze, les autres de neuf pieds, et garnies de queues de raies dentelées. Nous nous hâtâmes alors de nous rembarquer. Ils se pressèrent autour de nos canots, et semblèrent mettre en délibération s’ils nous attaqueraient ; notre retraite ayant devancé leur dessein, ils parurent contens de notre départ, et nous aidèrent à pousser nos canots au large ; quelques-uns jetèrent de petites pierres qui tombèrent dans l’eau près de nous, et tous semblaient fiers de nous avoir épouvantés. Ils parlèrent beaucoup, et très-haut, après que nous fûmes en mer, et finirent par s’asseoir le long du rivage à l’ombre des arbres. Dès que nous fûmes à bord, le capitaine fit tirer par-dessus leurs têtes, et dans la mer, devant eux, quatre ou cinq coups de canon pour leur montrer quelle était notre puissance. Les derniers boulets surtout les effrayèrent tellement, qu’ils s’enfuirent tous avec la plus grande précipitation. Ils ne nous vendirent pas plus de trente cocos et de cinq chiens. » Les vastes lagunes qui sont en dedans de ces îles circulaires sont probablement d’abondans réservoirs de poissons, qui fournissent aux habîtans une subsistance assurée. La partie sablonneuse des bancs est un lieu où les tortues peuvent commodément déposer leurs œufs ; et il paraît, par les débris que trouva l’équipage du Dauphin, qu’ils savent prendre de ces gros animaux, dont la chair doit être un régal pour eux. Le peu de plantes qui croissent sur ces écueils est très-utile, et leur facilite les moyens de pêcher. Quelques arbres sont si gros, que de leurs troncs on peut faire des pirogues, et avec leurs branches des armes et des outils. Le cocotier, la principale richesse de plusieurs nations du globe, est aussi pour eux d’une utilité infinie. Ses fruits donnent, quand ils sont verts, une à deux pintes de liqueur limpide, d’une douceur agréable et d’une saveur particulière ; cette boisson rafraîchissante est excellente pour apaiser la soif dans un climat chaud. À mesure que le fruit mûrit, l’amande se forme : de molle comme de la crème qu’elle était d’abord, elle devient ferme et huileuse, et elle est très-nourrissante. On en exprime souvent une huile dont on se sert pour oindre les cheveux et tout le corps. La coque, qui est dure, fournit des coupes, et la bourre filandreuse qui l’enveloppe, des cordages fort élastiques qui ne s’usent guère par le frottement ; et, en outre, divers meubles et des ornemens : les feuilles ou branches qui, du sommet de la tige s’élancent en longs panaches, couvrent les maisons, et en les tressant on en fabrique des paniers : l’écorce intérieure donne une espèce de vêtement qui suffit dans ce climat ; et lorsque la tige ne pousse plus de rejetons, on l’emploie encore à la construction des huttes, ou à la mâture d’une pirogue. » Outre les poissons et les végétaux, ces insulaires ont aussi des chiens qui sont ichthyophages, et que les habitans des îles de la Société trouvent bons à manger. Ainsi, sur ces misérables bancs de rochers, la nature produit ce qui est nécessaire à la subsistance de toute une race d’hommes. On sait que le corail est l’ouvrage d’un ver qui agrandit son habitation à mesure que la grosseur de son corps augmente. Ce petit animal, qui offre si peu de marques de sentiment, qu’on le distingue à peine d’une plante, construit un édifice de rochers, depuis un point du fond de la mer, que l’art humain ne peut pas mesurer, jusqu’à la surface des flots, et il prépare une base assurée à la demeure de l’homme. » Le nombre de ces îles basses est très-grand ; on est bien éloigné de les connaître toutes ; il s’en trouve dans toute l’étendue du grand Océan, entre les tropiques. Elles sont surtout très-communes dans l’espace de 10 ou 15 degrés à l’est des îles de la Société. Quiros, Schouten, Roggeween, Byron, Wallis, Carteret, Bougainville et Cook en ont tous rencontré de nouvelles dans leur route, et, ce qui est plus remarquable, ils y ont vu des habitans à deux cent quarante lieues à l’est de Taïti. À chaque nouvelle route que suivront les navigateurs, ils découvriront probablement d’autres îles de cette espèce, et surtout entre les 16ᵉ. et 17ᵉ. parallèles sud : ces parallèles n’ayant pas encore été parcourus en allant vers les îles de la Société, il serait digne des savans de rechercher pourquoi ces îles sont si nombreuses, et forment un archipel si grand au vent de celles de la Société, tandis qu’elles sont dispersées au loin les unes des autres au delà de ce groupe d’îles montueuses. Il est vrai qu’il se trouve un autre archipel de bancs de corail à l’ouest (je veux parler des îles des Amis) ; mais celles-ci sont très-différentes, et paraissent beaucoup plus vieilles ; elles occupent plus d’espace, et renferment assez de sol pour que les productions végétales des hautes terres puissent y croître. » Le 18, à la pointe du jour, continue Cook, après avoir passé la nuit à courir de petites bordées, j’arrivai à une autre île que nous avions aperçue à l’ouest ; nous la trouvâmes pareille en tout à celle que nous venions de quitter. Elle présente des bouquets nombreux d’arbrisseaux, d’arbres et de cocotiers. Elle s’étend du nord-est au sud-ouest, sur une longueur de près de quatre lieues, et elle a de trois à cinq milles de large. Elle est à deux lieues dans le sud-ouest de l’extrémité occidentale de Tiouki. Ces îles doivent être les mêmes auxquelles le commodore Byron a donné le nom d’îles de George. » Après avoir dépassé ces îles, différens signes, et surtout une mer tranquille, nous annonçaient le voisinage de la terre. Le 19, on en vit une à l’ouest ; c’était encore une de ces îles submergées, ou à moitié inondées, si communes dans cette partie de l’Océan, c’est-à-dire, une ceinture de petites îles jointes ensemble par un recif de rochers de corail. En général, la mer est partout incommensurable en dehors de la bordure : tout l’intérieur est couvert d’eau. On m’a dit qu’il s’y trouve beaucoup de poissons et de tortues dont se nourrissent les naturels. Ceux qui habitent les parties basses donnent quelquefois des tortues aux habitans des parties hautes pour des étoffes. Ces mers intérieures seraient d’excellens havres, si les bâtimens pouvaient y aborder. Si on en croit les habitans des autres îles, on peut entrer dans quelques-uns. Les Européens n’ont pas fait sur ce sujet des recherches assez exactes ; le peu d’espérance d’y trouver de l’eau douce a communément découragé toutes leurs tentatives. J’en ai vu beaucoup, mais je n’y ai pas aperçu une seule passe. Un grand nombre d’insulaires, avec de longues piques à la main, couraient le long du rivage. La lagune intérieure paraissait très-spacieuse ; plusieurs pirogues y étaient à la voile. » Cette île gît par 15° 26′ de latitude, et 146° 20′ de longitude ouest. Elle a cinq lieues de long ; sa largeur est d’environ trois lieues. En approchant de l’extrémité méridionale, on découvrit du haut des mâts une autre île basse au sud-est, à environ quatre ou cinq lieues ; mais comme elle était au vent, je ne pus l’atteindre. Bientôt après, une troisième parut au sud-ouest ; à deux heures après midi j’étais vis-à-vis de l’extrémité, située par 15° 47′ de latitude sud, 146° 30′ de longitude ouest : sa longueur est de sept lieues ; elle n’en a pas plus de deux de largeur. Elle ressemble aux autres à tous égards ; seulement on voit un peu moins d’îlots, et un peu moins de terre sur le récif qui enferme le lac. En rangeant la côte nord à la distance d’un demi-mille, nous vîmes des insulaires, des huttes, des pirogues et des espèces d’échafauds construits, à ce qu’il nous parut, pour faire sécher du poisson. Les insulaires paraissaient de la même race qu’à Tiouki, et, comme eux, ils étaient armés de longues piques. En serrant l’extrémité ouest, nous découvrîmes une quatrième île au nord-nord-est. Elle semblait basse comme les autres, et elle gît à l’ouest de la première île, à la distance de six lieues. J’ai donné à ces quatre îles le nom de Palliser, en honneur de mon digne ami sir Hugues Palliser, contrôleur de la marine. » Je crois, dit Forster, que la plus septentrionale est l’île Pernicieuse, sur laquelle Roggeween perdit la galère l’Africaine : le gouvernail de chaloupe que Byron trouva sur Tiouki, qui est à peu de distance de ces îles, semble confirmer mon opinion. » Ne voulant pas faire route plus loin dans l’obscurité, ajoute Cook, je passai la nuit à courir de petites bordées, et le 20, à la pointe du jour, nous doublâmes l’extrémité ouest de la troisième île. Nous éprouvâmes tout de suite une grosse houle qui venait du sud, signe certain que nous étions hors de ces îles basses ; et comme nous ne voyons plus de terre, je mis le cap sur Taïti, profitant d’un fort vent d’est, accompagné de grains. On ne peut pas déterminer avec certitude si ce groupe d’îles fait partie de celles qu’ont découvertes les navigateurs hollandais, la position des îles qu’ils ont trouvées les premiers ne nous ayant pas été transmise avec assez de précision. Il est cependant nécessaire d’observer que la partie de l’Océan qui s’étend du 20ᵉ. au 14ᵉ. ou 12ᵉ. parallèle est si remplie de ces îles basses, qu’un navigateur ne peut pas prendre trop de précaution dans sa marche. » Il n’est pas possible, dit Forster, de décrire la joie que ressentit l’équipage en voyant qu’on faisait route pour Taïti. Assurés de la bienveillance des insulaires, nous regardions cette île comme une seconde patrie. » Oedidi était peut-être plus empressé que nous tous de voir Taïti, où il n’avait jamais été, quoique plusieurs de ses parens et de ses amis y fissent leur séjour. Les habitans des îles de la Société la regardent comme la plus riche et la plus puissante ; nous lui avions souvent dit la même chose : sa curiosité n’en était que plus vive ; d’ailleurs, ayant rassemblé un grand nombre de curiosités, il comptait qu’elles le rendraient un personnage important parmi ses compatriotes ; enfin il avait acquis tant de nouvelles idées, et visité des pays si lointains et si inconnus, qu’il espérait attirer les regards et l’attention du sien. Il était ravi de penser que chacun le caresserait, que son intimité avec nous, que la connaissance qu’il avait de nos usages et de nos manières, et par-dessus tout, l’usage qu’il ferait de nos armes à feu pour se divertir, l’élèveraient au-dessus des autres insulaires. Sans doute il souhaitait aussi de rendre service à ses compagnons de voyage, qu’il aimait d’un attachement sincère, et dont il était généralement estimé. » Nous eûmes connaissance de la haute terre de Taïti le 21 avril, et à midi nous nous trouvions à environ treize lieues à l’est de la pointe Vénus, sur laquelle on gouverna. » Chacun contemplait la métropole des îles du tropique ; elle était infiniment plus belle alors que huit mois auparavant ; sur les montagnes, les forêts revêtues d’un feuillage nouveau, semblaient étaler avec complaisance la variété de leurs teintes ; les coteaux et les plaines surtout brillaient par l’éclat de leurs couleurs : la verdure la plus vive embellissait leurs fertiles bocages ; tout rappelait à notre esprit l’île enchantée de Calypso. L’imagination et les yeux revolaient sans cesse vers ce délicieux paysage ; ce qui accrut encore nos plaisirs, en longeant la côte, nous découvrîmes des lieux que nous avions déjà parcourus. » Dès que les insulaires nous aperçurent, ils mirent leurs pirogues en mer et nous apportèrent des fruits en présens. Parmi les premiers qui vinrent à bord se trouvaient deux jeunes gens d’un certain rang, que nous fîmes entrer dans la chambre, où on leur présenta Oedidi. La politesse de la nation voulait qu’ils lui offrissent en dons des vêtemens ; à l’instant ils ôtèrent les leurs, qui étaient d’une étoffe fine, et les mirent sur ses épaules. Pour les remercier, il leur montra tous ses trésors, et il leur donna quelques plumes rouges auxquelles ils attachaient un grand prix. » Le lendemain 22, à six heures du matin, on mouilla dans la baie de Matavaï ; nous fûmes aussitôt entourés d’une foule de pirogues. » Oedidi, qui était allé à terre avec le capitaine, ne revint pas le soir ; il avait rencontré plusieurs de ses parens, et en particulier sa sœur Téïàa, une des plus jolies femmes de l’île, mariée à un homme grand et bien fait, appelé Nouna, personnage d’un certain rang et natif d’Ouliétéa. Sa maison très-vaste était située près de nos tentes, à environ trois cents pieds au-delà de la rivière. Oedidi avait quitté ses vêtemens européens avant d’aller à terre, et mis ceux que ses amis lui avaient donnés. Il changea de costume avec un empressement et un plaisir qui montraient sa prédilection pour les usages et les mœurs de son pays. Il ne faut pas s’étonner qu’un naturel des îles de la Société préfère la vie heureuse, les alimens sains et les habits simples de ses compatriotes, à l’agitation perpétuelle, aux mets dégoûtans, à la parure gênante et bizarre d’une troupe de navigateurs européens, puisqu’on voit les Esquimaux retourner joyeusement dans leur affreux pays pour se nourrir de la chair et de l’huile rance de baleine, après avoir mangé à Londres des mets infiniment plus délicats, et joui de tous les plaisirs et de la magnificence de cette grande capitale. » Oedidi fut traité ainsi qu’il l’espérait : tous les Taïtiens qui le virent le regardaient comme un prodige : ils lui offrirent les mets les plus exquis, plusieurs vêtemens complets, et les nymphes de l’île lui prodiguèrent leurs faveurs. Il aimait le plaisir comme tous les enfans de la nature : privé de femmes pendant long-temps, et ayant pris peut-être du goût pour la débauche en fréquentant les matelots, il ne manqua pas de profiter de l’occasion, et ne revint plus guère à bord. Ce qui lui donnait le plus de goût pour rester à terre, c’est qu’il pouvait aisément y satisfaire tous ses désirs. D’ailleurs le vaisseau, sous un climat chaud, est un asile peu commode pendant la nuit. Il y aurait été enfermé dans une chambre étroite et puante, au lieu qu’à terre il respirait un air pur, embaumé de parfums délicieux, et rafraîchi par une brise de terre exactement pareille au zéphyr dont parlent tant les poëtes. Enfin l’heureux Oedidi goûta des jouissances dont nous sommes incapables de sentir le charme. » Dès le premier soir, les matelots appelèrent des femmes à bord, et les excès de la nuit furent incroyables. » Les femmes qui avaient passé la première nuit à bord revinrent la nuit suivante accompagnées de plusieurs autres ; de sorte que chaque matelot eut la sienne. La nuit fut très-belle et la lune charmante ; et comme nous célébrions la fête de saint George, patron de la Grande-Bretagne, ils mêlèrent les plaisirs de Vénus aux orgies de ces anniversaires. » Le 24 le roi O-tou et plusieurs autres chefs, suivis d’un nombreux cortége, nous rendirent visite, dit Cook, et nous apportèrent en présent dix ou douze gros cochons et des fruits : nous les accueillîmes le mieux qu’il nous fut possible. Averti de l’arrivée du prince, j’en tirai un augure favorable, et sachant combien il était important de gagner son amitié, j’allai à sa rencontre près de nos tentes, puis je le conduisis sur mon canot, ainsi que ses amis, à bord, où ils restèrent à dîner. Ils partirent ensuite chargés de présens et très-contens de notre réception. » Le roi était accompagné de sa sœur Touraï et de son frère, et il ne montrait plus cette défiance qu’il avait lors de notre première relâche. Il demanda surtout des plumes de perroquet rouge, qu’il appelait oura. Les petits présens de ce plumage précieux qu’Oedidi fit à ses amis donnèrent sans doute occasion aux demandes du prince : cherchant à l’instant tout ce que nous avions rassemblé aux îles des Amis, nous en trouvâmes une quantité considérable, que nous ne jugeâmes pas à propos de montrer tout à la fois. Les Taïtiens mettent un prix inestimable à ces plumes rouges, dont les guerriers ornent leurs vêtemens, et dont ils se servent peut-être dans les grandes solennités. » Le lendemain, malgré un orage violent accompagné de tonnerre, d’éclairs et de pluie, le roi revint avec beaucoup de provisions. Les principaux personnages des deux sexes s’efforcèrent aussi de gagner nos bonnes grâces en nous amenant des cochons, des fruits, et tout ce que produisait l’île, afin d’obtenir de même des plumes d’oura. Il fut heureux pour nous d’en avoir beaucoup, car notre fonds de marchandises était alors fort épuisé ; de sorte que sans elles il eût été difficile d’approvisionner le vaisseau des rafraichissemens nécessaires. » Notre ami Potatou, Ouhaïneou, sa femme actuelle, et Polatehera, sa première femme, vinrent aussi nous voir : comme ils étaient attirés par l’éclat de nos plumes rouges, ils ne négligèrent rien pour en avoir ; ils donnèrent les plus gros cochons pour de petits morceaux d’étoffe garnis de ces plumes. » L’orage avait été si violent, que l’on plaça une chaîne de cuivre tout au haut du grand mât : à l’instant où un des matelots venait de la dégager du milieu des haubans, et de jeter l’extrémité par-dessus le bord, un éclair brilla au-dessus du vaisseau, et nous vîmes la flamme courir tout le long de la chaîne jusqu’à la mer ; il fut suivi d’un coup de tonnerre épouvantable qui ébranla tout le bâtiment, au grand étonnement des Européens et des Taïtiens qui étaient à bord. Cette explosion ne nous causa pas le moindre dommage, ce qui prouve l’utilité de la chaîne électrique. » Nous avions déjà tant de cochons à bord, qu’il fallut faire une étable à terre ; l’on se souvient qu’en 1773 c’était une faveur lorsque le roi ou le chef voulait bien nous en céder un seul. » D’après ces favorables circonstances, Cook résolut de faire un long séjour à Taïti ; en conséquence, on porta à terre les futailles vides et les voiles pour les réparer ; on se prépara à calfater le bâtiment et à raccommoder les agrès ; la longue navigation sous les hautes latitudes australes avait rendu tous ces travaux indispensables. » Le matin du 26, dit Cook, j’allai à O-parri avec quelques-uns de nos officiers et M. Forster, pour faire à O-tou une visite en forme. En approchant, nous aperçûmes beaucoup de grandes pirogues en mouvement, et nous fûmes surpris, à notre arrivée, d’en voir plus de trois cents rangées en ordre le long de la côte, toutes complètement équipées et armées, et sur le rivage un nombre considérable de guerriers. Un armement si inattendu, rassemblé autour de nous dans l’espace d’une nuit, excita différentes conjectures ; nous débarquâmes cependant au milieu de la flotte ; nous fûmes reçus par une fouie immense de Taïtiens ; la plupart avaient des armes ; les autres n’en avaient pas ; le cri des derniers était tayo no O-tou, et celui des premiers tayo no Taouha. Ce chef, à ce que nous apprîmes par la suite, était amiral ou commandant de la flotte et des troupes. Au moment où je mis à terre, un autre chef, nommé Ti, oncle du roi, et un de ses ministres, vint à ma rencontre. Je lui demandai des nouvelles d’O-tou. Taouha vint bientôt me recevoir avec beaucoup de courtoisie ; il me prit par une main, et Ti par l’autre ; sans savoir où je désirais aller, ils me traînèrent ainsi à travers le peuple, qui se sépara en deux haies, et qui de toutes parts poussait vers moi les acclamations d’amitié tayo no Touti. Une partie voulait me conduire à O-tou, et Vautre voulait que je restasse près de Tahoua. Arrivé à la place d’audience, on étendit une natte sur laquelle on me fit asseoir : Ti me quitta ensuite, et il alla chercher le roi. Tahoua m’engageait à ne pas m’asseoir et à le suivre ; mais comme je ne connaissais pas ce chef, je n’y consentis point. Ti revint bientôt, et, voulant me mener vers le prince, il me prit par la main. Taouha s’y opposa ; de sorte que les deux Taïtiens, me tirant chacun à eux, me fatiguèrent beaucoup, et je fus obligé de dire à Ti de permettre à l’amiral de me mener vers sa flotte. Dès que nous fûmes devant le bâtiment amiral, nous trouvâmes deux haies d’hommes armés, destinés, à ce que je pensai, à écarter les spectateurs et à m’ouvrir un passage ; mais comme j’étais résolu à ne pas y aller, je donnai pour excuse l’eau qui se trouvait entre les pirogues et moi. À l’instant un homme se jeta à mes pieds, et m’offrit de me porter. Je déclarai alors positivement que je ne voulais pas. Taouha me quitta sans que je visse quel chemin il prit ; tout le monde refusa de me le dire. » Taouha s’en alla très-froidement ; il paraît qu’il était fâché : il avait beaucoup d’autorité ; car au moment où il s’approcha de nous, les gens du peuple s’écrièrent : Voici Taouha, et ils lui firent place avec une sorte de respect qui nous étonna. » En jetant les yeux autour de moi, j’aperçus Ti, qui, je crois, ne m’avait jamais perdu de vue ; je lui demandai des nouvelles du roi, et il m’apprit qu’il était allé dans le pays de Mataou, et il me conseilla de me retirer sur ma chaloupe. Nous suivîmes son conseil dès que nous fûmes rassemblés, car M. Edgecumbe, mon lieutenant, était seul à mes côtés ; les autres se trouvaient poussés et confondus dans la foule comme nous l’avions été. » En entrant dans notre chaloupe, nous profitâmes du moment pour examiner cette grande flotte. Les bâtimens de guerre consistaient en cent soixante grosses doubles pirogues de quarante à cinquante pieds de long, bien équipées et bien armées ; mais je ne suis pas sûr qu’elles eussent leur complément de guerriers et de rameurs, ou plutôt je ne le crois pas. Les chefs, et tous ceux qui occupaient les plates-formes du combat étaient revêtus de leurs habits militaires ; c’est-à-dire, d’une grande quantité d’étoffes, de turbans, de cuirasses et de casques. La longueur de quelques-uns de ces casques embarrassait beaucoup ceux qui les portaient ; tout leur équipage semblait mal imaginé pour un jour de bataille, et plus propre à la représentation qu’au service. Quoi qu’il en soit, il donnait sûrement de la grandeur à ce spectacle, et les guerriers ne manquaient pas de se montrer sous le point de vue le plus avantageux. » Des pavillons, des banderoles, etc., décoraient les pirogues, de sorte qu’elles formaient un spectacle majestueux que nous ne nous attendions pas à voir dans ces mers. Des massues, des piques et des pierres composaient leurs instrumens de guerre. Les bâtimens étaient rangés près les uns des autres, la proue tournée vers la côte : le vaisseau amiral occupait le centre. Indépendamment des bâtimens de guerre, on voyait cent soixante-dix doubles pirogues moindres, toutes portant une petite cabane, avec un mât et une voile, ce dont manquaient les pirogues de guerre. Nous les jugeâmes destinées aux transports, à l’avitaillement, etc., car ils ne laissent dans les bâtimens de guerre aucune espèce de provisions. Je calculai qu’il n’y avait pas moins de sept mille sept cent soixante hommes sur ces trois cent trente bâtimens : ce nombre paraît d’autant plus incroyable, qu’on nous dit qu’ils appartenaient seulement aux districts d’Attahourou et d’Ahopatéea. Dans ce compte, je suppose que chaque pirogue de guerre contenait quarante hommes, guerriers et rameurs, et chacune des petites huit hommes. Quelques-uns de nos messieurs évaluèrent à un nombre supérieur la quantité de monde qui se trouvait sur les pirogues de guerre : il est sûr que la plupart semblaient avoir besoin de plus de pagayeurs que je ne leur en suppose ; mais, je le répète, je crois qu’elles n’avaient pas leur monde complet. Topia m’apprit, dans mon premier voyage, que toute l’île ne levait que six ou sept mille hommes ; mais, puisque deux districts fournissaient ce nombre de soldats, ses calculs devaient être ceux des anciens temps, ou bien il n’y comprenait que les tatitous, c’est-à-dire les guerriers ou les hommes adonnés aux armes dès leur enfance, et non pas les rameurs, ni ceux qui étaient nécessaires à la manœuvre des autres pirogues : je crois, au reste, qu’il parlait de la milice sur pied, et non pas de toutes les forces que l’île peut mettre en campagne au besoin. » Le spectacle de cette flotte agrandissait encore les idées de puissance et de richesses que nous avions de cette île, et tout l’équipage était dans l’étonnement en pensant aux outils imparfaits que possèdent ces insulaires ; nous admirions la patience et le travail qu’il leur a fallu pour abattre des arbres énormes, couper et polir les planches, et enfin porter ces lourds bâtimens à un si-haut degré de perfection. C’est avec une hache de pierre, un ciseau, un morceau de corail et une peau de raie, qu’ils avaient fait ces ouvrages. » Après avoir bien examiné cette flotte, je désirai beaucoup de revoir l’amiral, afin d’aller avec lui à bord des pirogues de guerre. Nous demandâmes en vain de ses nouvelles. Je mis à terre pour m’informer où il était ; mais il y avait tant de bruit et tant de foule, que personne ne fit attention à ce que je disais. Enfin Ti arriva, et me chuchota à l’oreille qu’O-tou était parti pour Matavaï ; il me conseilla de retourner et de me rembarquer pour descendre dans un autre endroit. Je suivis son conseil, qui fit naître dans notre esprit différentes conjectures. Nous en conclûmes que Taouha était un chef puissant et mécontent, qui se disposait à faire la guerre à son souverain ; car nous n’imaginions pas qu’O-tou pût avoir d’autre raison de quitter O-parri comme il le fit. » À peine fûmes-nous hors d’O-parri, que toute la flotte se mit en mouvement du côté de l’ouest, d’où elle venait. En arrivant à Matavaï, nos amis nous dirent qu’elle faisait partie d’un armement destiné contre Eimeo, dont le chef avait secoué le joug de Taïti et s’était rendu indépendant. On nous apprit encore qu’O-tou n’était pas à Matavaï, et même qu’il n’y était point venu ; de sorte que nous ne concevions pas les raisons de sa fuite d’O-parri. Ceci nous engagea à y retourner une seconde lois l’après-midi : nous l’y retrouvâmes alors, et nous sûmes qu’il avait évité de me voir le matin, parce que, quelques-uns de ses sujets ayant volé plusieurs de nos vêtemens qu’on lavait à terre, il craignait que je n’en exigeasse la restitution. Il me demanda à diverses reprises si je n’étais pas fâché ; et quand je l’assurai que non, et que, les voleurs pouvaient garder les effets, il parut satisfait. Taouha prit l’alarme en partie pour le même sujet. Il pensa que le mécontentement m’empêchait d’aller à bord de son bâtiment, et que je n’aimais pas voir dans mon voisinage tant de forces dont je ne connaissais pas la destination. Ainsi une méprise m’ôta l’occasion d’examiner avec plus de soin une partie des forces navales de celte île, et de m’instruire davantage de leurs manœuvres. Une pareille circonstance ne se présentera plus, car la flotte était commandée par un chef brave, intelligent et éclairé, qui aurait répondu à toutes mes questions ; et comme nous aurions eu les objets sous les yeux, nous nous serions sûrement entendus les uns les autres. Malheureusement Oedidi ne nous accompagnait pas ce matin-là ; et Ti, le seul homme sur qui nous pouvions compter, ne servait qu’à nous embarrasser davantage. » Le matin du 27 avril, Taouha m’envoya deux gros cochons et des fruits par deux de ses domestiques, à qui il avait donné ordre de ne rien recevoir ; et en effet, je leur offris des présens qu’ils ne voulurent point accepter. Bientôt j’allai à O-parri, où je trouvai ce chef et le roi ; et après être resté peu de temps à terre, je les ramenai dîner abord, ainsi que Tarevatou, frère cadet du roi, et Ti : en approchant de mon vaisseau, l’amiral, qui n’en avait jamais vu, témoigna une extrême surprise. On le conduisît dans l’intérieur du bâtiment, et il en examina toutes les parties avec une grande attention. O-tou faisait les honneurs et lui expliquait tout, car alors il connaissait bien la structure de la Résolution. Taouha, ayant dîné, mit un cochon dans les entreponts, et se retira sans que j’en susse rien ; il ne me laissa pas le temps de le remercier, par des libéralités, de ce présent, ni de celui qu’il m’avait fait le matin : le roi et sa suite partirent aussi bientôt. O-tou montrait du respect pour ce chef : il désirait que je lui en témoignasse de mon côté ; et cependant il en avait conçu de la jalousie, je ne sais pourquoi. Il nous avait avoué franchement la veille que Taouha n’était pas son ami. Ces deux chefs me sollicitèrent à bord de les aider contre Tierrebou, quoique la paix régnât alors entre les deux royaumes ; et on me dit que leurs forces réunies allaient marcher contre Eimeo. Je ne sais pas s’ils me firent cette proposition dans la vue de rompre avec leurs voisins et leurs alliés en cas que je promisse du secours, ou seulement pour sonder mes dispositions ; probablement ils auraient embrassé volontiers une occasion qui les mît en état de conquérir ce royaume, et de le réunir au leur comme autrefois. Quoi qu’il en soit, je n’entendis plus parler de ce projet, et je ne dis rien qui pût les y encourager. » Forster ajoute ce qui suit : « Je fus frappé de l’extrême attention que portait Taouha sur toutes les parties du bâtiment : il admirait la force et la grosseur des couples, des mâts et des cordages ; et il trouva nos manœuvres et nos machines si supérieures à celles de son pays, qu’il nous demanda plusieurs choses, et surtout des câbles et des ancres. Il était alors vêtu comme le reste du peuple, et nu jusqu’à la ceinture, à cause de la présence du roi : j’eus peine à le reconnaître ; il avait beaucoup d’embonpoint et un ventre énorme, que les longs plis de ses habits militaires cachaient la veille. Ses cheveux étaient gris-argent, et sa physionomie la meilleure et la plus prévenante que j’aie jamais vue sur ces îles. Il mangea de bon cœur, ainsi qu’O-tou, ce qu’on lui servit. Le roi, qui se mettait fort à son aise, ne se gênait pas plus que chez lui, et il prenait plaisir à instruire Taouha de nos manières. Il lui apprit à se servir du couteau et de la fourchette, à manger du sel avec la viande et à boire du vin. Il badinait sur la couleur rouge du vin, et au moment où il allait l’avaler, il disait que c’était du sang. Taouha ayant goûté du grog, qui est composé d’eau-de-vie et d’eau, voulut aussi goûter de l’eau-de-vie seule, et l’appela evaï no Bretanni, de l’eau de la Bretagne ; il en but un verre sans faire de grimaces. Il fut très-gai, ainsi que sa majesté, et ils montrèrent l’un et l’autre beaucoup de goût pour notre manière de vivre et d’apprêter les alimens. » Dans la foule de pirogues qui ne cessaient de nous entourer il y avait toujours des chefs de district qui nous apportaient des cochons et ce qu’ils avaient de plus précieux, pour les échanger contre des plumes rouges, auxquelles ils mettaient un prix extravagant. Ces plumes produisirent une grande révolution dans les liaisons des femmes avec nos matelots ; ceux qui avaient eu soin de faire provision de cette marchandise précieuse aux îles des Amis recevaient les avances des Taïtiennes, et choisissaient parmi elles celles qui leur plaisaient davantage. Le fait suivant prouvera quelles tentations irrésistibles ces plumes excitaient dans l’âme des Taïtiens. J’ai dit ailleurs que les femmes des chefs ne permettaient aucune liberté aux Européens, et que, si avant le mariage les filles accordaient leurs faveurs, les épouses ne souillaient point la couche nuptiale ; cependant un chef vint offrir sa femme à Cook, et la Taïtienne, suivant l’ordre de son mari, essaya de séduire le capitaine : elle montra ses charmes avec beaucoup d’immodestie. Je fus fâché que cette proposition vînt de la part de Potatou, dont le caractère était d’ailleurs sans tache ; mais après nous avoir déployé tant de grandeur, il se porta à cet excès de bassesse. Sa conduite nous inspira une indignation que nous ne pûmes pas nous empêcher de lui témoigner ; nous lui fîmes de sanglans reproches sur sa faiblesse. Heureusement les matelots avaient vendu aux Marquésas une quantité considérable de ces plumes rouges avant de savoir le prix qu’elles auraient à Taïti. Si toutes ces richesses y avaient été apportées, il est probable que la valeur des provisions se serait tellement accrue, que nous aurions obtenu moins de rafraîchissemens que lors de notre première relâche. Une seule plume formait un présent d’une extrême valeur, et fort supérieur à un grain de verroterie et à un clou ; le plus petit morceau d’étoffe revêtu de ces plumes produisait l’ivresse de joie que ressentirait un Européen qui trouverait le diamant du grand-mogol. Potatou nous apporta son casque monstrueux de cinq pieds de haut, et l’échangea contre des plumes ; d’autres suivirent son exemple, et chaque matelot acheta des boucliers sans nombre. Ce qui est plus étonnant, ils nous offrirent ces singuliers habits de deuil dont il est question dans le premier voyage de Cook, qu’ils refusèrent absolument d’échanger en 1769. Ces vêtemens, composés des productions les plus rares de l’île et de la mer qui l’environne, et travaillés avec un soin et une adresse extrêmes, doivent être parmi eux d’un prix considérable. Nous n’en achetâmes pas moins de dix, qu’on a rapportés en Angleterre. Le capitaine Cook en a donné un au muséum britannique. » Ordinairement le plus proche parent du mort porte cet habillement bizarre ; il tient dans sa main deux grandes coquilles perlières avec lesquelles il produit un son continuel, et dans l’autre un bâton armé de dents de requin dont ils blessent tous ceux qui s’approchent par hasard de lui. Je ne sais pas quelle a été l’origine de cette singulière coutume ; mais il me semble qu’elle est destinée à inspirer de l’horreur, et l’ajustement fantastique décrit dans la relation du premier voyage du capitaine Cook ayant cette forme effrayante et extraordinaire que les nourrices attribuent aux esprits et aux fantômes, je suis tenté de croire qu’il y a quelque superstition cachée sous ce rit funéraire. Peut-être imaginent-ils que l’âme du mort exige un tribut d’affliction et de larmes, et c’est pour cela qu’ils s’appliquent des coups de dents de requin. Quoiqu’il en soit, les naturels ne nous ont donné aucune lumière sur ce sujet. Ils nous parlaient en détail de la cérémonie et du vêtement ; mais il n’a pas été possible de nous faire entendre quand nous demandions la cause de cet usage. Oedidi découvrit seulement qu’à la mort d’un homme c’est une femme qui accomplit le rit funéraire, et que c’est un homme à la mort d’une femme. » En Angleterre, les habits de deuil de Taïti ont excité tant de curiosité, qu’un matelot en a vendu un vingt-cinq guinées. Les Taïtiens, à cet égard, ne le cèdent en rien aux nations civilisées. Après qu’Oedidi eut raconté tout ce qu’il savait des pays qu’il avait vus, les chefs nous demandèrent sans cesse des curiosités de Tongatabou, Ouaïhou et Ouaïtahou, plutôt que des marchandises d’Angleterre. Les ajustemens de tête en plumes des deux dernières îles, et les paniers, les massues et les étoffes peintes de la première leur plaisaient extrêmement ; ils acquéraient avec empressement les nattes de Tongatabou, quoiqu’en général elles fussent pareilles à celles qu’ils fabriquent. Nos matelots profitèrent de cette fantaisie pour les tromper ; ils leur vendaient, sous le nom de Tongatabou, des nattes achetées aux îles de la Société. Ainsi il existe une ressemblance universelle dans les goûts des hommes de tous les pays. » Ce rapport nous parut encore plus frappant en les voyant écouter avidement les histoires d’Oedidi leur compatriote. Ils le suivaient toujours en foule ; les vieillards lui témoignaient beaucoup d’estime, et les principaux personnages de l’île, sans en excepter la famille royale, recherchaient sa compagnie. Outre le plaisir de l’entendre, ils obtenaient de lui des présens fort riches : il passait son temps si agréablement à terre, où il trouvait à chaque pas de nouveaux amis, qu’il venait rarement à bord, à moins que ce ne fût pour y chercher quelques-uns de ses trésors, ou pour montrer le bâtiment à ses connaissances, et les présenter au capitaine et à ses compagnons de voyage. Ce qu’il racontait cependant paraissait quelquefois trop merveilleux pour être cru ; et alors les Taïtiens nous demandaient s’il disait la vérité. La pluie changée en pierre, les rochers blancs et les montagnes solides que nous convertissions en eau douce, enfin le jour perpétuel du cercle antarctique, leur semblaient surtout si inconcevables, que nous eûmes peine à le leur persuader. Ils crurent plus aisément ce qu’on leur raconta des cannibales de la Nouvelle-Zélande, quoique cet usage les remplit d’horreur. » Oedidi, pendant une excursion que fit mon père, amena sur la Résolution une troupe de Taïtiens pour leur montrer la tête du Zélandais que M. Pickersgill conservait dans de l’esprit-de-vin. Après qu’on la leur eut fait voir, d’autres accoururent bientôt en foule, afin de jouir d’un si étrange spectacle. Je fus présent toutes les fois qu’on l’exposa devant eux, et, ce qui m’étonna, ils ont dans leur langage le terme de te taë-aiï, mangeurs d’hommes, qu’ils prononcèrent tous dès le premier abord. En proposant des questions sur cette circonstance extraordinaire aux chefs et aux insulaires les plus intelligens, ils me dirent qu’ils savent par tradition que très-anciennement il existait dans leurs îles des mangeurs d’hommes d’une taille très-robuste, qui causèrent de grands ravages dans le pays ; mais que cette race abominable était éteinte depuis long-temps. O-maï, avec qui j’ai causé sur ce sujet en Angleterre, m’a dit depuis la même chose, et en termes encore plus forts. Faut-il en conclure qu’une troupe de cannibales descendirent jadis dans cette île ? ou n’est-il pas évident plutôt que les Taïtiens furent autrefois anthropophages avant d’arriver à ce degré de civilisation qu’ont amenée par la suite l’excellence de leur pays et de leur climat, et la profusion de végétaux et de nourritures animales dont ils jouissent ? Plus on examine l’histoire des différentes nations, et plus cet usage semble universel. On voit encore à Taïti des restes d’anthropophagie. Le capitaine Cook y remarqua en 1769, quinze mâchoires récemment détachées d’autant de cadavres, et suspendues devant une maison. » Pendant la nuit du 28, un des naturels, essayant de voler une futaille à l’aiguade, fut surpris en flagrant délit, envoyé à bord, et mis aux fers ; O-tou et les autres chefs le virent dans cette situation. Après que le capitaine leur eut exposé le crime du prisonnier, O-tou demanda sa liberté ; il la refusa, en disant que, puisque nous punissions les hommes de notre équipage quand ils commettaient la moindre offense envers ses sujets, il était juste aussi de châtier ce Taïtien. En conséquence, il ordonna qu’on conduisît le voleur à terre dans les tentes, et le suivant avec O-tou et Taouha, il fit mettre la garde sous les armes, et attacher l’Indien à un poteau. O-tou, sa sœur, et plusieurs naturels demandèrent sa grâce avec instance ; Taouha, sans proférer un seul mot, était fort attentif à tout ce qui se passait. Le capitaine adressa alors des plaintes au roi sur la conduite de cet homme, et sur celle de son peuple en général ; il lui dit que nous ne leur prenions rien sans les payer ; et, énumérant les différens articles que nous leur donnions en échange de leurs provisions, animaux, outils, étoffes, etc., il insista particulièrement sur ce qu’ils avaient tort de nous voler, puisque nous étions leurs amis ; ajoutant que le châtiment de cet homme serait un moyen de sauver la vie à quelques-uns de ses compatriotes, en les détournant de commettre de pareils crimes, pour lesquels ils seraient tués tôt ou tard à coups de fusil. Ces argumens, qu’il comprit très-bien, parurent le persuader, et il supplia seulement que l’homme ne fût pas mattéerou (mis à mort). Alors on commanda à la foule, qui était assez nombreuse, de se tenir à une distance convenable ; et en présence de l’assemblée, le voleur reçut vingt-quatre coups de fouet ; il les supporta avec beaucoup de fermeté. Les naturels s’enfuirent effrayés ; mais Taouha, courant après eux, les rappela et les harangua plus d’une demi-heure. Son discours était composé de phrases courtes dont on n’entendit que quelques-unes ; mais, à ce que nous apprîmes, il récapitula une partie de ce que le capitaine venait de dire à O-tou ; il exposa les divers avantages que nous leur avions procurés, et, condamnant leur conduite passée, il leur recommanda d’en avoir une différente à l’avenir. La grâce de ses gestes et l’attention de ses auditeurs le firent paraître à nos yeux un grand orateur. » O-tou ne dit pas un mot : dès que Taouha eut fini sa Harangue, on ordonna aux soldats de marine de faire l’exercice, et de tirer des volées à balles ; comme ils étaient très-prompts, dans leurs manœuvres, il est plus aisé de concevoir que de décrire l’étonnement des insulaires, surtout de ceux qui n’avaient rien vu de semblable auparavant. Les chefs prirent ensuite congé et se retirèrent avec leur cortége, plus effrayés peut-être que charmés de ce qu’ils avaient vu. » Taouha revint l’après-midi avec sa femme, qui était très-âgée, et qui semblait avoir un aussi bon caractère que son mari : ils montaient une grande double pirogue, garnie d’un tendelet sur l’arrière, et conduite par huit pagayeurs ; ils nous invitèrent, M. Hodges et moi, dit Forster, à entrer dans leur bâtiment, et nous les accompagnâmes à O-parri. Pendant la route, Taouha nous, fit différentes questions, et en particulier sur la nature et la constitution de notre patrie. Il croyait que M. Banks était au moins frère du roi, et le capitaine Cook grand-amiral ; il fut fort étonné et il nous écouta avec une extrême attention quand nous lui apprîmes qu’il se trompait ; mais, dès que nous lui dîmes que nous n’avions ni cocos, ni arbres à pain, il parut avoir assez mauvaise opinion de notre pays, malgré les avantages que nous lui exposions d’ailleurs. En débarquant, il ordonna de servir un repas de poissons et de fruits : nous venions de quitter la table avant de partir du bord ; mais ne voulant pas le blesser, nous nous assîmes et nous mangeâmes des mets excellens : nous comparions cet heureux pays au paradis de Mahomet, où l’appétit n’est jamais rassasié. J’ai oublié de dire que, voulant tout de suite manger avec nos mains, Taouha nous arrêta, et nous pria d’attendre ; bientôt un homme de sa suite apporta un grand couteau de cuisine et des bâtons de bambou qui devaient nous tenir lieu de fourchettes. Taouha découpa les mets, et il nous donna à chacun un bambou, en disant qu’il mangerait à la manière anglaise ; au lieu de porter son fruit à pain à sa bouche en gros morceaux, il le coupait en petites parcelles, et il en prenait une après chaque bouchée de poisson, pour montrer que, depuis le temps qu’il avait dîné avec nous, il n’avait pas oublié nos usages. Sa femme dîna à part quand nous eûmes fini, suivant la coutume invariable du pays. Après nous être promenés, et après avoir causé avec eux jusqu’au coucher du soleil, nous nous embarquâmes sur leur pirogue, pour aller au canton d’Attahourou, dont une partie appartenait à Taouha. Ils nous firent de tendres adieux, et promirent de revenir au bâtiment sous peu de jours. Nous louâmes une double pirogue pour un clou, et nous fûmes de retour à bord avant la nuit. » Le nombre des prostituées était fort augmenté sur notre bord, depuis que nous avions montré les plumes rouges ; cette nuit plusieurs rôdèrent autour des ponts, cherchant des amoureux. Le porc frais les attirait aussi ; car, privées chez elles de ce mets exquis, elles tâchaient d’en obtenir de nous ; quand elles en venaient à bout, elles en mangeaient une quantité incroyable ; la digestion les exposait ensuite à de grands embarras, et elles troublaient souvent les matelots qui voulaient dormir après les fatigues de la journée : dans certaines occasions pressantes, elles désiraient être accompagnées de leurs amans ; mais comme ceux-ci n’y consentaient pas toujours, les entreponts se remplissaient d’ordures. Tous les soirs ces femmes se divisaient en différentes troupes, qui dansaient sur les gaillards d’arrière et d’avant, et sur le milieu du pont ; leur gaieté était tumultueuse, et approchait quelquefois de l’extravagance ; d’autres fois l’originalité et la bizarrerie de leurs idées nous amusaient. Un de nos scorbutiques, à qui les nourritures végétales avaient rendu un peu de force, excité par l’exemple de ses camarades, fit sa cour à une Taïtienne, la mena vers le soir dans son poste, et alluma une chandelle. L’Indienne regarda son amant en face, et s’apercevant qu’il avait perdu un œil, elle le prit par la main, et le conduisit sur le pont auprès d’une fille qui avait éprouvé le même accident, et lui dit : Celle-ci vous convient ; mais, pour moi, je n’aurai pas de privautés avec un borgne. » Le premier mai, mon père alla à terre, et trouva O-retti, le chef d’O-hiddéa, canton et havre où mouilla Bougainville. Ce chef demanda au capitaine Cook si, à son retour en Angleterre, il verrait Bougainville, qu’il appelait Potaveri ; sur la réponse négative du capitaine, il adressa la même question à mon père, qui lui dit que cela était possible, quoiqu’il ne vécût pas dans le même royaume. Alors, répliqua O-retti, dites-lui que je suis son ami, et que je désire le revoir à Taïti ; et afin que vous vous souveniez de ma commission, je vous enverrai un cochon dès que je serai chez moi. Il se mit ensuite à raconter que son ami Bougainville avait deux vaisseaux, et sur l’un d’eux une femme laide : il revint souvent à cette circonstance ; car il lui paraissait extraordinaire qu’une femme seule s’embarquât dans une pareille expédition. Il parla aussi de l’arrivée d’un vaisseau espagnol, que nous avions déjà apprise durant notre premier relâche ; mais il nous assura que lui et ses compatriotes ne sentaient pas beaucoup d’affection pour ces étrangers. » Nous apprîmes qu’Oedidi venait d’épouser la fille de Toperri, chef de Matavaï : l’un des midshipmen nous dit qu’il avait assisté à ce mariage, et qu’il avait vu un grand nombre de cérémonies ; mais, quand on le pria de nous les raconter en détail, il répondit que, quoiqu’elles fussent très-curieuses, il ne pouvait s’en rappeler aucune ; et que d’ailleurs, s’il s’en souvenait, il ne saurait pas comment s’exprimer. De cette manière, nous perdîmes l’occasion de faire des découvertes intéressantes sur les usages de ces insulaires. C’est dommage qu’un observateur intelligent n’ait pas été témoin de ce mariage. Oedidi amena son épouse à bord ; elle était très-jeune, d’une petite taille, et sa beauté n’avait rien de remarquable ; mais, très-versée dans l’art de demander des présens, elle allait sur chaque partie du vaisseau, rassemblant une grande quantité de grains de verroterie, de clous, de chemises et de plumes rouges, que chacun s’empressait de lui donner, parce que aimions tous son mari. Oedidi nous nous apprit qu’il désirait beaucoup de s’établir à Taïti, parce que ses amis lui offraient des terres, une maison, et des propriétés de toute espèce ; il était agrégé à la famille d’un eri, estimé par le roi lui-même, et respecté de tous les insulaires ; et même un de ses amis lui avait donné un domestique, ou teouteou, qui, ne le quittant jamais, exécutait ponctuellement ses ordres, et qui enfin par sa soumission et son obéissance ressemblait à un esclave. » Quoique Oedidi eût renoncé au projet de venir en Angleterre, Houno, jeune homme plein d’intelligence, souhaitait de visiter cette contrée ; il pria instamment mon père, ainsi que plusieurs autres de nos messieurs, de le prendre à bord. Mon père ayant proposé de se charger de tous les frais, le capitaine Cook y consentit sur-le-champ ; et on annonça au Taïtien qu’il devait s’attendre à ne jamais revoir sa patrie, parce que peut-être on n’enverrait pas un autre vaisseau à Taïti. Houno était trop empressé de partir pour que cette difficulté l’arrêtât ; il sacrifia l’espoir de retourner dans son pays au plaisir de connaître le nôtre ; mais le soir, le capitaine déclara qu’il ne voulait point le recevoir sur son vaisseau, et le jeune homme fut obligé de rester à Taïti. Comme nous nous proposions de lui faire apprendre les métiers de charpentier et de serrurier, il serait retourné dans son île avec des connaissances au moins aussi utiles qu’O-maï, qui, après un séjour de deux ans en Angleterre, sera en état d’amuser ses compatriotes avec la musique d’une orgue portative, ou avec des marionnettes. » Le lendemain, à notre retour, nous y trouvâmes toute la famille royale, et dans la foule, Néehourraï, sœur aînée d’O-tou, mariée à Taré-Deré, fils d’Amo. Taré-Ouatou, frère du roi, resta parmi nous, après que tous les autres furent partis, et passa la nuit à bord. Pour l’amuser, on tira des feux d’artifice du haut des mâts, ce qui lui causa un extrême plaisir. À souper, il nous fit l’énumération de tous ses parens, et il nous raconta l’histoire de Taïti. O-maï m’a confirmé, en Angleterre, tous les détails qu’il me donna ; il nous apprit qu’O-ammo, Happaï et Toutahah étaient trois frères, et qu’O-ammo, comme le plus vieux, avait la souveraineté de tout Taïti. Il épousa O-poréa (Obéréa), princesse du sang royal, et il en eut Taré-Derré, qui fut appelé, dès le moment de sa naissance, Eri-Rahaï, ou roi de Taïti. Sous le règne d’O-ammo, le capitaine Wallis visita l’île, et trouva Obéréa revêtue de l’autorité souveraine. Environ un an après son départ, une guerre s’alluma entre O-ammo et son vassal Ouahitoua, roi de la plus petite péninsule. Ouahitoua débarqua à Paparra, où O-ammo résidait ; et, après avoir mis en déroute ses troupes, et massacré une grande partie de ses soldats, il brûla les plantations et les cabanes, et emmena tous les cochons et toutes les volailles qu’il put trouver. O-ammo et Obéréa, avec toute leur suite, dont O-maï m’a dit qu’il faisait partie, s’enfuirent dans les montagnes au mois de décembre 1768. Le conquérant consentit enfin à la paix, à condition qu’O-ammo se dépouillerait du gouvernement, et que le droit de succession serait ôté à son fils, et donné à O-tou, fils aîné de son frère Happaï. La convention fut agréée, et Toutahah, frère cadet d’O-ammo, fut nommé régent. Cette révolution ressemble beaucoup à celles qui arrivent souvent dans les royaumes despotiques de l’Asie : il est rare que le conquérant ose gouverner le pays qu’il a subjugué ; ordinairement il le pille, et il y nomme un autre souverain, qu’il choisit dans la famille régnante. » Obéréa avait de fréquentes querelles avec son mari, et elle le battait souvent. Ils se séparèrent : le mari prit pour maîtresse une jeune femme très-belle ; et Obéréa, de son côté, prodigua ses faveurs à Obadi et à d’autres amans. Les infidélités d’O-amma semblent avoir été le fondement de ces disputes : ces brouilleries, qui ne sont pas aussi communes à Taïti qu’en Angleterre, arrivent cependant quelquefois, surtout si la femme commence à perdre ses charmes, et exige toujours les mêmes soins. Voici un second fait dont nous fumes témoins. Polatehéra, jadis femme de Patatou, mais qui en était alors séparée, avait pris en sa place un jeune mari ou amant, dès qu’elle avait vu son premier amant s’attacher à une autre Taïtienne. Le jeune homme aimait une fille de son âge ; ils se donnaient des rendez-vous sur notre vaisseau ; et comme ils ne cachaient pas bien leurs amours, on les découvrit. La fière Polatehéra les surprit un matin, donna à sa rivale plusieurs coups sur la tête, et fit à l’amant coupable une sévère réprimande. » Le capitaine Cook trouva, en 1767, le gouvernement de Taïti dans les mains de Toutahah : ce prince, devenu fort riche par les présens qu’il avait reçus des Anglais, après le départ de l’Endeavour, persuada aux chefs de Taïti-Noué, ou de la grande péninsule, de marcher contre Ouahitoua, qui avait fait un si grand outrage à sa famille. Ils équipèrent une flotte, et se rendirent à Tierrebou, où Ouahitoua se prépara à les recevoir : mais comme c’était un vieillard qui désirait finir ses jours en paix, il assura Toutahah, par députés, qu’il était son ami, qu’il lui resterait toujours attaché, et il le conjura de retourner dans son pays, sans attaquer ceux qui l’aimaient. Toutahah, dont ces caresses ne changèrent point la résolution, donna ordre délivrer bataille : la perte fut à peu près égale des deux côtés, et Toutahah se retira, afin d’attaquer l’ennemi par terre. Happaï et toute sa famille, désapprouvant cette entreprise, restèrent à O-parri ; mais Toutahah emmena O-tou, et marcha sur l’isthme situé entre les deux péninsules ; Ouahitoua vint à sa rencontre : il se livra un combat sanglant ; Toutahah y périt, et son armée fut dispersée. Quelques Taïtiens nous dirent qu’il fut fait prisonnier, et mis à mort ensuite ; mais d’autres, et surtout O-maï, nous assurèrent qu’on le trouva dans le fort de la mêlée. O-tou se retira en hâte au fond des montagnes avec un petit nombre d’amis choisis ; et Ouahitoua, suivi de ses forces victorieuses, marcha sur-le-champ à Matavaï et à O-parri. À son arrivée, Happaï s’enfuit, mais Ouahitoua lui fit dire qu’il n’avait aucun différend avec lui ni avec sa famille, et qu’il avait toujours souhaité la paix. O-tou revint bientôt du sommet des montagnes, et joignit son père, ainsi que tous ceux qui l’accompagnaient. Une paix générale fut conclue : O-tou prit les rênes du gouvernement, et les améliorations que nous remarquions depuis huit mois semblent prouver qu’il travaille avec intelligence au bien-être de ses sujets. » Taré-Ouatou nous apprit en outre que son père avait huit enfans : 1ᵒ. Tedoua Néehouarraï, âgée d’environ trente ans, et mariée à Taré-Deré, fils d’Oammo ; 2ᵒ. Tedoua Toouraï, âgée de vingt-sept ans, qui n’était pas encore mariée, et qui semblait avoir une aussi grande autorité parmi les femmes que le roi son frère en avait sur toute l’île ; 3ᵒ. O-tou, éri-rahaï, ou roi de Taïti, qui a environ vingt-six ans : Ouahitoua est obligé de découvrir ses épaules en sa présence, comme devant son légitime seigneur ; 4ᵒ. Tedoua-Tehamaï, morte jeune ; 5ᵒ. Taré-Ouatou, qui semblait âgé d’environ seize ans ; il nous dit qu’il portait un autre nom, que j’ai oublié ; d’où je conclus que celui que je viens d’énoncer était son titre ; 6ᵒ. Toubouaïteraï, appelé aussi Mayorro, âgé de dix ou onze ans ; 7ᵒ. Eaérétoua, petite fille de sept ans ; et 8ᵒ. Tepaou, petit garçon de quatre ou cinq ans. Une chevelure touffue et un air de bonne santé, sans trop d’embonpoint, paraissaient caractériser toute la famille ; en général, leurs traits étaient agréables, mais ils avaient le teint un peu brun, si on en excepte celui de Néehourraï et d’O-tou : ils étaient chéris de la nation, qui aime passionnément ses chefs : leur conduite est en effet si affable et si affectueuse, qu’elle inspire une bienveillance universelle. Tedoua-Toouraï accompagnait ordinairement le roi son frère, quand il venait nous voir à bord ; elle ne croyait pas s’abaisser en vendant aux matelots des fruits et différentes curiosités pour des plumes rouges. Se trouvant un jour dans la grand’-chambre avec O-tou, le capitaine et mon père, elle regardait des tas d’outils de fer et d’autres marchandises : le capitaine ayant été appelé sur le pont, elle chuchota quelque chose à son frère, qui à l’instant s’efforça de détourner l’attention de mon père en lui proposant diverses questions. Mon père, qui s’aperçut de ses desseins, fit semblant de ne pas regarder autour de lui, et la princesse, croyant ne pas être vue, cacha deux grands clous dans les plis de son vêtement. Quand le capitaine rentra, mon père l’avertit de ce petit stratagème ; mais ils jugèrent qu’il valait mieux n’en rien dire que l’ébruiter. On remarquera que, toutes les fois qu’elle avait témoigné du goût pour quelques-unes de nos richesses, on ne les lui avait jamais refusées ; au contraire, nous lui en donnions plus qu’elle n’en demandait. Il est donc extraordinaire qu’elle ait eu la tentation de voler une chose qu’elle pouvait acquérir honnêtement. Plusieurs des femmes qui étaient à bord l’accusaient de conduire dans son lit des teouteous, ou des hommes d’un rang inférieur, sans que son frère en sut rien. Dans un pays où l’on suit librement les mouvemens de la nature, on ne peut pas attendre de la réserve de ceux à qui le rang permet encore plus qu’aux autres de faire toutes leurs volontés. Les passions sont les mêmes partout : le même instinct domine l’esclave et le prince, et produit toujours le même effet dans tous les pays. » Le 14 mai, Oedidi se rendit à bord, et nous apprit qu’il se décidait à rester dans l’île ; mais on le détermina à nous accompagner à Ouliétéa. Il présenta au capitaine plusieurs insulaires de Bolabola, dont l’un était son frère. Ils demandaient à être transportés aux îles de la Société ; le capitaine y consentit. » Tout transporté de joie, il nous annonça en secret qu’il avait partagé la couche d’Obéréa la nuit dernière : il regardait cette faveur signalée comme une marque de distinction, et il nous montra plusieurs pièces de l’étoffe la plus fine qu’elle lui avait donnée. Obéréa, malgré sa vieillesse, conservait donc encore des désirs très-vifs. » Bientôt après, continue Cook, Taouha, Potatatou, O-ammo, Happaï, Obéréa, et quelques autres de nos amis, nous apportèrent des fruits, etc. Pour monter Taouha sur le vaisseau, on descendit un fauteuil soutenu par des cordes, et nous le hissâmes en haut ; ce qui lui fit un grand plaisir, et ce qui étonna beaucoup ses compatriotes. On le plaça ensuite sur le gaillard d’arrière ; sa femme était avec lui. Parmi divers présens que je lui fis, se trouvait une flamme anglaise qui l’enchanta d’autant plus qu’on lui en apprit l’usage. » Nous parlâmes de l’expédition projetée contre Eiméo, et Taouha continua de nous assurer qu’elle aurait lieu immédiatement après notre départ. Malgré sa maladie, il était déterminé à commander la flotte en personne : il nous dit que sa vie était peu importante, puisqu’il ne pouvait pas être long-temps utile à son pays. Quoique très-infirme, il était fort gai ; tous ses sentimens annonçaient le véritable héroïsme : il prit congé de nous avec une tendresse et une cordialité extrêmes. » Dès que nous eûmes renvoyé nos amis, nous aperçûmes un grand nombre de pirogues de guerre doublant la pointe d’O-parri. Voulant les examiner de plus près, je me rendis en hâte au rivage avec quelques-uns de nos messieurs ; j’arrivai avant que les pirogues eussent débarqué, et j’eus occasion de voir de quelle manière elles approchent de terre. Quand elles se trouvèrent devant l’endroit où elles projetaient d’attérir, elles se formèrent en divisions composées de trois ou quatre hâtimens (peut-être qu’il y en avait un peu plus dans chaque division) qui se suivaient de près, et ensuite chaque division, l’une après l’autre, pagaya de toutes ses forces vers le rivage : la manœuvre s’exécuta d’une manière si adroite, qu’elles formèrent le long de la grève une ligne qui n’avait pas un pouce d’inflexion. Les rameurs étaient excités par leurs chefs, placés sur les plates-formes, et dirigés par un homme qui tenait une baguette à la main, et qui occupait l’avant de la pirogue du milieu. Ce conducteur annonçait aux rameurs, par des paroles et par des gestes, quand ils devaient pagayer tous à la fois, quand l’un des côtés devait s’arrêter, etc. La promptitude de tous leurs mouvemens prouvait leur habileté dans la manœuvre ; ensuite nous mîmes à terre, et nous allâmes à bord de plusieurs de ces pirogues, afin de les mieux considérer. La flotte, composée de quarante voiles, et équipée de la même manière que celle dont on a parlé plus haut, appartenait au petit district de Tettaha, et elle venait à O-parri passer, comme la première, la revue du roi. Elle était suivie de quelques petites pirogues doubles, qu’ils appelaient marais, et qui avaient à l’avant une espèce de double couchette couverte de feuilles vertes, chacune suffisante pour contenir un homme. Ils nous dirent que c’est là où l’on dépose les morts : je suppose qu’ils voulaient parler des chefs, car autrement ils devaient perdre peu de monde dans les combats. O-tou, qui était présent, eut la bonté d’ordonner, à ma prière, à quelques-unes des troupes de faire leur exercice. Deux détachemens commencèrent d’abord avec des massues ; mais ce combat finit tout de suite : de sorte que je n’eus pas le temps de faire des observations. Ils livrèrent ensuite un combat singulier, et ils montrèrent avec beaucoup de prestesse les différentes manières de se battre ; ils paraient fort adroitement les coups que leurs adversaires essayaient de leur porter ; ils étaient armés de massues et de piques qu’ils lançaient comme des dards ; ils faisaient un saut en l’air pour éviter les coups de massues sur les jambes ; se courbaient un peu et sautaient de côté pour esquiver les coups destinés à la tète : ainsi le coup portait à terre ; ils paraient les coups de pique ou de dard à l’aide d’une pique qu’ils tenaient droit devant eux, et qu’ils inclinaient ensuite plus ou moins, suivant la partie du corps qu’attaquait leur antagoniste. En remuant un peu la main à droite ou à gauche, ils échappaient facilement et d’une manière aisée à toutes les atteintes qu’on essayait de leur porter. Il me sembla que, lorsqu’un combattant avait paré les coups de l’autre, il ne profitait pas de l’avantage qui s’offrait à lui. Par exemple, après avoir paré un dard, il se tenait toujours sur la défensive, laissait son antagoniste en prendre un autre, et ne profitait pas du temps pour le transpercer. Ces champions ne portaient aucun vêtement superflu. Les spectateurs leur enlevèrent une ou deux pièces d’étoffe dont ils étaient couverts, et ils nous les donnèrent. Dès que le combat fut fini, la flotte partit sans suivre aucun ordre. Chaque bâtiment s’empressa de gagner le large le premier, et nous allâmes avec O-tou à un de ses chantiers, où on construisait deux grandes pahiés ; chacune avait cent huit pieds de long. On était prêt à les lancer, et on voulait en faire une double pirogue. Le roi me demanda un grappin et une corde ; j’y ajoutai un petit pavillon anglais et une flamme (dont il connaissait très-bien l’usage), et je le priai de donner à la pahié le nom de Britannia. Il y consentit, et elle reçut effectivement ce nom. » L’homme qui commandait la manœuvre, avec une baguette à la main, observe Forster, peut être comparé au ϰελενςης des navires des anciens Grecs ; et cette flotte de Taïti nous rappela souvent les forces navales qu’employait cette nation dans les premiers temps de son histoire. Les Grecs étaient sans doute mieux armés, parce qu’ils faisaient usage des métaux ; mais on voit par les écrits d’Homère qu’ils combattaient sans ordre, et que leurs armes étaient aussi simples que celles de Taïti. Les efforts réunis de la Grèce contre Troie ne furent guère plus considérables que l’armement d’O-tou contre l’île d’Eiméo, et il y a apparence que les mille carinæ, si célébrées, n’étaient guère plus formidables qu’une flotte de grandes pirogues, qui exigent chacune de cinquante à cent vingt hommes pour les manœuvrer. La navigation des Grecs ne surpassait pas celle des Taïtiens d’aujourd’hui par son étendue, car elle se bornait à de courtes traversées d*une île à l’autre ; et comme les étoiles, pendant la nuit, dirigeaient les navigateurs dans l’archipel, elles guident aussi les insulaires du grand Océan. Les Grecs avaient de la bravoure, les blessures nombreuses des chefs de Taïti sont des preuves de leur courage et de leur intrépidité. Il paraît que dans les batailles leur imagination s’exalte jusqu’à la frénésie, et que leur bravoure est toujours en accès. D’après les combats d’Homère, il est évident que l’héroïsme qui produisait les exploits que chante le poète grec était exactement de la même nature. Qu’il nous soit permis de prolonger encore un peu cette comparaison. On nous peint les héros d’Homère comme des hommes d’une taille et d’une force plus que naturelles ; les chefs de Taïti, comparés au bas peuple, sont si supérieurs par leur stature et l’élégance de leurs formes, qu’ils paraissent être d’une race différente. Leurs estomacs, d’une dimension prodigieuse, exigent une quantité extraordinaire d’alimens. Les héros du siège de Troie sont, comme les chefs de Taïti, fameux par la quantité d’alimens qu’ils consommaient, et il paraît que les Grecs n’aimaient pas moins le porc que les Taïtiens d’aujourd’hui. On observe la même simplicité de mœurs dans les deux nations, et leur caractère est également hospitalier, affectueux et humain. Il existe même de la ressemblance dans leur constitution politique. Les chefs des districts de Taïti sont des princes puissans, qui n’ont pas plus de respect pour O-tou que les Grecs n’en avaient pour Agarnemnon ; et on parle si peu du bas peuple dans l’Iliade, qu’on a lieu de supposer qu’il avait aussi peu d’importance que les teouteous du grand Océan. Enfin je pense que la ressemblance pourrait être poussée plus loin ; mais je n’ai voulu que l’indiquer, sans abuser de la patience des lecteurs. Ce que j’ai dit prouve assez que les hommes parvenus au même degré de civilisation se ressemblent les uns les autres plus que nous ne le croyons, même aux deux extrémités du monde. Je serais fâché d’avoir fait ces courtes observations, si elle engageaient un écrivain systématique à trouver une origine commune aux Grecs et aux insulaires du grand Océan. La manie de rapprocher les Égyptiens et les Chinois, par exemple, a excité tant de disputes, que les vrais savans désirent qu’elle ne devienne pas une maladie contagieuse. » O-tou proposa à mon père et à M. Hodges de rester à Taïti, et il lui promit très-sérieusement de les faire éris ou chefs des riches cantons d’O-parri et de Matavaï. Je ne sais si cette invitation avait des motifs d’intérêt, ou si elle provenait uniquement de la bonté de son cœur. Nous quittâmes cet aimable prince avec l’émotion et la tristesse naturelles en pareilles occasions. » Un des aides du canonnier fut si enchanté de la beauté de l’île et du caractère de ses habitans, qu’il forma le projet d’y rester. Sachant bien qu’il ne pouvait pas l’exécuter tant que nous serions dans la baie, dès que nous en fûmes dehors, et qu’on eut rentré les chaloupes et déployé les voiles, il se jeta à l’eau : il était bon nageur ; mais on le découvrit bientôt : un canot le poursuivit et le reprit. On observa à mi-chemin, entre la Résolution et le rivage, une pirogue qui semblait nous suivre, mais qui était destinée à le prendre à bord. Dès que les Taïtiens qui la montaient aperçurent notre canot, ils se tinrent éloignés : notre déserteur avait concerté son plan avec eux : et O-tou, qui en fut instruit, l’avait encouragé. Ils espéraient avec raison qu’un Européen leur procurerait de grands avantages. » En considérant la position de ce fuyard, observe Cook, il ne me parut pas si coupable, et le désir qu’il avait de rester à Taïti me sembla moins extraordinaire. Il était Irlandais de naissance, et il avait servi dans la marine hollandaise. Je le pris à Batavia au retour de mon premier voyage ; il ne m’avait pas quitté depuis. Je ne lui connaissais ni parens, ni amis ; rien ne l’engageait à habiter un coin du monde plutôt qu’un autre. Toutes les nations lui étaient indifférentes : et où pouvait-il goûter plus de bonheur que dans une de ces îles ? Là, sous le plus beau climat de la terre, il allait jouir des besoins et des aisances de la vie, et achever ses jours dans la tranquillité et l’abondance. Je crois que je lui aurais accordé mon consentement s’il me l’avait demandé dans un temps convenable. » Dès qu’on l’eut ramené, je le fis mettre aux fers pour quinze jours, et je fis route pour Houaheiné, afin d’y voir nos amis ; mais avant de quitter Taïti, il est à propos de parler de l’état actuel de cette île, d’autant plus qu’elle avait beaucoup changé depuis huit mois. » J’ai déjà indiqué les améliorations qui nous avaient frappés dans les plaines de Matavaï et d’Oparri ; nous en observâmes également dans tous les autres cantons. Nous ne concevions pas comment, dans un espace de huit mois, les Taïtiens avaient pu construire tant de grandes pirogues et de maisons. Les outils de fer qu’ils avaient tirés de nous et des autres nations qui ont relâché dernièrement à cette île contribuèrent sans doute à ce progrès, et ils ne manquent pas d’ouvriers, ainsi qu’on le verra bientôt. » Pendant le séjour que je fis à Taïti l’année précédente, j’avais conçu une opinion assez défavorable des talens d’O-tou. Les progrès que je remarquai dans l’île depuis cette époque me convainquirent de mon erreur : c’est sûrement un homme de mérite. Il est vrai qu’il est entouré de conseillers sensés, qui, je crois, ont une grande part au gouvernement ; au fond je ne sais pas jusqu’où s’étend son pouvoir comme roi, ni quelle autorité il a sur les chefs. Tout paraissait d’ailleurs avoir concouru à l’état florissant de l’île. Sans doute il existe des divisions parmi les grands de cet état, ainsi que dans la plupart des autres pays : autrement, pourquoi le roi nous disait-il que Tahouha l’amiral, et Potatou, deux principaux chefs, n’étaient pas ses amis ? Nous le crûmes jaloux du degré de puissance dont ils jouissaient ; car, dans toutes les occasions, il semblait rechercher leurs bonnes grâces. Nous avons lieu de penser qu’ils venaient de rassembler le plus grand nombre de bâtimens et d’hommes que pouvait fournir l’île pour marcher contre Eiméo, et qu’ils allaient commander tous les deux cette expédition qui, à ce qu’on nous dit, devait commencer cinq jours après notre départ. Ouahitoua, roi de Tierrebou, avait promis d’envoyer une flotte qui se joindrait à celle d’O-tou, afin de l’aider à réduire à l’obéissance le chef d’Eiméo. Il semble me souvenir qu’on nous apprit qu’un jeune prince était un des commandans. On imaginerait qu’une île aussi petite qu’Einéo, ne pouvant braver les forces réunies de ces deux royaumes, dût essayer de terminer la querelle par une négociation ; mais on ne nous a rien dit de pareil. Au contraire, on ne parlait que de combattre. Taouha me protesta plus d’une fois qu’il y mourrait, ce qui prouve l’idée qu’il se formait de cette guerre. Oedidi m’assura que la bataille se donnerait en mer ; dans ce cas, l’ennemi avait donc une flotte à peu près égale à celle qui allait l’attaquer ; ce qui ne me paraît pas probable. Il paraissait d’autant plus probable que les insulaires d’Eiméo resteraient à terre sur la défensive, qu’ils avaient suivi ce plan cinq ou six ans auparavant quand ils furent assaillis par les habitans de Tierrebou, qu’ils repoussèrent. Cinq officiers généraux dirigeaient cette expédition, et O-tou était du nombre ; s’ils nous les ont nommés suivant le rang qu’ils occupaient, O-tou ne remplissait que la troisième place dans le commandement, ce qui est assez vraisemblable, puisque, étant jeune ; il ne pouvait pas avoir assez d’expérience pour commander en chef dans une campagne qui exigeait beaucoup d’habileté et d’expérience. » J’avoue que je serais volontiers resté cinq jours de plus, à Taïti, si j’avais été sûr que l’expédition aurait lieu ; mais nous jugeâmes qu’ils désiraient nous voir partis, et qu’ils ne voulaient pas commencer leur campagne tant que nous serions parmi eux. On nous avait dit, pendant tout notre séjour qu’on ne se battrait que dans dix lunes ; et ce ne fut que la veille de notre départ qu’O-tou et Taouha convinrent qu’ils livreraient bataille cinq jours après que nous aurions mis à la voile, comme si cet espace de temps eût été nécessaire pour achever leurs préparatifs. En effet, nous occupions une partie de leur temps et de leur attention. Je remarquais que depuis plusieurs jours O-tou et les autres chefs ne sollicitaient plus nos secours : ayant été beaucoup importuné à ce sujet, je leur avais promis que, si leur flotte partait au moment de notre appareillage, je marcherais avec eux contre Eiméo ; mais depuis ils ne m’en parlèrent plus. En examinant cette affaire, ils avaient probablement conclu qu’ils seraient bien plus en sûreté sans moi ; ils savaient que je donnerais la victoire à qui je voudrais, et supposaient que peut-être je ne ferais que dépouiller les vainqueurs et les vaincus. Quelles que fussent leurs raisons, ils souhaitaient d’être débarrassés de nous avant de rien entreprendre. Ainsi nous fûmes privés de voir toute la flotte équipée pour cette expédition ; nous aurions peut-être été témoins d’un combat de mer ; ce qui nous aurait instruits de leurs manœuvres. » Je n’ai jamais pu découvrir combien de vaisseaux devaient composer cette expédition : je n’en ai vu que deux cent dix, outre les petites pirogues destinées à servir de bâtimens de transport, etc., et outre la flotte de Tierrebou, sur la force de laquelle on ne nous a rien dit. Je n’ai pu savoir non plus le nombre d’hommes nécessaires pour monter cette flotte ; quand je le demandais, les insulaires répondaient : ouarou, ouarou, ouarou té tata ; c’est-à-dire, beaucoup, beaucoup, beaucoup d’hommes, comme si cette quantité eût surpassé toutes les évaluations de leur arithmétique. En comptant quarante hommes pour chaque pirogue de guerre, et quatre pour chacune des autres, supposition qui paraît modérée, le nombre sera de neuf mille. On est étonné de la force de cette armée, levée seulement dans quatre cantons ; et même celui de Matavaï ne fournissait pas le quart de la flotte. On vient de dire que ce calcul ne comprend point celle de Tierrebou ; peut-être aussi que d’autres cantons armaient alors de leur côté de nouvelles pirogues. Je crois cependant que toute l’île ne faisait pas des préparatifs en cette occasion ; car nous n’en avons remarqué aucun à O-parri. D’après ce que nous avons vu, et d’après ce que nous avons appris, je pense que le chef ou les chefs de chaque canton avaient la surintendance de l’équipement de la flotte de leurs districts ; mais l’équipement formé, toutes les pirogues passaient en revue devant le roi, de qui elles relèvent en dernier lieu : de cette manière il connaît l’état de toutes ses forces avant qu’elles entrent en campagne. » On a déjà observé que cent soixante pirogues de guerre appartenaient à Attahourou et Ahopata, quarante à Tettaha, et dix à Matavaï, qui n’y envoyait pas le quart de ses forces. En admettant que chaque canton de l’île (elle en renferme quarante-trois) arme le même nombre de pirogues que Tettaha, on trouvera que toute l’île peut équiper mille sept cent vingt pirogues de guerre, et soixante-huit mille hommes, à quarante hommes pour chaque bâtiment ; et comme les guerriers ne peuvent pas comprendre plus d’un tiers de la population des deux sexes, y compris les enfans, toute l’île contient au moins deux cent quarante mille habitans, nombre qui me parut incroyable au premier moment ; mais quand je refléchis à ces essaims de Taïtiens qui frappaient nos regards partout où nous allions, je fus convaincu que cette évaluation n’est pas trop grande. Rien ne prouve mieux la fertilité et la richesse de ce pays, qui n’a pas quarante lieues de tour. » L’île ne formait jadis qu’un royaume : j’ignore depuis quand elle est divisée en deux états. Les rois de Tierrebou sont une branche de la famille de ceux de O-pouéronou : les deux princes sont aujourd’hui proches parens, et je crois que le premier dépend en quelque sorte du second. O-tou est appelé éri de hié, ou de toute l’île ; et on nous a dit que Ouahitoua, roi de Tierrebou, se découvrait devant lui ainsi que le dernier de ses sujets. Cet hommage est dû à O-tou comme éri de hié de l’île, à Taré-Ouatou son frère, et à sa sœur cadette ; à l’un, comme héritier ; et à l’autre, comme héritière apparente ; sa sœur aînée étant mariée, n’a pas droit à cette vénération. » Les éoouas et les ouhannos paraissaient quelquefois couverts devant le roi ; mais nous n’avons jamais pu savoir si c’était par faveur ou en vertu de leur place : ces hommes, les principaux personnages qui entourent le roi et qui forment sa cour, sont ordinairement, et peut-être toujours ses parens. Ti, dont j’ai parlé si souvent, était de ce nombre. On nous a dit qu’un certain nombre d’éoouas, qui occupent le premier rang, servent chaque jour à leur tour ; ce qui nous les fit appeler les gentilshommes de service : je ne puis pas assurer que nous ne nous trompions point en ceci. Ti quittait rarement le roi : en effet, sa présence était nécessaire, parée qu’il était le plus en état de traiter les affaires qui se passaient entre nous et le prince ; on le chargeait toujours de cette commission, et j’ai lieu de croire qu’il l’exécutait à la satisfaction des deux parties. » Il est fâcheux que nous connaissions si superficiellement ce gouvernement ; car nous ne savons point par quelle liaison et par quel rapport entre eux tant de classes, d’ordres, de fonctions et d’emplois différens forment un corps politique. Je suis sûr cependant que c’est une espèce de régime féodal ; et, s’il est permis d’en juger d’après ce que nous avons vu, il a de la stabilité, et sa forme n’a rien de vicieux. » Les éoouas et les ouhannos mangent toujours avec le roi : excepté les teouteous, je ne sache pas qu’aucun insulaire soit excepté de ce privilége ; mais il n’est point ici question des femmes, qui ne mangent jamais avec les hommes, de quelque rang qu’elles soient. » Malgré cette espèce de forme monarchique dans le gouvernement, la personne ou la cour d’O-tou n’avait rien qui pût, aux yeux d’un étranger, distinguer le roi de ses sujets : je ne l’ai jamais vu vêtu que d’une pièce commune d’étoffe, ceinte autour de ses reins, de sorte qu’il semblait fuir toute pompe inutile ; et il mettait plus de simplicité dans ses actions qu’aucun autre des éris. Je l’ai observé pagayant avec les autres rameurs, quand il venait au vaisseau ou qu’il s’en retournait, et même lorsque quelques-uns de ses teouteous assis le regardaient et ne faisaient rien. Tous ses sujets l’abordent et lui parlent librement, et sans la moindre cérémonie, partout où ils le rencontrent. J’ai remarqué que les chefs de ces îles sont plus aimés que craints du peuple. Ne peut-on pas en conclure qu’ils gouvernent avec douceur et avec équité ? » On a dit plus haut que Ouahitoua, roi de Tierrebou, est parent d’O-tou, qui l’est aussi des chefs d’Eiméo, de Tapammannou, de Houaheiné, d’Ouliétéa, d’O-taha et de Bolabola ; car ils sont tous alliés à la famille royale de Taïti. C’est un usage parmi les éris et les autres insulaires d’un rang distingué de ne jamais se marier avec les teouteous, ou dans les classes inférieures à la leur. Ce préjugé est probablement une des grandes causes qui produisent les sociétés appelées arrêoïs. Il est sûr que ces sociétés empêchent beaucoup l’accroissement des classes supérieures, dont elles sont uniquement composées ; car je n’ai jamais ouï dire qu’un teouteou fût arréoï, ni qu’il pût sortir de la classe dans laquelle il est né. « J’ai déjà eu occasion de parler de la passion extraordinaire des Taïtiens pour les plumes rouges : ils les nomment oura ; celles qu’ils appellent ouraouinè, et qui croissent sur la tête d’un perroquet vert, sont aussi précieuses à leurs yeux que les diamants le sont en Europe. Ils mettent un grand prix à toutes les plumes rouges, et notamment à celles-ci ; ils savent très-bien distinguer les unes des autres. Plusieurs de nos matelots essayèrent de les tromper en teignant d’autres plumes ; mais leur fourberie ne put réussir. Ils en forment des panaches de huit ou dix, et ils les attachent à l’extrémité d’une petite corde d’environ trois pouces de long, faites de grosses fibres extérieures du coco, et si bien tordue, qu’elle est ferme comme un fil d’archal, et sert de queue au panache. Ils les emploient comme des symboles des éatouas ou des divinités, dans toutes leurs cérémonies religieuses. Je les ai vus souvent tenir un de ces panaches, et quelquefois deux ou trois plumes seulement entre l’index et le pouce, et réciter une prière dont je ne comprenais pas un mot. Les navigateurs qui aborderont désormais à cette île doivent se pourvoir de plumes rouges : les plus fines et les plus petites seront les meilleures. Ils doivent aussi y apporter une provision considérable de grosses et de petites haches, de clous, de limes, de couteaux, de miroirs, de verroterie, etc. Les draps de lit et les chemises auront du débit, surtout parmi les femmes, comme l’expérience l’a appris à plusieurs de nos messieurs. » Les deux chèvres que le capitaine Furneaux donna au roi O-tou, lors de notre dernière relâche, semblaient devoir perpétuer leur race. La chèvre avait déjà fait deux petits, devenus si gros, que bientôt ils allaient engendrer, et elle était pleine pour la seconde fois. Les Taïtiens paraissaient aimer passionnément ces animaux, qui, étant fort bien nourris, s’accoutumaient au climat. On peut espérer que, dans quelques années, ces quadrupèdes se propageront jusque dans les îles voisines, et qu’ainsi ils rempliront peu à peu toutes les terres du grand Océan. Les moutons que nous y avions laissés étaient morts, excepté un qui, à ce que nous comprîmes, vivait encore. Nous y avons déposé en outre vingt chats, indépendamment de ceux qui avaient été laissés à Ouliétéa et à Houaheiné. » Un vent frais, dit Forster, nous éloignait de Taïti : nous ne cessions de contempler cette île charmante, lorsqu’un autre spectacle attira nos regards sur les ponts. C’était une des plus belles femmes de l’île, qui avait résolu de venir avec nous à Ouliétéa, sa patrie. Ses parens, qu’elle avait quittés quelques années auparavant pour s’enfuir avec son amant, vivaient encore, et sa tendresse filiale la portait à les revoir. Elle ne craignait point leur colère ; au contraire, elle s’attendait à en être bien reçue. En effet, ces insulaires pardonnent aisément les fautes de jeunesse. Comme O-tou avait défendu expressément à aucune de ses sujettes de nous suivre, elle s’était cachée à bord durant la dernière visite de ce prince ; mais se voyant alors en pleine mer, elle ne craignit point de se montrer. Le frère d’Oedidi, son domestique et deux autres naturels de Bolabola, nous accompagnèrent aussi. Ils se fiaient à des étrangers qui avaient ramené si fidèlement un de leurs compatriotes, et qui s’efforçaient de leur donner toutes sortes de marques d’amitié : leur compagnie anima notre conversation, et abrégea en quelque sorte notre traversée de Taïti à Houaheiné. La Taïtienne portait l’habit complet d’un de nos officiers, et elle était si charmée de son nouveau vêtement, qu’elle descendit à terre ainsi vêtue, dès qu’on eut abordé. Elle dîna avec les officiers sans le moindre scrupule, et elle rit des préjugés de ses compatriotes avec toute la grâce des femmes du monde. Si son éducation avait été soignée, elle aurait brillé par son esprit, même en Europe, puisque son extrême vivacité, jointe à des manières très-polies, la rendait déjà supportable. » Nous marchâmes toute la nuit, dit Cook, et le 15 mai au matin, nous découvrîmes Houaheiné. À une heure après-midi, on mouilla à l’entrée septentrionale du havre d’O-ouharré. Durant les manœuvres, plusieurs insulaires vinrent nous faire une visite ; le vieux chef Ori, qui était à leur tête, m’offrit un cochon et d’autres présens avec les cérémonies accoutumées. » Ce vieux chef, continue Forster, était plus indolent que lors de notre première relâche ; sa tête nous parut affaiblie ; il avait les yeux rouges et enflammés, et tout le corps écailleux et maigre. Il nous fut aisé d’expliquer ce changement, quand nous apprîmes qu’il aimait beaucoup la boisson enivrante qu’ils tirent du poivre, et qu’il en prenait de très-grandes doses. Oedidi eut l’honneur de passer plusieurs nuits à boire avec lui, et il s’éveillait communément le lendemain avec un violent mal de tête. » Le 17 au soir, dit Cook, quelques-uns de nos messieurs assistèrent à un spectacle dramatique. La pièce représentait une fille qui s’enfuyait avec nous de Taïti. Le fait était vrai, et la jeune femme dont il a été question plus haut vit elle-même jouer ses propres aventures ; ce qui lui causa tant de chagrin, que nos messieurs eurent toutes les peines du monde à l’engager de rester jusqu’à la fin : elle versa beaucoup de larmes. La réception que lui firent ses amis à son retour formait le dénoûment, qui n’était guère favorable à la pauvre Taïtienne. Ces peuples, dans l’occasion, composent sur-le-champ de petites pièces qu’ils ajoutent aux grandes. N’est-il pas raisonnable de supposer qu’ils punissaient cette fille par une satire, afin de décourager celles qui voudraient imiter son exemple ? » Il faut observer que les plumes rouges n’ayant point ici de valeur intrinsèque, c’est une nouvelle preuve de l’opulence et du luxe des Taïtiens, qui les achètent avec tant d’empressement. Cette différence provient de l’extrême fertilité de Taïti, comparée à celle d’Houaheiné, où la plaine qui sert de ceinture aux collines est si étroite et si peu considérable, que les naturels sont obligés de cultiver les hauteurs. » Comblés des bons traitement de ce peuple, nous nous en séparâmes le 23 mai 1774. Le bon vieux chef fut le dernier insulaire qui quitta le vaisseau. En partant, je lui dis que nous ne le reverrions plus ; il se mit à pleurer, et répondit : Laissez venir ici vos enfans, et nous les traiterons bien. » Dès que nous eûmes débouqué du havre, je fis voile, et je portai le cap sur l’extrémité méridionale d’Ouliétéa. Le 25 nous arrivâmes devant le canal, où le vaisseau pénétra à toutes voiles le plus qu’il fut possible. Le chef Oréo, mon vieil ami, et plusieurs autres, vinrent nous voir : ils ne manquèrent pas de nous apporter des présens. Le lendemain j’allai à terre avec les officiers lui rendre sa visite et lui offrir les présens accoutumés. En entrant dans sa maison, nous fûmes reçus par quatre ou cinq vieilles femmes qui pleuraient et se lamentaient, et qui en même temps se découpaient la tête avec des instrumens de dents de requin ; le sang inondait leurs visages et leurs épaules : ce qu’il y eut de plus fâcheux, il fallut essuyer les embrassemens de ces vieilles furies ; ce qui nous couvrit de sang. Cette cérémonie finie (car c’en était une), elles sortirent, se lavèrent, et revinrent bientôt aussi joyeuses que le reste de leurs compatriotes. Oréo parut enchanté de notre retour. La présence d’Oedidi, celle d’un ambassadeur du pays que nous venions de quitter, et que nous amenions, affermit sans doute la bonne opinion qu’il avait de nous, et inspira la confiance à tout son peuple. Après être restés là peu de temps, le chef et ses amis mirent un cochon et des fruits dans ma chaloupe, et ils vinrent dîner à bord avec nous. » L’après-midi, ajoute Forster, nous nous promenâmes, autant que le permit la pluie, le long de la crique où était le vaisseau. La côte était bordée d’une quantité innombrable de pirogues, et chaque maison ou cabane fourmillait d’habitans qui se préparaient à faire de bons dîners sur des tas de provisions accumulées partout. On nous dit que la société des arréois était alors réunie. Durant notre relâche à Houaheiné nous avions vu soixante-dix pirogues montées par plus de sept cents arréoïs qui partirent un matin pour Ouliétéa : nous apprîmes ici qu’ils passèrent quelques jours au côté oriental de cette île, et qu’ils étaient arrivés sur la côte ouest, seulement un jour ou deux avant nous ; nous remarquâmes que c’étaient tous des personnages de quelque importance et de la race des chefs. Le tatouage des uns offrait de grandes et larges figures ; Oedidi nous assura que c’étaient les premiers de l’ordre, et que plus ils étaient couverts de piqûres, et plus leur rang était élevé. En général ils étaient tous robustes et bien faits, et tous guerriers de profession. Oedidi avait beaucoup de respect pour cette société ; il nous déclara qu’il en était. Ceux qui la composent sont unis par les liens d’une amitié réciproque, et ils exercent entre eux l’hospitalité dans toute son étendue : dès qu’un arréoï en va voir un autre, quoiqu’il ne le connaisse pas, il est sûr qu’on pourvoira à ses besoins, et qu’on lui donnera ce qu’il lui plaira de demander. On le présente aux membres de l’ordre, qui se disputent à qui le comblera le plus de caresses et de présens ; c’est pour cela qu’Oedidi jouit de tant de plaisir à Taïti. Les premiers insulaires qui le virent à bord étaient arréoïs, et à l’instant ils lui offrirent leurs habits, parce qu’il n’avait que des vétemens européens. Il paraît qu’une ou plusieurs personnes de chaque petite famille de chef entrent dans cette communauté, dont la loi invariable et fondamentale est qu’aucun des membres ne peut avoir d’enfans. D’après le témoignage des naturels les plus éclairés, nous avons lieu de croire que, dans son institution primitive, on exigeait un célibat perpétuel ; mais comme cette loi blesse trop les mouvemens de la nature, qui sont d’une vivacité extraordinaire dans ce climat, ils y manquèrent bientôt : ils conservent cependant l’esprit de cette abstinence en suffoquant tous les enfans qui naissent parmi eux. » Les arréoïs jouissent de différens priviléges, et on a pour eux une grande vénération aux îles de la Société et à Taïti ; ils sont très-fiers de ne point avoir d’enfans. Quand on dit à Topia que le roi d’Angleterre avait une nombreuse famille, il avoua qu’il se croyait plus grand que ce prince, parce qu’il était arréoï. Chez la plupart des autres peuples le nom de père est honorable, et il imprime le respect ; mais un arréoï taïtien le prend pour un terme de mépris et de reproche. » Dans les grandes assemblées que tiennent les arréoïs, et dans les voyages qu’ils font, ils se nourrissent des végétaux les plus exquis ; ils mangent beaucoup de porc, de viande de chien, de poissons et de volailles, que les teouteous, ou la classe inférieure du peuple, leur fournissent libéralement. On leur prépare aussi la boisson de racine de poivre, dont ils font une consommation étonnante. Les plaisirs sensuels les accompagnent partout où ils vont ; ils ont une musique et des danses qu’on dit être très-lascives, surtout la nuit, quand ils ne sont vus de personne. » L’île étant sortie depuis long-temps de sa barbarie première, une société si injurieuse au reste de la nation ne s’y serait point perpétuée jusqu’à présent, si elle n’offrait pas des avantages considérables. Deux raisons semblent favoriser l’existence des arréoïs, et ces deux raisons tiennent l’une à l’autre : la première, la nécessité d’entretenir un corps de guerriers pour défendre le pays contre l’invasion et les déprédations de l’ennemi : tous les arréoïs sont en effet soldats, mais, comme l’amour pouvait les énerver, on les assujettit peut-être d’abord à un célibat qu’ensuite ils ont trouvé trop difficile ; enfin, par cet établissement, on a lieu de croire qu’ils veulent empêcher la multiplication de la race des chefs. Un Taïtien intelligent, législateur de son pays, a pu prévoir que le peuple gémirait à la longue sous le joug de ces petits tyrans, si on les laissait pulluler en liberté. Le moyen le plus court d’aller au-devant de ce mal était d’obliger une partie des chefs à garder le célibat ; mais, afin de vaincre leur répugnance et de les assujettir à un si grand sacrifice, il fallait leur offrir quelque compensation : c’est peut-être de là que vient la haute estime de toute la nation pour l’ordre de l’arréoï : peut-être expliquera-t-on aussi par-là l’autorité et la gourmandise de ses membres ; car les guerriers jouissent de pareils avantages chez toutes les nations, avant qu’ils deviennent de vils mercenaires de la tyrannie. Dès que les arréoïs, enfreignant leurs premières lois, admirent les femmes parmi eux, il est aisé de concevoir qu’ils perdirent peu à peu l’esprit de chasteté qui animait leur corps. Sûrement ce sont aujourd’hui les insulaires les plus sensuels, quoique je n’aie pas eu occasion de remarquer ce raffinement de débauche qu’on leur a reproché. On a dit que chaque femme est commune à tous les hommes ; mais, en faisant des questions sur cette matière, il nous a paru que cette accusation a peu de fondement. » Quelques arréoïs sont mariés à une femme, de la manière qu’Oedidi avait épousé la fille de Toparri ; mais d’autres ont une maîtresse passagère : la plupart fréquentent sans doute les prostituées, si communes sur toutes les îles. La dissolution est beaucoup plus universelle dans chaque pays policé de l’Europe ; et je ne crois pas qu’on puisse en conclure qu’il y existe une société d’hommes et de femmes aussi débauchés qu’on suppose les arréoïs. » Quand on considère le caractère doux, généreux et affectueux des Taïtiens, on ne conçoit pas comment ils peuvent massacrer leurs enfans ; on est révolté de la barbarie farouche du père, et surtout de la dureté impitoyable de la mère, qui étouffe la voix et l’instinct de la nature ; mais la coutume, on le sait, éteint tous les sentimens et tous les remords. Dès qu’on m’eut assuré que les arréoïs pratiquent cet usage cruel, je reprochai à notre ami Oedidi de se vanter d’être d’un si détestable corps ; j’employai tous les argumens possibles ; je le convainquis enfin : il me promit de ne pas tuer ses enfans, et de quitter la société dès qu’il obtiendrait le titre glorieux de père. Il nous protesta que les arréoïs ont très-rarement des enfans. Comme ils choisissent vraisemblablement leurs femmes et leurs maîtresses parmi les prostituées, et comme d’ailleurs ils portent la volupté à un point extrême, ils n’ont pas beaucoup à craindre d’engendrer. Les réponses d’O-maï, que j’ai consulté sur ce sujet après mon retour en Angleterre, m’ont fait encore plus de plaisir, car elles diminuent la noirceur de ce crime, et lavent le gros de la nation du reproche qu’on pourrait lui faire d’y prendre part ; il m’a confirmé que les lois immuables des arréoïs ordonnent de mettre à mort les enfans ; que la prééminence et les avantages d’un arréoï sont si précieux, qu’il leur sacrifie la pitié ; que la mère ne consent jamais à cet horrible assassinat, mais que son mari et les autres membres la persuadent de se dessaisir de l’enfant, et que, lorsque les prières ne suffisent pas, on emploie la force ; il ajoutait en outre que ce meurtre se commet toujours en secret, de manière que personne du peuple, ni même des teouteous et des domestiques de la maison ne le voit ; enfin, que si quelqu’un en était témoin, les meurtriers seraient tués. » Les arréoïs s’établirent dans notre voisinage ; ils passèrent plusieurs jours dans les fêtes et dans la joie, et nous invitèrent souvent à être de leurs festins. » Le 26, après avoir erré dans leur pays jusqu’au coucher du soleil, nous retournâmes au vaisseau au moment où Oedidi, la femme et les autres passagers indiens venaient de le quitter. Nous reçûmes la visite d’un grand nombre d’insulaires, et entre autres, de plusieurs femmes, qui restèrent parmi les matelots. Les habitantes d’Houaheiné avaient été peu complaisantes pour eux ; ils furent obligés de se contenter de quelques étrangères qui étaient en passant sur cette île. » Le 27, dès le grand matin, Oréo, sa femme, son fils, sa fille et plusieurs de ses amis, nous firent une visite, et nous apportèrent une assez grande quantité de toutes sortes de rafraîchissemens : c’étaient pour ainsi dire les premiers que nous eussions obtenus. Ils restèrent à dîner. » Boba, vice-roi de l’île d’O-taha, et Teïna la belle danseuse, étaient aussi avec Oréo. Boba était un jeune homme grand et bien fait, natif de Bolabola, et parent d’O-pouny. Oedidi nous a dit souvent qu’il est héritier présomptif d’O-pouny, dont il doit épouser la fille unique, âgée de douze ans, et qui passe pour être fort belle. Boba était arréoï ; il entretenait comme maîtresse la charmante Teïna, qui était alors enceinte. Nous nous entretînmes avec elle sur l’usage de tuer les enfans des arréoïs : notre petit dialogue se fit dans les termes les plus simples, parce que nous ne connaissions pas assez leur langue pour exprimer les idées abstraites. Toute notre rhétorique fut ainsi bientôt épuisée, et elle produisit peu d’effet ; seulement Téïna-Maï nous dit que notre eatoua (notre dieu), en Angleterre, serait peut-être fâché de la conduite des arréoïs ; mais que le leur n’en était pas mécontent. Elle ajouta que, si nous voulions venir de notre patrie chercher son enfant, elle le conserverait peut-être en vie, pourvu toutefois que nous lui apportassions une hache, une chemise et des plumes rouges. Elle rit tellement en nous faisant cette réponse, que nous ne crûmes pas qu’elle parlât sérieusement. Nous aurions essayé en vain de continuer la conversation, car toutes sortes d’objets différens détournaient son attention : elle avait déjà eu beaucoup de peine à nous écouter si long-temps. » L’après-midi, nous les accompagnâmes à terre, où on joua pour nous une pièce appelée Mididii Haramaï, ce qui signifie l’Enfant vient. Le dénoûment fut l’accouchement d’une femme en travail : ils firent paraître tout à coup sur la scène un gros enfant, haut d’environ six pieds, qui courut autour du théâtre, traînant après lui un grand torchon de paille, suspendu par une corde à son nombril. » L’homme qui joua le rôle de la femme fit tous les gestes que les Grecs allaient admirer dans les bosquets de Vénus-Ariadne, près d’Amathonte, où on observait la même cérémonie, le second jour du mois Gorpioeus, en mémoire d’Ariadne qui mourut en couches. Ainsi l’imagination folle des hommes a inventé dans tous les pays les coutumes les plus extravagantes. Il est impossible d’exprimer les éclats de rire des naturels lorsqu’ils virent le nouveau-né courir sur la scène, et poursuivi par les danseuses, qui essayaient de l’attraper. Les femmes contemplèrent sans rougir toute la pièce, qui n’était point du tout indécente pour elles, et elles ne furent pas obligées, comme nos dames d’Europe, de regarder à travers leurs éventails. Au commencement, à la fin et dans les entr’actes, il y eut des danses et des pantomimes, Poyadoua, fille d’Oréo, déploya son agilité ordinaire, et nous l’applaudîmes de bon cœur ; des hommes jouèrent aussi des farces, dans les chansons desquelles nous reconnûmes le nom du capitaine Cook et de plusieurs personnes de l’équipage : il nous parut qu’il était question d’un vol commis par un de leurs compatriotes. Une autre farce représenta l’invasion des insulaires de Bolabola ; ils se battirent les uns les autres à coups de courroie ou de fouet, ce qui produisait un bruit retentissant. » Cook eut occasion de voir une seconde fois la pièce de l’Enfant vient, et il remarqua qu’au moment où ils reçurent l’homme qui représentait l’enfant, ils comprimèrent et aplatirent son nez. On peut en conclure qu’ils compriment ainsi celui des enfans à l’instant où ils naissent, et voilà peut-être pourquoi ils ont en général le nez plat. » Le 28, Oréo, qui dîna à bord, but une bouteille de vin sans paraître ivre : il fut très-facétieux, comme à l’ordinaire. Il parla surtout des pays que nous avions visités dernièrement, et dont Oedidi, son compatriote, lui avait fait la description. Après qu’on lui eut résolu différentes questions qu’il proposa, il dit que, quoique nous eussions vu bien des pays, il nous citerait une île que nous ne connaissions pas encore. « Elle ne gît, ajouta-t-il, qu’à quelques jours de chemin ; elle est habitée par des géans monstrueux, aussi hauts que le grand mât, et aussi gros à la ceinture que la tête du cabestan. Ces peuples sont bons ; mais quand ils se fâchent contre quelqu’un, ils le prennent et le jettent dans la mer comme si c’était une petite pierre. Si vous arrivez près de leurs côtes avec votre vaisseau, ils se rendront peut-être à gué à côté du bâtiment, et ils l’emporteront sur leur dos, à terre. » Il mit dans son discours plusieurs autres circonstances badines ; et, pour donner plus de poids à ce qu’il avançait, il finit en nous disant que l’île s’appelait Mirro-Mirro. Nous jugeâmes que toute son histoire était une ironie contre cette partie de notre relation qu’il ne croyait point, et dont il ne pouvait point se former une idée. Nous admirâmes l’imagination et la gaîté d’esprit qui brillaient dans ce conte, et nous crûmes, avec Bougainville, que l’extrême fertilité du pays, qui procure aux insulaires du contentement et du plaisir, leur donne en même temps ce talent et ce caractère jovial et spirituel. » Notre ami Oedidi était peut-être le seul des nobles qui ne partageait point la joie et les divertissemens de ses compatriotes. Il ne recevait pas les marques distinguées de faveur qu’on lui avait prodiguées à Taïti ; car il paraît que, même dans les îles du grand Océan, un homme n’est jamais moins estimé que dans son pays. Tous ses parens, qui étaient fort nombreux, attendaient de lui des présens, comme une obligation de sa part. À Taïti, au contraire, sa libéralité lui faisait des amis, et lui procurait beaucoup d’avantages. Tant qu’il resta à ce généreux Indien quelques-unes des richesses qu’il avait rassemblées au péril de sa vie pendant notre dangereuse et triste campagne, on ne cessa point de lui en demander ; et, quoiqu’il donnât de bon cœur tout ce qu’il avait, ses connaissances l’accusaient d’avarice. Il fut bientôt réduit à venir à bord nous supplier de lui accorder de nouveaux trésors ; car il n’avait plus que quelques plumes rouges et d’autres curiosités, qu’il destinait à O-pouny, son parent, roi de Bolabola. » Le 30 mai je partis avec les deux canots, accompagné des deux MM. Forster, d’Oedidi, du chef, sa femme, son fils et sa fille, pour une habitation située à l’extrémité septentrionale de l’île, et qu’Oedidi disait être à lui. Il nous avait tant parlé de ses possessions, que quelques-uns des officiers paraissaient en douter, et il fut bien aise de prendre une occasion de se justifier. Il avait promis de nous donner des cochons et des fruits en abondance ; mais, en arrivant dans cet endroit, nous trouvâmes que le pauvre Oedidi n’y jouissait d’aucune autorité, quelque droit qu’il put avoir au ouenoua, que possédait alors son frère. Celui-ci, bientôt après notre débarquement, me présenta deux cochons et quelques bananes avec les cérémonies ordinaires : je lui fis en retour un très-beau présent, et Oedidi lui donna aussi quelque chose. Un des deux cochons fut mangé à dîner. Pendant qu’on le préparait, je parcourus l’ouenoua d’Oedidi : c’était un terrain de peu d’étendue, mais agréable. Les maisons y étaient disposées de manière à former un très-joli village, ce qui n’est pas commun dans cet archipel. » En retournant au vaisseau, nous débarquâmes au coin d’une maison où nous aperçûmes quatre figures de bois de deux pieds de long, rangées sur une tablette : elles avaient une pièce d’étoffe autour des reins, et sur leurs têtes une espèce de turban garni de longues plumes de coq. Un naturel qui occupait la cabane nous dit que c’étaient eatoua note teouteou, les dieux des serviteurs ou des esclaves. Cette assertion ne suffit peut-être pas pour conclure qu’ils les adorent, et qu’on ne permet point aux serviteurs et aux esclaves d’avoir les mêmes dieux que les hommes d’un rang plus élevé. Je n’ai jamais ouï dire que Topia eût fait une pareille distinction, ni même que ses compatriotes rendissent un culte à quelque chose de visible. D’ailleurs ce sont les premières divinités de bois que nous ayons rencontrées sur ces îles ; nous jugeâmes que c’étaient des dieux, uniquement sur la parole d’un insulaire, peut-être superstitieux, et que peut-être nous n’avons pas compris. Il faut convenir que les habitans de cette île sont en général plus superstitieux qu’à Taïti. Dans la première visite que je fis au chef, il me pria de ne permettre à personne de mon équipage de tuer des hérons ni des piverts, oiseaux aussi sacrés chez eux que les rouges-gorges, les hirondelles, etc., le sont parmi les vieilles femmes en Angleterre. Topia, qui était prêtre, et qui connaissait bien la religion, les coutumes et les traditions de ces îles, ne montra pourtant aucun respect pour ces oiseaux. Je fais cette remarque, parce que plusieurs de nos officiers pensaient que ces oiseaux étaient des eatouas Ou dieux. À la vérité nous adoptâmes cette opinion en 1769, et nous en aurions adopté d’autres plus absurdes, si Topia ne nous avait pas détrompés. Nous n’avons pas retrouvé un homme aussi sensé et aussi instruit que lui, et par conséquent nous n’avons pu ajouter que des idées superstitieuses à ce qu’il nous a dit de la religion de ces contrées. » Les insulaires, sachant que nous mettrions bientôt à la voile, nous apportèrent le 31 plus de fruits qu’à l’ordinaire. Parmi ceux qui vinrent à bord se trouvait un jeune homme de six pieds quatre pouces et six dixièmes ; sa sœur, plus jeune que lui, avait cinq pieds dix pouces et demi. » Parmi les naturels des îles de la Société, observe Forster, il existe un petit nombre d’hommes instruits des traditions nationales et des idées de mythologie et d’astronomie répandues dans ces pays. Oedidi, tandis que nous étions en mer, nous avait souvent parlé d’eux comme des plus savans de ses compatriotes ; il les nommait tata-o-rerro, terme qu’on peut rendre par celui de maître. Après beaucoup de recherches, nous trouvâmes dans le district d’Hamaménou un chef nommé Toutavaï, qui portait ce titre : nous regrettâmes de ne l’avoir pas connu plus tôt : mais mon père résolut d’employer le temps qui lui restait à faire des recherches sur un sujet aussi intéressant que l’histoire des opinions religieuses. » Toutavaï fut charmé de trouver une occasion de déployer ses connaissances : il était flatté de notre attention à l’écouter, et il parla sur le même objet avec plus de patience et plus long-temps que nous ne l’attendions d’un habitant de ces îles dominé par la vivacité et la légèreté de son caractère. La religion de ces insulaires paraît former un système de polythéisme singulier. Quelques peuples, absorbés par le soin de pourvoir à leur subsistance, ne s’élèvent pas jusqu’à la Divinité ; mais ils sont en bien petit nombre : ceux de Taïti et des îles de la Société croient à l’existence d’un Être Suprême, créateur de toutes choses. La plupart des nations ont fait des recherches plus ou moins profondes sur les qualités de cet esprit universel et incompréhensible, et elles ont adopté des absurdités en s’égarant dans des réflexions au-dessus de la portée de l’intelligence humaine. Les petits esprits, que surchargeait la vaste conception d’une perfection suprême, personnifièrent bientôt les différens attributs de la Divinité. Les dieux et les déesses devinrent innombrables, et une erreur en enfanta mille autres. L’homme, dans le cours de l’éducation, apprit de son père l’existence d’un Dieu, et l’instinct nourrit en lui cette idée. La population s’accrut, les distinctions de rang s’établirent, et on vit naître de nouvelles passions. Dans chaque société, des individus, profitant du penchant du peuple à adorer, s’efforcèrent de captiver le jugement de la multitude ; et, défigurant les qualités du Tout-Puissant, ils éteignirent l’affection du genre humain pour son bienfaiteur, et lui apprirent à craindre sa colère. Il paraît que c’est ce qui est arrivé aux îles de la Société comme ailleurs : les habitans rêvèrent des divinités de toute espèce ; et ce qu’il y a de plus singulier, chaque île a une théogonie séparée. Le lecteur doit comparer ce que nous allons dire avec les observations sur cette matière insérées dans le premier Voyage du capitaine Cook. » Toutavaï commença par nous apprendre que sur chaque île de ce groupe on donne un nom différent au Dieu suprême, créateur de la terre et du ciel ; et, voulant s’exprimer plus clairement, il ajouta que sur chaque île on croit à des divinités différentes, parmi lesquelles il en est une, reconnue de toutes, qui tient le premier rang. O-Marrào a créé la mer ; O-Maoui, dieu puissant, qui produit les tremblemens de terre, a créé le soleil. La divinité qui réside dans cet astre, et qui le gouverne, se nomme Toutoumo-Hororriri : ils lui donnent une très-belle forme et des cheveux qui lui descendent jusqu’aux pieds. Ils assurent que les morts vont partager son habitation, et que là ils mangent continuellement du fruit à pain et du porc qui n’ont pas besoin d’être préparés au feu. Ils croient que chaque homme a au dedans de lui un être séparé appelé Ti, qui agit d’après l’impression des sens, et qui de ses conceptions forme des pensées. Cet être, qui ressemble à l’âme, existe après la mort, et habite les images de bois placées autour des cimetières, auxquelles ils donnent le nom de Ti. Ainsi la croyance d’une vie à venir, et l’union de l’esprit et de la matière, sont répandues jusque sur les îles les plus éloignées. Nous n’avons pas pu découvrir s’ils admettent des récompenses ou des châtimens dans l’autre monde ; mais il est probable que ces idées ne sont point étrangères à une nation dont la civilisation est aussi avancée que celle de Taïti. » La lune, suivant eux, a été créée par une divinité femelle nommée O-Hienna, qui gouverne aussi cette planète, et qui réside dans les taches ou les brouillards noirs. Les femmes chantent un couplet qui semble être un acte d’adoration à cette divinité : cet usage provient peut-être de ce qu’elles pensent qu’elle a de l’influence sur les infirmités périodiques de leur sexe. Te-ouva no te malama, Te-ouva te hinnaro. Le brouillard en dedans de la lune, Ce brouillard j’aime. » On a lieu de supposer que, pour les Taïtiens, la déesse de la lune n’est pas la chaste Diane des anciens, mais plutôt l’Astarté des Phéniciens. Les étoiles ont été créées par une déesse appelée Tettou-Matarou, et les vents sont gouvernés par le dieu Orri-Orri. » Outre ces grandes divinités, ils ont un nombre considérable de dieux inférieurs, dont quelques-uns passent pour être médians, et pour tuer les hommes pendant leur sommeil. Le tahova-rohaï, ou le grand-prêtre de l’île, les adore publiquement dans les principaux moraïs. On adresse aux dieux bienfaisans des prières qu’on ne prononce pas à haute voix : nous ne remarquions ces prières qu’au mouvement des lèvres des insulaires. Le prêtre lève les yeux au ciel, et l’éatoua ou dieu est supposé descendre et converser avec lui sans être aperçu du peuple, et sans être entendu de qui que ce soit, excepté du prêtre, qui, comme on voit, a soin de voiler la religion de mystères. » On offre aux dieux des cochons, des volailles rôties, et toute sorte de comestibles, mais on ne rend d’autre culte aux divinités inférieures, et surtout aux esprits malfaisans, qu’une espèce de sifflement. On croit que quelques-uns habitent une certaine île déserte nommée Mannoa, où on les voit sous la figure d’hommes grands et forts qui ont des yeux farouches, et qui dévorent ceux qui approchent de leur côte. Ceci fait peut-être allusion à l’anthropophagie, qui semble avoir existé jadis sur ces îles, comme je l’ai observé ailleurs. » Certaines plantes sont consacrées particulièrement aux divinités. On trouve souvent près des moraïs, ou des temples, le casuarina, le palmier et le bananier, ainsi qu’une espèce de cratæva, sorte de poivre, l’hibiscus populneus, la dracæna terminalis, et le calophyllum, qui tous passent pour des signes de paix et d’amitié. Des oiseaux, tels que le héron, le martin-pêcheur et le coucou, sont aussi consacrés à la Divinité ; mais j’ai déjà observé que tous les insulaires n’ont pas une égale vénération pour eux ; différentes îles donnent la préférence à différens oiseaux. » Les prêtres conservent leurs places pendant leur vie, et leur dignité est héréditaire. Le grand-pontife de chaque île est toujours un éri qui jouit du premier rang après le roi. On les consulte dans la plupart des occasions importantes : on leur donne ce que le pays produit de meilleur ; car ils ont trouvé le moyen de se rendre nécessaires ; un ou deux docteurs, ou tata-o-rerro, comme Toutavaï, qui savent la théogonie et la cosmogonie, et qui, à de certains temps, instruisent le peuple, habitent dans chaque canton. Les Indiens conservent ainsi leurs connaissances en géographie et en astronomie, et sur la division du temps. » Le nom de tahova, que les Taïtiens donnent aux prêtres, ne leur est pas particulier ; ils le donnent aussi aux personnes qui connaissent la propriété du petit nombre de plantes qu’ils emploient comme les remèdes de différentes maladies. La quantité de leurs remède» n’est pas considérable, et leur médecine est très-simple ; mais ils n’ont pas beaucoup de maladies, et elles ne sont point compliquées. » Le 4 juin, dès le grand matin, j’ordonnai, dit Cook, de tout apprêter pour mettre à la voile. Le chef, Oréo, et toute sa famille, vinrent à bord nous dire adieu pour la dernière fois ; ils étaient accompagnés d’Ouourou, l’éri de Hi ; de Boba, l’éri Otaha, et de plusieurs de leurs amis. Ils nous apportèrent tous des présens ; mais Ouourou en fit un beaucoup plus considérable que les autres, parce que c’était sa première et sa dernière visite. Ils me supplièrent de revenir les voir. Le chef, sa femme et sa fille, et surtout les deux femmes, pleurèrent presque sans interruption. Quand il fallut lever l’ancre, ils prirent congé de nous de la manière la plus affectueuse et la plus tendre. La dernière prière d’Oréo fut encore pour m’en gager à revenir : quand il vit que je ne voulais pas le lui promettre, il demanda le nom de mon moraï, ou du lieu où l’on m’enterrait. Quelque étrange que fut cette question, je lui répondis aussitôt : Stepney, nom de la paroisse que j’habite à Londres. Il mie supplia de le répéter plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il le pût prononcer : alors cent bouches à la fois s’écrièrent Stepney moraï no Touté, Stepney le tombeau de Cook. Forster m’apprit ensuite qu’un homme, à terre, avait demandé la même chose ; mais il fit une réponse différente et plus convenable, en disant qu’un marin ne savait pas où il serait enterré. Toutes les grandes familles de ces îles ont coutume d’avoir des cimetières particuliers qui passent, avec leurs biens, à leurs héritiers. Le moraï d’O-parri, à Taïti, pendant le règne de Toutaha, était appelé moraï no Toutaha ; mais on le nomme aujourd’hui moraï no O-tou, comme on l’a déjà remarqué. Quelle plus grande preuve d’amitié ces insulaires pouvaient-ils nous donner que de vouloir se souvenir de nous lors même que nous ne serions plus ? Nous leur avions répété souvent que nous les voyions pour la dernière fois : ils voulurent savoir dans quel endroit nos cendres iraient se joindre à celles de nos ancêtres. » Comme je ne pouvais ni promettre ni espérer qu’on enverrait de nouveaux vaisseaux visiter ces îles, Oedidi, notre fidèle compagnon, se décida à rester dans sa patrie ; mais il nous quitta avec des regrets qui montraient bien son estime pour nous : rien ne put l’y déterminer que la crainte de ne jamais revoir son pays. Quand le chef me pressait avec tant d’instance de revenir, je lui fis quelquefois des réponses qui lui laissaient un peu d’espérance. Oedidi, à l’instant, me tirait de côté, et se faisait répéter ce que je venais de dire. Lorsqu’il fallut nous séparer, il courut de chambre en chambre pour embrasser tout le monde. » Je ne puis pas décrire les angoisses qui remplirent l’âme de ce jeune homme quand il s’en alla : il regarda le vaisseau, il fondit en larmes, et se coucha de désespoir au fond de la pirogue : en sortant des récifs, nous le vîmes encore qui étendait ses bras vers nous. » Au moment où il sortit du vaisseau, il me demanda tatou parou, quelque chose qu’il pût montrer aux commandans des autres bâtimens qui dans la suite relâcheraient sur son île ; j’y consentis, je lui donnai un certificat du temps qu’il avait été avec nous, et je le recommandai à ceux qui toucheront ici par la suite. » En abordant sur ces îles la première fois, j’avais envie de visiter la fameuse Bolabola de Topia ; mais comme j’avais pris à bord assez de rafraîchissemens de toute espèce, et que la route que je projetais exigeait tout mon temps, je renonçai à ce dessein et je cinglai à l’ouest, faisant nos adieux à ces îles fortunées où la nature a d’une main prodigue répandu ses faveurs. » Avant de terminer la description de ces îles, il est nécessaire de dire tout ce que je sais sur le gouvernement d’Ouliétéa et d’O-taha. Oréo, dont on a parlé si souvent, est natif de Bolabola ; mais il possède des ouenouas ou des terres à Ouliétéa, qu’il a acquises, je pense, par la conquête, ainsi que plusieurs de ses compatriotes. II réside sur cette dernière île comme lieutenant d’Opouny, qui semble jouir de l’autorité royale et de la suprême magistrature. Ouourou, qui est éri par droit héréditaire, ne semble plus posséder que le titre, et son propre ouenoua ou district, dans lequel, je crois, il est souverain. J’ai toujours vu Oréo lui montrer le respect dû à son rang : il était charmé quand il s’apercevait que je le distinguais des autres. » O-taha, autant que j’ai pu le découvrir, est gouvernée de la même manière : Boba et Ota sont les deux chefs. Je n’ai point vu le dernier. Boba est jeune, robuste et bien fait ; l’on m’a dit qu’après la mort d’Opouny, monarque actuel, il doit épouser sa fille, et que ce mariage lui donnera l’autorité royale : de façon qu’il semble qu’une femme qui peut être revêtue de la dignité royale ne peut cependant pas exercer le pouvoir souverain. Je crois que la conquête de ces îles n’a procuré à Opouny d’autres avantages qu’un moyen de récompenser ses nobles, qui en effet se sont emparés de la meilleure partie des terres. Il ne paraît pas qu’il ait exigé aucune des marchandises, outils, etc., que nous avons laissés en si grand nombre. Oedidi m’a fait plusieurs fois l’énumération de toutes les haches et des clous que possède Opouny ; à peine en a-t-il autant qu’il en avait lorsque je le vis en 1769. Quelque vieux que soit ce fameux insulaire, il ne passe point ses derniers jours dans l’indolence. Quand nous arrivâmes ici pour la première fois, il était à Maouroua ; bientôt après il retourna à Bolabola, et l’on nous dit cette dernière fois qu’il était allé à Toubi. » Les six semaines que nous venions de passer à Taïti et aux îles de la Société avaient dissipé toutes les maladies bilieuses et scorbutiques ; mais la moitié de l’équipage était attaquée du mal vénérien. D’après nos conversations avec Oedidi sur ses ravages, nous avons les plus fortes raisons de croire qu’il existait à Taïti et aux îles de la Société avant l’arrivée du capitaine Wallis, en 1768. Oedidi nous a souvent assuré que, plusieurs années auparavant, sa mère était morte de cette maladie à Bolabola. On a fait, dans tous les pays, de bien mauvais raisonnemens sur l’origine de cette peste ; on a maudit les Espagnols pendant près de trois siècles pour l’avoir apportée d’Amérique, et il est prouvé, d’une manière incontestable, qu’elle a commencé en Europe lorsque l’Amérique n’était pas encore découverte. Les privautés de l’équipage avec les femmes de Tongatabou et des Marquésas, et leurs liaisons très-intimes avec les trompeuses habitantes de l’île de Pâques n’eurent aucun effet funeste. On peut en conclure que l’infection n’a pas encore éclaté sur ces îles ; mais ces conséquences ne sont pas toujours justes ; car le capitaine Wailis quitta Taïti sans avoir à bord un seul vénérien, et la maladie y était pourtant avant son débarquement. Il est sûr que les Nouveaux-Zélandais en étaient déjà attaqués lorsqu’ils ne connaissaient pas les Européens. » Le 16 juin, on découvrit un groupe de cinq ou six îlots couverts de bois et liés ensemble par des bancs de sable et des brisans entourés d’un récif qui ne présente aucune passe. Au milieu on aperçut une lagune. Nous rangeâmes les côtes de l’ouest et du nord-ouest l’espace d’environ deux lieues, et si près du rivage, que nous vîmes quelquefois les roches sous le vaisseau ; cependant nous ne trouvâmes pas un lieu propre à l’ancrage, l’on ne distingua aucun vestige d’habitans : on vit une grande quantité d’oiseaux. La côte paraît être fort poissonneuse. La position de cette île est à peu près celle que M. Dalrymple donne à la Sagittaria, découverte par Quiros ; mais nous n’avons rien remarqué qui fût d’accord avec la description du navigateur espagnol. En conséquence, je l’ai regardée comme une nouvelle découverte, et je l’ai nommée l’île Palmerston, en l’honneur du lord Palmerston, un des lords de l’amirauté. Elle est située par 18° 4′ de latitude sud, et par 163° 10′ de longitude ouest. » Le 21, à la pointe du jour, nous nous approchâmes d’une autre île dont nous rangeâmes la côte occidentale à la distance d’un mille, jusqu’à près de midi. » Elle paraissait escarpée et remplie de roches ; on découvrait seulement à leur pied une grève sablonneuse et étroite : elle était presque de niveau partout. Nous aperçûmes sur le rivage sept ou huit Indiens nus, et qui paraissaient d’une couleur noirâtre ; quelque chose de blanc enveloppait leur tête et leurs reins : chacun d’eux avait une pique, une massue ou une pagaie à sa main. Nous observâmes des pirogues halées sur le rivage, dans les fentes que les rochers laissaient entre eux. » La descente nous paraissant facile, je fis mettre deux canots dehors, dans l’un desquels je m’embarquai avec quelques officiers, MM. Forster, le docteur Sparrman et M. Hodges. Comme nous approchions de la grève, les insulaires qui étaient sur les rochers se retirèrent dans le bois ; nous conjecturâmes qu’ils venaient à notre rencontre, ce qui était vrai : nous débarquâmes dans une petite crique sans aucun obstacle ; et, pour éviter une surprise, nous prîmes poste sur un rocher élevé, où, après avoir arboré notre pavillon, M. Forster et ses compagnons se mirent à herboriser. » Nous ne vîmes que des rochers de corail escarpés, et revêtus de petites plantes qu’on trouve partout sur les îles basses : nous y aperçûmes cependant de nouvelles espèces qui croissaient, ainsi que les autres, dans les crevasses du corail, où il ne se trouvait pas une seule particule de terre. Des corlieux, des bécassines et des hérons pareils à ceux de Taïti frappèrent aussi nos regards. » La côte était si couverte d’arbres, de broussailles, de plantes, de pierres, etc., que nous ne pouvions pas voir à cent cinquante pieds autour de nous. Prenant avec moi deux de mes officiers, j’entrai dans un sentier qui conduisait dans les bois : à peine eûmes-nous fait quelques pas, que nous entendîmes les Indiens s’avancer. Nous nous retirâmes sur notre premier poste, et je criai à M. Forster, qui était à environ deux cents pieds de la mer, d’en faire autant. Comme nous y arrivions, les insulaires parurent à l’entrée du sentier, à la distance d’un jet de pierre. Nous leur fîmes des signes d’amitié ; mais ils n’y répondirent que par des menaces : l’un d’eux, s’étant approché à cent cinquante pieds de nous, lança une pierre qui atteignit M. Sparrman au bras. Deux coups de fusil furent alors tirés sans ordre, et à cette décharge les insulaires rentrèrent dans la forêt pour ne plus se montrer. » Un des champions qui vinrent nous braver, observe Forster, était noirci jusqu’à la ceinture : sa tête était ornée de plumes placées debout ; il tenait une pique à la main : on entendait par-derrière des Indiens qui parlaient et qui poussaient des cris. Il fut ensuite joint par un jeune homme sans barbe, noirci comme lui, et qui portait un long arc pareil à ceux de Tongatabou. C’est ce jeune homme qui jeta la pierre : le docteur Sparrman, dans le premier mouvement de douleur et de colère, lui lâcha son coup de fusil, qui heureusement ne parut pas le blesser. » Quoique repoussés par les insulaires, nous ne manquâmes pas de faire la vaine cérémonie de prendre possession de leur île. » Après avoir fait quelques milles dans notre canot sans découvrir un seul habitant et sans trouver un mouillage, nous atteignîmes une plage sur laquelle étaient quatre pirogues. Nous y descendîmes dans une petite anse formée par des rochers à fleur d’eau. Notre dessein était d’examiner les pirogues, et d’y laisser quelques grains de verroterie, car on ne voyait pas un insulaire. Mais cette descente pouvait être encore plus dangereuse que la précédente. Le rivage est ceint d’un rocher derrière lequel s’étend une plage étroite et pierreuse, terminée par une colline escarpée, d’inégale hauteur, et dont le sommet est couvert de broussailles : deux fentes profondes et étroites, pratiquées dans l’escarpement, semblent ouvrir une communication avec l’intérieur. C’était à l’entrée d’une de ces fentes que se trouvaient les quatre pirogues. Je remarquai qu’en allant les examiner, nous serions exposés à une attaque des insulaires, s’il s’en trouvait dans ce canton, et que la place serait peu propre à nous défendre. Pour prévenir ce désavantage et nous assurer une retraite, je plaçai un détachement sur le rocher, d’où il découvrait les hauteurs, et je m’avançai avec quatre de nos messieurs vers les pirogues. » Ces bâtimens avaient de forts balanciers ; ils contenaient des nattes grossières, des lignes de pêche, des piques et des morceaux de bois qui semblaient avoir servi aux insulaires de flambeaux pendant leurs pêches nocturnes. Tandis que je remplissais ces pirogues de présens, on aperçut une troupe de naturels qui sortaient de la crevasse entre les roches : nous nous retirâmes quelques pas en arrière. Deux de ces Indiens, parés avec des plumes et noircis comme ceux dont on a déjà parlé, s’avancèrent en poussant des cris furieux et en agitant leurs piques. » Tous nos efforts pour les amener à une conférence furent inutiles. Les autres montraient une férocité terrible, et décochèrent leurs traits sur nous. Une légère fusillade n’empêcha pas l’un d’entre eux de venir plus près, et de lancer une javeline qui me rasa l’épaule. Une seconde javeline effleura la cuisse de M. Forster fils, et teignit de noir son habit. Le courage de cet insulaire lui aurait coûté la vie, si mon fusil eut pris feu, car je n’étais pas à plus de cinq pas de lui quand il fit partir sa javeline, et je l’aurais tué pour ma propre défense. Je fus ensuite bien aise que l’amorce n’eût pas brûlé. Dans le moment de l’attaque, nos gens, qui occupaient le rocher, firent feu sur d’autres Indiens qui se montraient sur les hauteurs ; ce qui ralentit l’ardeur de ceux que nous avions en tête, et nous donna le temps de regagner ce poste, où j’ordonnai qu’on cessât le feu. La dernière décharge dispersa tous les insulaires dans le bois ; ils ne reparurent plus tant que nous demeurâmes en cet endroit. Nous ne sûmes point s’il y en eut de tués ou de blessés : l’un d’eux seulement poussait un hurlement douloureux qui annonçait une forte blessure. » La conduite et l’air farouche des habitans de cette terre m’engagèrent à la nommer l’île Sauvage. Sa position est par les 19° 1′ de latitude sud, et par 169° 37′ de longitude ouest. Elle a environ onze lieues de tour : sa forme est circulaire ; ses terres sont élevées d’environ quarante pieds, et la mer, près du rivage, a beaucoup de profondeur. Toute la côte est entièrement couverte d’arbres et d’arbustes, entre lesquels s’élèvent quelques cocotiers ; mais nous n’avons pas été à portée de reconnaître les productions de l’intérieur. Elles ne doivent pas être fort considérables, à en juger par ce que nous vîmes sur les bords ; car nous n’y aperçûmes que des rochers de corail remplis d’arbres et d’arbustes. On n’y voit pas un seul coin de terre, et les arbres pompent dans l’intérieur des rochers l’humidité qui leur est nécessaire. Si ces rochers de corail ont d’abord été formés dans la mer par les animaux, comment ont-ils été portés à une si grande hauteur ? Cette île s’est-elle élevée par un tremblement de terre ? ou bien les eaux l’ont-elles peu à peu laissée à sec ? Des philosophes ont essayé d’expliquer la formation des îles basses qu’on rencontre dans cette mer ; mais ils n’ont rien dit de ces îles hautes que j’ai souvent eu occasion de décrire. Dans celle-ci ce n’est pas seulement les roches éparses qui couvrent sa surface qui sont de corail, mais toute la côte n’offre aux yeux qu’une masse solide de rochers de corail escarpés, où le battement continuel des flots a creusé différentes cavernes très-curieuses, et dont quelques-unes sont d’une étendue considérable. Les voûtes de ces cavernes se trouvent soutenues par des colonnes auxquelles les vagues, en se brisant, ont donné les formes les plus variées. Une de ces cavernes était éclairée par le jour qu’elle recevait d’une ouverture dans la voûte : dans une autre, la voûte qui s’était détachée avait produit par sa chute une grande vallée bien plus basse que les rochers qui l’entouraient. » Je ne puis dire d’ailleurs que très-peu de chose des habitans qui, je crois, ne sont pas nombreux : ils paraissent agiles, dispos, et d’une assez belle stature. Tous vont nus, à l’exception d’une ceinture qu’ils portent autour des reins. Quelques-uns avaient le visage, la poitrine et les cuisses peints d’un bleu foncé. Les pirogues que nous observâmes, construites comme celles de Tongatabou, avaient de plus une espèce de plat-bord qui s’élevait un peu de chaque côté ; les bas-reliefs dont elles étaient décorées annoncent que ces peuples ne sont pas sans industrie. L’aspect de ces insulaires et de leurs pirogues s’accorde assez avec la description que nous a donnée Bougainville de l’île des Navigateurs, située à peu près sous le même parallèle. » Les jours suivans nous aperçûmes un grand nombre d’autres îles d’une petite étendue, et environnées d’une multitude de rochers. Le 25 quelques pirogues, montées chacune par deux ou trois hommes, s’avancèrent hardiment le long du vaisseau ; elles avaient à bord des fruits et du poisson, qu’elles échangèrent pour de petits clous. » Ces Indiens nous apprirent les noms de toutes les îles des environs. Ils nous montrèrent aussi Anamocka ou Roterdam, et nous invitèrent à nous rendre dans la leur, qu’ils appellent Cornango. Le vent commençait à fraîchir ; nous les laissâmes de l’arrière, et je gouvernai sur Anamocka. » Comme nous approchions de la côte méridionale d’Anamocka, une foule de pirogues vinrent à notre rencontre des différentes îles voisines : elles étaient toutes chargées de fruits, de racines et de cochons ; mais ne jugeant pas à propos de diminuer de voile, il se fit peu d’échanges. Une de ces pirogues me demanda par mon nom ; preuve que ces insulaires commercent avec ceux de Tongatabou. Ils nous pressèrent beaucoup de relâcher sur leur côte, en nous faisant entendre que nous y trouverions un excellent mouillage. Cette côte, qui est au sud-ouest de l’île, paraît être l’abri des vents du sud et du sud-est ; mais le jour était déjà trop avancé, et je pouvais d’autant moins faire voile vers le rivage, qu’il aurait d’abord fallu envoyer un canot pour le reconnaître. Je m’approchai donc de la côte du nord, où je mouillai à la distance de trois quarts de mille du rivage. » La côte s’élevait perpendiculairement de quinze à vingt pieds ; ensuite elle paraissait presque plate ; on ne voyait qu’un seul mondrain près du centre : elle ressemblait à celle de l’île Sauvage ; mais les bois paraissaient plus touffus et plus fertiles. Une quantité innombrable de cocotiers ornaient cette terre de toutes parts. » Le 26 juin le vaisseau était à peine assuré sur ses ancres, que nous vîmes arriver des pirogues de toutes les parties de l’île : elles apportaient des ignames et du poisson, qu’elles échangèrent pour de petits clous et de vieux morceaux d’étoffe. Un de ces Indiens se saisit de la sonde ; et, malgré toutes les menaces que put lui faire Cook, il eut la hardiesse de couper la ligne. On tira sur sa pirogue un coup de mousquet chargé à balle ; il se retira tranquillement de l’autre côté du vaisseau : on lui redemanda le plomb une seconde fois, mais en vain. On tira dessus lui à plomb ; et quand il se sentit blessé, il rama à l’avant du vaisseau, où pendait une corde à laquelle il attacha la sonde. Ses compatriotes, peu contens de cette restitution, le chassèrent de sa pirogue et le contraignirent de s’enfuir à terre à la nage. Parmi différentes choses qu’ils nous vendirent, il y avait des poules-sultanes en vie, un très-beau sparus tout apprêté et servi sur des feuilles, et une racine bouillie qui enfermait une pulpe très-nourrissante, aussi douce que si elle avait été cuite dans du sucre. Tout ce que nous apercevions nous rappelait Tongatabou : comme cette île est à peu de distance d’Anamocka, ces insulaires avaient probablement appris que nous y étions arrivés au mois d’octobre 1773. » Entre autres marques d’hospitalité qu’on donna au capitaine Cook, une des plus belles femmes de l’île lui fit une offre qu’il n’accepta pas. On défendit aux personnes infectées ou guéries depuis peu de la maladie vénérienne d’aller à terre, et on défendit aussi d’admettre aucune femme dans le vaisseau. Un grand nombre d’Indiennes qui vinrent sur des pirogues semblaient fort empressées de faire connaissance avec les matelots ; mais, après avoir pagayé quelque temps autour du vaisseau, comme on ne voulut pas les recevoir, elles s’en retournèrent très-mécontentes. » Le capitaine ayant monté la chaloupe, ordonna à un canot de nous suivre avec les pièces à l’eau pour les remplir ; les Indiens nous aidèrent à conduire ces futailles à l’aiguade, et à les ramener. Un clou et un grain de verroterie étaient le prix de ce petit service : ils nous apportèrent des fruits et des racines en si grande abondance, que la chaloupe et un canot en emportèrent leur charge, et revinrent en prendre une autre dans la matinée, pendant qu’un autre canot remplissait tous les tonneaux. » Les bananes et les cocos étaient rares en proportion des pamplemouses et des ignames : le fruit à pain était encore plus rare, quoique les arbres qui donnent ces trois fruits fussent très-nombreux. Les hommes n’avaient pour vêtement qu’une petite ceinture autour des reins ; quelques-uns cependant, ainsi que la plupart des femmes, portaient une étoffe d’écorce peinte, très-raide, ou des nattes qui leur descendaient du bas du dos à la cheville du pied. » Les cris de tous ceux qui avaient quelque chose à vendre devinrent si forts à notre débarquement sur la côte, que nous nous hâtâmes de pénétrer dans l’intérieur du pays, dont l’aspect était singulièrement attrayant : des plantes variées couvraient le terrain avec profusion, et les plantations de toute espèce faisaient de cette île un charmant jardin ; les haies, qui arrêtaient notre vue à Tongatabou, beaucoup moins fréquentes ici, n’enfermaient qu’un côté du sentier, et laissaient l’autre découvert à l’œil. Le terrain, qui n’était pas parfaitement de niveau, s’élevait en plusieurs petits mondrains, environnés de haies et de buissons, formant une très-agréable perspective. Le chemin que nous suivions passait quelquefois sous de longues allées d’arbres élevés, plantés à des distances considérables les uns des autres, et dans l’intervalle la plus riche verdure tapissait le terrain : d’autres fois un berceau touffu d’arbustes odorans se prolongeait sur nos têtes et nous cachait entièrement le soleil : on apercevait çà et là un mélange de plantations et de terres en friche. Les maisons des insulaires étaient d’une forme singulière ; elles avaient à peine huit ou neufs pieds de haut ; les parois, proprement faites de roseaux, qui, loin d’être perpendiculaires, convergeaient beaucoup vers le fond, ne s’élevaient pas à plus de trois ou quatre pieds de hauteur : le toit formait un faîte au sommet ; de sorte que le corps de la maison ressemblait à un pentagone : elle était couverte de branchages, et le toit faisait une saillie au delà des parois de la maison disposées en pente sur un des longs côtés ; à quinze à dix-huit pouces de terre, se trouvait une ouverture d’environ deux pieds en carré, qui tenait lieu de porte. La longueur de l’habitation ne surpassait jamais trente pieds, et la largeur était communément de huit ou neuf. De grosses racines d’igname, qui semblent être la principale nourriture des insulaires, remplissaient toujours l’intérieur : cette espèce de lit doit être assez dure ; et cependant, pour dormir la nuit, ils se contentent d’étendre quelques nattes par-dessus. Les petites selles sur lesquelles les Taïtiens appuient leurs têtes sont très-communes ici, et servent au même usage. Nous observâmes aussi plusieurs hangars ouverts, soutenus par des poteaux, pareils à ceux que nous avions vus à Tongatabou. Le sol de ceux-ci était couvert de nattes, et nous les crûmes destinés à être occupés pendant le jour. » Dans notre course, nous passâmes à côté d’un grand nombre de ces habitations ; mais nous vîmes peu d’habitans : la plupart étaient à notre marché. Tous ceux que nous rencontrâmes nous traitèrent poliment ; ils inclinaient leurs têtes, disant lelei (bon), ouoa (ami) ; ou bien ils employaient d’autres expressions qui annonçaient leur bon caractère et leurs dispositions amicales à notre égard. Ils nous servaient de guides ; ils allaient nous cueillir des fleurs au haut des plus grands arbres, et nous chercher des oiseaux au milieu de l’eau ; ils nous montraient souvent les plus belles plantes, dont ils nous apprenaient les noms. Si nous leur en faisions voir une dont nous voulions emporter des échantillons, ils couraient en chercher fort loin ; ils nous offraient avec empressement des cocos et des pamplemouses, et ils portaient avec joie de gros fardeaux pour nous : un clou, un grain de verroterie, ou un mauvais morceau d’étoffe, leur paraissaient une récompense précieuse ; en un mot, dans toutes les occasions, ils étaient disposés à nous obliger. » Durant notre promenade, nous atteignîmes une grande lagune d’eau salée à l’extrémité septentrionale de l’île : ce lac qui, en un endroit, n’était séparé de la mer que de quelques pieds, avait environ trois milles de long et un de large ; trois petites îles, remplies d’arbres disposés d’une manière pittoresque, ornaient cette belle pièce d’eau, dont les bords attiraient sans cesse les regards. Le paysage, réfléchi sur les ondes, accroissait encore les délices de cette scène ; nous en jouîmes tout à loisir, du haut d’une éminence, où des arbres élevés et des arbustes épais nous mettaient à l’abri du soleil. » Je n’avais point vu d’île qui offrit une aussi grande variété de sites dans un si petit espace, et nous n’avons trouvé nulle part autant de jolies fleurs : leur doux parfum embaumait l’air ; le lac était rempli de canards sauvages ; les bois et les côtes abondaient en pigeons, perroquets, râles et petits oiseaux : les naturels nous en vendirent plusieurs. » Les personnes qui étaient restées à bord avaient acheté beaucoup de provisions ; toute la poupe était chargée de pamplemouses d’une excellente saveur, et d’une si grande quantité d’ignames, que nous en mangeâmes chaque jour, durant plusieurs semaines, en place de biscuit. Quelques Indiens, qui étaient venus des îles voisines sur de grandes pirogues doubles, avaient aussi vendu des armes et des ustensiles. » M. Patten, notre chirurgien, ayant engagé un naturel à le suivre pour quelques grains de verroterie, erra sans crainte dans une grande partie de l’île. Après avoir fait une bonne chasse, il pensa à revenir à l’anse sablonneuse ; l’insulaire portait onze canards. Trouvant les canots partis, il fut un peu déconcerté : une foule nombreuse le pressa de toutes parts ; il se rendit comme il put sur la côte vis-à-vis du vaisseau, d’où nous l’aperçûmes pendant le dîner. Chemin faisant, l’homme qui était chargé des canards en laissait tomber à dessein quelques-uns, mais M. Patten se retournait pour les ramasser : la foule, l’entourant alors de plus près, le menaça de piques dentelées ; il n’y eut que la crainte du fusil qui imposa aux insulaires. Plusieurs femmes, assises près des hommes, s’efforçaient, par mille gestes lascifs et par mille postures immodestes, de détourner son attention ; mais sa situation était trop critique pour se laisser ainsi séduire. Quelques temps après, une pirogue arriva du vaisseau, et M. Patten promit un clou au propriétaire de ce bâtiment, s’il voulait le conduire à bord de la Résolution. Le marché se conclut, et au moment où il entrait sur le canot, les naturels lui arrachèrent son fusil, lui prirent tous ses canards, excepté trois, l’empêchèrent de partir, et même renvoyèrent la pirogue : fort effrayé, il résolut de se rendre une seconde fois au sommet d’un rocher, où il croyait qu’il serait vu plus aisément du vaisseau. L’audace des Indiens s’accroissant à chaque instant, ils le dépouillèrent. Il se laissa tranquillement enlever sa cravate et son mouchoir ; mais, voyant qu’ils saisissaient ses habits avec violence, et qu’ils lui faisaient des gestes très-menaçans, il désespéra de sa vie : il est difficile de se représenter son inquiétude et ses angoisses. Il chercha dans toutes ses poches un couteau ou un autre instrument avec lequel il pût du moins se défendre, ou se venger en mourant. Il n’avait qu’un mauvais étui de cure-dents ; il l’ouvrit, et le présenta avec assurance à ces brigands qui, voyant qu’il était creux, reculèrent de deux ou trois pas ; il continua à les intimider avec cette arme formidable. Ces misérables tenaient cependant toujours leurs piques levées contre lui. Comme le soleil dardait ses rayons sur sa tête, et qu’il avait marché tout le jour, il était épuisé de fatigue, et il commençait à désespérer de sa vie, lorsqu’une jeune femme très-belle, remarquable par de longs cheveux qui flottaient en boucles sur son sein, eut pitié de lui : elle s’avança hardiment du milieu de la foule ; l’humanité et la compassion étaient peintes dans ses yeux ; son visage annonçait tellement l’innocence et la bonté, qu’il fut impossible à M. Patten de se défier d’elle : elle lui offrit un morceau de pamplemouse, qu’il accepta avec empressement et avec beaucoup de reconnaissance ; et quand il eut mangé ce premier morceau, elle lui en donna d’autres. Enfin deux canots se détachèrent du vaisseau : à cette vue toute la foule se dispersa. La généreuse Indienne et un vieillard, qui était son père, restèrent assis près du chirurgien avec la tranquillité qu’inspire une conduite noble et vertueuse. Elle demanda le nom de son ami ; il lui dit celui que les Taïtiens lui avaient donné, Patini : elle l’adopta sur-le-champ, en le changeant en Patsini. M. Patten, entrant dans le canot, fit présent à cette femme et à son père de divers objets qu’il emprunta de l’équipage. » Dès que le capitaine fut instruit de cet événement, il descendit à terre dans ce même lieu. À son approche, quelques insulaires se retirèrent en hâte. Il trouva sur les bords de l’anse nos officiers avec un grand nombre d’Indiens. On n’avait fait aucune démarche pour recouvrer le mousquet ; il crut devoir dissimuler, et en cela il convint qu’il eut réellement tort. La facilité que les insulaires avaient eue de se saisir de cette arme, qu’ils croyaient bien sûrement en leur possession, les encouragea à de nouvelles tentatives. L’alarme que ce vol avait répandue s’étant dissipée, ils apportèrent assez de provisions pour nous mettre en état de retourner à bord avant la nuit avec nos bateaux bien chargés. » Les naturels firent, dès le même jour, d’autres petits vols ; ils ne paraissaient pas moins filous que les habitans de Tongatabou et des îles de la Société. » Le 28, de très-bonne heure, le second canot, aux ordres du lieutenant Clerke et du maître, débarqua pour faire de l’eau. Les insulaires, qui s’étaient rassemblés, se conduisirent avec si peu de ménagement, que l’officier ne savait trop s’il devait descendre les futailles ; mais, comptant sur mon arrivée, il s’y hasarda. Ce ne fut pas sans beaucoup de rumeur qu’on parvint à les remplir et à les charger. Pendant ce travail, les Indiens ôtèrent au lieutenant son fusil et l’emportèrent ; ils prirent aussi quelques outils du tonnelier, et enlevèrent aux autres ce qui se trouva sous leurs mains : ils commirent tous ces vols furtivement, et sans employer la force ouverte. Je débarquai, ajoute Cook, au moment que ce canot allait retourner à bord ; les naturels, en grand nombre sur la plage, me voyant arriver, prirent la fuite. Je soupçonnai une partie de ce qui était arrivé ; cependant j’en engageai plusieurs à demeurer, et mon lieutenant m’informa de toute l’affaire : je résolus aussitôt de les forcer à la restitution. Dans ce dessein, je donnai ordre de faire débarquer tous les soldats de marine armés, et de tirer du vaisseau deux ou trois coups de canon, pour avertir M. Forster qui se trouvait dans l’intérieur de l’île avec plusieurs autres personnes ; car je ne savais pas comment les insulaires se conduiraient dans cette occasion. Je renvoyai ensuite tous les canots, et je ne gardai que la chaloupe, avec laquelle je restai au milieu d’un grand nombre d’habitans qui montraient à mon égard les dispositions les plus amicales. Je les persuadai si bien de mon intention, que long-temps avant l’arrivée des soldats de marine, on avait rapporté le fusil de M. Clerke ; mais ils me firent plusieurs instances pour que je n’insistasse pas sur le reste. L’arrivée de M. Edgecumbe avec les soldats de marine causa aux insulaires qui étaient présens une crainte si vive, que quelques-uns s’enfuirent. Je fis d’abord saisir deux grandes pirogues doubles qui étaient dans l’anse. Un Indien voulut résister : je tirai sur lui à dragées, et je l’obligeai à se retirer en boitant. Les insulaires, alors convaincus que l’affaire était sérieuse, prirent tous la fuite : je les rappelai, et plusieurs revinrent avec confiance. Cet acte de sévérité eut tout l’effet que j’en attendais ; le second mousquet fut incessamment rendu. J’ordonnai à l’instant qu’on relâchât les pirogues, afin de leur apprendre par quels motifs on les avait arrêtées ; le reste de ce qu’ils avaient volé étant d’une mince valeur, je ne poussai pas plus loin les recherches. Dans cet intervalle, le second canot était revenu à l’aiguade, et nous remplîmes nos futailles sans que les Indiens osassent s’en approcher, à l’exception d’un seul qui, dans tout ceci, avait hautement désapprouvé la conduite des autres. » En revenant de l’aiguade, je trouvai beaucoup d’Indiens rassemblés près de l’anse ; ce qui fit conjecturer à quelques-uns de mes officiers que l’homme à qui j’avais tiré un coup de fusil était mort ou mourant. Cette conjecture me paraissait très-peu vraisemblable : je m’adressai à un naturel, qui semblait jouir d’une certaine considération, pour nous faire rendre l’herminette du tonnelier perdue dans la matinée. Aussitôt il détacha deux hommes, et je crus que c’était pour nous la rapporter ; mais je reconnus que nous ne nous étions pas entendus ; car, au lieu de l’herminette, on me présenta l’homme que j’avais blessé, et qu’ils avaient couché sur une planche. Le voyant étendu à mes pieds avec toutes les apparences de la mort, je fus ému de ce triste spectacle : j’observai cependant bientôt qu’il n’avait de blessures qu’à la main et à la cuisse. J’envoyai chercher le chirurgien pour visiter ses plaies et y appliquer un remède convenable ; ensuite je parlai de l’herminette à différens insulaires, car j’étais résolu de me la faire rendre. Je questionnai en particulier une vieille Indienne qui, depuis mon premier débarquement, avait toujours eu beaucoup de choses à me dire ; dans cette occasion, elle donna une libre carrière à la volubilité de sa langue. Toute son éloquence était presque en pure perte : je compris seulement de sa harangue que je ne devais pas insister sur la restitution d’une chose de si peu de valeur. S’apercevant que j’y étais déterminé, elle se retira avec trois ou quatre autres femmes, et, l’instant d’après, l’herminette me fut rapportée, mais la vieille ne reparut plus. J’en fus fâché, car je voulais lui faire un présent pour la récompenser de l’intérêt qu’elle avait pris à toutes nos affaires générales et particulières. La première fois que j’étais venu à terre pour reconnaître l’aiguade, cette vieille m’avait présenté une fille, en me faisant entendre qu’elle était à mon service. La jeune miss, qui avait probablement reçu ses instructions, exigeait pour préliminaire un grand clou ou une chemise. Je lui dis par signes que je n’avais rien à lui donner, espérant par-là m’en débarrasser ; mais je me trompais fort, et la vieille m’assura que je pouvais disposer de la jeune personne, et remettre à une autre fois ma reconnaissance. Sur mon refus, la vieille s’emporta et se mit à m’injurier. Je comprenais peu ses discours ; mais ses gestes avaient une expression qui annonçait assez le sens de ses paroles. Elle me disait avec un air moqueur : « Quelle espèce d’homme êtes-vous, de rejeter ainsi les caresses d’une si jolie fille ? » Il est vrai que la jeune personne était d’une grande beauté ; cependant j’aurais mieux résisté à ses charmes qu’aux invectives de la vieille, et je me hâtai de rentrer dans la chaloupe. La vieille me pressait encore de prendre la jeune fille à bord ; mais cela était d’autant moins possible, qu’avant de quitter le vaisseau j’avais expressément défendu d’y recevoir aucune femme sous quelque prétexte que ce pût être, et cela pour des raisons que j’aurai bientôt occasion d’exposer. » Aussitôt que le chirurgien fut à terre, il visita et pansa les plaies de l’Indien, à qui il fit une saignée ; mais ayant demandé des bananes bien mûres pour les faire servir de cataplasme, au lieu de ces fruits, les insulaires lui apportèrent des cannes à sucre dont ils tirèrent la pulpe, qu’ils lui présentèrent pour l’appliquer sur les plaies. Cette plante est plus balsamique que la banane, et ce fait semble supposer que ces peuples ont quelques connaissances des simples. » On leur donna une bouteille d’eau-de-vie, en leur recommandant d’en laver la plaie, qui n’était pas dangereuse ; mais comme l’Indien avait été tiré à vingt-cinq pas, les chairs étaient déchirées, et il souffrait de grandes douleurs. » Je fis ensuite un présent au blessé, que son maître, ou du moins celui qui réclamait la pirogue, prit probablement pour lui. » Ces insulaires firent tout ce qu’ils purent pour regagner nos bonnes grâces : après avoir rendu le fusil et la hache, une femme d’un moyen âge, qui semblait jouir de beaucoup d’autorité, dépêcha dans l’intérieur du pays quelques-uns de ses gens, qui rapportèrent la gibecière et le fusil de M. Patten. » D’autres femmes, qui assistèrent au pansement de leur compatriote blessé, paraissaient fort empressées de rétablir la paix ; leurs timides regards nous reprochaient notre superbe et violente conduite. Elles s’assirent sur un joli gazon, et, formant un groupe de plus de cinquante, elles nous invitèrent à nous placer à leurs côtés : chacune d’elles avait des pamplemouses ; elles nous en donnèrent de petits morceaux, en nous prodiguant toutes les marques possibles de tendresse et d’affection. L’amie de M. Patten fut une des plus caressantes ; elle occupait un des premiers rangs parmi les beautés de l’île ; sa taille avait de la grâce ; toute sa personne offrait les contours les mieux dessinés, les formes les mieux proportionnées : ses traits, parfaitement réguliers, étaient pleins de douceur et de charme ; ses grands yeux noirs étincelaient de feu ; son teint était plus blanc que celui du bas peuple, et elle portait une étoffe brune qui lui serrait le corps au-dessous de la gorge, mais qui s’élargissait ensuite par en bas ; ce vêtement lui allait peut-être mieux que la robe européenne la plus élégante. » Dès que l’affaire fut arrangée, en apparence, à la satisfaction de tout le monde, nous retournâmes dîner à bord, où, trouvant une quantité considérable de fruits et de racines, j’ordonnai qu’on se tint prêt à mettre à la voile. » Je fus alors informé d’une circonstance qu’on avait observée à bord. Les pirogues qui se trouvaient autour du vaisseau au moment où les canons firent feu s’étaient toutes retirées, à l’exception d’une seule, dont le maître s’occupait à vider l’eau. Au premier coup il regarda la pièce d’artillerie, et, sans se déconcerter, il resta précisément sous la bouche du canon, et continua son ouvrage. Le second coup ne fit pas plus d’effet sur cet intrépide Indien ; et ce ne fut qu’après avoir vidé l’eau de sa pirogue qu’il se retira sans montrer de frayeur. On avait souvent vu ce même Indien prendre des fruits et des racines dans les autres pirogues, et nous les vendre ; et si les propriétaires faisaient quelque difficulté de le laisser s’en emparer, il les emportait de force, ce qui le fit nommer par les gens du vaisseau le commis de la douane. Un jour qu’il avait levé cette espèce de tribut, il se trouvait près d’une pirogue à voile : un de ceux qui montaient cette dernière, s’apercevant qu’il regardait d’un autre côté, saisit cette occasion de lui enlever quelque chose de sa pirogue, et partit en même temps à la voile. L’Indien s’aperçut du tour qu’on venait de lui jouer, et poursuivit cette pirogue : après l’avoir atteinte, il battit le voleur, et reprit, non-seulement ce qu’on lui avait dérobé, mais il s’empara de plusieurs autres objets. Nous remarquâmes que ce même insulaire levait une espèce de dîme dans le marché qui se tenait au rivage. Le prenant un jour dans ce marché pour un homme d’importance, j’allais lui faire quelque présent, lorsque j’en fus empêché par un Indien, qui me dit que cet homme n’était point eriki, c’est-à-dire, chef. Il avait toujours les cheveux poudrés d’une espèce de poudre blanche. » Le calme ne nous permettant pas de partir cette après-midi, plusieurs personnes de l’équipage me suivirent à terre. Les insulaires se montrèrent si affables et si obligeans, que, si nous eussions fait dans cette île un plus long séjour, probablement nous n’aurions pas eu à nous plaindre davantage de leur conduite. Tandis que j’étais sur le rivage, j’appris les noms de vingt îles situées entre le nord-ouest et le nord-est, et dont quelques-unes étaient en vue. Deux de celles qui sont le plus à l’ouest, savoir, Amattafoa et O-ghao, sont remarquables par la grande élévation de leurs terres. Les colonnes de fumée que nous voyions continuellement s’élever du milieu d'Amattafoa, la plus occidentale des deux, nous firent conjecturer qu’elle renfermait un volcan. Au nord de celles-ci nous en aperçûmes trois autres. » Le 30, dès la pointe du jour, nous dirigeâmes notre route sur Amattafoa. Le soleil avait à peine éclairé l’horizon, que des pirogues arrivèrent de toutes parts autour du vaisseau. Il se fit autant, et même plus d’échanges que la veille, car j’achetai d’une pirogue deux cochons, très-rares dans ces cantons. Vers les quatre heures de l’après-midi nous étions près d’Amattafoa, et nous passâmes entre cette île et Oghao. Le canal qui les sépare est d’environ deux milles de largeur ; on n’y trouve point de fond, et la navigation y est sûre. » Durant toute cette journée, le somme d’Amattafoa fut caché dans les nuages, de sorte que nous ne pûmes pas encore déterminer avec certitude s’il s’y trouve un volcan ; mais tout semblait en confirmer l’existence. L’île a environ cinq lieues de tour. O-ghao a moins d’étendue ; mais elle est plus ronde, et sa forme est celle d’un pain de sucre. » Autour d’Anamocka, c’est-à-dire, du nord-ouest au sud, en passant par le nord et l’est, il y a un grand nombre d’îlots, de bancs de sable et de brisans. Nous les vîmes s’étendre dans le nord à perte de vue, et il n’est pas impossible qu’ils se prolongent jusqu’au sud de Tongatabou. Ces îles, y compris Eouah et Pilstart, forment un groupe qui embrasse environ trois degrés en latitude et deux en longitude. L’amitié et l’alliance étroites qui semblent subsister entre leurs habitans, et leur conduite affable et honnête envers les étrangers, m’ont engagé à les nommer l’archipel ou les îles des Amis. Nous pourrions peut-être porter plus loin, cet archipel, et y comprendre les îles Boscawen et Keppel, découvertes par le capitaine Wallis, et situées à peu près sous le même méridien, à la latitude de 15° 53′. Si je puis juger des habitans de ces deux îles d’après ce qu’on m’en a dit, leur caractère n’est pas moins pacifique que celui des Indiens de notre archipel. » Les habitans, les productions, etc., d’Anamocka et des îles voisines, sont à peu près les mêmes qu’à Tongatabou. Les cochons et les volailles n’y sont pas moins rares. Nous ne pûmes nous y procurer que six cochons et très-peu de poules. Nous en tirâmes des ignames et des pamplemouses en abondance ; mais il n’était pas si facile d’y avoir d’autres fruits. La moitié de l’île n’y est pas, comme à Tongatabou, en plantations closes ; mais le terrain ouvert y est cultivé et fertile. Cependant on rencontre plus de landes dans cette île, eu égard à son étendue, que dans l’autre. Les habitans paraissent aussi plus pauvres, c’est-à-dire qu’on y voit moins d’étoffes, moins de nattes, moins d’ornemens, etc., qui constituent la majeure partie des richesses des insulaires du grand Océan. » Les naturels de cette île semblent plus sujets à la lèpre et aux autres maladies de la peau que partout ailleurs : leur visage est beaucoup plus affecté que le reste du corps. J’en ai vu plusieurs à qui la lèpre avait rongé le visage et fait tomber le nez. » Nous ne vîmes dans cette île ni roi ni principal chef : aucun des insulaires ne nous parut avoir une autorité absolue sur les autres. L’Indien et la vieille dont j’ai parlé, et que je crus être mari et femme, s’intéressèrent en quelques occasions dans nos affaires, mais il était aisé de voir que leur crédit ne s’étendait pas loin. » Forster termine ainsi la description de cette contrée : « L’archipel auquel nous avons donné le nom d’îles des Amis semble habité par une race de peuples qui parlent le dialecte général du grand Océan, et qui ont tous le même caractère. En général, ces terres sont bien peuplées. Tongatabou est presqu’un jardin continu ; Eouah, Anamocka, et les îles adjacentes paraissent les plus fertiles ; et l’on ne fera pas un calcul exagéré en comptant deux cent mille âmes sur toutes ces îles. La salubrité du climat et des productions les préservent de ces maladies sans nombre dont nous sommes les victimes ; ils n’ont aucun besoin qu’ils ne puissent satisfaire. Ils ont fait, dans les arts et dans la musique plus de progrès que les autres nations du grand Océan ; ils passent leur temps d’une manière agréable, et ils recherchent les plaisirs de la société. Ils sont actifs et industrieux ; mais à l’égard des étrangers ils ont plus de politesse que de cordialité. Le goût particulier qu’ils ont pour le commerce pourrait faire croire qu’ils ont substitué cette civilité trompeuse à la place de la véritable amitié : ils semblent agir d’après les principes mercenaires et intéressés qu’inspire le commerce. Cette partie de leur caractère est directement opposée à celui des Taïtiens, qui se plaisent dans une vie indolente, mais dont les affections plus senties ne se bornent pas à de simples apparences. Cependant les îles de la Société offrent un grand nombre d’individus sensuels, tels que les arréoïs, dont le caractère moral paraît un peu dépravé ; au lieu que les naturels des îles des Amis semblent ignorer les vices qui sont les fruits de l’opulence. » Le 1ᵉʳ. juillet 1774, au lever du soleil, nous avions encore la vue d’Amattafoa, à la distance de vingt lieues dans l’est. En continuant notre route à l’ouest, le lendemain à midi, nous découvrîmes dans le nord-ouest une terre que nous voulûmes visiter. À quatre heures après midi, des brisans, qui se montrèrent de l’avant et qui paraissaient s’étendre au loin, nous empêchèrent de pousser plus loin la découverte : nous reconnûmes le lendemain à la pointe du jour que nous étions plus éloignés de la côte que nous ne l’avions imaginé ; à onze heures j’arrivai sous le vent de l’île où l’ancrage et le débarquement paraissaient praticables. Afin de nous assurer du premier, j’envoyai un canot, aux ordres du maître, prendre les sondes ; et, dans cet intervalle, nous courûmes des bordées. » L’île semblait avoir deux petites collines d’une pente très-douce, couvertes de bois ; une extrémité se terminait en pointe plate, sur laquelle nous observâmes de jolis bocages de cocotiers et d’arbres fruitiers entremêlés de maisons ; une belle grève de sable entourait la côte. » Nous aperçûmes sur le récif qui borde l’île quatre ou cinq Indiens, et environ une quinzaine sur le rivage. À la vue du canot qui s’avançait, ceux qui occupaient le récif allèrent rejoindre les autres, et tous s’enfuirent dans le bois au moment de la descente. Le canot revint à bord avec la nouvelle qu’on ne trouvait point de fond en dedans du récif, dans lequel le maître n’avait découvert qu’une seule passe de six pieds de profondeur, qui n’était abordable que pour un canot. Après être entré par cette coupure, il avait ramé vers le rivage, espérant parler aux insulaires, au nombre de vingt environ, et tous armés de massues et de lances ; mais au moment où le bateau mit à terre, ils avaient gagné la forêt ; il laissa sur le récif des médailles, des clous et un couteau, que les naturels prirent sans doute, puisqu’ils reparurent bientôt après à la même place. La longueur de cette île, dans la direction du nord-est au sud-ouest, est d’un peu moins d’une lieue ; elle n’a pas la moitié autant de largeur. Ses terres sont entièrement boisées, et elle est défendue tout autour par un récif de corail qui, en quelques endroits, s’étend à deux milles du rivage. Elle est trop petite pour renfermer beaucoup d’habitans ; peut-être même que ceux qu’on aperçut venaient d’une île voisine pour pêcher des tortues ; car on en vit plusieurs près des récifs, et j’en ai donné le nom à l’île, Turtle island. » Voyant les brisans courir dans le sud-ouest, et voulant m’assurer de toute leur étendue avant la nuit, je quittai l’île de la Tortue et fis voile pour les reconnaître. À deux heures nous découvrîmes qu’ils étaient occasionés par un banc de corail d’environ quatre à cinq lieues de circuit. Par la route que nous avions tenue, nous ne pûmes pas douter que ces brisans ne fussent les mêmes que ceux que nous avions vus le soir précédent. Ce banc de corail se découvre à la basse mer dans presque toutes ses parties ; il s’élève à près de quinze pieds au-dessus de la surface de l’eau ; les rochers, étroits à la base, s’élargissent au sommet. Je ne sais pas si un tremblement de terre les a poussés si haut au-dessus des flots, dans lesquels ils doivent avoir été formés, ou s’il faut assigner une autre cause à ce singulier phénomène. » Près des bords de ce banc l’eau n’est pas profonde ; dans le milieu elle l’est beaucoup. En un mot, il ne manque à ce banc que des îlots pour le rendre exactement semblable à une de ces îles rases à demi-noyées, avec une lagune dont nous avons souvent fait mention. Il se trouve au sud-ouest de l’île de la Tortue, à la distance d’environ cinq ou six milles, et le canal qui le sépare du récif de l’île a trois milles de largeur. Ne voyant plus d’îles ni d’écueils, et persuadé qu’on pourrait pêcher des tortues sur ce banc, j’y envoyai deux bateaux convenablement équipes ; mais ils n’y firent que d’inutiles tentatives. » Le 13, les matelots célébrèrent avec leur gaieté accoutumée le second anniversaire de noire départ d’Angleterre. Ils burent copieusement ; ils avaient épargné une partie de leur ration pour ce grand jour, et ils noyèrent leurs idées tristes dans le grog. L’un d’eux, dont l’esprit avait une teinte de fanatisme, composa une hymne à cette occasion, ainsi qu’il avait déjà fait la première année ; et, après avoir exhorté sérieusement ses camarades à la pénitence, il se mit à boire et s’enivra comme les autres. » Le 16, vers les trois heures après midi, nous eûmes la vue d’une terre haute qui nous restait au sud-ouest ; nous gouvernâmes de ce côté. Nous ne doutions pas que ce ne fût la terre australe du Saint-Esprit, découverte par Quiros, que Bougainville a nommée les Grandes-Cyclades, et que la côte que nous prolongions ne fût la côte de l’est de l’île Aurore. » Le 18, nous aperçûmes des cocotiers jusque sur les hautes chaînes de montagnes de l’île. Autant qu’une brume épaisse nous permit d’en juger, elle est revêtue de forêts touffues, d’un aspect agréable, mais sauvage. Forster père découvrit un moment le petit pic de rocher que Bougainville appelle pic de l’Étoile ou pic de l’Averdy ; mais les nuages, qui se mouvaient avec beaucoup de vitesse, le couvrirent bientôt. » À deux heures après midi nous nous approchâmes du milieu de l’île des Lépreux. Les habitans parurent sur le rivage, et nous vîmes de superbes cascades qui se précipitaient des montagnes voisines. Toute la pointe nord-est était plus basse et couverte de différens arbres ; les palmiers, en particulier, y sont innombrables et croissent sur des collines. N’étant plus qu’à un demi-mille de terre, la sonde rapporta trente brasses d’eau, fond de sable. À un mille de distance nous n’avions point trouvé de fond avec une ligne de soixante-dix brasses. Deux pirogues se détachèrent du rivage pour s’avancer vers nous : l’une était montée par trois Indiens, et l’autre par un seul. Elles ne s’approchèrent qu’à un jet de pierre, malgré tous les signes d’amitié que nous nous efforcions de leur faire. Elles ne s’y arrêtèrent pas même long-temps, et retournèrent bientôt à terre, où nous apercevions un grand nombre d’habitans assemblés et armés d’arcs et de flèches. » Comme je me proposais de m’avancer au sud, afin de reconnaître les terres de ce parage, je continuai d’aller au plus près du vent, entre l’île des Lépreux et l’île Aurore. Le 20, à midi, nous étions par le travers de la pointe méridionale de l’île Aurore. Sa côte nord-ouest forme une petite baie, dans laquelle nous cherchâmes un mouillage ; mais la sonde ne rapporta pas moins de quatre-vingts brasses d’eau, à un demi-mille de la grève. Je suis cependant tenté de croire que, plus près de terre, on trouve moins de profondeur et un ancrage sûr : je pense aussi que le pays fournirait en abondance de l’eau douce et du bois. L’île entière, depuis les bords de la mer jusqu’au sommet des montagnes, paraît couverte de bois, et toutes les vallées y sont coupées de ruisseaux. L’île Aurore a environ douze lieues de long, et pas plus de cinq milles de large : ses montagnes sont aiguës et d’une hauteur considérable. L’île des Lépreux est presque aussi grande que celle de l’Aurore ; mais elle est plus large. Les habitans se montrèrent sur la plage, et l’on voyait sur la côte des pirogues ; mais elles ne vinrent pas près du vaisseau. En quittant la baie, nous entrâmes dans le canal qui sépare l’île Aurore de l’île de la Pentecôte. Celle-ci semblait plus peuplée et plus remplie de plantations que les deux précédentes. À minuit nous remarquâmes que les feux s’étendaient jusqu’au sommet des collines. Il paraît que l’agriculture fournit aux habitans leurs principaux moyens de subsistance ; et puisqu’ils ont peu de pirogues, et que leurs côtes sont très-escarpées, nous jugeâmes qu’ils ne s’adonnent pas autant à la pêche que les autres insulaires. » Le 21, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes devant le canal qui sépare l’île de la Pentecôte de la terre au sud, et qui a environ deux lieues de large. La terre au sud parut alors s’étendre du sud à l’ouest, aussi loin que la vue pouvait porter ; sur la partie la plus voisine de nous, qui est d’une hauteur considérable, s’élevaient deux grosses colonnes de fumée, que nous jugeâmes partir de quelques volcans. Toute la côte sud-ouest formait, en s’inclinant, une plaine très-belle et très-étendue, de laquelle jaillissaient des tourbillons innombrables de fumée entre les bocages les plus riches qu’eussent contemplés nos yeux depuis notre départ de Taïti. L’aspect fertile de l’île et le nombre des feux annonçaient qu’elle est bien peuplée. Dans ce moment je fis route au sud-sud-ouest, et vers les dix heures nous découvrîmes que cette portion de terre était une île à laquelle les naturels donnent le nom d’Ambrym. Nous aperçûmes ensuite dans le sud-est de la pointe méridionale d’Ambrym deux terres hautes. Celle que nous vîmes la seconde a un pic très-élevé. Nous conjecturâmes que ces terres appartenaient à deux îles séparées : elles étaient à peu près à la distance de dix lieues. Poursuivant notre route pour reconnaître celle qui était de l’avant à nous, à midi nous n’en étions éloignés que de cinq milles. » En approchant du rivage, nous remarquâmes une crique qui avait l’apparence d’un bon havre ; elle était formée par une pointe basse ou péninsule qui s’avançait au nord. Sur cette pointe étaient des habitans qui paraissaient nous inviter à descendre à terre ; et vraisemblablement ce n’était pas à bonne intention, car ils étaient presque tous armés d’arcs et de flèches. Dans la vue de gagner du terrain et le temps nécessaire pour équiper et mettre dehors les canots, je revirai de bord et courus une bordée, ce qui nous fit découvrir un autre havre une lieue environ plus au sud. Les deux canots que j’avais envoyés pour sonder et chercher un mouillage nous ayant signalé qu’ils en trouvaient un dans le dernier havre, j’y laissai tomber l’ancre sur onze brasses d’eau à près de deux encâblures de la côte, et à un mille en dedans de l’entrée. » L’officier qui commandait les bateaux nous dit que les naturels s’étaient avancés sur leurs pirogues, très-près de lui ; que, loin de lui faire aucune insulte, ils agitaient des rameaux verts, et qu’après avoir rempli leurs mains d’eau salée, ils la versaient sur leurs têtes : l’officier ne manqua pas de leur rendre ce compliment et ce témoignage de bienveillance. Ils s’approchèrent enfin du vaisseau, remuant toujours des plantes vertes, et en particulier les feuilles du dragonnier et d’un beau croton variegatum : ils répétaient continuellement le mot tomar ou tomarro, expression qui semble équivaloir au tayo de Taïti. La plupart étaient cependant armés d’arcs, de flèches et de piques. Ils se préparèrent ainsi, à tout événement, à la paix ou à la guerre. » Dès que nous fûmes à l’ancre, continue Forster, plusieurs arrivèrent dans leurs pirogues. On leur donna des étoffes de Taïti, qu’ils acceptèrent avec empressement ; et par reconnaissance, ils offrirent quelques-unes de leurs flèches, d’abord celles qui étaient armées seulement de bois, et ensuite d’autres armées de pointes d’os, et barbouillées d’une gomme noirâtre, qui nous les fit croire empoisonnées. On les essaya sur un petit chien de Taïti, qu’on blessa à la jambe ; mais cette blessure n’eut aucune suite funeste. La langue de ce peuple est si différente de tous les dialectes de la mer du Sud que nous avions entendus jusqu’alors, que nous n’y comprîmes pas un seul mot : elle était beaucoup plus dure, et remplie de r, s, ch, et d’autres consonnes. Ces insulaires ne ressemblaient pas non plus par la stature à leurs voisins ; ils étaient tous extrêmement minces, et, en général, leur taille n’excédait pas cinq pieds quatre pouces ; leurs membres manquaient souvent de proportion ; ils avaient les jambes et les bras longs et grêles, le teint d’un brun noirâtre ; les cheveux noirs, frisés et laineux ; les traits de leur visage nous paraissaient plus extraordinaires que tout le reste : ils avaient le nez large et plat, les pommettes des joues proéminentes comme les nègres, le front très-petit, et quelquefois extrêmement déprimé : le visage et la poitrine de la plupart étaient d’ailleurs peints en noir ; ce qui nous blessait encore plus que leur laideur naturelle : quelques-uns portaient sur la tête un petit bonnet de natte ; mais ils étaient tous absolument nus. La plupart des autres nations se servent d’une pagne par pudeur ; mais le rouleau d’étoffe que ces insulaires portent constamment relevé et attaché à la ceinture, blesse tout-à-fait la modestie. » Ils ne cessèrent de parler autour du bâtiment d’un ton très-élevé ; mais en même temps ils mirent tant de bonne humeur dans leurs propos, qu’ils nous amusèrent : dès que nous jetions les yeux sur l’un d’eux, il babillait sans aucune réserve, en faisant des grimaces affreuses. D’après leurs manières, leurs figures et leur loquacité, nous les comparions à des singes. » Le soir ils retournèrent à terre ; ils y allumèrent des feux, et on les entendit parler aussi haut entre eux qu’ils avaient parlé près de nous ; mais à huit heures ils revinrent tous au vaisseau sur leurs pirogues avec des tisons brûlans, afin de recommencer une nouvelle conversation. Ils y mêlèrent une activité surprenante ; nos répliques avaient un peu moins de volubilité. La soirée fut calme et belle, et la lune brilla par intervalles. Nous fûmes surpris de les voir si empressés autour de nous la nuit, car les Indiens restent rarement autour d’un bâtiment après le coucher du soleil. Quelques personnes de l’équipage pensaient qu’ils venaient comme espions, pour reconnaître si nous étions sur nos gardes ; mais leur conduite paisible ne donnait pas lieu à ce soupçon. Le capitaine défendit d’en laisser monter aucun à bord, et de rien acheter d’eux. Ils se retirèrent vers la côte à minuit ; ils chantèrent et battirent du tambour jusqu’au jour, et même nous en vîmes quelques-uns qui dansaient : nous en conclûmes qu’ils sont très-gais. » Le lendemain, au point du jour, ils revinrent dans leurs pirogues, et se mirent à nous appeler. Il en monta plusieurs à bord ; ils ne tardèrent pas à se familiariser ; quelques-uns grimpèrent avec la plus grande aisance, par les haubans, jusqu’au haut des mâts. Nous n’avons jamais rencontré de peuple si intelligent ; ils comprenaient nos signes et nos gestes comme s’ils les avaient vu pratiquer depuis long-temps ; et en peu de minutes ils nous apprirent un grand nombre de mots de leur langue ; ce qui nous convainquit encore mieux qu’elle est absolument différente de cette langue générale dont on parle les dialectes divers aux îles de la Société, aux îles des Amis, aux Îles-Basses, à l’île de Pâques et à la Nouvelle-Zélande : elle n’est pas difficile à prononcer ; mais elle a plus de consonnes qu’aucune de celles dont on vient de faire mention : le son le plus singulier qu’ils formassent était celui de brrr. Ainsi, par exemple, un de nos amis s’appelait Mambrreum, et un autre Bonombrrouàï. » Ils désiraient tout ce qu’ils voyaient ; mais ils ne murmuraient point quand on ne le leur accordait pas ; ils admiraient beaucoup les miroirs, et prenaient un extrême plaisir à s’y regarder : ce peuple laid nous semblait plus entiché de sa figure que la belle nation de Taïti et des îles de la Société. » Ils avaient les oreilles percées, et un trou dans la cloison des narines, où ils portaient un morceau de bâton, ou deux petits cailloux de sélénite ou d’albâtre joints ensemble, de manière qu’ils formaient un angle obtus ; des bracelets proprement travaillés, de petites coquilles noires et blanches ornaient la partie supérieure de leurs bras ; ces bracelets les serraient si fortement, qu’ils avaient sans doute été mis dans le bas âge ; leur corps n’était point tatoué. » Le 22 nous partîmes dans deux canots, et nous descendîmes en présence de quatre ou cinq cents habitans rassemblés sur le rivage. Quoique tous fussent armés d’arcs, de flèches, de massues et de lances, ils ne firent pas la moindre opposition ; au contraire, voyant, dit Cook, que je m’avançais seul, sans armes, un rameau vert à la main, l’un d’eux qui paraissait être un chef, donna son arc et ses flèches à un autre, et se mit dans l’eau pour venir à ma rencontre ; il portait un pareil rameau qu’il échangea contre le mien ; et, me prenant ensuite par la main, il me présenta à ses compatriotes. Je leur distribuai aussitôt des présens, tandis que les soldats de marine se rangèrent en bataille sur la plage. Je fis signe à ces insulaires (car nous n’entendions pas un seul mot de leur langue), que nous avions besoin de bois, et ils nous répondirent que nous pouvions en couper. Dans ce moment on amena un petit cochon, qu’on m’offrit, et je donnai au porteur une pièce d’étoffe dont il parut charmé ; nous espérions obtenir bientôt de ces Indiens d’autres provisions ; nous nous trompions. Le cochon avait été apporté non pour être échangé, mais probablement pour être offert, comme le sceau de la pacification, Nous n’obtînmes d’eux qu’une demi-douzaine de cocos, et une très-petite quantité d’eau douce. Ils ne mettaient aucune valeur aux clous ni à nos outils de fer, et même ils n’estimaient rien de tout ce que nous avions. De temps à autre, ils échangeaient une flèche pour une pièce d’étoffe, mais ils consentaient rarement à se départir d’un arc. Ils ne voulaient point que nous quittassions le rivage pour entrer dans l’intérieur, et ils désiraient fort que nous retournassions au vaisseau. » Plusieurs d’entre eux s’assirent volontiers près de nous au pied d’un arbre, afin de nous apprendre leur langage : ils étaient surpris de l’aptitude que nous avions à nous souvenir des mots qu’ils prononçaient, et ils semblaient réfléchir comment avec une plume et du papier il était possible de conserver des sons. Non-seulement ils mettaient du zèle à nous instruire, mais ils désiraient aussi d’apprendre notre langue, dont ils prononçaient si exactement les termes, que nous admirions la vivacité de leur pénétration et l’étendue de leur intelligence. Comme ils avaient les organes de la parole très-flexibles, nous essayâmes de leur faire prononcer les sons les plus difficiles des langues de l’Europe, et ils rendirent, sans la moindre difficulté, et après l’avoir entendue une seule fois, la syllabe russe chtch. Nous leur apprîmes ensuite les termes numériques anglais, et ils les répétèrent très-rapidement sur leurs doigts : en un mot, s’ils ne prêtaient pas une longue attention à nos discours, ils saisissaient et imitaient dès le premier instant tout ce que nous voulions leur dire. » Ils nous vendirent des flèches empoisonnées, mais en nous avertissant de ne pas en éprouver la pointe contre nos doigts ; et ils nous assurèrent par les signes les plus intelligibles qu’un trait ordinaire peut transpercer le bras d’un homme sans le faire mourir, mais que la plus légère égratignure de ceux-ci suffit pour le tuer. Si, malgré ces conseils, nous les approchions de nos doigts, ils nous saisissaient amicalement par le bras, comme pour nous préserver d’un danger imminent. Vers midi, toute la foule se retira, et nous retournâmes à bord. » Le jour était trop avancé pour retourner à terre après dîner ; les matelots furent employés aux diverses réparations nécessaires dans les manœuvres ; mais, apercevant sur le rivage un Indien qui portait la bouée d’un ancre à jet, qu’il avait prise dans la nuit, j’allai à terre pour la reprendre. Au moment que je débarquai, elle fut rendue par l’homme même, qui se retira sans prononcer une parole. Je dois observer que cette bouée fut l’unique chose que ces insulaires cherchèrent à nous enlever. Comme nous étions descendus près de quelques maisons et de plantations précisément à l’entrée du bois, j’engageai un insulaire à nous y conduire ; mais il ne voulut jamais permettre à personne qu’à M. Forster de me suivre : ces cabanes sont assez semblables à celles que nous avions vues dans les autres îles ; elles sont un peu basses, et couvertes de feuilles de latanier : quelques-unes étaient fermées tout autour avec des planches ; une ouverture carrée, pratiquée à une extrémité, servait de porte ; elle était close alors, et l’on refusa de nous l’ouvrir : en cet endroit, il n’y avait guère que six huttes, et quelques petites plantations de racines, etc., entourées d’une haie de roseaux comme aux îles des Amis. On y voyait encore des cocotiers, des arbres à pain, des bananiers ; mais ces arbres, en petit nombre, étaient chargés de peu de fruits. Nous aperçûmes une provision assez considérable de beaux ignames qu’on avait mis en tas sur des branchages, ou sur une espèce de plate-forme ; une vingtaine de cochons et des poules rôdaient autour de ces habitations. Ayant tout observé nous rentrâmes dans le canot, et nous rangeâmes le rivage jusqu’à la pointe sud-est du havre, où nous descendîmes pour aller à pied le long de la plage. Nous ne tardâmes pas à découvrir les îles qui sont au sud-est, et dont nous avons fait mention. Nous apprîmes alors les noms de ces îles et de celle où nous étions ; ils l’appellent Mallicolo. La première, au-dessus de la pointe méridionale d’Ambrym, a le nom d’Épi ; et l’autre, sur laquelle s’élève un pic, est appelée Peoum. Nous trouvâmes sur la plage un fruit ressemblant à une orange, que les insulaires nomment abbi-mora ; mais comme il était pouri, je ne puis pas dire s’il est bon à manger. » Le 23, à sept heures du matin, je fis lever l’ancre pour profiter du clair de lune. Les Indiens, nous voyant sons voile, arrivèrent dans leurs pirogues. Les échanges se firent avec plus de confiance qu’auparavant, et ils nous donnèrent des preuves si extraordinaires de leur loyauté, que nous en fûmes surpris. Comme le vaisseau marcha d’abord fort vite, nous laissâmes en arrière plusieurs de leurs canots qui avaient reçu nos marchandises, sans avoir eu le temps de donner les leurs en échange. Au lieu de profiter de cette occasion pour se les approprier, comme auraient fait nos amis des îles de la Société, ils employèrent tous leurs efforts pour nous atteindre et nous remettre ce dont ils avaient reçu le prix. Un des Indiens nous suivit pendant un temps considérable ; et le calme survenant, il parvint à nous joindre. Dès qu’il fut le long du vaisseau, il montra ce qu’il avait déjà vendu ; plusieurs personnes voulurent le lui payer ; mais il refusa de s’en défaire jusqu’à ce qu’il aperçût celui qui le lui avait acheté, et il le lui remit. La personne ne le reconnaissant pas, lui en offrit de nouveau la valeur ; mais cet honnête Indien ne voulut point l’accepter, et lui fit voir ce qu’il avait reçu en échange. Les pièces d’étoffe et le papier marbré furent fort recherchés de ces insulaires, qui ne mettaient aucun prix, à nos clous, à nos outils de fer, à nos grains de verroterie. Les pirogues ne furent jamais plus de huit ensemble devant le vaisseau ; on ne voyait pas plus de quatre ou cinq Indiens dans chacune : ce qui prouve qu’ils ne sont pas habiles pêcheurs. Il arrivait quelquefois qu’ils se retiraient subitement au rivage sans avoir fait la moitié des échanges qu’ils paraissaient s’être proposés ; et d’autres venaient ensuite les remplacer. » Comme nous sortions du havre à la marée basse, un grand nombre d’habitans étaient alors sur les récifs qui bordent l’île, pour y amasser des coquillages. Ainsi notre séjour sur leur côte ne les empêcha point de suivre leurs occupations ordinaires. Sans doute que, ne leur causant aucune inquiétude, si nous eussions fait un plus long séjour, nous aurions lié une plus étroite amitié avec eux. On pourrait presque les regarder comme une espèce de singes, car ils sont très-laids et très-mal proportionnés ; et à tous égards ils diffèrent beaucoup des nations que nous avons visitées dans cette mer. Ces hommes, d’une très-petite race, sont d’une couleur bronzée ; ils ont la tête longue, le visage-plat, et la mine des singes. Leurs cheveux, généralement noirs ou bruns, sont courts et crépus, sans être aussi doux et aussi laineux que ceux d’un nègre d’Afrique. Leur barbe est forte, touffue, et ordinairement noire et courte. Mais ce qui ajoute infiniment à leur difformité, c’est une ceinture ou corde qu’ils portent tous autour des reins, et qu’ils serrent si étroitement sur le ventre, que la forme de leur corps est semblable à celle d’une grosse fourmi. Ce cordage est aussi gros que le doigt, et forme une entaille si profonde sur le nombril, que le corps paraît en quelque sorte double. Les hommes vont tous nus, et à peine se couvrent-ils les parties naturelles d’un morceau de natte, ou d’une feuille dont ils se servent comme d’un pagne. » Nous vîmes peu de femmes, et elles n’étaient pas moins hideuses que les hommes. Elles se peignent la tête, le visage et les épaules de rouge : elles portent une espèce de jupe ; quelques-unes avaient sur le dos une sorte d’écharpe, où elles placent leurs enfans. Il n’en vint aucune à bord ; et quand nous étions à terre, elles se tinrent toujours à une certaine distance. Leurs parures sont des pendans d’oreilles d’écaille de tortue, et des bracelets. Un de ces bracelets nous a paru très-curieux : sa largeur était de quatre à cinq pouces ; il était fait avec de la tresse ou de la ficelle, et garni d’écaille ; il se mettait précisément au-dessus du coude. Au poignet droit, ils ont un cercle de dents de cochon et de grands anneaux d’écaille, avec une plaque de bois arrondie autour du poignet gauche. Ils sont encore dans l’usage de se percer la cloison du nez, pour la décorer d’une pierre blanche courbe d’environ un pouce et demi de longueur. » Les habitans de Mallicolo paraissent être une nation absolument différente de toutes celles que nous avons vues jusqu’à présent. D’environ quatre-vingts mots de leur langue que M. Forster a rassemblés, à peine s’en trouve-t-il un qui ait quelque affinité avec les langues des autres îles où nous avons relâché. » Je crois que leurs fruits ne sont pas si bons que ceux des îles des Amis ou des îles de la Société. J’en suis du moins assuré à l’égard des cocos : leurs arbres à pain et leurs bananiers ne paraissent pas valoir mieux ; mais les ignames semblent y être excellens. » Voici ce que Forster ajoute à cette description : « Mallicolo a environ vingt lieues de long du nord au sud : ses montagnes intérieures sont très-élevées, couvertes de forêts, et contiennent sans doute de belles sources d’eau douce, quoique nous n’avons pu les découvrir entre les arbres. Le sol, autant que nous avons pu l’examiner, est gras et fertile comme celui des plaines des îles de la Société ; et le voisinage du volcan d’Ambrym nous donne lieu de supposer qu’elle en a un aussi. Ses productions végétales semblent être abondantes et fort variées ; les plantes utiles ne sont pas moins nombreuses qu’aux îles que nous venions de visiter. Peut-être qu’elles y sont moins bonnes, comme le croit le capitaine Cook. » Les cochons et les volailles sont leurs animaux domestiques ; nous y avons ajouté des chiens, en leur donnant un mâle et une femelle, qu’ils reçurent avec un extrême plaisir. Je suis persuadé qu’ils en prendront un grand soin ; mais, parce qu’ils les appelaient broas (ce qui signifie cochon), nous fûmes convaincus qu’ils étaient absolument nouveaux pour eux. Nous n’y avons point trouvé d’autre quadrupède durant notre courte relâche, et il n’est pas probable que dans une île si éloignée des continens il se trouve des quadrupèdes sauvages ; à la vérité, un seul jour passé sur une grève stérile ne suffit pas pour se former une idée complète des animaux et des végétaux d’un pays : mais nous avons eu occasion de remarquer que les bois sont habités par plusieurs espèces d’oiseaux, parmi lesquels il y en a sans doute d’inconnus aux naturels. » À juger du nombre des habitans par la foule que nous aperçûmes au port où nous mouillâmes, on croirait qu’il est considérable ; mais, vu la grande étendue de l’île, je ne puis pas la supposer très-peuplée. Elle ne contient pas, je pense, plus de cinquante mille insulaires ; ils ne sont point dispersés, comme à Taïti, sur les bords des montagnes ; ils sont répandus sur plus de six cents milles carrés. Le pays semble être une vaste forêt ; ils ont seulement commencé à ouvrir et à planter quelques petits cantons perdus dans ce grand espace comme de petites îles dans l’Océan. Peut-être que, si l’on venait à bout de pénétrer l’histoire de cette race, on trouverait qu’elle est arrivée sur cette terre beaucoup plus tard que les naturels des îles de la Société et des Amis : il est sûr du moins qu’elle paraît très-différente. » Enfin, comme ils nous ont donné de grandes preuves d’intelligence et de pénétration, et que leur entendement est susceptible de beaucoup de progrès, il ne faudra que l’impulsion d’un homme ambitieux pour les civiliser davantage. » Le havre, situé sur la côte nord-est de Mallicolo, à très-peu de distance de la pointe du sud-est, reçut le nom de port de Sandwich. Il a environ une lieue de longueur, et, sa largeur est d’un tiers de lieue. En dehors, il part de chaque pointe un récif de peu d’étendue ; mais le canal est d’une bonne largeur, et l’on y trouve depuis quarante jusqu’à vingt-quatre brasses d’eau. Dans le port, la profondeur de l’eau est depuis vingt jusqu’à quatre brasses ; il est si bien abrité, qu’un vaisseau à l’ancre ne peut jamais y être incommodé des vents. Il offre un autre avantage : on peut mouiller assez près de la grève pour y protéger les travailleurs. » Le 23 juillet, on leva l’ancre, et en doublant la pointe sud-est de Mallicolo, on distingua au large quatre petites îles qui s’étaient d’abord montrées comme une seule terre. Bientôt on aperçut les îles d’Ambrym, de Péoum et d’Épi. » Ambrym, qui contient un volcan, paraît avoir plus de vingt lieues de tour. Péoum a un pic élevé, mais est peu étendue. On ne reconnut point si la terre qu’on avait vue auparavant à l’ouest de cette île lui est jointe. En supposant que ces deux parties ne forment qu’une seule île, la circonférence n’est pas de plus de cinq lieues. Épi a sept lieues de long. La quantité de tourbillons de fumée qui s’élevaient des différentes îles donna lieu de croire que les naturels apprêtent leurs alimens sur la surface de la terre, en plein air. Aux îles de la Société et des Amis, où les habitans cuisent leurs mets sous terre avec des pierres chaudes, on apercevait rarement du feu ou de la fumée. » Le 24, on découvrit une autre île, remarquable par trois collines qui forment trois pics, circonstance qui lui a fait donner ce nom Three-Hills. Elle est fort boisée et probablement bien peuplée, car on vit sur la côte plusieurs naturels qui ressemblaient à ceux de Mallicolo, et qui étaient comme eux armés d’arcs et de flèches. Ayant doublé Three-Hills, on se dirigea sur un groupe de petites îles qui sont au sud-est de la pointe d’Épi ; le capitaine les nomma îles Shepherd, en l’honneur de son ami le docteur Shepherd, professeur d’astronomie à Cambridge. Bientôt nous aperçûmes de toutes parts des terres ou des îles. Un calme survenu dans cette position nous causa de vives inquiétudes. Heureusement que dans la nuit un vent d’est vint mettre fin à nos anxiétés. » Le 25 juillet, au point du jour, nous courûmes une petite bordée dans l’est des îles Shepherd, tenant le plus près du vent jusqu’après le lever du soleil, que, ne voyant plus de terre dans cette direction, nous revirâmes de bord, et gouvernâmes sur une île que nous avions aperçue dans le sud. Nous passâmes à l’est de Three-Hills et d’une île rase qui est à son sud-est, entre un rocher remarquable par sa forme pyramidale, que nous nommâmes le Monument, et une petite île appelée Two-Hills, à cause de ses deux collines taillées en pics et séparées par un isthme étroit et bas. Le canal entre cette île et le Monument a près d’un mille de largeur, sur un fond de vingt-quatre brasses d’eau. Excepté ce rocher, qui n’est accessible qu’aux oiseaux, nous n’avions pas découvert une seule île inhabitée. Le ressac, en brisant sur le Monument, y avait formé des sillons et des tranchées très-profonds. Ce rocher est noirâtre, haut de cent cinquante pieds, et n’est pas absolument dénué de verdure. » Poursuivant notre route au sud, nous nous trouvâmes, à cinq heures après midi, dans le voisinage des terres du sud, qui consistent en une grande île dont les extrémités sud et ouest s’étendent à perte de vue, et trois ou quatre petites situées au large de sa côte nord. Les deux plus septentrionales, qui sont les plus étendues, sont assez hautes. Je nommai l’une Montagu, l’autre Hinchinbrook, et la plus considérable Sandwich, en l’honneur du comte de Sandwich, mon protecteur. » Sur la fin du jour, nous aperçûmes une pirogue avec une voile triangulaire, qui venait du sud-ouest et se dirigeait vers Three-Hills : les naturels de ces différentes îles communiquent probablement entre eux de la même manière que les habitans des îles des Amis et des îles de la Société. » L’aspect des trois îles est très-riant ; des plaines, des bosquets en diversifient agréablement le terrain ; du pied des montagnes, qui sont d’une médiocre hauteur, se prolonge une pente douce jusqu’au bord de la mer, défendue par une chaîne de brisans qui les rendent inaccessibles de certains côtés. Sur la plus grande, la côte nord semble se replier pour former une baie à l’abri des vents régnans. En avançant, nous aperçûmes des cocotiers, des palmiers et différens autres arbres, parmi lesquels on découvrait de petites huttes et des pirogues échouées sur la grève. Nous admirions ailleurs des bocages touffus et des espaces considérables de terrain défriché, qui par leur couleur jaunâtre ressemblaient exactement aux champs de blé de l’Europe. Nous convînmes tous que cette île est une des plus belles de ce nouveau groupe ; elle paraît très-bien située pour y faire un établissement européen. À en juger de la distance d’où nous la vîmes, elle nous parut moins habitée que celles que nous avions laissées au nord, ce qui faciliterait encore l’établissement d’une colonie. D’après ce que nous avons observé à Mallicolo, cette race d’insulaires est très-intelligente, et recevrait avec empressement les avantages de la civilisation. » Après avoir été contrariés par les vents, les calmes et les courans, depuis le 27 juillet jusqu’au 4 août, nous parvînmes enfin à l’île d’Irromanga, que nous avions en vue depuis quelques jours. Au point du jour, j’allai avec deux canots examiner la côte, et chercher un lieu propre pour débarquer, et faire de l’eau et du bois. Les insulaires s’assemblèrent alors sur le rivage, et par leurs signes nous invitèrent à venir à terre. J’arrivai d’abord à une petite pointe située dans une baie au nord-ouest d’un promontoire très-saillant, où je ne trouvai point le débarquement facile, à cause des rochers qui bordent la côte de toute part. Néanmoins je poussai l’avant de ma chaloupe sur le rivage, et je distribuai des étoffes, des médailles, etc., aux insulaires. Ils m’offrirent de tirer les bateaux par-dessus les brisans de la pointe sablonneuse. Je ne doutai pas que cette offre ne fût amicale ; mais j’eus ensuite lieu de changer d’opinion. Voyant que nous nous refusions à ce qu’ils désiraient, ils nous firent signe de remonter la baie ; nous y consentîmes, et les insulaires, dont le nombre croissait prodigieusement, nous suivirent en courant. J’essayai de débarquer en deux ou trois endroits ; mais la grève ne paraissant point commode, je ne mis pas à terre. Les naturels, qui s’étaient sans doute aperçus de ce que je désirais, me conduisirent autour dune pointe de roche, où, sur une plage d’un très-beau sable, je débarquai en présence d’une grande foule, n’ayant à la main qu’un rameau vert que j’avais reçu de l’un d’eux. Je n’étais accompagné que d’une seule personne, et j’ordonnai à l’autre canot de se tenir à une petite distance au large. Les insulaires me reçurent de l’air le plus honnête et le plus obligeant, et s’éloignèrent de ma chaloupe dès que je les en priai par un signe de la main. L’un d’eux, que je pris pour un chef, leur fit former un demi-cercle autour de l’avant du bateau, et il frappa ceux qui tentaient de passer cette ligne. Je le comblai de présens ; mes libéralités s’étendirent aussi sur les autres, et je leur demandai par signes de l’eau fraîche, dans l’espérance de voir la source où ils la puisaient. Le chef parla tout de suite à un Indien qui courut à une maison, d’où il revint avec de l’eau dans un vase de bambou. J’étais par-là peu instruit de ce que je voulais savoir. Je demandai ensuite des rafraîchissemens, et à l’instant on m’apporta un igname et des cocos. » J’étais assez content de leur conduite, et la seule chose qui put me laisser du soupçon, c’est que la plupart d’entre eux étaient armés de massues, de lances, de dards, d’arcs et de flèches. Par cette raison, j’avais continuellement l’œil sur le chef, et je n’observais pas moins attentivement ses regards que ses actions. Il me fit plusieurs signes pour haler le bateau sur le rivage ; enfin il s’avança dans la foule, où je le vis causer avec plusieurs Indiens : revenant ensuite vers moi, il me répéta par signes de haler le bateau, et il hésita pendant quelque temps à recevoir les clous que je lui offrais. Alors, concevant des soupçons, je rentrai aussitôt dans le canot, en avertissant par signes les insulaires que j’allais revenir. Mais leur intention n’était pas que nous nous séparassions si vite, et ils essayèrent de nous obliger de force à ce qu’ils n’avaient pu obtenir par des manières plus douces. La planche de débarquement qui m’avait servi à rentrer dans le canot était malheureusement encore dehors. Je dis malheureusement, car si elle n’en eût pas été ôtée, et si l’équipage eût été plus prompt à pousser le canot au large, les Indiens n’auraient pas eu le temps d’exécuter leur dessein, et la scène fâcheuse qui suivit n’aurait pas eu lieu. Au moment où nous voulions nous éloigner, ils saisirent la planche et la décrochèrent de l’arrière ; mais comme ils ne l’emportaient pas, je crus que cela s’était fait par accident, et j’ordonnai au canot de se rapprocher de terre pour la reprendre. Alors ils l’accrochèrent eux-mêmes sur l’étrave, et essayèrent de tirer le canot sur le rivage ; d’autres en même temps se jetèrent sur les avirons pour les arracher des mains des matelots. Voyant que je leur présentais le bout de mon fusil, ils lâchèrent prise ; mais un instant après ils revinrent avec la résolution de haler le canot sur la grève. Le chef était à la tête de la troupe, et ceux qui ne pouvaient pas nous serrer de près se tenaient derrière, ayant à la main des traits, des lances, des pierres, des arcs et des flèches, prêts à soutenir les premiers. Les signes et les menaces ne les contenant plus, il fallut penser à notre sûreté. Cependant je ne voulais pas tirer sur la multitude, et je résolus de rendre le chef seul victime de sa perfidie ; mais, dans cet instant critique, l’amorce brûla sans que le coup partît. Quelque idée qu’ils se fussent formée de nos armes, ils ne devaient plus les regarder que comme des armes d’enfans, et ils montrèrent combien les leurs étaient supérieures en faisant pleuvoir sur nous une grêle de pierres, de dards et de flèches. Je fus dans la nécessité d’ordonner de tirer. La première décharge les mit dans une grande confusion ; mais une seconde fut à peine suffisante pour les chasser du rivage ; et malgré ces fusillades ils continuèrent de jeter des pierres de derrière les arbres et les buissons, et de temps à autre ils s’avançaient afin de lancer des dards. De quatre qui paraissaient être restés morts sur le rivage, nous en vîmes ensuite deux qui se traînèrent dans les broussailles. Ce fut pour eux une chose très-heureuse, qu’il n’y eût que la moitié des mousquets qui prit feu ; sans cela il en serait resté sur la place un plus grand nombre. Un des nôtres fut blessé à la joue, d’un dard dont la pointe était de l’épaisseur du doigt, et qui cependant était entré de deux pouces ; ce qui montre avec quelle force le trait avait été lancé. M. Gilbert fut atteint d’une flèche à la poitrine, à la distance d’environ soixante pieds ; cette flèche avait rencontré quelque obstacle, car elle ne fit guère qu’effleurer la peau. Les flèches étaient armées de pointes d’un bois dur. » Ceux qui étaient restés à bord virent les insulaires courir çà et là, traînant après eux les morts et les blessés, puis se former ensuite en bataille, paraissant disposés à venger la mort de leurs compatriotes. » Après que le premier feu eut cessé, on en aperçut qui se traînaient à quatre pates dans les buissons ; d’autres se cachèrent derrière une élévation sablonneuse, qui leur servait de retranchement, et d’où ils tâchèrent d’assaillir nos gens, qui à leur tour les épièrent quelque temps pour les fusiller. » À notre arrivée à bord je fis lever l’ancre, dans le dessein de mouiller plus près du lieu du débarquement. Toute la côte occidentale était couverte de palmiers qui produisaient un bel effet, et qui paraissaient différens du cocotier. Sur ces entrefaites, plusieurs habitans parurent à la pointe basse du rocher, et nous montrèrent deux avirons que nous avions perdus dans le démêlé. Je regardai cette démarche comme un signe de leur soumission, et du désir qu’ils avaient de nous les rendre. Néanmoins on tira une pièce de quatre, pour leur donner une idée de nos canons : le boulet ne porta pas jusqu’à eux ; mais le bruit leur causa une telle frayeur, qu’ils ne reparurent plus, et ils laissèrent les avirons contre des buissons. » Le temps était alors calme ; mais l’ancre était à peine au bossoir, qu’il s’éleva une brise du nord, dont nous profitâmes pour sortir de la baie ; nous n’espérions pas y pourvoir à nos besoins, du moins comme nous l’aurions désiré : d’ailleurs il était toujours en mon pouvoir d’y revenir, en cas que nous ne trouvassions pas une descente plus commode en nous avançant plus au sud. » Ces insulaires paraissent être une race différente de celle qui habite Mallicolo ; aussi ne parlent-ils pas la même langue : ils sont d’une médiocre stature, mais bien pris dans leur taille, et leurs traits ne sont point désagréables ; leur teint est très-bronzé ; ils se peignent le visage, les uns de noir et d’autres de rouge ; leurs cheveux sont bouclés et un peu laineux. Le peu de femmes que j’ai aperçues semblaient être fort laides ; elles portent une espèce de jupe de feuilles de palmier ou de quelque autre plante semblable ; les hommes, comme les habitans de Mallicolo, vont nus, et ils n’ont autour des reins qu’une corde. Je n’ai vu de pirogues en aucun endroit de la côte ; ils vivent dans des maisons couvertes de feuilles de palmier ; leurs plantations sont alignées et entourées d’une baie de roseaux. » À deux heures de l’après-midi nous étions en dehors de la baie, et nous fîmes route au sud-sud-est, en profitant d’un vent du nord-ouest, joli frais. Au sud du cap que nous doublâmes en sortant de la baie nord-ouest, on en voit une autre dont le rivage est bas ; les terres voisines semblent être très-fertiles ; elles sont revêtues de forêts touffues, et d’un coup d’œil enchanteur ; au sud, elles se penchent doucement, et présentent une vaste étendue presque entièrement cultivée. La baie est exposée aux vents du sud-est : par cette raison, jusqu’à ce qu’elle soit mieux connue, celle du nord-ouest est préférable, parce qu’elle est à l’abri des vents régnans, et que ceux auxquels elle est ouverte soufflent rarement avec une certaine force. J’ai appelé le cap ou la péninsule ui sépare ces deux baies le cap des Traîtres, d’après la conduite perfide des habitans. » Le 5, au lever du soleil, nous découvrîmes dans le sud-est une autre île, dont les terres étaient hautes et aplaties ; et dans le nord-est une île basse que nous avions doublée la nuit sans l’apercevoir. Nous reconnûmes alors qu’une lumière, que nous avions vue la nuit, était occasionée par un volcan sur la grande île, d’où sortait une grande quantité de feu et de fumée, avec un bruit sourd qui se faisait entendre à une grande distance. » C’était la montagne la plus basse d’une rangée qui était elle-même d’une hauteur secondaire, relativement à une autre chaîne. Le volcan était d’une forme conique ; au sommet l’on voyait le cratère ; il était d’un rouge brun, et consistait en un amas de pierres brûlées, entièrement stériles. Une colonne épaisse de fumée, pareille à un grand arbre, en jaillissait de temps en temps, et sa tête s’élargissait à mesure qu’elle montait. Toutes les fois qu’une nouvelle colonne de fumée était ainsi poussée en l’air, nous entendions un son bruyant pareil à celui du tonnerre, et les colonnes se suivaient de près. La couleur de la fumée n’était pas toujours la même : en général elle nous paraissait blanche et jaunâtre, quelquefois d’un gris sale un peu rouge ; nous jugeâmes que cette différence provenait en partie du feu du cratère qui éclairait la fumée et les cendres. Toute l’île, excepté le volcan, est bien boisée, et contient une grande quantité de beaux cocotiers. La verdure y était fort belle, même à cette saison de l’année, qui était l’hiver pour ces climats. » Nous découvrîmes sur la côte une petite ouverture qui avait l’apparence d’un bon port. Afin de nous en mieux assurer, j’envoyai deux canots armés aux ordres du lieutenant Cooper, pour y sonder. Pendant cette opération, nous tâchâmes de nous maintenir à portée de le suivre, ou de lui donner les secours dont il pourrait avoir besoin. Sur la pointe orientale de l’entrée, nous aperçûmes assez distinctement un certain nombre d’habitans, plusieurs maisons et des pirogues. Au moment que nos canots entrèrent dans le port, les insulaires en lancèrent quelques-unes à l’eau pour suivre nos bateaux, mais sans oser en approcher. Bientôt M. Cooper fit signal de bon mouillage, et nous essayâmes aussitôt de le rejoindre. Nous étions à peine entrés dans le port, que le vent nous quitta, et nous fûmes forcés de laisser tomber l’ancre par quatre brasses d’eau : alors je renvoyai les canots sonder ; et dans cet intervalle je fis mettre dehors la chaloupe avec les ancres pour remorquer le bâtiment aussitôt que nous aurions pris connaissance du canal. Ce fut le seul mouillage où nous restâmes quelque temps dans le vaste groupe d’îles que nous venions de découvrir. » Tandis qu’on remorquait le vaisseau, les insulaires s’assemblèrent en divers endroits du rivage ; tous étaient armés d’arcs, de flèches, etc. Quelques-uns s’avancèrent vers nous à la nage, d’autres dans des pirogues : ils se montrèrent d’abord timides, et n’approchèrent qu’à la distance d’un jet de pierre ; insensiblement ils devinrent plus hardis, et des pirogues, qui passèrent sous l’arrière, y firent des échanges. Une des premières s’étant approchée d’aussi près que la crainte le lui permit, jeta à bord des cocos : je descendis dans un canot pour la joindre, et je lui donnai quelques pièces d’étoffe, et d’autres objets, ce qui engagea les autres à se rendre sous l’arrière et le long des côtés, où leur conduite devint insolente et téméraire. Ils essayèrent d’enlever tout ce qui était à leur portée ; ils saisirent le pavillon en voulant l’arracher de son mât ; d’autres s’efforçaient de faire sauter les ferrures du gouvernail. Ce qui nous tracassa le plus, fut leur acharnement après les bouées des ancres ; elles ne furent pas plus tôt hors des canots, qu’ils cherchèrent à les enlever. Des coups de fusil tirés en l’air n’eurent aucun effet ; mais au bruit de la décharge d’un canon de quatre, la frayeur les saisit, et ils sautèrent tous hors de leurs pirogues pour se jeter à la nage. Dès qu’ils virent qu’il ne leur était arrivé aucun mal, ils rentrèrent dans leurs canots, poussèrent des cris en nous menaçant de leurs armes, et retournèrent hardiment aux bouées. Il fallut faire siffler quelques balles autour de leurs oreilles. Quoique aucun d’eux n’eût été blessé, on leur avait inspiré assez de crainte pour les écarter : bientôt ils se retirèrent sur le rivage, et ils nous fut permis de dîner sans être troublés de leur part. » Je comptai, observe Forster, les pirogues qui nous entouraient, et elles étaient au nombre de dix-sept ; les unes portaient vingt-deux hommes, d’autres dix, sept, cinq, et les plus petites deux ; de sorte qu’en tout il y avait plus de deux cents insulaires ; ils disaient quelques mots par intervalles, et semblaient nous adresser des questions ; mais quand nous prononcions un mot du dialecte de Taïti ou de Mallicolo, ils le répétaient sans paraître le connaître en aucune manière. » Le premier vol qu’ils entreprirent de commettre, fut de prendre un filet qui contenait la viande salée de notre dîner, qu’on laissait flotter dans la mer pour l’y rafraîchir : on s’en aperçut, et on poussa des cris pour les engager à cesser. Ils s’arrêtèrent effectivement ; mais l’un d’eux brandit sa pique contre nous, un second ajusta un trait sur son arc, et sembla viser tour à tour plusieurs personnes placées sur le gaillard d’arrière. Le capitaine, afin de les effrayer, se disposa à tirer un coup de canon ; mais auparavant il fit signe aux pirogues de se ranger de côté, pour quelles ne fussent pas exposées à l’action du boulet. Ces marques d’autorité ne les offensèrent point, et ils vinrent promptement se placer à notre arrière. Au bruit du canon on vit les deux cents Indiens se jeter à la mer, et au milieu de cette consternation générale un jeune homme bien fait, et d’une physionomie très-ouverte, resta seul dans sa pirogue, sans donner le moindre indice d’étonnement ou de crainte ; mais avec un air de gaieté il jeta des regards de dédain sur ses compatriotes effrayés. Mais voyant ensuite que notre bravade n’avait eu pour eux aucune suite funeste, ils causèrent d’un ton très-haut, et ils parurent rire de leur propre épouvante. » J’observai un autre trait de courage dans un vieillard qui se trouvait autour d’une bouée, qu’il voulait probablement enlever : quoiqu’il eût été blessé par un premier coup de fusil, il ne désempara point, et il garda son poste à la seconde et à la troisième décharge ; et même après avoir ainsi enduré notre feu, il eut assez de générosité et de hardiesse pour venir nous offrir son amitié et nous présenter un coco. » Pendant tout ce temps, un vieillard très-paisible fit plusieurs voyages du rivage au vaisseau, apportant chaque fois des cocos ou un igname, et prenant en échange tout ce qu’on voulait lui donner. Un second, au moment qu’on tira le canon, était sur le passavant ; on ne put le rassurer assez pour l’engager à rester. Vers le soir, après avoir amarré le vaisseau, le capitaine alla avec un fort détachement descendre à l’entrée de la baie. Les Indiens ne s’opposèrent pas à notre descente : ils formaient deux corps, l’un à notre droite, et l’autre à la gauche ; tous étaient armés de massues, de dards, de lances, de frondes et de pierres, d’arcs et dé flèches. Après avoir distribué aux plus âgés (car nous ne pouvions pas distinguer les chefs) et à quelques autres, des pièces d’étoffe, des médailles, etc., on mit à terre deux pièces à l’eau, pour les remplir à un étang qui se trouvait environ à vingt pas du débarquement, faisant entendre aux insulaires que c’était une des choses dont nous avions besoin. Ils nous donnèrent alors quelques cocos, qui paraissaient être très-abondans sur les arbres, mais nous ne réussîmes point à leur faire échanger quelques-unes de leurs armes. Ils se tinrent toujours dans l’altitude de gens prêts à se défendre ou à attaquer, et il n’aurait fallu que le plus petit motif pour amener un engagement : c’est du moins ce que nous présumions en les voyant se pousser sur nous malgré tous nos efforts pour les écarter. Il est probable que nous déconcertâmes leur projet d’attaque en nous rembarquant plus tôt qu’ils ne s’y étaient attendus. Dès que nous fûmes à bord, tous se retirèrent. Le bon vieillard dont on a parlé était dans l’un des groupes ; nous le jugeâmes d’un caractère pacifique. » Quand nous débarquâmes, dit Forster, quelques-uns, qui étaient assis sur l’herbe le long du rivage, s’enfuirent ; mais ils revinrent dès que nous les eûmes rappelés par signes. Nous les priâmes ensuite de s’asseoir, ce que firent la plupart : nous leur défendîmes de passer une ligne que nous traçâmes sur le sable, et ils obéirent. Dès que nous demandâmes à couper du bois, ils nous montrèrent eux-mêmes des arbres ; seulement ils nous invitèrent à ne pas abattre des cocotiers, dont une quantité innombrable couvrait la côte. Quoique les soldats de marine fussent rangés en bataille ; quoiqu’au moindre de leurs mouvemens les naturels se missent à fuir à une distance considérable, et qu’il ne restât près de nous que des vieillards, ils ne craignaient pas de se rapprocher dès que nous le désirions. Nous les invitâmes de mettre bas les armes, et la plupart acquiescèrent à cette demande, qui était en elle-même déraisonnable. » Ils étaient d’une moyenne stature, infiniment plus forts et mieux proportionnés que les habitans de Mallicolo, et, comme ceux-ci, entièrement nus ; ils portaient aussi comme eux une corde autour du ventre ; mais elle ne coupait pas leur corps d’une manière aussi choquante. Quelques femmes que nous vîmes de loin me paraissaient moins laides que celles de Mallicolo : deux filles tenaient chacune une longue pique à la main. » En causant avec eux, nous rassemblâmes un grand nombre de mots entièrement nouveaux pour nous ; quelquefois ils exprimaient une même idée par deux termes dont l’un était nouveau pour nous, et le second répondait au langage des îles des Amis ; d’où nous conclûmes qu’ils ont des voisins d’une autre race qui parlent cette langue. Ils nous dirent que leur île s’appelle Tanna, mot qui signifie terre dans la langue malaise. » Le soir, nous vîmes briller la flamme du volcan, et de cinq en cinq minutes nous entendions une explosion. Ce phénomène avait attiré notre attention toute la journée : le bruit de quelques-unes des explosions égalait celui des plus violens coups de tonnerre, et un fracas sourd retentissait pendant une demi-minute ; l’air était rempli de particules de fumée et de cendres, qui nous causaient beaucoup de douleur quand elles nous tombaient dans les yeux. Les ponts, les agrès, et toutes les parties du vaisseau furent remplis de cendres noires l’espace de quelques heures, et le même sable mêlé de fraisil et de pierre ponce couvrait la côte de la mer. Ce volcan était éloigné de notre havre de cinq ou six milles ; comme plusieurs montagnes occupaient l’espace intermédiaire, nous n’en apercevions que le sommet, qui vomissait continuellement de la fumée. » Nous avions besoin, continue Cook, de faire une grande quantité de bois et d’eau, et comme étant à terre j’avais observé qu’on pouvait approcher davantage le vaisseau du lieu du débarquement, ce qui faciliterait considérablement les travaux, puisque nous serions en état de couvrir et de protéger les travailleurs et de contenir les insulaires par la crainte, le 6 août on remorqua le bâtiment à la place désignée pour le nouveau mouillage. » Tandis qu’on effectuait cette opération, les insulaires arrivaient de toutes parts, et, formant deux corps séparés, ils se rangèrent de chaque côté du débarquement, comme ils avaient fait le jour précédent ; ils portaient tous les mêmes armes. Une pirogue montée par un seul homme, et quelquefois par deux ou trois, venait de temps à autre au vaisseau : elle était chargée de cocos et de bananes, qu’elle offrait sans rien demander en retour ; mais j’avais soin qu’on lui fît toujours des présens. Leur principal dessein parut être de nous inviter à descendre à terre. Le vieillard qui avait si bien su se concilier notre amitié fut du nombre de ceux qui se rendirent au bâtiment : je lui fis entendre par signes qu’ils devaient mettre bas leurs armes. Il commença par prendre celles qui étaient dans la pirogue, et les jeta dans la mer. Je lui donnai une grande pièce d’étoffe rouge : je ne pouvais pas douter qu’ils ne m’eût compris, et qu’il ne fît connaître ma demande à ses compatriotes ; car, dès qu’il fut à terre, nous le vîmes passer successivement de l’un à l’autre corps, et conférer avec les insulaires ; et depuis il ne reparut plus avec des armes. L’instant d’après, une pirogue où étaient trois Indiens s’approcha de l’arrière : l’un d’eux, brandissant sa massue d’un air arrogant, en frappa le côté du vaisseau, et commit divers actes de violence ; mais il offrit enfin de l’échanger pour un cordon de verroterie et d’autres bagatelles. On les lui descendit du vaisseau avec une corde : au moment qu’il les eut en sa possession, il se retira avec ses compagnons, en forçant de rames, sans vouloir livrer sa massue ou quelque chose en retour. C’était là ce que j’attendais, et je n’étais pas fâché d’avoir une occasion de convaincre la multitude qui bordait le rivage de l’effet de nos armes à feu, en ne leur faisant que le moins de mal possible. J’avais un fusil de chasse chargé à dragées, que je tirai ; et quand ils furent hors de la portée du mousquet, on lâcha quelques coups de mousqueton. À ce bruit, ils sautèrent par-dessus bord, se couvrant de leur pirogue, et nageant avec elle jusqu’au rivage. Cette mousquetade ne produisit que peu ou point d’impression sur ces insulaires ; ils n’en parurent que plus insolens, et commencèrent à pousser des cris et des huées. » Après avoir assuré sur ses ancres le vaisseau, qui présentait le travers au rivage, et placé l’artillerie de manière à commander tout le havre, je m’embarquai avec les soldats de la marine et un détachement de matelots, dans trois canots, et je fis ramer vers le rivage. Deux troupes d’insulaires, rangées des deux côtés du lieu du débarquement, avaient laissé entre elles un espace d’environ cent à cent vingts pieds, dans lequel étaient placés des régimes de bananes, un igname et deux ou trois racines. Entre ces fruits et le bord de la mer, ils avaient dressé dans le sable (je n’ai jamais su à quel propos) quatre petits roseaux à deux pieds environ l’un de l’autre, sur une ligne perpendiculaire à la mer ; ils y étaient encore deux ou trois jours après. Le vieillard dont j’ai déjà parlé, et deux autres, étaient près de ces roseaux, et nous invitaient par signes à descendre à terre ; mais je n’avais pas oublié le piége qu’on nous avait tendu, et où je pensai me laisser prendre dans la dernière île. Tous ces apprêts devaient nous donner des soupçons sur leur dessein. Je répondis en faisant signe aux deux divisions, composées d’environ neuf cents hommes, de se retirer en arrière, et de nous laisser un plus grand espace. Le vieillard parut les y engager ; ils n’eurent pas plus d’égard pour lui que pour nous. Ils se rapprochèrent encore davantage ; et, à l’exception de deux ou trois, ils étaient tous armés. En un mot, tout tendait à nous faire croire qu’ils se proposaient de nous attaquer à notre descente. Il était aisé d’en prévoir les conséquences ; un grand nombre d’entre eux auraient été tués ou blessés, et nous-mêmes aurions difficilement échappé à leurs traits ; deux choses que je voulais également prévenir. Voyant qu’ils refusaient de nous laisser de la place, je crus qu’il était plus à propos de les effrayer que de les contraindre à la fuite par des décharges meurtrières. Je fis tirer un coup de mousquet par-dessus la tête de la division de notre droite, qui était la plus nombreuse (il y avait environ sept cents Indiens) ; mais l’alarme ne fut que momentanée. Bientôt ils revinrent de leur frayeur, et commencèrent à nous menacer avec leurs armes. Un des plus impudens nous montra son derrière dans une attitude qui ne laissait aucune équivoque. Il se frappait les fesses avec sa main, ce qui est un défi et un appel au combat chez toutes les nations de la mer du Sud. Nous répondîmes à ces bravades par trois où quatre coups de fusil ; c’était le signal de commandement pour le vaisseau, qui, dans ce moment fit jouer l’artillerie, et le rivage fut bientôt balayé. Alors nous descendîmes à terre, et marquâmes des limites par une ligne à droite et à gauche. Notre vieil ami était resté seul à son poste, et je reconnus sa confiance par un présent. Les habitans revinrent peu à peu, et en apparence avec des dispositions plus pacifiques ; quelques-uns même reparurent sans armes ; cependant la majeure partie restait armée ; et quand nous leur fîmes signe de les mettre bas, ils répondirent que nous devions commencer par poser les nôtres. Ainsi, de part et d’autre, on resta toujours armé. Comme ils sortaient peu à peu des buissons pour se rendre sur la grève, nous défendîmes aux nouveaux venus de passer les bornes que nous leur avions établies ; et, en ce point, ils obéirent tous. Les présens que je fis aux vieillards, et à quelques autres Indiens de considération, n’eurent que très-peu d’effet sur leur conduite. Il est vrai qu’ils montèrent sur des cocotiers, et qu’ils nous en donnèrent les fruits sans en rien exiger ; mais j’étais toujours attentif à leur faire accepter quelque chose en échange : il nous prièrent instamment de ne plus tirer. J’observai que plusieurs craignaient de toucher à ce qui nous appartenait, et qu’ils paraissaient n’avoir aucune notion d’échange. Prenant avec moi le vieillard (son nom, comme je l’appris alors, était Paoouang), je le conduisis dans le bois ; là, je lui expliquai que nous étions obligés de couper des arbres et de les prendre à bord du vaisseau ; et, dans le même temps, nous en abattîmes quelques-uns qu’on transporta dans nos chaloupes, avec de petites pièces à l’eau, dans le dessein de montrer à ces Indiens que c’était principalement ce que nous leur demandions. Paoouang consentit sur-le-champ à la coupe du bois, et les autres n’y formèrent point d’opposition. Il nous supplia seulement de ne pas couper de cocotiers, ce que nous lui promîmes. » L’après-midi, nous retournâmes à terre pour faire de l’eau. Pas un seul insulaire ne se trouvait sur la grève. À une distance considérable, à l’est, nous en vîmes environ trente assis à l’ombre de leurs palmiers ; mais ils ne daignèrent pas venir près de nous. Nous profitâmes de l’occasion pour faire trois ou quatre cents pas dans l’intérieur, où l’on cueillit plusieurs plantes nouvelles. Cette partie de la plaine était en friche, et remplie de différens arbres et arbrisseaux ; on craignit d’aller plus loin, parce que l’on ne connaissait pas encore le caractère des insulaires : peu à peu ils se rapprochèrent de nous sans armes, et causèrent le mieux qu’ils purent, et avec la plus grande cordialité. Ils étaient au nombre de vingt ou trente. Notre bon ami Paoouang, qui se trouvait parmi la foule, nous fit présent d’un petit cochon ; ce fut le seul que nous eûmes de cette île. Je n’ai pas appris qu’il y eût eu ce jour-là ou la veille quelque Indien blessé ou tué ; ce qui était une circonstance très-heureuse. Avec nos filets, nous prîmes en trois coups plus de trois cents livres de mulets et d’autres poissons. » Le 7, dans la même matinée, les habitans se rassemblèrent près de l’aiguade, armés comme auparavant, mais non pas en si grand nombre. Après le déjeuner, nous allâmes à terre pour couper du bois et remplir les futailles. Je trouvai plusieurs insulaires, et surtout les vieillards, disposés à être de nos amis ; les plus jeunes furent audacieux et insolens, et nous obligèrent à ne pas quitter nos armes. Je restai avec les travailleurs jusqu’à ce que je fusse comme assuré qu’ils ne commettraient point de désordre, et je retournai à bord, laissant le détachement sous les ordres des lieutenans Clerke et Edgecumbe. Quand ces messieurs arrivèrent pour dîner, ils m’informèrent que les Indiens s’étaient toujours comportés avec la même irrégularité qu’à notre débarquement ; que l’un d’eux, plus mutin encore que les autres, avait mis M. Edgecumbe dans la nécessité de lui lâcher son fusil chargé à dragées, et que cette correction les avait enfin rendus plus circonspects. Tous s’étaient retirés en voyant nos canots retourner à bord. Tandis que nous étions à table, un vieillard vint sur la Résolution, en examina les différentes parties, et regagna ensuite le rivage. » L’après-midi, il ne vint à l’aiguade qu’un petit nombre d’Indiens, avec lesquels nous commencions à avoir un peu plus de liaison. Paoouang nous rapporta une hache que les travailleurs avaient laissée dans le bois ou sur le rivage. Quelques autres objets qu’on avait perdus par négligence, ou que les habitans avaient furtivement enlevés, nous furent encore rendus, tant ils craignaient de nous offenser à cet égard. » Au coucher du soleil ils se dispersèrent tous, excepté quelques-uns qui vinrent nous dire qu’ils voulaient aller dormir ; ils semblaient nous en demander la permission. Nous leur fîmes signe de partir, et à l’instant ils nous quittèrent. Nous jugeâmes qu’il y avait une espèce de cérémonial dans cette conduite, et qu’ils ne croyaient pas qu’il fût honnête de laisser leurs hôtes seuls dans leur pays ; ce qui paraît supposer qu’ils ont des idées de politesse et de décence que nous ne comptions pas trouver chez un peuple aussi peu civilisé. » Le 9, en quittant le rivage, j’engageai un jeune Indien appelé Ouaagou, à me suivre à bord. C’était celui qui montra tant de sang-froid en restant seul dans sa pirogue, lorsqu’à l’explosion du canon deux cents autres insulaires se jetèrent pêle-mêle dans la mer. Avant le dîner je lui montrai toutes les parties du vaisseau ; mais je remarquai que rien ne pouvait fixer un moment son attention, ni lui causer la moindre surprise. Il n’avait jamais vu de chèvres, ni de chiens, ni de chats, et il les prenait pour des cochons, en les appelant bougas. Je lui fis présent d’un chien et d’une chienne, qu’il paraissait préférer aux autres espèces d’animaux. Un instant après son arrivée à bord, quelques-uns de ses amis qui le suivirent dans une pirogue vinrent le demander, probablement par inquiétude pour sa sûreté. Il regarda par la fenêtre ; dès qu’il eut parlé ils retournèrent au rivage, et lui apportèrent aussitôt un coq, une petite canne à sucre, et des cocos qu’il me donna. À table, il ne voulut goûter d’autre viande que du porc salé ; il mangea volontiers de l’igname, et but un verre de vin. » Ainsi que ses compatriotes, il n’avait pas la même facilité de prononciation que les Mallicolais ; et quand il nous demanda nos noms, nous fûmes obligés de les lui dire en les adoucissant, suivant les organes plus flexibles des Taïtiens. Il avait de beaux traits, de grands yeux très-vifs, et toute sa physionomie annonçait de la bonne humeur, de l’enjouement et de la pénétration. Forster cite un exemple de son intelligence. Le capitaine Cook et mon père, dit-il, comparant leur vocabulaire, trouvèrent qu’ils avaient chacun noté un mot différent pour exprimer le ciel, et ils s’en rapportèrent à Ouaagou pour savoir lequel des deux termes était le véritable. À l’instant, il étendit une de ses mains vers le ciel, et l’appliqua à un des mots ; puis plaçant l’autre main par-dessous, il prononça le second mot, nous faisant comprendre par-là que le premier signifiait proprement le firmament, et le second les nuages qui se trouvent au-dessous. Il nous apprit aussi les noms de plusieurs îles des environs. Il appelait Irromanga celle d’où nous partîmes pour venir à Tanna, et sur laquelle le capitaine eut un malheureux différent avec les naturels ; Immer, l’île basse que nous avions dépassée en venant vers ce havre ; Irronan, une île haute que nous avions découverte à l’est de Tanna le même jour ; et Anattom, une troisième au sud, que nous n’avions pas encore vue. Ses manières à table furent très-décentes ; la seule chose qui nous parut malpropre, c’est qu’en place de fourchette il se servait d’un petit bâton qu’il portait dans ses cheveux, et avec lequel il se grattait de temps en temps la tête. Comme ses cheveux étaient arrangés, suivant la dernière mode du pays, à la porc-épic, et remplis d’huile et de peinture, il nous dégoûta encore davantage ; mais il ne croyait pas manquer à la politesse. » Aussitôt que nous eûmes remis nos hôtes à terre, dit Cook, le jeune homme et quelques-uns de ses amis me prirent par la main, dans le dessein, comme je le présumai, de me mener à leurs habitations. Nous n’étions pas encore bien loin, que deux ou trois d’entre eux, je ne sais par quelle raison, ne voulurent pas que j’allasse plus loin. En conséquence, tout le monde s’arrêta ; et si je ne me trompai pas, l’un d’eux fut chargé d’aller me chercher quelque chose ; car ils me prièrent de m’asseoir et d’attendre, ce que je crus devoir faire. Dans cet intervalle, mes officiers vinrent nous joindre. Cette réunion parut causer de l’ombrage aux insulaires, et ils me pressèrent de retourner à la grève avec tant d’instance, que je fus obligé d’y consentir. Ils voyaient avec inquiétude nos excursions dans le pays, et même le long du rivage du havre. Sur ces entrefaites, notre ami Paoouang arriva avec un présent de fruits et de racines, que portaient environ vingt personnes ; j’imaginai que c’était dans la vue de le faire paraître plus considérable. L’un portait un régime de bananes, l’autre un igname, un troisième un coco, etc., assurément deux hommes auraient porté le tout fort à l’aise. Ce présent me fut fait en retour d’un don qu’il avait reçu dans la matinée ; je crus néanmoins devoir payer les porteurs. » Ces insulaires me firent entendre d’une manière qui me parut fort claire qu’ils mangent de la chair humaine, et que la circoncision est pratiquée parmi eux. Ils entamèrent les premiers cette matière en me demandant si nous mangions de cette chair ; sans cela, je n’aurais pas songé à leur adresser cette question. J’ai vu des personnes prétendre que la faim seule peut rendre une nation anthropophage, et rapporter ainsi cet usage à la nécessité. Les habitans de cette île forment au moins une exception à ce système, car ils ont des cochons, des poules, des racines et des fruits en abondance. Cependant, comme nous ne les avons pas vus manger de la chair humaine, quelques personnes pourront douter s’ils sont réellement cannibales. » Durant la nuit, et toute la journée du 11, le volcan devint excessivement incommode : il grondait d’une manière terrible ; il lançait jusqu’aux nues des torrens de feu et de fumée à chaque explosion, dont l’intervalle n’était guère que de trois ou quatre minutes, et en même temps des pierres d’une prodigieuse grosseur : les petites colonnes de vapeurs qui s’élevaient des environs du cratère nous paraissaient être des feux allumés par les insulaires. » Tous les matins, observe Forster, nous faisions de petites courses dans l’intérieur du pays. Différens détours nous conduisirent un jour à des habitations où des femmes apprêtaient le dîner : elles grillaient des racines d’ignames et d’eddoes sur un feu allumé au pied d’un arbre. Notre approche les fit tressaillir et les mit en fuite ; mais nos conducteurs les tranquillisèrent, et elles continuèrent leur opération. Nous nous assîmes au pied d’un arbre, devant une des maisons, et nous essayâmes de causer avec les insulaires, tandis que quelques-uns d’eux étaient allés nous chercher des rafraîchissemens. Je notai un grand nombre de mots de leur langue, et nous eûmes le plaisir de satisfaire leur curiosité relativement à nos habits, nos armes, etc., sur lesquels ils n’avaient pas encore osé nous adresser une seule question. Les habitans des plantations voisines, apprenant notre arrivée, se rassemblèrent en foule autour de nous, et parurent charmés de ce que nous conversions amicalement et familièrement avec eux. Je fredonnai par hasard une chanson ; ils me prièrent instamment de chanter ; quoique aucun de nous ne fût habile musicien, nous satisfîmes leur curiosité, et nous leur chantâmes différens airs. Les chansons allemandes et anglaises, surtout les plus gaies, leur plaisaient infiniment ; mais les airs suédois du docteur Sparrman obtinrent des applaudissemens universels. Quand nous eûmes fini, nous les priâmes de vouloir bien aussi nous donner une occasion d’admirer leurs talens. L’un d’eux commença à l’instant un air très-simple, mais harmonieux ; nous n’en avions jamais entendu un pareil chez les différentes nations du grand Océan. Il embrassait une plus grande quantité de notes que ceux de Taïti, ou même de Tongatabou, et il avait un tour sérieux qui le distinguait avantageusement de la musique plus douce et plus efféminée de ces îles. Les mots paraissaient disposés en mètre, et sortaient de la bouche avec aisance. Dès que le premier insulaire eut fini sa chanson, un autre en entonna une seconde : la composition en était différente, mais toujours dans ce style sérieux qui indique le caractère général du peuple. En effet, on les voyait rarement rire de bon cœur, ou badiner comme les nations plus polies des îles des Amis et de la Société, qui savent déjà mettre un grand prix à ces petites jouissances. Les naturels nous montrèrent aussi en cette occasion un instrument musical composé de huit roseaux, comme le syrinx de Tongatabou, avec cette différence, que la grosseur des roseaux décroissait en proportion régulière, et qu’il comprenait une octave, quoique les roseaux ne fussent pas parfaitement d’accord. Peut-être qu’ils auraient joué devant nous de cet instrument, si l’arrivée de quelques-uns de leurs compatriotes qui venaient nous offrir des cocos, des ignames, des cannes à sucre et des figues, ne nous avait obligés de négliger les musiciens pour nous occuper de ceux qui nous apportaient un pareil présent. Je regrette beaucoup que l’ingénieux ami qui a eu la bonté de me communiquer ses remarques sur la musique des îles des Amis, de Taïti et de la Nouvelle-Zélande, n’ait pas également visité l’île de Tanna. » Si l’esprit de vengeance est très-vif parmi les insulaires de Tanna, il faut convenir en même temps que la bienveillance et l’amour des hommes ne sont pas entièrement bannis de leur cœur. Comme la guerre trouble probablement leur vie, on ne doit pas être surpris de la défiance qu’ils témoignèrent tous à notre égard les premiers jours de notre arrivée ; mais dès qu’ils furent convaincus de nos intentions pacifiques, ils se livrèrent à leur véritable caractère. Ils ne firent pas beaucoup d’échanges, parce qu’ils ne jouissent pas d’une opulence égale à celle des Taïtiens ; mais l’hospitalité ne consiste point à donner une chose dont on a trop pour une autre dont on n’a pas assez. » Arrivés sur la grève, nous y passâmes quelque temps au milieu des naturels qui y étaient rassemblés. Il y avait plus de femmes que nous n’en avions encore vu. La plupart étaient mariées, et portaient leurs enfans dans un sac de nattes sur leur dos. Quelques-unes avaient dans des paniers de baguettes pliantes une couvée de petits poulets ; elles nous présentèrent des yambous et des figues. Nous en aperçûmes une qui avait un panier rempli d’oranges vertes : nous n’avions jamais remarqué un seul oranger dans les plantations ; nous fûmes charmés de trouver ce fruit à Mallicolo et à Tanna, parce qu’il y a lieu de supposer que c’est aussi une production des îles voisines. Une autre femme nous donna un pâté ou pudding, dont la croûte était de bananes et d’eddoes, et qui contenait en dedans des feuilles de l’okra (hibiscus esculentus), mêlées avec des amandes de coco. Ce pudding, d’un excellent goût, montrait que ces femmes ont des connaissances sur la cuisine. Nous achetâmes aussi des flûtes de huit roseaux, des arcs, des traits et des massues. » L’après-dîner, nous allâmes sur la colline plate faire une autre visite aux naturels. Quelques-uns vinrent à notre rencontre à moitié chemin, et nous conduisirent à leurs huttes. Dès que nous fûmes assis avec le père d’une de ces familles, homme d’un moyen âge et d’une physionomie intéressante, nos amis nous prièrent de nouveau de chanter. Nous y consentîmes volontiers, et lorsqu’ils parurent s’étonner de la différence de nos chansons, nous tâchâmes de leur faire comprendre que nous étions de différens pays. Alors, nous indiquant un vieillard dans la foule de nos auditeurs, ils nous dirent qu’il était natif d’Irromanga, et ils l’engagèrent à nous amuser par ses chants. L’Indien s’avança à l’instant au milieu de l’assemblée, et commença une chanson, pendant laquelle il fit différens gestes qui nous divertirent, ainsi que tous les spectateurs. Son chant ne ressemblait point du tout à celui des insulaires de Tanna ; il n’était ni désagréable, ni discordant avec la musique. Il paraissait aussi avoir un certain mètre, mais très-différent du mètre lent et sérieux que nous avions entendu le matin. Après qu’il eut cessé de chanter, il nous parut que les naturels de Tanna lui parlaient dans sa langue, et qu’il ne connaissait pas la leur. Nous ne pouvons pas dire s’il était venu de son gré dans cette île, ou s’il avait été fait prisonnier. Les Indiens nous apprirent à cette occasion que leurs meilleures massues, faites de bois de casuarina, se tirent d’Irromanga ; de sorte qu’ils ont probablement des liaisons de commerce ou d’amitié avec les habitans de cette île. En comparant les traits de sa physionomie avec ceux des Indiens de Tanna, nous n’observâmes aucune différence remarquable ; il s’habillait et il s’ornait comme eux, ses cheveux étaient laineux et courts, mais non pas divisés en petites queues. Il était d’un caractère très-gai, et il paraissait plus disposé à rire qu’aucun des habitans de Tanna. » Tandis que l’insulaire d’Irromanga chantait, les femmes sortirent de leurs huttes, et vinrent former un petit groupe autour de nous. En général, elles étaient d’une stature beaucoup moindre que celle des hommes ; elles portaient de vieux jupons d’herbes et de feuilles plus ou moins longs, suivant leur âge. Celles qui avaient des enfans, et qui semblaient âgées d’environ trente ans ne conservaient aucune des grâces de leur sexe, et leurs jupons touchaient à la cheville du pied. De jeunes filles d’environ quatorze ans avaient des traits fort agréables, et un sourire qui devint plus touchant à mesure que leur frayeur se dissipa. Elles avaient les formes sveltes, les bras d’une délicatesse particulière, le sein rond et plein ; elles n’étaient vêtues que jusqu’au genou. Leurs cheveux bouclés flottaient sur leur tête, ou étaient retenus par une tresse, et la feuille de bananier verte, qu’elles y portaient ordinairement, montrait avec plus d’avantage leur couleur noire. Elles avaient des anneaux d’écaille de tortue à leurs oreilles : nous remarquâmes que la quantité de leurs ornemens s’accroît avec l’âge : les plus vieilles et les plus laides étaient chargées de colliers, de pendans aux oreilles et au nez, et de bracelets. Il me parut que les femmes obéissaient au moindre signe des hommes, qui n’avaient pour elles aucun égard. Elles traînaient tous les fardeaux, et peut-être que ce genre de travail et de fatigue contribue à diminuer leur stature, car les charges ne sont pas toujours proportionnées à leur force. » Les insulaires de Tanna présentèrent à nos yeux un exemple d’affection qui prouve que les passions et les bonnes qualités des hommes sont les mêmes dans chaque pays. Une petite fille d’environ huit ans, d’une physionomie intéressante, nous examinait furtivement entre les têtes des Indiens assis à terre. Dès qu’elle s’aperçut qu’on la regardait, elle alla en hâte se cacher dans la hutte. Je lui fis signe de revenir, et pour l’y engager, je lui montrai une pièce d’étoffe de Taïti ; mais je ne pus pas la déterminer à se rapprocher. Son père se leva, et à force de caresses il la ramena. Je pris la main de l’enfant, et je lui donnai l’étoffe avec de petits ornemens : la joie et le contentement se peignirent aussitôt sur le visage du père. » Nous restâmes parmi ces insulaires jusqu’au coucher du soleil ; ils chantèrent et firent des tours d’adresse pour nous plaire. À notre prière, ils décochèrent leurs traits en l’air et contre un but ; ils ne les lancent pas à une hauteur extraordinaire, mais ils tirent avec beaucoup d’adresse à peu de distance, comme on l’a déjà observé. À l’aide de leurs massues, ils paraient les dards de leurs antagonistes à peu près comme les Taïtiens. Ils nous dirent que toutes les massues qui ont un tranchant latéral comme une flamme se tirent de l’Île-Basse, qu’ils appellent Immer ; mais nous n’avons pas découvert si elles y sont fabriquées par les naturels, ou si l’île est déserte, et s’ils y vont seulement par occasion pour y ramasser des coquillages et couper du bois. » Avant notre départ des huttes, les femmes allumèrent différens feux dans l’intérieur et en dehors ; elles se mirent à apprêter leurs soupers. Les Indiens s’empressaient autour de ces feux ; il semblait que l’air du soir était un peu trop froid pour leurs corps nus. Plusieurs avaient à la paupière supérieure une tumeur que nous attribuâmes à la fumée dans laquelle ils sont toujours assis ; cette tumeur gênait tellement leur vue, qu’ils étaient obligés de pencher la tête en arrière, jusqu’à ce que l’œil fût dans une ligne horizontale avec l’objet qu’ils désiraient regarder : plusieurs petits garçons de cinq ou six ans avaient cette tumeur ; ce qui nous fit penser qu’elle se propage peut-être d’une génération à l’autre. » Quand nous arrivâmes au rivage, il ne s’y trouvait plus de naturels. La fraîcheur de la soirée fut délicieuse pour nous qui portions des vêtemens, et nous errâmes dans les bois solitaires jusqu’à la fin du crépuscule. Un nombre prodigieux de petites chauves-souris sortaient de chaque buisson, et voltigeaient autour de nous : nous essayâmes en vain d’en tuer ; nous ne les apercevions que lorsque nous en étions très-près, et alors nous les perdions tout de suite de vue. » Le 14 avril, nous partîmes plusieurs avec le capitaine Cook, pour aller reconnaître le volcan d’aussi près qu’il nous serait possible ; mais la grande distance et les alarmes des insulaires ne nous permirent point d’atteindre jusqu’à la montagne où il se trouve. Nous fîmes quelques expériences sur la chaleur des terres du voisinage ; le thermomètre fut enseveli entièrement dans la craie blanche d’où sortait la vapeur : après qu’il y eut resté une minute, il s’éleva à 210° ce qui est à peu près la chaleur de l’eau bouillante ; il fut à ce point tant que nous le tînmes dans le trou, c’est-à-dire l’espace de cinq minutes. Dès qu’on l’en sortit, il retomba sur-le-champ à 95°, et peu à peu à 80°, point où il était avant l’immersion. La hauteur perpendiculaire de la première solfatarre, au-dessus du niveau de la mer, est d’environ deux cent cinquante pieds. » Nous découvrîmes ailleurs une source d’eau chaude : on y plongea la boule du thermomètre, et le mercure s’éleva à 191° dans l’espace de cinq minutes. Nous ôtâmes ensuite le sable et les pierres à travers lesquelles l’eau coulait doucement dans la mer ; nous y replaçâmes l’instrument, de manière qu’il enfonçait au-dessus de la boule ; alors il monta derechef à 191°, et il y resta pendant plus de dix minutes. Nous jetâmes dans la source quelques coquillages ; ils furent cuits en deux ou trois minutes : une pièce d’argent, qui y avait resté plus d’une demi-heure, en sortit brillante et sans être ternie : le sel de tartre ne produisit sur l’eau aucun effet visible ; mais comme elle était un peu astringente au goût, nous en remplîmes une bouteille, et nous la fermâmes avec soin pour en faire des expériences plus exactes à mon retour. Nous vîmes beaucoup de petits poissons, seulement de deux pouces de long, qui sautillaient autour des rochers comme des lézards, auxquels ils ressemblaient : leurs nageoires pectorales faisaient l’office des pieds ; leurs yeux étaient placés près du sommet de la tête, comme pour les mettre en garde contre leurs ennemis quand ils sont hors de l’eau. Ces petits animaux amphibies étaient si agiles, que nous avions peine à les attraper ; ils faisaient aisément des sauts de trois pieds de long : ils appartiennent au genre des blennies. Le capitaine Cook, dans son premier voyage, remarqua la même espèce, ou une espèce semblable de poisson sut la côte de la Nouvelle-Hollande. Nous les vîmes une fois acharnés à détruire une couvée de petits grillons, qui semblaient être tombés d’une crevasse de rocher. » Le capitaine Cook vint de nouveau, le lendemain 18, examiner avec nous les sources chaudes à la marée basse, parce que les expériences de la veille avaient été faites durant le flot qui s’était approché à deux ou trois pieds de celle où l’on plongea le thermomètre, ce qui pouvait avoir contribué à refroidir l’eau : alors nous y plongeâmes le thermomètre, qui, en plein air, se tenait à 78° ; le vif argent ne s’éleva plus qu’à 187, après avoir été une minute et demie dans l’eau chaude : nous en conclûmes que d’autres causes influaient sur la chaleur relative de ces sources. Cette opinion se confirma de plus en plus en examinant une nouvelle source qui jaillissait sur la grande grève au sud. Là, au pied d’un rocher perpendiculaire formant une partie de la montagne à l’ouest, sur laquelle sont situées les solfatarres, l’eau chaude sort en bouillonnant à travers un sable noir, et court dans la mer. Dès que le thermomètre eut resté une minute dans cette source, il s’éleva à 202° et demi (ce qui est presque le degré de l’eau bouillante), et il se tint plusieurs minutes à ce point. Il paraît que le volcan échauffe ces sources, et qu’elles roulent leurs ondes sous terre jusqu’à ce qu’elles trouvent une issue. Selon toute apparence, le feu de cette montagne n’est pas toujours également violent, et il diminue peu à peu dans les intervalles entre les éruptions : les différentes parties peuvent avoir aussi différens degrés de chaleur, et les sources diverses, en traversant un espace plus long ou plus court, doivent perdre plus ou moins de leur chaleur primitive. Les solfatarres qui sont sur la colline, directement au-dessus de ces sources, ont, suivant moi, des communications avec elles, et la vapeur qui en sort à travers les crevasses souterraines est peut-être une portion de la même eau qui monte avant que la fraîcheur du terrain sur lequel elle est portée puisse la condenser en un fluide. » Comme nous n’attendions plus qu’un vent favorable pour partir, nous cherchâmes à bien employer le reste du temps. Un détachement nombreux descendit à terre ; mais chacun se sépara et alla de son côté. Je rencontrai beaucoup d’Indiens qui se rendaient au rivage ; ils sortirent tous du sentier pour me faire place, quoique je fusse sans compagnon, et aucun d’eux n’entreprit de m’offenser. Je fis seul plusieurs milles vers un canton que nous n’avions pas encore examiné. Des bocages très-épais cachaient le chemin que je suivis, et je n’apercevais que par intervalles les plantations qui couvraient la croupe de la colline. Je vis les naturels couper ou émonder des arbres, ou creuser la terre avec une branche qui leur tenait lieu de bêche, ou planter des ignames, etc. J’entendis aussi un homme qui, en travaillant, chantait à peu près sur le même ton que les chanteurs dont on a parlé plus haut. La perspective dont je jouissais approchait de celle de Taïti ; elle avait même un avantage, c’est que tout le pays, à une distance considérable autour de moi, présentait de petits monticules et des vallées spacieuses, toutes susceptibles de culture ; au lieu qu’à Taïti, des montagnes escarpées et sauvages s’élèvent tout à coup du milieu de la plaine, qui n’a nulle part deux milles de largeur. La plupart des plantations de Tanna sont en ignames, bananiers, eddoes et cannes à sucre. Toutes ces plantes, étant fort basses, permettent à l’œil d’embrasser une grande étendue de terrain. Des arbres touffus occupent çà et là des espaces solitaires, et produisent des scènes très-pittoresques. Le sommet de la colline plate, qui borde une partie de l’horizon, paraît festonné de petits bosquets ou les palmiers élèvent leurs têtes par-dessus les autres arbres. » Ceux qui savent jouir des beautés de la nature concevront le plaisir qu’on goûte à la vue de chaque petit objet minutieux en lui-même, mais important au moment où le cœur s’épanouit et qu’une espèce d’extase transporte les sens. On contemple alors avec ravissement la face sombre des terres préparées pour la culture, la verdure uniforme des prairies, les » On nous raconta au camp les détails de ce meurtre, et nous ne pûmes nous empêcher d’en gémir. Un insulaire avait voulu s’avancer au delà des limites que gardait la sentinelle ; probablement il n’était jamais venu sur cette grève, et ne connaissait point les défenses que nous nous étions permis de faire : le soldat de marine le repoussa durement parmi le reste de ses compatriotes, qui étaient déjà accoutumés à ce traitement injurieux, et qui s’y soumettaient : le nouveau venu refusa d’être dominé dans son propre pays par un étranger, et il se prépara à passer une seconde fois ces fatales bornes, uniquement peut-être pour montrer qu’il était le maître de marcher où il lui plaisait. La sentinelle l’ayant repoussé, il tendit son arc ; le soldat aussitôt lâcha son fusil, et tua un Indien qui se trouvait à côté du prétendu coupable. » Nous fûmes étonnés, le docteur Sparrman et moi, de la modération des insulaires, qui nous avaient laissé passer sans nous attaquer, lorsqu’ils pouvaient aisément venger sur nous l’assassinat d’un de leurs compatriotes. Nous nous rendîmes à bord avec le capitaine Cook, fort en peine de mon père, qui était toujours dans les bois, suivi d’un seul matelot : nous eûmes cependant le plaisir de le voir un quart d’heure après sain et sauf au milieu des soldats de marine qu’on avait laissés à terre pour garder nos futailles. Une chaloupe alla tout de suite le chercher : il avait été aussi bien traité des naturels que nous. » Ainsi une action détestable détruisit toutes les chimères de mon imagination. Les naturels, au lieu d’avoir meilleure opinion de nous que des autres étrangers, avaient droit de nous abhorrer davantage, puisque nous venions les exterminer sous le masque spécieux de l’amitié : quelques personnes de l’équipage regrettaient qu’au lieu d’expier ici les différens actes de violence que nous avions commis sur la plupart des îles durant le voyage, nous nous y fussions au contraire rendus coupables de la plus grande cruauté. Le capitaine Cook avait résolu de punir très-rigoureusement le soldat de marine pour avoir transgressé ses ordres positifs ; mais l’officier qui commandait à terre déclara que, sans avoir donné des ordres particuliers à la sentinelle, il lui en avait donné d’autres suivant lesquels la moindre menace de la part des naturels devait être punie de mort sur-le-champ. Le soldat sortit donc des fers, et le droit que s’appropriait l’officier sur la vie des insulaires passa pour incontestable. » Les productions de l’île sont le fruit à pain, les bananes, les cocos, un fruit ressemblant à la pêche qu’on nomme pavie, l’igname, la patate, la figue sauvage, un fruit pareil à l’orange, qui n’est pas mangeable, et quelques autres dont je ne sais pas le nom. Je ne puis douter que la noix muscade n’y croisse, car M. Forster en trouva une dans le gésier d’un pigeon qu’il venait de tuer. Les fruits à pain, les cocos et les bananes n’y sont pas si abondans ni si bons qu’à Taïti ; mais les cannes à sucre et les ignames s’y trouvent en plus grande quantité, plus gros et meilleurs. Un de ces ignames pesait cinquante-six livres. Les cochons ne parurent point rares ; nous ne vîmes pas beaucoup de poules ; ce sont les seuls animaux domestiques qu’aient les habitans. Les oiseaux de terre n’y sont pas à beaucoup près si nombreux qu’aux îles de la Société ; mais on y trouve de petits oiseaux du plus joli plumage, et dont l’espèce nous était inconnue. Les arbres et les plantes qui croissent sur cette terre sont aussi variés dans leurs espèces que dans aucune des îles où nos botanistes ont eu le temps d’herboriser. » Parmi les plantes dont sont remplis les bois, un grand nombre étaient nouvelles pour nous, et d’autres croissent aux îles des Indes orientales. Les terres cultivées en contiennent en outre quarante espèces inconnues aux îles de la Société et des Amis. » Je crois que ces insulaires vivent principalement du produit de la terre, et que la mer contribue peu à leur subsistance. Cela vient-il de ce que leur côte n’est pas poissonneuse, ou de la maladresse de leurs pêcheurs ? Je n’ai vu dans l’île aucune espèce de filet, ni aucun habitant pêcher ailleurs que sur les récifs ou le long du rivage du port, où ils épiaient le poisson qui passait à leur portée pour le darder ; ils montrent de la dextérité à cet exercice. Ils admiraient notre manière de prendre le poisson avec la seine. » Les coquillages sont rares sur la côte. Les habitans vont en chercher sur les autres îles ; ils mettent quelque prix aux grandes nacres de perle. » Dans les commencemens nous pensions que les naturels de cette île, ainsi que ceux d’Irromanga, étaient une race intermédiaire entre celle des îles des Amis et celle de Mallicolo ; mais, en les observant plus particulièrement, nous fûmes convaincus qu’ils n’ont presque aucune affinité ni avec les uns ni avec les autres, à l’exception de leurs cheveux, qui diffèrent peu de ceux des insulaires de Mallicolo. Ces cheveux, noirs chez les uns, et bruns chez les autres, sont crépus et frisés. Nous en avons remarqué quelques-uns jaunâtres à la pointe. Ils les séparent en petites mèches, autour desquelles ils roulent l’écorce mince d’une plante, jusqu’à un pouce de l’extrémité ; et à mesure que les cheveux croissent, ils continuent de rouler l’écorce autour ; ce qui fait l’effet d’un paquet de cordelettes qui leur pendent de la tête. » Ils portent leur barbe courte : elle est forte et épaisse. Les femmes ont généralement des cheveux courts, ainsi que les jeunes gens jusqu’à l’âge de virilité. Nous avons vu des hommes et des femmes qui avaient des cheveux comme les nôtres ; mais on s’apercevait aisément qu’ils étaient d’une autre race ; et je crois qu’on nous fit entendre qu’ils venaient d’Erronam. C’est à cette île qu’appartient une des deux langues qu’ils parlent, et qui est presque la même que celle des habitans des îles des Amis. Il est très-probable que c’est de ces îles qu’Erronam a tiré ses habitans, et que, par une longue communication avec Tanna et les autres terres voisines, chaque île a appris la langue de l’autre. » Celle que parlent les habitans de Tanna, ceux d’Irromanga et d’Anatom, leur est particulière. Elle diffère de celle de toutes les autres îles, et n’a aucune affinité avec celle de Mallicolo ; de sorte qu’il paraît que la population de ces trois îles formé une nation absolument distincte. Mallicolo, Épi, etc., sont des noms qui leur étaient inconnus ; ils n’avaient même jamais entendu parler de l’île Sandwich, qui est bien moins éloignée. Je me donnai assez de peine pour savoir jusqu’où s’étendaient leurs connaissances géographiques, et je trouvai qu’elles ne passaient pas les bornes de leur horizon. » Ces insulaires sont d’une médiocre stature et minces de taille ; on en voit beaucoup de petits, peu de gros ou de robustes, et ils sont bien de figure ; mais on remarque rarement à Tanna ces beaux traits si communs parmi les insulaires des îles de la Société, des Amis et des Marquésas. Je n’ai pas trouvé un seul homme gras ; ils sont tous pleins de vivacité et de feu ; ils ont le nez large, les yeux pleins et doux. La physionomie de la plupart est ouverte, mâle et prévenante. Ils sont, comme les peuples des tropiques, agiles et dispos ; ils excellent à manier leurs armes, et montrent de l’aversion pour le travail ; jamais ils ne voulurent nous aider en quelque ouvrage que ce fût, tandis que les habitans des autres îles s’en faisaient un plaisir : leur penchant pour l’oisiveté se manifeste surtout par la manière indigne dont ils traitent les femmes, qui ne sont proprement que des bêtes de somme. J’en ai vu marcher une ayant un gros paquet et un enfant sur le dos, et un autre paquet sous le bras, tandis qu’un jeune homme, qui allait devant elle, ne tenait à la main qu’une massue ou une lance. Nous avons fréquemment observé le long de la plage, sous l’escorte d’un certain nombre d’hommes armés, de petits troupeaux de femmes chargées de fruits et de racines ; mais rien n’est plus rare que de rencontrer des hommes portant des fardeaux. » Je ne dirai pas que les femmes y sont belles ; mais je pense qu’elles sont assez jolies pour les habitans, et qu’elles le sont trop pour l’usage qu’ils en font ; elles ne portent qu’une corde autour des reins, et quelques brins de paille qui y sont attachés devant et derrière. Les deux sexes sont d’une couleur très-bronzée, mais non pas noire ; ils n’ont même aucun trait des nègres ; ils paraissant plus bruns qu’ils ne le sont naturellement, parce qu’ils se peignent le visage avec un fard ; ils usent aussi d’un fard rouge, et d’une troisième sorte brunâtre, ou d’une couleur entre le rouge et le noir. Ils se mettent de larges couches de tous ces fards, non-seulement sur le visage, mais encore sur le cou, les épaules et la poitrine. Pour appliquer ces peintures, ils se servent d’huile de coco ; ils se font des barres obliques de deux ou trois pouces de large ; ils emploient rarement la couleur blanche ; mais ils couvrent quelquefois une moitié du visage de rouge, et l’autre moitié de noir. » Les hommes n’ont d’autre vêtement qu’une ceinture et un pagne, qu’ils placent d’une manière aussi indécente que les habitans de Mallicolo. Les femmes s’enveloppent aussi d’une pièce d’étoffe qui les couvre de la ceinture aux genoux, en forme de jupe, et cette étoffe est de fibres de bananiers. Les enfans prennent ces feuilles à l’âge de six ans. » Une espèce de pierre argileuse, mêlée avec des morceaux de craie, forme la plupart des rochers que nous examinâmes. Elle est communément d’une couleur brune ou jaunâtre, et se trouve en couches presque horizontales d’environ six pouces d’épaisseur. En plusieurs endroits, nous observâmes une pierre noire, tendre, composée des cendres et des schörls vomis par le volcan, mêlée d’argile ou d’une sorte de tripoli. Cette substance est placée quelquefois en couches alternatives avec la pierre noire. Le même sable volcanique, mêlé au terreau végétal, forme le sol le meilleur de l’île, où, comme je l’ai déjà dit, tous les végétaux croissent en abondance. Le volcan qui brûle sur l’île modifie sans doute beaucoup ces productions minérales, et nous aurions peut-être fait des observations nouvelles dans cette partie, si les naturels ne nous avaient pas empêchés constamment de l’examiner. Nous avons trouvé le soufre natif dans la terre blanche qui couvre les solfatarres d’où s’élèvent les vapeurs aqueuses : cette terre est très-alumineuse, et peut-être imprégnée de particules de sel. Nous avons aussi remarqué près de ces endroits un bolus rouge et une pierre blanche séléniteuse, dont les naturels ornent les cartilages de leurs narines. Nous y avons vu des échantillons de grosses laves ; mais comme nous n’avons jamais approché du volcan, nous n’en avons pas trouvé en grande quantité. » Le 21 août au soir nous fîmes route à l’est, et après avoir reconnu qu’au-delà de l’île d’Erronam ou Toutana, il n’y avait plus de terre, nous retournâmes au sud, et nous ne vîmes rien non plus dans cette direction. La côte méridionale de Tanna nous parut très-escarpée, mais sans brisans. Nous tournâmes alors au nord-est, et nous vîmes les hautes terres d’Irromanga, puis Sandwich, et Mallicolo, dont nous aperçûmes ainsi les côtes opposées à celles que nous avions prolongées en allant au sud. » Nous passâmes ensuite par le détroit entre Mallicolo et la Tierra del Spiritu Santo de Quiros, et je fis reconnaître la baie à laquelle ce grand navigateur a donné le nom de Saint-Jacques et Saint-Philippe. Nous aperçûmes dans des pirogues les insulaires, qui ressemblaient assez à ceux que nous avions vus dans cet archipel. » Telles furent nos découvertes dans ce point du globe que nous avons désigné sous le nom de Nouvelles-Hébrides. Ce groupe d’îles, que nous avons examiné rapidement en quarante-six jours, semble mériter l’attention des navigateurs à venir, surtout de ceux qu’on enverra faire des découvertes dans les différentes parties des sciences : on ne prétend pas dire qu’ils y trouveront l’argent et les perles dont Quiros était obligé de parler, pour engager une cour intéressée et avare à favoriser ses grandes et nobles entreprises. Ces petits mensonges ne sont pas nécessaires depuis que plusieurs monarques de l’Europe ont appris au genre humain qu’ils peuvent ordonner des expéditions uniquement afin de hâter les progrès des connaissances humaines. Ils ont reconnu que les sommes prodiguées par leurs prédécesseurs à de vils courtisans suffisaient pour produire une révolution nouvelle et importante dans l’état des sciences, qui, avec peu de dépenses, peuvent triompher des obstacles sans nombre que leur opposent l’ignorance, l’envie et la superstition. Les productions naturelles des Nouvelles-Hébrides, sans parler des richesses artificielles, sont dignes seules de l’attention des voyageurs. » Au lever du soleil, le 1ᵉʳ. septembre 1774, après avoir couru la nuit au sud-ouest, nous perdîmes toute terre de vue. Le vent continuant de régner dans la partie du sud-est, nous poursuivîmes notre route au sud-ouest. » On aperçut, le 4, une terre que Cook nomma le cap Colnett, nom du volontaire qui la découvrit le premier. Ensuite on vit plus distinctement une longue côte et un canal dans lequel on crut pouvoir entrer afin d’accoster la terre. Je voulais y attérir, dit Cook, non-seulement pour la reconnaître, mais plus encore pour avoir occasion d’y observer une éclipse de soleil qui devait bientôt arriver. Dans ce dessein, je fis mettre le vaisseau en travers, et je chargeai deux canots armés d’aller sonder le canal ; sur ces entrefaites, dix à douze grandes pirogues à la voile n’étaient qu’à une petite distance de nous. Toute la matinée nous les avions vues partir de différens endroits du rivage : quelques-unes s’étaient arrêtées près des récifs, où nous supposâmes qu’elles s’occupaient à la pêche. Aussitôt qu’elles furent rassemblées, elles s’avancèrent toutes à la fois sur le vaisseau, et elles en étaient assez près quand nous mîmes dehors nos canots, qui probablement les alarmèrent ; car, sans arrêter, elles allèrent vers un récif, et nos bateaux les suivirent. Nous reconnûmes alors que ce que nous avions pris pour des ouvertures dans la côte n’était qu’une terre basse sans interruption. On peut en excepter l’extrémité occidentale, qui formait une île connue sous le nom de Balabéa, ainsi que nous l’apprîmes ensuite. » Les canots nous ayant fait le signal pour le passage, et l’un d’eux s’étant placé près de la pointe et au vent du récif, nous entrâmes dans le canal ; sur notre route, nous prîmes à bord l’autre canot. L’officier qui le commandait m’informa que la mer où nous devions passer avait seize et quatorze brasses d’eau, fond de sable fin, et qu’il avait abordé deux pirogues, dont les Indiens s’étaient montrés obligeans et civils ; ils lui offrirent quelques poissons, et en échange il leur présenta des médailles, etc. Dans une des pirogues était un jeune homme fort et robuste, que nous prîmes pour un chef ; ses camarades lui donnaient tout ce qu’ils recevaient. » À peine eut-on mouillé l’ancre, que nous fûmes environnés d’une foule d’Indiens qui nous avaient suivis dans seize ou dix-huit pirogues, et dont la plupart étaient sans armes. Ils n’osèrent pas d’abord accoster le vaisseau ; mais bientôt nous leur inspirâmes la confiance de s’approcher assez pour recevoir des présens. Nous les leur descendions au bout d’une corde, à laquelle ils attachaient en échange des poissons tellement gâtés, que l’odeur en était insupportable ; ce qui était déjà arrivé dans la matinée. Ces échanges formant entre nous une sorte de liaison, deux Indiens hasardèrent de monter à bord, et bientôt les autres remplirent le vaisseau. Quelques-uns s’assirent à table avec nous. La soupe aux pois, le bœuf et le porc salés étaient des mets qu’ils n’eurent pas la curiosité de goûter ; mais ils mangèrent des ignames que nous avions encore, et qu’ils nommèrent oubi. Ce nom diffère peu d’oufi, ainsi qu’on les appelle dans la plupart des îles, à l’exception de Mallicolo. Comme toutes les nations que nous avions récemment visitées, ces Indiens sont presque nus ; à peine se couvrent-ils les parties naturelles d’une espèce de pagne, telle qu’on en porte à Mallicolo. Ils furent curieux d’examiner tous les coins du vaisseau, qui leur causait une extrême surprise. Les chèvres, les cochons, les chiens et les chats leur étaient si inconnus, qu’ils n’avaient pas même de termes pour les nommer. Ils paraissaient faire un grand cas des clous et des pièces d’étoffe, parmi lesquelles les rouges étaient les plus estimées. » Après le dîner nous allâmes à terre avec deux canots armés. Un de ces insulaires, qui s’était attaché à moi de son propre mouvement, nous accompagnait. Nous débarquâmes sur une plage sablonneuse en présence d’un grand nombre d’habitans qui s’étaient rassemblés pour nous voir ; aussi nous reçurent-ils avec des démonstrations de joie et cette surprise naturelle à un peuple qui voit des hommes et des objets dont il n’a pas encore d’idée. Je fis des dons aux insulaires que me présenta mon nouvel ami, et qui étaient ou des vieillards, ou des gens de considération ; mais il ne marqua aucun égard pour quelques femmes placées derrière la foule, et il me retint la main lorsque je voulus leur donner des grains de verroterie et des médailles. Nous retrouvâmes ici le même chef qu’on avait vu le matin dans une des pirogues. Il se nommait Téabouma, comme nous l’apprîmes alors ; nous ne fûmes pas à terre dix minutes, qu’il fit faire silence. Tout le peuple lui ayant donné cette marque d’obéissance, il prononça un petit discours. À peine eut-il fini qu’un autre chef imposa silence à son tour, et parla. Ces harangues étaient composées de phrases courtes, à chacune desquelles deux ou trois vieillards répondaient par des branlemens de tête et une espèce de murmure, sans doute en signe d’applaudissement ; peut-être aussi qu’il proposait des questions auxquelles on lui répondait. Il nous était impossible de deviner le sens de ces harangues, qui, nous étant adressées, ne contenaient vraisemblablement rien que de favorable pour nous. Tout le temps que ces chefs parlèrent j’observai le peuple, et je ne vis rien qui dût nous inspirer de la défiance. » Nous nous mêlâmes ensuite dans la foule pour les mieux examiner ; plusieurs qui paraissaient affectés d’une espèce de lèpre, avaient les jambes et les bras prodigieusement gros : ils étaient absolument nus, si on en excepte un cordon qu’ils portaient autour de leur ceinture et un second autour de leur cou. Le petit morceau d’étoffe d’écorce de figuier qu’ils replient quelquefois autour de la ceinture, ou qu’ils laissent flotter, mérite à peine le nom d’une couverture ; il ne sert pas plus de voile que celui des Mallicolais ; et, aux yeux des Européens, il était plutôt malhonnête que décent. Chaque habitant de cette île, ainsi que les naturels de Tanna et de Mallicolo, était une figure ambulante du dieu Priape. Les idées de modestie sont différentes dans chaque pays, et changent aux différentes époques de la civilisation. Lorsque tous les hommes vont nus comme à la Nouvelle-Hollande, où par pudeur on ne porte pas le moindre vêtement, on se regarde avec autant de simplicité que si on était vêtu. Les habits à la mode et les armures des quinzième et seizième siècles, dans toutes les cours d’Europe, passeraient à présent pour fort indécens. Qui osera dire qu’il y avait alors moins de modestie qu’aujourd’hui ? » Cette même pièce d’étoffe que les habitans de la Nouvelle-Calédonie contournent d’une manière si indécente, est souvent d’une telle longueur, qu’ils en attachent l’extrémité à la corde qui est autour de leur cou : plusieurs portaient à cette corde de petits grains d’une pierre néphrétique d’un vert pâle, qui est de la même espèce que celle de Tanna, et presque semblable à celle de la Nouvelle-Zélande ; quelques-uns avaient sur leur tête des bonnets cylindriques noirs, d’une natte très-grossière, entièrement ouverts aux deux extrémités, et de la forme d’un bonnet de hussard : ceux des chefs étaient ornés de petites plumes rouges ; de longues plumes noires de coq en décoraient la pointe. À leurs oreilles, dont l’extrémité est étendue jusqu’à une longueur prodigieuse, et dont tout le cartilage est fendu comme à l’île de Pâques, ils suspendent une grande quantité d’anneaux d’écaille de tortue, ainsi que les insulaires de Tanna, et ils mettent dans le trou un rouleau de feuilles de canne à sucre. Ils sont d’une grande stature et bien proportionnés, d’une figure intéressante, et d’un châtain foncé ; ils ont la barbe et les cheveux noirs, et si frisés, que plusieurs individus paraissent laineux. » Dès que je leur eus fait entendre que nous avions besoin d’eau, les uns nous montrèrent l’est, et d’autres l’ouest. Mon ami se chargea de nous conduire, et s’embarqua avec nous. Nous rangeâmes la côte vers l’est l’espace d’environ deux milles, et nous la vîmes presque partout couverte de mangliers. Nous entrâmes à travers ces arbres dans une crique étroite, ou rivière, qui nous porta au pied d’un petit village au-dessus des mangliers ; là nous débarquâmes, et l’on nous montra une source d’eau douce. Le sol des environs était très-bien cultivé, planté de cannes à sucre et de bananiers, d’ignames et d’autres racines, et arrosé par de petits canots conduits avec art depuis le principal ruisseau qui avait sa source dans la montagne. Du milieu de ces belles plantations s’élevaient des cocotiers dont les rameaux épais ne paraissaient pas fort chargés de fruits. Nous entendîmes le chant des coqs, mais nous n’en vîmes aucun. Les habitans cuisaient alors des racines dans une jarre de vingt à trente pintes ; nous ne doutâmes point que ce vase de terre ne fût de leur propre fabrique. Comme nous remontions la crique, M. Forster tira un canard qui volait au-dessus de nous ; ce fut le premier usage que ce peuple nous vit faire de nos armes. Mon ami le demanda ; et quand nous mîmes à terre, il raconta à ses compatriotes de quelle manière cet oiseau avait été tué. » M. Forster répéta la même expérience, afin de leur donner par ces innocens moyens une idée de notre puissance. La rivière n’ayant pas plus de quarante pieds de large, nous débarquâmes sur ses bords, élevés d’environ deux pieds au-dessus de l’eau. Nous y vîmes des familles d’insulaires, : les femmes et les enfans vinrent familièrement autour de nous, sans montrer la moindre marque de défiance ou de mauvaise volonté. Le teint des femmes était en général de la même couleur que celui des hommes, et leur stature moyenne ; quelques-unes étaient grandes, leurs formes un peu grossières et robustes. À voir leur vêtement qui les défigurait beaucoup, on les croyait accroupies ; c’était un jupon court, composé de filamens ou de cordelettes d’environ huit pouces de long, repliées plusieurs fois autour de la ceinture ; les cordelettes étaient placées les unes au-dessus des autres, en différentes rangées qui formaient autour du corps une espèce de couverture de chaume qui ne cachait pas plus d’un tiers de la cuisse ; elles étaient quelquefois teintes en noir ; mais communément les extérieures étaient seules de cette couleur, tandis que les autres étaient couleur de paille sale. Ces femmes portaient, de même que les hommes, des coquillages et des morceaux de jade comme pendans d’oreilles ; d’autres avaient trois lignes noires qui se prolongeaient longitudinalement de la lèvre inférieure jusqu’au bas du menton. Ce tatouage avait été fait de la même manière qu’aux îles des Amis et de la Société. » Le 6 nous eûmes la visite de quelques centaines d’Indiens ; les uns arrivaient dans des pirogues, et les autres à la nage ; ils avaient dans chacune des feux qui brûlaient sur des pierres. Bientôt les ponts et toutes les parties du vaisseau en furent pleins. Mon ami, qui était du nombre, m’apporta des racines ; tous les autres n’avaient avec eux aucune sorte de provisions. Des femmes accompagnaient les hommes ; mais elles ne vinrent point à bord. Quelques-uns qui étaient armés de massues et de dards, échangèrent ces armes pour des clous, des pièces d’étoffe, etc. Après le déjeuner, j’envoyai deux canots armés aux ordres du lieutenant Pickersgill, pour découvrir une source d’eau douce ; car celle que nous avions trouvée le jour précédent ne pouvait nous convenir en aucune manière. Dans le même temps, M. Wales et le lieutenant Clerke, allèrent sur la petite île faire les préparatifs nécessaires pour observer l’éclipse de soleil qui devait arriver l’après-midi. M. Pickersgill revint bientôt à bord pour m’informer qu’il y avait sur la petite île un ruisseau d’eau douce, où les canots arriveraient très-commodément : aussitôt on mit la chaloupe en mer pour remplir les futailles, et je me rendis ensuite sur l’île, afin d’être un des observateurs. » L’éclipse commença vers une heure après midi ; des nuages ne nous permirent point d’en observer le commencement, et nous perdîmes le premier contact : nous fûmes plus heureux pour la fin. » La latitude de l’île on du lieu de l’observation est de 20° 17′ 39″ sud ; la longitude de 164° 41′ 21″ à l’est. Nos observations finies, nous retournâmes à bord, où était le chef Téabouma, qui bientôt après quitta le vaisseau sans que je m’en aperçusse, et par-là perdit le présent que je voulais lui faire. » Ayant le 6 mis à terre à l’endroit où nous débarquâmes la veille, nous longeâmes la grève, qui était sablonneuse et bornée par un hallier épais ; nous atteignîmes bientôt une cabane, d’où des plantations se prolongeaient derrière la grève et le bois : nous parcourûmes ensuite un canal qui arrosait les plantations, mais dont l’eau était très-saumâtre. De là nous gravîmes une colline qui était près de nous, et où le pays paraissait changé ; la plaine était revêtue d’une couche légère de sol végétal sur lequel on avait répandu des coquilles et des coraux brisés pour le marner, parce qu’il était très-sec. L’éminence, au contraire, était un rocher composé de gros morceaux de quartz et de mica ; il y croissait des herbes d’environ deux ou trois pieds de haut ; mais elles étaient fréquemment très-clair-semées ; et à quarante-cinq ou soixante pieds les uns des autres, nous vîmes de grands arbres noirs à la racine, qui avaient une écorce parfaitement blanche, et des feuilles longues et étroites comme nos saules. Ils étaient de l’espèce que Linné appelle melaleuca leucadendra, et Rumphius, arbor alba. Ce dernier écrivain dit que les habitans des Moluques tirent l’huile de cayputi des feuilles, qui sont extrêmement odorantes ; on n’apercevait pas le moindre arbrisseau sur cette colline, et la vue se portait fort loin, sans être interceptée par les bois. Nous distinguâmes de là une ligne d’arbres et d’arbustes touffus qui se prolongeaient du bord de la mer vers les montagnes. » Nous gagnâmes bientôt le ruisseau où l’on remplissait nos futailles. Les bords étaient garnis de mangliers, au delà desquels un petit nombre d’autres plantes et d’arbres occupaient un espace de quinze ou vingt pieds, où une couche de terreau végétal humide produisait un gazon de la plus belle verdure sur laquelle l’œil aimait à se reposer après avoir contemplé un canton brûlé et stérile. Les arbrisseaux et les arbres qui bordaient la côte nous offrirent des richesses en histoire naturelle. Nous trouvâmes des plantes inconnues, et nous y vîmes une grande variété d’oiseaux de différentes classes qui, pour la plupart, étaient entièrement nouveaux ; mais le caractère des naturels, et leur conduite amicale à notre égard, nous causèrent plus de plaisir que tout le reste : le nombre de ceux que nous aperçûmes était peu considérable, et leurs habitations très-éparses : nous rencontrions communément deux ou trois maisons situées près les unes des autres sous un groupe de figuiers élevés, dont les branches étaient si bien entrelacées, que le ciel se montrait à peine à travers le feuillage : une fraîcheur agréable entourait toujours les cabanes. Cette charmante position leur procurait un autre avantage, car des milliers d’oiseaux voltigeaient continuellement au sommet des arbres, où ils se mettaient à l’abri des rayons brûlans du soleil. Le ramage de quelques grimpereaux produisait un concert charmant, et causait un vif plaisir à tous ceux qui aiment cette musique simple. Les habitans eux-mêmes s’asseyaient communément au pied de ces arbres, qui ont une qualité remarquable : de la partie supérieure de la tige ils poussent de larges racines, aussi rondes que si elles étaient faites au tour : elles s’enfoncent en terre à dix, quinze et vingt pieds de l’arbre, forment un cordeau très-droit, extrêmement élastique, et aussi tendu que la corde d’un arc au moment que le trait va partir. Il paraît que c’est de l’écorce de ces arbres que les habitans tirent les petits morceaux d’étoffe qui leur servent de pagnes. » Ils nous apprirent quelques mots de leur langue, qui n’avait aucun rapport avec celle des autres îles. Leur caractère était doux et pacifique, mais très-indolent : ils nous accompagnaient rarement dans nos courses. Si nous passions près de leurs huttes, et si nous leur parlions, ils nous répondaient ; si nous poursuivions notre route sans leur adresser la parole, ils ne faisaient pas attention à nous. Les femmes étaient cependant un peu plus curieuses ; elles se cachaient dans des buissons écartés pour nous observer ; mais elles ne consentaient à venir près de nous qu’en présence des hommes. » Ils ne parurent ni fâchés ni effrayés de nous voir tuer des oiseaux à coups de fusil ; au contraire, quand nous approchions de leurs maisons, les jeunes gens ne manquaient pas de nous en montrer, pour avoir le plaisir de les voir tirer ; il semble qu’ils étaient peu occupés à cette saison de l’année ; ils avaient préparé la terre et planté des racines et des bananes dont ils attendaient la récolte l’été suivant ; c’est peut-être pour cela qu’ils étaient moins en état que dans un autre temps de vendre leurs provisions ; car d’ailleurs nous avions lieu de croire qu’ils connaissent ces principes d’hospitalité qui rendent les insulaires du grand Océan si intéressans pour les navigateurs. » Ce même soir, vers les sept heures, mourut notre boucher, homme estimé dans le vaisseau ; en tombant, le jour précédent, du haut de l’écoutille, il s’était blessé mortellement. » Le 7, de très bonne heure, le piquet de l’aiguade et un détachement de soldats de marine aux ordres d’un officier furent envoyés à terre. Bientôt après je m’embarquai avec plusieurs autres personnes pour prendre une vue générale du pays. Dès que nous fûmes à terre, nous fîmes comprendre notre dessein aux insulaires, et deux d’entre eux s’offrirent pour nous servir de guides ; ils nous conduisirent sur les montagnes par des chemins assez praticables. Dans la route, nous rencontrâmes des Indiens qui pour la plupart vinrent avec nous ; de sorte que notre cortége se trouva enfin très-nombreux. Quelques-uns parurent désirer que nous retournassions sur nos pas ; mais nous n’eûmes aucun égard à leurs signes, et nous ne remarquâmes point qu’ils fussent mécontens de nous voir poursuivre notre route. Après avoir atteint le sommet d’une des montagnes, nous aperçûmes en deux endroits, entre quelques montagnes avancées, la mer à un côté opposé à celui où nous avions mouillé, c’est-à-dire au sud-ouest de la terre. Cette découverte nous était d’autant plus utile, qu’elle nous faisait juger de la largeur de l’île, qui dans cette partie, n’excédait pas dix lieues. » Parmi ces montagnes avancées et la chaîne sur laquelle nous étions est une grande vallée dans laquelle serpente une rivière. Ses bords sont ornés de diverses plantations et de quelques villages dont nous avions rencontré les habitans sur notre route, et que nous trouvâmes en plus grand nombre au sommet de la chaîne ; d’où vraisemblablement ils observaient le vaisseau. La plaine ou le terrain uni qui s’étend le long de la rive de notre mouillage se présentait, à cette hauteur, sous l’aspect le plus avantageux : les sinuosités des ruisseaux qui l’arrosent, des plantations, de petits villages, la variété des groupes dans les bois, et les îlots au pied de la côte diversifiaient tellement la scène, qu’il n’est pas possible d’imaginer un ensemble plus pittoresque. Sans le sol fertile des plaines et des flancs des collines, la contrée entière n’offrirait qu’un point de vue triste et stérile. Les montagnes et d’autres endroits élevés ne sont pour la plupart susceptibles d’aucune culture. Ce ne sont proprement que des masses de rochers dont plusieurs renferment des minéraux. Le peu de terre qui les couvre est desséché, ou brûlé par les rayons du soleil ; cependant il y croît une herbe grossière et d’autres plantes, et çà et là s’élèvent des arbres et des arbustes. Le pays, en général, ressemble beaucoup à quelques cantons de la Nouvelle-Hollande situés sous le même parallèle : plusieurs des productions naturelles paraissent y être les mêmes, et les forêts y manquent de broussailles comme dans cette île. Les récifs sur la rive, et d’autres objets de ressemblance frappèrent tous ceux qui avaient vu les deux pays. Nous observâmes que toute la côte nord-est était remplie d’écueils et de brisans qui s’étendent au delà de l’île de Balabéa à perte de vue. Après avoir fait toutes ces remarques, nos guides ne se souciant pas d’aller plus loin, nous descendîmes les montagnes par un chemin différent de celui que nous avions suivi pour y monter. Ce dernier nous conduisit dans la plaine, à travers des plantations dont la distribution très-judicieuse annonçait beaucoup de soin et de travail. On voyait des champs en jachère, quelques-uns récemment défrichés, et d’autres qui depuis long-temps étaient en état de culture, et qu’on recommençait à fouiller. J’ai observé que la première chose qu’ils font pour défricher un terrain, c’est de mettre le feu aux herbes qui en couvrent la surface. Ils ne connaissent d’autres moyens pour rendre au sol épuisé sa première fertilité que de le laisser quelques années en jachère. Cet usage est général chez tous les peuples de cette mer. Ils n’ont aucune idée des engrais ; du moins je n’en ai jamais vu d’employés. » Le rocher, partout de la même nature, était un mélange d’une espèce de mica et de quartz, dont la teinte rougeâtre plus ou moins foncée provenait de particules ferrugineuses. À mesure que nous avancions vers le haut des montagnes, la grosseur et la hauteur des arbres diminuaient, excepté dans quelques vallées profondes, où coulaient de petits ruisseaux qui fertilisaient tellement le terrain, que les plantes y croissaient avec vigueur. Près du sommet d’une colline, nous nous arrêtâmes pour examiner des pieux fichés çà et là en terre : des branchages et des arbres secs traversaient ces pieux. Les naturels nous dirent qu’ils enterraient les morts sur cette colline, et que les pieux indiquaient les endroits où ils avaient déposé les corps. Les insulaires nous voyant d’ailleurs fatigués de la chaleur excessive, et altérés, nous apportèrent des cannes à sucre ; mais je ne puis pas concevoir comment ils purent les trouver sitôt, car nous n’en aperçûmes point, et rien ne nous donna lieu de penser qu’il en croissait dans le voisinage. Les sommets des collines, presque entièrement stériles, offraient toujours la même espèce de pierre ; ce qui semble indiquer que la Nouvelle-Calédonie contient des minéraux précieux : leur hauteur ne paraît pas fort considérable ; elle doit être inférieure à celle de la montagne de la Table, au cap de Bonne-Espérance, qui, suivant l’abbé de La Caille, est de trois mille trois cent cinquante pieds du Rhin. » À midi, nous étions de retour de cette excursion : l’un de nos guides nous avait quittés, mais nous retînmes les autres à bord pour dîner, et nous récompensâmes leur fidélité à peu de frais. Nous trouvâmes un grand nombre de naturels qui examinaient chaque partie du vaisseau, et qui vendaient leurs massues, leurs piques et leurs ornemens. L’un d’eux était prodigieusement grand ; il paraissait avoir au moins six pieds cinq pouces : le bonnet noir cylindrique qu’il portait l’exhaussait encore de huit pouces. » Ils commençaient à recevoir dans le commerce nos grands clous ; mais, voyant les taquets et les anneaux de fer auxquels les cordages étaient attachés, ils montrèrent un grand désir d’en avoir. Ils n’essayèrent jamais de nous voler la moindre bagatelle, et ils se comportèrent avec beaucoup d’honnêteté. Plusieurs vinrent à la nage de la côte, éloignée de plus d’un mille : ils tenaient d’une main leur morceau d’étoffe brune hors de l’eau, et de l’autre ils fendaient les flots en élevant une pique ou massue, qui n’était pourtant pas de casuarina, parce que cette espèce est trop pesante pour être portée de cette manière. » L’après-midi, Forster continua ses courses. Nous trouvâmes, dit-il, sur la grève une grande masse irrégulière de rochers de dix pieds cubes, d’une amphibole d’un grain serré, étincelant partout de grenats un peu plus gros que des têtes d’épingles ; cette découverte nous persuada davantage que cette île renferme des minéraux précieux : dans la partie que nous avions déjà reconnue, elle différa de toutes celles que nous avions examinées en ce qu’elle n’offrait point de productions volcaniques. Après nous être enfoncés dans les bois très-épais qui bordent la côte de toutes parts, nous y rencontrâmes de jeunes arbres à pain qui n’étaient pas encore assez gros pour porter du fruit ; mais ils semblaient être venus sans culture : ce sont peut-être des arbres indigènes dans cette île. J’y recueillis aussi une espèce de fleur de la passion : on croyait que cette fleur ne se trouvait qu’en Amérique. Je me séparai de mes compagnons : je parvins à un chemin creux et sablonneux, rempli des deux côtés de liserons et d’arbrisseaux odorans, et qui paraissait avoir été le lit d’un torrent ou d’un ruisseau : il me conduisit à un groupe de deux ou trois buttes environnées de cocotiers. À l’entrée de l’une d’elles j’observai un homme assis, tenant sur son sein une petite fille de huit ou dix ans dont il examinait la tête : il fut d’abord surpris de me voir ; mais, reprenant bientôt sa tranquillité, il continua son opération : il avait à la main un morceau de quartz transparent ; et comme l’un des bords de ce quartz était tranchant, il s’en servait au lieu de ciseaux pour couper les cheveux de la petite fille. Je leur donnai à tous les deux des grains de verroterie noire, dont ils semblèrent fort contens. Je me rendis alors aux autres cabanes, et j’en trouvai deux placées si près l’une de l’autre, qu’elles renfermaient un espace d’environ dix pieds carrés, entouré en partie de haies. Trois femmes, l’une d’un moyen âge, la seconde et la troisième un peu plus jeunes, allumaient du feu sous un grand pot de terre : dès qu’elles m’aperçurent, elles me firent signe de m’éloigner ; mais, voulant connaître leur méthode d’apprêter les alimens, je m’approchai. Le pot était rempli d’herbes sèches et de feuilles vertes, dans lesquelles elles avaient enveloppé de petits ignames : ces racines sont donc cuites dans ce pot à peu près de la même manière qu’à Taïti, dans un trou rempli de terre et de pierres chaudes. Ce fut avec peine qu’elles me permirent d’examiner leur pot ; elles m’avertirent de nouveau par signes de m’en aller ; et, montrant les cabanes, elles remuèrent leurs doigts à différentes reprises sous leur gosier : je jugeai que, si on les surprenait ainsi seules dans la compagnie d’un étranger, on les étranglerait ou on les tuerait. Je les quittai donc, et je jetai un coup d’œil furtif dans les cabanes, qui étaient entièrement vides. En regagnant le bois je rencontrai le docteur Sparrman ; nous retournâmes vers les femmes, afin de les revoir, et de me convaincre si j’avais bien interprété leurs signes. Elles étaient toujours au même endroit ; nous leur offrîmes tout de suite des grains de verroterie qu’elles acceptèrent avec de grands témoignages de joie ; elles réitérèrent cependant les signes qu’elles avaient faits quand j’étais seul : elles semblèrent même y joindre la prière et les supplications ; afin de les contenter, nous nous éloignâmes à l’instant. Quelque temps après nous rejoignîmes le reste de nos compagnons ; et, comme nous avions soif, je demandai de l’eau à l’homme qui coupait les cheveux de la petite fille ; il me montra un arbre auquel pendaient une douzaine de coques de cocos remplies d’eau douce qui nous parut un peu rare dans ce pays : nous retournâmes à l’aiguade par terre et en chaloupe. Chemin faisant je tuai plusieurs des oiseaux curieux dont l’île est remplie, et entre autres une espèce de corneille commune en Europe. Il y avait à l’aiguade un nombre considérable de naturels : quelques-uns, pour un petit morceau d’étoffe de Taïti, nous portèrent, en sortant de la chaloupe ou en y entrant, l’espace de cent vingt pieds, parce que l’eau était trop basse pour que les canots vinssent jusque sur le rivage : nous y aperçûmes des femmes qui, sans craindre les hommes, se mettaient au milieu de la foule, et s’amusaient à répondre aux caresses et aux avances des matelots. Elles les invitaient communément derrière des buissons ; mais dès que les amans les suivaient, elles s’enfuyaient avec tant d’agilité, qu’on ne pouvait les attraper. Elles prenaient ainsi plaisir à déconcerter leurs adorateurs, et elles riaient de bon cœur toutes les fois qu’elles leur jouaient ce tour. » Les travailleurs et la garde retournèrent à terre comme à l’ordinaire. L’après-midi l’officier de garde informa le capitaine que le chef Téabouma était venu avec un présent d’ignames et de cannes à sucre. Il lui envoya en retour deux jeunes chiens, un mâle et une femelle. Le chien est blanc, tacheté de feu, et la chienne a le poil entièrement roux, ou de la couleur d’un renard d’Angleterre. On rapporte cette particularité, parce que ces deux chiens pourront très-bien propager leur espèce dans cette contrée. Ce chef ne pouvait d’abord se persuader qu’on lui donnât les deux chiens ; dès qu’il en fut convaincu, il parut transporté de joie, et à l’instant même il les conduisit à son habitation. » Le 10, deux canots se rendirent à l’île de Balabéa ; le chef, appelé Téaby, et les habitans qui s’étaient assemblés sur le rivage, afin de voir les Européens, leur firent l’accueil le plus obligeant. Néanmoins, pour n’être point trop pressés par la foule, les officiers tirèrent une ligne, et avertirent les insulaires de ne point passer outre. Ils se conformèrent à cette défense, et bientôt après l’un d’eux sut la tourner à son avantage : il avait quelques cocos qu’un des nôtres voulut lui acheter, et qu’il ne jugeait pas à propos de vendre. S’étant retiré, et se voyant suivi par l’acheteur, il s’assit sur le sable, traça autour de lui un cercle, comme il l’avait vu faire aux gens de l’équipage, et signifia à celui qui l’importunait de ne point dépasser sa ligne de démarcation : on souscrivit à ses intentions. Comme ce fait a été bien attesté, je ne l’ai pas cru indigne de trouver place dans ce journal. » L’aspect de cette île vers l’extrémité nord-ouest est assez semblable à la partie qui faisait face à notre mouillage ; mais elle est plus fertile, plus cultivée, et couverte d’une plus grande quantité de cocotiers. » L’un des naturels qui accompagnaient les canots à Balabéa s’appelait Boubik ; il était très-facétieux, et à cet égard fort différent de la plupart de ses compatriotes : il parla d’abord beaucoup à nos gens ; mais ensuite les vagues s’élevant et inondant le bateau, il devint silencieux, et se glissa dans la couverture de la chaloupe pour se mettre à l’abri des vagues et dissiper le froid que le vent produisait sur son corps nu. Comme il n’avait point pris de provisions, la faim le pressa tout à coup, et il reçut avec reconnaissance ce qu’on lui donna. » Les naturels de cette île sont exactement de la même race que ceux de la Nouvelle-Calédonie ; leur caractère est aussi doux ; ils vendirent volontiers leurs armes pour de petits ouvrages de fer ou des étoffes de Taïti. » Le détachement se retira le soir sous des buissons, et, après avoir grillé le poisson qu’il avait acheté, il soupa. Quelques naturels restèrent avec M. Pickersgill, et parlèrent d’une grande terre qu’ils disaient être au nord, et qu’ils appelaient Mingha, dont les habitans étaient leurs ennemis, et fort adonnés à la guerre. Ils indiquèrent aussi un tertre, ou tumulus sépulcral, où était enterré un de leurs chefs tué par un naturel de Mingha. Comme quelques-uns des matelots rongeaient des os de bœuf sur la fin du souper, les Indiens se mirent à causer entre eux d’un ton fort haut et avec agitation ; ils regardaient nos gens d’un air surpris et dégoûté ; enfin ils s’en allèrent tous ensemble, témoignant par des signes qu’ils soupçonnaient les étrangers de manger de la chair humaine. M. Pickersgill essaya de les détromper ; mais il ne put se faire entendre : cela eût été d’autant plus difficile, que les insulaires n’avaient jamais vu de quadrupèdes en vie. » Forster fut très-affligé de ce qu’une maladie l’eût mis hors d’état d’être de ce voyage. À cette occasion il fait une remarque bien humiliante pour la plupart de ses compagnons de voyage. « Nos recherches, dit-il, rencontraient des obstacles dans ceux-mêmes qui auraient dû nous donner toutes sortes de secours. Les sciences et la philosophie ont toujours été méprisées des ignorans, et nous avons partagé cette disgrâce sans murmurer. Mais comme nous ne pouvions pas acheter avec de l’or la bienveillance de chaque petit tyran, on nous empêchait de profiter des observations des autres. Des faits connus de tous ceux qui nous entouraient restaient des mystères impénétrables pour nous. Il est extraordinaire sans doute que des hommes occupés de sciences, envoyés sur un vaisseau appartenant à la nation la plus éclairée de la terre, soient privés des moyens d’étendre les connaissances, et qu’on emploie pour les contrarier des expédiens dignes de barbares ; mais sûrement le voyageur qui visite les ruines de l’Égypte et de la Palestine n’essuie pas plus d’obstacles de la parades Bédouins et des Arabes que nous n’en avons éprouvé : chaque recherche de minéralogie que nous entreprenions de faire semblait contenir un trésor qui devenait l’objet de l’envie. Sans quelques personnes, dont le caractère généreux et l’amour désintéressé pour les sciences ranimaient notre courage, nous aurions probablement succombé sous cette malveillance que les ordres positifs du capitaine Cook ne pouvaient pas toujours réprimer. » « Comme le chef Téabouma n’avait point reparu depuis qu’il avait reçu les deux chiens en présent, et que je désirais, continue Cook, laisser sur cette terre de quoi y produire une race de cochons, j’embarquai dans ma chaloupe un mâle et une femelle, et j’allai à la crique des mangliers pour y trouver mon ami, afin de les lui donner. Mais en y arrivant, on nous dit qu’il était dans l’intérieur de l’île, et qu’on allait le chercher. Je ne sais si l’on prit cette peine ; mais ne le voyant pas arriver, je résolus de mettre les cochons à la garde du plus distingué des insulaires qui étaient présens. Apercevant l’Indien qui nous avait servi de guide sur la montagne, je lui fis entendre que je me proposais de laisser les deux cochons sur le rivage, et j’ordonnai qu’on les fit sortir de la chaloupe. Je les présentai à un grave vieillard, dans la persuasion que je pouvais les lui confier avec sûreté ; mais, secouant la tête, il me fit signe, ainsi que tous les autres, de reprendre les cochons dans le canot, parce qu’il en était épouvanté. Il faut convenir que la forme de ces quadrupèdes n’est pas attrayante, et ceux qui n’en ont jamais vu ne doivent pas prendre du goût pour eux. Comme je persistais à les leur laisser, ils parurent délibérer ensemble sur ce qu’ils devaient faire, et ensuite notre guide me dit de les envoyer à l’ériki. Nous nous fîmes conduire à l’habitation de ce chef, que nous trouvâmes assis dans un cercle de huit ou dix personnes d’un âge mûr. Dès que je fus introduit avec mes cochons, on me pressa très-civilement de m’asseoir, et alors je leur vantai l’excellence des deux quadrupèdes, et je m’efforçai de leur persuader combien la femelle leur donnerait, en une seule fois, de petits, qui venant eux-mêmes à se multiplier, leur en produiraient un nombre considérable. J’exagérais ainsi la valeur de ces animaux pour engager ces Indiens à les nourrir avec le plus grand soin, et je crois qu’à cet égard je réussis pleinement. Dans cet intervalle, deux personnes qui avaient quitté la compagnie revinrent avec six ignames, qu’elles me présentèrent. Je pris ensuite congé d’eux, et je revins à bord. » L’après-midi je retournai à terre, où, sur un grand arbre voisin de l’aiguade et proche du rivage, je fis graver une inscription contenant le nom du vaisseau, la date de notre arrivée, etc., comme un témoignage que nous avons les premiers découvert cette contrée : j’ai observé cette formalité sur toutes les nouvelles terres que nous avons reconnues. Nous congédiâmes nos amis et retournâmes au vaisseau ; et je fis hisser nos canots à bord, dans le dessein d’être prêts le lendemain à reprendre la mer. » Tout était disposé pour le départ, en sorte qu’on leva l’ancre le 13 septembre, après avoir passé sept jours et demi dans ce havre. « Mais, observe Forster, dès le troisième jour, nous nous étions empoisonnés en mangeant un poisson, et nous perdîmes ainsi l’occasion de profiter de notre relâche : au moment du départ nous n’étions pas entièrement guéris ; nous ressentions encore de violens maux de tête, des douleurs spasmodiques dans tout le corps, et nous avions des boutons aux lèvres. Notre faiblesse, qu’augmentait de plus en plus la privation des nourritures fraîches, nous empêcha de nous livrer à nos occupations ordinaires. » C’est ainsi que, nous quittâmes une île située dans la partie la plus occidentale du grand Océan, éloignée seulement de douze degrés de la Nouvelle-Hollande, et habitée par une race d’hommes très-différens de ceux que nous avions vus jusqu’alors. Comme ils sont proches de la côte de la Nouvelle-Hollande, on pourrait supposer cependant qu’ils ont la même origine que le peuple de ce continent ; mais, en comparant les relations des voyageurs qui ont abordé sur ces côtes, les habitans des deux contrées n’ont point de ressemblance entre eux, et leurs vocabulaires sont absolument différens. » Après avoir rangé toute la côte septentrionale de la Nouvelle-Calédonie, nous avons jugé qu’il n’y a pas plus de cinquante mille âmes sur une rive de près de deux cents lieues de longueur. Le pays ne paraît pas propre à la culture dans la plupart des cantons ; la plaine étroite qui l’environne est remplie de marais jusqu’au rivage, et couverte de mangliers : il est difficile de dessécher cette partie avec des canaux ; le reste de la plaine est un peu plus élevé, mais d’un sol si aride, qu’il faut l’arroser par des rigoles. Derrière s’élèvent plusieurs collines revêtues d’une terre sèche et brûlée, où croissent ça et là quelques espèces d’herbes chétives, le cayputy et des arbrisseaux. De là, vers le centre de l’île, les montagnes intérieures, presque entièrement dépouillées de terre végétale, n’offrent qu’un mica rouge et brillant, et de gros morceaux de quartz. Ce sol ne peut pas produire beaucoup de végétaux : il est même surprenant qu’il en porte autant qu’on y en voit. Ce n’est que dans quelques parties de la plaine que les bois sont remplis d’arbrisseaux, de liserons, de fleurs et d’arbres touffus. Nous étions frappés de ce contraste entre la Nouvelle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides, où le règne végétal brille dans toute sa splendeur : la diversité du caractère des deux peuples ne nous étonna pas moins. Tous les naturels des îles du grand Océan, si on en excepte ceux que Tasman trouva à Tongatabou et à Anamocka, essaient de chasser les étrangers qui abordent sur leur côte. Ceux de la Nouvelle-Calédonie, au contraire, nous reçurent comme amis : dès la première entrevue, ils montèrent sur notre vaisseau sans la moindre marque de défiance ou de crainte, et ils nous permirent d’errer librement dans leur pays. » Comme la nature a répandu ses faveurs avec réserve sur cette île, il est très-étonnant que les habitans, au lieu d’être sauvages, défians et guerriers comme à Tanna, soient paisibles, bienveillans et peu soupçonneux. Ce qui n’est pas moins remarquable, en dépit de la stérilité de tout le pays, et du peu de secours qu’ils tirent des végétaux pour se nourrir, ils sont plus gros et plus grands, et leur corps est plus nerveux : peut-être qu’il ne faut pas chercher uniquement dans la diversité des nourritures les causes de la différence de stature et de taille des nations. La race primitive d’où descend ce peuple peut y avoir contribué. Supposons, par exemple, que les naturels de la Nouvelle-Calédonie viennent d’une nation qui, vivant dans l’abondance et sous un heureux climat, avait pris une forte croissance ; la colonie qui s’est établie sur le mauvais sol de cette île conservera probablement, pendant plusieurs générations, l’habitude de corps de ses ancêtres. Le peuple de Tanna a peut-être subi une révolution contraire, et s’il descend d’une race petite et grêle, telle que celle des Mallicolais, la richesse de son île n’a peut-être pas encore pu changer ces germes primitifs de faiblesse. » Les Indiens de la Nouvelle-Calédonie sont les seuls du grand Océan qui n’aient pas à se plaindre de notre arrivée parmi eux. Quand, d’après les nombreux exemples cités dans ce voyage, on considère combien il est aisé de provoquer la violence des marins qui se jouent si légèrement de la vie des Indiens, on doit avouer qu’il leur a fallu un degré extraordinaire de douceur pour ne pas attirer sur eux un seul acte de brutalité. » La simplicité des insulaires doit régner aussi dans le gouvernement. Téabouma, chef du canton vis-à-vis de notre mouillage, vivait comme le reste de ses compatriotes : ils ne Lui donnaient aucune marque extérieure de déférence ; la seule chose qui annonçât quelques égards de leur part, c’est qu’ils lui remirent les présens que leur fit M. Pickersgill à la première eutrevue. Les cantons voisins sur lesquels ne s’étendait point l’autorité de Téabouma ont probablement leurs chefs particuliers, ou peut-être que chaque famille est gouvernée par le père. » Nous n’avons rien remarqué qui semblât avoir un rapport même éloigné à la religion, et nous n’avons observé aucune coutume qui offrit la moindre apparence de superstition. Leurs idées sur ces matières sont vraisemblablement aussi simples que le reste de leur caractère. Nous avons vu quelques-uns de leurs cimetières : sans doute des cérémonies accompagnent leurs funérailles, mais nous ne les connaissons pas. » Nous longeâmes la côte de l’île depuis le 14 jusqu’au 23, et nous donnâmes à sa pointe sud-est le nom de promontoire de la Reine Charlotte ; et à une autre pointe moins avancée, celui de cap du Promontoire. On découvrit sur ce dernier un grand nombre de pointes très-élevées et des terres basses. Nous ne pouvions pas nous accorder sur la nature de ces objets. Je supposais que c’était une espèce singulière d’arbres, par la raison qu’ils étaient très-nombreux, et que d’ailleurs une grande quantité de fumée sortit tout le jour de leur centre, près du promontoire. « Nos philosophes, dit le capitaine, pensaient que c’était la fumée d’un feu interne et perpétuel. » Je leur représentai que le matin il n’y avait point eu de fumée dans cette même place ; car ce feu, prétendu éternel, cessa avant la nuit ; et depuis on n’y en aperçut plus. » Depuis le 13 jusqu’au 28, nous naviguâmes parmi les rochers qui bordent la Nouvelle-Calédonie. Le 23, après avoir reconnu son extrémité sud-est, nous nous trouvâmes au milieu d’îles basses très-nombreuses, couvertes de grands arbres ; puis nous découvrîmes une île plus grande, que je nommai l’île des Pins, à cause du grand nombre d’arbres de cette espèce que nous y aperçûmes, et qui de loin représentaient des colonnes. J’étais déjà bien las de suivre une côte qu’il était difficile de reconnaître plus loin sans m’exposer au risque évident d’un naufrage qui ferait perdre tout le fruit de cette expédition. Je ne pouvais cependant me résoudre à l’abandonner avant d’avoir reconnu les arbres qui avaient été le sujet de nos conjectures, et que nos naturalistes avaient persisté à regarder comme des colonnes de basalte. Ils semblaient d’ailleurs offrir d’excellens bois de construction ; et comme nous n’en n’avions vu nulle part que sur la partie méridionale de cette terre, cette circonstance piquait davantage notre curiosité. Après avoir couru une bordée au sud pour doubler les écueils que nous avions de l’avant, je portai donc au nord, espérant trouver un ancrage sous le vent de quelques petites îles où croissent ces arbres. Vers les huit heures, nous nous trouvâmes en vue des brisans qui s’étendent entre l’île des Pins et le promontoire de la Reine Charlotte ; les sondes furent en ce moment de cinquante-cinq à quarante et trente-six brasses, fond de sable fin. Plus nous approchions de ces écueils, plus ils semblaient se multiplier, et nous n’apercevions aucun passage entre les deux terres. » Comme nous n’étions que de quelques milles au vent des îles basses situées sous le cap, nous fîmes voile pour atteindre la moins éloignée. À mesure que nous rapprochâmes, nous découvrîmes qu’elle n’était pas liée avec les écueils des environs, et que probablement nous pourrions mouiller sous le vent de cette île, ou sur son côté occidental. Je me dirigeai donc vers cette île, d’après l’indication d’un officier placé au haut du mât. Après bien des difficultés, nous parvînmes à y mouiller ; on mit aussitôt un canot dehors : je m’y embarquai avec les botanistes, et nous descendîmes sur l’île. Nous trouvâmes que les gros arbres étaient des pins très-propres pour des esparres dont nous avions besoin. Leurs branches croissaient autour de la tige, en formant de petites touffes ; mais elles avaient rarement dix pieds de longueur ; elles étaient minces en proportion. Ce fait bien constaté, nous nous hâtâmes de revenir à bord, afin d’avoir plus de temps l’après-midi. Nous retournâmes sur l’île avec deux canots, où s’embarquèrent plusieurs officiers, le charpentier et les ouvriers qui devaient choisir les arbres qui nous étaient nécessaires. Tandis qu’on coupait les arbres, je pris les relèvemens de plusieurs terres autour de nous, et je déterminai la vraie direction de la côte, depuis le promontoire jusqu’à la pointe sud de la Nouvelle-Calédonie, que j’appellerai le cap du Prince de Galles. Son gisement est par 22° 29′ de latitude sud, et par 170° 57′ de longitude à l’est. Ce cap est d’une hauteur considérable ; et quand on commence à le découvrir sur l’horizon, il se présente comme une île. De cette pointe, la côte court vers le nord-ouest. » La petite île sur laquelle nous débarquâmes n’est proprement qu’un banc de sable, qui n’a pas plus de trois quarts de mille de tour. Elle produit, outre les pins, l’arbre que les Taïtiens nomment eto, et beaucoup d’autres, ainsi que des arbustes et des plantes. Nos botanistes ne manquèrent pas d’occupation ; et c’est ce qui me la fit appeler l’île de la Botanique. On y compta trente espèces de plantes, dont plusieurs sont nouvelles. Le sol est très-sablonneux sur les côtes ; mais il est mêlé, dans l’intérieur, de terre végétale : c’est l’effet des feuilles des arbres et des plantes qui y tombent continuellement en pouriture. » On y trouva des serpens aquatiques, des pigeons et des tourterelles différentes en apparence de toutes celles que nous avions vues. Un des officiers tira un faucon pareil à ceux qu’on trouve sur les côtes d’Angleterre, et nous prîmes une nouvelle espèce de gobe-mouche. Les débris de quelques feux, des branchages, des feuilles encore fraîches, et des restes de tortue annonçaient que ce canton avait été visité récemment par les Indiens. Une pirogue, précisément de la forme de celles de Balabéa, était échouée sur le sable. Nous ne fûmes plus en peine de savoir quels arbres ces Indiens employaient à la construction de leurs canots ; ils se servent sûrement des pins. Sur cette petite île, il s’en trouvait de vingt pouces de diamètre, et de soixante à soixante-dix pieds de haut. On aurait fort bien pu en faire un mât pour la Résolution, s’il eut été nécessaire. Puisque des arbres de cette taille croissent dans une aussi petite île, il est probable qu’il y en a de plus gros sur la principale terre et sur des îles plus grandes ; nous pouvons même l’assurer, si nous n’avons pas été déçus par les apparences. » Je ne connaissais alors aucune île du grand Océan, à l’exception de la Nouvelle-Zélande, où un vaisseau pût mieux se fournir de mâts et de vergues. Ainsi la découverte de cette terre est précieuse, ne fût-ce qu’à cet égard. Mon charpentier, qui n’était pas moins habile à faire un mât qu’à travailler à la construction d’un vaisseau, pensait que ces arbres donneraient de très-bons mâts. Le bois en est blanc, le grain serré, dur et léger. La térébenthine était sortie de la plupart des branches ; le soleil l’avait épaissie en une résine attachée au tronc et autour des racines. Ces arbres poussent leurs branches comme les pins d’Europe, avec cette différence que leurs branches sont plus courtes et plus petites ; de sorte que les nœuds deviennent à rien quand la tige est façonnée par le travail. J’observerai que les plus grands de ces arbres avaient les branches plus petites et plus courtes, et que leur cime ressemblait à un rameau qui était terminé par une touffe. C’était là ce qui les avait fait prendre d’abord, avec aussi peu de fondement, pour des colonnes de basalte par M. Forster : il est vrai qu’on ne pouvait guère s’attendre à trouver de pareils arbres sur cette terre. La semence est dans des cônes : nous n’en vîmes aucun qui en renfermât, du moins dans un état propre à la reproduction. Outre ces arbres, on en rencontra un autre de l’espèce des sapins ; mais il est très-petit, et c’est moins un arbre qu’un arbrisseau. Nous rencontrâmes encore sur cette île une espèce de cresson et une plante grasse (tetragonia), qui, étant bouillie, se mange comme des épinards. » L’objet pour lequel nous étions venus mouiller près de cette île étant rempli, il ne restait plus qu’à fixer la route que je voulais prendre. » Nous avions eu, du haut des mâts, une vue de la mer autour de nous, et observé qu’à l’ouest elle était entièrement semée d’îlots, de bancs de sable et de brisans qui s’étendaient aussi loin que l’horizon. Tous ces écueils étaient séparés par des canaux sinueux ; mais en considérant que l’étendue de cette côte du sud-ouest était déjà suffisamment déterminée, le risque évident qu’il fallait courir pour achever cette reconnaissance, et le temps qu’elle nous aurait pris à cause des dangers multipliés qu’il fallait éviter, m’empêchèrent de naviguer plus loin au vent de ce nombre prodigieux de brisans qui pouvaient nous enfermer. La difficulté d’en sortir nous aurait fait perdre la saison favorable pour naviguer au sud : je souhaitais alors d’avoir le petit bâtiment dont nous avions les couples à bord. J’avais songé à le faire construire durant notre dernier séjour à Taïti ; mais on n’aurait pu exécuter cet ouvrage sans négliger le calfatage et les autres réparations dont la Résolution avait besoin, ou sans faire une plus longue relâche que ne le permettait la route que je projetais. Il était alors trop tard pour penser à la construction d’un pareil bâtiment, et s’en servir ensuite à la découverte de cette côte ; et dans notre campagne au sud, il n’était d’aucune utilité. » Nous appareillâmes le 30 au point du jour, et nous eûmes quelques bordées à courir pour doubler les écueils au vent de l’île de la Botanique ; mais à peine en fûmes-nous dehors que le vent commença à nous manquer. À trois heures après midi, il y eut un calme, absolu. La lame et le courant, de concert, nous poussaient au sud-ouest vers les brisans que nous avions encore en vue de ce côté. Ainsi nous fûmes dans de continuelles appréhensions jusqu’à dix heures, que le vent s’étant levé du nord-nord-ouest, nous gouvernâmes à l’est-sud-est ; cette route était opposée à celle que nous voulions faire ; mais nous n’osions pas gouverner au sud avant le jour. » Le lendemain, 1ᵉʳ. octobre, à trois heures du matin, le vent passa au sud-ouest et souffla avec force et par rafales suivies de pluie. Nous fûmes contraints de rester à la cape jusqu’au jour. Les vents soufflaient avec impétuosité du sud-sud-ouest, et la mer devint si grosse, que nous eûmes tout lieu de nous applaudir d’être sortis des écueils avant d’avoir été surpris par ce temps orageux. Quoique tout me fît penser que c’était la mousson de l’ouest, il était difficile de le croire. Premièrement, il s’en fallait encore de près d’un mois que la saison ne fût assez avancée pour ces vents : en second lieu, nous ne savions point si ces mêmes vents règnent jamais dans ces parages ; et enfin il est très-ordinaire de voir les vents d’ouest souffler entre les tropiques. Néanmoins je n’avais jamais trouvé que ces vents soufflassent avec tant de violence, ni si loin au sud. Quoi qu’il en soit, il ne nous restait d’autre parti que de faire route au sud-est, et c’est aussi ce que je fis. À midi, nous avions perdu de vue la terre. » Les vents impétueux continuèrent, sans presque aucun changement, jusqu’au lendemain à midi ; alors on eut un faible vent du sud et de grosses lames de cette même direction. On vit des compagnies de pailles-en-cul, de fous et de frégates. » Le 3, vers les huit heures du matin, le vent passa au sud-ouest par rafales, reprit sa première impétuosité, et fut accompagné de grains. Je perdis alors toute espérance de nous rallier de la terre que nous venions de quitter. En considérant la vaste étendue de mer que nous avions à parcourir au sud, l’état du vaisseau, et le défaut d’approvisionnemens de première nécessité que je commençais à ressentir ; que d’ailleurs nous touchions à l’été de cette partie du globe, et que tout accident un peu considérable pourrait nous retenir encore une autre année dans cette mer, je ne pensai point qu’il fût prudent d’essayer de nouveau de regagner la terre. La nécessité nous contraignit donc pour la première fois de quitter une côte que j’avais découverte sans l’avoir entièrement reconnue. Je nommai cette terre la Nouvelle-Calédonie ; elle est peut-être, la Nouvelle-Zélande exceptée, la plus grande île de l’Océan, elle a environ quatre-vingt-sept lieues de long ; mais sa largeur n’est pas considérable, et rarement elle excède dix lieues. C’est une contrée tout entrecoupée de montagnes de différentes hauteurs, qui laissent entre elles des vallées plus ou moins profondes. De ces montagnes, s’il est permis de juger du tout par les parties que nous avons vues, sortent une infinité de sources, dont les eaux qui serpentent dans les plaines, portent partout la fertilité, et fournissent aux besoins des habitans. Les sommets de la plupart de ces montagnes semblent stériles, quoique les flancs soient couverts de bois par-ci par-là, comme le sont les vallées et les plaines. La terre étant ainsi coupée de montagnes, plusieurs parties de la côte, vues dans l’éloignement, paraissent dentelées ; on croirait qu’il se trouve de grandes ouvertures entre les montagnes. Cependant, en serrant le rivage, nous avons toujours reconnu que la terre est continue, mais basse, et formant une lisière qui règne le long de la côte, entre le rivage et le pied des montagnes. C’est du moins ce que nous observâmes partout où nous approchâmes de la grève ; et il est probable qu’il en est de même sur toute la côte. Je la crois encore entièrement, ou pour la plus grande partie, défendue par des récifs, des basses et des brisans qui en rendent l’accès très-difficile et très-périlleux, mais qui servent à la mettre à l’abri de la violence des vents et de la fureur des flots, à assurer aux pirogues une navigation aisée et une pêche abondante, et à former probablement de bons ports pour le mouillage des vaisseaux. La majeure partie de la côte, sinon le tout, est habitée, sans en excepté l’île des Pins ; car le jour nous y vîmes de la fumée, et la nuit des feux de tous les côtés. Dans l’étendue que j’ai donnée à cette île je comprends les terres rompues ou isolées qui sont au nord-ouest. Je ne nie pas que ces différentes côtes ne puissent être liées par des terres basses ; cependant je pense que ce sont des îles, et que la Nouvelle-Calédonie finit celle qui est le plus au sud-est ; mais j’avertis que mon opinion n’est fondée que sur les apparences, et je ne la donne que comme une conjecture. » Soit que ces terres forment des îles ou qu’elles soient liées à la Nouvelle-Calédonie, il n’est point du tout certain que nous ayons déterminé leur étendue à l’ouest. Je penche même à ne pas le croire, puisque les écueils ne se terminaient point avec la terre que nous avions en vue, et qu’ils conservaient leur direction dans le nord-ouest, au delà de la route de Bougainville, sous la latitude de 15 degrés ou 15 degrés et demi ; et même il est assez probable qu’une chaîne de bancs de sable et de récifs peut s’étendre à l’ouest jusqu’à la Nouvelle-Galles méridionale. L’étendue orientale des îles et des brisans au large de cette côte, entre les 15 et 23ᵉ. degrés de latitude, ne nous est pas connue. La ressemblance des deux contrées, la batture de Diane reconnue par Bougainville à soixante lieues environ de la côte, les indices qu’il eut de la terre dans le sud-est ; tout, en un mot, tend à accroître cette probabilité. J’avoue que c’est pousser un peu loin la conjecture de dire que cette chaîne d’îles et de brisans se continue l’espace d’environ deux cents lieues ; mais cela devient en quelque manière indispensable, ne fût-ce que pour mettre les navigateurs futurs sur leurs gardes. » Tant que nous fûmes le long de la côte du nord-est, les courans portaient au sud-est et à l’ouest ou au nord-ouest de l’autre côté ; mais leur effet n’est pas bien sensible, et peut-être encore faut-il autant l’attribuer à l’effet de la marée qu’à des courans réguliers. Dans les canaux étroits qui séparent les bancs, et dans ceux qui communiquent à la mer, les marées sont très-fortes ; cependant elles ne font pas monter les eaux à plus de trois pieds et demi. » Forster finit la description de ces terres par les remarques suivantes : « La côte méridionale de la Nouvelle-Calédonie n’a point encore été examinée. Nous avons reconnu la direction de sa côte nord ; mais ses productions animales, végétales et minérales sont encore inconnues, et offrent un vaste champ au naturaliste. L’aspect des pins ou plutôt des cyprès, dans la partie de l’est, semble prouver que la nature du sol et les minéraux y sont absolument différens de ceux de Balabéa, que nous avions examinés en courant ; et d’après ce que nous avons vu sur la petite île sablonneuse de la Botanique, des espèces nouvelles de plantes doivent y couvrir la terre, et de nouveaux oiseaux habiter les bois : ainsi les navigateurs pourront un jour compléter nos découvertes, et employer plus de temps à examiner les richesses de cette contrée. Différens espaces du grand Océan ne se trouvent pas compris dans les routes des premiers vaisseaux, tels, par exemple, que les parages entre le parallèle du 6ᵉ. degré de latitude sud et la ligne, dans toute l’étendue de l’Océan, de l’Amérique à la Nouvelle-Bretagne, ceux qui sont entre les 10ᵉ. et 14ᵉ. degrés sud, et les 140ᵉ. et 160ᵉ. degrés ouest, entre les 30ᵉ. et 20ᵉ. degrés sud, et les 140ᵉ. et 175ᵉ. degrés ouest ; enfin l’espace entre la plus méridionale des îles des Amis et la Nouvelle-Calédonie, et celui qui est entre la Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Hollande. La route de Surville est la seule qui se trouve entre ces deux pays ; mais la Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Bretagne et toutes les terres voisines demandent à être examinées plus en détail. Quand on aura bien parcouru tous ces parages du grand Océan, la partie septentrionale de la même mer exigera plusieurs voyages avant d’être reconnue en entier. » Le 10 octobre 1774, la Résolution, dans sa route vers la Nouvelle-Zélande, découvrit une île assez haute et d’environ cinq lieues de circuit ; on la nomma l’île de Norfolk. Elle est inhabitée ; plusieurs grands rochers brisés s’avancent de tous les côtés dans la mer : les roches de cette île sont le calcaire jaune commun que nous avions trouvé à la Nouvelle-Zélande. On y trouve des petits morceaux de lave poreuse, rougeâtre, qui semblaient rongés de vétusté. Les plantes y croissent vigoureusement sur une couche de terreau noir, que les débris de végétaux pouris y accumulent depuis des siècles. » Nous reconnûmes, observe le capitaine Cook, beaucoup d’arbres et de plantes qui croissent à la Nouvelle-Zélande, et, spécialement le phormium, dont la végétation est ici infiniment plus vigoureuse que sur l’autre terre ; mais la principale production est une espèce de pin qui est très-abondante. Ces arbres ont la tige droite et très-haute, et il en est plusieurs que deux personnes peuvent à peine embrasser. Ce pin est une espèce moyenne entre ceux de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Calédonie. Le feuillage diffère en quelque chose des uns et des autres : le bois n’en est pas si dur que celui des premiers, ni si léger, ni d’un grain si serré que celui des seconds. Dans un espace d’environ six cents pieds, à partir du rivage, le terrain est tellement fourré d’arbrisseaux et de plantes, que ce n’est qu’avec peine qu’on parvient à pénétrer dans l’intérieur. Les bois sont entièrement libres et dégagés d’arbrisseaux : le sol paraît fertile et profond. » Nous y trouvâmes la même espèce de pigeons, de perruches, de perroquets qu’à la Nouvelle-Zélande, des râles et des petits oiseaux. On y voyait aussi des poules d’eau, des fous blancs, des mouettes, etc., qui se multiplient et vivent dans un doux repos sur le rivage de la mer, et dans les creux des rochers. Ces oiseaux produisaient un concert charmant dans ce coin de terre désert. » Cette île a des sources d’eau douce : le sol y produit en abondance des choux-palmistes, de l’oseille sauvage, du laiteron, de la bacille ou fenouil marin ; toutes ces plantes croissent en quantité sur le rivage ; nous rapportâmes à bord toutes celles que le temps nous permit de cueillir. Les palmistes ne sont pas plus gros que la jambe d’un homme, et n’ont guère que de dix à vingt pieds d’élévation. Ils sont de la classe du cocotier ; comme eux, ils ont de grandes feuilles empennées ; c’est le même palmier que celui de la seconde espèce, trouvée dans la partie septentrionale de la Nouvelle-Galles méridionale. » En quittant l’île de Norfolk, je fis route pour la Nouvelle-Zélande, mon intention étant de toucher au port de la Reine Charlotte pour rafraîchir l’équipage et mettre le vaisseau en état de soutenir la navigation des hautes latitudes méridionales. » Le 17, au point du jour, nous eûmes la vue du mont Egmont, couvert d’une neige éternelle ; l’aspect de cette montagne, située à la côte occidentale de la Nouvelle-Zélande, et qui forme la pointe nord du détroit de Cook, est majestueux ; les collines voisines ressemblent à des mondrains ; la base s’aplatit peu à peu ; elle forme enfin de tous côtés une plaine étendue, et son sommet se termine en une petite pointe. D’après l’espace qu’occupe la neige, on suppose que sa hauteur n’est guère inférieure à celle du pic de Ténériffe. » Nous mouillâmes pour la troisième fois dans l’anse appelée Ship-cove, dont nous étions partis onze mois auparavant. La vue des différens objets qui avaient déjà frappé nos regards nous causait une sensation agréable, malgré l’aspect sauvage de la contrée : l’espoir de rétablir notre santé et de réparer nos forces nous inspirait une gaieté extraordinaire : quoique des pluies fréquentes et des coups de vent nous fatiguassent, nous nous trouvions heureux d’être sur les côtes de la Nouvelle-Zélande. La saison n’était pas avancée dans ce climat rigoureux : rien n’annonçait encore la verdure du printemps. » Après midi on ne put point lever l’ancre ; j’allai avec la seine dans l’anse pour essayer d’y prendre du poisson. En descendant sur le rivage je songeai d’abord à visiter l’endroit où, à mon départ la dernière fois, j’avais laissé une bouteille qui renfermait des instructions pour l’Aventure. Elle avait été enlevée ; mais était-ce par les insulaires ou par l’équipage du capitaine Furneaux ? » Le bruit des mousquets annonça notre arrivée ; les insulaires parurent, et nous hélèrent ; mais à mesure que nous approchâmes de leurs habitations, ils se retirèrent tous dans les bois, à l’exception de deux ou trois qui restèrent les armes à la main sur une éminence près du rivage. Au moment de la descente, ils nous reconnurent. La joie prit alors la place de la crainte, les autres insulaires accoururent, et nous embrassèrent en frottant leurs nez contre les nôtres à la manière du pays : ils sautèrent et dansèrent autour de nous de la manière la plus extravagante ; mais j’observai qu’ils ne permirent pas à des femmes que nous voyions dans l’éloignement de venir près de nous. On leur fit présent de haches, de couteaux, de clous, des étoffes de Taïti que nous avions dans le bateau ; ils nous donnèrent en retour une grande quantité de poissons. Parmi ces Indiens il s’en trouvait peu que nous reconnussions. Je leur demandai pourquoi ils avaient paru nous craindre ; ils répondirent d’une manière si ambiguë, que tout ce que nous y pûmes comprendre, c’est qu’il était question de meurtre. » Ils avaient des vêtemens vieux, déchirés et sales. Leurs cheveux flottaient en désordre ; ils exhalaient au loin la puanteur. Je remarquai qu’après nous avoir parlé de batailles et de morts, ils nous demandaient de temps en temps si nous étions fâchés, et ils semblaient douter de la sincérité de nos protestations d’amitié. Nous craignîmes qu’il ne fût arrivé une dispute entre les naturels et l’équipage de quelque vaisseau européen : le sort de l’Aventure nous inquiétait : nous employâmes tous les moyens possibles pour gagner la confiance des naturels ; et nous y réussîmes. » Le 25, de très-bonne heure, nos amis se rendirent à bord, conformément à leur promesse de la veille : ils avaient avec eux quantité de beaux poissons, qu’ils échangèrent pour des étoffés de Taïti. » L’un d’eux, d’un moyen âge, qui semblait être le principal personnage de cette petite troupe, nous dit qu’il s’appelait Piteri ; il nous témoigna plus d’amitié que les autres. Nous les quittâmes en admirant leur courage, qui dédaignait de se cacher au moment où ils craignaient que nous ne profitassions de notre supériorité de nombre ; nous ignorions alors combien ils avaient lieu de craindre notre ressentiment, ce qui donne encore plus d’éclat à leur bravoure. » Ce chef revint, le 6 novembre, nous vendre du poisson. Nous l’entendîmes souvent chanter à terre, et quelquefois à bord, ainsi que le reste des naturels. Leur musique est beaucoup plus variée que celle des îles de la Société et des îles des Amis. Je crois que les insulaires de Tanna peuvent seuls entrer en concurrence avec eux sur ce point. Le lieutenant Burney a noté celle-ci ; elle suffira pour donner une idée du goût de ce peuple ; elle surpasse de beaucoup les misérables bourdonnemens des Taïtiens, et les quatre notes du peuple des Amis. » Ils chantent les deux premières mesures de ce ton jusqu’à ce que les paroles de leurs chansons soient près de finir, et alors ils finissent avec la dernière. Quelquefois ils chantent en second dessus, qui est d’une tierce plus bas, excepté les deux dernières notes qui sont à l’unisson. » M. Burney y a remarque aussi une espèce de chant funèbre sur la mort de Topia. Les Zélandais des environs de la baie Tolaga semblaient avoir beaucoup de respect pour ce Taïtien. Les paroles sont d’une simplicité extrême, mais elles paraissent symétriquement arrangées, et par la lenteur de leurs mouvement elles expriment l’affliction des pleureurs. Aghi, matteaouhay, Topaya ! Parti, mort hélas, Topaya ! » Dans les premières effusions de chagrin, on ne babille point : on n’est occupé que de sa perte, et cette seule idée prend la forme de la plainte. Je ne prétends pas décider si la simplicité du ton est agréable et bien imaginé. A-ghi, ma-tté a-ouhay, Topaya. » À la finale, ils descendent d’ut à l’octave d’en bas, par une progression qui ressemble à celle d’un doigt qui glisse le long d’une corde sur le manche du violon. » Les naturels nous apportèrent chaque jour une quantité de poissons assez grande pour en saler une partie : on en remplit plusieurs futailles, qui servirent de provision durant notre traversée de cette île à la Terre du Feu, et qui se conservèrent très-bien. Nous eûmes soin d’embarquer aussi les oiseaux que nous pouvions trouver, afin de ne manquer le plus long-temps possible de nourritures fraîches. » Dans les trois relâches que nous fîmes à la Nouvelle-Zélande, le pays nous fournit des rafraîchissemens qui dissipèrent tous les symptômes du scorbut et ranimèrent nos forces. Le poisson fut pour nous un aussi bon restaurant que les plantes anti-scorbutiques : l’air vif qu’on ressent, durant les beaux jours, dans ce pays, ne contribua pas peu à raffermir nos fibres relâchées par une longue campagne dans des climats plus chauds ; et l’exercice que nous y fîmes nous fut d’ailleurs avantageux à plusieurs égards. Nous arrivâmes sur cette côte pâles et défaits ; mais la santé reparut bientôt sur nos visages. Si les naturels ont une grande stature, s’ils sont nerveux et bien proportionnés, il faut l’attribuer en partie à la pureté de l’air et à la simplicité de leurs alimens, qui sont faciles à digérer. Plusieurs circonstances semblent prouver que le poisson est assez abondant sur leurs côtes pour les nourrir toute l’année ; car nous avons observé des amas prodigieux de poissons secs pour l’hiver. » Sitôt que le vaisseau fut réparé, le 10 novembre 1774, on débouqua par le détroit de Cook, et l’on fit route vers la Terre du Feu. « Nous commençâmes cette navigation, dit Forster, avec plus de gaieté que la dernière campagne que nous avions faite au sud ; d’ailleurs les vents d’ouest qui dominent dans ces latitudes étaient en notre faveur ; nous savions que les travaux et les fatigues de notre long voyage approchaient de leur fin. Nous nous croyions déjà hors de tout danger : l’espérance de revoir l’Europe après tant de périls et de peines semblait nous inspirer une nouvelle ardeur. » Le 12 à midi, on aperçut un poisson extraordinaire de l’espèce des baleines : quelques personnes l’appelèrent un monstre de mer. Il était long d’environ soixante pieds ; il avait la tête oblongue et écrasée, creusée en dessus de deux sillons longitudinaux, auxquels correspondaient deux proéminences ; deux petites ouvertures en demi-lune lui servaient à jeter l’eau. Il était partout tacheté de blanc ; deux grandes nageoires s’élevaient derrière la tête ; il n’en avait aucune sur le dos. Ce poisson semble inconnu jusqu’à présent. L’après-midi les pétrels damiers commencèrent à paraître. Les vents d’ouest soufflèrent avec une violence surprenante : les lames étaient d’une extrême grosseur, et quelquefois de plusieurs centaines de pieds de longueur ; le roulis du vaisseau devenait extrêmement désagréable quand le vent venait de l’arrière. On dit communément que l’inclinaison d’un vaisseau, dans le roulis le plus fort, ne surpasse jamais vingt degrés : nous l’observâmes de plus de trente degrés, et M. Wales l’observa ensuite de plus de trente-huit. Quoique la Résolution fût un lourd voilier, nous fîmes un jour plus de quarante lieues. » Le 27 novembre, nous étions par 55° 6′ de latitude australe, et 138° 56′ de longitude ouest. Je renonçai alors à tout espoir de rencontrer une terre dans cette partie de l’Océan, et je me décidai à faire voile directement vers l’entrée occidentale du détroit de Magellan, dans le dessein de ranger la côte méridionale de la Terre du Feu jusqu’au détroit de Le Maire, en doublant le cap de Horn. Comme cette côte est imparfaitement connue, je pensai qu’en la prolongeant je rendrais un plus grand service à la géographie et à la navigation que par tout ce que je pouvais espérer de trouver dans une latitude plus haute. L’après-midi le vent souffla par rafales, et enleva le grand mât de perroquet. » Le 17 décembre, on aperçut la terre par 51° 21′ sud, et environ 77° ouest. Durant toute notre navigation, le temps avait été singulièrement orageux et froid. » J’ai enfin terminé avec l’océan Pacifique méridional. Je me flatte que personne ne pensera que je ne l’ai pas suffisamment exploré, ou que, dans un voyage ayant pour but de l’examiner, l’on aurait pu faire plus que nous n’avons fait dans le nôtre. » La Terre du Feu offre l’aspect le plus sauvage, le plus stérile et le plus désolé que j’aie jamais vu. Elle semble entièrement composée de rochers et de montagnes, sans la moindre apparence de végétation. Ces montagnes se terminent par des précipices horribles, dont les bords escarpés s’élèvent à une hauteur prodigieuse. Les montagnes de l’intérieur étaient couvertes de neige ; celles de la côte en étaient dégagées. Nous jugeâmes que les premières appartenaient au corps de la Terre du Feu, et que les autres étaient des îles rangées de manière à présenter l’apparence d’une côte continue. » Le 21 décembre on arriva sur la rade de Noël (Christmas-Sound). Dès le lendemain, Cook envoya les lîeutenans Clerke et Pickersgill, et quelques autres officiers examiner et lever le plan d’un canal voisin d’une île près de laquelle on était mouillé, puis s’embarqua sur un canot, accompagné de MM. Forster et du docteur Sparrman, afin de reconnaître les parties septentrionales du passage. Il est très-spacieux, et environné au nord et à l’est par plusieurs rangées de hautes montagnes. « La roche, observe Forster, est une espèce de schiste jaunâtre, disposé en couches horizontales, et couvert d’un lit de terreau. Nous cueillîmes, sur une des îles de la baie où était mouillé le bâtiment, quelques plantes nouvelles, et nous trouvâmes sur la côte une nouvelle espèce de gobe-mouches, qui se nourrit de coquillages et de vers, et qui a un bec beaucoup plus fort que ne l’ont communément les oiseaux de ce genre. Des branches d’arbres composaient toute la charpente des huttes des insulaires, des feuilles vertes les recouvraient, preuve que les habitans les avaient quittées depuis peu. L’aspect horrible et sauvage de ce canal nous fit supposer, en y entrant, que les habitans de la Terre du Feu ne descendent jamais sur cette côte, et qu’ils se bornent à rôder autour du détroit de Magellan. » Après avoir pris les relèvemens nécessaires, ajoute Cook, nous doublâmes l’extrémité orientale de l’île que nous venions de visiter, jusqu’à une côte que nous prîmes pour celle de la Terre du Feu, où nous trouvâmes un très-beau havre environné de rochers escarpés et fort hauts, sur les flancs desquels coulaient plusieurs ruisseaux très-limpides : au pied des rochers croissaient des bouquets d’arbres qui n’étaient bons qu’à brûler. » Ce havre, que je distinguerai par le nom de Bassin du Diable, est divisé en deux parties, l’une intérieure, l’autre extérieure : elles communiquent de l’une à l’autre par un canal étroit. Le havre intérieur est très-sûr, mais extrêmement sombre. L’élévation prodigieuse des âpres rochers qui l’entourent le prive, même pendant le jour, des rayons du soleil. Le havre extérieur a aussi un peu de cet inconvénient ; mais il est beaucoup plus clair que l’autre ; il est d’ailleurs plus commode sans être moins sûr. Je découvris encore un bon mouillage à l’ouest de ce havre, devant un courant d’eau qui sort d’un lac ou d’un grand réservoir, entretenu constamment par une cascade qui s’y précipite. » En quittant cette plage, nous longeâmes la côte à l’ouest, et nous aperçûmes d’autres havres que je n’eus pas le temps d’examiner ; on trouve dans tous de l’eau douce et du bois à brûler ; mais, excepté de petites touffes d’arbrisseaux, tout le pays est un rocher nu, condamné par la nature à une stérilité éternelle. Les îles basses, et même quelques-unes des plus hautes qui sont dispersées çà et là au fond et au bas du canal, sont la plupart couvertes d’arbustes et d’herbages. Le sol, espèce de tourbe noir et humide, a été évidemment formé de végétaux tombés en putréfaction. » J’eus occasion de vérifier ce que nous avions observé en mer ; savoir, que la côte est composée d’un certain nombre d’îles grandes et petites, et que tous les goulets qu’on remarque sont formés par la jonction de plusieurs passages ; c’est du moins ce que nous vîmes ici. » Les bords inférieurs du Bassin du Diable étaient bordés d’arbres plus grands que tous ceux que nous avions dans les environs. Un nombre prodigieux d’oiseaux perchés sur chaque branche chantaient autour de nous à l’éclat du soleil. Ils étaient d’espèces très-différentes ; mais, ne connaissant pas les hommes, ils se juchaient si près de nous, qu’il était impossible de les tirer. Beaucoup de mousses, de fougères et de liserons croissaient entre les arbres, et nous embarrassaient dans notre marche. » Parmi différens canards sauvages que nous trouvâmes dans un autre port où nous débarquâmes, nous en vîmes un de la grosseur d’une oie, qui courait sur la surface de la mer avec une vitesse étonnante, en battant les flots de ses ailes et de ses pieds. Son mouvement était si vite, qu’il fut impossible de le tirer ; dans la suite nous vînmes à bout d’en tuer quelques-uns : cet oiseau ressemblait au canard, excepté par sa grosseur et l’extrême brièveté de ses ailes. Il avait un plumage gris et un petit nombre de plumes blanches, le bec et les pieds jaunes, et deux grandes bosses calleuses nues, de la même couleur, à la jointure de chaque aile : nos matelots l’appelèrent cheval de course, à cause de sa vitesse ; mais aux îles Falkland, les Anglais lui ont donné le nom de canard lourdaud : de grosses mouettes faisaient leurs nids dans des herbes sèches sur une des îles. » Nous eûmes le bonheur de descendre sur une île entièrement couverte d’un arbousier chargé de fruits rouges de la grosseur de petites cerises aigrelettes et douces : ces fruits étaient très-bons à manger. Les rochers de la même île, jusqu’au bord de l’eau, étaient remplis de grosses moules, meilleures que des huîtres. Au milieu des roches sauvages de cette contrée, nous dînâmes de ces fruits, de ces coquillages, et de quelques morceaux de biscuit et de bœuf salé. » Nous aperçûmes peu de gibier pendant cette expédition : nous ne tuâmes qu’un canard, deux ou trois nigauds, et à peu près autant de râles ou de pies de mer. L’autre canot était arrivé quelques heures avant nous : il avait rencontré deux havres, tous les deux sûrs et commodes ; l’accès en paraissait pourtant un peu embarrassé. » En faisant le tour de l’extrémité méridionale de l’île située en face du bord, je remarquai qu’une grande quantité de nigauds font leurs nids dans les fentes des rochers. Nous en tuâmes plusieurs des vieux, mais nous ne pûmes pas approcher des jeunes. Une multitude innombrable de ces oiseaux construisent leurs nids tout près les uns des autres ; l’instinct leur a appris à choisir pour cela l’endroit où les rochers font une saillie au-dessus de la mer, et les plus perpendiculaires, afin que, si les petits tombent, ils ne se blessent point et culbutent dans l’eau. Le schiste dont les rochers sont composés dans cette partie de l’île n’est pas très-dur ; il est cependant surprenant que ces oiseaux aient pu y faire des trous, et en agrandir assez les cavités naturelles pour que leurs petits y trouvent des places suffisantes ; ces nigauds retournaient toujours à leurs nids dès que nous avions tiré un coup de fusil, et s’envolaient si pesamment, que nous ne trouvions pas beaucoup de difficulté à les tirer au vol. Les Français les ont appelés nigauds aux îles Falkland, à cause de leur stupidité, qui paraît si grande, qu’ils ne peuvent apprendre à éviter la mort. » Sur la côte est de l’île nous aperçûmes des oies ; à peine eûmes-nous débarqué que nous en tuâmes trois. Elles étaient remarquables par la différence de couleur entre le mâle et la femelle. Le jar était un peu moindre qu’une oie ordinaire apprivoisée, et parfaitement blanc, excepté les pieds, qui étaient jaunes, et le bec, qui était noir. La femelle, au contraire, était noire, et avait des barres blanches en travers, une tête grise, quelques plumes vertes. Cette différence est heureuse pour la femelle, car étant obligée de conduire ses petits, sa couleur plus brune la cache aux faucons et aux autres oiseaux de proie. » À neuf heures du soir nous fûmes de retour à bord : M. Pickersgill, qui venait d’y arriver, m’apprit que la terre opposée à notre mouillage était une île dont il avait fait le tour ; que sur une autre plus au nord, il avait trouvé des œufs d’hirondelle de mer, et qu’en dehors de la grande île, entre la côte et la pointe est, il y a une anse dans laquelle il avait vu des oies : il tua une mère et de petits oisons. » Ce rapport de M. Pickersgill nous engagea à entreprendre le lendemain deux parties de chasse : M. Pickersgill et ses camarades retournèrent sur le canot, et je m’embarquai avec MM. Forster et le docteur Sparrman dans la pinasse. Le lieutenant alla par le côté nord-est de la grande île, qui fut appelée île des Oies, et moi par le côté sud-ouest. Dès que nous fûmes au-dessous de l’île, nous aperçûmes dans les rochers une grande quantité de nigauds ; mais, sans perdre notre temps à les tirer, nous continuâmes notre route, et bientôt nous vîmes beaucoup d’autre gibier ; car au sud de l’île, le nombre des oies est prodigieux. Comme c’était la saison de la mue, la plupart changeaient de plumes, et ne pouvaient s’enfuir : un fort ressac rendit notre débarquement très-difficile ; il nous fallut ensuite traverser des rochers par de fort mauvais chemins ; de sorte que des centaines d’oies nous échappèrent ; quelques-unes s’envolèrent dans la mer, et d’autres dans l’île. Nous en tuâmes ou prîmes cependant soixante-deux. » Plusieurs cavernes profondes coupaient les rochers, et formaient des voûtes élevées souvent de cent pieds au-dessus de nos têtes ; le ressac se calmant par intervalle, nous pouvions entrer quelquefois dans ces retraites obscures avec le canot ; les oiseaux qui s’y trouvaient récompensaient bien notre peine. Plusieurs de ces antres avaient cent-vingt à cent cinquante pieds de longueur ; les rochers qui leur servaient de murailles étaient communément l’asile des nigauds, auxquels nous ne faisions alors aucune attention. Le schiste de ces rochers était aussi rempli de fentes et de crevasses énormes qui devenaient fatales aux oies : ces oiseaux trop lourds ayant rarement la force de traverser l’ouverture, tombaient, et nos matelots les prenaient en vie. » Nous retournâmes à bord bien fatigués, et nous mangeâmes à souper une partie de ce que la chasse de la veille avait produit. M. Pickersgill et son détachement, arrivés quelque temps avant nous, avaient rapporté trois cents œufs d’hirondelles de mer et quatorze oies. Je pus ainsi en distribuer à tout l’équipage ; ce qui fit d’autant plus de plaisir aux matelots, que Noël approchait : sans cette heureuse rencontre, ils n’auraient eu pour régal que du bœuf et du porc salés. » J’appris que les naturels, sur neuf pirogues, étaient venus le long du vaisseau, et que quelques-uns étaient montés à bord : il ne fut pas nécessaire de les presser beaucoup pour cela, car ils paraissaient fort bien connaître les Européens, et ils avaient plusieurs couteaux de fer. » Le lendemain ils nous firent une autre visite : je m’aperçus qu’ils étaient de la même nation que j’avais vue autrefois dans la baie de Bon-Succès, et que Bougainville distingue sous le nom de Pechereis, mot que ces Indiens prononçaient à tout moment. Ils sont petits, laids et très-maigres ; ils ont les yeux fort petits et sans expression, les cheveux noirs et lisses, flottant en désordre et barbouillés d’huile ; ils n’avaient sur le menton que quelques poils clair-semés, et leur nez répandait continuellement du mucus dans leur bouche ouverte : toute leur figure annonçait la misère et la saleté la plus horrible. Leurs épaules et leur estomac sont larges et osseux, et le reste de leur corps est si mince et si grêle, qu’en voyant séparément ces différentes parties, nous ne pouvions croire qu’elles appartinssent à la même personne ; leurs jambes étaient arquées, et leurs genoux d’une largeur disproportionnée. Je n’en ai pas vu un seul de grand : ils étaient presque nus ; une peau de phoque leur servait de vêtement : quelques-uns en portaient deux ou trois cousues ensemble, de manière qu’elles formaient un manteau qui descendait jusqu’au genou : mais la plupart n’en avaient qu’une seule, assez large pour couvrir leurs épaules ; les parties inférieures du corps étaient absolument découvertes. On nous dit que les femmes se cachent le milieu du corps avec un morceau de peau de phoque, mais que d’ailleurs elles sont vêtues comme les hommes. Elles restèrent dans les pirogues, ainsi que les enfans. » Je remarquai de loin que ces femmes avaient autour de leur cou un grand nombre de coquillages suspendus à un cordon de cuir, et que leur tête était couverte d’une espèce de bonnet composé de grandes plumes d’oies blanches, placées toutes droites ; de sorte que cette parure ressemblait aux fontanges françaises du dernier siècle. Leur teint naturel paraissait être un brun olivâtre, luisant comme le cuivre, le visage de plusieurs était bariolé de raies de peinture rouge, et quelquefois blanche. J’observai deux enfans à la mamelle entièrement nus : par-là on les endurcit dès leur naissance à la fatigue et au froid. Les enfans ne prononçaient guère que le mot pecherei, que nous prîmes quelquefois pour un terme de tendresse, et d’autres fois pour une expression de malaise ou de douleur. Ces Indiens avaient des arcs, des traits et des dards, ou plutôt des harpons d’os placés au bout d’un bâton : je crois qu’avec ces armes ils tuent des phoques, des poissons, et peut-être aussi des baleines, comme le font les Esquimaux. » Je leur fis donner du biscuit ; mais je ne remarquai pas qu’ils l’aimassent autant qu’on me l’avait dit. L’instinct leur a peut-être appris que cet aliment n’est pas aussi bon pour eux que la viande de phoque pouri. Ils préféraient les médailles, les couteaux, etc. Il y avait dans chacune de leurs pirogues un feu autour duquel se serraient et se réchauffaient les femmes et les enfans : je ne puis pas supposer qu’ils portent du feu dans leurs canots uniquement pour cet usage ; c’est plutôt afin d’être toujours prêts à en allumer à terre, partout où ils débarquent ; car, quelle que soit leur méthode de s’en procurer quand ils n’en ont point, ils ne sont pas sûrs de trouver toujours du bois sec qui s’enflamme à la première étincelle. Ils ont aussi dans leurs pirogues de grandes peaux de phoques, que je jugeai destinées à les abriter quand ils sont en mer, et à couvrir leurs huttes à terre. Ils les employaient quelquefois comme des voiles. Leurs pirogues étaient très-grossières, et d’écorce d’arbres ; de petits bâtons servaient à maintenir la courbure de l’écorce ; leurs pagaies étaient mauvaises, et ils manœuvraient fort lentement : chaque canot contenait de cinq à huit personnes, y compris les enfans : bien différens de tous les insulaires du grand Océan, ils gardaient un profond silence en approchant du vaisseau. Ceux qui montèrent à bord ne témoignèrent pas la moindre curiosité : ils ne parurent charmés de rien ; ils acceptèrent des grains de verroterie sans reconnaissance et sans y mettre aucun prix ; ils nous abandonnèrent avec la même indifférence leurs armes, et leurs peaux de phoques déchirées. Ils ne semblaient pas même remarquer notre supériorité sur eux, et nous ne surprîmes pas dans leurs regards ni dans leurs gestes un seul signe d’admiration à la vue de tous les objets que contient un vaisseau, toujours merveilleux aux yeux des sauvages. Tout en eux annonçait, la stupidité et l’insouciance. » Quelques-uns proférèrent un petit nombre de mots, outre celui de pecherei, dans lequel je remarquai beaucoup de consonnes et de gutturales, surtout le ll des Gallois (Fl.) : ils semblaient tous grasseyer fortement ; ce qui contribua à rendre inintelligible ce qu’ils disaient. Nous leurs fîmes en vain les gestes que les plus misérables insulaires du grand Océan avaient aisément compris : ils ne montrèrent pas la moindre envie de nous instruire de leur langage ; et comme aucune de nos richesses n’excitait leurs désirs, ils ne prenaient pas de peine pour se faire comprendre. » Toutes les personnes qui avaient été du voyage de l’Endeavour convinrent que les Indiens qu’ils avaient vus à la baie de Bon-Succès étaient plus à leur aise et plus heureux que ceux-ci : leur taille était plus haute ; ils portaient des bottines, ce qui rendait leur pied plus sûr ; enfin ils étaient plus communicatifs, et avaient des idées de civilité : ceux-ci au contraire, étaient si stupides, si indolens et si misérables, qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient point se préserver de la rigueur du temps : je ne puis pas imaginer un être plus misérable que celui qui est privé de raison au point d’être incapable de combiner de pareilles idées. » Ces sauvages, en mangeant la chair de phoque pourie, préféraient la partie huileuse, et la seule attention qu’ils eurent pour les matelots, fut de leur en offrir. Tous les peuples des hautes latitudes aiment cette huile par instinct ; on dit qu’elle réchauffe leur corps contre la rigueur du froid. Les vêtemens, les armes, les ornemens, les ustensiles, et tout le corps de ces sauvages, exhalaient une puanteur si insupportable, que nous ne pouvions demeurer long-temps parmi eux : les yeux fermés nous les sentions à une distance considérable. On aura peine à le croire, et cependant c’est un fait, ces mauvaises exhalaisons réprimèrent tellement les désirs des matelots les plus sales et les plus déterminés, qu’ils n’essayèrent pas de contracter des liaisons avec les femmes. » Nous n’avons remarqué aucune espèce de subordination parmi ces sauvages : leur vie approche plus de celle des brutes que celle d’aucune autre nation. Il est très-probable que ce sont de malheureux proscrits de quelque tribu voisine qui mène une vie plus douce ; et que, réduits à vivre dans cette partie sauvage de la Terre du Feu, ils ont insensiblement perdu toutes leurs idées, excepté celle que renouvellent sans cesse les besoins les plus pressans : ils errent peut-être cherchant de la nourriture d’une baie ou d’un golfe à l’autre ; car nous avons lieu de croire qu’ils passent leur hiver dans le canton le moins rigoureux de cet horrible pays. » Ils se retirèrent tous avant dîner, et ne partagèrent pas notre régal de Noël : je croîs que personne ne les y invita, car leur saleté et leur puanteur suffisaient pour ôter l’appétit à l’Européen le plus vorace : c’eût été dommage de ne pas profiter des nourritures fraîches que nous avait fournies le hasard. On servit donc des oies rôties et bouillies, des pâtés d’oies, etc. Il nous restait encore quelques bouteilles de vin de Madère, la seule de nos provisions qui se fût améliorée en mer ; de sorte que nos amis d’Angleterre ne fêtèrent peut-être pas Noël plus gaiement. » Les matelots, ayant commencé cette fête la veille, burent encore toute la journée du 26 : la plupart étaient morts-ivres ; le capitaine les fit jeter dans les canots comme des animaux, et on les mena à terre où ils reprirent leurs sens à l’air. » Le capitaine Cook a donné à cette rade le nom de Noël, à cause de cette fête que l’équipage y célébra. L’entrée, qui a trois lieues de large, gît par 55° 27′ de latitude sud, et 70° 16′ de longitude ouest. Les îles Saint-Ildefonse, éloignées de dix lieues dans le nord-est, sont le meilleur indice pour la trouver. Il est inutile de faire une description détaillée de ce canal ; car peu de navigateurs en profiteraient. Toutes les anses et tous les havres offrent du bois, de l’eau douce et des oiseaux sauvages. » Le 29, à six heures du matin on doubla le cap de Horn, et l’on quitta le grand Océan pour entrer dans l’Océan atlantique. » Le 30, on passa le détroit de Le Maire. Le climat de la partie orientale de la Terre du Feu paraissait plus doux que celui de la côte que l’on venait de quitter. Les pentes des montagnes étaient moins escarpées ; elles se prolongeaient en promontoires aplatis et couverts de bois. L’on ne voyait de la neige que sur les plus hautes cimes. » * ↑ Les Taïtiens lui donnent le nom de toa, qui signifie guerre, parce qu’il fournit des instrumens de mort. * ↑ Ce mot signifie tortue dans la langue de Taïti ; et il est probable que ces peuples empruntent quelquefois leurs noms de ceux des animaux, comme les habitans de l’Amérique septentrionale. Le mot o-tou, nom du roi de Taïti, signifie héron. * ↑ De l’île d’Amsterdam, de l’île de Pâques, et de Sainte-Christine. * ↑ On ne peut s’empêcher de remarquer ici que Forster accuse un peu légèrement d’inexactitude la relation du premier voyage ; car, puisqu’il convient que les arréoïs mêlent de la débauche à leurs assemblées, qu’ils font mourir les enfans qui naissent parmi eux, serait-il donc étonnant que chacune de leurs femmes fût commune à tous3 les hommes ? * ↑ Je dois remarquer qu’il existe presque autant de dépravation dans nos contrées policées. Des misérables affichent publiquement à Londres leurs talens, et offrent leurs services pour procurer l’avortement. (Voyez, à ce sujet, un Avertissement dans un papier public. Morning-Post, nᵒ. 1322, du mercredi 15 janvier 1777.) On leur permet de trafiquer impunément de la destruction des enfans qui sont dans le ventre de leur mère. (Note de Forster.) * ↑ Voyez Plutarque, vie de Thésée. * ↑ Les naturels donnent aux pensées le nom de paroù no te obou, ce qui signifie littéralement, paroles dans le ventre. * ↑ Voyez à la suite de ce Voyage les Observations de Forster père. * ↑ Voyez Petr. Martyr. ab Angleria Décad. American. — Dissertation sur l’origine de la maladie vénérienne, par M. Sanchez. Paris, 1752. — Examen historique sur l’apparition de la maladie vénérienne en Europe. Lisbonne, 1774. — Le docteur Hunter, dans les Transactions philosophiques, et d’autres. * ↑ Sorte de boisson composée d’eau-de-vie, d’eau, etc. * ↑ Ou mallicola. Quelques-uns de nos gens prononçaient manicolo ou manicola, et c’est ainsi qu’elle est écrite dans le Mémoire de Quiros que Dalrymple a fait imprimer. * ↑ Forster lui donne le nom de Fannòkko. * ↑ Ils exprimèrent cela d’une manière encore plus frappante par un mot de leur langue, markom. * ↑ Il en faut excepter leurs jambes, qui sont mal faites, à cause de leur manière de s’asseoir.
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Les oracles de Michel de Nostredame/Tome 2/Avant-Propos
# Les oracles de Michel de Nostredame/Tome 2/Avant-Propos ## AVANT-PROPOS. L’édition-princeps de Pierre Rigaud (Lyon, 1558-1566) forme le texte-type ne varietur de cette réédition. Je l’ai reproduite intégralement, dans son originalité primitive & vierge de toute correction. L’édition originale de Benoist Rigaud (Lyon, 1568) a fourni toutes les Variantes notées au bas des pages. On trouvera, à la suite de la Xᵉ Centurie, les Suppléments publiés pour la première fois dans la réédition de M.DCV. Là où, à défaut d’une variante de Benoist Rigaud, j’ai jugé utile d’en proposer une, j’ai mis au bas de la page une note précédée du mot : Lisez. Ce mot implique donc une correction, empruntée souvent à d’anciens auteurs, mais présentée sous ma simple garantie personnelle. Les notes ont, la plupart, pour objet la rectification des mots défectueux, afin de rétablir la construction normale d’une phrase ou de faciliter les recherches au Glossaire. Quelques-unes donnent de brefs éclaircissements sur des points qui, ne se rattachant pas directement à un mot, auraient difficilement trouvé place au Glossaire. On trouvera au Glossaire la traduction ou l’interprétation des mots celtiques, romans, espagnols, italiens, latins, grecs, des anagrammes, des jeux de mots, des énigmes, des métaphores, des tropes, dont le sens plus ou moins transparent offre de la difficulté. Il ne faut pas perdre de vue, entre autres particularités typographiques de l’époque où fut imprimée l’édition-princeps de Pierre Rigaud, que le v est fréquemment remplacé par un u, l’u par un v, le j par un i, l’s final par un z ; que l’accent circonflexe au-dessus d’une lettre indique une syncope, telle que grâd pour grand, têple pour temple, môt pour mont, dô pour don, riê pour rien, ôbre pour ombre ; que beaucoup de mots français ont une désinence romane ou latine, telle que nay pour né, aultre pour autre, prins pour pris, meur pour mur, seur pour sur, esleu pour élu, congneu pour connu, eslongné pour éloigné, ioinct pour joint ; que la ponctuation est très-irrégulière & que les accents manquent presque totalement. * ↑ L’édition-princeps de Pierre Rigaud est cataloguée à la Bibliothèque de Paris, lettre Y, nᵒ 4621 ; le format est in-16 ; elle provient des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur & porte le millesime manuscrit de 1555-1558. Elle est vraisemblablement de 1558 pour la première section, comprenant les sept premières Centuries précédées de l’épître à César de Nostredame, avec titre ; & de 1566 pour la deuxième section, comprenant les trois dernières Centuries précédées de l’épître à Henry second, avec titre séparé. Dans toute hypothèse, la critique la plus méticuleuse ne saurait lui attribuer une date postérieure à 1566, année de la mort de Michel de Nostredame. * ↑ L’édition originale de Benoist Rigaud manque à la Bibliothèque de Paris ; le format est in-16 ; elle porte le millésime imprimé de 1568. Elle est moins défectueuse que celle de Pierre Rigaud, dont elle est visiblement, — quoique très-imparfaite elle-même, — un essai de rectification fait sur les manuscrits laissés par Nostredame. * ↑ La réédition de M.DCV n’a pas de nom de lieu ni d’imprimeur ; elle est cataloguée à la Bibliothèque de Paris, lettre Y, nᵒ 4622, A ; le format est in-12.
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Étude sur Orphée/06
# Étude sur Orphée/06 ## ÉTUDE SUR ORPHÉE Orphée fut une des rares tragédies lyriques de l’ancien répertoire qui furent jouées sans encombre pendant toute la durée de la Révolution, — sans doute parce qu’il ne s’y trouvait aucune parole compromettante à l’adresse des « tyrans ». Un jour, pourtant, il advint que les événements de la rue en empêchèrent la représentation : le 6 octobre 1789, l’affiche de l’Opéra annonçait Orphée et le ballet de la Rosière ; mais, dans la journée même, Louis xvi, avec la Reine et le Dauphin, arrachés par force de Versailles, étaient ramenés à Paris par le peuple, et les spectacles fermèrent. Mais ce n’était là qu’une simple coïncidence : Orphée eut une reprise très fructueuse en 1792, car il fut joué sans interruption d’une seule année depuis cette époque jusqu’à l’an ix. Sous l’Empire, il ne disparut pas du répertoire, malgré la préférence bien connue de Napoléon pour la musique italienne : repris en 1809, il fut joué tous les ans jusqu’au 6 août 1817 ; enfin, repris de nouveau le 14 mai 1824, il eut encore 83 représentations jusqu’au 2 novembre 1831, jour où il fut donné pour la dernière fois complètement (des exécutions fragmentaires en eurent encore lieu le 7 juin et le 6 décembre 1833, enfin le 28 juillet 1848). On voit qu’il ne céda qu’au moment où l’influence, alors triomphante, de l’école de Rossini fit disparaître d’un seul coup tous les chefs-d’œuvre de l’art classique. Durant cet intervalle, il obtint un total général de 297 représentations. Mais une revanche éclatante était réservée au chef-d’œuvre. En 1859, un siècle moins trois années après la première représentation, alors que, depuis près de trente ans, l’on n’avait plus entendu un seul opéra de Gluck sur les scènes parisiennes, M. Carvalho, alors directeur du Théâtre-Lyrique, fit une reprise d’Orphée dont le succès est resté mémorable. Pour diriger les études et remettre de l’ordre dans la partition, il s’adressa au maître le plus digne, à celui qui avait le plus fidèlement conservé le culte et les traditions de Gluck, à Hector Berlioz. Le futur auteur de Samson et Dalila, M. Camille Saint-Saëns, ne fut pas étranger au travail de restauration entrepris par l’auteur des Troyens. À cette époque, l’artiste qui seul avait la puissance nécessaire pour personnifier Orphée était une femme ; on se souvint qu’à l’origine le rôle était écrit pour un castrat, c’est-à-dire pour une voix dont l’étendue était celle d’un contralto ; il suffit d’en revenir à la version première d’Orfeo pour que ce rôle fût merveilleusement approprié aux moyens de Mᵐᵉ Pauline Viardot, qui remporta, avec l’œuvre du vieux maître, le triomphe le plus éclatant d’une carrière si dignement remplie. Orphée obtint ainsi un succès d’enthousiasme. Enfin, dans l’année même où ces lignes sont écrites, une nouvelle reprise de l’œuvre a eu lieu, également sous la direction de M. Carvalho, à l’Opéra-Comique, conformément aux traditions précédemment établies au Théâtre-Lyrique. Le succès n’en a pas été moins complet, et sans doute n’est pas encore épuisé. Cette continuité de l’admiration publique est, certes, le plus bel hommage qui ait été rendu au génie de Gluck et aux principes de son art. Et cet hommage est d’autant plus significatif que, par le fait, il est unique, Orphée étant la seule œuvre de musique dramatique de cette époque à qui soit échue une telle fortune. Mais surtout, il faut considérer que, depuis un siècle bientôt et demi que cet opéra est composé, la musique a passé par une série d’évolutions et de transformations telles que jamais aucun art n’en a subi d’aussi radicales : cependant, le public d’aujourd’hui, accoutumé à une langue musicale infiniment plus riche, a pu, sous les formes vieillies et démodées de la musique du xviiiᵉ siècle, retrouver et reconnaître le génie, toujours vivant, toujours jeune ; et, par là, il a donné une grande preuve de bon sens, affirmant que le génie est indépendant des formes, au-dessus desquels il plane et qu’il domine éternellement. Est-il vrai, toutefois, que nous trouvions dans l’œuvre ancienne exactement les mêmes choses qu’y voyaient les contemporains ? Non certes ; mais cela même est un témoignage de sa puissance, puisque, vue sous un aspect différent, elle n’a rien perdu de sa beauté. Il est évident que toute œuvre qui prétend être digne de l’immortalité doit porter en soi quelque chose qui se puisse assimiler aux différents caractères des époques qu’elle est destinée à traverser. Cela est vrai surtout pour les œuvres de théâtre, soumises à tant de fluctuations. Sophocle, Shakespeare, Racine, tels qu’on les joue actuellement sur nos scènes, apparaissent avec un tout autre aspect que celui sous lequel les connaissaient leurs contemporains : cependant, ils sont également admirables. Il en est de même pour l’œuvre de Gluck : malgré les changements du goût et les divergences des conventions scnétiques, elle est restée intacte et parfaitement belle. Même l’on pourrait dire que certaines parties ont gagné avec le temps, et qu’aujourd’hui nous y trouvons de certaines choses auxquelles, en son temps, l’auteur n’avait aucunement songé ! C’est ainsi que les airs de ballet des Champs Élysées, dans lesquels les premiers spectateurs, tout en louant la parfaite convenance du style avec le sentiment de la situation, ne voyaient, après tout, que des menuets et des gavottes, sont devenus pour nous des sortes de symphonies descriptives, tout au moins expressives, aux intentions les plus subtiles. Berlioz a écrit un pénétrant commentaire de l’admirable solo de flûte qui forme le deuxième épisode du « ballet des Ombres heureuses » : il y croit entendre la plainte d’une âme à qui la félicité du séjour des bienheureux n’a pas fait oublier les joies de la terre, et qui songe tristement à ceux qu’elle a aimés, qu’elle a quittés !… Telle Didon errant désolée, pensant à l’infidèle dont la fuite a causé son trépas… Or, il est bien évident que Gluck n’a jamais pensé à rien de pareil, et Berlioz lui-même rapporte avec indignation qu’aux représentations de l’Opéra, conformes aux traditions primitives, auxquelles il assista dans sa jeunesse, tandis que le flûtiste de l’orchestre exécutait avec élégance son solo, auquel il ajoutait des trilles, la scène était occupée par une danseuse qui faisait des pointes ! C’était pourtant Berlioz qui avait raison : en analysant profondément le sens expressif de ce chant, il en a dégagé une beauté qui s’y trouvait réellement, mais qui était demeurée latente. Et si Gluck revenait au monde, il n’est pas douteux qu’il approuverait une interprétation si conforme à ses plus secrètes pensées, et qu’il se réjouirait de voir ses descendants comprendre ses intentions mieux qu’il ne les avait pénétrées lui-même ! L’on sait que les partitions gravées du vivant de Gluck sont parfois dans un état de désordre et d’incorrection qui, trop souvent, devient un véritable obstacle à leur intelligence et à leur juste interprétation. Berlioz, qui les connaissait mieux que personne, a le premier constaté le fait ; et voici comment il s’en explique au sujet d’Orphée : de rédiger, non seulement avec la correction harmonique digne d’un maître, mais même avec le soin d’un bon copiste, ses plus belles compositions. Souvent, pour ne pas se donner la peine d’écrire la partie de l’alto de l’orchestre, il l’indique par ces mots : « col basso », sans prendre garde que, par suite de cette indication, la partie d’alto qui se trouve à la double octave haute des basses va monter au-dessus des premiers violons. En quelques endroits, dans le dernier chœur des ombres heureuses, par exemple, il a même écrit en toutes notes cette partie trop haut et de façon à produire des octaves entre les deux parties extrêmes de l’harmonie, faute d’enfant qu’on est aussi Berlioz révèle d’autres fautes, provenant de remaniements exécutés avec négligence : Gluck employa dans Orfeo, comme tous les maîtres italiens et allemands, on substitua à Paris les voix criardes de haute-contre. Bien plus, dans le chœur des Champs Élysée : Viens dans ce séjour paisible, au passage de coryphées chantant : Eurydice va paraître, si bien écrit dans la partition italienne, cette partie de haute-contre fut modifiée, sans qu’on puisse concevoir pourquoi, de manière à produire quatre fois la faute d’harmonie la plus plate qui se puisse commettre. Quand aux fautes de gravure existant dans les deux partitions, l’italienne et la française, aux indications essentielles omises, aux Il termine ainsi : remettre cet ouvrage en ordre, approprier à la voix de contralto les récitatifs et airs nouveaux ajoutés par Gluck au rôle principal, lors Les remaniements dont parle Berlioz furent faits, nous l’avons dit, en vue de la reprise d’Orphée avec Mᵐᵉ Viardot, et personne ne doute qu’ils aient été exécutés par la main d’un artiste aussi parfaitement compétent que respectueux du chef-d’œuvre. Aussi, cet arrangement semble-t-il avoir été adopté comme définitif. Plusieurs éditions en ont été publiées, tant en partition d’orchestre qu’avec réduction pour le piano, et il est devenu d’une tradition constante que le rôle d’Orphée soit aujourd’hui interprété par une femme : il en a été ainsi non seulement à l’Opéra-Comique de Paris, où Mˡˡᵉ Delna a chaussé le cothurne du chantre thrace, mais aussi bien dans la plupart des théâtres d’Allemagne et d’Italie qui ont remis Orphée à leur répertoire depuis 1859. Cette moderne tradition constitue-t-elle réellement un progrès ? On peut le contester, et douter même qu’elle soit conforme aux intention secrètes de Gluck. Il est croyable qu’en écrivant tout d’abord le rôle d’Orphée pour un castrat, le maître a consenti une concession dernière aux mœurs et coutumes de l’opéra italien : ne l’a-t-il pas assez bien manifesté lorsque, ayant rompu définitivement avec cet art, il n’a pas hésité à refaire son œuvre, à la récrire lui-même (ses manuscrits, qui nous ont été conservés, témoignent qu’il n’a voulu laisser à nul autre le soin d’exécuter ce travail de transposition, pourtant purement matériel en beaucoup de ses parties), tant le désir le tenait de voir son héros décidément personnifié par un artiste qui, en même temps, fût un homme… Il faut lire dans les pamphlets du temps sur quel ton de raillerie méprisante les gluckistes français parlent de cette pratique inhumaine en usage exclusivement sur les théâtres italiens, et qui d’ailleurs en était à son déclin, car, un quart de siècle après la mort de Gluck, il n’était plus possible d’entendre un seul castrat, sauf à la chapelle Sixtine : le dernier qui ait paru sur la scène fut Crescentini, qui fit les beaux soirs de Saint-Cloud et de Fontainebleau, sous le premier empire, et, qui, honoré de la protection de Napoléon, fut décoré de l’ordre de la Couronne de fer. Au temps de Rossini, l’emploi des castrats, dans les opéras italiens, avait définitivement cessé. Mais si « il Guadagni » ne réalisait que trop incomplètement son rôle d’époux d’Eurydice, nos modernes contralti en donnent bien moins encore l’illusion, et il est plus choquant encore de voir représenter ce personnage « en travesti. » Aussi n’est-il qu’une seule manière de restituer l’œuvre de Gluck dans toute sa sincérité : c’est de lui rendre la forme que le maître lui-même lui a donnée en dernier lieu, c’est-à-dire celle sous laquelle elle a été représentée à l’Opéra, en sa présence, le 2 août 1774. L’examen de la partition italienne ne doit pas être négligé pour cela : il peut nous éclairer parfois efficacement sur les véritables intentions de Gluck ; mais ce n’en est pas moins la partition française qu’il faut regarder comme l’œuvre définitive. (À suivre.) * ↑ Th. de Lajarte, Catalogue de la Bibliothèque de l’Opéra, art. Orphée. * ↑ H. Berlioz, À travers chants, p. 114 et 115. * ↑ Voir notamment : La Brochure et M. Jérôme, petit conte moral, dans les Mémoires pour la révolution du Chevalier Gluck, etc. p. 102 et suivantes.
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# Bulletin de l’Académie Delphinale/Ressources ## Gallica gallica * Années 1870 à 1881 * Années 1883 à 1886 * Années 1889 à 1914 * Années 1917 et 1918 * Années 1922 à 1938 * Année 1942 * Année 1947
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Semaine théâtrale/La Dame aux camélias, à la Renaissance, et Montjoye, à la Comédie-Française
# Semaine théâtrale/La Dame aux camélias, à la Renaissance, et Montjoye, à la Comédie-Française Mᵐᵉ Sarah Bernhardt, modifiant ses projets primitifs, a fait la réouverture de la Renaissance avec une reprise de la Dame aux camélias. Et de fait, au point de vue purement administratif, la combinaison n’a rien de maladroit, l’innombrable foule des étrangers, dont Paris est envahi pour le moment, devant être certainement plus attirée par la pièce d’Alexandre Dumas fils, célèbre dans le monde entier, que par une comédie nouvelle, fût-elle signée de M. Porto-Riche ou de M. Guiches. Donc, une fois de plus, nous avons réentendu les couplets printaniers de l’idyllique Nichette, assisté aux ébats bruyants de l’insouciante Olympe et du vieux Saint-Gaudens, revu l’étonnante Prudence, le désagréable Varville, l’excellent monsieur Duval, le gentil Rieux, la dévouée Nanine et le mécène comte de Giray. Et, tous et toutes, nous les avons retrouvées avec le plaisir que l’on a à revoir de bonnes et anciennes connaissances, leur sentant bien l’air quelque peu vieilli, mais voulant attribuer principalement aux costumes 1840, dont on les a curieusement habillés, ces petits outrages causés par le temps irrespectueux. Car elle date de 1849, cette Dame aux camélias, et si les trois premiers actes ne peuvent que très peu faire mentir leur acte de naissance, les deux derniers demeurent, d’ensemble, d’une vigueur et d’une jeunesse inouïes. Peut-être bien aussi, la manière dont la pièce est jouée est-elle pour beaucoup dans l’impression ressentie au début. M. Guitry oublie qu’Armand Duval est un « jeune premier » ; le scepticisme blagueur et l’émotion moderne à fleur de peau du héros d’Amants ne sont plus guère de mise ici, et jurent terriblement avec l’habit à large col et les cheveux ondulés ; il faut se livrer et se livrer tout entier, comme il le fait d’ailleurs au quatrième acte, où il apparaît supérieur. Mais ce n’est point de M. Guitry, ce n’est point non plus de la Dame aux camélias que les étrangers, et même les Parisiens, parleront en sortant de la Renaissance, c’est uniquement de Mᵐᵉ Sarah Bernhardt. Et la grande artiste, dans ce rôle qu’elle a fait sien, qu’elle vit de sa propre vie, qu’elle souffre de sa propre souffrance, qu’elle pleure de ses vraies larmes, reste, en plus d’une page, absolument incomparable, et d’émotion poignante et sincère. J’ai parlé de Mᵐᵉ Sarah Bernhardt et de M. Guitry ; je m’en voudrais de ne point nommer, avec eux, d’abord MM. Brémond et Deneubourg, puis, encore, M. Angelo et Mᵐᵉˢ M. Caron, Grandet, Boulanger et Seylor. Plus jeune d’à peu près vingt-cinq années que la Dame aux camélias, Montjoye, que la Comédie-Française vient de remonter on ne pourra jamais savoir pourquoi, Montjoye a terriblement pris de l’âge, et les dernières générations qui n’ont pu assister ni à la première de 1863, ni à la reprise de 1878, seront fort bien venues à se grandement étonner du succès qui, jadis, accueillit la comédie d’Octave Feuillet. Ce n’est point que la pièce soit précisément mal faite et qu’elle manque de « situation », car il y en a plusieurs et d’assez hardies même, mais elle est si horriblement banale, malgré quelques mots heureux, si platement poncive, malgré quelques scènes très adroitement conduites, et si invraisemblable avec ses types usés de rastaquouères d’opérette, de vieux noceur que guette l’apoplexie, de petit noceur qui va se faire purifier, ne pouvant rien faire autre chose, sous les plis du drapeau de France, de vieux serviteur poussant l’honnêteté jusqu’à la malhonnêteté, ou vice versa, comme vous l’entendre le mieux, d’amoureux bucoliques, de capitaine de pompiers, de rosière et de lampions ! (Ces lampions, un des gros succès de la soirée, au lever de rideau du second acte ; j’ai vu le moment où la salle entière, pour tâcher à secouer sa torpeur, allait crier : Vive le Tsar !) Montjoye ou « l’homme fort », lui-même, s’accuse aujourd’hui si outré qu’il en paraît faux et, encore, à la fin de l’action, si ganache qu’il en devient ridicule. Je sais bien que M. Leloi, malgré ses grandes qualités, a poussé le rôle au noir et au mélodrame plus que de raison ; n’empêche que le bonhomme se fait diablement illusion sur sa propre force. À comédie banale, interprétation banale. Et ceci ne touche en rien au mérite d’artistes tels que MM. de Féraudy, Lambert fils, Laugier, Louis Delaunay et Mᵐᵉ Pierson. Le presque seul intérêt de la soirée s’est reporté sur Mˡˡᵉ Lara, interprète de la romanesque Lucie. Avec une voix un peu sourde et paraissant mal placée, avec une articulation demandant des soins spéciaux, Mˡˡᵉ Lara a fait montre de qualités de sentiment et mieux encore, de tempérament, principalement aux 3ᵉ et 5ᵉ actes, qui laissent deviner quelle place importante elle peut prendre un jour, surtout dans les personnages d’amoureuses.
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Misé Brun/02
# Misé Brun/02 Deux mois environ s’étaient écoulés, on était à la fin de septembre, époque des vacances du parlement et de l’Université. La noblesse de robe était dans ses terres, la haute bourgeoisie habitait ses maisons de campagne, et les étudians des trois facultés se délassaient aussi, aux champs, des travaux de l’année scolaire. La ville d’Aix, à peu près déserte, attendait dans une morne inaction que novembre lui ramenât sa magistrature, ses riches bourgeois et la jeunesse tout à la fois studieuse et turbulente qui fréquentait ses écoles. Aussi le jour de la rentrée du parlement était-il vivement désiré par les gens de boutique et les petits bourgeois que les hautes classes faisaient vivre, et dont l’industrie chômait pendant les vacances. Pendant cette morte-saison, le vieux Brun, qui depuis le mariage de son fils n’était pas retourné à la ville, entra inopinément, un matin, dans la boutique de Bruno Brun. C’était un petit vieillard sec et sentencieux, fort pénétré de la bonne renommée qu’il avait acquise par soixante ans d’une vie exemplaire et d’une irréprochable probité. Intelligent, laborieux et doué de l’esprit d’ordre qui répare les mauvaises affaires et fait fructifier les bonnes, il avait nourri et élevé une famille nombreuse, dont le dernier enfant, qui était Bruno Brun, avait survécu seul, et après avoir amassé un petit bien qui suffisait à le faire vivre, il s’était retiré, laissant son fils en voie de prospérité et lui abandonnant tout-à-fait la direction du commerce d’orfèvrerie que la famille Brun exploitait depuis quatre générations. — Eh bien ! Bruno, dit le vieillard après avoir embrassé sa sœur et sa belle-fille, serré la main de son fils et reçu l’accolade de Madeloun, eh bien ! comment vont les affaires ? — Tout doucement, mon père, répondit l’orfèvre ; on ne vend rien pour le moment. — Ça ne m’étonne pas ; depuis le jour de saint Lazare jusqu’à celui de la rentrée du parlement, on pourrait fermer boutique ; mais, après la messe du Saint-Esprit, les bénéfices recommencent. En attendant, on se contente de petits profits. Gagnes-tu quelque chose sur la fonte des galons ? — Je n’en sais rien, mon père ; je verrai à la fin de l’année, répondit tranquillement Bruno Brun. Le vieil orfèvre fit un geste de mécontentement à ce mot, et, se levant en silence, il alla dans la boutique, où son fils le suivit. Madeloun, qui, pour le moment, gardait le comptoir, revint trouver les deux femmes dans l’arrière-boutique. — Bonne sainte Vierge ! dit-elle, mon maître a ouvert le coffre de la belle orfèvrerie, le tiroir des montres, l’armoire des ornemens d’église, et il n’a pas l’air content. — Depuis trois ans, Bruno n’a point fait d’inventaire, dit misé Marianne ; je ne suis pas fâchée que son père mette ordre à cela. Un moment après, le vieux Bruno rentra dans l’arrière-boutique, le visage pâle et bouleversé ; l’orfèvre le suivait tout tremblant. — Je te dis que je n’ai pas besoin de visiter tes livres pour voir où en sont tes affaires, dit le vieillard en s’asseyant. — Madeloun, va pousser le loquet de la boutique et reste au comptoir. — Ma sœur, ma belle-fille, ajouta-t-il en se tournant vers les deux femmes qui le regardaient d’un air surpris et effrayé, il faut que vous sachiez la vérité : les affaires de Bruno, qui sont aussi les vôtres, vont mal. Il n’y a pas trois cents livres chez lui, et du 1ᵉʳ au 15 du mois prochain il doit payer près de deux mille livres. — Je ferai d’autres billets, dit l’orfèvre ; j’ai du crédit. — Par les cornes du diable, voilà une grande idée ! interrompit le vieux Bruno, hors de lui à ce mot ; c’est de l’argent qu’il faut faire, et non pas des billets, de l’argent ! entends-tu bien ? — Oui, mon père ; mais pour cela il faut vendre, et, à moins que j’aille trouver les juifs… — Tais-toi, interrompit encore le vieillard, tais-toi ; tu n’as ni prudence, ni jugement, ni ressources dans l’esprit, ni résolutions dans l’ame. Comment ! tu ne vois pas d’autre moyen de te tirer d’affaire ? tu ne trouves aucun expédient, rien absolument ? Et comme Bruno Brun hochait la tête d’un air confus et semblait réfléchir, le vieux Brun ajouta en haussant les épaules : — Tiens, voilà Madeloun qui te dira comment on peut vendre en vingt-quatre heures pour deux ou trois mille livres de montres et de joyaux, sans avoir affaire à cette postérité de Judas qui donne son argent au poids de l’or. — Oui, je le sais, s’écria la servante en se redressant comme un invalide au souvenir de ses campagnes ; une fois, à la foire d’Apt, nous avons vendu dans une après-midi pour douze cents écus de marchandises. — C’est cela même. Quand le chaland ne vient pas, il faut l’aller trouver, reprit le vieux Brun d’un ton de décision et d’autorité. Le jour de saint Michel, il y a une grande foire à Grasse ; Bruno, tu feras deux caisses, l’une d’horlogerie, l’autre d’orfèvrerie et de bijoux, et tu iras tenir boutique là-bas pendant trois jours. Ta femme t’accompagnera pour t’aider à la vente. Moi, je resterai ici et garderai la maison avec ma sœur et Madeloun ; les vieilles gens ne sont plus bons qu’à cela. — Et à tirer d’affaire par leurs conseils ceux qui manquent d’expérience, de sagesse et de jugement, ajouta d’un air rogue la tante Marianne. — Il s’agit d’emballer aujourd’hui même la marchandise et de partir après-demain, continua le vieil orfèvre ; nous n’avons pas de temps à perdre. Allons, Bruno, à la besogne ! L’orfèvre obéit sans observations ; mais on voyait clairement, à son air inquiet et effaré, que l’idée de ce voyage lui plaisait fort peu, et qu’il l’entreprenait avec toutes sortes de craintes et de mauvais pressentimens. Il n’osa rien manifester à son père ; mais, en allant et venant, il dit à la tante Marianne : — Je devrais faire mon testament et me mettre en état de grace avant de partir ; les chemins ne sont pas sûrs du côté où nous allons ; on n’entend parler que des vols et des assassinats commis sur cette route par la bande de Gaspard de Besse. — Ce n’est pas ta faute, mais tu es poltron comme une poule aveugle, répliqua dédaigneusement la vieille fille ; va, sois tranquille, ton père a parcouru vingt ans les grands chemins sans faire jamais aucune mauvaise rencontre. — Et Rose ? qu’en ferai-je là-bas, bonté du ciel ! Une femme qui ne peut pas se montrer sans que tout le monde la regarde ! C’est gênant, et sur un champ de foire surtout, au milieu de tous ces fainéans, de tous ces débauchés qui fréquentent ces endroits-là. Si j’avais épousé la fille de misé Magnan, je ne me verrais pas dans de tels embarras. De son côté, la jeune femme était dans une agitation extrême ; la seule pensée de sortir encore une fois de son immobilité, de revoir les champs, de respirer le grand air, faisait bondir son cœur de joie. Madeloun aidait, en soupirant, l’orfèvre, et considérait d’un œil attristé ces préparatifs de départ qui lui rappelaient ses anciennes caravanes. — Nous avons été deux fois à Grasse, dit-elle avec emphase ; c’est un paradis terrestre ; on ne voit que fruits et que fleurs. Les bourgeois y sont riches, et ils paient comptant, sans marchander. — Est-ce bien loin d’ici ? demanda misé Brun. — À trente-cinq lieues environ, sur la route d’Italie et touchant à la frontière. — Du côté de Nice ? près des bords du Var ? — À une demi-journée de marche, tout au plus. — Ah ! pensa misé Brun, c’est du côté de Galtières que nous allons ! Le vieux Brun et son fils se mirent à disposer dans des coffres solides les montres d’or et d’argent, les joyaux, les pièces d’orfèvrerie, la meilleure partie, enfin, du fond de boutique qui faisait toute leur fortune, car la dot de la jeune femme y avait été employée. — Bruno, je t’enverrai tantôt quelque part, dit tout à coup le vieux Brun ; il faudra que tu ailles chez M. le marquis de Nieuselle. — Oh ! oh ! fit l’orfèvre d’un air ébahi. — C’est un homme des plus affables ; comme je suis à un petit quart de lieue de Nieuselle, je me promène parfois dans la grande allée du château ; à plusieurs reprises, j’ai rencontré M. le marquis et il m’a fait toute sorte de politesses. Ce matin même, comme je me mettais en route, il s’est trouvé par hasard sur le chemin, et il m’a arrêté pour me demander où j’allais. Lui ayant répondu que je me rendais à Aix pour visiter mon fils, lequel tenait une des belles boutiques d’orfèvrerie de la ville, il m’a fait l’honneur de me dire : Parbleu ! cela se trouve bien ; j’ai quelques emplettes à faire, j’irai vous voir demain. Or, tu sens que je ne veux pas qu’il vienne pour trouver la boutique dégarnie ; tu iras le prier d’attendre ton retour. — Tout de suite, mon père, répondit Bruno Brun, qui savait vaguement que le marquis avait une détestable réputation et des créanciers qu’il ne payait point, bien qu’il fût fort riche. Mais il n’eut pas le temps de faire cette prudente démarche, car au moment où il prenait son chapeau, Nieuselle entra dans la boutique, l’air suffisant, la tête haute, comme il avait coutume de se présenter partout. — Bonjour, mon voisin, dit-il en donnant familièrement la main au vieux Brun, qui se confondait en témoignages de respect et se hâtait d’avancer une chaise ; bonjour. Vous voyez que je suis homme de parole ; au lieu d’attendre à demain, je viens aujourd’hui même. — C’est bien de l’honneur pour moi, monsieur le marquis, répondit le digne homme ; mais je suis mortifié de vous montrer la boutique dégarnie comme vous la voyez. Nous venons d’emballer ce que nous avons de plus beau. — Ah ! ah ! est-ce que vous quittez le pays ? vous ne m’aviez pas parlé de cela ce matin. — Si vous aviez le temps de m’écouter, monsieur le marquis, je prendrais la liberté de vous expliquer la chose, répondit le vieux Brun. — Parlez, parlez, dit Nieuselle en s’installant d’un air aisé et en affectant un ton de protection familière ; vous êtes un brave homme, mon voisin, et je m’intéresse à tout ce qui vous regarde. Alors l’ancien orfèvre raconta comment son fils et sa bru devaient aller à Grasse tenir la foire de Saint-Michel. Nieuselle écouta cette explication avec beaucoup d’attention et de patience. Il conserva le plus parfait sang-froid à l’aspect de Madeloun, qui, l’apercevant tranquillement assis au coin du comptoir, recula de trois pas avec une figure irritée. Ce qu’il venait d’apprendre modifiait le projet qui l’avait amené chez l’orfèvre. Quand il fut suffisamment renseigné, il se retira fort content de sa visite et l’esprit préoccupé d’un nouveau plan non moins hardi ni moins ingénieux que celui qui avait si déplorablement échoué à l’auberge du Cheval-Rouge, Depuis près d’une année, le marquis de Nieuselle nourrissait pour misé Brun un de ces féroces caprices que conçoivent les hommes corrompus et blasés, lorsque des obstacles à peu près insurmontables aiguillonnent leur convoitise. Cette fantaisie avait pris, chez lui, les formes d’une passion. Tous ses mauvais instincts s’étaient irrités à la poursuite d’un succès si difficile, et il avait depuis long-temps résolu de tout entreprendre, de tout risquer pour venir à bout de son dessein. Il fallait cependant l’audace, la folle et méprisable témérité d’un roué pour recourir aux moyens que méditait Nieuselle. Les priviléges de la noblesse n’allaient pas jusqu’à assurer de l’impunité celui de ses membres qui commettait un crime. Tous les coupables étaient égaux devant la loi, et le parlement de Provence avait récemment appliqué ce principe en condamnant à mort un grand seigneur dont le nom a encore, dans le pays, une horrible célébrité. À la vérité, il y avait beaucoup de chances d’échapper à la justice par l’incurie de ses agens subalternes ; souvent les plus audacieux méfaits demeuraient sans châtiment, parce qu’on n’en découvrait pas les auteurs. Certaines localités isolées avaient acquis un triste renom par les attentats fréquens et toujours impunis qui s’y commettaient. C’était ce qui enhardissait Nieuselle. Il résolut de recommencer la tentative qui avait si mal réussi une première fois. Le hasard semblait amener des circonstances plus favorables ; il y avait sur la route d’Aix à Grasse plusieurs défilés semblables aux environs de l’auberge du Cheval-Rouge, et des campagnes désertes où l’on ne risquait guère de rencontrer la maréchaussée. Le marquis eut la précaution de dire à tout le monde qu’il s’en retournait à Nieuselle, et vers le soir il prit avec ses deux confidens la route d’Italie. Le lendemain, au petit jour, une espèce de carriole, garnie en dedans avec un vieux lé de tapisserie et recouverte d’une toile cirée posée sur des cerceaux, était arrêtée à la porte de l’orfèvre. L’ancien orfèvre, aidé de Madeloun, achevait d’arranger les coffres sous la banquette où devaient s’asseoir les voyageurs. Misé Marianne, debout au seuil de la boutique, adressait ses dernières admonestations à la jeune femme, laquelle considérait d’un œil impatient et ravi le modeste équipage qui allait l’emmener. Bruno Brun regardait autour de lui d’un air de tristesse effarée, et semblait dire adieu, à son grand regret, aux tranquilles habitudes du logis. Un gros paysan qui devait mener la carriole se tenait à la tête du cheval et sifflottait en faisant claquer son fouet. — Vous voilà prêts ; allons ! dit le vieux Brun en se rangeant afin de laisser passer Madeloun, qui apportait une chaise pour remplacer le marche-pied. Mais la jeune femme s’élança légèrement à sa place sans s’aider de ce point d’appui, et dit en frappant dans ses mains avec une joie et une vivacité d’enfant : — Allons ! allons ! Bruno ! il faut partir. — Quelle évaporée ! murmura la tante Marianne en présentant sa joue sèche au baiser d’adieu de l’orfèvre ; ah ! mon neveu, je n’eusse pas été de trop là-bas pour surveiller ta femme. Elle va se trouver bien exposée à ton côté. Enfin, à la garde de Dieu ! L’orfèvre fit un grand soupir en serrant une dernière fois la main de sa tante, celle de son père, et prit place près de misé Brun. — Que Dieu conduise à bon port le marchand et la pacotille ! dit le vieux Brun ; allons, Michel ! Le rustre sauta sur le brancard en fouettant son cheval, la carriole partit au bruit retentissant de ses ferrailles, et traversa au petit trot les rues désertes. Mais en arrivant à la porte de la ville le cheval prit une allure moins glorieuse et manifesta l’invariable habitude qu’il avait d’aller au pas sur les grands chemins. Misé Brun, qui avait témoigné au départ une satisfaction si animée, était devenue tout à coup silencieuse : l’aspect des champs au lever du jour, les ineffables harmonies qui résonnaient dans l’air, à mesure que la création entière s’éveillait, la frappaient d’une admiration mêlée d’attendrissement. Elle contemplait, dans une muette extase, les vastes horizons qu’elle avait si souvent rêvés à l’ombre des murailles qui lui laissaient apercevoir à peine un coin du ciel. L’orfèvre, renversé en arrière sur la lanière de cuir qui servait de dossier, semblait sommeiller malgré les cahots et le grincement des roues. Les beautés du paysage le frappaient très peu ; il n’admirait rien dans la nature champêtre, qu’il n’avait guère vue du reste, et les aspects nouveaux qui se succèdent dans les contrées montagneuses ne le distrayaient pas de l’ennui de la route. Une fois, cependant, comme le chemin côtoyait un riche vignoble, il ouvrit ses yeux à demi comme pour regarder les ceps, qui ployaient sous des grappes semblables aux fruits de la terre promise. Michel, le conducteur, s’apercevant de ce mouvement, lui dit avec admiration : Voilà du beau raisin de Malvoisie ! L’orfèvre hocha la tête et parut réfléchir. Une demi-lieue plus loin, il rompit le silence et répondit : Je crois que c’est du raisin muscat de Frontignan. Et après avoir fait cette profonde observation, il se rendormit. Misé Brun passa cette première journée dans une sorte de ravissement ; les ressorts paralysés de son ame se détendaient ; le grand air, le mouvement, la jetaient dans une sorte d’ivresse douce et réfléchie ; elle se sentait vivre avec bonheur dans cette atmosphère pure et lumineuse à laquelle ses regards n’étaient pas habitués. Il y avait dans ses sensations quelque chose de semblable à l’indicible joie du prisonnier qui passe des ténèbres éternelles de son cachot à la lumière du soleil. Mais avant la fin du jour des pensées inquiètes se mêlaient déjà aux douces impressions du voyage. Une folle espérance s’emparait peu à peu de son cœur ; il lui semblait qu’elle devait rencontrer encore une fois M. de Galtières, et qu’elle allait au-devant de lui sur ce chemin qui conduisait au lieu de sa naissance. Son cœur palpitait lorsqu’elle apercevait, sur la ligne blanche et poudreuse qui serpentait au flanc des collines ou s’allongeait dans les vastes plaines, un point noir qui grandissait rapidement, en venant à sa rencontre. Lorsqu’elle pouvait reconnaître enfin que celui qu’elle avait pris de loin pour un élégant cavalier était un pauvre colporteur monté sur un maigre roussin, ou bien un lourd villageois qui trottait fièrement sur son jumart, orné de grelots et de pompons de laine comme une mule andalouse, lorsqu’elle voyait combien elle s’était abusée, elle se détournait en souriant et en soupirant à la fois. Chaque nouvelle rencontre lui causait une nouvelle émotion ; son cœur se plaisait à ce jeu, et allait au-devant de cette illusion, dont elle était si tôt détrompée. Les grandes routes, à cette époque, étaient moins fréquentées et plus mal entretenues que nos plus humbles chemins vicinaux ; il fallait une journée pour faire dix lieues à travers d’effroyables ornières et sur des pentes dangereuses, qu’il eût été imprudent de descendre autrement qu’au petit pas. Le surlendemain de leur départ, les voyageurs arrivaient à Fréjus, l’ancienne cité romaine, et ils avaient encore une forte journée de marche avant de se trouver enfin à Grasse. Jusqu’alors, Bruno Brun avait poursuivi sa route sans paraître inquiet des mauvaises rencontres auxquelles il était exposé ; mais, au moment d’entrer dans les solitudes montagneuses qui séparent les deux villes, il fut assailli tout à coup par des souvenirs peu rassurans. Les bois de l’Esterel avaient une effrayante célébrité ; des bandes de malfaiteurs y avaient souvent trouvé, pendant des années entières, un refuge contre la maréchaussée. En ce moment même, la bande du fameux Gaspard de Besse s’y était, disait-on, réfugiée, après avoir impunément désolé la Provence par ses brigandages. La célébrité terrible de ces lieux était passée en proverbe, et le peuple, dans son langage énergique et figuré, dit encor de nos jours, d’un homme qui se trouve dans un grand péril : — Il passe le pas de l’Esterel. De loin en loin à la vérité, la justice parvenait à s’emparer de quelque malfaiteur dont elle faisait clouer la tête dans ces dangereux défilés ; mais ces trophées hideux épouvantaient bien plus les voyageurs que les bandits, et chaque exécution était suivie d’affreuses représailles. Les voyageurs s’étaient arrêtés, pour la couchée, dans une auberge aux portes de Fréjus. Le gîte n’était pas magnifique, et malgré la pancarte, ornée d’une image des plus fantastiques, représentant l’adoration des rois, il était permis de soupçonner que l’hôtellerie des Trois Mages n’offrait pas des appartemens mieux décorés que les cabarets voisins auxquels une branche de pin servait simplement d’enseigne. Mais bien que le logis semblât peu achalandé, misé Brun vit avec quelque surprise que tous les fourneaux s’allumaient dans la cuisine, et que l’aubergiste s’agitait de l’air important et affairé d’un homme qui a du monde dans sa maison. L’espèce de bouge qui servait de salle à manger était désert cependant, et rien n’annonçait de nouveaux hôtes. Tandis que l’orfèvre, aidé de Michel, montait dans sa chambre, avec toute sorte de mystère et de précaution, les deux coffres qu’il n’eût pas été prudent en effet de laisser dans la carriole, misé Brun vint s’asseoir timidement au coin de la table et dit à l’aubergiste : — Voilà bien des préparatifs ; est-ce que vous attendez encor des voyageurs ce soir ? — Quand même mon propre père viendrait me demander un lit pour cette nuit, je serais obligé de le renvoyer, répondit le rustre en se rengorgeant, mon auberge est pleine. — Mais vous n’aviez personne tantôt, quand nous sommes arrivés, puisque vous nous avez ouvert vos trois chambres, observa misé Brun. — Il est vrai ; mais un gentilhomme qui ne se plaisait pas dans l’auberge où il était descendu vient de prendre son logement chez moi, répliqua glorieusement l’aubergiste, il a avec lui un domestique et deux chevaux ; ensuite il est venu un autre voyageur de moindre conséquence : j’ai du beau monde, comme vous voyez. — Tant mieux, dit naïvement misé Brun. Or, ces nouveaux hôtes, c’étaient le marquis de Nieuselle et ses deux acolytes. Les chambres de l’auberge des Trois Mages s’ouvraient sur un étroit corridor dont les murs, barbouillés de toute sorte d’hiéroglyphes au charbon, étaient aussi minces que ceux d’un château de cartes. On pouvait, de cette espèce d’antichambre commune, entendre aisément tout ce qui se disait dans les trois galetas mal clos et tapissés de toiles d’araignée que l’aubergiste appelait pompeusement ses appartemens. Tandis que Bruno Brun arrangeait ses coffres, le marquis de Nieuselle et Vascongado, qui occupaient les deux chambres voisines, prêtèrent l’oreille. — Voilà les coffres en sûreté, dit l’orfèvre ; à présent, il s’agit de souper et de se coucher au plus vite, afin de se réveiller demain avant le jour : entends-tu, Michel ? — Soyez tranquille, répondit le lourdaud ; au point du jour, nous mangeons l’avoine ; avant le soleil levé, nous partons, et je vous promets qu’à la nuit tombante nous serons sortis depuis long-temps du bois de l’Esterel. — J’espère bien que non, murmura Nieuselle en se retirant dans sa chambre, pour tenir conseil avec Vascongado et Siffroi. Ce dernier, déguisé en paysan, était venu se loger à l’auberge des Trois Mages sans dire qu’il appartenait au marquis. Il s’était donné pour le valet d’un maquignon qui se rendait à la foire de Grasse, et il avait expliqué ainsi comment on l’avait vu arriver monté sur un beau cheval du Mecklembourg, lequel ne semblait pas fait pour porter un homme de sa sorte. Nieuselle n’eut garde de se montrer ; il se fit servir à souper dans sa chambre, et ne laissa pas non plus paraître Vascongado ; misé Brun ne se douta pas qu’elle était sous le même toit que cet homme, dont l’insolence et l’audace lui avaient causé, dans une première rencontre, tant de crainte et de mépris. Le lendemain, à l’aube, l’orfèvre et sa femme étaient prêts à continuer leur voyage. Tout le monde semblait dormir encore dans l’auberge. La lampe accrochée au mur fumait et s’éteignait en projetant d’incertaines lueurs dans l’étroit passage qui servait de vestibule. Un coq familier, qui perchait dans la cuisine, saluait de son cri perçant les premières clartés du jour et annonçait l’heure à défaut de l’horloge, depuis long-temps dérangée et muette. Bruno Brun, frappé d’une certaine inquiétude, se hâta de gagner une cour intérieure, sur laquelle donnait l’écurie. La carriole était devant la porte, les brancards relevés, comme elle avait été laissée la veille, et l’on entendait au fond de l’écurie la voix de Michel, qui remplissait l’air de lamentations et de jurons effroyables : son cheval, étendu sur la litière, refusait de se relever et paraissait agonisant. L’orfèvre, voyant le déplorable contre-temps qui s’opposait à son départ, fit deux fois à grands pas le tour de l’écurie, comme un homme absorbé dans ses pensées, et dont le cerveau travaille à résoudre quelque proposition embarrassante ; puis il s’assit sur une borne, allongea les mains sur ses genoux, et dit avec un grand soupir : — Il faudrait arriver à Grasse demain au plus tard ; c’est fini, notre voyage est manqué. — Manqué ! s’écria misé Brun ; non, non, je vais voir, je vais m’informer s’il serait possible d’avoir un autre conducteur et un autre cheval. — C’est une assez bonne idée, répondit Bruno Brun après réflexion. Tandis que ceci se passait dans la cour, Vascongado montait quatre à quatre les degrés et entrait chez son maître. — Monsieur le marquis peut se lever et prendre les devans, dit-il en entr’ouvrant les rideaux ; il n’y a pas de temps à perdre : la drogue a fait merveille ; le cheval est sur le flanc, l’équipage en fourrière, et nos voyageurs dans le dernier embarras. La jeune femme parle de se procurer un autre cheval, et Siffroi va se présenter avec Biscuit. — C’est bien ! s’écria Nieuselle ; ah ! ah ! ils donnent dans le panneau ; voyons un peu. Il se rapprocha de la fenêtre et regarda dehors avec précaution, en se cachant derrière le simulacre de rideau qui flottait devant le châssis dépourvu de vitres. — Bon ! reprit-il, voilà Siffroi qui est en pourparler avec misé Brun. Le drôle la rançonne, je crois. Pauvre agnelet ! elle se livre sans la moindre défiance. — C’est fini, ils sont d’accord, elle lui a donné des arrhes, dit Vascongado triomphant. Monsieur le marquis va les voir partir. Siffroi amène Biscuit ; il le met sous le brancard. Quel honneur pour cette méchante carriole ! — Allons ! s’écria Nieuselle avec un transport de joie, allons ! à cheval ! Il faut que je les devance au logis de l’Esterel. L’orfèvre n’avait conçu aucune défiance ; il se trouvait au contraire fort heureux d’avoir rencontré si à propos ce grand garçon, qui pour assez peu d’argent lui fournissait un cheval et consentait à conduire son équipage. Mais d’un autre côté, il n’avait pas la même sécurité, et la seule pensée qu’il allait tenter le formidable passage où tant de voyageurs avaient été arrêtés et détroussés lui donnait le frisson de la peur. Le pauvre homme prit ses précautions comme s’il eût été certain de faire quelque mauvaise rencontre. Il se sépara de la grosse montre qui depuis vingt ans peut-être n’avait pas quitté son gousset, et il la cacha, ainsi que tout ce qu’il avait d’argent sur lui, dans le sac de foin où misé Brun appuyait ses pieds. Ensuite il passa bravement dans sa ceinture un grand couteau à gaîne, tout frais émoulu, et boutonna du haut en bas sa veste à la matelotte, ce qui était chez lui un signe manifeste de parti pris et de résolution. Au soleil levant, les voyageurs entraient dans les montagnes de l’Esterel. Un tableau de la plus sombre magnificence s’offrit alors aux regards de misé Brun. Le chemin qu’elle allait suivre montait toujours en serpentant entre les collines confusément amoncelées autour de la montagne, qui est le point culminant de cette région sauvage. Au-dessous de cette rampe, les vallées formaient d’immenses gouffres de verdure au fond desquels s’écoulaient d’invisibles torrens et surgissaient des sources dont les ondes glacées arrosaient des prairies où aucun pâtre n’avait jamais conduit son troupeau. Ce paysage avait deux teintes uniformes et pures seulement, l’azur limpide du ciel et le vert foncé des bois, baignés par la rosée et les froides ombres du matin. Mais lorsque le soleil s’éleva sur l’horizon, les monts et les vallées se diaprèrent de plus vives nuances, et de légers nuages, voilant les profondeurs bleuâtres de l’éther, présagèrent une matinée tiède et nébuleuse. À mesure que les voyageurs avançaient, de plus fraîches émanations s’élevaient de la forêt et tempéraient l’haleine enflammée du vent, qui, après avoir passé sur les plages brûlantes du golfe de Fréjus, venait s’éteindre au fond des humides vallées de l’Esterel. Cette température suave, ces calmes perspectives, le silence et la paix de ces solitudes, jetaient l’ame de misé Brun dans un attendrissement mélancolique. Recueillie dans une muette contemplation, le cœur gonflé de langueur et d’amour, elle mêlait aux impressions présentes le souvenir des émotions passées, et amenait à travers ces poétiques paysages l’image de M. de Galtières. Pour Bruno Brun, il se souciait peu de regarder autour de lui, et restait enfoncé dans la carriole les yeux fermés, la tête penchée sur sa poitrine, comme un homme décidé à s’endormir bravement au milieu du danger. La jeune femme descendit de la carriole et se mit à gravir légèrement l’âpre montée tracée dans la forêt. Au-dessus de sa tête, les pins balançaient avec un doux bruissement leur verte couronne, et les chênes étendaient d’un côté à l’autre du chemin leur feuillage immobile. Parfois une clairière s’ouvrait entre les arbres, semblable à l’agreste jardin d’un ermite. Là s’épanouissaient dans toute leur beauté native les fleurs cultivées dans nos parterres ; les corymbes dorés de l’immortelle, les croisettes roses de l’œillet sauvage, s’y mêlaient à la noire scabieuse et livraient aux vents leurs exquises senteurs. Plus loin, dans les ravins, le myrte mariait ses tiges élégantes et ses bouquets blancs aux rameaux vigoureux de l’arbousier, dont les fruits d’un rouge éclatant ressemblent de loin à d’énormes perles de corail. Misé Brun avançait hardiment et explorait du regard tous les sites. Elle avait tout-à-fait oublié de quels évènemens sinistres ces lieux furent témoins, et elle ne se souvenait guère non plus de Gaspard de Besse et de sa bande. Au lieu d’avoir peur, comme son mari, à chaque détour de la route, à chaque massif d’arbres, elle s’écriait ravie : — Que cet endroit est beau ! qu’il ferait bon vivre ici, mon Dieu ! — Oui, en compagnie des voleurs et des loups, murmurait l’orfèvre en haussant les épaules ; sainte Vierge ! qu’il me tarde d’être loin de ces affreuses montagnes, et de ces arbres, et de ces fleurs, et de tout ce qu’on voit dans ces parages maudits ! Cependant, après deux heures de marche environ, Bruno Brun eut une légère diversion à ses frayeurs et à ses pénibles réflexions. Au moment où la carriole atteignait un des plateaux qui formaient comme les degrés du gigantesque escalier dont le sommet apparaissait dans l’éloignement, les voyageurs aperçurent deux têtes plantées sur des poteaux au bord du chemin, devant une de ces clairières embaumées où s’épanouissait une si riche moisson de fleurs. Misé Brun, qui allait un peu en avant, se détourna avec un cri d’horreur et continua rapidement sa marche, tandis que Bruno Brun arrêtait la carriole et disait d’un air de satisfaction : — Je suis bien charmé de voir là-haut ces deux figures ; cela prouve qu’il y a une justice pour les malfaiteurs. Ah ! ah ! ceux-ci font une piètre grimace maintenant ; leurs camarades pourront les revoir en passant et se dire que leur tour viendra aussi de faire peur aux oiseaux. Mais regarde donc, mon garçon ; ils ne bougent plus à présent, et les honnêtes gens passent devant eux en toute sécurité. — J’aurais presque autant aimé me trouver face à face avec quelqu’un de leurs camarades, murmura Siffroi, qui, bien qu’un déterminé scélérat, n’était pas exempt de certaines répugnances ; je ne puis pas voir ces masques-là ; le cœur me tourne… — Si je les regardais de plus près, je les reconnaîtrais peut-être, reprit l’orfèvre en clignant les yeux pour mieux voir ; ils sont certainement de la bande des six qui furent roués dernièrement. L’arrêt portait qu’on en mettrait deux à Bonpas, deux au bois des Taillades, et deux à l’Esterel. Aussi le bourreau arrangea les têtes dans un panier et ne nous remit que les corps. — On vous a remis les corps ? répéta Siffroi. — Oui, et j’ai de mes mains aidé à les ensevelir par charité, répondit l’orfèvre d’un air d’humilité glorieuse ; je suis de la confrérie des pénitens bleus qui enterre les suppliciés. Messieurs du parlement nous ont taillé beaucoup de besogne cette année. — Pouah ! j’aimerais mieux tuer un homme que de mettre la main sur ces corps qu’a maniés le bourreau, dit Siffroi en fouettant son cheval avec un juron énergique. Après six heures d’une marche interrompue par de courtes, mais fréquentes haltes, les voyageurs arrivèrent au point le plus élevé du passage. La route, en cet endroit, devenait presque impraticable, et ressemblait au lit desséché d’un torrent. Les monts au pied desquels elle tournait étaient couverts d’un manteau de verdure que trouait çà et là quelque roc chauve et dentelé. De minces filets d’eau murmuraient sur ces pentes rapides, dont ils entretenaient la fraîche végétation, et formaient de petites cascades qui bondissaient dans la mousse et baignaient les touffes de capillaires éparses entre les rochers. De tous côtés, la vue se perdait dans les verts horizons de la forêt, et nul autre bruit que celui du vent et des eaux ne troublait le silence de ces lieux sauvages. Pourtant une colonne de fumée qui s’élevait derrière les arbres annonçait le voisinage de quelque habitation. — Il y a du monde ici ! s’écria l’orfèvre en considérant avec une satisfaction mêlée d’inquiétude la spirale de fumée que misé Brun venait de lui faire apercevoir. Mon brave garçon, ajouta-t-il en s’adressant à Siffroi, sais-tu bien où nous sommes ? — Certainement ; nous allons arriver au logis de l’Esterel ; c’est un endroit que je connais comme la maison de mon père, et où je suis sûr d’être bien reçu, répondit froidement l’audacieux coquin. — Nous y voilà, dit misé Brun en montrant une assez grande maison que l’on apercevait tout à coup en tournant un bouquet de chênes verts qui l’abritait contre les vents du nord. Le logis de l’Esterel était un bâtiment à deux étages, élevé au bord du chemin, sur un monticule isolé. Au premier coup d’œil, cette habitation ressemblait à celles des paysans de la plaine. La façade, irrégulièrement percée d’étroites fenêtres, n’avait jamais été crépie, et le toit, presque plat, était couvert de tuiles rouges, grossièrement assujetties par des pierres qui menaçaient de rouler sur la tête des passans ; de misérables lucarnes donnaient seules du jour aux chambres de l’étage supérieur, et le rez-de-chaussée avait tout-à-fait l’aspect extérieur d’une écurie. Mais, en y regardant de plus près, on s’apercevait que ces grossières constructions étaient d’une solidité que n’avaient pas les maisons du bas pays. Les murs épais, les fenêtres garnies de barres de fer, la porte à double vantaux de chêne, témoignaient des précautions qu’on avait prises contre les gens suspects qui fréquentaient cette route. La maison s’élevait isolée entre le chemin et la forêt. Un guichet, pratiqué dans la porte même, permettait de reconnaître sans danger les hôtes qui se présentaient. D’étroites ouvertures donnaient obliquement sur l’embrasure de la porte et offraient un moyen commode de faire le coup de fusil contre les gens qui se seraient annoncés d’une manière hostile. À moins d’un siége en règle, il eût été impossible de pénétrer dans le logis de l’Esterel une fois que les portes et les fenêtres étaient closes. Siffroi arrêta la carriole, et, montrant avec le manche de son fouet l’écriteau sur lequel on lisait en grosses lettres noires : À l’auberge de l’Esterel, on loge à pied et à cheval, il dit à l’orfèvre d’un air de bonhomie : — Si vous voulez m’en croire, vous entrerez là un moment pour vous rafraîchir tandis que je donnerai l’avoine à mon cheval, et que je le laisserai souffler un peu. La proposition ne parut pas déraisonnable à Bruno Brun, bien qu’il eût été résolu, avant de partir, qu’on franchirait sans s’arrêter ces passages dangereux. — Nous n’avons rien pris depuis le coup de l’étrier, et je ne serais pas fâché de déjeuner, dit-il à sa femme ; ici nous trouverons peut-être une omelette et une tasse de café. Entrons. Qu’en dis tu ? — Moi, je le veux bien, répondit-elle par complaisance, car elle aurait mieux aimé déjeuner en chemin avec les fruits et le pain bis qu’elle avait dans son panier. Siffroi avait déjà frappé à la porte, qui restait fermée à toute heure. Une petite servante noire et déguenillée se présenta aussitôt, et invita d’un geste assez brusque les voyageurs à entrer. Il pouvait être alors environ midi. L’aspect intérieur du logis de l’Esterel rappela tout-à-fait à misé Brun l’auberge du Cheval rouge. La grande chambre du rez-de-chaussée avait la même destination, et offrait le même coup d’œil que la salle enfumée où elle avait passé la soirée près de M. de Gallières, tandis que les cavaliers de la maréchaussée étaient attablés autour d’un broc de vin cuit, et que le marquis de Nieuselle soupait seul dans sa chambre. Elle s’assit pensive au coin de la table, et l’orfèvre, tandis qu’on lui servait à déjeuner, se mit à questionner la servante. — Est-ce que beaucoup de voyageurs s’arrêtent ici ? lui demanda-t-il. — C’est selon le temps, lui répondit-elle d’un ton bref et farouche. — Aujourd’hui vous n’avez personne, ce me semble ? — Plus tard il peut nous venir du monde. — Comment ! sur le soir ? — Oui, pour la couchée. — Dieu du ciel ! il y a des gens qui osent dormir au milieu du bois de l’Esterel ? s’écria l’orfèvre. — Pourquoi pas ? répliqua la maritorne provençale ; ma maîtresse et moi, nous y dormons bien toutes les nuits de notre vie. — Ta maîtresse et toi, dis-tu ? Vous êtes donc toutes deux seules ici ? — Tout-à-fait seules. — Dieu du ciel ! Et vous n’avez pas peur ? — Non, répondit laconiquement la servante en lui tournant le dos. Un moment après, l’hôtesse entra. C’était une vieille femme sèche et robuste, à l’air peu prévenant, au parler rude ; elle essaya pourtant de prendre un visage agréable et d’adoucir le son de sa voix pour aborder les nouveaux venus, et se mit à les servir avec empressement. Siffroi ne reparaissait pas cependant, et, au bout de vingt minutes, l’orfèvre, impatient de repartir, sortit pour le chercher. Le drôle était tranquillement assis dehors, sur le brancard de la carriole, tandis que Biscuit mangeait sa ration dans l’écurie. — Tu as dételé ! s’écria l’orfèvre avec un mouvement de surprise et d’inquiétude ; ce n’était pas la peine. Allons, il faut partir. — Dans un moment, s’il vous plaît, répondit flegmatiquement Siffroi ; je viens de m’apercevoir d’un accident. — Un accident qui nous arrête ici ? interrompit Bruno Brun avec une impatience mêlée d’effroi. — Pour une demi-heure encore, pas davantage ; mon cheval a laissé deux fers en chemin. Pauvre bête ! C’est, sauf votre respect, comme si vous aviez perdu vos souliers : vous ne sauriez marcher ainsi. — Ah ! mon Dieu ! et qui va ferrer cet animal à présent ? — Moi-même, dès que la petite servante aura trouvé ce qu’il me faut pour cela. L’orfèvre fut complètement dupe de cette excuse ; il recommanda à Siffroy de faire diligence, et alla retrouver sa femme, laquelle apprit sans défiance et sans inquiétude l’accident qui l’empêchait de repartir, et sortit tranquillement pour se promener aux environs de la maison. Tandis que ceci se passait en bas, l’hôtesse était furtivement montée à l’étage supérieur, où Nieuselle l’attendait. Le marquis, arrivé depuis environ deux heures, s’était installé, avec Vascongado, dans une espèce de grenier dont la lucarne, placée à un angle du bâtiment, offrait un moyen commode de faire le guet sans être aperçu. En ce moment, il observait Bruno Brun, qui rôdait autour de l’auberge d’un pas inquiet et s’arrêtait de temps en temps devant la façade pour tâcher de voir l’heure à une montre solaire dont la pluie avait depuis bien des années effacé le cadran. L’hôtesse entra familièrement, car elle ne savait ni le nom ni la condition de son hôte, et pensait peut-être avoir affaire à un roturier. — Eh bien ! dit-elle avec un sang-froid qui prouvait qu’elle n’était pas femme à embarrasser Nieuselle par ses scrupules, ces gens-là sont ici. Que voulez-vous faire maintenant ? — Rien, lui répondit-il ; il s’agit seulement de les retenir jusqu’à ce soir avec des prétextes capables de les tranquilliser. — Et ce soir ? demanda l’hôtesse. Nieuselle la regarda avec une espèce de sourire, et dit en se balançant sur l’escabeau qui lui servait de siége : — Ce soir, tu iras te coucher de bonne heure, ainsi que ta servante, et tu ne bougeras plus, à moins que je ne t’appelle. — C’est entendu, répondit-elle après un moment de réflexion et de silence ; mais vous savez ce que je vous ai dit : s’il vient des voyageurs pour la couchée, je ne peux pas les renvoyer, cela me ferait une mauvaise affaire. — Au diable tes chalands ! Mais qui donc peut venir sans une absolue nécessité prendre gîte dans cette taupinière ? — Des gens comme vous, qui ne se soucient pas que la justice puisse mettre le nez dans leurs affaires et qui cherchent les endroits où la maréchaussée ne passe pas souvent, répondit audacieusement la vieille. Nieuselle fronça le sourcil et réfléchit à son tour. — Écoute, dit-il, je vois à peu près quelle espèce de gens tu héberges et qui tu attends peut-être ce soir. Or, je t’avertis qu’il n’y aurait pas le moindre profit à m’égorger cette nuit. Sauf l’argent que je t’ai compté après nos accords, je n’avais pas pris sur moi un petit écu, et ma défroque ni celle de mes gens ne valent la peine qu’on nous tue pour s’en emparer. — C’est clair, répondit l’hôtesse toujours avec le même sang-froid ; mais il ne s’agit pas de cela. On se figure que les gens faisant métier de prendre par force le bien d’autrui tuent par plaisir ceux qui tombent entre leurs mains. Point du tout ; ils ne demandent pas mieux que de laisser aller la bête après avoir pris le harnais, et si parfois il y a quelqu’un de mort, ce n’est pas leur faute. — Je n’en doute pas, répliqua Nieuselle ; mais où veux-tu en venir ? — Dans ce que vous allez faire, il ne s’agit que d’une amourette ? dit l’hôtesse en changeant brusquement de propos. — Parbleu ! certainement ; ne t’avise pas de soupçonner autre chose, répondit le marquis avec une susceptibilité cynique ; je ne suis pas homme à aller sur les brisées de l’honorable compagnie qui fréquente ta maison. — Notre homme s’impatiente, dit l’hôtesse en observant par la lucarne Bruno Brun, qui courait çà et là en appelant Siffroi et revenait d’un air désespéré vers la carriole, dont il soulevait et secouait le brancard comme s’il eût voulu s’y atteler lui-même. — Descends et tâche de le calmer, dit Nieuselle ; invente toutes les excuses possibles pour lui faire prendre patience. Que Siffroi, afin de le contenter, fasse semblant de mettre son cheval en état de repartir et brise une des roues de la carriole. — On pourrait au besoin les laisser se remettre en route et verser la carriole au fond du premier ravin, à deux pas d’ici, dit l’infernale vieille. — Il ne sera pas besoin de chercher tant de prétextes, dit Vascongado, qui depuis un moment observait l’état du ciel ; dans une heure peut-être, il fera un temps à ne pas risquer un chien sur le chemin de l’Esterel. En effet, une longue barre de nuages montait rapidement sur l’horison ; les brumes opaques qui depuis le matin flottaient aux cimes de la forêt se déchiraient brusquement, et à travers ces trouées lumineuses passaient d’humides rayons qui s’éteignaient presque aussitôt dans l’immense nuée, dont les flancs s’abaissaient et semblaient balayer la croupe des montagnes. Le vent était tout à coup tombé, et un morne silence enveloppait toute la création, comme si elle se fût préparée par ce moment de repos aux assauts furieux de l’orage prêt à éclater. — Voilà un beau temps pour nous, s’écria Nieuselle. Au premier coup de tonnerre, notre homme se résignera à rester ici. Tout vient à point pour mon entreprise. Dieu me confonde si elle échoue cette fois ! L’hôtesse secoua la tête d’un air soucieux. — Ce mauvais temps peut vous contrarier plus que vous ne pensez, dit-elle ; si quelque voyageur est maintenant dans la montagne, il ne rebroussera pas chemin, en voyant venir l’orage ; il ne tentera pas non plus de gagner l’autre côté du passage, il viendra se remiser ici pour le reste de la journée et peut-être pour la nuit. Que feriez-vous alors ? Ceux que j’attends ne sont pas gens à se mêler malgré vous de vos affaires. La maison est grande d’ailleurs, et j’aurai soin de les mettre dans un endroit où ils ne gêneront personne ; mais je ne réponds pas de même des voyageurs que le hasard peut amener, et que je ne connais pas. — Diable ! fit Nieuselle entre ses dents, si le mauvais temps amenait un détachement de la maréchaussée comme à l’auberge du Cheval Rouge ! — Écoute, reprit-il en se tournant vers l’hôtesse après un moment de réflexion, je ne te demande pas l’impossible. En cas d’évènement, arrange les choses de ton mieux ; mais retiens bien ce que je vais te dire : si rien ne m’empêche d’accomplir le dessein pour lequel je suis venu chez toi, tu recevras avant huit jours un rouleau de beaux écus de six francs, pareil à celui que je t’ai déjà donné ; je t’en donne ma parole, ma parole de gentilhomme. À ce dernier mot, la vieille s’inclina machinalement, un peu éblouie par le ton et les grandes manières de Nieuselle. — Soyez tranquille, monsieur, lui dit-elle avec un geste solennel, quoi qu’il arrive, vous serez content. Là-dessus, elle se retira. — La vieille masque ! dit Vascongado, je suis sûr que sa maison est une caverne de voleurs. Bruno Brun est tombé dans un double guet-apens : monsieur le marquis lui prendra sa femme, et les gens qui s’hébergent ici, ses bagages. — Tant mieux, cela m’arrangerait fort, s’écria Nieuselle ; de cette manière, tout ce qui arrivera peut leur être attribué. Ne serait-il pas plaisant que cette aventure-ci passât aussi sur le compte de Gaspard de Besse ? Dieu me damne ! je rirais bien en me l’entendant raconter. Pendant ce colloque, misé Brun attendait patiemment que son mari l’appelât pour repartir. Après avoir un peu marché, elle était revenue s’asseoir près de la maison, dans le jardinet que cultivait l’hôtesse, vrai parterre de cabaret où le tournesol et l’œillet d’Inde fleurissaient orgueilleusement au milieu des salades. La petite servante l’avait suivie et la regardait de loin à la dérobée avec une sorte d’étonnement. La pauvre créature, accoutumée à la grossière laideur de l’hôtesse, ainsi qu’aux traits rudes et basanés des gens qui fréquentaient le logis de l’Esterel, contemplait le gracieux et frais visage de misé Brun avec le même étonnement et le même plaisir qu’elle aurait ressenti à l’aspect de quelque fleur miraculeuse ou de quelque oiseau d’un plumage merveilleux. La modeste toilette de la belle voyageuse lui plaisait beaucoup aussi ; elle ne se lassait pas d’admirer son casaquin à grandes raies et le ruban rose vif noué sur sa coiffe de linon brodé. Misé Brun l’aperçut et devina peut-être ses impressions. — Approche donc, petite ; est-ce que je te fais peur ? lui dit-elle en souriant. La servante vint s’asseoir familièrement à ses pieds, et continua de la regarder en dessous avec un petit rire qui marquait son contentement. Cette enfant, qui pouvait avoir quinze ans environ, eût été jolie, si la plus rude existence n’eût flétri et détruit sa beauté avant même qu’elle fût en sa fleur. L’ardeur du soleil, les intempéries de l’air, avaient donné à sa peau des tons calcinés ; son teint, comme ses cheveux et ses yeux, étaient d’un brun fauve. Son vêtement répondait à sa figure : une jupe de drap, semblable à un lambeau d’amadou, flottait sur ses hanches grêles, et les mèches rebelles de sa chevelure s’échappaient d’un bonnet d’indienne, rattaché sous le menton par des cordons de fil écru. — Tu te reposes volontiers un moment, n’est-ce pas ? lui dit misé Brun ; ici, comme partout, on a bien du mal à gagner sa vie, ma pauvre petite. Tu travailles beaucoup ? — Comme ça, répondit-elle avec insouciance. Je balaie la cuisine, j’aide à l’écurie, et, quand je n’ai rien à faire dans la maison, je vais au bois. — Et vous ? ajouta-t-elle en regardant les mains fines et blanches de misé Brun ; vous êtes une dame de la ville, vous ne faites rien ? — Je ne suis pas une dame, et je travaille du matin au soir comme toi, mais sans jamais bouger de place, répondit la voyageuse, que son imagination ramena en ce moment dans l’obscure arrière-boutique où l’attendaient son siége vide et sa quenouille, debout entre la fenêtre et le mur. Va, tu es bien heureuse de vivre au grand air dans ces montagnes, et je voudrais de tout mon cœur être à ta place… — Bah ! fit la jeune fille avec un mouvement d’incrédulité et en jetant un coup d’œil dédaigneux sur sa propre personne, vous voudriez être comme moi ? Eh bien ! moi, je voudrais de toute mon ame être comme vous. — Tu ne sais pas ce que tu désires, dit tristement misé Brun. — Je serais bien blanche, bien belle, bien habillée, continua la fillette, et je me plairais tant à moi-même, que je ne ferais que me regarder du matin au soir. Ce naïf compliment fit sourire la jeune femme ; elle passa la main sur les cheveux incultes de la petite paysanne comme pour les lisser et les arranger. — Simplette que tu es ! dit-elle ; tu ne te figures rien de plus beau que mon ajustement. Que serait-ce, bonté divine ! si tu voyais de grandes dames avec leurs chaînes d’or, leurs perles et leurs pierreries ! — Tout ça ne me plaît pas beaucoup, répondit la servante avec un sérieux comique et un geste de dédain qui fit rire misé Brun. — Ah ! tu n’aimes pas ces belles choses ? dit-elle d’un ton d’ironie enjouée ; mais, en fait de joyaux, tu n’as sans doute jamais vu que les bagues de laiton et les croix d’étain que vendent les colporteurs ? La petite servante hocha la tête avec un imperceptible sourire, et dit en regardant le nœud rose attaché sur le bonnet de misé Brun : — Les rubans me semblent bien plus jolis que l’or et l’argent. — Cela se trouve bien, dit la jeune femme avec une adorable bonne grace ; je n’ai ni or ni argent à te donner, mais je puis te faire présent de ce beau ruban rose qui te plaît si fort. À ces mots, elle détacha le nœud de sa coiffe et le plaça sur les cheveux de l’enfant, qui la laissa faire d’un air glorieux et ravi. Cette petite scène fut interrompue par l’arrivée de Bruno Brun, lequel, depuis un moment, observait avec épouvante les signes précurseurs de l’orage. — Ma femme ! s’écria-t-il, qu’allons-nous faire, qu’allons-nous devenir ? Voilà un mauvais temps qui se prépare. — Eh bien ! nous attendrons qu’il soit passé, répondit-elle avec une calme résignation. — Mais nous sommes dans le bois de l’Esterel ! — C’est un endroit plus terrible de loin que de près. — Dieu du ciel ! un coupe-gorge où l’on ose à peine passer en plein jour ! Nous sommes menacés d’y rester jusqu’à la nuit tombante, et peut-être jusqu’à demain matin. — Patience ! cela vaudrait mieux que de s’aventurer dans des chemins noyés par la pluie, et où nous resterions peut-être au fond de quelque ornière. La tranquillité de la jeune femme finit par rassurer un peu Bruno Brun. Il était d’ailleurs dans une de ces situations qui donnent de l’énergie aux plus faibles ; ne pouvant avancer ni reculer, il prit le parti de rester résolument en place. — Rentrons, dit-il à sa femme ; s’il plaît à Dieu, nous en serons quittes pour arriver à Grasse tout juste pour l’ouverture de la foire. En ce moment, le tonnerre gronda, et bien que l’air fût si calme qu’on n’entendait plus frémir le feuillage sonore des pins, un bruit semblable à celui des vents en furie s’élevait des profondeurs de la forêt : de livides éclairs jaillissaient incessamment de l’obscure nuée suspendue au-dessus de la montagne ; on sentait de toutes parts les forces aveugles des élémens prêts à se heurter et à briser la création dans leur épouvantable choc. La jeune femme s’était arrêtée. Immobile, le visage tourné vers les régions d’où venait la tempête, elle frémissait d’admiration et de terreur en écoutant les voix formidables qui résonnaient autour d’elle. Le cœur pénétré d’une émotion religieuse, l’imagination saisie par la poésie sublime de cette grande scène, elle ne pouvait trouver des paroles pour formuler les impressions de son ame, et murmurait, les yeux levés au ciel : — Mon Dieu ! mon Dieu ! que vos œuvres sont belles ! que vous êtes puissant ! — Ma femme ! cria l’orfèvre arrêté au seuil de l’auberge, j’ai senti une goutte d’eau ; dépêche-toi de rentrer. Elle revint lentement vers lui et le suivit en silence dans la chambre où il avait déjà transporté son bagage. Cette pièce, située au rez-de-chaussée, ressemblait plutôt à une cave qu’à un lieu d’habitation. La fenêtre, pareille à un soupirail, s’ouvrait à hauteur d’homme et était défendue par deux barres de fer en croix. Une couchette sans rideaux, un grand coffre qui pouvait au besoin servir de siége, une table grossière, formaient tout l’ameublement. L’aspect de cette espèce de prison réjouit pourtant Bruno Brun. — Nous serons bien ici, dit-il à sa femme. La pièce étant voûtée et close de tous côtés, nous n’entendrons guère le bruit du tonnerre. La porte est munie en dedans d’un bon verrou, et, quand elle sera fermée, nous pourrons être tranquilles. Misé Brun s’assit en silence sur le coffre, et, tirant son tricot de sa poche, elle se mit à travailler. L’orfèvre s’étendit sur la couchette, le visage tourné vers la muraille et les yeux fermés, pour ne pas voir les éclairs. Au dehors, l’orage éclatait avec furie : la pluie ne tombait encore que par rares ondées ; mais le tonnerre grondait sans intervalle, et les régions inférieures de l’atmosphère étaient traversées par des tourbillons de vent qui renversaient les arbres et s’engouffraient dans les gorges de la montagne avec un bruit rauque et affreux. Chaque fois qu’une raie de feu éblouissait les regards de misé Brun, elle faisait le signe de la croix en murmurant quelque prière ; puis elle reprenait son travail. Bruno Brun s’agitait, se retournait sur sa couchette, et de temps en temps s’écriait d’une voix entrecoupée de profonds soupirs : — Si je pouvais faire un somme ! Qui sait l’heure qu’il est ?… Dieu fasse que le temps se relève ! Bonté du ciel ! je donnerais bien vingt-cinq louis, si je les avais, pour être maintenant dans la rue des Orfèvres, tranquillement assis à mon établi… Maudits soient les voyages ! on y perd le repos et la santé. Que je revienne sain et sauf de celui-ci, et, par le saint suaire ! je promets de ne plus perdre de vue les remparts de la ville d’Aix. Pendant un de ces soliloques, misé Brun crut entendre dans le chemin le trot d’un cheval ; elle prêta l’oreille et reconnut que quelqu’un arrivait en effet au logis de l’Esterel ; mais la présence de ce nouvel hôte n’occasionna aucun tumulte dans la maison. La jeune femme entendit seulement grincer la porte qui se refermait. Un moment après, il lui sembla qu’un bruit de pas retentissait dans le long corridor, à l’entrée duquel sa chambre était située. Cette circonstance ne la frappa point : elle ne jugea pas à propos de faire part à l’orfèvre de ses remarques, et continua de travailler en écoutant les voix de l’orage qui s’élevaient toujours plus lamentables et plus furieuses. La nuit approchait cependant ; un froid crépuscule se répandait dans la chambre, qui s’assombrit promptement. De rares éclairs déchiraient maintenant les nuages, qui fuyaient emportés par le vent d’ouest. La jeune femme avait laissé tomber son ouvrage sur ses genoux, et s’abandonnait aux tristes et chères pensées qu’elle emportait partout dans son cœur. Bruno Brun s’était assoupi enfin et rêvait probablement qu’il disait les vêpres dans la chapelle des pénitens bleus, car il remuait les lèvres par moment, et faisait entendre une sorte de psalmodie sourde et nasillarde. Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, misé Brun fut tout à coup saisie d’un mouvement de puérile frayeur ; elle se leva vivement pour aller demander de la lumière ; comme elle ouvrait sa porte, l’hôtesse se présenta une lampe à la main. — Je venais voir à quelle heure vous voulez souper, lui dit-elle ; car c’est fini, vous passerez la nuit ici. S’il vous plaisait, en attendant, de passer dans la salle, vous y trouveriez bon feu : la soirée est fraîche. Misé Brun allait se rendre à cette invitation lorsqu’elle aperçut derrière l’hôtesse la petite servante, qui d’un geste inquiet et rapide lui dit de refuser. Il y avait dans le visage de l’enfant une expression d’effroi et de sollicitude si étrange, que misé Brun, surprise et troublée, se hâta de rentrer dans sa chambre en disant à l’hôtesse qu’il lui fallait attendre le réveil de son mari. Un instant après, on gratta doucement à la porte : c’était la petite servante qui revenait ; cette fois, elle était seule. Elle prit misé Brun par la main et l’emmena dans le corridor. — Que me veux-tu, mon enfant ? lui dit la jeune femme étonnée. — Je veux vous avertir, lui répondit-elle d’une voix brève. Vous ne vous doutez de rien, n’est-ce pas ? Eh bien ! on veut vous enlever à votre mari… Les gens qui ont ce dessein sont ici depuis ce matin. Ils s’étaient cachés ; mais à présent ils sont là dedans… Tenez, les voyez-vous ? En parlant ainsi, elle avait entraîné misé Brun jusqu’à l’extrémité du corridor, en face d’une porte entr’ouverte. La jeune femme ne jeta qu’un coup d’œil dans la salle et recula, tremblante, stupéfaite : elle venait de reconnaître Nieuselle assis près de la cheminée, et donnant ses ordres comme à l’auberge du Cheval-Rouge. — Ce n’est pas tout, reprit la petite servante ; ce soir, dans un moment peut-être, il viendra encore du monde, des gens qui prendront votre argent, vos effets, tout ce que vous possédez, et qui tueront votre mari, s’il veut faire résistance. — Nous sommes perdus ! murmura misé Brun avec le morne sang-froid que les êtres les plus faibles manifestent parfois dans un péril soudain, inévitable. — Je ne vous aurais pas avertie, si je ne savais un moyen de vous sauver peut-être, dit l’enfant en ramenant misé Brun à l’autre extrémité du corridor. Écoutez-moi bien : là-bas, dans une chambre, au fond de ce passage, il y a quelqu’un qui pourrait prendre votre défense… — Le voyageur qui est arrivé cette après-midi ? interrompit misé Brun. — Oui. Ceux que vous avez vus là, dans cette salle, ignorent qu’il est ici. Allez le trouver, jetez-vous à ses pieds, dites-lui ce que veulent ces méchantes gens. Vous êtes si belle, qu’il n’aura pas le cœur de vous voir pleurer. Il vous prendra sous sa protection, et alors… C’est un lion ; il se battra, il vous sauvera, j’en réponds… Venez. — Tu connais donc cet homme ? demanda misé Brun en se laissant conduire au milieu des ténèbres. — Oui, je le connais. Vous voici à sa porte : entrez… Il n’y a pas un moment à perdre. On m’appelle en bas : entendez-vous ? En effet, la voix de l’hôtesse retentissait dans l’éloignement. — Écoutez, reprit la petite servante en serrant fortement les mains de misé Brun, quoi qu’il arrive, ne dites pas que c’est moi qui vous ai avertie ; ne le dites pas, on me tuerait. — Elle s’en alla à ces mots avec l’agilité prudente d’un chat qui cherche sa route dans l’obscurité. La jeune femme resta environnée de ténèbres. Seulement, une ligne lumineuse tracée sur le sol lui indiquait la porte où elle devait frapper. Dans cette situation extrême, il n’y avait pas à hésiter. Elle heurta un léger coup contre le panneau, et entra toute tremblante, sans pouvoir articuler un mot et sans oser lever les yeux. Au bruit qu’elle fit en s’avançant, l’homme dont elle venait implorer le secours se retourna à demi et dit sans la regarder : — Eh bien ! le courrier d’Italie et son escorte ont-ils passé enfin ? En entendant cette voix, misé Brun jeta un cri et se précipita les mains jointes, le visage inondé de larmes, devant celui qu’elle venait de reconnaître. — C’est vous, c’est vous, dit-elle ; ah ! béni soit le ciel !… L’excès de son émotion l’empêcha de continuer ; elle s’appuya défaillante contre le siége que l’étranger venait de quitter, et tendit les mains vers lui avec un mouvement inexprimable d’espoir, de confiance et de joie. À l’aspect de misé Brun, il s’était levé pâle d’étonnement, et, debout en face d’elle, il la considérait dans une silencieuse stupéfaction, comme s’il eût douté de ce qu’il voyait et hésité à croire que c’était bien elle qu’il retrouvait en ces lieux. — Oui, c’est bien moi, reprit-elle en souriant au milieu de ses larmes ; est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? est-ce que vous ne remettez pas ma figure ? Il porta la main sur sa poitrine avec un geste énergique, comme s’il eût voulu lui dire, en montrant son cœur, que son image était là ; puis, tâchant de dominer la violence de sa propre émotion, il força doucement misé Brun à s’asseoir, et resta devant elle, une main appuyée sur la table où il écrivait quelques instans auparavant. Il y avait sur cette table des papiers, les restes d’une légère collation et des armes. — Est-il possible que je vous rencontre ici ? dit-il d’une voix altérée ; comment y êtes-vous venue ? pourquoi vous y êtes-vous arrêtée ? Cette question rappela tout à coup à misé Brun le danger qu’elle venait d’oublier un moment. Elle se tourna vers la porte avec un geste de terreur, et répondit en baissant la voix : — Mon mari se rend à Grasse pour ses affaires ; il a voulu m’emmener. Aujourd’hui, un accident nous a fait entrer ici, et le mauvais temps nous a forcés d’y rester. Je n’avais ni crainte ni défiance. Je me croyais en sûreté, lorsque par hasard j’ai su… j’ai vu… Oh ! quelle iniquité ! quelle honte ! On nous a attirés dans un piége. Nous ne sommes pas seuls ici. Un homme, dont j’ai repoussé les insolentes galanteries, est venu m’y attendre. Il a gagné l’hôtesse sans doute, et je suis à sa merci dans ce coupe-gorge. Tandis qu’elle parlait, une secrète fureur éclatait dans le regard de l’étranger et faisait pâlir sa lèvre hautaine ; mais aucun autre signe ne manifesta les violences intérieures auxquelles il était en proie. — Ah ! c’est le marquis de Nieuselle qui est là ! murmura-t-il comme se parlant à lui-même et en saisissant ses armes. Il allait sortir ; misé Brun se jeta au-devant de lui, les mains jointes et comme égarée. — Où allez-vous ? s’écria-t-elle ; que voulez-vous faire ? Cet homme n’est pas seul ; il doit avoir aussi des armes. Vous exposeriez votre vie en voulant me défendre. Non, non, je ne le veux pas ! Vous seul contre tous ! ils vous tueraient peut-être ! Il secoua la tête avec un geste inexprimable de défi, d’assurance, de mépris du danger. — Ne craignez rien, laissez-moi faire, répondit-il ; il faut que je vous délivre de cet homme. Qu’importe qu’il ne soit pas seul ! Je viendrai à bout de lui et des siens. Restez ici tranquille ; bientôt tout sera fini. À ces mots, il repoussa doucement la jeune femme, et l’obligea de se rasseoir devant le foyer où brûlait un feu clair ; puis il sortit rapidement, en refermant la porte derrière lui. Misé Brun resta affaissée sur son siége. Ses forces l’abandonnaient, une mortelle pâleur couvrait son visage, ses tempes étaient baignées d’une sueur froide, un souffle lent et pénible soulevait sa poitrine oppressée. Pourtant elle avait conservé toute la netteté de ses perceptions ; elle entendait battre son cœur au milieu du silence lugubre qui l’environnait, et elle distinguait dans leurs moindres détails les objets sur lesquels son regard errait machinalement. Par un singulier phénomène de mémoire locale, l’image de ces lieux, qu’elle parcourait des yeux sans les voir, resta gravée dans son souvenir, et elle fut frappée, en se les rappelant plus tard, d’un étonnement qu’elle n’avait point éprouvé à leur aspect. Elle ne prit pas garde en ce moment au contraste étrange que faisait l’ameublement élégant de cette chambre avec le reste du logis ; elle ne s’aperçut pas qu’elle était assise sur un fauteuil en brocatelle, près d’une table dont les pieds sculptés ressortaient entre les franges d’un magnifique tapis. Elle ne remarqua pas non plus que la cheminée était ornée d’une pendule, et que deux médaillons enchâssés dans une riche garniture étaient suspendus aux côtés de la glace. Dans ce trouble affreux, elle ne pouvait même plus prier. Deux ou trois fois elle essaya de se relever, mais ses genoux fléchirent, elle ne put avancer : elle n’eut que la force d’attendre. Heureusement cette situation terrible ne se prolongea pas longtemps. Au bout d’un quart d’heure environ, des pas rapides se firent entendre dans le corridor : c’était l’étranger qui revenait. Misé Brun leva les mains au ciel avec un élan de reconnaissance, et s’écria d’une voix éteinte : — Eh bien ! M. de Nieuselle ?… — Vous n’avez plus rien à craindre de lui, répondit-il du ton le plus calme, — et après un moment de silence il ajouta : — Vous n’avez rien entendu ? — Rien, murmura-t-elle en frissonnant. Un long silence suivit ces paroles ; l’étranger s’assit en face de misé Brun et déposa sur la table ses pistolets. Il était très pâle, mais aucun trouble dans sa physionomie, aucun désordre dans ses vêtemens, n’annonçaient une lutte récente. La jeune femme, pénétrée d’une indéfinissable crainte, n’osait l’interroger encore. Son premier mouvement avait été de croire qu’une catastrophe venait d’arriver, mais bientôt cette supposition lui parut absurde. Elle se tranquillisa, convaincue que Nieuselle, après s’être rendu à merci, allait passer la nuit sous clé dans quelque cave de l’auberge. L’étranger paraissait avoir oublié déjà ce qui venait de se passer ; accoudé sur la table et le front penché sur sa main, il regardait la jeune femme avec une joie pensive et comme recueilli dans une impression de bonheur qu’il savourait lentement. La pâleur de misé Brun s’effaça sous ce regard ardent ; elle baissa la vue, et dit en soupirant : — Je ne sais comment vous rendre graces, monsieur, pour le secours que vous m’avez donné. Que Dieu vous récompense… À présent, je passerai la nuit ici sans crainte… Elle s’interrompit tout à coup, frappée d’un souvenir subit, et s’écria en se dressant avec un geste d’épouvante : — Mais que dis-je, mon Dieu ! il y a un autre danger plus grand. — Lequel ? interrompit l’étranger. — Cette maison est un repaire de bandits, répondit-elle d’une voix étouffée ; cette nuit, dans un moment peut-être, l’hôtesse, d’accord avec eux, nous livrera… — Vous en avez été avertie ? demanda l’étranger sans paraître ému de cette révélation. Elle fit un geste affirmatif, et reprit avec véhémence : — Ne songez pas à résister, ce serait une tentative folle et inutile. Il ne s’agit plus d’un lâche qui tremble et s’humilie à la première menace d’un homme de cœur, il s’agit d’une troupe de bandits résolus et accoutumés au meurtre. Ils vous tueront si vous essayez de vous défendre ; mais vous ne vous défendrez pas ; vous leur laisserez prendre tout ce que nous possédons. Eh ! qu’importe, pourvu que la vie soit sauve ? Tandis qu’elle parlait ainsi, l’étranger la considérait d’un air calme et attendri qui contrastait étrangement avec l’effroi qu’elle manifestait. — Vous ne me croyez pas ! dit-elle désolée ; il vous semble que la peur me tourne l’esprit ; plût à Dieu que cela fût ainsi ! Mais vous le verrez ; cette nuit, nous serons dépouillés par la bande de Gaspard de Besse. — Il faudrait alors que je lui ouvrisse moi-même la porte de cette maison, répondit l’étranger, car en voici les clés, et il n’y a pas moyen d’y pénétrer sans mon consentement. — Ah ! nous sommes sauvés ! murmura la jeune femme avec un élan de reconnaissance et de joie. Puis ses yeux se remplirent de larmes, et elle demeura un moment immobile, le visage appuyé sur ses mains jointes. — Je vais donc passer ici cette nuit sous votre sauvegarde, dit-elle enfin ; demain je repartirai, certaine de ne plus vous revoir, mais je n’oublierai jamais votre nom dans mes prières. — Mon nom ? dit-il étonné. — Le nom de M. de Galtières, répondit misé Brun. — Qui vous l’a appris ? s’écria-t-il en tressaillant. Elle lui raconta alors tout ce que lui avait dit Madeloun, ainsi que la triste fin de la Monarde. Il l’écouta, concentré dans une pénible attention, et après il lui dit avec un sourire amer : — Oui, tels ont été les tristes commencemens de ma vie, des fautes et des malheurs ! — Et à présent ? demanda la jeune femme avec un accent ineffable et en arrêtant sur lui son regard pénétrant et doux. — À présent, répondit-il en baissant la voix, mon existence est celle d’un homme condamné à passer et à repasser sans trêve ni repos sur un abîme où il doit tomber et périr enfin. — La miséricorde de Dieu ne permettra pas qu’un pareil malheur s’accomplisse, murmura misé Brun en levant les yeux au ciel. — Une autre existence serait possible, reprit-il après un silence ; j’y avais songé ; je m’y préparais. — J’allais quitter pour toujours le royaume lorsque je vous ai rencontrée. Elle le regarda fixement à ce mot, et lui dit avec une altération dans la voix qui démentait le calme et la fermeté de ses paroles : — Vous devez accomplir ce projet ; si je croyais avoir quelque empire sur votre esprit, je vous supplierais de quitter pour toujours ce pays, où votre vie n’est pas en sûreté, et dans lequel aucun des motifs qui attachent le cœur de l’homme aux lieux où il est né ne peut vous retenir. — Il est vrai, répondit-il ; j’ai perdu tout ce qui fait le bonheur et l’orgueil des autres hommes : ma place au foyer paternel, mon rang dans le monde ; je ne rentrerai plus dans la demeure où j’ai passé les tranquilles années de mon enfance et de ma première jeunesse, mon nom a été rayé du livre de famille, et je suis mort pour tous les miens. Pourtant je suis resté… je suis resté dans l’espoir incertain de vous revoir. Elle se leva en pâlissant et voulut fuir, car elle sentait que les voix auxquelles elle avait coutume d’obéir se taisaient en elle, et que la religion, le devoir, l’honneur, étaient vaincus, sinon trahis. Mais M. de Galtières la retint avec une sorte de violence suppliante : — Écoutez, lui dit-il, c’est ma vie, mon salut et votre propre bonheur qui sont entre vos mains… Sais-tu ce que j’ose te proposer ? de t’abandonner à moi, de me suivre ! — Que laisserais-tu derrière toi ? Qui pourrais-tu regretter ? Ta jeunesse se flétrit et se consume dans un horrible ennui, dans un cruel isolement. — Tu n’as point de famille non plus, car ton cœur n’a pas adopté celle où tu es entrée. Peut-être es-tu arrêtée par la crainte de laisser après toi un nom déshonoré ? Mais si tu disparaissais cette nuit, on croirait que tu as péri dans le bois de l’Esterel, et ta mémoire resterait sans tache. Considère ce qu’a fait le sort en nous réunissant ici. Ne semble-t-il pas qu’il ait voulu nous donner l’un à l’autre, tant les circonstances qui nous environnent sont propices ? La nuit commence à peine ; demain matin, nous pourrions avoir passé la frontière ; une fois à Nice, la mer est devant nous, et peut nous porter jusqu’à l’autre extrémité du monde. Veux-tu que je t’emmène si loin, que tu n’entendras jamais parler du pays que tu auras quitté pour me suivre ? Ou bien préfères-tu rester sur la côte d’Italie, au bord de quelque plage d’où tu puisses encore apercevoir les montagnes de Provence ? Décide, ordonne ; en quel lieu de la terre que je te conduise, va ! nous serons heureux !… Tandis qu’il parlait ainsi, la jeune femme, droite devant lui, le regard fixe et les mains serrées contre sa poitrine, semblait livrée à quelque lutte intérieure, dans laquelle ses forces s’épuisaient de moment en moment. Entraînée, vaincue à demi, elle comprit qu’il fallait fuir, qu’elle était perdue, si elle écoutait encore une seule de ces paroles qui subjuguaient sa volonté ; et, faisant un suprême effort, elle dit, sans ostentation de vertu, de fermeté, mais d’une voix suppliante, brisée, et les yeux baignés de larmes : — N’essayez pas de me détourner de mon devoir. Ayez pitié de moi ; au nom du ciel, ne me retenez plus, car si je restais, je serais perdue, perdue en cette vie et dans l’éternité !… Il n’y a point de refuge contre les reproches d’une conscience tourmentée, ni de bonheur dans une vie coupable. Quand même je pourrais cacher ma faute aux yeux des hommes. Dieu me verrait… Je vous en supplie, ne me parlez plus, ne me regardez plus, laissez-moi vous quitter ! Il se détourna, vaincu par cette humble résistance, et misé Brun, après lui avoir fait de la main un signe d’adieu, s’éloigna lentement. L’orfèvre sommeillait encore. Au bruit que fit sa femme en rentrant dans la chambre, il se souleva sur le coude et promena autour de lui un regard étonné. — Oh ! oh ! fit-il, j’ai un peu dormi, je crois. — Ma femme ! — Je suis là, répondit-elle sans s’avancer. — Quelle heure est-il ? — Je ne sais pas ; il fait nuit depuis assez long-temps. Bruno Brun se prit à réfléchir ; puis il dit d’un air convaincu : — Mieux vaut passer la nuit ici qu’au milieu des bois ; nous ferons bien d’y rester jusqu’à demain matin. Je ne me sens pas le moindre appétit : qui dort dîne, dit le proverbe. Ma femme, verrouille bien la porte et viens te coucher. Elle obéit machinalement. Toutes ses facultés étaient dans une sorte d’engourdissement et de stupeur. C’était l’anéantissement et non le repos qui succédait aux émotions violentes qu’elle venait d’éprouver ; elle passa la nuit immobile, les yeux ouverts à côté de son mari, qui de temps en temps s’éveillait en sursaut pour lui demander si elle n’avait pas entendu quelque bruit et s’il pleuvait toujours. Un peu avant l’aube, elle ouit marcher le long du corridor ; il se fit un certain mouvement dans la maison ; puis le pas d’un cheval battit le sol au dehors. Elle comprit que c’était M. de Galtières qui partait, et, cachant son visage sur l’oreiller, elle pleura silencieusement. Quand le jour parut, Bruno Brun se leva et ouvrit sa porte en appelant à haute voix. La petite servante accourut, fatiguée, défaite et pâle sous sa peau bronzée. — La carriole est attelée ; tout est prêt, dit-elle ; il ne reste plus qu’à charger vos bagages. — Où est le drôle qui nous conduit ? demanda l’orfèvre. — Qui le sait ? répondit-elle froidement ; mais ne vous inquiétez pas : vous avez là un autre cheval et un autre conducteur. — Comment ! s’écria-t-il, quel conducteur ? — Soyez tranquille ; on vous répond de lui. L’autre est un ivrogne qui a disparu après le souper, et Dieu sait quand on le retrouvera ! En disant ces mots, elle fit un signe d’intelligence à misé Brun, qui murmura : — Oui, c’est un misérable, et nous sommes heureux d’en être délivrés. L’orfèvre était trop pressé de partir pour chercher de plus amples explications ; il se contenta de celle qu’on lui donnait, et se hâta de tout disposer pour se remettre en route. Tandis qu’il arrangeait ses coffres, la servante, qui était restée un peu en arrière avec misé Brun, dit à voix basse, et en lui glissant entre les doigts un très petit paquet cacheté ; — On m’a chargé de vous remettre ceci. Sainte Vierge ! quelle nuit terrible nous avons passée ! Je savais bien ce qui arriverait… Vous pouvez aller tranquille à présent. — Ma femme, en route ! cria l’orfèvre. Misé Brun n’eut que le temps de serrer la main de la petite servante et de lui dire : — Que le ciel te récompense du service que tu m’as rendu hier soir !… Mon enfant, quitte au plus tôt cette maison… Crains Dieu, et ne sers que d’honnêtes gens ! Un léger vent d’ouest avait balayé les nuages ; la matinée était fraîche et sereine ; déjà le soleil levant dardait ses clartés vermeilles sur la façade du logis de l’Esterel. Misé Brun avait repris sa place dans l’humble équipage qui allait l’emmener. Au moment de partir, elle tourna une dernière fois les yeux vers ces lieux d’où elle emportait des souvenirs qui devaient préoccuper et remplir le reste de sa vie. Alors, son regard plongeant à travers une des fenêtres grillées de l’étage inférieur, elle entrevit dans la pénombre d’un rayon de soleil qui traversait obliquement la salle obscure, comme une forme humaine étendue la face contre terre. La jeune femme frémit sans être sûre cependant qu’elle venait d’apercevoir un cadavre ; puis, se souvenant de ce qu’avait dit la petite servante, elle pensa que c’était Siffroi qui peut-être dormait couché sur le sol, près de l’endroit où M. de Galtières avait enfermé le marquis. Cet incident cessa bientôt de la préoccuper, et elle demeura plongée dans la morne agitation de ses souvenirs et de ses réflexions. Elle tenait toujours dans sa main le paquet que lui avait remis la petite servante ; parfois effrayée de posséder cette preuve, ce gage d’amour que lui avait laissé M. de Galtière, elle s’imaginait que Bruno Brun allait surprendre son secret, et elle cachait sa main en frissonnant ; mais l’orfèvre était bien loin de soupçonner le trouble, les angoisses de sa femme, et, joyeux d’avancer rapidement vers le but de son voyage, il disait de temps en temps à son nouveau conducteur, qui poussait le cheval au grand trot sur les pentes de la montagne : — Nous allons un train de poste ! Voilà comment on doit voyager ! Tu auras un bon pour-boire, mon garçon. Au bas de la dernière descente, après avoir franchi entièrement le passage de l’Esterel, il fallut pourtant s’arrêter un moment. Il y avait en cet endroit quelques maisons et un poste de la maréchaussée. Tandis que Bruno Brun exhibait ses papiers, la jeune femme s’assit à l’écart sous un bouquet de châtaigniers qui ombrageait le chemin, et elle décacheta d’une main tremblante le mystérieux paquet. L’enveloppe cachait un médaillon que la jeune femme se rappela aussitôt avoir vu suspendu à la cheminée de cette chambre où elle avait passé, le soir précédent, les momens les plus terribles et les plus doux de sa vie. Le cercle d’or guilloché du médaillon contenait d’un côté des lettres initiales tracées délicatement sur vélin, et de l’autre un portrait en miniature de la plus admirable ressemblance. Par un mouvement spontané, involontaire, misé Brun pressa ce portrait sur ses lèvres, puis elle le cacha dans son sein. Quelques heures plus tard, les voyageurs arrivaient à Grasse. Bruno Brun, en mettant pied à terre, dit avec satisfaction : — Dieu soit loué ! nous avons fait le voyage sans aucune mauvaise rencontre, et nous arrivons à temps pour l’ouverture de la foire. Huit jours plus tard, la famille Brun, réunie de nouveau dans la maison de la rue des Orfèvres, faisait la veillée autour de la table que Madeloun achevait de desservir. Bientôt misé Brun, prétextant une extrême lassitude, monta dans sa chambre, et l’orfèvre resta seul vis-à-vis de son père et de la tante Marianne. — La foire a été bonne, et j’ai bien mené mes affaires là-bas, dit-il d’un air capable ; de toutes manières, j’ai sujet d’être content. — Ta femme me paraît triste, observa le vieux Brun. — Ce n’est rien ; c’est le voyage qui l’a fatiguée. En partant, elle était ravie ; il lui semblait qu’il n’y avait rien au monde de si agréable que de courir les grands chemins, mais elle a été bientôt lasse de tout cela. Au retour, quand nous avons passé dans le bois de l’Esterel, elle n’a plus mis pied à terre pour cueillir des fleurs et s’arrêter devant chaque buisson à entendre chanter les oiseaux : elle est restée tranquillement au fond de la carriole. Quand nous avons été au logis de l’Esterel, elle a un peu avancé la tête pourtant, afin de demander des nouvelles de ce grand coquin de conducteur que nous y avions laissé ; mais l’hôtesse et la servante avaient abandonné la maison : il n’y avait plus personne. Pendant le reste du voyage, elle n’a plus manifesté la moindre curiosité, et je crois qu’elle s’est sentie fort soulagée en se retrouvant ici ce matin. — Et à Grasse, comment les choses se sont-elles passées ? demanda la tante Marianne. — Eh ! eh ! c’est à cette question que je vous attendais, répondit-il en se frottant les mains ; figurez-vous que j’avais la plus belle boutique de la foire, et que les gens faisaient foule à l’entour. C’était comme une fureur pour voir Rose ; le monde se battait, afin d’aborder jusqu’à elle. Chacun la célébrait : on a fait des chansons à sa louange ; mais je dois déclarer qu’elle ne s’est guère souciée des complimens et des propos aimables de tous les freluquets qui assiégeaient notre étalage. Au lieu de les écouter d’un air agréable, elle semblait toute contristée, et plus d’une fois elle avait les larmes aux yeux. — Il ne faut pas trop se fier à ces apparences, murmura la tante Marianne en secouant la tête ; les femmes qui n’ont aucune inclination cachée ne sont ni gaies ni tristes, et l’humeur mélancolique de la tienne me donne beaucoup à penser. Le dimanche suivant, l’orfèvre, qui était allé faire ses dévotions à la chapelle des pénitens bleus, rentra son tricorne avancé sur les yeux et les mains au fond de ses poches, ce qui était chez lui le signe d’une grande agitation d’esprit. — Vous me voyez saisi, dit-il en abordant sa femme et la tante Marianne ; savez-vous la nouvelle qui court dans la ville ? Un jeune homme qui m’avait fait dernièrement l’honneur d’entrer dans ma boutique, le marquis de Nieuselle, a été assassiné au logis de l’Esterel… — Il est mort ! s’écria misé Brun en pâlissant. — À mauvais sujet, mauvaise fin, murmura Madeloun. — Il s’était apparemment arrêté dans ce coupe-gorge, reprit l’orfèvre ; son corps a été retrouvé au fond d’une salle basse, le visage contre terre. Il avait une balle dans la tête. On ne met pas en doute qu’il n’ait été assassiné par Gaspard de Besse ou par quelqu’un de sa bande. Grand Dieu du ciel ! la nuit que nous étions au logis de l’Esterel, nous pouvions avoir le même sort ! — Tu peux brûler un cierge à l’autel de la sainte vierge Marie, dit la tante Marianne frappée de l’impression profonde que la nouvelle de ce malheur produisait sur misé Brun ; va, Bruno, tu as peut-être plus de bonheur encore que tu ne crois ! Ce fut ainsi que la jeune femme apprit la terrible preuve de dévouement que lui avait donnée M. de Galtières. Elle en ressentit une impression étrange, mêlée de reconnaissance et d’horreur. Son esprit revenait sans cesse sur toutes les circonstances de cette nuit fatale et les commentait avec une horrible et involontaire persévérance. Elle s’expliqua alors pourquoi M. de Galtières avait quitté le logis de l’Esterel avant le jour, et elle comprit les dernières paroles de la petite servante. Elle se rappela en frissonnant ce qu’elle avait vu, lorsque, prête à repartir, elle avait encore une fois tourné ses regards vers ces lieux funestes. Au milieu de ces angoisses, elle remerciait pourtant le ciel, qui permettait qu’on imputât le meurtre de Nieuselle aux bandits embusqués dans les défilés de l’Esterel. Ces affreux souvenirs s’affaiblirent enfin. La jeune femme tomba dans une sorte d’engourdissement moral qui ressemblait au repos. Un jour que le père Théotiste l’interrogeait, inquiet de l’anéantissement où il la voyait, elle lui répondit doucement : — Il me semble que je suis tranquille, mon père ; mais je n’ose regarder au dedans de moi-même, ni réfléchir sur ma situation. J’ai peur de toucher à mon mal… Pourtant il faudra que j’aie le courage de vous parler un jour. — Quand vous le pourrez sans peine et sans effort, ma chère fille, répondit le bon moine. Mais après cette période d’affaissement, les facultés de la jeune femme se réveillèrent plus puissantes ; les passions fougueuses et rebelles recommencèrent à gronder dans son cœur, et elle s’abandonna, dans le secret de son ame et de sa pensée, aux ardeurs qui la dévoraient. Il y avait une heure dans la journée où l’horrible contrainte que lui imposait son entourage cessait pendant quelques instans ; c’était l’heure à laquelle misé Marianne passait dans la boutique pour aider Bruno Brun à arranger l’étalage. Alors elle tirait furtivement, de l’endroit où elle le tenait caché, le médaillon de M. de Galtières, et le contemplait en versant des larmes silencieuses. Ce portrait rendait admirablement les traits frappans de l’original. Le front haut et légèrement fuyant avait un caractère singulier de courage et d’audace. Déjà les rides qu’une pensée inquiète semblait y avoir laissées creusaient entre les sourcils deux traits ineffaçables. Le nez était finement accusé, et les lèvres, minces et vermeilles, ressortaient comme une ligne de carmin sur les tons pâles et mats de la peau. Ce front hautain, ce teint bilieux, cette bouche dont les commissures s’abaissaient effacées, auraient décelé une nature violente, impitoyable, si l’expression n’en eût été tempérée par un de ces contrastes qui mettent en défaut la physiognomonie et défient la science des plus habiles disciples de Lavater : les plus beaux yeux s’ouvraient sous ce front austère, le plus doux regard éclairait ce sombre visage. L’orbite, très saillant, était couronné de blonds sourcils ; la paupière, large et mollement prononcée, comme dans le portrait de la Joconde, était bordée de longs cils, et les yeux, d’un noir de velours, avaient l’expression d’exquise finesse, de riante sérénité qu’on trouve aux yeux divins de Mona Lisa. Misé Brun adora cette image avec les mystiques transports d’une ame pure et exaltée. Elle s’abandonna au vain et dangereux bonheur d’aimer pour le seul bonheur d’aimer, et bientôt elle retomba dans les abîmes de l’abattement et du désespoir. Sa chimère ne lui suffisait plus ; elle avait horreur de l’existence immobile et murée qu’elle était venue reprendre pour toujours ; elle faillit intérieurement à toutes ses résolutions : un jour enfin, elle regretta de n’avoir pas suivi M. de Galtières. Quand elle en fut venue là, elle n’osa déclarer au père Théotiste de quels sentimens, de quelles pensées elle était coupable, et, séduite peut-être par quelque espérance éloignée, elle dissimula ses douleurs et attendit vaguement sa délivrance. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. L’hiver passa, la belle saison revint et ramena l’époque des cérémonies qui attiraient de si loin les étrangers dans la ville d’Aix. Misé Brun vit approcher la veille de la Fête-Dieu avec des agitations inexprimables ; tantôt elle avait le pressentiment que M. de Galtières ne manquerait pas à cette espèce de rendez-vous, tantôt elle se figurait qu’il avait cédé à ses conseils et quitté le royaume. D’abord elle avait cru fermement qu’il viendrait, mais à mesure que le temps avançait, elle sentait sa conviction et son espérance faiblir. La veille de la Fête-Dieu, à l’heure où les trompettes qui précédaient la cavalcade se firent entendre, lorsque Bruno Brun cria à la porte de l’arrière-boutique qu’il était temps de sortir, la jeune femme s’avança, calme, comme impassible, et prit place entre la tante Marianne et Madeloun. Elle ne comptait plus que M. de Galtières vînt, comme l’année précédente, se mêler à la foule qui se pressait dans la rue des Orfèvres. Pourtant, lorsqu’elle leva les yeux, elle l’aperçut à la lueur des torches. Il était là, debout au même endroit que l’année précédente et les yeux fixés sur elle. Quand leurs regards se rencontrèrent, il sourit faiblement et mit une main sur sa poitrine, comme pour attester que chaque fois qu’elle se montrerait ainsi, elle le retrouverait à la même place. Misé Brun imita machinalement ce geste, cette muette promesse ; puis elle baissa la tête, et ses mains retombèrent inertes sur ses genoux. — Qu’est-ce que vous faites donc ? dit brusquement la tante Marianne ; vous avez l’air de l’effarée de Figanières, qui prenait le chapeau de saint Christophe pour le clocher de son village. Tenez-vous tranquille et regardez la cavalcade. Dix minutes après, le cortége disparaissait au fond de la rue, et Bruno Brun se levait en disant avec un soupir d’admiration et de regret : — C’est fini pour jusqu’à l’an prochain ; rentrons, ma femme. — Dans un an ! murmura misé Brun en repassant le seuil de sa maison. Quelques mois s’écoulèrent encore. La jeune femme, triste, agitée, le cœur dévoré d’amour, sentait passer avec une morne lenteur chaque jour, chaque heure de sa vie. Pourtant rien dans sa manière d’être ne décelait les secrets désordres de son ame. Elle était impérieusement gouvernée par les habitudes de son intérieur, et parcourait, sans témoigner ni fatigue ni dégoût, le cercle étroit des occupations domestiques. On la voyait toujours calme, soumise, assidue au travail, et lorsqu’elle s’asseyait, le matin, devant la fenêtre de l’arrière-boutique, pour recommencer la tâche accoutumée, misé Marianne elle-même lui trouvait un visage tranquille et ne s’apercevait pas qu’elle avait passé la nuit dans l’insomnie et dans les larmes. Un dimanche, l’orfèvre, qui était sorti dès le matin, rentra radieux : — Je vous annonce une grande nouvelle, s’écria-t-il ; l’assassin du marquis de Nieuselle est arrêté ! — J’en suis bien aise, dit tranquillement la tante Marianne. Misé Brun releva la tête et regarda son mari fixement, en remuant les lèvres comme si elle parlait, mais sans faire entendre aucun son. Il y avait dans ce regard, dans ce mouvement muet de la bouche, une telle expression de désespoir et d’horreur, que l’orfèvre en fut effrayé. — Eh bien ! eh bien ! s’écria-t-il, est-ce que tu n’es pas contente qu’on ait arrêté Gaspard de Besse ? À ce mot, qui la rassurait tout à coup si complètement, misé Brun ne put dominer la violence de son émotion, et, cachant son visage dans ses mains, elle fondit en larmes. La tante Marianne arrêta sur elle son regard clignottant, et dit à l’orfèvre, qui se taisait tout étonné de l’effet que produisaient ses paroles : — Bruno, j’ai dans l’idée qu’on regrette ici ce mauvais sujet qui s’appelait de son vivant le marquis de Nieuselle. — Je n’ai guère souci d’un galant qui est à trois pieds sous terre, répliqua-t-il en haussant les épaules. Misé Brun, revenue déjà de son premier mouvement, essuya ses yeux, et dit avec douceur à la vieille fille : — Dieu nous garde de mal parler des morts ! — Toute la ville est en émoi, reprit Bruno Brun, les rues sont pleines de monde comme un jour de grande fête ; c’est cette après-midi qu’on amène Gaspard de Besse et deux scélérats de sa bande qui ont été pris avec lui ; je vais les voir arriver, cela me récréera. — Oh ! murmura la jeune femme, des malheureux si chargés de crimes, et qui vont en subir le châtiment ! — Leur procès ne sera pas long, ajouta l’orfèvre ; bientôt nous aurons de la besogne à la confrérie. Huit jours plus tard, une certaine agitation régnait dès le matin dans la maison de l’orfèvre. Bruno Brun était sorti de bonne heure pour se rendre à la chapelle des pénitens bleus, et les trois femmes, réunies dans l’arrière-boutique, prêtaient une morne attention aux clameurs qui, de temps en temps, s’élevaient au dehors. — Il est inutile d’arranger l’étalage, dit la tante Marianne à Madeloun : on ne vendra rien aujourd’hui ; entr’ouvre seulement les vantaux, afin qu’on puisse voir ce qui se passe dans la rue. Il y a foule déjà, j’en suis sûre. Un moment après, Madeloun revint : — Entendez-vous, entendez-vous les cloches ? Gaspard de Besse monte à Saint-Sauveur pour faire amende honorable avant de mourir. Dans un instant, il va passer. Tout le monde court pour le voir, on s’étouffe dans la rue. — Sortons un moment sur la porte, dit la tante Marianne en se tournant vers misé Brun. — Oh ciel ! pour voir ce malheureux ! répondit la jeune femme d’une voix altérée, non, non, le cœur me manque rien que d’entendre les cloches qui sonnent son agonie. Je vais prier Dieu pour lui. — Allons, venez, insista Madeloun, quand ce ne serait que pour voir le monde qu’il y a là dehors, et rentrer tout de suite. C’est un coup d’œil comme la veille de la Fête-Dieu. À ce mot, la pensée que M. de Galtières était peut-être parmi cette foule s’offrit subitement à l’esprit de misé Brun, et, par un mouvement spontané, elle suivit la servante, qui l’entraînait par le bras. Une multitude compacte remplissait la rue, et précédait le triste cortége qui s’avançait lentement. Un morne silence régnait dans cette foule, mais çà et là des voix enrouées, qui devaient parvenir jusqu’à l’oreille du patient, criaient une complainte sur la mort de Gaspard de Besse. Lorsque les baïonnettes de la maréchaussée parurent au fond de la rue, une rumeur sourde circula parmi les spectateurs pressés en haie contre les maisons, et de tous côtés on entendit : — Le voilà ! le voilà ! — Le condamné s’avançait d’un pas ferme, presque rapide. À sa droite, et le crucifix à la main, marchait le père Théotiste ; à sa gauche, un peu en arrière, était le bourreau. Après venaient les pénitens bleus, qui devaient entourer l’échafaud et porter sur leurs épaules la bière du supplicié. Misé Brun cherchait toujours M. de Galtières dans un groupe nombreux arrêté en face de sa maison ; mais, lorsque le condamné ne fut plus qu’à quelques pas, elle tourna involontairement les yeux sur lui. Ses yeux se fermèrent aussitôt ; elle ne le vit pas, et elle le reconnut pourtant, car ses genoux fléchirent, et elle se retint au bras de Madeloun, qui, pâle, éperdue, murmura : — M. de Galtières !… c’est lui !… Comme elle disait ces mots, le fatal cortége avait déjà passé. Misé Brun rentra dans sa maison, et alla machinalement s’asseoir à sa place accoutumée. La tante Marianne se mit devant l’autre fenêtre, et, ouvrant son livre de messe, commença les prières pour les morts ; ensuite les deux femmes prirent leur travail, et la journée s’acheva comme les autres journées. L’orfèvre, en rentrant dans l’après-midi, se hâta d’ouvrir sa boutique et de reprendre son travail ; mais le soir, à la veillée, il eut le temps de raconter les bonnes œuvres auxquelles il avait participé ce jour-là. — Je puis rendre témoignage des derniers momens du fameux Gaspard de Besse, dit-il avec satisfaction ; il est mort très courageusement. La torture ne lui avait rien fait avouer : il n’a déclaré devant la justice ni son origine ni sa vie ; mais, avant de se remettre entre les mains du bourreau, il a fait sa confession au père Théotiste, qui lui a donné l’absolution et n’a cessé de le consoler et de l’exhorter jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier souffle. Misé Brun écouta ces détails d’un air triste et calme ; son mari remarqua seulement qu’elle était plus pâle que de coutume. Le lendemain matin, elle se sentit tout à coup malade. La tante Marianne et Madeloun la mirent au lit. Le soir, elle était à l’agonie ; mais le ciel ne permit pas qu’elle fût si tôt délivrée : elle vécut quelques années encore dans les pratiques d’une austère dévotion. Ce ne fut que long-temps après le supplice de Gaspard de Besse qu’elle reçut des mains du père Théotiste le missel qu’elle avait donné dans le cloître de l’église de Saint-Sauveur, et dans lequel le condamné avait fait ses dernières prières. — Ma fille, dit le bon moine en le lui rendant, Dieu nous appelle à lui par des voies différentes ; le repentir et la vertu mènent également au ciel.
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Les Caprices du sexe/Texte entier
# Les Caprices du sexe/Texte entier ## PRÉFACE Le roman qui suit ces deux mots de présentation se serait fort bien passé de préface. Il vaut, en effet, par lui-même, et ce ne sont point les commentaires qui lui donneraient des vertus, si, par malencontre, il en manquait. Toutefois il n’en manque point, comme on le verra. Mais il n’est toutefois pas absolument vain de dire ici quelques petites choses touchant la clef de l’histoire qu’on va lire. Ce sera d’ailleurs une sorte de petit roman préalable. Les aventures érotiques de Mademoiselle Louise de Bescé ont comme auteur un écrivain contemporain, qui s’adonna tout à fait par hasard à des écrits de littérature audacieuse, voire même plus qu’audacieuse. Et le lecteur ne s’en plaindra point. Mais ce n’est pas tout : on pourrait peut-être croire que ce livre est tout imaginaire et de pure littérature. Cela, certes, ne lui enlèverait rien. Pourtant, cela lui apportera un charme de plus et un divertissement, je dirai même une richesse nouvelle, que de révéler en quoi les aventures érotiques de Mademoiselle Louise de Bescé sont un livre fait sur documents, une pièce en quelque sorte historique et, de ce chef, une œuvre de vérité. On nous demandera comment nous savons cela. C’est que nous avons en mains le dossier du roman. Il comporte des lettres écrites par la jeune et charmante personne qui a vécu ces aventures, des récits, explications et comptes rendus de conversations avec elle, qui ne laissent, en vérité, aucun doute. L’auteur se contenta de donner le sceau de son talent et de soumettre à un plan classique une série de confidences authentiques, relatives à des circonstances vécues par une jeune fille du monde qui, au surplus, se les rappelait sans nulle amertume, si pénibles qu’elles pussent çà et là nous paraître. Je dois cependant le dire : si nous savons que le nom de Mademoiselle Louise de Bescé cache une jeune femme que nous avons peut-être rencontrée dans le monde ou dans un casino, sur un champ de courses ou dans un salon littéraire, la signataire du livre ne nous a pas laissé la possibilité directe de savoir de qui exactement il s’agit. Nous devons donc recourir aux hypothèses, aux recoupements, aux recherches à la façon de Sherlock Holmes, pour deviner l’identité du gracieux et peu prude personnage en question. Même deviné, en sus, il serait vraisemblablement difficile d’imprimer le nom de l’héroïne. Nous n’en voulons pas moins aider les chercheurs à comprendre l’attrayant secret. Bien entendu, le nom de Louise de Bescé est inventé. Il se pourrait toutefois qu’il mît sur la trace du nom réel. C’est ainsi que le prénom ancestral, Timoléon, devenu nom patronymique sous une forme raccourcie, pour les aînés de famille, est rare en France. Nous n’avons guère trouvé que huit familles dans ce cas. Nous laisserons, ceci dit, les amateurs d’archives suivre cette trace. Ensuite, il y a une question de blason. Nous n’avons pas de raisons de supposer que l’auteur ait tout inventé dans les armoiries de la Maison dont elle se réclame. C’est ainsi que les faucons encapuchonnés sont rares comme supports d’un écu. Passons !… N’insistons pas… Il y a autre chose d’important, c’est la comparaison des dates, pour divers faits contrôlables, avec certains événements racontés par Louise de Bescé. Il y a, en effet, deux morts graves dans ce roman. Celle d’un gros marchand de produits pharmaceutiques, et celle d’un important banquier. On verra les circonstances de ces étranges disparitions. En tout cas, une étude portant sur les six années précédant celle que nous vivons, met en présence de deux décès notables, correspondant à ceux du grand banquier Blottsberg et du pharmacien Khoku. Et une fois cette référence contrôlée, on se trouvera certainement en mesure d’identifier l’aimable personne qui collabora de son mieux à ces morts « érotiques », si nous osons dire, car le pseudonyme qu’elle portait eut alors un rien de célébrité. Nous pensons en avoir assez dit pour que les curieux qui ne se satisfont point de la simple lecture puissent y ajouter quelques révélations piquantes et authentiques. L’héroïne même n’a pas tout dit sur ce qui lui advint durant qu’elle vivait d’elle-même, et la lecture des journaux à scandales du temps ajoute quelques fleurons à sa gloire. Il serait peut-être intéressant encore d’étudier psychologiquement les personnages du roman et d’extraire de ce drame étrange et souvent amusant ce que l’on nomme une morale. Il est trop certain que les adolescentes, comme l’était Louise de Bescé, sont exposées à Paris – et ailleurs – aux mille embûches de la lubricité masculine. Beaucoup, d’ailleurs, et comme elle fit, s’en tirent fort bien et sans en garder trop mauvais souvenir. Il est même probable que leurs époux, lorsqu’elles ont la chance de finir aussi bien que la toute exquise Louise, trouvent quelque satisfaction dans l’éducation sexuelle acquise par celle qui leur vint très déniaisée. Nous supposons d’abord, bien entendu, que ce ne soient point là de ces sots qui jalousent leur ombre et gâtent l’amour par des exclusives ridicules, à la façon du More de Venise. Au demeurant, il nous semble, nous le disons nettement, que la civilisation soit avant tout une perfection et une libération des rapports amoureux. Il ne nous viendra cependant point à l’esprit de placer ici un couplet métaphysique sur les bases de la sociologie, de l’éthique et de l’érotisme. L’auteur n’avait que la prétention de distraire et d’intéresser le lecteur. Il a fait, par surcroît, œuvre littéraire. C’est assez pour que ce roman très libertin conserve une place de choix dans l’Enfer des bibliophiles lettrés, de ceux qui ne dédaignent pas de lire les livres qu’ils ont achetés. ### I IDYLLE De la terrasse, on voyait la Loire onduler lourdement sur son lit de sable roux. Ceint de peupliers, entre ses rives surplombantes, le large fleuve menait son onde liquoreuse vers la mer. Le soir chut. Au couchant, le soleil se perdait parmi des buées mordorées. Dans le silence frémissant, empli de vols d’oiseaux, une cloche lointaine sonna le triple appel de l’angelus. Louise de Bescé, mince et blanche silhouette indolente, s’approcha de la balustrade aux meneaux gothiques. Le lieu dominait le chemin et offrait sur les lointaines perspectives une sorte d’enfoncée aux lignes souples. La jeune fille aimait à méditer devant le crépuscule, grand drame quotidien, qui, depuis tant de siècles, angoisse les humains et semble leur rappeler la fin certaine de toute vie ici-bas. Un oiseau passa en jetant de petits appels. Perdu dans la campagne déroulée comme un tapis, l’aboi d’un chien éloigné fut le cri désespéré de la terre menacée par la nuit. Louise de Bescé rêvait. Elle se complut à placer, devant le spectacle qui, en ce moment, emplissait ses rétines, des personnages de romans favoris. Julien Sorel, raide et hautain, passa devant ses yeux. Puis Mathilde de la Mole, emplie d’un rêve orgueilleux et romantique devant le cadavre décapité de son amant. Elle se crut ensuite Aimée de Coigny, à la prison Saint-Lazare, regardant, le 6 Thermidor, André Chénier partir pour la guillotine. Elle fut encore Madame de Cerizy, accourant pour sauver Lucien de Rubempré emprisonné… et qui venait de se pendre… Ah ! donner sa vie, sa beauté et son amour à un homme supérieur et vaincu… On sait bien que la vie est courte. Mourir aujourd’hui ou dans quelques années, peu vous chaut ! Mais emplir sa jeunesse d’un délire dont, après vous, les hommes demeurent émerveillés !… Tracer, au-dessus des existences médiocres du vulgaire, un trait de feu qui longtemps éblouisse !… Mais surtout… surtout, ne point vivre uniquement en fille du marquis de Bescé, soumise par les devoirs du nom à des disciplines puériles et pourtant accablantes. Vivre en femme libre… vivre son propre destin… Un frisson agita la frêle adolescente emplie d’imaginations ardentes et frénétiques. Elle eut tout voulu faire, et le pire surtout… Elle n’était d’ailleurs pas certaine de savoir exactement ce qu’est l’amour. Un bruit de pas et de voix troubla soudain sa songerie magnifique. On passait en bas, sur le sentier longeant la terrasse de Bescé. Ce chemin tors, couvert d’herbe haute, était solitaire et triste. Engoncé entre les lourds contreforts de pierre et un petit mur qui bordait, en face, les vignobles du marquis, il manquait d’air et de gaieté. Louise de Bescé se pencha sur la balustrade. Un couple venait à pas lents et balancés. L’homme, un jeune campagnard faraud et robuste, vêtu de velours fauve, portait une blonde moustache effilochée. La femme, une brune paysanne, bien en chair et de port orgueilleux, regardait droit devant elle avec une sorte de gravité satisfaite. Ils parlaient haut, se pensant seuls. L’homme avait sans cesse aux lèvres un rire bruyant et sot. Soudain, sa compagne tourna vers lui une face tendue où les yeux luisaient. Un tourment secret la possédait visiblement. Et il se manifesta comme un cri… Louise vit brusquement le bras féminin s’avancer jusqu’au ventre du mâle. Il y eut un arrêt et un geste mal compréhensible, puis, comme si la belle paysanne eut tiré un coutelas de quelque gaine cachée, sa main reparut, tenant une tige charnue, longue et à tête rouge. La fille du marquis se rejeta en arrière. Une honte subite empourpra son visage étroit et délicat. Elle eut une seconde de tremblement inconscient. Pourtant, ses mains restèrent appuyées aux pierres crémeuses et moussues. Une lutte confuse secouait sa pensée. Une crainte vague aussi et un désir de voir encore… Ce désir fut le plus fort. Louise se pencha de nouveau vers les passants. La scène s’était à peine modifiée. Mais la suite l’étonna tant que sa pudeur en disparut. Le couple s’était arrêté. L’homme, face stupide et bouche ouverte, les jambes un peu plus écartées que dans la marche, les bras ballants, se tenaient droit comme s’il allait tomber d’un bloc. Il était burlesque et peut-être tragique, car les gestes de la femme avaient une sorte de cruauté insolente, qu’accentuaient le sourire de triomphe et l’espèce de domination farouche de son attitude. À peine inclinée, avec attention, appuyée de l’épaule gauche à son amant, elle caressait de la main droite l’objet que Louise de Bescé avait vu surgir tout à l’heure au bas-ventre viril. C’était évidemment le sexe : une façon de corne, grosse presque comme le poignet de la jeune fille, et dont l’extrémité écarlate semblait partagée en deux lobes dessinant la forme d’un cœur. La femme maniait cet objet avec douceur et agilité. Elle le triturait de l’extrémité à la racine avec la paume et les doigts. Puis son mouvement s’accéléra et ce fut comme si elle frottait un bibelot cylindrique pour le faire reluire. Que signifiait ce cérémonial ? Louise attendit la suite, ou la fin, avec une attention passionnée. Cela lui semblait si amusant, ridicule et absurde, que rien en elle ne se révoltait contre un spectacle aussi inconvenant. Soudain, le paysan prit nerveusement la main de sa compagne et l’immobilisa. Un cri hoquetant s’échappa de ses lèvres ouvertes. Mais la femme ne voulut pas arrêter sa caresse, et s’obstina avec un rire croissant. On eût dit que l’homme allait tomber. Il chancela et ses jambes tremblèrent. Une sorte de liquide lacté jaillit alors de l’organe mâle. La femme s’essuya la main et sauta au cou de son amant – ou de son mari – avec un enthousiasme féroce. Un instant ils restèrent accolés. Alors elle lui demanda quelque chose d’une voix haletante. Il refusa. Elle devint pressante et Louise de Bescé devina qu’elle prétendait avoir à son tour ce… Mais vraiment, était-ce cela, le plaisir amoureux ?… Enfin l’homme se résigna. Tous deux s’approchèrent d’un contrefort en demi-lune. Louise vit la femme se pencher en avant, dans un creux qui permettait de n’être vu ni à droite ni à gauche par les passants qui auraient suivi le sentier. Elle releva sa jupe. Dessous, elle était nue. Elle offrit une croupe puissante, rattachée aux cuisses par des muscles saillants. L’homme vint s’accoter sur les fesses charnues. Son sexe avait perdu de son ampleur. Il tenta de pénétrer la gaine féminine et n’y réussit point. L’ardente amoureuse se releva, impatiente. Une ride de colère barrait son front. Louise perçut des injures. Les amants parurent se regarder en ennemis. Mais brusquement, la femme se mit à genoux devant l’autre, prit de la main le priape dont la rigidité moindre, sans doute, ne permettait plus l’acte à deux, et le flatta nerveusement. Le résultat fut nul. Alors elle se pencha vers le gland, et introduisit sans vergogne entre ses lèvres l’extrémité, assez semblable comme couleur et comme grosseur à un brugnon. Le membre entrait doucement dans sa bouche, puis ressortait. Dès la quatrième sucée, le sexe redevint rigide. La paysanne agissait avec un naturel si parfait, une telle absence de réflexion et une simplicité si totale que la jeune fille, qui contemplait tout cela, n’eut pas sur-le-champ l’idée d’un acte spécifiquement impudique. Elle admirait, saisie d’un étonnement croissant, inconsciemment heureuse aussi, de contempler l’amour et le plus pervers, accompli, comme en pleine rue, sans souci et sans rougeur, sans « amour » même, comme une fonction naturelle. Mais à ce moment-là, jambes écartées et croupe haute, la paysanne s’offrait de nouveau. Sur ses fesses, la virilité, redevenue massive et écarlate, se dressait comme une arme menaçante. Se tenant d’une main au mur, et l’autre main passée entre les jambes, elle saisit le sexe pour l’introduire. Il y eut des erreurs et des échecs, puis l’organe pénétra dans la vulve et le couple s’agita. De grands frissons passaient sur les cuisses nues et les fesses rigides de la femme possédée. L’homme allait lentement, d’une sorte de va-et-vient, et il s’appuyait aux hanches débordantes comme un noyé à une épave. Un ronronnement très doux s’élevait du couple en action. De brèves saccades, par moments, agitaient le corps penché, dont les mains crispées égratignaient le mur. Le mouvement s’accéléra. Prise comme une bête, la femme dirigeait encore le mâle qui la saillait. Elle tremblait comme un arbre agité. Soudain elle dit quelque chose, et Louise vit une des mains du mâle quitter la hanche, s’insinuer entre les globes charnus et glisser un doigt agité dans l’orifice supérieur… Alors la femme eut un grand cri de jouissance et poussa des appels frénétiques : — Vite… vite… vite !… Lui tenta d’enfoncer plus profondément son sexe dans le corps grand ouvert. Ils s’arrêtèrent un instant, puis la jouisseuse plia les jarrets, s’abattit sur les genoux et roula enfin sur le dos. L’homme demeura stupide, debout, avec sa verge raide et luisante, qui lui battait spasmodiquement le ventre. Louise vit, jambes ouvertes et ventre nu, le corps féminin qu’une toison épaisse et longue ornait entre les aines. Une ondulation lente en agitait encore les hanches. La paysanne soupirait comme dans une grande douleur. Soudain, se levant sur son séant, elle regarda la virilité étalée et dit d’une voix sèche : — Tu as joui ? — Non ! dit l’homme, avec l’air de demander excuse. — Attends ! Viens ! Il s’approcha. Elle se rua sur le membre écarlate. Louise pensa que c’était là une obligation pour celle qui se donne. Il lui faut « faire jouir », selon la formule, son adversaire, sinon elle avouerait son incapacité de donner aux mâles ce qu’ils attendent des femmes. C’est un aveu que nulle ne consentirait à faire. Louise de Bescé le comprit en voyant, sans joie et sans délicatesse, mais avec le souci technique d’obtenir au plus vite le résultat désiré, la femme sucer et lécher l’organe qu’elle avait du mal à garder dans la bouche, car c’était vraiment un sexe superbe. Elle fit enfin comme si elle allait avaler cette chose énorme et ses lèvres l’engloutirent jusqu’à la racine. L’homme leva les bras avec une sorte de hennissement. Son souffle s’accéléra. Il saisit des deux mains la chevelure de celle qui le possédait ainsi. La femme serra convulsivement les lèvres : — Arrête !… arrête !… Elle se releva, l’air froid et triomphant, puis cracha à terre. Alors Louise, dans un dégoût instinctif qui lui donnait presque la nausée, connut pour la première fois, au fond de son organisme, un désir qui naissait. Et la honte lui vint. Le couple, maintenant, se regardait avec des yeux de glace. Chez la triomphatrice, un sourire défiait l’abrutissement masculin. — Tu viens ? dit-elle enfin, d’une voix âpre, comme si rien ne s’était passé. Il dit oui et se redressa lentement. — Presse-toi, il va bientôt faire nuit. — Oui ! oui ! dit-il. Il semblait stupide. Une tristesse bestiale emplissait ses traits égarés. Tous deux s’en allèrent. Avec une stupeur peu à peu atténuée, Louise de Bescé les regarda disparaître. Mais lorsqu’ils se furent éloignés, le sang lui couvrit les joues et elle se sentit défaillir. Le silence était revenu. L’aboi du chien s’entendait encore. Le soleil était maintenant au ras de l’horizon. Un frisson parcourut les arbres derrière la jeune fille, qui perçut une odeur âcre et rance, un remugle de pourriture et de terre humide, un parfum nauséabond et en même temps délicat, qui lui parut désormais appartenir en propre à l’amour. ### II D’HERMINE AU PAIRLE D’OR Mademoiselle Louise de Bescé était la fille du marquis Jacques Timoléon de Bescé d’Yr. Tous les aînés de la famille se nommaient Timoléon, nom qu’on avait fini par abréger partout, de sorte que les annuaires parlaient seulement des Timo de Bescé. Il y avait aussi les barons de Bescé d’Æcatel, branche issue d’un Mestre de Camp de Louis XIV, et les Bescé, sans nom complémentaire, qui n’étaient que chevaliers, mais jouissaient de l’enviable privilège d’habiter toujours le village de Bescé, près d’Azay-en-Touraine. Les Bescé d’Yr furent connus avant l’an mille. La fameuse charte dite des Turons, de 896, contient le nom d’un Bescé. On en trouve un autre ayant légué, en 1060, trente perches de vignes à un moutier édifié sur l’égide de saint Grégoire. Un baron d’Yr vint en Terre sainte avec Baudouin et habita quinze années Constantinople. En 1385, un marquis de Bescé d’Yr administra l’Île-de-France. Celui-là se nommait Eudes. Le premier Timoléon date de 1490. C’était un farouche guerrier, suspect de ne point croire en la sainte Église catholique, mais qu’une immense fortune et un courage avéré firent toute sa vie respecter. Dès lors, les Timo de Bescé d’Yr, nantis d’un marquisat, occupèrent jusqu’à la Révolution les premiers rangs autour des rois qui se succédèrent. On en vit un dans l’intimité de Henri IV, puis de Louis XIII. L’inimitié de Richelieu n’arrêta point l’essor de la puissante maison, qui, déjà, manifestait son mépris des prêtres, fussent-ils cardinaux. Durant le règne de Louis XIV, un Timo de Bescé resta dix ans ambassadeur à Vienne. Son propre fils assuma, au début du XVIIIᵉ siècle, la charge redoutable de surintendant pour les Finances, alors en mauvais point. Ses lettres ont été publiées. Il y traite la veuve Scarron avec un mépris magnifique. En 1720, ses deux fils sont parmi les camarades de débauches du Régent. Dès lors, les Bescé d’Yr passent dans les rangs philosophiques. Ils sont carrément révoltés contre cette monarchie qui les couvre de ses faveurs. Antoine Timo de Bescé fait, en 1789, partie des États Généraux. Il est, avec un Montmorency, le promoteur de la nuit du 4 août. On le trouve lié avec Robespierre en 1793. Conventionnel, il vote la mort du roi et il serait sans doute mort sur l’échafaud s’il n’avait été, le 9 Thermidor, en mission à Madrid près de Godoy, le Prince de la Paix. Il passa ensuite à Naples, toujours plus révolutionnaire à mesure que la Révolution changeait de face. Dernier de sa race, il semblait devoir l’enterrer, quand, à Venise, il épousa en 1799 une Dandolo, héritière de trente Doges. Elle lui donna quatre fils. Il revint en France dès 1807 et se rencogna dans ses propriétés tourangelles. De ce moment, les Timo de Bescé ne sont plus, jusqu’en 1880, que de gros propriétaires autour desquels règne une légende tragique. Deux filles fuient leur famille à la fin du second Empire pour épouser des gens de rien. Un fils déserte en 1883, part en Argentine, fait là-bas une immense fortune, puis meurt assassiné. Le père de Louise de Bescé présidait le conseil d’administration de la Banque du Centre. C’était un homme robuste, avec la face même de ces terribles escrimeurs du XVIᵉ siècle, qui affectaient pourtant des façons efféminées. Une barbe en pointe et des cheveux fous le faisaient ressembler à ce Gast qui fut l’amant de la reine Marguerite et qu’il fallut tuer au lit pour avoir sa vie. Louise de Bescé avait deux frères, l’un, devenu déjà, à vingt-cinq ans, un financier retors, sous la direction de son père ; l’autre, pris d’enthousiasme pour l’aventure, colonisait au milieu des anthropophages de la Nouvelle-Zemble, et s’était taillé là-bas une sorte de royaume. La famille portait d’Hermine au Pairle d’Or, l’écu surmonté d’un heaume d’argent, taré de front, et à neuf grilles. Cette faveur unique, car tous les marquis de France timbrent leurs armoiries d’un heaume à sept grilles, leur donnait rang de ducs non souverains. Les lambrequins du chef étaient d’hermine à bordure d’or. Les tenants aux côtés de l’écu montraient deux faucons au naturel affrontés, et la devise orgueilleuse que dominaient les armoiries se lisait « TOVSJOVRS SEVL ». Louise de Bescé, dans la nuit tombante, revenait doucement vers le château. Un souffle froid et humide passait sous l’allée bordée de hauts chênes. Les bruits légers des vies mystérieuses qui commencent à agir après la disparition du soleil se manifestaient autour d’elle. C’étaient des petits cris, des glissements et des frissons dans l’herbe agitée. Au ciel, les étoiles dessinaient leurs mystérieuses figures. Le sable crissait sous le pas de la jeune fille méditative. Louise entrevoyait, à travers le rideau des feuillages, les taches dorées de fenêtres éclairées à la façade du château dressé dans sa masse énorme au centre d’une pelouse démesurée où serpentaient des allées incurvées. Élevée dans l’orgueil traditionnel que les Bescé unissaient à une liberté jugée excessive par les gens sensés, la jeune fille était à la fois courageuse, timide et froide, avec, au fond d’elle-même, un secret tumulte de violentes passions cachées. Elle était cultivée. On lui avait donné comme éducatrice une dame agrégée de l’Université, révoquée par le gouvernement pour avoir publié naguère un livre sur l’immoralité de l’histoire de France. Louise aurait pu faire, comme toutes les adolescentes de son âge que pousse la vanité, une bachelière ou même une avocate, dont on publierait le portrait dans les illustrés et qui ferait des conférences sur le suffrage des femmes. Mais le marquis Timo de Bescé avait dit : « Il n’est que les sots et les gens du commun pour réclamer des diplômes. On sait, ou on ne sait pas ; on fait, ou on ne fait pas. Seul l’acte compte. » Aucun des enfants de cette famille hautaine n’avait donc subi d’examen depuis un siècle. Tous pourtant étaient d’esprit délié, humanistes et érudits même. Louise, comme ses frères, avait appris pour savoir et non pour posséder des certificats. En son esprit deux influences combattaient constamment : celle d’un père débordant d’orgueil et de volonté, qui tenait tout acte pour justifié de ce seul chef qu’il était accompli par quelqu’un de la Maison de Bescé, et celle d’une mère à demi mystique. Non point d’ailleurs que Madame Claude-Amélie-Louise-Marie de Bescé, née d’Orgelans de Jalaviac, eût aucune dévotion d’ordre confessionnel. Les comtes d’Orgelans de Jalaviac ont toujours été connus pour leur athéisme, même au temps où cela mettait en grand risque d’être brûlé. Mais elle était dévote de Jean-Jacques Rousseau et de ses descendants spirituels. Les d’Orgelans de Jalaviac portaient parti au premier de sinople, au deuxième coupé d’azur, chargé d’une coquille et demie d’or, et de gueules au quintefeuille d’argent. Louise de Bescé revenait en méditant vers le château. Le spectacle amoureux dont elle venait d’être le témoin ne lui avait causé que de courtes révoltes intimes. Elle se tenait trop au-dessus de la plèbe paysanne pour que les actes de tels rustres pussent l’offusquer. Elle était chaste aussi, c’est-à-dire dépourvue de tout vice secret. À dix-huit ans, elle ignorait encore les attouchements sexuels par lesquels bien des adolescentes apaisent une fièvre inavouée et des désirs développés par la puberté. Elle prenait peu de plaisir à se voir nue et rien ne l’incitait à ces caresses que les filles s’accordent seules, en imaginant qu’un amant invisible passe une paume précautionneuse sur les seins naissants, sur le ventre lisse, sur la croupe déjà forte, sur les aisselles dont l’odeur est enivrante pour les voluptueuses, et aux connexions des cuisses, le long du périnée où la peau fine recèle des frissons si ravissants. Louise de Bescé ne connaissait pas encore les prurits de la vulve. Ce calme physiologique était le fruit de sa vie bien équilibrée, remplie de jeux sportifs, de promenades, de lectures, et d’actes en lesquels l’intelligence seule régnait. Mais elle venait de voir des choses étonnantes. Un livre, jadis trouvé dans le grenier du château, fort mal traité certes par les rats, mais assez intact pour dire le secret de ses imageries, lui avait appris naguère la théorie de ce qu’elle venait de regarder vivre. C’était le De Figuris Veneris de Karl Forberg, un savant de Cobourg, qui a fait l’anthologie classée des divers comportements amoureux. Une estampe illustrait le chapitre intitulé : De la Futution. On y voyait une femme à quatre pattes, chevauchée par un homme nu. Mais nul n’ignore que les artistes inventent mille impossibilités. Louise de Bescé avait pris cela pour une clownerie destinée à réjouir le lecteur. Elle comprenait maintenant que cette prise de possession, imitée des bêtes, restait aussi un acte humain. Mais quel plaisir pouvait y trouver l’acteur mâle, debout et s’agitant en cadence ? La jeune fille savait que le plaisir existe. Elle en connaissait les organes, car on ne vit pas à la campagne sans voir les animaux pratiquer leur accouplement et sans apparenter ce qu’ils font aux réalités de l’amour humain. Elle avait toujours imaginé pourtant que les amants dussent, dans l’intimité d’un lieu clos et confortable, s’aimer d’autre manière, avec langueur et sans fatigue aucune, sans labeur surtout, et sans cette fixité tragique des deux personnages qu’elle venait de surprendre. Quant à l’acte de la femme, complétant des lèvres une volupté arrêtée à mi-route chez son partenaire, il lui semblait presque naturel. Qui eût suivi dans cette âme jeune et fraîche ces raisonnements, n’aurait pu refuser à Louise de Bescé la logique et la faculté de comprendre tout avec netteté, dans une réalité fort complexe. En effet, elle n’ignorait pas que l’acte amoureux comporte la pénétration du sexe féminin par la verge mâle. Le plaisir en résulte. Or, il apparaît évident que la bouche peut substituer la gaine d’entre jambes. En ce cas la femme ne doit sans doute rien éprouver et agit avec désintéressement. Il s’agit simplement de réjouir un partenaire. Un pareil scrupule l’étonnait cependant chez des manants, car les paysans n’étaient ni délicats, ni, sans doute, vraiment voluptueux. Néanmoins, une femme tient toujours à prouver qu’elle surpasse ses consœurs. Ainsi voit-on couramment des amoureuses, encore chastes de cœur et de corps, se livrer, avec la passion même des plus débauchées, à des actes vils ou douloureux et que seul expliquerait l’amour le plus incandescent. La lutte des sexes doit se lire comme un effort de chacun pour faire croire à l’autre qu’il apporte ce que l’amour peut imaginer de plus parfait. Le mâle, que sa force physique trahit le plus souvent, se voyant incapable d’emplir le vase sans fond de la volupté féminine, a fait défendre le plaisir à la femme par la bienséance, pour le cas où la morale serait insuffisante. Mais la femme cherche justement à donner à son compagnon une qualité de bonheur dépassant celle que lui procurerait toute autre amoureuse. Et c’est pourquoi les pratiques sexuelles les plus anormales sont le fait de celles qui n’aiment point. L’imagination et l’orgueil leur inspirent ce que le désir seul n’inventerait jamais. Ces idées ne se formulaient pas avec précision dans l’esprit de la jeune Louise de Bescé. Elle les pressentait parce qu’elle savait raisonner. Soudain Louise, dans la nuit devenue totale, entendit non loin d’elle des paroles légères. Elle s’arrêta. Les chuchotements continuaient. Elle s’approcha doucement de ces bruits, prise par la curiosité. Entre deux arbres, il y avait un banc de gazon. L’obscurité était trop grande pour qu’on pût voir ce qui s’y accomplissait, mais Louise devina… Un de ses cousins, vivant au château depuis un mois, devait, à deux pas, accoler une chambrière. La jeune fille venait de voir par quelles routes une femelle douée d’un tempérament ardent, et sans doute insatisfaite, parvient pourtant à se satisfaire. Les deux paysans de tout à l’heure cessaient donc de lui sembler les victimes d’un hasard lascif. En vérité, la femme avait dû combiner l’affaire avec soin. Sans doute, dans l’intimité du domicile, le mâle aurait-il été plus rétif. Il avait fallu un jeu de circonstances saisissantes, la nuit tombante, la mélancolie du crépuscule et l’excitation des mots, complétées par le geste provocant d’une main lubrique, pour donner à la femme une sorte de droit sur son compagnon. Toute cette comédie avait peut-être un sens en quelque façon ésotérique, ouvrant sur les perspectives de la psychologie sexuelle des aperçus vastes et puissants. Louise de Bescé, cependant, écoutait les chuchotements des deux amoureux s’étreignant sur le banc de gazon. Avec une petite voix de tête, la femme disait : — Non ! Je ne veux pas. L’homme, le souffle court et la voix déjà rauque, répondait : — Mais si… mais si… De quoi s’agissait-il ? Louise allait-elle voir là une nouvelle scène complétant celle de la terrasse ? La voix mâle reprit : — Tiens… tu vois… ça y est !… Rien ne répondit qu’une sorte de gémissement. Il n’y eut plus que des soupirs et des petits cris étouffés, avec un souffle accéléré qui finissait par sembler un râle d’agonie et dont Louise se demandait la raison. Si elle avait eu une lampe électrique, elle en aurait, pour satisfaire sa curiosité aiguë, lancé la lumière sur le groupe qui se tordait, si près, avec des gémissements croissants. Mais le hasard la servit. L’endroit était en retrait, dans la grande allée menant à la porte centrale et au grand escalier du château. L’automobile du marquis, arrivant par le chemin opposé, celui qui mène à Tours, s’entendait au loin. Elle fut vite là et, d’un coup de volant, s’arrêta de telle sorte que les phares, à travers les arbres, éclairèrent le couple en plaisir. Certes, les deux amants ne s’y attendaient pas. Aussi, bien que du château personne ne pût les voir, ils furent prodigieusement ahuris. Le bain de lumière les fit se séparer net. Mais Louise eut le temps de les voir une seconde dans l’accouplement qui les faisait délirer de joie interjective. La femme, assise sur l’homme, lui étreignait les hanches de ses jambes nues. Tous deux se faisaient face et échangeaient de brûlants baisers. Lorsqu’ils se disjoignirent, Louise aperçut la virilité de son cousin, effilée et mince, très différente du membre d’âne que portait le campagnard. Cette vision ne dura qu’un éclair, car le couple s’enfuit rapidement à la recherche d’un coin obscur, pour achever en paix sa jouissance. Ainsi il y avait bien, comme disent les livres, diverses postures capables de donner du plaisir. Celle-ci semblait plus galante et moins animale que la première. Il vint donc à l’esprit de la jeune fille cette idée que la variété des positions devant l’unité de la sensation cherchée dût prouver l’insatisfaction obstinée des amoureux. Et la curiosité lui soufflait déjà le désir de tenter les divers modes de cet acte générateur de volupté. ### III GALANTERIES — Bonsoir, Louise ! Devant la jeune fille, qui franchissait la porte de la vaste salle des gardes, un jeune homme s’avança, plein d’aise et de dignité. C’était le fils du notaire de la famille de Bescé, le docteur Delaize, ou plutôt de Laize, comme il voulait désormais se nommer. La salle des gardes avait, durant des siècles, abrité des soudards en uniforme, prêts à la défense du château. Aujourd’hui, le marquis en faisait une sorte d’atrium, où les nombreux visiteurs, gens de Bourse ou de négoce, se rassemblaient et conversaient ensemble, en se promenant sans façons. Trente mètres de longueur, sur vingt de largeur, y permettaient à une véritable foule d’aller et venir, en attendant d’être invitée à monter, par l’escalier de pierre ciselée qui occupait un angle et menait au bureau du maître de la maison. Il y avait en ce moment, sous quatre lampes à arc placées aux angles de la salle, une dizaine de personnes à attendre. Louise, qui pouvait rentrer par quelque autre des cinq portes de l’immense demeure, aimait à passer par là. Sa jeune vanité était flattée de voir tant d’hommes, et des plus puissants, accourir lui baiser la main. Et puis elle aimait cette manifestation de la force paternelle. Enfin elle avait des amis et des amies parmi les enfants de personnages notoires qui fréquentaient assidûment la salle des gardes. Derrière le château, en ce moment, une dizaine d’autos devaient attendre, comme devant un théâtre, la nuit, à Paris. Mais le jeune de Laize agaçait la fille du marquis de Bescé. Elle savait ses ambitions et qu’il désirait l’épouser. Un tel mariage ne déplaisait à personne de la maison. Les de Laize se nommaient effectivement ainsi et ils avaient été anoblis en 1570, ce qui est très honorable. Bien des ducs et pairs de la Restauration ne sauraient établir de semblables quartiers. Mais en 1790, Gaston de Laize, maire de Trempe-l’Isle, qui n’était rien moins que courageux, avait spontanément supprimé la particule de son nom pour faire preuve de civisme. Son fils avait acheté une étude de notaire et la charge n’avait plus quitté les aînés du nom. Les de Laize étaient aujourd’hui immensément riches et bien plus dangereux pour le peuple que le marquis de Bescé. En effet dix mille hectares de biens autour de Bescé portaient en première hypothèque la griffe du notaire. Il pouvait, à son gré, étant un chicanous minutieux et habile, faire vendre des centaines de propriétés du jour au lendemain. Car les paysans, négligents et cupides, prenaient pour de la bienveillance de la part du notaire des offres de crédits supplémentaires, lorsque les débiteurs ne remboursaient point aux temps fixés. Aujourd’hui, des villages entiers eussent donc pu être évacués par la force, si Mᵉ de Laize l’avait voulu. Puissant, magnifique manieur de capitaux, il était dévoué aux Bescé parce que ceux-ci le traitaient en égal. Aussi le marquis eût-il aimé que le fils cadet des de Laize, médecin déjà renommé pour des recherches sur les sérums, pût épouser sa fille. Mais elle, sous l’influence maternelle, méprisait d’instinct les gens de loi et leurs descendants. Le docteur de Laize était toutefois un adversaire digne de Louise. D’une intelligence déliée et experte, voyant bien, voyant large, il inspirait le respect même à ses aînés. Et Dieu sait pourtant si les médecins cultivent naturellement la haine des nouvelles couches médicales !… Mais il avait fallu s’incliner devant les facultés étonnantes de ce jeune homme. Louise se trouva un peu interloquée devant Jacques de Laize. Habituellement, elle le recevait avec une ironie calculée et mesurée à laquelle il ripostait très bien. Mais en ce moment elle restait encore sous l’impression des spectacles que lui avaient offerts les deux paysans passionnés, puis son cousin et la servante. Tout cela se présenta à son imagination sous forme de scène entre le docteur et elle-même. Cette fois, la réalité s’attestait écœurante. Louise crut sentir une verge d’homme l’assaillir… Elle ne regarda donc point le médecin en face et il perçut cette fuite d’un regard qui, coutumièrement, ne craignait jamais d’affronter autrui. Il dit : — Ma chère amie, faites-moi le plaisir d’une promenade à mon bras avant le dîner. Louise hésita, puis crut qu’il fallait d’autant mieux dissimuler son trouble intime que, peut-être, seule dans sa chambre, si elle s’y rendait, elle subirait quelque tentation neuve qu’elle voulait éloigner. — Allons, Jacques ! Je suis ravie de vous voir. Il ne fut pas dupe, mais se tut. Ils sortirent. La nuit noyait la pelouse démesurée et jetait une ombre plus épaisse sur les massifs d’arbres qui la bordaient. Au bout de l’allée de chênes menant à la terrasse on percevait le croissant lunaire au ras de l’horizon. — La poésie de ce décor ne vous trouble-t-elle pas, Louise ? Elle rit : — Parfois, mais pas ce soir. Délicatement, il ne questionna point, mais reprit : — La poésie est une des rares choses qui aident à vivre. Je vous assure que sans elle je ne trouverais pas à l’existence l’attrait nécessaire pour mes travaux. — Ces travaux ne vous garderont pas toute votre vie, Jacques, et la poésie émousse ses émotions. Comment ferez-vous ? Il se pencha sur elle : — J’espère en l’amour. Elle rit encore : — Voyons, Jacques, depuis notre enfance que nous nous connaissons, il est convenu que nous ne nous cacherons rien. — Vous devez voir que je ne vous cache rien, Louise. À la troisième phrase je vous fais une déclaration. Elle hésita, un peu émue, puis se contraignit à répondre : — Et vous voulez me faire croire, étant, par métier, obligé à vivre parmi les pires maladies, les mourants et même les cadavres, que vous pouvez songer à la poésie et à l’amour ? Tout cela est pure fantaisie. Le jeune docteur ne répondit pas à la question, mais après un moment de silence, il reprit : — Louise… vous souvenez-vous qu’à dix ans je vous nommais cousine ? — Oui ! Si cela vous est agréable, reprenez ce mot. Jacques eut, au fond de son cœur de mâle ardent et robuste, le sentiment d’un triomphe. Cette enfant était en ses doigts comme un oiseau. — Eh bien ! cousine… Il s’arrêta. Elle reprit en sourdine : — Eh bien ? — Ce mot, Louise, ne me plaît plus, il a perdu son parfum. Elle eut un rire saccadé. — Prenez-en un autre. — Vous me permettez de choisir ? Comme un soupir, elle chuchota : — Oui ! Il passa la main sous l’aisselle de la jeune fille et l’étreignit. Elle se sentait vaincue. Un homme fort et décidé, un de ces maîtres comme les sociétés en créent à peine quelques-uns par siècle, la tenait contre son corps. Et la chair féminine s’ouvrait déjà pour l’amour. — Jacques… — Louise ! — Comment allez-vous m’appeler ? — Ma chérie ! Elle eut un léger grelottement des mâchoires, puis épousa de plus près le torse viril. — Eh bien ! dites… — Ma chérie, je vous aime, me voulez-vous pour époux ? Elle se sentit dans les griffes de l’aigle. Alors, au fond de sa pensée défaite, se leva une révolte. Quoi, appartenir comme cela à un homme, sans lutte et sans paraître avoir rien de soi à défendre ?… Sa pensée évoqua la paysanne à genoux, tentant d’obtenir la joie de ce mâle stupide qui se laissait posséder sans plaisir apparent. — Jacques, vous parliez poésie tout à l’heure… — Eh bien ! Louise ? — Et vous constatiez que la poésie de cette nuit magnifique est riche d’émotions. Ne sentez-vous pas qu’elle m’émeut aussi et que je ne puis vous répondre ici ? La voix du médecin se fit triomphante. — Si je vous comprends bien, ma chérie, vous me diriez oui en ce moment ? Elle ne nia point. — Cela me suffit. Rentrons, Louise, je suis heureux. Il la sentait peser sur lui. L’âme trouble et agitée, elle le mena vers le banc de gazon où elle avait vu tout à l’heure son cousin posséder une femme de chambre. — Asseyons-nous une minute ! Un accès de sincérité arracha à Louise une sorte d’aveu : — J’ai vu tout à l’heure, de la terrasse, deux paysans qui… Une rougeur lui empourpra le visage… Jacques n’osa questionner et approcha seulement sa bouche de l’oreille féminine, dont il prit le lobe chaud et rond entre ses lèvres. La douce voix continua : — Oui ! J’ai vu… Ils ont fait… La main de Jacques de Laize passa sur la poitrine délicate. Il sentit les seins écartés et encore frêles, dont les mamelons se dressaient. Sans savoir comment, en abandonnant son bras à lui-même, il fut sur le ventre plat, jusqu’au pli des cuisses. Sous la robe, il percevait la chaleur du corps fiévreux. En lui la volonté et la maîtrise des actes disparaissaient lentement, tandis qu’un désir ardent révulsait au fond de son être des fibres douloureuses. Hésitante, la jeune fille se contraignit cependant à parler. En elle, l’énergie de la race voulait en ce moment compléter la confession commencée. — J’ai vu… Il l’a prise debout, comme une bête… Il ne dit pas un mot, mais sa main levait la jupe. Il fut soudain sur la chair, près du genou. Il connut la fraîcheur de cette peau lisse et ses doigts remontèrent. Mais la jeune fille portait une culotte serrée comme un maillot. Il ne perçut plus que le grain de l’étoffe, mince d’ailleurs comme une peau d’oignon. Elle continuait : — Et puis, avec sa bouche… Jacques de Laize n’entendait plus. Il avait glissé la main dans la ceinture de la culotte. Il revint vers le centre vivant du corps dont le voisinage l’éréthisait vertigineusement. Il fut sur le ventre, puis sur la toison fine et rase, puis sur le pli sexuel. Sa main s’arrêta. Tous deux sentirent un grand frisson qui dominait leurs moelles. Louise, en hypnose, dit une autre fois : — …avec sa bouche… Comme obéissant à un ordre, Jacques de Laize glissa sur les genoux, entre les jambes disjointes de Louise de Bescé. D’une main délicate, il baissa la ceinture de la culotte, souleva le corps léger, pour ramener le vêtement intime jusqu’à mi-cuisses, puis il s’approcha de ce sexe vierge et, soudain, comme un fauve affamé, posa sur la fente, aux lèvres imperceptiblement bombées, un baiser brûlant. Louise, avec une sorte de sursaut, ouvrit les cuisses et dit encore, comme si cette phrase avait un sens nouveau : — …avec sa bouche… Le médecin, sentant vibrer l’organe du plaisir, l’avait saisi entre ses lèvres. Il perçut nettement le battement du sang dans le frêle clitoris, rigide comme une verge mâle. Les lèvres du sexe s’ouvrirent, pareilles à une bouche. Cette chair était d’une douceur infinie. Et le plaisir se manifestait par des alternances de rigidité et de relâchement, qui correspondaient au tumulte même de la chair de Jacques de Laize. Soudain, les deux mains de la jeune fille vinrent s’appuyer sur la tête de l’homme, qu’elles pressèrent comme pour faire pénétrer plus avant cette langue et ces lèvres agiles qui la possédaient jusqu’en ses vertèbres. Jacques se releva. Il sentait, au long de sa cuisse, dégoutter sa propre jouissance et cela ne laissait pas d’être désagréable. Mais Louise, nerveuse et agitée, dit tout bas : — À moi, maintenant ! — À vous ! Quoi, ma chérie ? — Je vais vous embrasser… avec ma bouche. Il eut un haut-le-corps : — Non, Louise. Plus tard, quand nous serons époux. — Je veux ! dit-elle orgueilleusement. — Non, Louise ! Elle dit, la voix sèche : — Si ! Il se tut, très ferme… La jeune fille comprit alors l’inutilité d’insister. Confusément, elle devina que cet acte passait pour honteux. Elle se releva, hautaine et raidie d’orgueil : — Jacques, rien n’avilit une Bescé, et quand elle veut, il faut vouloir… Puis, debout, frémissante de colère : — Vous ne m’aurez jamais pour femme !… Et, comme une ombre, elle se sauva vers le château. ### IV LE DON DE SOI Ah ! ce dîner ! Louise, vers minuit, en remontant dans sa chambre, les jambes lasses et le cœur gonflé, on ne savait de quel désir ou de quel regret, s’en sentait accablée encore. Il lui avait fallu, l’esprit plein de tant d’impressions neuves, de soucis et d’intentions, tantôt vagues et tantôt précis, garder l’attitude convenable à la fille d’un potentat de la finance recevant des amis et des confrères. Ç’avait été une vraie torture. Le plus curieux consistait en ceci que Louise avait, ce soir-là, le teint plus animé que de coutume, les yeux plus brillants, le geste aussi plus flou et le sourire moins machinal, sans s’en douter. Et tout le monde s’en apercevait. Aussi, malgré la discrétion normale du milieu et la dignité un peu affectée de la plupart des convives, avait-on couvert la jeune fille de louanges qui la mettaient au supplice. Cela, qui la faisait rougir, ajoutait encore une animation neuve à son teint, de sorte que les regards ne la quittaient pas. Dévêtue et prête à se coucher, Louise se remémorait les événements de la soirée. Assise sur son lit, une jambe relevée, le genou au menton, cette évocation lui faisait savourer un mélange de gaieté et d’ennui. D’abord, pendant le dîner, où son visage était le point de mire de dix regards trop attentifs, elle tremblait sans cesse au fond de sa pensée que l’on devinât ses secrets, le spectacle de la soirée et son aventure avec Jacques de Laize. Lui s’efforçait d’ailleurs à l’indifférence. Pourvu que nul ne soupçonnât ce qu’avait de complice cette fausse froideur… On avait parlé d’affaires, et des gens, qui ne tenaient aucun compte, à l’accoutumée, de la fille du marquis, s’étaient avisés de la questionner sur des sujets qui ne l’intéressaient point. Louise ignorait qu’une jolie femme draine spontanément l’attention des mâles et que toutes ces questions inoffensives, voire absurdes, qu’on lui avait posées, fussent en somme des déclarations d’amour. Mais elle savait quelle gêne cela lui avait procurée ce soir, alors que la veille même elle en eût tiré mille satisfactions d’orgueil. En quelques heures, aux yeux des gens, elle passait du rang d’adolescente incolore à celui de femme attirante. Et pourquoi donc tous ces gens n’avaient-ils pas soupçonné qu’une jeune fille ne devient femme qu’après certaines révélations ? À chaque fois que cette idée lui était venue, durant les nombreux services du repas, elle avait senti le sang affluer à ses joues. Son regard questionnait alors sournoisement les voisins, pour quêter la preuve que cet émoi restait invisible… Las ! Partout des yeux fixés étaient appuyés sur Louise de Bescé, qui en souffrait à crier. Après le dîner on s’était rendu au jardin d’hiver, parmi les plantes exotiques aux parfums délirants et les palmiers qui faisaient penser à quelque oasis… Une oasis fréquentée par des gens qui, en deux heures d’auto, sont à Paris, avenue du Bois-de-Boulogne, ou à la Bourse, ou chez leur maîtresse, avenue de Villiers ou rue de Courcelles. Louise espérait s’isoler, pensant que maintenant les hommes parleraient affaires entre eux et les femmes chiffons ou littérature. Son désir fut déjoué. D’abord, près d’elle et sans la voir, dans un massif curieux, ménagé comme une chambre, la duchesse de Spligarsy était venue s’asseoir. C’était une juive de Chicago, née Séligman, qui avait apporté une dot de trente millions au duc de Spligarsy, gentilhomme international ayant des droits sur le trône de Hongrie et d’autres sur celui de Bohême, mais qui, au demeurant, vivait jusqu’à son mariage gueux comme Job, dans un hôtel meublé de la rue Fontaine. Nul n’ignorait que Julia de Spligarsy fût la maîtresse en titre de César-Zani-Claude-Georges Timo de Bescé, frère aîné de Louise. Depuis le mariage avec Zanipola Dandolo, en effet, les aînés de Bescé, outre le Timoléon abrégé, portaient le nom vénitien de Zani. Au titre de maîtresse d’un aîné chez les Bescé, Julia passait au rang de parente. Avec Louise, elles se nommaient donc ironiquement « belle-sœur ». Or, la juive était venue, se croyant bien seule, dans le massif feuillu, où, invisible, le fauteuil de Louise justement s’insérait. Soudain, Zani de Bescé vint auprès de sa maîtresse. C’était un grand jeune homme très maigre et très beau, sauf déjà, à vingt-cinq ans, de profondes rides sur un front lourd. Il s’assit près de Julia Spligarsy. Tous deux conversèrent un instant, puis, Louise vit sa « belle-sœur » porter, comme la paysanne de l’après-midi, la main à la partie secrète du corps masculin. Elle l’introduisit dans la braguette et s’immobilisa. On voyait seulement les doigts soulever doucement l’étoffe. Louise de Bescé regarda ce spectacle, qui complétait mondainement une documentation plus vulgaire. Évidemment, les gestes ici s’attestaient délicats et harmonieux, mais en somme n’était-ce pas la même chose qu’avec les rustauds ? Eh bien ! non, ce n’était pas la même chose, car la fine main blanche étincelante de brillants ne sortit point l’organe. Elle le mania avec délicatesse sous l’étoffe, puis, à certain moment Zani murmura d’une voix calme : — Mets ton mouchoir !… Julia de Spligarsy retira sa main et prit un mouchoir de dentelles dans son corsage. Elle l’introduisit dans la culotte et recommença son manège. Une demi-minute après, Louise vit le bras devenir immobile. La femme avait un air attentif et avidement passionné, mais Zani de Bescé ne manifesta pas d’un geste, d’un mot, ou d’une rougeur, qu’il fût le moins du monde ému. La belle juive retira le mouchoir et le porta à ses narines. Elle le respirait avec une violence ardente. Ses yeux brûlaient de lubricité. Comme, sur l’index, une tache liquide blanchâtre était restée, elle la lécha avec violence, la face empourprée et tendue. Louise pensa : celle-là aime le plaisir de son amant. À ce moment, sans un mot, Zani se leva et sortit du massif, l’air aussi froid qu’il y était entré et qu’il y était resté durant que Julia le caressait. Louise, poussée par une curiosité lascive, passa le bras à travers les branches retombantes et toucha sa « belle-sœur » de la main. L’autre écarta les rameaux et vit la curieuse. Sa figure se tendit en un sourire : — Petite coquine, vous avez vu ? Louise fit oui de la tête. — Venez ici. On va parler un peu. La jeune fille fit le tour du massif et vint s’asseoir où était tout à l’heure son frère. — Vous finirez mal, dit la princesse. A-t-on idée de venir admirer les amours d’autrui ! — Dites-moi, répartit Louise, j’étais ici avant vous et ignorais que vous dussiez venir. — Ah ! c’est donc la première fois ? — Certainement ! — Oh ! alors, ce n’est rien, nous avons fait mieux… (elle rit de ses dents blanches) ou pire… Louise questionna : — C’est donc si agréable, cette affaire-là ? La juive rit encore avec un air sournois. — Cela m’énerve, Louise, mais il y tient. — J’aurais pourtant cru qu’il y était indifférent et que vous aimiez cela. Sa figure n’a pas changé, mais la vôtre… — Il sait se dominer, mais il n’aime que cette comédie et telle que vous l’avez vue. Le reste, il l’accepte seulement à l’occasion. — Il vous aime, Julia ? Elle haussa les épaules. — Il aime qu’une femme du monde, aussi puissante que lui et aussi indépendante, fasse des choses de basse prostituée. Cela l’excite. — Mais, si cela vous énerve vraiment, pourquoi donc y consentez-vous ? Sans passion cela ne rime à rien. La duchesse regarda Louise avec attention. Elle hésitait à parler. Enfin, elle dit, en haussant les épaules : — Bah ! Il faudra tout de même que vous finissiez par voir tout ce qui se fait. Je puis bien vous le dire. — Dites donc, Julia. — Eh bien ! si je fais ces petites choses à votre frère, malgré qu’elles irritent mes nerfs sans me satisfaire, puisque j’en reste là, c’est d’abord parce qu’il m’a surprise un jour avec Simonin… — Le garde ? — Lui-même ! Alors j’ai craint qu’il dise cela à votre père, et je suis allée le trouver. Il m’a mis en main… son… enfin ce que vous m’avez vue lui caresser et, depuis lors, je suis contrainte à ces pratiques. D’ailleurs, elles ne sont pas pénibles et j’en aime certaine conclusion. Il paraît que nulle femme au monde ne le fait si voluptueusement que moi. Mais cela ne me suffit point, je l’avoue. Louise, ahurie, resta le souffle coupé : — Mais Simonin, que faisiez-vous avec lui ? — Ah ! Louise, il va falloir que je vous révèle trop de choses. Enfin, puisque j’ai commencé… Mon Dieu ! que c’est gênant !… Voilà : Simonin est le seul homme qui me fasse réellement jouir… — Comment cela ? — C’est ainsi. Il me faut un… une… enfin, il me le faut très gros, parce que… — Cela n’est pas identique chez tous les hommes ? — Mais non. Il y en a de gros et de minuscules, de longs et de courts, de droits, de tordus et de cornus. — Et pourquoi vous faut-il cela très gros ? — Parce qu’en Amérique, j’ai eu comme amant un nègre. — Eh bien ? — Les nègres, ma petite Louise, ont… cela gros comme votre bras, et plus… — Comment, vous, la fille d’un puissant marchand et qui possédiez toutes les joies à vos ordres, avez-vous eu l’idée de recourir à un nègre ? — Il me tentait, Louise. C’était un boxeur. Il avait une… verge – disons-le, à la fin, c’est bête de s’arrêter au mot à toutes les phrases –, il l’avait comme une demi-bouteille de champagne. Que voulez-vous, j’étais ardente et vierge, je voulais jouir. Il me semblait qu’un homme, pour être à hauteur de mes désirs, dût être doué d’un sexe étonnant. L’orgueil m’a guidée. Je me croyais la première pucelle qui se fît prendre par un mâle comme cela. — Et alors… — Ah ! ç’a été une comédie. Le nègre avait peur d’être lynché et il ne voulait pas. J’ai dû lui signer un papier constatant que je m’étais donnée à lui spontanément et que j’avais exigé qu’il me dépucelât. Il a soigneusement plié le papier, et… Ah ! ma chère Louise, j’ai cru mourir. Il m’a littéralement ouverte comme avec un couteau. Puis, le plaisir a fini par venir. Quand j’ai épousé le duc, comme j’étais jalouse de cette magnifique verge et que je ne pouvais amener le nègre avec moi, je l’ai fait empoisonner. Un médecin lui a enlevé l’organe et l’a traité de sorte que je le possède, tel qu’il me fit, deux ans, jouir comme aucune femme, je crois, n’a joui. Stupide de cette confidence, Louise restait bouche bée. — Je vous dévergonde, Louise. Bah ! je sais bien que vous êtes froide et ne ferez jamais une grande amoureuse. Aussi, ce que je vous conte vous mettra peut-être en garde contre certaines audaces, car moi, j’ai un tempérament… — Mais Simonin ? — Il a une verge extraordinaire, presque aussi belle que celle du nègre. Mais il jouit trop vite. — Que voulez-vous dire, Julia ? Moi, je ne sais rien. Cela m’étonne… — Tous les hommes, Louise, ne jouissent pas au bout de la même durée de contact. Certains ont le plaisir immédiat. Ce sont des amants exécrables. Nous autres, femmes, il nous faut plus de temps et nous n’avons avec eux aucune satisfaction. Mais un nègre réclame un quart d’heure de frottement. Alors nous pouvons nous entendre. Simonin ne me donne ce que je lui demande qu’au troisième « set ». Il y en a deux de perdus. Louise se mit à rire. — Entendre dire ces choses d’une duchesse de Spligarsy… — Ma petite, vous en apprendrez d’autres et qui, pour ne toucher que des comtes et des marquis, n’en sont pas moins raides. Je pourrais vous en dire plus, mais… — Dites… — Non ! Louise, je ne veux parler que des seuls faits me concernant. Mais tout le monde ici est passionné et les sexes ne chôment pas. — Le docteur de Laize, dites, n’a pas de maîtresse dans le château ? Julia se mit à rire. — De Laize aura toutes les maîtresses qu’il voudra – je ne vous dis pas plus – parce que c’est un amant dont la bouche connaît des secrets et sait donner aux passionnées de la « caresse » une joie parfaite. Louise rougit violemment. Pour que la juive ne la regardât point, elle demanda : — Vous en avez essayé ? — Mais oui ! Il n’est aucune femme ici qui n’y ait goûté. Louise pensa que la duchesse voulait désigner ainsi la marquise de Bescé, et le souvenir lui vint brutalement du jour que de Laize était resté bien longtemps avec la douairière dans une grotte, lors d’une excursion en montagne. Mᵐᵉ de Bescé était sortie de là avec des yeux fous et une attitude étrange… Comme tout s’éclaire quand on sait ce que cache le mot amour !… Tout cela, questions et réponses, repassait dans l’esprit de la jeune fille assise sur son lit. Mais il y avait eu d’un bloc trop de révélations. Sa pensée était noyée là-dedans et tant de mystères un peu vils l’écœuraient. Ainsi, Louise de Bescé croyait mépriser l’amour parce qu’il crée une sorte d’universel mensonge pour justifier la jouissance. Un mâle comme de Laize, qui lui avait fait ce soir une déclaration, certainement sincère, pouvait être quand même un coureur de femmes. Il promenait ses paumes et son sexe sur tous les corps possibles… Pouah !… Au matin, Louise, qui n’avait pas dormi, se leva tôt pour prendre l’air. Elle était en proie à deux tendances contrariées qui la bouleversaient également. D’abord un grand dégoût de l’amour-acte et de ses succédanés, puis un désir qui devenait lancinant. Son pouls battait durement dans son sexe et l’émoi que cela lui procurait, douloureux à la fois et suffocant, délicat et pareil à une caresse, commençait à torturer ce corps juvénile, comme un vin trop fort va faire éclater la bouteille qui le contient. La jeune fille erra autour de la pelouse. La fraîcheur matinale caressait son front et chassait sa fièvre. Au bout d’un instant, elle songea que, dans sa hâte à sortir, elle n’avait point pris de linge. Elle était nue sous sa robe. Ce souvenir fit flamber sa chair. L’idée lui vint de prendre un bain froid, pour calmer une fièvre qui la prenait toute et régnait autant sur son cerveau que sur ses organes féminins. Elle passa près de l’aile gauche du château, où l’on faisait des réparations. Il y avait là un échafaudage. Louise le gravit pour voir ce travail inconnu. À cinq mètres de hauteur, en effet, une salle avait été découverte, voici peu, une salle aménagée dans le mur même. Il y avait dedans des ossements, des livres, des chaînes et, bien entendu, de complexes secrets s’y devaient celer. Le marquis faisait maintenant ouvrir un petit jour sur l’aile et sonder les murs, puisque la trouvaille avait été faite par hasard, en changeant des moellons d’une tour. Louise entra dans la pièce mystérieuse, laquelle était carrée et hermétique, ou du moins le paraissait. Les ossements se trouvaient rangés dans un coin. Ils avaient dû appartenir à trois êtres. Trois hommes aux crânes massifs. Quel drame lointain s’était déroulé en ce lieu ? Quelle réclusion terminée par la mort ? Quelle condamnation impitoyable et souveraine ? Louise sentit une émotion l’étreindre en voyant six chaînes avec des carcans, que l’on avait soigneusement disposés près des restes humains. Enfin elle se tourna vers l’unique ouvrier qui la regardait avec curiosité. C’était un jeune homme, très brun de peau, à face olivâtre. Il avait des yeux infiniment tendres et une sorte de supplication en émanait. Louise sentit une mollesse atroce l’envahir. Cet individu, qui ressemblait si peu à ceux qu’elle connaissait, ces ossements, ces chaînes… et les heures de cette nuit sans sommeil… tout l’émut. Elle dit, pour dissimuler son trouble : — Ce n’est pas gai, votre travail, monsieur ? L’ouvrier répondit d’un air doux : — Rien n’est triste de la vie, mademoiselle… — Tout de même, quelles souffrances ont dû connaître les êtres dont voici les squelettes, avant d’être délivrés par la mort… — Oui, mademoiselle, d’autant qu’il y en eut un à demi dévoré par les deux autres. Un frisson secoua la jeune fille. — Quelle horreur !… Et ce désir, en elle, ce désir grandissant qui l’immobilisait, le dos à la cloison, ce désir fou de se donner à cet homme, de le prendre comme amant, en fille de Bescé qui élève tous ceux qu’elle touche… Entre ses jambes une brûlure s’épanouissait et elle croyait sentir les chairs se dilater seules pour recevoir… Elle connut alors cette liquéfaction intime qui présage la volupté. — Vous êtes souffrante, mademoiselle ? dit l’ouvrier. De fait, elle devenait blême… blême… Elle murmura difficilement : — Non… je voudrais… — Je vais descendre vous chercher ce qu’il vous faut, mademoiselle… Voulez-vous que j’avertisse ? — Non, je veux… je veux… Ah ! ce sexe qui envahit tout en elle ! Louise n’est plus qu’une gaine ouverte, qui attend… qui brûle… Alors, avec la brutalité d’une fille de grand seigneur, sans honte d’ailleurs, parce que la honte est le fait des gens du commun, elle s’avance vers l’ouvrier, les yeux luisants, puis : — Je veux… Elle se penche devant lui et relève sa jupe, comme elle avait vu faire à la paysanne et… quelques secondes passent, puis elle sent… Une sorte de fer chaud glisse dans un trou étroit que Louise veut désespérément dilater. Cela semble accrocher en elle des chairs qui souffrent. Il y a un arrêt, puis une sorte de rupture douloureuse et qui ferait crier toute autre qu’elle, mais Louise de Bescé guette la volupté et ne se plaint pas. La souffrance passe à côté de sa conscience tendue. Son sexe s’ouvre éperdument, pendant que s’agite, dans la vulve contractée, une sorte de tige brûlante et gonflée. La douleur, maintenant, emplit Louise de joie. Elle veut souffrir encore. Cette épreuve est à la hauteur de sa sensualité énorme. Elle se souvient de la juive et de son nègre à la verge monstrueuse. Elle aussi connaîtra ce plaisir. Et brusquement, la jouissance monte. C’est une sorte de caresse, non pas dans son sexe, mais au long de ses vertèbres, un frisson qui agite en elle des organes sensibles et charmants. Elle sent cela, et son cerveau s’en emplit d’un coup. Au même moment, elle sent que l’homme auquel elle s’est donnée jouit à son tour. Une sorte de battement touche au fond de sa vulve gonflée des muqueuses érigées et sanguines, puis un filet liquide arrose à petits coups, en son tréfond, un organe ouvert comme une bouche. Et le mâle, que la joie tient, fait un effort d’instinct pour pénétrer plus profondément en cet anneau charnu qui lui serre la verge comme un étau. Mais Louise songe que cela c’est la liqueur séminale et qu’elle peut enfanter. C’est une pensée si atroce qu’elle se retire de l’étreinte, folle d’épouvante, baisse sa jupe et s’élance sur l’échelle qui redescend vers la pelouse. Elle n’a même pas regardé son premier amant. Elle fuit, écarlate et, entre ses jambes nues qui tremblent, du sang, maintenant froid, coule lentement. ## DEUXIÈME PARTIE SE VENDRE ### I PARIS Louise de Bescé entendit crier l’arrivée en gare d’Austerlitz. Accoudée à la portière, elle laissait au hasard ses sensations se suivre ou s’agglomérer. Une sorte d’hypnose triste et courageuse possédait son cerveau brumeux. Le compartiment de première fut vide. Tous les occupants venaient de descendre. Le train se remit en marche vers Orsay. La jeune fille laissa son regard errer sur les murs de cette espèce de tranchée, parallèle à la Seine, où courait le convoi traîné par une locomotive électrique. Il y eut l’arrêt du pont Saint-Michel, puis on entra dans la vaste gare d’Orsay, blanche et tumultueuse. Louise descendit tranquillement et se dirigea vers la sortie. Elle était au but. Après s’être donnée au jeune ouvrier qui maçonnait dans la chambre des suppliciés, Louise de Bescé avait connu un sombre désespoir. Son humeur devint capricieuse et fantasque. Elle s’aliéna en peu de temps toutes les amitiés qui l’accompagnaient jusque-là. Ce qui la torturait surtout, c’était la crainte d’être enceinte des œuvres de cet amant sans gloire. Le souvenir de l’acte où elle s’était offerte comme une fille la brûlait nuit et jour. Elle avait maintenant retrouvé la chasteté et sa froideur d’avant le jour funeste. Mais cette terreur de devoir, bientôt peut-être, déclarer une grossesse à son père ne l’abandonna plus. Louise maigrit, se fit gracieuse et plus tentante. Ses colères brusques et quotidiennes n’en devinrent pas moins, en peu de jours, le cauchemar de la maison. Le premier, son frère Zani lui dit : — Louise, tu deviens assommante ! Son père, le lendemain, de sa voix douce et pleine de menaces, prononça ces mots dans lesquels il ne mettait aucune intention fâcheuse, mais qui affolèrent l’adolescente : — Louise, tu exagères l’importunité. On dirait que tu as envie de te faire mettre au cachot des Ugolins ? Le rappel de ce lieu où son sexe s’était offert sans pudeur lui fut la plus cinglante des injures. Elle se crut menacée, et son déséquilibre croissant lui enleva tous moyens de distinguer la réalité des chimères. Rudoyant tout le monde, coléreuse et méchante, elle finit par constater la fuite de toutes les affections. L’idée d’être enceinte l’obsédait, pour un retard supposé de quarante-huit heures dans ses menstrues. Alors, affolée, imaginant qu’on l’enfermerait dans le fameux cachot, ou que l’ouvrier allait venir demander sa main, en disant avoir eu ses prémisses ; que tout enfin n’était que pièges et menaces de dures misères, un jour, elle prit dix mille francs dans le bureau de son père et s’en alla à pied, à cinq kilomètres de là, par la forêt, jusqu’en gare de Trempe-l’Isle. Elle était partie à dix heures du soir, sachant qu’un train passait vers minuit pour Paris. À l’heure dite, elle montait dans le compartiment et se laissait mener vers la capitale. C’était un train omnibus, de sorte qu’elle n’arriva qu’à dix heures du matin en gare d’Orsay. Les jambes lourdes et la tête accablée, elle sortit sur le quai. Sa pâleur faisait retourner les gens. Louise connaissait Paris, sans n’y être d’ailleurs jamais venue seule. Elle voulait maintenant se reposer. Ayant traversé la Seine et passé devant les Tuileries, elle entra dans un hôtel et retint une chambre. Sitôt seule, elle s’étendit, puis s’endormit. Elle se réveilla à neuf heures du soir, ayant faim. Descendant au bureau de l’hôtel, elle donna un faux nom, paya le loyer pour quinze jours et s’en alla au hasard. Une pâtisserie se présenta. Elle y dévora des gâteaux, but un verre de Porto et se sentit en meilleur point. Le sentiment de sa solitude, dans cette ville agitée et fébrile, lui était à la fois très doux et pénible. Jamais pourtant la jeune fille n’avait éprouvé un détachement aussi complet de sa propre vie. Il lui semblait que son destin commençât ce jour même. La joie de se savoir libérée de tous devoirs et de tous désirs la transportait. Elle rentra à minuit, ayant rôdé dans Paris et tenté de comprendre cette ville énorme. Chose curieuse, tout ce qui la troublait à Bescé était disparu de sa pensée. L’absurdité de ses actes précédents, de ses colères vaines et de ses caprices perpétuels, lui apparaissait aujourd’hui, et elle plaignait tous ceux qu’elle avait fait souffrir. Elle sut n’être point enceinte. Louise ne regrettait pas toutefois ce départ pareil à une fuite. Au contraire son cœur s’en réjouissait. Quelques heures venaient de lui révéler le summum des joies humaines, à savoir : l’indépendance et la liberté. Le lendemain et les jours qui suivirent, Louise de Bescé passa son temps à errer dans la ville. Comme tout lui manquait, elle se pourvut peu à peu du nécessaire. L’hôtel choisi, assez louche, lui laissait toutes licences, celles dont elle profitait et d’autres qui étaient à sa disposition. Son bonheur fut sans mélange. Bientôt familiarisée avec Paris, elle dut songer à travailler. Elle avait acheté sans compter. Elle mangeait en outre dans les restaurants les plus confortables et avait jugé bon de se nantir de malles et de sacs de voyage, choses coûteuses. Bref, au bout d’un mois, il lui restait trois mille francs. Ce n’était pas encore la misère, mais il fallait commencer à réduire les dépenses. Un autre mois se passa. Malgré son désir de restrictions, Louise de Bescé, qui ignorait le maniement de l’argent et les pièges du négoce de Paris, se découvrit réduite à sept cents francs. Elle lisait les journaux et pensait bien, quoiqu’ils n’en parlassent pas, que des policiers privés fussent sur sa trace. Mais il lui semblait impossible de découvrir quelqu’un, sans indices certains, dans cette ville où des millions d’existences se croisent sans répit. En errant au hasard, Louise s’était liée peu ou prou avec des adolescentes de son âge, rencontrées dans le métro, en autobus, ou au restaurant. Bien des hommes aussi avaient suivi cette grande jeune fille à la démarche harmonieuse, mais qui ne voulait écouter aucune proposition, même enveloppée, car les mâles lui inspiraient une insurmontable horreur. Une connaissance faite par hasard dans un bar, et qu’elle interrogea sur le moyen de gagner sa vie, lui dit que précisément les nouveaux magasins de la Tour de Nesle cherchaient des employées, vendeuses et comptables. Louise se rendit à la Tour de Nesle. C’était, avenue des Champs-Élysées, un immense pâté d’immeubles où s’installait un magasin à l’américaine. Louise, qui parlait anglais, fut acceptée immédiatement. Un gros homme glabre, à pied bot, après cinq minutes d’interrogatoire, la délégua à un autre, très haut et squelettique, qui la repassa à un Oriental astucieux et sucré, qui lui-même l’expédia à un Anglais osseux et glacial. Celui-ci la mit devant une machine à écrire et commença, sans attendre, à lui dicter une lettre. — Je ne sais pas la machine, dit Louise. — Oh ! dit l’autre, qu’est-ce que vous venez faire ici ? — Je me suis présentée et l’on m’a prise, sans doute, pour un autre travail. — Bon. Alors, je vous renvoie à la vente. On lui fit parcourir des couloirs infinis. Mais le chef de la parfumerie la refusa avec ces mots : — Trop gironde ! Elle me fauchera mes flacons. À la maroquinerie, un vieillard atrabilaire dit méchamment : — Rien à faire, dans mon rayon, pour les retapeuses. Les fleurs et les plumes parurent s’en accommoder, mais après examen, on y décida qu’elle grillerait Mˡˡᵉ Poutate, maîtresse du sous-chef, et que cela amènerait la bisbille. — Alors, si on la mettait aux tissus ? dit un individu à mine policière, qui l’accompagnait dans ses pérégrinations. Les tissus examinèrent Louise de Bescé et la refusèrent. — On voit bien, dit le personnage qui commandait en ce lieu, que cette môme-là va fiche la chaude-pisse à tous mes employés. — Voyons donc la papeterie. Le chef papetier cria : — Vous vous foutez de moi ! Je veux des gonzesses laides et vieilles. Celle-là offrirait mes stylos à tous ses amants. Et elle en aurait, la petite garce… — Voyons les corsages ! dit l’inspecteur, découragé. Aux corsages, après tant d’échecs, ce fut le succès. Un homme élégant et parfumé, plein de sourires et de ronds de mains, quand il vit arriver cette recrue, quitta la cliente qu’il endoctrinait pour sauter au-devant de Louise. — Vous la voulez, celle-là ? dit le guide d’un air rogue. — Et comment ! repartit l’autre, en riant de toutes ses dents. Qu’on m’en donne comme ça tous les jours, et je fais de ce rayon le plus costaud du magasin. — Alors ça va ! Voilà le dossier, je vous la laisse. L’homme toisa Louise avec décision. Il pensait : jeune fille bien élevée, petite-bourgeoise obligée de gagner son pain. Un amant, pas plus. Si elle sait vendre, ça sera un as ici ! mais… il faut passer l’examen. — Mademoiselle, je suis ravi de vous avoir. On aurait dû vous envoyer tout de suite à moi, au lieu de vous promener dans ce magasin. Ça a dû vous en dégoûter ? Louise répondit franchement : — Si je n’avais pas besoin de manger, certes, j’aurais plaqué tout ça. On m’a déjà attribué tous les vices et toutes les tares. — Oui ! je les connais : mes confrères sont rien moins que délicats. Mais moi je vous ai découverte, je vous garde. Venez ici ! Il la mena dans une sorte de réduit, placé au centre d’un rayon du magasin, et autour duquel se déroulait la vente des corsages pour dames. Large de deux mètres, ce lieu devait permettre aux policiers de surveiller les acheteuses et les vendeurs. On n’y était point vu, sauf si, par malencontre, l’étalage eût été défait. — Mademoiselle, c’est ici que je dois voir… — Quoi donc, monsieur ? — Presque rien, votre forme pour les corsages, car vous aurez à en essayer des centaines. Excusez-moi, mais je vois que vous êtes bien faite et il s’agit de gabarit de perfection… Il s’embrouillait sans perdre son aisance. Louise devina un tour plus ou moins lubrique, mais on lui avait souvent dit que la femme qui refuse les attouchements ne saurait gagner sa vie, et elle voulut dominer une instinctive répugnance. Évidemment, en public, ça ne pouvait aller loin. — Bien, monsieur, que faut-il faire ? — Quittez votre corsage. — Mais, monsieur, ma robe est d’un seul tenant. — Quittez-la. Il parlait avec sérénité, sans manifester aucun de ces désirs furieux qui se lisent d’instinct dans les regards des mâles et dans la nervosité de leurs mains. Louise quitta sa robe. — Mon Dieu, que vous êtes bien faite ! Il passa la main légèrement sur les seins ronds, puis sur la taille, puis sur les hanches. Il descendit jusqu’aux fesses et releva doucement la ceinture du pantalon pour glisser les doigts sur la chair. Louise protesta. — Mais monsieur… — Mademoiselle, vous êtes adorable. Ah ! laissez-moi vous toucher un peu… — Mais non, monsieur ! je ne veux pas que vous me touchiez ; laissez-moi ! — Tais-toi ! tais-toi ! ma chérie… (Et il l’étreignit violemment.) Je t’aime ! — Laissez-moi ! laissez-moi !… L’autre, à demi accroupi, avait, d’un geste bref, baissé le pantalon tenu par une ceinture de caoutchouc et il posait ses mains étalées sur les fesses fraîches. Il prit Louise par les hanches. — Oh ! ma belle, ce que tu es excitante ! À travers les corsages étalés à deux pas, Louise voyait passer les clientes et s’activer les vendeurs. Une honte inconnue lui muselait la bouche. Ah ! si on les surprenait !… Stupide de se voir, ainsi dévêtue, tripotée au beau milieu d’une boutique, à deux pas des allants et venants, Louise de Bescé se défendait pourtant de son mieux, avec ses mains agiles. Et une fureur la tenait devant ce chef de rayon salace et jovial. Il lui mit l’index au sexe, en fut chassé, revint, immobilisa enfin les deux bras de l’adolescente, puis, de la main libre, la masturba malgré elle. — Écoute ! dit-il, je te veux, ne dis pas non, je te veux… Elle dit tout bas : — Non ! non ! L’homme la lâcha. Elle était déchevelée, son pantalon lui était tombé sur les talons et sa chemise relevée lui découvrait le ventre. Il la regarda en triomphe. — Si tu refuses, je crie au voleur et je te fais arrêter… Il glissa la main au dehors, prit deux corsages et les ramena dans le réduit. — Tu vois le produit de ton vol ? Il les froissa et les jeta à terre. — Je dirai que tu les avais mis sous ta jupe et qu’il m’a fallu te dévêtir pour les avoir. Je ne crains rien, tu pourras dire ce que tu voudras, j’ai la plus jolie femme de Paris. Personne ne croira que j’ai fait du plat à un petit oisillon comme toi. Choisis : ou la prison, ou… ça… Choisis vite. J’ai envie de toi !… Elle se sentit une forte envie de crier au voleur elle-même, à tous risques. Il la prévint : — Je compte jusqu’à trois ; à trois, si tu acceptes, mets-toi en posture ; je n’ai pas besoin que tu dises même oui. Et il tira de son pantalon un petit sexe minuscule, long et raide, qui aurait prêté à rire à une femme plus avertie que Louise. Un étonnement lui en vint cependant. Cela lui rappelait paradoxalement le nègre de Julia Seligman, princesse Spligarsy… — Je dis : un… L’homme la regardait d’un œil dur. — Je dis : deux. Je t’avertis, si je te fais emballer, que tu en as pour tes six mois de prison, car je dirai que tu es la voleuse insaisissable que nous poursuivons depuis un an, et qui nous coûte peut-être mille corsages à cent francs. Je dis : trois… Et l’homme, décidé, sauta vers la sortie du réduit. Il allait faire comme il avait dit. Ce ne devait pas être la première fois. Il se tourna pourtant, prêt à sortir, puis ajouta : — Et tu seras poursuivie pour vol par salarié, ce qui est plus grave, puisque tu t’es présentée comme employée ici. Il ouvrit alors l’huis étroit et sa bouche commençait l’appel à un vendeur, afin qu’on courût chercher un inspecteur de la sûreté. Alors, Louise, la face pourpre et les yeux fous, Louise qui ne connaissait que cette posture-là, se pencha en avant et offrit sa croupe au chef de rayon. Il vit, referma et revint d’un bond ; il était si furieux de cette résistance qu’il ne pouvait pas placer sa verge. — Aide-moi ! dit-il violemment. Mais la jeune fille eût mieux aimé mourir que de toucher cet organe. Il parvint à ses fins tout de même. Elle perçut la pénétration du membre minuscule. Cela ne lui fut point douloureux, parce que cette verge dérisoire n’aurait certes rencontré aucun obstacle chez une fillette de cinq ans. L’homme s’agita. Il palpait en même temps les fesses fines à peau douce et glacée. Enfin il éjacula. Louise sentit un liquide abondant et bouillant qui l’inondait, du périnée jusqu’au coccyx. Elle ne comprit point cette extériorisation. Mais le chef de rayon, revenu à l’amitié, lui disait doucement : — Tu comprends, je décharge dehors, car je ne veux point te déformer en te faisant un gosse. Comme elle restait immobile, à peu près inconsciente, il la prit par les épaules. — Allons, ma chérie, je vois que tu aimes ça. Tu voudrais que je recommence ? Impossible ! Tous les soirs ma femme me taille une plume, pour savoir si j’ai marché dans la journée, et si je te le refaisais, elle verrait ce soir que j’ai du mal à jouir, et alors qu’est-ce que je prendrais… Elle écoutait sans comprendre, la face vermillonnée d’émotion et quasi reconnaissante envers ce bouc de lui éviter la prison ouverte devant ses pas. — Rhabille-toi ! dit-il avec douceur. Machinalement, elle remonta son pantalon et remit sa robe. Sur ses fesses, le liquide maintenant glacial issu de la petite verge lui faisait une impression détestable. Cela coulait comme jadis le sang lorsqu’elle s’était donnée au maçon. Mais alors cette sensation était issue d’elle-même, aujourd’hui c’était… Quand elle fut vêtue, l’homme, décidément redevenu correct, lui dit : — Vous pouvez sortir. Vous serez demain matin ici à sept heures et demie, et je vous dirai le nécessaire pour que vous fassiez une belle guelte. Il ajouta : — Je vous enverrai toutes les clientes qui s’adresseront à moi. Comme Louise allait sortir du réduit, il la retint : — Tournez à gauche et sortez par la porte qui est en face. Tenez, petite… Il lui mit dans la main un billet de cinquante francs. Machinalement, Louise de Bescé le prit et s’en alla. La haine et l’horreur des hommes se développaient en elle comme un cyclone. Et sous sa jupe, une chose grasse séchait, en lui collodionnant la peau. ### II MÉTIERS… Louise de Bescé ne retourna pas aux magasins de la Tour de Nesle. Mais elle ne trouva aucun négoce où l’on consentît à l’employer sans prendre des renseignements. La jeune fille connut donc promptement les conditions de vie faites partout aux vendeuses, comptables et manutentionnaires. Les salaires de famine qu’on allouait à ces malheureuses, choisies avec le même soin que s’il se fût agi d’une épouse de prince, avaient je ne sais quelle apparence ironique. La fille du marquis de Bescé commença seulement à comprendre la société. Louise fut bientôt sans le sou. Elle défendit ses derniers billets avec âpreté, mais ils fondirent peu à peu. Alors sa lutte fut ardente. Son âme était combative et forte. Intelligente et douée du rare pouvoir de mettre sa volonté en accord avec son esprit, rien ne la décourageait. Elle tenta de travailler dans une entreprise financière. On l’y reçut avec des façons patelines et on la convoqua pour écrire des adresses sur des bandes de prospectus. Après une journée de travail acharné, elle avait gagné quatre francs soixante centimes. En sus, la promiscuité du lieu, l’insolence des gens qui commandaient ce bétail humain, et la misère avachie des ouvrières de cet étrange travail lui apportèrent un dégoût invincible. Le hasard la conduisit ensuite dans une droguerie, pour y faire des emballages de « Pilules Khoku » contre le rhume, la constipation et les varices. C’était le remède à la mode. Une publicité énorme l’imposait à la crédulité des sots. On voyait dans toutes les rues de Paris des affiches géantes, portant la phrase consacrée : Khoku est bienfaisant, Khoku vous guérira, essayez Khoku. Louise de Bescé, qui se faisait appeler Louise Jalaviac, nom de sa mère, empaqueta des pilules Khoku deux jours durant. On la payait dix-huit francs par jour. Le troisième matin, le directeur la fit demander. On l’introduisit dans un somptueux cabinet tendu de cuir rouge, avec des divans profonds comme des tombeaux. Un homme était là, porteur d’une tête d’hydrocéphale, barbu du front à la mâchoire, mais glabre sous le nez et sous le menton. C’était monsieur Khoku aîné, l’inventeur des pilules, un Russe de Tchita, à masque de Kalmouk, et qui bredouillait en parlant comme s’il eût la bouche pleine de bouillie. Il dit : — Mademoiselle, vous avez mal emballé mes pilules. Louise répondit hardiment : — Vous vous trompez, monsieur, je fais mon travail très consciencieusement. L’autre reprit, d’une voix plus pâteuse encore : — Si ! Si… Je vais être obligé de vous mettre à la porte, à moins que… — À moins que ? demanda naïvement la fille du marquis de Bescé. — À moins que vous vous excusiez des malfaçons. — Monsieur, si j’ai mal réussi certains emballages, je vous prie de m’en excuser, et d’être assuré que je m’efforcerai désormais de ne plus le faire. — Ce n’est pas ce genre d’excuses, dit l’hydrocéphale. — Lesquelles, monsieur ? — Voilà ! Mademoiselle, voilà, venez ici… Louise s’approcha sans penser à mal. Quand elle fut sur le côté du bureau, l’autre l’appela encore. — Plus près ! Elle fit un pas de plus. Alors une main vigoureuse la saisit et l’immobilisa, puis un bras la ceintura et, reculant son fauteuil d’un coup de talon, monsieur Khoku se trouva nanti de la jeune fille, soudain assise sur ses genoux, et qui resta quelques secondes avant de comprendre. Enfin elle tenta de se dégager. Vain effort ! Ce Tartare était d’une vigueur de taureau. D’une seule prise il immobilisait les deux poignets de sa partenaire et, de l’autre main, fouillait sous la jupe. — Laissez-moi, monsieur, ou je vais crier ! — Crie, petite !… On a l’habitude, ici, de me laisser libre de tout faire, tant que moi-même je ne sonne pas. Je suis le maître. Il avait la main sur le bas-ventre de la jeune fille. Il dit : — C’est joli ! tu n’as presque pas de poils. Je raffole de ça. Elle s’efforçait de limiter l’emprise du gros homme, sentant bien la vanité de pousser des cris et des appels auxquels nul ne répondrait. Mais comment échapper à ces mains de gorille, se libérer, et enfin sauter à la porte pour s’enfuir ?… Brusquement l’homme la courba en avant et, d’un geste preste, releva la robe jusqu’aux seins. Il encapuchonna la tête de Louise, qui se trouva les mains tenues et le haut du corps comme dans un sac. L’autre dit alors, d’un air satisfait : — Je suis un vieux lutteur ; j’ai de l’expérience. Une femme entrée ici n’en sort qu’après m’avoir satisfait. Tu feras de même. Il vaut toujours mieux y consentir de bon gré… Durant ce discours, elle sentait une main habile abaisser sa culotte et relever sa chemise, puis elle perçut que, des hanches aux genoux, son corps était à la disposition du personnage. En se débattant encore, quoique faiblement, elle attendait une sensation aiguë et douloureuse, ou pénible, ou répugnante. Rien ne vint. D’un mouvement rapide, sa robe lui fut seulement enlevée. Sa stupeur était si grande qu’en un tournemain elle se trouva dépouillée de tout son linge et resta absolument nue devant le marchand de pilules goguenard. Il plaça les vêtements de la jeune fille sous son bureau, puis demanda : — Voulez-vous, mademoiselle, faire ce que je désire maintenant, sinon, j’appelle et un de mes domestiques russes va venir vous chercher. Il vous emportera dans un cachot où vous réfléchirez ainsi jusqu’à ce que vous acceptiez d’accomplir mes ordres. Louise dit, d’une voix coléreuse : — Que voulez-vous ? — Je veux que vous vous placiez sur ce petit fauteuil-là. Rétive, mais se sentant prise et dominée, elle s’assit sans mot dire. — Bien, ça ! Je vous vois docile. Vous serez récompensée. Bon ! Approchez-vous ! Je vous veux très près de moi, dit-il en ricanant. Là ! entre mes jambes ! Elle y vint sans comprendre ce que lui voulait cet homme, dans une posture où précisément son sexe était protégé. — C’est très bien. Êtes-vous à l’aise ? Vous devez me comprendre, maintenant ? Elle était assise à le toucher, plus basse que lui et craignit qu’on ne lui demandât de faire sexe avec sa bouche. Mais ce ne fut point cela. Monsieur Khoku tira de son pantalon une verge cordée de veines bleues et circoncise. Le bout en était d’un rouge sombre et le gland comme laqué. Pour la première fois, la jeune fille vit de près cet objet, dont elle avait subi deux étranges contacts, mais sans examen préalable… — Tenez, petite, placez cela entre vos deux seins. Là ! pesez sur eux de l’extérieur, de façon à ménager le passage, et maintenant, vous allez me faire jouir. Vous ne connaissiez pas cela ? — Non ! dit-elle avec un demi-sourire, tant cet acte lui semblait comique, compliqué et incapable de procurer aucune satisfaction. Elle ne savait pas faire le mouvement lent qui aggrave les contacts de la verge mâle, près du frein qui sert de base au gland. Mais l’homme l’aida ; il était d’une bonne humeur charmante et bientôt tout s’accomplit selon ses vœux. Au dixième passage des seins au ras du filet de ce sexe turgide, visiblement parvenu au maximum d’excitation, l’homme se renversa dans son fauteuil avec un grondement. Il avait la bouche tordue, ses mains s’ouvraient, puis se refermaient convulsivement. — Continue ! dit-il, avec une sorte d’aboiement. Au sommet du sexe, sortant du méat dilaté, une goutte blanche parut. Elle coula lentement au long du membre, mais une autre plus grosse jaillit, puis une troisième, qui sauta sur le menton de Louise, puis cinq ou six, pressées, jaillissant comme sous l’effort de l’organe qu’une détente agitait. Une goutte de ce sperme vint s’écraser sur la lèvre de la jeune fille, qui perçut une odeur forte, marine et amère. Enfin les dernières, sans force, coulèrent en un flot lent et lacté, autour de la verge, jusqu’aux seins de Louise, qui sentit le contact de ce liquide et retira ses mains. L’homme, toujours affaissé, respirait lourdement. Il murmura : — Branle-moi !… Elle ne comprenait pas, il redit : — Comme ça, branle-moi vite ! Elle prit la verge de sa main fine et devina qu’il s’agissait de l’acte qu’accomplissait debout la paysanne, sous la terrasse du château de Bescé. Cela ne lui sembla point du tout avilissant. En somme, où elle en était venue, peu importait une complaisance de plus. Elle passa la main au long de cette forme charnue, curieuse et redevenue raide. Le sperme qui venait de couler donnait une douceur parfaite au toucher. Sa main vint au sommet de la verge, près de l’orifice violacé, puis descendit précautionneusement jusqu’au ventre. Au bord du gland, la rigole arrêta son geste. Louise comprit que là se tenait le lieu de l’excitation virile. Elle revint sur la même place. Un frisson agita l’homme. Elle repassa, s’efforçant de prolonger et d’irriter la sensation. Se tendant soudain comme un arc, la virilité lui échappa et un liquide incolore en jaillit. La jeune fille devinait maintenant la jouissance des hommes. D’un seul doigt, elle attoucha au-dessous du méat, puis frotta légèrement. C’était bien le lieu d’élection. Une sorte de détente galvanique secoua monsieur Khoku, qui dit d’une voix morte : — Oui !… oui !… Louise recommença, puis, du pouce, tourna autour du gland, dans la rainure qui était d’une peau plus rose et unie, avec des taches claires. Elle faisait cela avec une telle attention et un tel désir de s’instruire, sa face était si près du membre, que le jaillissement du sperme la surprit. Au lieu d’être un lent écoulement, comme tout à l’heure, ce fut l’éruption d’un geyser. À intervalles pressés, la liqueur se répandit, sautant haut. D’abord le jet frappa Louise en plein visage. La jeune fille recula et vit alors les gouttes décrire une volute en l’air. Elle tenait toujours ses doigts en contact avec l’organe. Soudain, dans un désir confus de vengeance, elle revint à l’homme avachi et tenta de nouveau d’en extraire du plaisir. La curieuse sentait bien qu’à la fin ce serait lui qui capitulerait. Mais le membre se dégonflait lentement, malgré ses efforts. Louise en suivait l’évolution avec curiosité. Alors, pour rendre le contact plus agaçant, elle y mit les deux mains, et ironiquement, voulut constater les limites de son pouvoir. La verge grossit de nouveau. Louise avait compris que les points délicats de cet organe sont autour du gland et au-dessous du rebord qui le limite. Son jeu tournait avec précision et minutie sur ce petit segment de peau, certain désormais de l’action provoquée par la caresse dans l’économie de ce corps bandé et dévoré par le plaisir. Louise comprenait maintenant la paysanne acharnée à faire jouir son compagnon, et Julia masturbant son amant dans la serre de Bescé. Elle aussi voulait extirper de cet être vaincu le délire qui signe la défaite des hommes. Énervée et attentive, une idée lui vint : peut-être fallait-il chatouiller les testicules ? Ses doigts fins s’y activèrent, malgré la répugnance que lui apportait cette peau ridée et velue. Un gémissement secoua soudain l’homme, en un sursaut brusque. Pourtant rien ne jaillit encore. Louise, qui s’acharnait à vaincre, se pencha enfin. Elle se souvenait de la première leçon donnée par les rustres de Bescé. De la langue, elle frotta alors doucement le devant de la verge, là où le prépuce dessine, chez les mâles non circoncis, une sorte de cœur. En même temps, ses doigts légers palpaient doucement les bourses et le pouce passait sur le devant du membre. — Ah ! fit le patient, avec un grincement de dents. Louise vit de nouveau le tremblement de la forme roide et les soubresauts qui accompagnaient tout à l’heure le giclement du sperme, mais le méat largement ouvert restait sec cette fois. Les convulsions s’accentuèrent pourtant et la verge lui échappa. Elle décrivit une sorte de geste en l’air, puis un jet de sang, fin comme une aiguille, gicla, fut coupé, reprit et s’arrêta encore. Horrifiée, Louise se leva. Monsieur Khoku eut deux ou trois détentes, puis ses jambes s’allongèrent, en même temps que son visage prenait la couleur d’une cire rancie. Ses bras tombèrent mollement… Il était mort. Louise de Bescé venait de tuer le premier homme auquel elle offrait le plaisir de sang-froid. De la verge soudain amollie et qui tombait comme un chiffon, le sang continuait cependant de couler… Louise était sortie de chez monsieur Khoku sans se faire remarquer. Vivement habillée, elle avait pris la porte en hâte. Personne d’ailleurs ne s’inquiéta d’elle. Une fois dans Paris, elle compta sa bourse. Il lui restait trente francs. Avant trois jours, il lui fallait trouver à s’employer ailleurs. Déjà cette aventure amoureuse et tragique lui semblait vieille. Au fond de son esprit subsistait seulement la satisfaction d’une vengeance certaine. Ce marchand de pilules réclamait des sensations. Subjuguée, elle lui avait fait cadeau de la mort par-dessus le marché… Elle entra peu après dans un petit journal financier, où l’on demandait des employées. On la conduisit chez le chef de service. C’était, au cinquième étage de la rue de Châteaudun, une série de bureaux minuscules et crasseux. Elle attendit un moment, puis fut introduite près d’un jeune homme, qui, sitôt son entrée, alla fermer la porte au verrou. Que voulait-il, celui-là ? Il demanda : — Mademoiselle, vous savez ce que je demande ? — Non, monsieur ! Je sais qu’il s’agit d’employées qui aient un peu d’instruction et qui sachent écrire. Je possède peut-être ces vertus, mais je ne sais pas taper à la machine. Le jeune homme la regarda attentivement, comme pour savoir s’il pouvait dire certaines choses, puis il se décida : — Ce n’est pas tout, mademoiselle, il me faut ces qualités, mais il m’en faut d’autres. — Lesquelles, monsieur ? Je crains alors de ne pouvoir. — Si ! si ! Vous pourrez ; vous avez au moins la moitié des choses que je veux, à savoir la beauté et la grâce. Mais… — Que vous faut-il encore ? Il articula tout à trac : — De la complaisance… — Laquelle ? — Je vais vous le montrer, tenez… Il se leva, vint à Louise, se pencha, puis déposa un baiser sur les lèvres rouges. — Jusqu’ici monsieur, c’est encore supportable, mais je pense que vous vous en tenez à ces marques d’amitié ? — Mais non, mademoiselle ! Il faut encore que… Il s’interrompit. — Faites-moi voir vos mollets. — C’est facile, monsieur, voilà ! Elle voulait connaître jusqu’où irait cette aventure, et espérait en rester maîtresse, car ce jeune homme n’avait rien de tragique, ni de menaçant. — Vos cuisses ? — Voilà encore ! Mais vite elle laissa retomber sa jupe, après l’avoir haut levée. — Vos fesses ? — Ah ! cela, c’est trop. Non, monsieur ! Le jeune homme, sans façons, repartit tranquillement : — Ce n’est rien, mademoiselle, et en voilà la preuve : Et il baissa froidement son pantalon, montrant à Louise de Bescé ses fesses maigres. Elle se mit à rire : — Vous vous oubliez, monsieur ! Que signifie ce spectacle ? L’homme, sans se retourner, dit d’une voix fluette : — Voulez-vous me prendre ? — Mais, monsieur, je ne vois pas… — Si ! Si !… Il alla au bureau, tout entravé par ses culottes tombantes, ouvrit un tiroir et en retira une verge d’homme merveilleusement imitée. — Tenez, mademoiselle, prenez-moi avec cela… Elle resta tout à fait éberluée, avec cet organe de caoutchouc dans la main. L’homme s’était remis en posture. — Prenez-moi, mademoiselle, vite !… vite !… Louise n’aurait voulu, pour une fortune, se trouver ailleurs. Elle se plaça derrière le jeune homme et tenta d’introduire le phallus de fantaisie dans l’anus qui lui était offert. — Plus fort ! se plaignit l’autre. Brutale, elle inséra l’objet et se mit à le remuer frénétiquement. Alors, elle vit que dans tous leurs vices les hommes se ressemblaient. Le râle de volupté déjà entendu chez tous se manifesta, et la virilité du personnage, jusque-là molle et pendante, s’affermit violemment. Il dit : — Relevez votre jupe, maintenant ! — Mais non ! repartit Louise, je ne veux pas de votre mécanique… — Je n’espère pas vous l’introduire non plus, ne craignez rien. Il s’étendit sur le dos, au milieu de la pièce. — Relevez votre jupe, baissez votre pantalon. Bon ! Accroupissez-vous, que j’aie la bouche en contact. Elle le fit, dans une curiosité toujours renaissante. L’homme se mit à se masturber seul. Sa bouche cherchait seulement l’anus de Louise pour se poser dessus ardemment. Il éjacula enfin, puis resta comme foudroyé à terre. Louise s’assit pour attendre qu’il revînt de cette pâmoison. Quand il reprit connaissance, son premier mot fut : — Je vous garde. On le fera tous les jours, dites ? Elle se mit à rire. — Cela vous est agréable, vrai ? Sombre, il répondit : — Plus que ma vie. ### III LE RUBICON Ainsi donc, en tous les métiers de Paris, en toutes les activités ouvertes à qui désire gagner son pain, partout… partout une femme devait d’abord être dévouée aux vices ou aux désirs de ceux qui utilisaient son activité. Louise de Bescé entra dans vingt maisons et tenta autant de labeurs. Jamais elle ne trouva un lieu où l’on crût que cette femme jolie, fraîche et douce pût désirer vivre chastement. Elle trouva des maisons dont la direction était féminine. Là naquirent spontanément autour d’elle des saphismes exaspérés. Elle crut avoir découvert la terre promise chez de vieilles filles dévotes et, sans doute, qui se fussent voulues pures. Hélas ! Leur érotisme était plus violent encore. Et même trouva-t-elle, la pauvre enfant, les exigences les plus étonnantes chez une marchande de fonds de commerce, spirite et théosophe, qui avait comme passion de donner la fessée à celles qu’elle employait. Mais fallait-il toutefois que cette correction eût un tour érotique. La scène était donc à demi publique, c’est-à-dire que la victime devait se placer à une fenêtre et regarder la rue avec une indifférence affectée, durant que, sur la croupe offerte, à l’intérieur de l’appartement, la vieille femme se livrait à ses ébats, armée d’une sorte de balai fort piquant et capable de déchirer les épidermes les plus coriaces. Louise trouva un pharmacien qui ne voulait rien moins que se faire enfoncer périodiquement des épingles dans l’arrière-train. Ce n’eût encore rien été, sans l’obligation de la réciproque… Elle connut une modiste qui se voulait homme, de ce chef que la nature lui avait offert, en guise de clitoris, une excroissance longue comme le doigt et, ma foi, rigide à souhait, lorsque le désir la possédait. Avec cet instrument, la modiste violait donc ses ouvrières, mais non pas dans la voie naturelle. Il lui fallait opérer par l’anus, l’emploi dudit canal étant seul capable de donner à l’opératrice les satisfactions d’un homme. Dans une maison de couture, Louise trouva un autre usage : le directeur voulait que ses employées lui donnassent le spectacle d’une fricarelle soigneuse et acharnée. Et il ne fallait pas que les adolescentes vinssent tenter de simuler le plaisir pour plaire au sultan du lieu. Il tenait à ce qu’elles éprouvassent de la jouissance et il goûtait la crème, son palais exercé lui permettant, en effet, de reconnaître avec certitude la femme productrice du suc qui témoigne de la joie, et la simple simulatrice qu’il chassait. Un pâtissier utilisa Louise comme vendeuse tout un après-midi. À six heures il la fit venir en son officine et prétendit la sodomiser parmi les pâtisseries que le four attendait et devant le baquet aux crèmes fouettées. Chez un bijoutier, il fallait faire l’amour avec une autre enfant et le commerçant. Celui-ci opérait avec chacune à son tour, mais la chômeuse ne devait pas rester inoccupée durant que sa consœur travaillait à satisfaire cet homme ardent. Elle avait comme fonction de chatouiller d’un doigt agile les fesses et les bourses de l’homme, que ces jeux délectaient entre tous. Un homme de lettres eut besoin d’une secrétaire. Louise s’y rendit, mais il fallait qu’elle se fasse lesbianiser par un chien spécialement doué et habile, lequel pouvait, plus généreux que l’homme, lécher une vulve trente-cinq minutes durant, sans aucune fatigue. Une femme de lettres, en quête également d’une secrétaire, demanda à Louise quelque chose de plus compliqué. Il lui fallait caresser d’une bouche galante l’intimité sexuelle de cet écrivain, tandis que l’amant en titre, sur le postérieur tendu de la lécheuse, savourait les joies de Sodome. Chez cette femme de lettres, ce qu’on nommait l’amant de Madame, c’était l’homme qui sodomisait les infortunées secrétaires. Une femme peintre et, ma foi, prix de Rome, avait également besoin d’une employée dont la fonction n’était pas très définie. Mais ce qu’on réclamait de plus certain, c’était le pouvoir de faire jouir deux hommes en même temps, par la vulve et l’anus, tandis que la bouche se serait occupée du sexe de la peintresse. Les deux hommes étaient le mari de cette étoile des Beaux-Arts et le giton de celui-ci. Vraiment, il eût fallu des gages impériaux pour accepter une besogne aussi exténuante. Pourtant il y avait des postulantes par douzaines. On citait même une jeune fille du meilleur monde qui s’était jetée à la Seine, de désespoir de se voir ainsi chassée des trois chemins menant au paradis. Ainsi, à mesure que Louise de Bescé pénétrait dans la société parisienne, elle constatait que la lubricité primait tout. Le monde entier mettait le sexe en idole et la femme n’avait d’autre loi que le désir. La prostituée en perdait cette espèce d’auréole que la célèbre Aspasie jeta sur son métier durant deux mille cinq cents ans. Il n’y avait plus de prostitution, en ce sens que les femmes les plus honnêtes d’apparence étalaient des vices extraordinaires et prétendaient trouver le plaisir dans des accouplements de rêve, à deux ou à cinq, usant de tous orifices du corps de préférence au sexe, et accompagnant ces pratiques de divertissements accessoires parfois redoutables, cruels ou burlesques. Louise de Bescé constata des choses incroyables. Les mâles se transmettaient le nom d’une femme douée de quelque talent rare, soit qu’elle sût, par des mouvements intelligemment gradués, secouer plus finement les moelles de ses amants, soit que son sexe ou son anus possédât des qualités estimables, étroitesse invincible et forme épousant bien les verges, soit enfin qu’elle trouvât les points délicats des lèvres où le contact de la bouche et du membre viril conduit la jouissance à son sommet. Lorsque cet oiseau rare était découvert, on se succédait dans son antichambre. Il faut vraiment dire ici que l’on faisait queue. La femme ainsi experte s’enrichissait donc en un tournemain. Si la chance voulait que ses pratiques fissent mourir un ou deux de ses patients, alors des hommes, enfiévrés par l’espoir de cette mort magnifique, venaient lui offrir leur main et des fortunes. L’on pouvait citer d’ailleurs des duchesses et des princesses, des femmes de lords anglais et de grands ducs, des reines de la haute société, qui avaient conquis cette situation prépondérante, en prêtant fesses ou bouche à des pratiques dont les connaisseurs se remémoraient longtemps le souvenir en salivant de plaisir. Louise finit par ne plus voir, dans la société, que des muqueuses excitées. Lorsqu’elle suivait une rue, elle devinait derrière tous ces murs et dans toutes ces chambres des amants en contact. Et sur vingt voitures fermées qui passaient, la plupart ayant chastement baissé à demi les rideaux, il y en avait dix où des amoureux se montraient la bonne façon de jouir en public. Le bois de Boulogne, le soir, était le repaire de centaines de couples, assoiffés de luxure, qui couraient comme des chiens en rut après des vulves ou des virilités. Ce cauchemar finit par convaincre la jeune Louise qu’un seul métier était honnête et loyal : la prostitution. Elle pensa : que je travaille ici ou là, chez des hommes ou chez des femmes, chez des vieillards ou chez des infirmes, puisqu’il faut partout offrir son bas-ventre ou son arrière-train à des contacts et à des pénétrations gratuits, le mieux n’est-il pas de faire profession de ces contacts ? Elle avait d’ailleurs, depuis cinq mois, connu une misère croissante. Toute idée morale l’avait abandonnée. Il lui avait fallu, à mainte reprise, comme à la Tour de Nesle, comme chez Khoku, subir, pour emporter le prix de son labeur, des jeux irritants et qui jamais ne lui avaient fait le moindre plaisir. Eh bien ! au lieu de craindre ces choses, elle en ferait métier. Elle décida cela un matin. La veille avait été un jour exécrable. On était en automne, une mélancolie pesait sur Paris et des cohortes d’étrangers arrêtaient toutes les femmes dans les rues, pour leur proposer généralement des pratiques contre nature. Louise avait toujours refusé, mais la faim décide à bien des actes, et elle avait faim. Retourner à Bescé était devenu impossible : autant réveiller un mort. Elle ne reverrait le château de Bescé que si la richesse lui revenait un jour. Hélas ! quel moyen de supposer que fortune et puissance pussent jamais venir à cette jeune fille triste et malheureuse ? Depuis des jours elle mangeait mal, dormait mal, et la résistance aux passions dont le feu l’entourait sans cesse avait fini par l’épuiser. Un matin la décision fut prise : Je vais me vendre. Louise habitait alors un hôtel borgne, avenue de Clichy. Elle avait vendu presque tous les objets acquis jadis, lorsqu’elle croyait ses dix mille francs inépuisables. Mais il lui restait une valise de cuir qui la faisait encore respecter, et deux toilettes élégantes, avec les éléments d’une tenue propre à tenter les hommes. Elle s’habilla donc au mieux et sortit. Depuis cinq jours elle n’avait fait que trois repas. Depuis dix jours, elle n’avait pas trouvé même une heure de travail, pour le plus minime salaire. La jeune affamée descendit l’avenue de Clichy, puis s’engagea sur le boulevard des Batignolles. Elle pensait gagner la rue de Rome ou même le boulevard Malesherbes, et redescendre par ces voies vers le centre. Son regard s’appuyait sur les mâles avec insolence, mais cette grande jeune fille maigre, aux yeux ardents, à la face dure et énergique, tout en faisant envie à tous, était trop différente de la prostituée pour qu’on la suivît. Tout de même, un vieil homme commença de rôder autour d’elle. Il était digne et correct. Sous des sourcils lourds et gris, son œil avait une inquiétante fixité. Il finit par suivre Louise de près, puis brutalement vint à sa hauteur et lui dit : — Venez-vous ? Elle regarda ce « client », et d’un geste de la tête fit oui. En même temps une rougeur, dont, après sept mois de cette vie parisienne, elle se croyait bien devenue incapable, colora son visage. Il se mit à marcher à son côté, la dévisageant âprement, puis reprit : — Prenons par ici. Mon appartement est au second, dans la rue, là-bas. Une rue, puis une autre, et Louise, par un couloir somptueux, entra dans un ascenseur, poussée par son guide, et, cinq minutes plus tard, se trouva dans un vaste salon, encombré de tableaux. L’homme dit : — Déshabille-toi. Durement, elle répliqua : — Donne-moi mon cadeau. Il eut un sursaut à ce mot, puis tira son portefeuille. — Tiens, voilà cent francs. Tu en auras autant après. Louise haussa les épaules, plaça le billet dans son bas et commença à se dévêtir. L’homme la regardait avec curiosité. Sans dire un mot, quand elle eut fini, elle se tourna vers le vieillard. Nue, sauf ses bas, très droite, les talons joints, la débutante fit alors un signe qui pouvait vouloir dire : à vos ordres. L’homme affirma narquoisement : — Tu as des façons militaires. Elle ricana : — Je croyais avoir au contraire des façons très civiles. Il vint regarder le joli corps nu. — Tu ne fais pas cela depuis longtemps ? — C’est le premier jour. Tu es mon premier client. — Pourquoi ? — Qui me fera manger ? — Mais… — Tais-toi, dit-elle. Je ne suis pas venue chercher de la morale. En ce cas, ce serait toi le fournisseur et j’aurais à te payer ; je suis venue te faire jouir. Comment le veux-tu ? Il demanda : — Combien de fois as-tu été déjà aimée ? — Dix. — C’est tout ? — C’est peut-être neuf fois de trop. — As-tu un amant de cœur ? — Ni de cœur, ni d’ailleurs. — C’est bien. Tiens ! Il tendit un autre billet de cent francs. — Habille-toi et va-t’en. Tu me glaces. Tu ne réussiras pas dans ce métier. Il faut de la douceur et du mensonge, des caresses et des mamours… Elle reprit son linge, puis sa robe, et répondit enfin : — Quand j’ai voulu travailler, on ne m’a pas demandé si je pouvais le faire bien, mais seulement si je voulais ouvrir les cuisses. J’ai donc décidé de vivre de mes cuisses ouvertes. — Va-t’en, reprit l’homme. J’aime les femmes, mais si je te vois encore dix minutes, je deviendrai chaste. Tiens, prends encore ! Et il lui tendit un autre billet. Louise partit. Un orgueil la possédait. Ainsi, depuis six mois elle cherchait inutilement du travail. Or, l’argent venait à elle aujourd’hui, après tant de vains efforts, de ce seul chef qu’elle renonçait enfin à tout labeur, à toute vergogne et à toute pudeur. Quelle leçon ! Ses pas méditatifs la conduisirent vers la place Clichy. Un jeune homme très élégant l’accosta soudain : — Mademoiselle, voulez-vous que je vous accompagne ? Louise répondit froidement, se sentant assurée du lendemain : — C’est cent francs ! Il les tira de sa poche avec un air amusé. — Voilà ! Mais je vous garde jusqu’à six heures ce soir. — Oui, si c’est pour me promener, mais pour l’intimité ce sera deux cents de plus. — Ça va ! Toutefois à ce prix je fais de vous ce que je veux ? — Non, c’est l’intimité. Je me déshabille et vous me regardez comme la Vénus de Milo. — Mais alors, pour toucher ? — Dix louis de plus. — Et si je veux que vous me le rendiez ? — Dix louis encore. — On peut prendre un abonnement pour la semaine ? — Bien entendu, mais payable d’avance. C’est quinze cents francs. — Je m’abonne. Vous êtes une femme comme je n’en ai jamais rencontré. Vous m’avez épaté, et je vous prie de croire que je n’ai pas l’épatement facile. Le vieillard de tout à l’heure passa et frôla le couple. Il jeta à Louise un regard féroce. Le jeune homme salua. — Quel est ce birbe ? demanda la jeune fille. — Lui, c’est Altmyz, ministre des Arts et Manufactures et vice-président de la Banque du Centre. Louise de Bescé eut un geste brusque, et son œil jeta une lueur. Son compagnon la questionna en riant : — Vous le connaissez ? — Il vient de me faire des propositions, mais nous en sommes restés là. — Ah ! Je suis son cousin ; vous me connaissez peut-être aussi : Léon de Silhaque ? — L’aviateur ? — Lui-même. — Alors, dit tranquillement Louise, ce sera plus cher : l’abonnement est porté à deux mille. Il répondit, la regardant fixement, car il ne pouvait croire qu’elle soit sérieuse : — Vous savez que j’ai des passions ? — Je les prends aux conditions dites. — Vous ne désirez pas savoir lesquelles ? — Aucune ne me fera reculer. — Vous me taillez une plume, trois fois par jour, dans l’endroit que je choisis : par exemple dans une cabine téléphonique, au bain, en fiacre. Elle dit tranquillement : — Dans la rue… — Non, mais enfin dans le lieu qui est le plus commode au moment où l’envie m’en prend. Elle calcula doucement : — Cela fait vingt et une plumes à tailler et les met à cinquante francs pièce, plus une gratuite. C’est avantageux pour vous. Ahuri, il la dévisagea, ne sachant s’il devait rire ou se fâcher. Elle continua : — Vous devez être juif. Vous avez l’habitude de ces marchés malins. Vous deviendrez très riche… Il éclata. — Non, mais vous avez fini de vous payer ma tête ? — Je suis parfaitement sérieuse. De notre temps, avec le prix de la vie, et la hausse de toutes les denrées, cinquante francs la taille de plume, c’est pour rien. Et je vous avertis que ce sera la première fois que je le ferai. Des prémisses… Un honnête homme annulerait le contrat pour ne pas sembler voler le vendeur. Mais vous êtes inexorable. Il dit : — Attendez, ma petite. Je vais vous prendre au mot. Voilà un instant que je vous ai accostée et que vous me charriez. Eh bien ! je vais vous mettre devant vos acceptations. C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous me taillez une plume tout de suite ? Elle approuva froidement. — Je taille ! — Bon ! Si vous vous en acquittez comme dit, vous palperez les deux mille de l’abonnement, sitôt l’affaire faite. Sinon… Il fit signe à un taxi fermé. — Montez ! C’est toujours dit ? — Ah ! vous devenez barbe, dit impatiemment Louise de Bescé. Quand j’ai dit « oui » c’est toujours « oui ». Ils montèrent dans la voiture et l’homme, amusé, ordonna : « Au Bois ! » Ensuite, sitôt installé dans le capitonnage, il reprit : — Je vous attends ! Elle s’agenouilla devant lui, puis sèchement : — Les deux mille francs sur la banquette, derrière moi, que je puisse les prendre quand vous m’aurez expédié votre offrande. Il posa l’argent à côté. Il restait éberlué et doutait que cette femme étonnante fît vraiment ce dont elle parlait avec tant d’ironie hautaine. Louise murmura cependant : — Maintenant, sortez vous-même votre objet. Je n’aime pas et ne sais guère mettre ça en vedette. Je ne suis pas comme une amie qui fait jouir son amant sans sortir la chose du pantalon. Il dit : — La princesse de Spligarsy agit ainsi avec son amant, Zani de Bescé, le financier. Elle oublia où elle était : — Tiens, vous le savez ? Il la regarda avec stupeur. — Quoi ? quoi ? Vous connaissez ces gens-là. Mais qui êtes-vous ? Louise haussa les épaules : — Je suis une femme qui gagne deux mille francs. Mettez votre bibelot dehors. J’aurais peur de le casser en le retirant moi-même. Il voulut l’arrêter et la relever : — Allons, cessons ce jeu, vous êtes une… — Je ne suis rien. Ah ! puisque vous ne voulez pas ériger cela, je me risque. Elle introduisit la main dans la braguette et retira le sexe. Comme, presque honteux, il voulait maintenant lui défendre cet acte, qui faisait honte aussi au docteur de Laize, elle écarta les mains de l’homme avec impatience : — Mais laissez-moi donc gagner mon argent ! Elle plaça doucement la verge dans sa bouche puis, cherchant les points sensibles, observés lors de son aventure avec Khoku, elle les frotta de la langue et des dents. Ce fut immédiat ; au premier contact sur ces centres de jouissance, le sperme jaillit. Cinq secondes s’étaient écoulées depuis l’introduction du membre entre ces belles lèvres gonflées et pourpres. Louise, attentive aux soubresauts de la verge chaude, lisse et bavante, recueillit le liquide dans sa bouche et se releva seulement lorsque ce fut fini. Elle ne savait si le savoir-vivre de cet acte réclamait qu’elle avalât tout. Une femme de bonne éducation ne crache pas. La bouche close, cependant, elle goûtait la saveur curieuse, fade, albumineuse et phosphoreuse, du produit qui perpétue la vie. Elle se tourna enfin et prit les deux mille francs sur la banquette, puis tira de son sac à main un mouchoir de dentelle et, délicatement, sans répugnance, y déposa tout. Elle dit à l’homme médusé : — Décidément, mon cher, je n’y perds pas. C’est avec vous si facile ! Ça vient comme la lumière avec un commutateur. Il l’étreignit passionnément : — J’ai joui comme si je vous donnais ma vie. Mais j’ai honte. — Et de quoi, bel amoureux sentimental ? — De vous avoir fait accomplir… cela. Vous vous moquiez, j’ai pensé vous humilier, mais vous avez paru un de ces empereurs qui dans les églises d’Orient lavaient jadis une fois par an les pieds des malades. Vous m’avez prouvé que le plus grand orgueil consiste à aller au-delà de l’abaissement possible. Le vôtre est immense. Il le faut pour… — Tailler une plume… — Ah ! ne dites pas ces mots, j’en pleurerais. — Mais de quoi vous souciez-vous, mon cher ? C’est joli, un sexe d’homme ; on peut regarder le vôtre de près. Il a de la grâce. De plus, la peau en est douce aux lèvres et le spasme que l’on tient entre les dents donne un singulier sentiment de puissance. C’est l’âme même de l’homme… et du monde, cela dont je suis maîtresse souveraine, d’un attouchement de la langue, et que, d’un coup de dents, je pourrais trancher net. Quant au sperme, je vous assure que c’est plaisant à la bouche. Je conçois qu’il y ait des femmes pour ne pratiquer que cet acte-là et en jouir elles-mêmes. Certes, ce n’est pas mauvais, il s’en faut. Il répéta, abasourdi : — Ce n’est pas mauvais ? — Non ! Je ne sais si j’ai perdu toute sensibilité ou si une délicatesse neuve m’est plutôt venue, mais je vous assure que cette chose – et j’ai d’abord consenti à la faire pour l’argent – m’a été presque agréable avec vous. Et puis vous avez eu un air si vaincu, votre jouissance a été si rapide que… Il chuchota : — Tu vas me rendre fou. Je… je voudrais… Oh ! je n’ose le dire… Elle rit, narquoise : — Que je recommence… — Oui ! je n’ai pas eu le temps de prendre conscience de mon plaisir, mais tu n’auras encore qu’à me toucher, je vais jouir tout de suite, et alors, viens m’embrasser aussitôt, que je goûte moi aussi. Et il rougit violemment. Elle se pencha ; la verge était là, encore rigide. Doucement elle lécha l’extrémité durant un instant, puis fit le geste d’avaler tout. Le sperme gicla. Louise recueillit cette liqueur étrange, puis se relevant, elle s’approcha des lèvres du jeune homme. Il était évanoui. ### IV LA VOLUPTÉ Louise de Bescé avait trouvé, dans le jeune homme à la « taille de plume », l’amant rêvé, riche, de bonne éducation et amoureux, qui assurerait son avenir. Mais le destin voulait que la jeune fille fût rejetée encore une fois dans la misère. Elle était depuis quatre jours avec lui et il n’avait fait que lui acheter quelques bijoux, robes et vêtements intimes, quand, en descendant de son auto sur le boulevard Haussmann, un soir, il mit un pied dans un trou de pavage, tomba, et roula si malheureusement sous les bandages d’un autobus qu’il fut tué net. Louise n’était pas avec lui ce soir-là. Elle apprit le lendemain par les journaux ce malheur qui la rejetait dans la prostitution. Elle resta presque un mois sans retourner à la rue quêter le mâle en désir. Il lui fallut pourtant s’y décider lorsque sa fortune fut réduite à cinq cents francs. Elle retourna sur le boulevard des Batignolles. Cette fois personne ne l’accosta. Elle descendit alors, par la rue de Rome, vers la gare Saint-Lazare et parvenait au croisement de la rue de la Pépinière quand une main lui frappa sur l’épaule. Elle se retourna, croyant sentir un ennemi et prête à faire front. Mais c’était tout bonnement un pauvre homme à chaussures éculées, et qui semblait quelque rond-de-cuir misérable. — Que voulez-vous, monsieur ? — Mademoiselle, je vous demande pardon, je me suis trompé. Je vous prenais pour une connaissance, une petite amie. Il la regardait avec des yeux peut-être naïfs. — Alors monsieur, excusez-moi de ne pas être votre petite amie. L’homme hésita, puis, se décidant : — Vous pourriez être une nouvelle petite amie… — Vraiment ! Il me semble que je risquerais de troubler l’équilibre de votre budget. Je suis une amie coûteuse… Le pauvre homme eut l’air apitoyé : — Mon Dieu, si un billet de mille francs est par trop au-dessous de votre désir, je le regrette, mais, si nous nous entendions, je pourrais vous en donner d’autres. Louise de Bescé se mit à rire. — Et me voilà bientôt complice… ou inculpée avec vous ! Car il lui semblait, si cet homme avait de l’argent, qu’il devait l’avoir certes volé à un patron trop bénévole. Mais lui, sans paraître vexé : — Mademoiselle, pour vous apprendre à ne point juger les gens sur la mine, sachez que je suis le baron de Blottsberg. Louise n’aimait pas qu’on lui fît la leçon et repartit du tac au tac : — La Banque du Centre vous a bien eu tout de même, dans le boom sur les Platines du Puy-de-Dôme… L’autre tiqua : — Oh ! Oh ! je me suis trompé. Vous connaissez cette histoire ? C’est extraordinaire ! — Oui ! et celles de la compagnie Hogskief. — Bah ! Vous êtes dans les secrets des dieux, je vois. Mais j’ai eu Bescé à mon tour avec la Hogskief. Il a dû finir par se débarrasser à perte de son paquet de titres. Heureusement que je suis outillé contre cet homme par la fille de Séligman, qui sait tout du dadais de fils. Le baron de Blottsberg parlait très à l’aise, comme dans son bureau. Il ne voyait aucun inconvénient de dire à une petite femme sans intérêt un secret délicat des affaires. Il ne pouvait pas digérer d’ailleurs les Platines du Puy-de-Dôme, où le groupe Bescé, sachant Blottsberg à la baisse, avait fait grimper les titres à cinq mille. Blottsberg avait dû battre en retraite, laissant douze millions dans le coup. Aussi sa rancune le poussait-elle à se vanter de sa revanche et il révélait par orgueil le mystère qui lui permettait d’avoir désormais les Bescé. Julia Séligman, princesse Spligarsy, était une espionne au service du banquier juif. Louise sentit le sang des Bescé irriguer son cerveau ; l’orgueil héréditaire la dressa hautainement. Elle dit : — Ah oui, l’espionnage ! Ce sont des armes dont on n’use pas dans ma famille… — Dans votre famille ? dit en ouvrant de grands yeux le financier ahuri. Comme Louise le dévisageait avec un rire de mépris, il redevint soudain cauteleux et inquiet, l’œil faux et la lippe tombante. — Voulez-vous tout de même m’accompagner ? Il avait deviné que ce fût là cette fille du marquis de Bescé, dont la fuite avait jadis défrayé secrètement la chronique. Il désira aussitôt se venger moralement pour l’affaire qui lui avait coûté douze millions. Louise le comprit. Elle parut rêver un instant, puis, avec un sourire aigu, accepta. L’idée d’une vengeance naissait de même en sa pensée. Le banquier fit un geste en l’air, et, obéissant comme un chien fidèle, le chauffeur d’une vaste limousine vint s’arrêter aussitôt au ras du trottoir, où les deux interlocuteurs avaient échangé leurs aménités. Blottsberg ouvrit la portière. Louise monta. Il la suivit et l’auto démarra. Tous deux se regardèrent avec ces yeux volontairement illisibles des gens prêts à entamer une lutte. Le financier calculait tous les actes possibles et leurs incidences. — Mademoiselle, dit-il enfin, c’est un grand honneur pour cette voiture que de recevoir la fille de mon ennemi. Brutale, elle riposta : — Il n’y a ici ni amis ni ennemis, mais un homme qui a envie d’une femme. Nos relations ont commencé avec ce désir. Elles sont étrangères à tout ce qui n’est pas ce désir. C’est donc de lui qu’il faut parler. Étonné, le juif glissa un coup d’œil sournois sous ses paupières lourdes. Ce n’était pas là une façon de converser d’amour. Il était décontenancé, car toute sincérité fruste le gênait. Il dit encore : — Pourtant, je vous assure… — Pas de pourtant, s’il vous plaît, reprit-elle avec insolence. Et pour pallier ce que cet ordre avait d’excessif, elle troussa sa jupe et, se tournant, fit saillir sa croupe nue. — Ceci, compléta-t-elle en se rasseyant, n’est-il pas plus intéressant que la Bourse ? Il voulut plaisanter : — Cela concerne précisément les bourses, murmura-t-il avec un air finaud. Louise avait obtenu que changeât le sujet de la conversation. Cela suffisait. Elle baissa sa robe et allongea ses jambes sur un strapontin, puis prit un air languide pour dire : — Mon Dieu, que vous avez d’esprit ! Il tendit la main vers les jarrets luisants sous la soie et releva la jupe un peu plus haut. — Vous avez des cuisses adorables. Elle répliqua, le regard en coin : — Et plus riches de félicités que vos coffres ne le sont d’or. — Peut-on essayer de faire marcher l’usine à bonheur ? continua-t-il avec une expression ardente. — Sans doute ! sourit-elle. Louise le laissa remonter la jupe jusqu’au ventre. Là il passa la main sur la toison souple et frisée, imperceptiblement astrakane, et, comme le regard féminin ne quittait pas le visage de l’homme, elle devina au battement des maxillaires, à la lourdeur de la bouche, au filet de salive qui coula au coin de la lèvre, enfin au tremblement des doigts, que l’excitation était venue. Elle ignorait quel vice avait le banquier, mais elle était d’avance affermie dans cette idée que la sodomie devait être refusée à n’importe quel prix. Toutefois, une femme intelligente doit trouver ailleurs en son corps, si elle tient à la virginité de son anus, des plaisirs de remplacement capables de satisfaire l’amateur le plus exigeant. Le banquier murmura : — Mon Dieu, que vous avez l’air glacé ! Elle étendit la main négligemment jusqu’à la braguette de ce galant cacochyme et y glissa ses doigts. — Diable, monsieur, vous portez là plusieurs sexes ? De fait, elle avait rencontré une masse énorme, plus puissante encore que la demi-bouteille à champagne nègre chère à la princesse Spligarsy. Il fut gêné : — Oui, certainement, mais vous ne serez pas condamnée à absorber tout. — Ni même la moitié ? répartit-elle en éclatant de rire. Faites voir ? Il hésita, tant les façons ironiques de la jeune fille le déconcertaient, puis il exhiba le plus monstrueux phallus qu’ait jamais porté un être humain. C’était un pieu de longueur normale, mais de diamètre colossal. Et au lieu de se présenter avec élégance, avec la forme cylindrique qui sied à cet objet, cela faisait comme un paquet de verrues géantes, liées par la torsion de veines et de tuméfactions bizarres, violettes, rouges et bleues. Rien ne disait que ce fût là une verge d’homme. On eût bien plutôt cru un moignon de cuisse. Blottsberg regarda sa compagne avec hésitation. Il avait honte de sa virilité et paraissait demander pardon. Elle devina qu’il fallait éviter de se moquer du pauvre homme, traînant une salacité israélique avec un priape de cette forme : choses qui devaient mal se marier. Tous deux se dévisagèrent un instant. Ému que la jeune fille n’éclatât point de ce rire qui tue la volupté et ne le couvrît de moquerie, le banquier murmura : — Aimer tant les femmes et ne pouvoir leur faire partager mon désir ! Louise prit l’air innocent : — Pourquoi cela ? Reprenant courage, il dit tristement : — Je n’ai encore trouvé que quatre femmes ayant pu supporter l’introduction de mon sexe. Et j’aurais tant aimé… — J’avoue, dit Louise avec franchise, que ce doit être une opération difficile, de jouer avec ce monstre. Une fois bien placé, ajouta-t-elle encore poliment, c’est peut-être un magnifique instrument de jouissance, mais… Il hocha la tête : — J’ai pu faire quatre enfants à ma femme, mais elle est morte parce que je l’ai trop fatiguée. J’avais tort. Toutefois, où trouver une maîtresse ? Ensuite j’eus une négresse que cela ne gênait pas, mais elle avait trop de vices et je ne pouvais passer sur eux pour le seul plaisir de sa dimension vaginale. Alors je trouvai une femme très jolie qui avait été déflorée à cinq ans par son propre père. Elle me reçut très bien. Toutefois elle était bête et me refusait les petits attouchements qui sont mes principaux excitants. J’ai encore pu posséder Julia Spligarsy, mais elle me rend des services autres et je ne pouvais la garder près de moi. Voyez si je suis malheureux !… Louise éprouvait une grande envie de rire. Elle conclut : — Si vous voulez tenter avec moi le chevillage de cette poutre, je dois vous dire que je renonce et déclare forfait. Il eut l’air navré. — Pourtant, en prenant bien des précautions… — Rien à faire. Je préférerais un âne. — Enfin, dites, reprit Blottberg. Je ne voudrais pas vous quitter. Je vous aime déjà. Vous êtes charmante. Consentez-vous à venir chez moi ou plutôt dans un domicile que j’ai réservé à mes galanteries ? Voilà ce que je vous propose : vous vous mettrez sur un lit nue et je vous embrasserai là. Il désignait le bas-ventre. — Pendant ce temps, une autre femme habituée à cela me fera jouir comme je lui ai appris. Curieuse, Louise demanda : — Quel est ce procédé ? — On me frotte le bout de la verge avec un morceau de velours et on me pince les bourses humectées d’alcool. Cet alcool fait comme une brûlure et me procure une joie infinie. Comme Louise ne désapprouvait pas, il ajouta : — J’ai encore inventé une autre méthode. Je me fais encapuchonner le gland avec de l’ouate thermogène. Cela dégage vite une sensation de chaleur insupportable. Alors on passe les lèvres sur les parties irritées. Cette sensation est exquise. C’est un mélange de glace et de torréfaction qui me vide les moelles. La jeune fille demanda avec tranquillité : — Cela doit vous coûter très cher, des plaisirs de ce genre ? — Oh ! oui ! pleura-t-il. D’autant qu’on me fait chanter après. Ah ! je suis bien malheureux ! Louise regarda le gros homme dépenaillé, huit cents fois millionnaire, et qui pleurnichait en exposant ses misères sexuelles. Son énorme verge, que l’excitation ne tenait plus, s’affaissait sur son pantalon, mais sans cesser d’être rébarbative. Comme il fallait maintenant parler d’argent, la jeune fille pensa qu’il était utile, en ce moment, de remettre son partenaire… en forme. Elle allongea une dextre élégante vers le membre colossal et le titilla du pouce, puis de l’index. Elle savait où gisent les points nerveux. Son office fut suivi d’une splendide conséquence. Blottsberg, la verge levée d’un coup, étendit ses bras de chaque côté de la voiture comme s’il voulait éteindre une forme proportionnée à son phallus, puis il se débonda… Le sperme jaillit en abondance. — Diable, dit Louise, vous êtes sensible ! — C’est vous qui m’excitez, dit piteusement le banquier. Elle rit. — Ne riez pas de moi, reprit l’homme, d’un air affligé. — Je ne me moque point, mais vous me faites là une déclaration plaisante. Il dit encore : — Laissez-moi vous faire ce que l’on nomme minette. Là ! placez-vous bien, les jambes allongées. Levez votre jupe. Malgré mon âge, je vais pourtant jouir encore tout de suite. — J’y consens, dit-elle. Il se plaça entre les cuisses de Louise, lui saisit les fesses, les souleva juste assez pour bien mettre en vedette la fente féminine et colla dessus ses lèvres ardentes. Elle laissa faire, regrettant de n’avoir pas demandé auparavant les conditions financières de cette entreprise amoureuse. Elle regardait aussi la tête crépue du banquier penchée sur son ventre et elle avait envie de s’esclaffer. Mais soudain… Ah ! soudain, comme si on avait touché en elle un ressort secret, elle sentit un frisson inconnu naître et s’étendre. Cela l’envahissait toute et se traînait avec une douceur exquise au long de ses nerfs irrités. Ce fut bientôt délicieux, puis mieux encore, et enfin elle se sentit amenée lentement au paroxysme de la joie. La langue enfoncée dans son sexe, les lèvres caressant le clitoris érigé et les doigts maniant avec délicatesse les fesses et l’anus, Blottsberg faisait jouir Louise de Bescé et ce fut pour elle la vraie révélation de la volupté. Avec un cri de délices elle se renversa, les bras battants, sur les coussins. Elle offrait, les jambes écartées, tout son être à l’enivrant contact. Ah ! immobiliser cette minute délirante… Elle cria : — Ah ! Ah ! je jouis !… Pendant ce temps, au fond de la voiture, le sperme, tombant de l’énorme sexe du banquier, faisait une petite mare crémeuse… Louise de Bescé devint la maîtresse de Blottsberg. Avec une aide convenable et dont les actrices changeaient selon l’humeur des deux personnages, elle procura au juif les plaisirs qu’il aimait tant. Son rôle était d’ailleurs si facile qu’il pouvait être comparé à une sinécure. Elle se laissait lesbianiser par l’homme au priape monstrueux et, pendant ce temps, une autre femme faisait au mieux afin que l’éjaculation se produisît. Cela finit par s’arranger excellemment. Blottsberg se montrait très généreux et Louise connaissait un type d’existence assez original. Maîtresse d’un notable, cela ne va pas sans donner un certain lustre à une femme. D’autre part, elle avait toujours eu une répugnance, non pas pudique, ce qui est toujours un peu stupide, mais seulement méprisante, pour le bas-ventre des mâles. La pudeur seule inspire ces horreurs de commande qu’on décrit dans les livres, et une indignation vertueuse que les personnages romanesques, s’ils existaient, eussent changée aussitôt en satyriasis ou en nymphomanie. Louise ignorait cette vergogne burlesque qui ressort de la religion et jette une sorte de ténèbre épouvantée sur les choses du sexe. C’est pourquoi elle pouvait, n’étant pas tenue d’en faire la cuisine, trouver de la curiosité à ces jeux organiques dont le phallus est le centre. Elle ne se dégoûtait pas plus évidemment d’embrasser une verge propre qu’elle ne répugnait à embrasser quelqu’un sur la bouche. La peau humaine, disait-elle, est partout la même. Le sperme ne lui semblait même pas extrêmement différent de la salive, du sang ou des autres produits physiologiques qu’on entoure pourtant d’un moindre discrédit. Seul, le point de vue de dignité personnelle lui rendait déplaisants les contacts que leur seule posture rend fâcheux, lorsqu’ils sont consentis sans affection, ou même sans utilité et sans amusement. Accomplis pour vivre ou pour plaire, ou même pour se venger, c’était bon. Songeant à Khoku, elle gardait donc quelque orgueil d’avoir pu mettre la bouche là où il fallait pour tuer dans la jouissance cette brute abjecte. Avec son jeune ami, que l’auto écrasait peu de jours après, elle avait consenti à le faire jouir avec sa bouche parce que c’était son début dans la recherche sexuelle du pain, et que sa force d’âme l’amenait alors au sacrifice le plus complet. Il lui plaisait, par énergie et orgueil, de se prouver qu’elle allait, dès l’entrée en ce métier, aux tréfonds de ses exigences, mais son ennui ne comportait aucun point de vue moral. L’humiliation de la femme qui fait jouir un homme en lui suçant la verge ne l’atteignait pas. Au contraire, cet acte la rehaussait à ses propres yeux. Elle établissait de ce seul chef qu’une fille de Bescé ne se sent diminuée par rien. Pourtant, elle n’eût jamais voulu faire cela à Blottsberg. Louise ne perdait donc rien de ses certitudes intimes. La vie la reforgeait sans aliéner son sentiment d’être une sorte de personnalité dominante. Elle pensait, malgré les responsabilités physiques qu’il comporte, pouvoir mener le métier de prostituée à une aristocratie. Avec une âme ainsi façonnée, elle ne se sentait pas du tout diminuée par l’affection de Blottsberg. D’ailleurs elle n’avait qu’à se laisser posséder par la bouche avide du banquier et c’était encore une domination plutôt qu’une défaite. Mais mieux, cela lui procurait maintenant un plaisir ineffable. Elle en venait à désirer cette pratique que son protecteur ne lui allouait qu’à de longs intervalles, car sa jouissance, à lui, devenait tous les jours plus laborieuse. Le banquier offrit à Louise des bijoux et des toilettes admirables. Elle fut bientôt renommée à Paris pour sa froideur compassée et mystérieuse, ses airs hautains et son extravagance supposée. Elle sortait peu. Sa vie se passait en lectures nonchalantes et en amusements lascifs avec les femmes qu’elle tentait de donner en suppléance lesbienne à Blottsberg. Mais nulle ne savait agir sur ses nerfs comme le vieux poussah. Il possédait une sorte d’intelligence sexuelle. Il jouait sur les muqueuses de Louise comme un violoniste sur ses cordes. Les jours passèrent, une année entière, puis une autre. Paris, qui ne connaissait guère que de renommée la maîtresse du banquier, la surnommait : « la Chatte ». On lui attribuait la plupart des plaisanteries raides qui courent toujours les salles de rédaction des journaux mondains ou galants. Les caricaturistes la représentaient souvent et soulignaient de légendes lubriques les attitudes de « la Chatte ». Mais tout cela se faisait discrètement et sans méchanceté, car Blottsberg était puissant. Un jour, le banquier se pâma si bien, après un divertissement auquel trois femmes participaient avec Louise, qu’il mourut. Il avait prétendu posséder par l’anus une jolie fille qui devait recevoir mille francs pour cette séance. Malgré l’énormité de la verge, elle avait supporté l’assaut sans faiblir. Ayant vécu dans le ruisseau, pauvre et habituée à coucher dehors, elle tenait mille francs pour le prix de plusieurs vies humaines. Aussi, avec une volonté d’acier, elle accepta enfin tout le paquet de Blottsberg. Elle pleura, mais ne plia pas. Une fois le membre introduit, Louise subirait les caresses coutumières, ce qui ne laissait pas de faire un ensemble compliqué, car, en même temps, deux fillettes devaient, l’une, chatouiller et lécher les bourses du financier, l’autre, offrir ses fesses aux mains de l’homme, que le pelotage de ces rotondités excitait beaucoup. Tout s’organisa enfin. Les cinq personnages se divertissaient donc doucement et, malgré la douleur qu’apportait en son arrière-train ce membre massif, qui lui faisait éclater le sphincter, la femme possédée se livrait à des mouvements propices. La verge de Blottsberg allait et venait, parmi des délices que le banquier n’avait jamais connues jusque-là. Louise le sentait palpiter si fort qu’il en perdait son habileté lesbienne, quand elle le vit soudain osciller et s’affaisser sur sa cuisse. Il était claqué de jouissance. Un mois après, la fille du marquis de Bescé, ayant loué un appartement, se trouva chez elle. Blottsberg lui avait laissé quatre-vingt mille francs. Elle pouvait vivre seule, mais le plaisir de Lesbos lui manqua. Elle se mit donc en quête de jouissances et décida également de chercher un autre amant. La passion la conduisit alors dans les restaurants de nuit, dont elle devint une sorte d’étoile. Elle vit à ce moment qu’il ne dépendait que d’elle de s’enrichir puissamment et voulut y parvenir. Une nuit, elle avait su donner du plaisir – et avec quelle richesse d’inventions lubriques – au baron Marxweiller, de Vienne. C’était un débauché qu’éveillaient seuls des procédés extravagants. Pour récompenser cette femme qui créait de la volupté comme un poète, il lui avait signé un chèque de vingt mille francs. Elle sortait donc de l’établissement où s’était passée l’aventure salace et financière. C’était Phallos, le célèbre restaurant de nuit russe, où l’on trouve couramment à sodomiser des ducs et à posséder des duchesses. La nuit était douce et belle. Louise avait le cœur calme et les sens apaisés. Mais, en franchissant la porte, ne vint-elle pas buter sur l’homme qu’elle redoutait entre tous de voir : le docteur de Laize, son ex-fiancé. Lui, d’ailleurs, la guettait… ### I LA HANTISE Le docteur de Laize se leva irrité. D’un geste du poing, il ferma le gros volume ouvert sur son large bureau de chêne clair. La face dure, il regarda vers la fenêtre, d’où tombait un jour métallisé, puis, d’un pas pesant, il se mit à marcher de long en large dans le vaste cabinet. La pièce s’étalait, longue, chaude et parfumée. On se devinait chez un médecin pour femmes. Deux bibliothèques faisaient face à la baie, et des nus de l’École moderne, peints lourdement, décoraient, au-dessus des livres, les murs ripolinés en blanc et gris, à raies verticales. Des deux grands côtés, l’un était occupé au centre par le traditionnel fauteuil à renversement ; quatre vitrines l’encadraient, où tous les outils délicats de la chirurgie intime exposaient leurs aciers polis. Le bureau régnait en face, près du jour ; deux sièges de cuir profonds et souples, avec un guéridon en vernis Martin, donnaient un air familier à ce panneau. Une magnifique tapisserie ancienne l’ornait, où Pomone et Flore faisaient des grâces parmi des chevaliers en heaume, portés par des destriers massifs aux pattes prétentieuses. Indifférent à ce décor fantaisiste et ironique, où l’art et la douleur se complétaient de façon si peu attendue, le docteur de Laize, le sourcil bas, allait et venait comme un fauve. C’était un homme puissant et beau. Son masque, efféminé dans l’adolescence, avait pris aujourd’hui la puissance césarienne. L’œil était dur et aigu. La bouche sinuait, avec une tendance au rictus de mépris. Il portait droit sa tête hautaine, brune et oblongue. Le corps, que la graisse guettait, avait encore la plénitude athlétique : taille mince et cambrée, thorax épanoui, limité par des épaules rondes, jouant bien sous le vêtement du grand faiseur. Il fascinait les femmes, et le nombre de bonnes fortunes qu’on prêtait au docteur de Laize dépassait celles que s’attribue le roi des séducteurs : Casanova. Le médecin allait cependant à la fenêtre. Il regarda le dehors. La large avenue y offrait des arbres cachectiques et une chaussée polie par les pneus d’autos. Une buée se levait aux lointains. Cela sentait le crépuscule automnal. En face, une fenêtre s’alluma, et cette lueur dorée attira le regard du médecin ; comme hypnotisé, il resta deux minutes à fixer cette tache claire, puis il se remit à marcher. Le docteur de Laize était amoureux. Trois années auparavant, il avait cru épouser une compagne d’enfance : la fille du marquis de Bescé. Mᵉ de Laize, son père, notaire de la famille Timo de Bescé d’Yr, était en effet un familier du château où vivait le marquis, grand financier et directeur de la Banque du Centre. Quinze années durant, on avait donc admis que Louise de Bescé dût épouser Jacques de Laize. Et puis, quelques jours après une scène, qui, pensait le médecin, établissait précisément son droit de fiancé, lorsqu’il avait pu poser enfin ses lèvres sur la chair intime de la charmante Louise, et lui déceler le plaisir, elle avait quitté sa famille en secret et nul n’avait pu savoir sa destinée. Où était-elle ? À Paris, hors de France, ou morte ? De Laize éprouva une douleur atroce. Pour lutter contre son mal, il se jeta dans l’étude. Il avait cru oublier… Maintenant, le docteur de Laize était l’un des plus célèbres médecins des cinq mondes. Il avait gagné des millions. Et voilà que sa peine d’amour, endormie durant les années de dur labeur, se réveillait soudain. Il s’y sentait tenu comme une chaîne possède le forçat. La douce figure, triste et froide, de Louise de Bescé régnait maintenant en lui jusqu’à le hanter comme un succube. Il en souffrait. Peut-on être un illustre médecin, un de ceux vers la parole duquel aspirent des milliers de malheureux, un de ceux qui font des miracles rien qu’en disant au malade : va !… Peut-on tenir dans la société une place quasi souveraine, et comme le cadavre l’est par le ver, se savoir rongé pourtant par un souvenir à demi effacé : un profil de femme, une silhouette que, sans doute, si on la revoyait, on ne saurait reconnaître, et dont la hantise vous tient nuit et jour ? Le fait était là. Une sorte d’ironie énorme faisait de ce potentat de la médecine la victime du mal le plus sot et le plus ridicule du monde : l’amour… Le docteur de Laize aimait. Il ne pouvait plus commander à sa pensée de quitter tel sujet et de s’arrêter à tel autre. Il devenait incapable de donner à ses raisonnements d’homme hanté d’une puissante vie intellectuelle la direction voulue et nécessaire à sa quiétude. Son cerveau lui échappait, qu’il connaissait pourtant comme s’il l’eût tenu là, devant lui, pour en faire des coupes microscopiques. À travers toutes les idées et toutes les images que le travail mental menait à sa conscience, un fantôme de tableau flottait sans cesse : une perspective de parc avec des arbres géants, une balustrade au lointain, et au premier plan une forme féminine, deux grands yeux, un visage ovale couronné d’une sorte d’auréole, d’un blond tirant sur le roux, et cette démarche indolente et lascive à la fois, ces jambes à demi dénudées par la robe de tennis, cette taille frêle et souple, et ce bombement délicat des seins, ce ventre sur lequel ses lèvres avaient posé… Le docteur de Laize ferma les poings. Il sentait naître la crise, que nul médicament ne pouvait plus dominer. Il s’arrêta devant la tapisserie aux tons passés. Il ne la voyait pas. Une rage sourde levait en lui comme une légion de démons. Il venait d’évoquer dans son décor familial la douce et chaste Louise de Bescé. Maintenant un autre film commençait à se dérouler en lui. L’immonde série d’images suivait un cours inflexible et le torturait atrocement. Il ne sut y échapper et vit Louise de Bescé, toujours, comme jadis, fine, délicate, hautaine et si jolie, suivant une voie parisienne, en quelque faubourg sale et mal famé. Elle y paraissait à l’aise pourtant, quand, brusquement, voilà que… Un rictus crispa les muscles de son visage. Ses mâchoires se serrèrent à bloc. Des rôdeurs surgissaient dans la ruelle sinistre, des bandits à casquettes, en espadrilles, qui couraient comme des fauves sur cette belle jeune fille que leur offrait le hasard. Ils prenaient Louise de Bescé et l’emportaient comme une proie vers un hôtel borgne. Le médecin, angoissé, bien qu’il sût vivre en ce moment un simple cauchemar, suivait les rôdeurs dans les escaliers puants et gras de l’hôtel. Il entrait dans une chambre ignoble, avec le pot à eau ébréché et la descente de lit usée au-delà de la corde. Avec des rires ardents et pleins d’alcool, on mettait Louise au milieu d’un cercle de faces patibulaires. Elle se tenait droite, à peine plus pâle, regardant sans étonnement ces brutes déchaînées. Alors, un des hommes prenait l’adolescente par les hanches et prétendait à l’amour. Elle le giflait. Ils l’assaillaient. La défense énergique de la charmante Louise ne la libérait pas. Ils étaient trop. De force, on la plaçait en posture de bête. À petits coups de couteaux, le pouce près de la pointe, pour créer la douleur sans grave blessure, on pouvait tout de même l’immobiliser. La curée sexuelle commençait. Levant les jupes, un des bandits s’apprêtait à la violer par-derrière, à la façon des bêtes. Elle se roulait à terre, voulait échapper à ce supplice effarant. On la ressaisissait. Un des hommes se couchait sous elle et l’empoignait par la taille. Mais il ne faisait pas que la tenir. Il la prenait parmi les rires farouches et excités. L’autre, celui qui tout à l’heure n’avait pu réussir un acte différent et pourtant semblable, parvenait à ses fins. Ce n’était pas tout. Parmi les couteaux levés et les abois de cette meute délirante, un homme se plaçait devant Louise de Bescé. Il ne pouvait plus occuper que sa face… Il s’efforçait de le faire. Bientôt la victime évanouie n’était plus entre les mains de ces hommes qu’une chair inerte livrée à toutes les turpitudes… Le docteur de Laize se passa la main sur le front. La sueur perlait. Cette fresque d’ignominie se reproduisait en sa pensée à des intervalles irréguliers, et il était aussi incapable de la chasser que d’en modifier le lent déroulement. Il se laissa tomber dans un fauteuil. Les ressorts souples plièrent sous lui. Il se trouva presque allongé, tenu de partout dans une sorte de nuage élastique. Il regarda ses mains. Elles tremblaient. Il ferma les yeux. Mais l’impitoyable image revenait encore. Il ne pouvait s’en débarrasser. Il murmura avec une ironie cruelle : « Bientôt le cabanon »… Il se haïssait. Une fureur secrète secouait en lui des gestes virtuels de colère âpre. Quoi donc ? Être maître de soi, et pourtant se laisser envoûter par des jeux déments d’imagination, comme une amoureuse de province qui rêve à quelque prince charmant, comme l’écolier qui songe aux délires de la grande fête parisienne, comme une Bovary, une Indiana, un pauvre petit Julien Sorel, un Lucien de Rubempré… Et pourtant, il fallait en prendre son parti. Il fallait composer avec le démon qui le possédait, il fallait vivre avec ces fantômes obscènes, burlesques et douloureux. Le docteur de Laize se prit le crâne à pleines mains. Que se passait-il là-dedans dont il ne pouvait maîtriser la folie ? Quelle force secrète agissait seule parmi ces circonvolutions, ces cellules, ces mystères de la pensée humaine ? Et brusquement, comme un nouveau film commence à se dérouler, il vit autre chose : Louise de Bescé, toujours la même, entrait dans un salon avec des hommes nus et des femmes comme elles, qui se dévêtaient aussitôt fébrilement. Le docteur de Laize regardait jaillir les membres des vêtements jetés au hasard. C’étaient d’abord les bras graciles et les jambes sveltes, puis le linge s’en allait. On voyait maintenant les seins droits et ronds, avec la croupe dont la double sphéricité harmonieuse complétait le renflement des cuisses et l’inflexion du torse charmant. Maintenant elle était nue et levait au ciel des bras de statue. On percevait les aisselles, où un mince duvet mouillé de gouttelettes jetait des lueurs glacées. Le ventre avait une grâce exquise de vase à panse rose et savamment incurvée. Et puis le médecin en venait, comme le fer vient à l’aimant, au point du corps féminin où le désir est tapi comme un fauve… C’est le lieu dont la seule pensée empourpre la face, gonfle les veines du front, angoisse la gorge et transforme même un illustre homme de science en bête possédée par le rut. Son regard imaginaire descendit donc jusqu’à la ligne montant entre les cuisses. Cela faisait vraiment une figure héraldique. Les armoiries des Timo de Bescé : le pairle d’or sur un fond d’hermine. La virginité et le gain… Quelle évocation douloureuse et tragique… Les deux branches montantes du pairle de chair, les aines de Louise, enfermaient une toison rousse. Elle était si fine et transparente que le mont de Vénus se voyait dessous comme un visage de jolie femme sous des voiles de deuil. Cela faisait un infime mamelon, rattaché au périnée par une inflexion délicate, à deux branches, et semblable à une tulipe ouverte. Au milieu de la courbe charnue, un méplat vertical déprimait la chair, dont les deux côtés en contact semblaient pourtant dire qu’il était inviolé. Cette ligne creuse et violacée, avec deux commissures souriantes aux extrémités, c’était le sexe. Le docteur de Laize voyait tout cela et désirait d’être un des hommes qui, autour de Louise, tendaient vers le ciel des membres d’âne, longs et massifs à terrifier une nouvelle épouse. Mais son désir était de ces tristes ambitions qu’on sait trop vaines. Il souffrait surtout d’être un homme de science qui se laisse prendre par les cauchemars. Et pourtant son savoir se mélangeait en sa pensée active et amoureuse pour constituer le rêve le plus dément et le plus absurde que jamais mystique ait pu créer. On songe ; la chose reste vague et floue. Elle n’émeut donc guère en état de veille. Mais, chez ce médecin illustre, le cauchemar même devenait scientifique. Son cerveau le fabriquait avec une précision obstétricale, et voilà que de Laize se sentait devenu une vulve de femme, la vulve de Louise de Bescé. Tout ce que cet organe éprouve, il le percevait dès lors avec une exactitude parfaite. Quelle folie !… De Laize était une vulve. Une vulve pensante… Et une verge d’homme entrait dans cette vulve. Un sexe fort et rigide, autour duquel les muqueuses formaient un anneau de chair crispée. Enfin le gland venait buter au fond du vagin, sur la capsule qui ferme l’utérus et dont la sensibilité exquise est une des clés de la jouissance féminine. Alors la gaine allait et venait, frottant la virilité dont la peau s’irritait au froissement des chairs chaudes. C’était un délice inexprimable. Et à chaque pénétration profonde, au dehors, le clitoris heurté vibrait comme une cloche. Ces vibrations s’irradiaient dans le corps et préparaient la pâmoison. Ah ! cette minuscule verge de femme, qu’elle recelait de joie et quelle puissance elle possédait, de sa cachette entre les lèvres du sexe, d’où son rayonnement était comme une électricité répandue ! Cependant, le mouvement des deux sexes insérés l’un dans l’autre s’accélérait sous la fièvre nerveuse qui possédait les deux maîtres des organes. Au passage du frein sur les plis transversaux de la gaine, près de son orifice, une grande vibration agitait la verge et les veines se gonflaient pour porter un sang ardent jusqu’en la tuméfaction magnifique de l’extrémité, devenue aussi dure et écarlate qu’un priape de bois, comme on en mettait à Rome aux portes des lupanars. Et soudain, la verge entrait plus profond, tentait une sorte d’assaut violent et désespéré, puis s’immobilisait au fond de la vulve. Alors des secousses tétaniques secouaient l’organe, et une liqueur chaude et lourde tombait par gouttes épaisses sur le museau de tanche de la matrice, procurant à la chair féminine une explosion de joie énorme. Les lèvres s’ouvraient plus grandes et le clitoris battait. Un liquide séreux filtrait à travers les glandes ovariennes, et cela aussi était projeté, comme pour accompagner l’éjaculation mâle, tandis qu’une sorte de tremblement courait, jusqu’au bulbe rachidien, porter la douleur et la jouissance intimement mêlées. C’était le plaisir sexuel d’une femme que de Laize reconstituait ainsi en lui-même. Celui même que Louise de Bescé goûtait sans lui. Il ne songeait qu’à elle. Il aurait tant donné – tout – pour la revoir et la posséder. Maintenant il retrouvait sa qualité de spectateur pour admirer de haut le corps de celle qu’il aimait, et celui du mâle qui avait éveillé en elle le bonheur sexuel. Ils étaient tous deux étendus côte à côte. La verge tombait lentement, amollie par la joie. Louise, elle, restait béante et insatisfaite. On lisait sur ses traits l’appel à tous les priapes du monde, à toutes les jouissances possibles, pour tenter de retrouver cette minute de surhumaines délices… Et de Laize sentit, à une humidité intime, que dans ce cauchemar il avait joui lui aussi. Il se dit : — Mon vieux, tu as trop travaillé ces dernières années, tu as enfermé en toi un fantôme aujourd’hui envahissant, il faut désormais le chasser. La douche ? Pourquoi pas les vaporisations de peroxyde d’azote sur la moelle épinière, le bromure, la valériane ? Voyons, je ne suis pas un de ces idiots qui… Il s’arrêta : — Comment me comprendre ? Ai-je un mal mental ou un mal moral ? Il imagina une théorie freudienne de son cas. — Cet Autrichien, tout de même, je l’ai honni, vomi, presque insulté jadis. Ce n’est pas si bête son idée. En somme… Il s’appliqua à suivre une explication logique. — En somme, je refoule, voilà la vérité. Je suis fils de cinq générations de notaires. Ce furent gens pudiques et bourrés de dignité. Ils m’ont laissé la mécanique à faire la vergogne, mais pas les inhibitions éthiques. Il se frotta les mains : — C’est là que gît le lièvre. Je porte les contraintes morales de ces ancêtres, mais sans leur morale même. En somme, j’ai cultivé l’amour de cette pauvre Louise dans un domaine quasi anesthésique, par le mouvement devenu automatique de l’amour sentimental. C’est cela. Je fais du romantisme dans l’inconscient. Il s’arrêta de raisonner : — Mais que diable, tout de même, ces scènes de cochonneries, ce n’est pas seulement romantique ? Comment expliquer cela ? Il se questionna : — Es-tu chaste ? Non ! Es-tu prude ? Non ! Ces songes-là sont pourtant des imaginations de religieuse ou de moine. Comment en trouver la clé ? Au fond, n’est-ce pas que je suis salace naturellement et qu’en mon tréfond une force appelle la possession de Louise ? J’y suis ! Je suis un homme qui fait de l’amour dans les ténèbres de la subconscience. De là sort un violent désir matériel pour celle qui me l’inspire, et ce désir, faute de trouver où se répandre dans ma pensée, s’apaise en imageries obscènes. Une guérison ? Je suis terriblement bête de n’y pas avoir songé nettement. Il me faut chercher la petite Louise. Elle est à Paris, on me l’a encore écrit de Bescé. Ou bien elle vit paisiblement selon son rêve d’un travail humble, un de ces travaux ennuyeux et faciles qui, selon Verlaine, demandent beaucoup d’amour… En ce cas je ferai son amant cocu. Si c’est trop difficile, ça me guérira. Si elle fait la noce, je verserai le denier à Dieu, et l’on couchera ensemble. Une fois bien constaté que Louise ne vaut pas en science amoureuse la petite Thea, mon amie, je perdrai contact spontanément. Si elle est voluptueuse, j’en ferai ma maîtresse. Voilà tout, c’est simple comme bonjour. Freud n’avait pas songé à ce traitement. Je vais me guérir par la satiété ou le dégoût… Le soir tombait. La grisaille du ciel se plombait lentement ; on ne percevait plus dans l’avenue qu’une perspective courte et ombreuse ; des autos se hâtaient, portant des milliers d’hommes vers leurs demeures ; des lumières jaillissaient çà et là. Le docteur de Laize sourit, calmé. — Elle est peut-être dans une de ces voitures, pressée ardemment contre un amant chéri ? Il alluma une cigarette : — Je vais dîner à Montmartre, aller dans quelque music-hall voir des genoux cagneux, mais nus, et des seins piriformes aux mamelons oubliés, puis de là, à minuit, je commencerai une tournée dans les boîtes de nuit. Louise de Bescé, prends garde à toi, j’ai une note à te faire payer ! Il sourit : — Si, par exemple, je me trouvais impuissant devant elle, comme cela arrive aux amoureux trop tendus, j’aurais l’air d’un bel idiot ! Bah ! j’éviterai ça. Au besoin je lui rappellerai mes petits rêves galants, mon cinéma intime. Elle m’aidera à les revivre en fait… Allons-y ! ### II AMOUR De Laize remontait vers Montmartre. Deux heures sonnèrent à la Trinité, puis à une autre horloge, plus loin vers l’est, et encore vers le sud. Dans sa hantise de croupes et de sexes, centrée autour de l’image que Louise de Bescé avait laissée en son esprit, il voulut évoquer d’autres pensées. Il dit tout haut : — Rien n’est plus métaphysique qu’une pendule, en somme. Ce rappel à l’écoulement du temps, c’est tout l’esprit humain… Il songea au sablier qui pare la fameuse Melancholia d’Albert Dürer, puis cela le ramena aux cadrans galants où tant de vieilles estampes marquent l’heure du berger… Il haussa les épaules. Tout le menait à l’amour. Il imagina encore Louise de Bescé, et elle se faisait posséder par une verge longue comme une jambe, que portait un satyre monstrueux. — Je suis bête de lier sans cesse des idées différentes que rien, sauf mon détraquement, ne devrait accoupler. Le sexe masculin s’évoque au médecin sous une forme monstrueuse. Soit ! Mais c’est professionnel. Combien en ai-je vus, que la maladie avait transformés en magnums à champagne ? Quant à cette luxure féminine à laquelle je pense souvent, si j’en extrais l’image de Louise, qu’y subsiste-t-il d’anormal ? Je me suis enrichi dans la thérapeutique sexuelle. Elle explique donc que j’évoque l’acte dont le jeu la rend nécessaire ! Cette série de réflexions fit la clarté dans l’âme du docteur de Laize. Il se sentit plus léger. La rue Fontaine apparaissait modeste et provinciale, malgré les jets lumineux trop brutaux des restaurants de nuit. Il circulait peu de monde. Une femme descendait au-devant du docteur de Laize. Elle s’arrêta à son côté et, d’une voix douce, susurra : — Mon chéri, si tu savais comme j’ai envie de t’aimer… Il quitta ses songes abstraits et regarda la femme avec un peu d’étonnement, vite disparu. — Vraiment, mon petit, tu le désires tant que ça ? Elle le dévisagea soupçonneusement : — Oui ! tu es beau et tu es fort. J’aime les hommes comme ça. — Tu en trouves beaucoup ? Elle se mit à rire : — Je vois que tu es affranchi !… Bah ! je le leur dis. Mais toi, tu l’es vraiment… — Tu ne sais pas à quoi je pensais lorsque tu m’as arrêté ? — Non… Pourquoi ? — Pour te le dire. Je réfléchissais que tous les jours il y a peut-être trois cents personnes par minute qui font l’amour à Paris. — Oui ! Cela t’épate. — Mais non, dinde ! Je songe aussi à la quantité de sperme que cela fait. — Cochon ! Il la regarda avec ironie. — Pourquoi m’appelles-tu cochon ? Je suis un homme de science qui médite sur des problèmes complexes. Elle ricana. — Tu es un fou, oui !… un piqué !… Ah ! tu dois être salement exigeant avec les femmes ! — Non… peu. Je ne leur demande que de se taire. Mais à toi je ne te demanderai rien du tout. Il continua son chemin, furieux d’avoir été troublé dans ses méditations d’érotisme transcendant et arriva devant le restaurant de nuit Phallos. Une longue file d’autos ornait les deux trottoirs. Magnifiques voitures ou petits meubles de promenade à deux baquets. Des limousines, pareilles à des galeries d’Apollon en balade, voisinaient avec de minuscules torpédos basses sur pattes, qui avaient je ne sais quel air menaçant de mauvaises bêtes empoisonnées. Une foule se formait et se défaisait sans répit devant la porte de l’établissement. C’étaient des femmes en robes de soirée, ou couvertes de pelisses, ou encore demi nues sous des manteaux à grands plis. Des hommes en frac regardaient et passaient, l’air glacial ou trop attentif. Trois valets en culotte courte, bas de soie et perruque, portant les couleurs de la princesse de Cedignan, propriétaire de la maison, s’empressaient parmi les groupes. Une lumière rose et éclatante tombait de cinq lampes à arc nues, dont on ne pouvait, sans cligner, regarder les trois charbons, d’une teinte solaire. Le docteur de Laize traversa cette foule gracieuse et parfumée, qui le regarda entrer avec curiosité. Les femmes frémissaient des lèvres et deux hommes, après sa venue, se regardèrent obliquement en silence. De Laize monta un escalier tendu de violet clair. Une odeur suffocante de parfums, où dominait la senteur âcre des muscs et l’arôme lourd des essences de rose, flottait dans l’air. — Bonjour, docteur ! Une grande femme, vêtue d’une longue cape noire descendant jusqu’aux pieds, arrêta de Laize à l’entrée de la salle de Phallos. Elle apparaissait somptueusement belle, d’une beauté travaillée et savante, où les fards et les teintures avaient leur part, et le travail des masseuses et le hammam, et des soins infinis. Mais cela, sous la lumière des arcs, constituait la plus émouvante des beautés, une beauté que l’on devinait fragile, attirante pourtant et dont le charme ne s’oubliait plus. — Bonjour, ma chère amie. La voix de Jacques tremblait, parce que son passage de la science à la volupté se faisait trop brutalement et que, de l’idée pure, il tombait sur la femme qu’il avait le plus désirée et le plus difficilement conquise : la comtesse Thea Racovitza. — Vous n’avez pas honte, vous, un grand médecin dont les minutes de jour et de nuit devraient être dévouées aux douleurs humaines, de venir traîner en ce lieu de perdition ? Il la regarda avec hauteur : — M’occupais-je, ma chère Thea, si de jour et de nuit vous avez une profession secrète à laquelle vous vous devez toute ? Elle devint écarlate. Le regard fixe du docteur pesait sur ses paupières larges qui battaient nerveusement. C’est que le médecin n’ignorait point que Thea Racovitza, maîtresse d’un ancien président du Conseil, était une espionne au service de l’Angleterre. Elle se remit et, avec l’air d’une chatte énervée, murmura : — Chut, voyons ! Vous allez répandre mes secrets… Mais c’était pure échappatoire, car son œil dur cherchait une vengeance. Elle trouva : — J’irai à votre table tout à l’heure. Il sourit : — Pourquoi vous tenez-vous si close dans cette cape espagnole ? On croirait que vous dissimulez… — Je dissimule Éros, mon cher… — Montrez ! Elle l’attira sur le palier, devant une porte, tandis que des étrangers entraient dans le restaurant avec des abois asiatiques. — Tenez ! Elle ouvrit la cape. Elle était nue, sauf au bas du ventre une rosace de gemmes tenue par un fil appendu à une chaîne d’or faisant ceinture. — Thea, vous êtes belle. Les seins vermillonnés, le corps poudré de violet, elle était en effet pareille à une magnifique statue. — Je sais être belle, mon cher. De Laize sourit. En lui-même, brusquement, un désir violent s’aggravait soudain : — Pourquoi êtes-vous si vêtue ? Elle se regarda de la tête aux pieds. — Comment, vêtue ? Il désigna la rosace étincelante : — Vous êtes aussi habillée qu’une vieille dévote de Carpentras. Elle articula, en refermant la cape : — Si vous voulez venir souper avec moi dans un cabinet, je me dévêtirai. — Mais, Thea, vous vous êtes dénudée ainsi dans un but. Vous ne saviez pas me rencontrer et ce n’est tout de même pas votre tenue quotidienne. Elle chuchota : — Je vous donne une heure. À quatre heures je danse avec votre amie Lelivick et deux autres expertes danseuses. — Et puis ? — Il y aura deux hommes nus qui danseront aussi. — Bien, Thea, je prends un cabinet, mais je veux tout de suite avec vous un de ces hommes nus. — Vous l’aurez. Tenez, voici le premier maître d’hôtel. Demandez le salon ! Au désir exprimé par de Laize on accéda tout de suite. Il traversa un pan de la salle tumultueuse et fébrile, où les Kinkajous agitaient les nerfs des couples. Il entra alors dans un couloir à tapis épais et fut l’hôte du cabinet 6, dit « cabinet des gousses ». Une fresque infiniment belle courait en effet sur les quatre murs, représentant des femmes étendues, enlacées et incurvées, offrant toutes les fleurs de leurs corps aux baisers profonds ou superficiels, ardents ou souriants, d’autres femmes aux allures reptiliennes. Cette arabesque de formes féminines caressait délicatement le regard. De Laize, qui connaissait ce lieu, le contempla encore avec délices. Il commanda à souper et attendit. Thea Racovitza reparut. Elle menait avec elle un jeune Anglo-Saxon blond et svelte, vêtu d’une longue mante rouge qui faisait à sa tête pâle un décor curieux. L’Italienne enleva le vêtement de l’adolescent muet et le médecin vit un corps magnifique, à peau rosée, où les muscles longs et fermes jouaient avec précision, sans pourtant arriver à ce détachement de certains hommes puissants qui semblent des écorchés. Les jambes longues et solides avaient surtout une grâce étonnante. De Laize demanda à la femme, en allemand : — Parle-t-il votre langue ? — Non ! — Eh bien ! il est épatant. Et avec cela pudique. On dirait l’Apollon tueur de lézards. — J’y pensais, dit-elle. Mais ne vous fiez pas à sa pudeur. Si vous voulez la mettre à l’épreuve ?… — Comment ? Elle fit le geste de se retourner et de tendre la croupe. — Ah ! non, Thea ! Vous peut-être ?… — Moi !… Vous êtes criminel, docteur !… — Oh ! ne faites pas votre prude !… Elle éclata de rire. — Et vous, ne faites pas votre débauché ! On sait bien que vous ne pouvez jouir qu’en croyant avoir avec vous une petite fille de votre pays qui a mal tourné. Il se renfrogna. — Thea, vous manquez aux convenances. Remportez votre giton, ajouta-t-il. Je n’en veux plus, ni de vous. Elle laissa tomber sa cape et sauta sur les genoux du médecin. — Je ne veux pas vous voir fâché, mon ami. — Je le suis. Il n’y a pas à y revenir. — Allons ! pour vous remettre de bonne humeur, je me suis mise en peau. Cela ne vous suffit pas ? Elle toucha délicatement la chair du médecin. — Non ?… Vous êtes bien froid. Je vais enlever ma rosace ! Indifférent, il resta muet. Elle montra son sexe épilé. Elle en avait fardé les lèvres et, d’une touche de carmin, rehaussé le clitoris apparent. — Je ne suis pas belle, comme ça ? — Si, Thea. Mais je suis un être extrêmement sensible. En ce moment surtout, je ne suis pas équilibré, j’ai de stupides cauchemars. Alors, un rien suffit pour me faire passer de la bonne humeur à l’irritation. Elle appela l’Anglais. — Mets-toi sur le canapé et ne viens près de moi qu’à mon appel. Ensuite elle éteignit. — Que faites-vous, Thea ? — Monsieur, je ne veux pas que vous me voyiez faire ! Et puis, je sais qu’il y a à côté une femme extraordinaire, avec ce vieux cochon de Marxweiller. Notre cabinet voit ce qui se passe dans le sien, ça va vous divertir. Je fais fonctionner l’organisation des glaces. Elle agita diverses choses, pesa sur des boutons et revint à de Laize. Infiniment triste et sans désir, il avait fermé les yeux. Il sentit Thea qui tentait d’éveiller sa virilité. Elle s’était accroupie devant lui et il perçut, malgré sa peine, un frissonnant contact, une caresse aiguë et lancinante qui peu à peu éveillait le mâle en lui. Bientôt il ne put se contenir. Habile et savant, le délicat frôlement tendait au fond de sa pensée toutes les forces viriles. Il se connut tout près de la jouissance. Thea, qui s’en aperçut, se releva. — Ne bouge pas, mon chéri. Nous te donnerons du plaisir malgré toi. Elle eut un léger rire, alors, en posant ses lèvres odorantes sur celles du docteur. À un appel bref, l’Anglais nu s’était approché. Le médecin ne bougea point. Les yeux toujours clos il sentit un sexe, comme féminin, mais étroit et d’une préhension spéciale, qui le saisissait. Un lent bercement aggrava l’étrangeté d’une prise ardente. Il percevait nettement au contact de sa chair énervée les anneaux musculaires d’un anus masculin. Brusquement, dans une crispation, la joie vint… Alors, de Laize ouvrit les yeux. Devant lui, par un système de miroirs, il voyait, comme s’il avait été présent, une scène parallèle dont le salon voisin était témoin. Un homme gras, et pourtant jeune, lèvre tombante, nez arqué et chevelure laineuse, était assis sur un canapé. Une femme, avec délicatesse, et on n’aurait pu dire quelle aristocratique dignité, provoquait de la main et des lèvres cet homme au plaisir. De Laize regarda de ses yeux fixes. Ses lombes frémissaient encore de jouissance. Elle faisait vibrer en lui des organes profonds aux frissons délicats. Et soudain la femme du salon voisin se releva. L’homme à nez lourd et tignasse d’astrakan entrait en transes. Le regard mort, il parut agoniser. La femme regardait son œuvre avec un sourire étonnant de dédain et de sérénité glaciale. Elle prit sur la table un petit mouchoir de soie et s’essuya la bouche. Alors, de Laize, avec un mouvement d’horreur, reconnut cette femme, cette… Il ne sut comment se la définir… C’était Louise de Bescé. ### III LE CHOC Le docteur de Laize, crispé, avait les yeux toujours fixés sur la forme élégante qui, dans la pièce voisine, et ne se sentant pas regardée, accomplissait avec un naturel parfait ces actes taxés d’infamie que seul justifie le plus ardent des amours. Il avait chassé Thea Racovitza et l’Anglais aux fesses accueillantes. Il restait seul. Le front moite, il but un verre de champagne sans quitter des yeux le honteux spectacle. C’était bien Louise de Bescé. Elle n’avait rien perdu de sa dignité, ni de sa grâce. Elle n’avait aucunement l’air d’une prostituée et non plus d’une maîtresse passionnée. Elle s’attestait femme du monde, un peu distante, sereine, impassible, et qui accomplit des choses… délicates aussi naturellement qu’elle offrirait des petits fours. Quelles choses ? Ah ! de Laize n’avait pas tout vu. Louise avait, elle aussi, bu du champagne. Elle était revenue ensuite vers l’homme pantelant. Il se relevait alors et lui demandait quelque chose. Elle allait remplir son verre d’une liqueur rouge et le lui rapportait. Il buvait, puis paraissait vouloir que Louise accomplît un acte auquel la jeune fille se refusait doucement, avec un sourire mondain qui ne voulait pas expressément dire non. Il insistait. Louise se retroussait et lui montrait sa croupe. Il l’embrassait avec une ardeur véhémente et de Laize ne voyait plus que le visage de la jeune fille, lui faisant face, et qui gardait un demi-sourire narquois. L’homme paraissait enfin désolé de quelque chose et de Laize vit de quoi il s’agissait : sa verge était maintenant molle et pendante. Il la désignait avec ennui. Son désir était de jouir encore mais il lui fallait le coup de fouet d’un type particulier de volupté. Louise avait rabattu ses jupes, elle se tenait debout, semblant attendre les ordres de l’homme laineux, qui, navré, montrait toujours son sexe, maintenant réduit à rien. Elle tentait d’animer le membre de la main, mais ne réussissait point. Elle s’assit sur les genoux de l’homme, ayant relevé sa robe et placé sa chair en contact avec le priape amolli. Elle s’agita un instant, puis se retira. En vain. Évidemment, cet individu ne voulait ni faire ordinairement l’amour, ni même user de moyens normaux dans les actes de remplacement. De Laize avait vu que Louise consentait à recevoir cette virilité dans sa bouche. Quel acte pouvait donc être pire, pour qu’elle s’y refusât ? Et le médecin, durant toute cette scène, ne pouvait toutefois pas mépriser cette femme, qu’il aimait depuis trois ans d’une folie croissante, et dont rien n’aurait pu l’éloigner désormais. Toujours en lui cet amour subsistait. Mieux, il constata avec horreur que le spectacle inattendu auquel il assistait aggravait encore sa passion et la rendait moins supportable. Il aimait… Louise refusait toujours, mais que refusait-elle ? De Laize eût donné une fortune pour le savoir. Enfin, avec une gaieté apparente et délicate, la fille du marquis de Bescé se dévêtit. L’homme lui faisait des discours suppliants. Quand elle fut en chemise, il tira de sa poche un carnet de chèques et signa un papier, puis le tendit à la jeune fille. Elle le prit et le plaça avec tranquillité dans un sac à mailles d’or qui pendait au dossier d’une chaise. Louise, presque nue, s’étira alors. Elle était encore d’une prodigieuse correction. Elle avait beau lever ses bras en l’air et montrer ses aisselles rousses ; ses seins, si admirablement faits et d’une rondeur idéale, avaient beau être dehors, et son sexe aussi, que de Laize ne voyait pas encore… Elle avait beau prendre les attitudes d’une fille, elle restait une femme de bonne éducation, chaste même dans la débauche, par le naturel, la simplicité et l’aisance de ses actes. Et ce paradoxe enivrait le médecin, transporté d’un désir furieux. Louise but encore. Elle devait se donner du courage. Mais quelle pouvait être la monstruosité réclamée par cet homme à pelage entortillé ? De Laize passa en revue les pratiques de l’amour. Il ne trouva rien qui parût devoir effaroucher aujourd’hui cette jolie personne qu’il avait connue pure au château de Bescé, mais qui, depuis… Il souffrait de ne pas comprendre ce qui devait s’accomplir et craignait l’inconnu. Il guettait de ses yeux fous le couple tranquille, dont les paroles lui échappaient. Alors il vit l’homme quitter son frac, puis son gilet, puis son pantalon. L’étonnement du médecin devint pareil à un torrent, il l’entraînait à tel degré que de Laize dut se retenir en son envie d’aller frapper à la porte du cabinet voisin pour demander : Mais qu’allez-vous donc faire ? Il bouillait. L’homme enleva encore sa chemise. Il restait vêtu d’une sorte de maillot en cellular. Il avait posé son caleçon. De Laize l’estima en physiologiste : — Voilà un garçon qui, toute sa jeunesse, s’est masturbé deux ou trois fois par jour. Il a fait du sport tout de même, de sorte qu’il n’est pas trop affaissé. Mais cette verge allongée et dont le gland est écrasé témoigne d’une manualisation ardente. Et il devait se la serrer violemment, comme les enfants que la passion possède. Alors il lui faut désormais du piment. Louise et son compagnon restèrent face à face une minute. La jeune fille parut encore une fois faire une objection et demander de différer ou d’annuler sa promesse. Mais l’autre montra de nouveau sa virilité tombante. Il parut poser un dilemme. Il vint à l’esprit du médecin que l’inconnu voulait sodomiser Louise. Il avait vu les belles fesses féminines, et cette gaine de l’anus, encore vierge, ou certes peu utilisée. Car dilaté par force et coutumièrement, le sphincter ne retrouve plus son étroitesse. Mais de Laize verrait-il cette nuit déflorer ainsi la femme qu’il aimait ? À y songer avec anxiété, à évoquer cet orifice charnu où la volupté s’embusque aussi, l’excitation sexuelle le saisissait lui-même. En ce moment, s’il avait eu devant lui cette croupe souple et mouvante, il aurait été tenté jusqu’à la fureur par sa possession. En ce corps harmonieux, toutes les courbes s’infléchissaient vers l’anus. Il le constatait pour la première fois. C’est là le véritable centre artistique de la femme. On dirait que le reste des lignes convergentes désigne le milieu des fesses et y attire… C’est l’invitation : Hic habitat félicitas… De Laize eut honte de se découvrir soudain sodomiste. Mais le moyen, devant une forme féminine semblable, de ne pas sentir tout en vous se bander vers le désir, et quel désir… Le médecin se demandait toujours, jusqu’à en souffrir, ce que voulait cet amant d’une femme que lui, de Laize, aimait depuis des années et qu’il voyait offerte là, à deux pas… mais point à sa propre passion… Alors, l’inconnu prit sa pelisse suspendue à une patère et l’étendit sur le sol. Ces préparatifs faisaient bouillir le spectateur caché, qui se crut dans un cachot d’inquisition et soumis au supplice de la question. Toujours, à mesure qu’il voulait deviner ce qui se préparait à côté, la réponse était différée. Il s’agaçait, tandis que son propre sexe gonflé le gênait presque et réclamait, malgré la saignée pédérastique pratiquée par l’Anglais tout à l’heure, une nouvelle libération de ses canaux engorgés. Ayant allongé la pelisse, l’homme s’assit dessus. À ce moment, Louise lui fit une remarque ou une objection. Mais il passa outre. Il était tout congestionné et à l’idée seule de ce qu’il allait faire ou subir, sa verge retrouvait déjà rigidité et couleurs. — Le dénouement approche… se dit de Laize. L’inconnu, assis à terre ou plutôt sur la pelisse, fit des recommandations à Louise, qui les écouta avec un air d’ironie. Elle dit encore une chose qui, elle, enthousiasma son compagnon, comme si on lui eût révélé un grave mystère. Alors il s’étendit sur le dos. Il était de trois quarts par rapport à la glace qui rapportait tout à de Laize et… Louise s’approcha, s’assit près de la figure de l’homme, en une position qui ne pouvait vraiment pas être celle de la cunnilingie, et le médecin comprit enfin d’un coup. Son cœur allégé se mit alors à battre. En effet, sitôt Louise placée, le périnée au ras du menton de l’homme, celui-ci ouvrit la bouche toute grande et sa virilité ardente se mit à battre comme sous l’impression d’un désir qui n’a plus qu’un pas à faire vers la jouissance. L’homme se faisait pisser dans la bouche… La posture était parfaite, mais Louise, souriante, dit encore quelque chose. Le personnage trouva cela juste. Elle alla donc chercher les serviettes qui attendaient sur la table le moment où le couple voudrait souper et les plaça, l’une à terre devant le front de l’individu couché, l’autre sous sa tête, en contact avec la pelisse. Puis elle reprit sa position. De Laize voyait admirablement l’anus un peu dilaté, dans l’effort fait par la jeune fille qui voulait pisser. C’était une petite chose rose et bouillonnée, entre les fesses glacées et fortes. Sous les cuisses, la chair tassée dessinait ces plis délicats que les Grecs ont donné à la Vénus accroupie. Le sexe s’ouvrait légèrement par l’écartement des jambes et cela faisait une ligne coralline autour de laquelle un pelage très fin, pareil à une ombre de crêpe, dessinait un petit triangle limité par les plis des aines et du ventre. Car la jeune fille, penchée en avant, ne voulait rien perdre du spectacle, et sa face moqueuse avait une expression ingénue et intéressée à la fois. Cette opération lui était vraisemblablement demandée pour la première fois. Elle s’efforça. On voyait, sous le léger effort, son dos osciller et la chair se gonfler au périnée. Enfin elle dit un mot à son compagnon, qui ouvrit une bouche énorme. Ses yeux luisaient et les transes de la volupté le saisissaient déjà. Et Louise pissa. Le premier jet frôla l’oreille droite de l’homme, mais la jeune fille rectifia le tir. D’un décalage de la croupe, elle trouva la bonne posture et de Laize vit alors le filet blond, giclant du sommet du sexe féminin, dessiner une courbe parfaite et venir s’engloutir dans la bouche grande ouverte. Et l’homme avalait cela à mesure, de sorte que le débit restait exactement proportionné à l’absorption. En même temps, de la verge du buveur, la liqueur séminale jaillit, avec une force qui témoignait de la violence du désir enfin satisfait. Depuis qu’il voulait cela, une sorte de compression ou de jouissance différée s’était amassée dans ses organes. Et l’aboutissement venu enfin, la joie réalisée selon le vœu, libérait le plaisir avec une vigueur magnifique. Le plus curieux, pour de Laize, fut de voir le jet spermatique se briser exactement sur la rose anale de Louise. Mais la jeune fille n’avait qu’une médiocre envie de pisser et tout s’arrêta. Elle attendit une minute en cette position. L’homme semblait réclamer une nouvelle irrigation. Elle vint, courte et liquoreuse, et le membre qui, sitôt l’éjaculation obtenue, s’était amolli se redressa encore. Alors Louise se releva, dit en souriant quelque chose de moqueur, puis se vêtit lentement. Avachi, l’individu, les yeux creux et les membres mous, le sexe ratatiné et le nez pincé, semblait incapable de bouger désormais. Quand Louise fut vêtue, elle le questionna et exprima son désir de sortir. L’autre lui dit de l’aider. Il se mit debout péniblement, s’habilla, et fit signe à la jeune fille qu’elle eût à boire ou manger. Mais, très froide et très digne, avec des excuses que de Laize devina courtoises et élégantes, elle exprima visiblement le désir de se retirer. Le médecin refit la lumière, appela le maître d’hôtel, lui remit mille francs et lui donna son nom précipitamment. Une fois dans la rue, devant la porte de l’établissement, il commença par allumer un cigare, puis s’immobilisa, comme regardant passer la foule. Haut en couleur et vêtu avec une extrême recherche, il avait l’air d’un clubman, et d’ailleurs bien des gens faisaient le pied de grue comme lui. — Tiens ! comme c’est curieux !… Bonjour, ma chère Louise ! De Laize avait entendu une robe de soie crisser derrière lui. Il s’était lentement retourné. Somptueuse, enveloppée d’une cape brodée d’or, coiffée d’une sorte de chapeau d’aigrettes et portant une ferronnière au front, Louise de Bescé se tenait devant lui. En voyant cette femme parfumée et souple, hautaine, avec des yeux durs et fixes, mais gardant un sourire méprisant sous une insaisissable pureté dans la face et dans l’allure, qui donc eût dit qu’une demi-heure plus tôt elle faisait… ce que de Laize avait vu ? Le médecin fut figé. Il chercha ses mots avec désespoir. Il y avait un tel monde entre Louise de Bescé – celle qu’il avait devant les yeux – et la femme qui, voici un instant, pissait dans la bouche d’un Oriental burlesque et passionné, que nul n’aurait pu se décider à traiter celle-ci comme l’autre… Et pourtant c’était la même que, trois ans plus tôt, de Laize avait à demi possédée, du moins par la bouche, sur le banc de gazon de la grande allée du château de Bescé. Tous deux se regardèrent un instant. Mais si de Laize avait l’âme troublée et inquiète, sur sa face tendue et puissante rien ne se montrait de ses hésitations intérieures. Elle devina qu’il ne fallait pas heurter de front cet homme qui la connaissait. À feindre de ne le point reconnaître, elle courait le risque d’un scandale. D’autant que les établissements de nuit sont bondés de mouchards et de journalistes à l’affût d’une histoire piquante. Elle dit donc, en tendant la main, avec l’air d’une grande dame qui reçoit un solliciteur : — Bonsoir, docteur ! Dites-moi ce qui me vaut de vous rencontrer si tard ? Cette audacieuse réponse arrêta d’un coup tout ce que de Laize voulait dire. Il fut une seconde à retrouver la maîtrise de soi. Il pensait : Quelle femme prodigieuse !… — Ma chère Louise, repartit-il enfin avec un air mondain, je m’ennuyais, et j’ai songé que ces établissements nocturnes chasseraient mes idées noires. — Fort bien, dit-elle. Et la cure a réussi ? — Non ! ma foi. Mais dites-moi si vous êtes venue ici dans la même intention ? Cela me permettrait de dresser le graphique des traitements de l’hypocondrie par Phallos. Elle éclata de rire : — Par Phallos… Bon pour moi, mon cher. Mais cela pourrait vous détériorer. — Vous aussi ! fit-il brutalement. Elle le dévisagea de près avec une insolente cordialité. — Il est des détériorations qui embellissent les femmes… Il avoua : — De fait, vous êtes prodigieusement belle. Fascinante, émouvante. Elle se pencha encore vers de Laize et avec un air confidentiel qui lui pinça le cœur : — Croyez-vous me l’apprendre, mon cher ? J’en vis… Knock-out, il ne réagit point, et ce parfum musqué mélangé de rose et de violette qui se dégageait d’elle alluma dans son âme un feu dévorant. Il la prit par le bras, car des curieux, qui l’étaient sans doute par métier, s’attroupaient autour du couple. — Venez un peu plus loin. Il y a trop de cornets acoustiques autour de nous. Elle accepta. — C’est vrai, montons jusqu’aux « Extérieurs ». Il dit, angoissé : — Ah ! Louise, vous ne sauriez croire ce que ça me déchire d’entendre la jeune fille connue à Bescé dire avec ce ton-là « les Extérieurs ». Elle rit : — Il m’amuse beaucoup de voir moraliser, mon cher de Laize, un homme qui fut l’amant de ma mère… Assommé, le médecin plia la tête. Il la tenait par le bras et ce bras nu qu’il sentait au long du sien le brûlait. — Louise, je vous aime toujours ! Elle dit moqueusement : — Moi aussi ! — C’est vrai ? mâcha-t-il avec colère. Ah ! ne dites pas cela en vous moquant, ou je vous… Elle retira son bras : — Ah ! ça, mon ami, vous êtes fou ! Vous dites m’aimer ? Je le mérite, je pense ? Je suis belle, j’ai d’autres vertus et je suis un incomparable instrument de plaisir, pour un homme. — Je le sais, murmura-t-il férocement à l’oreille. J’étais dans un cabinet voisin du vôtre, tout à l’heure. Je vous ai vue masturbant, suçant et réjouissant Marxweiller (le nom dit par Thea lui était soudain revenu). Cette fois, Louise eut le dessous. Que de Laize l’eût vue lorsqu’elle se croyait si bien isolée, lui procura au long de l’échine un frisson glacé. Car elle avait senti, avertie aujourd’hui comme elle l’était de tous les secrets psychiques de l’amour, un désir confus la prendre à la rencontre de cet homme qu’elle n’avait pas oublié. Pour cela, et avec une ironique vérité, Louise avait dit l’aimer aussi. Le médecin, soudain, lut la cruauté hostile sur le beau visage clos. Il comprit que la lutte tournait à son avantage et il se sentit vaincu par son succès. Il chuchota en hâte : — J’ai oublié déjà. Je ne m’en souviendrai jamais. Ah ! Louise, je regrette de vous avoir dit cela, et mon regret doit m’absoudre, car dans cette lutte entre nos deux orgueils je vous rends les armes. Elle se tut. Il reprit : — Je ne vous ai jamais oubliée. Depuis trois ans je pense à vous, Louise. C’en est devenu un cauchemar. Je ne peux plus vivre sans vous. Votre ombre hante mes nuits et mes jours. Vous me possédez comme jamais magnétiseur n’a possédé sa victime ; je vous adore, soyez à moi. Elle se tut encore. Il prit cela pour une acceptation et son cœur s’emplit d’un bonheur énorme. Il crut tomber, tant la félicité absorbait d’un coup les forces de son être. — Louise ? Elle le regarda. Ah ! ces yeux larges sous lesquels passait une large touche de bistre, ces joues roses et mates, ces épaules arrondies dont il entrevoyait les ondulations harmonieuses, et tout ce corps qu’il devinait rénové du jour où il lui appartiendrait ! — Vous consentez, Louise ? Je suis humble, je vous veux. Je ne puis croire que rien nous sépare. Louise, dites-moi oui ? Elle se pencha vers l’homme qui la suppliait, et son sourire était un ensorcellement. Sa cape s’ouvrit un peu, en même temps, et il vit la naissance de la gorge. Il connut un désir immense et douloureux de tenir cela dans ses bras, tout de suite… Elle dit : — Non ! Il oscilla comme un arbre ébranlé par la hache. — Non ! mon ami. Il vous fallait garder pour vous, et toute votre vie, et dans l’autre vie, s’il en est une, il fallait garder ce que vous avez vu ce soir. Il fallait que cela fût effacé de votre cerveau… Elle s’arrêta. Une émotion faisait trembler les commissures de ses lèvres. — De Laize, je t’ai aimé. Je t’aime encore. Vierge, tu m’as révélé un peu de plaisir. Habile au plaisir, j’aurais aimé te le rendre. Une Bescé peut tout faire, rien ne l’avilit et je ne me crois pas au-dessous de ce que je fus jamais. Mais tu as vu ce que tu ne devais pas voir. Oui ! il fallait fermer les yeux, ou bien, les ayant ouverts… voyeur… il fallait oublier, mais d’un oubli sur lequel serait passé le Lethé… Tu as parlé, malheureux… Toi seul est ici sali… Te voilà avec la tache de Lady Macbeth que rien ne pourra plus effacer. Je te plains, de Laize ! Je n’ai pas manqué de lire le désir sur ta face. Et quel désir, dont je te sens rongé comme par un cancer !… Tu m’aimes, mais ne vois-tu pas qu’en cinq mots tu as ravagé – et par vanité d’homme qui tient à avoir en tout le dernier – ce verger où mûrissaient des fruits que je t’aurais laissé cueillir et qui, peut-être, étaient pour toi… ### IV L’INÉVITABLE Louise de Bescé quitta le docteur de Laize et se mit à courir. C’était place Pigalle, en allant vers la place Blanche. Une demi-minute éberlué et saisi, le médecin ne bougea pas. Puis il réagit violemment et se précipita après la fugitive. Engoncée dans sa cape, elle courait mal et d’ailleurs ne semblait point imaginer être poursuivie. Les pas pressés de Laize lui firent tourner la tête. Elle le vit arriver comme un taureau furieux. Quand il fut à trois pas de Louise, elle s’arrêta enfin. Avec hauteur, son regard pesa sur le maladroit personnage qui croyait peut-être avancer ses affaires d’amour en caracolant après une femme comme celle-là. À dix mètres, adossé à un arbre, et éclairé par une lampe à arc, un jeune homme était debout. On voyait le visage ovale et fin, la stature svelte et gracieuse, l’allure désinvolte et plaisante. Mais une cigarette pendait à sa lèvre, et le chapeau posé sur la nuque, montrant un front coupé par des cheveux flous, désignait un maquereau du quartier. Il parut s’intéresser à la poursuite de cette grande femme, que sans doute il connaissait, par un homme à l’aspect évidemment « miché ». Louise dit alors d’une voix sèche et coupante : — Ah ! ça ! mon cher de Laize, vous allez devenir mon cauchemar… Le médecin répondit : — Il en est de charmants, et puis ma chère, dans la bonne société on ne se quitte pas de cette façon brusque. J’accours pour vous faire mes adieux. — Ah ! bien ! En ce cas je vous remercie. Adieu donc !… Qu’avez-vous à me regarder avec ces yeux fous. Il y a autre chose ? — Louise, ne prenez pas ce ton persifleur. Comprenez-moi… — Je vous comprends à ravir. Vous avez envie de coucher avec moi parce que votre… imagination me figure particulièrement attrayante dans l’intimité. Mais moi, je ne veux pas coucher avec vous. — Louise, il ne s’agit pas de coucher, mais d’aimer… Elle se prit à rire railleusement : — Aimer !… aimer !… Vous voulez m’aimer !… Mais mon pauvre ami, il est trop tard. Vous ne m’apprendriez plus rien. J’ai été aimée par tous les bouts, ou plutôt, par tous les orifices, et devant et derrière, et en haut et en bas, et dans les jarrets et entre les seins, et sous les aisselles, et des pieds et des mains… et… Il voulut être ironique : — Et encore ?… Elle se pencha vers lui : — La jouissance que j’ai extraite des hommes ferait un niagara, malheureux ; j’ai… embrassé des centaines de verges d’hommes ; je me suis fait… enculer… Entendez-vous les mots qui font fuir l’amour ? Sucer, comme on dit, la queue d’un homme, se faire enculer, quoi, ça ne vous décourage pas ? Il dit sombrement : — Je ne vous en désire que plus. Mais vous mentez. Je vous ai vue tout à l’heure et je suis médecin… — Eh bien ? — Croyez-vous que je ne sache pas qu’en un endroit, au moins, vous êtes encore vierge ? Elle fut décontenancée. — Ah ! Louise, vous voulez me faire croire des monstruosités, parce que vous êtes nerveuse en ce moment. Je ne vous crois pas. Vous avez peut-être, pour vivre, consenti à certaines choses. Que m’importe. C’est l’âme que je veux de vous et le corps offert comme une âme de chair. Alors, je vous aurai toute neuve. Il se pencha sur le beau visage crispé. — Je vous aurai de cœur chaste et pure, Louise, le reste importe peu. Les mains d’une femme ne sont pas déshonorées parce qu’elle aurait récuré des casseroles, ni sa bouche parce qu’elle aurait eu la nausée. Votre sexe, votre bouche seront à moi et vous ne pourrez les avilir, ni par les mots ni par les actes. La virginité, ce n’est pas de n’avoir jamais vu une verge de mâle, mais de séparer de l’amour la connaissance commerciale qu’on en a. Et l’amour c’est moi, Louise, qui vous le dicterai. Elle recula la tête en arrière. Cette parole d’autorité la domina un instant. Elle devint blême et ses lèvres tremblèrent. Mais c’était la fille du marquis de Bescé. Elle se reprit, puis, regardant autour d’elle, vit le gigolo debout qui paraissait guetter. Alors, elle dit : — De Laize, tu outres toujours la mesure. Tu ne m’inspires pas d’amour, et pour te le prouver, je te quitte pour aller coucher avec ce maquereau qui est là et faire ce qu’il voudra… Elle courut vers l’escarpe, et lui dit à l’oreille : — Protège-moi contre ce pante-là. Il m’assomme ! Le médecin demeura seul au bord du trottoir. Autour de lui les boulevards extérieurs étaient d’un calme parfait. Des bouffées de musique venaient des établissements de nuit entourant la place Pigalle. Au loin, les lumières faisaient une sorte de chapelet et l’on entrevoyait dessous, çà et là, des ombres silencieuses. Que lui fallait-il faire ? Se battre avec ce bandit, qui devait avoir dans sa poche la lame prête et le revolver armé ? Quelle ignominie ! Tristement, il s’en alla. Et derrière lui, le rire de Louise de Bescé commença de résonner, nerveux et lascif. Il avait fait vingt pas lorsque apparut devant lui son ami, le fameux policier privé Hans Holler, descendant vers la rue Frochot. Se tournant vers le couple enlacé que faisaient là-bas Louise et le voyou montmartrois, il dit : — Holler, tu vois ces amoureux-là ? — Oui ! — Suis-les, ou fais-les suivre. Je veux savoir demain matin où est la femme. C’est une ancienne amie. Téléphone-moi à dix heures le résultat de cette surveillance. — Bon ! Au revoir ! Je ne t’écoute plus, ils sont déjà loin. Et Hans Holler s’en alla d’un pas bref et silencieux. De Laize rentra tristement chez lui. Il ne dormit point et songea longtemps à ce dialogue avec Louise. Hélas ! il le savait bien, c’était une femme indomptable. Tout ce qui paraissait attenter à sa personnalité la faisait cabrer. Et le médecin se rendit bien compte qu’il avait dû à plusieurs reprises, dans leur entretien, froisser cette âme altière. Comment eût-il pu dire ce qu’il voulait sans blesser une énergie si agressive et que la lutte pour le pain, dans cette grande cité féroce, avait dû exaspérer jusqu’à la frénésie ? Le certain, c’est qu’il aimait toujours Louise de Bescé. Il ne l’avait jamais tant aimée. Il gardait désormais pour elle une sorte de passion mystique dont il ne s’expliquait pas la violence, mais qui le tenait avec une force prodigieuse. Et il sentit que cela deviendrait pour lui une question de vie ou de mort. Il faudrait que Louise lui appartînt. Sans cela il ne répondait plus de son cerveau, et, plutôt que de sombrer dans les abîmes de l’idée fixe érotique, il aimerait mieux… Elle était en ce moment avec le misérable rôdeur. En cet esprit porté vers le défi, toutes les extravagances demeuraient possibles. La reverrait-il jamais, l’amoureux transi qui somnolait, le sang à la face, dans le fauteuil de son salon, en écoutant les heures se suivre ? Avec Louise, tout était à craindre, même qu’elle quittât Paris, pour aller n’importe où par le monde, même qu’elle adoptât le maquereau recruté boulevard de Clichy et en fît son amant de cœur et son protecteur. En ce cas il faudrait tuer. Car de Laize était décidé à briser tous les obstacles qui le séparaient de son amour. S’il fallait tuer, la mort viendrait au commandement. Et un médecin peut assassiner sans que nul s’en doute. Mais tout cela reculerait l’heure de réaliser cet amour qui lui brûlait les moelles. Il sentait pourtant, à certains appels de sa chair et de son esprit, l’urgence profonde d’agir… Neuf heures et demie tintèrent lorsque la grêle sonnerie du téléphone réveilla de Laize, qui avait commencé de sommeiller, vers sept heures, tout vêtu sur son fauteuil. Il se souvint de Hans Holler et de la mission dont il l’avait chargé. D’un bond il fut sur l’appareil. — Allô ! qui est là ? — Holler ! c’est au docteur de Laize que je parle ? — À lui-même. Mon cher Holler, racontez-moi vite ce que vous savez. — Voilà : fait suivre le couple désigné. S’est rendu dans un hôtel, 35, place Vintimille. Pas habituel ni à l’un ni à l’autre. C’est la femme qui a payé. À huit heures et demie, ce matin, homme descendu seul et parti trouver un ami dans un bar interlope de la rue Fontaine. Il y est encore. Il doit s’agir de quelque mauvais coup fait et d’un partage de dépouilles. La femme est encore couchée. On la guette ; si elle sort vous serez informé. — C’est très bien, mon cher ami, continuez. De Laize raccrocha l’appareil et songea une minute, puis son parti fut pris. Pendant qu’elle était seule au lit, il fallait courir trouver Louise. Il tenterait, avec plus de finesse que la veille, une explication décisive. En tout cas, d’ailleurs, il fallait que cette femme fût à lui et même ce n’était pas assez. Il fallait qu’elle fût la sienne. Pour parvenir à ce but, rien ne l’arrêterait. Il passa rapidement sous la douche, se rhabilla, prit deux verres d’un tonique et sortit. Au premier taxi rencontré il fit signe, monta et cria : place Vintimille ! Louise de Bescé avait pris comme protecteur, moins contre de Laize que contre son propre attendrissement, ce voyou de la Butte que l’on surnommait Verre de Lampe. Les femmes l’appelaient ainsi parce qu’il possédait un pouvoir d’érection sexuelle absolument remarquable. Il restait la verge haute des heures durant. C’était, certes, une maladie dont mourrait cet individu avant peu d’années, mais, dans un pareil milieu, une telle puissance ne pouvait qu’honorer son porteur. Verre de Lampe était donc la coqueluche de ces dames, qui pouvaient étudier sur lui l’art de se donner du plaisir avec un instrument particulièrement propice. Il avait donc des maîtresses à foison. Elles pourvoyaient à ses besoins avec libéralité. Toutefois, comme il avait encore l’esprit d’aventure, il participait à des cambriolages et autres dangereux expédients, entre-temps, pour les frais de vie que l’on ne saurait demander à l’amour. Louise le connaissait comme toutes les femmes qui fréquentaient les restaurants de nuit parisiens. Elle le savait dangereux et expert dans le maniement du couteau. Mais elle était d’humeur à braver tout le monde et il lui avait toujours plu de vivre difficilement. Ainsi ne regrettait-elle pas, en se dirigeant avec cet homme vers un hôtel de la place Vintimille, le risque qu’elle pouvait dorénavant courir. Car avec ces hors-la-loi, toute déclaration d’amour est un lien infrangible. Et il faut, dès qu’on a possédé Verre de Lampe dans son lit, satisfaire, tant qu’il y tient, à toutes ses exigences financières. Louise de Bescé, lorsqu’elle fut dans une chambre d’hôtel avec cet inquiétant personnage, résolut de jouer large et de l’attacher cette nuit par le sexe, comme lui s’était attaché les autres femmes. C’était aussi une défense, car elle portait une bijouterie abondante et magnifique, bien faite pour tenter un voleur. Aussi, dès la porte close, se mit-elle nue en un tournemain, pour être en quelque façon sous les armes. Puis, avant que l’homme se fût lui-même dévêtu, elle mit toute sa science galante en acte pour le faire jouir d’abord. Ce fut, à vrai dire, très facile. Verre de Lampe dressa aussitôt un membre fort beau, très lisse, sans poils sur la peau, sans veines tordues, sans laides excroissances. C’était une tige rose, terminée par un gland d’une somptueuse couleur vieux carmin, et dont l’infléchissement léger en arc, la rondeur parfaite et l’aspect gracieux autant que robuste, expliquaient l’ardeur des Montmartroises à se le réserver. Louise, d’une main preste, se souvenant toujours de Khoku, fit en vingt secondes jaillir le sperme. Il était d’une fluidité anormale et à peine blanc, car l’homme était en fait impuissant à procréer. Heureux, Verre de Lampe entama alors une discussion en argot sur les femmes. Louise écoutait en tendant la croupe. Elle savait que rien comme la contemplation des fesses de femmes n’a d’action sur les vrais voluptueux. De fait, l’autre, sitôt nu et la verge toujours batailleuse, voulut la sodomiser. Mais en ce cas, combien d’hommes, ayant affaire à des amantes spirituelles, ont en vérité la verge dans le sexe même, quand ils croient posséder la gaine arrière. Bien entendu, cela ne se peut que si l’amant perd, dans le plaisir et l’activité de celle qui accueille et retient son offrande, la connaissance exacte de l’obliquité des orifices. La tromperie est très réalisable, lorsque la femme est experte et sait se placer de façon à créer l’illusion. Louise fit ainsi. Elle s’agita avec intelligence et avec une telle énergie qu’elle obtint la seconde éjaculation en un tournemain. Elle se retira d’un coup de croupe et l’autre, qui s’était occupé durant l’acte à caresser les beaux seins de sa maîtresse, ne s’aperçut point de la supercherie. Alors elle s’allongea sur le lit et admira ce priape extraordinaire, toujours tendu et exubérant. Ils firent encore l’amour de façon normale, sans que rien put amollir ce chef-d’œuvre de raideur. Elle se dit alors : — Toi, je te ferai baisser le caquet ! De fait, lorsque Verre de Lampe eut pris un peu de repos, Louise joua un instant avec lui, puis, après quelques acrobaties, elle sauta sur l’homme, le chevaucha, et d’une main preste, introduisit le beau phallus dans sa gaine. Elle commençait à y trouver quelque excitation et profita de cette position cavalière pour se donner elle-même du plaisir. Ce fut long à souhait, car la jeune fille avait la jouissance lente. Mais son partenaire, un peu las par chance, ne pouvait éjaculer tout de suite. Il le fit enfin, avec une sorte de crispation douloureuse qui réjouit la jeune fille. Il disait : — Ça me brûle, mon petit ; je ne sais pas si je jouis ou si je souffre. — On va le voir maintenant, rétorqua-t-elle, en continuant son lent mouvement de torsion. Car elle voulait continuer jusqu’à ce qu’il demandât grâce. Pour ne pas s’essouffler, accroupie sur ce grand corps, elle remuait avec douceur, en rond, et de temps en temps descendait d’une saccade, de façon à introduire la verge jusqu’au tréfond. Cela lui procurait un plaisir neuf, délicat et fin. Bientôt elle commença le mouvement contraire, puis accéléra cette façon de coiffer la virilité avec la vulve bâillante. Ce jeu donna à l’homme une sorte de frisson aigu, constatable à la façon dont il l’accompagnait. Louise, très maîtresse d’elle-même, connut enfin que son partenaire allait éjaculer. Elle alla plus doucement, puis s’arrêta. — Va !… va !… cria Verre de Lampe. — Attends ! mon ami. Lui, nerveux, voulut alors accomplir les mouvements mêmes qui allaient le faire jouir, mais, assise sur le ventre viril, Louise l’immobilisait. — J’allais jouir, ma petite, pourquoi as-tu arrêté ? Elle reprit alors son action, mais bien plus lentement. Enfin, à la minute même qu’un dernier frottement allait amener le jet, elle s’arrêta de nouveau. Pantelant, il ne réagit point, mais son souffle précipité témoignait qu’il était à bout. Après trois minutes d’attente, Louise reprit sa lente caresse. Son sexe bien placé descendait sur la verge et l’absorbait d’une lente et frissonnante goulée. Cela allait jusqu’à la racine. Là, Louise faisait halte et remontait en serrant les muscles de la vulve qui étreignaient le gland comme une main. Alors, elle s’enlevait d’un coup, puis la croupe haute, surveillait si le méat blanchissait. Vaincu, l’amant immobilisé, les yeux clos, restait étendu comme un cadavre. Et la jeune fille recommençait, précautionneuse. Elle voulait maintenir cet homme une demi-heure au bord du spasme sans aboutir. Elle reprenait donc son accroupissement, sentait la verge vibrer comme une épée au premier contact, puis l’ensevelissait en elle. Bientôt elle connut, aux réflexes de la face chez Verre de Lampe, qu’il ne pourrait supporter cela longtemps encore. Le masque se déformait, un rictus inquiétant tirait ses commissures, et sa glotte allait et venait en un mouvement de déglutition avorté. Elle renonça à agir par le sexe, recula un peu et, des doigts, se mit à attoucher légèrement le pénis levé, gonflé jusqu’à l’éclatement. Et à chaque fois que la jouissance allait sortir, Louise s’arrêtait pour attendre, tandis que des houles violentes secouaient les lombes du malheureux. Une heure elle joua ainsi. Enfin, à certain moment, elle s’était arrêtée depuis deux minutes au moins, voyant des secousses tétaniques agiter la longue tigelle charnue. Elle allait la reprendre quand, issue d’une impression nerveuse plus forte que les contacts, le sperme fit explosion. Alors, Louise, suivant le plan qu’elle avait adopté, se mit à secouer de sa main agile les bourses et à caresser le gland avec rapidité. Ce fut prodigieux. Le jaillissement spermatique s’aggrava et devint une façon de jet alternativement coupé et abondant, mais presque transparent à la fin. Et Louise masturbait toujours. Alors l’homme cria : — Ah ! tu vas me tuer ! Une heure après, insatisfaite, elle tenta de récidiver. De la bouche et de la main, se faisant lesbianiser en même temps, dans cette posture que l’on nomme soixante-neuf, pour exprimer l’opposition alternée des deux corps, elle parvint encore une fois à faire jouir l’homme. Mais la verge, durant tout l’acte, resta amollie. À sept heures du matin, elle reprit possession de ce sexe en le chevauchant à rebours et s’efforça de galvaniser un corps exténué. Ce fut une besogne titanesque. Il lui fallut une virtuosité admirable pour l’amener au bord de la joie ; une fois là, toutefois, elle recommença à prolonger les préparations durant près d’une heure. À la fin, ce qui jaillit fut un mélange de sang et de sperme qui établit clairement la victoire féminine. Louise, voyant cela, songea avec orgueil au docteur de Laize. Je l’ai vaincu comme celui-ci. L’un par la tête, celui-là par le sexe… À huit heures, Verre de Lampe s’éveilla en sursaut, et la face creuse, dit qu’il avait rendez-vous avec un poteau, pour un truc à la manque. Il se vêtit au galop, la tête vide, et s’en alla. Louise avait sauvé ses richesses. Elle songea une minute qu’elle ferait bien de partir aussi. C’eut été prudent, mais la lassitude l’écroula sur le lit. À onze heures, Verre de Lampe frappa à la porte. À demi endormie, elle ouvrit et sa face se tendit quand elle vit la gueule féroce du bandit, sur les traits duquel la jouissance différée et répétée avait laissé des traces d’hébétude et d’épuisement. Elle pressentit que cette fois il faudrait livrer bataille. Peut-être l’arme sexuelle ne suffirait-elle pas ?… Mais Louise de Bescé ne craignait ni le sperme ni le sang… Nue, orgueilleuse et froide, la toison sexuelle emperlée de sueur, la chair lisse et lactée, avec un rien de fatigue sous les yeux cernés, et des gestes prompts de femme que la nudité libère, elle se jeta devant le canapé où reposaient ses vêtements. Elle portait les seins hauts avec une sorte de majesté, et, sur la cuisse, près des lèvres roses du sexe, imperceptiblement écartées, une large tache rouge témoignait que Verre de Lampe savait aussi pratiquer ces baisers ardents qui mènent le sang à la bouche et que l’on nomme suçons… Les deux adversaires se regardèrent un instant. Le bandit sentit que devant lui ce n’était point une bête du troupeau féminin paissant sur les pentes montmartroises. C’était un vrai fauve, dont la morsure, comme le baiser, emportait le morceau… Il se souvint de cette croupe agile, au centre de laquelle il pensait avoir la veille trouvé un rare bonheur. Cela l’amollit. Il biaisa. Louise, posée comme un gladiateur, une jambe en avant, avec un rire de haine, regardait cet homme vil qu’elle avait manié cette nuit avec mépris. C’était la plus belle verge de Paris… Soit ! Autant dire que c’était le symbole même de l’homme, du mâle… Qu’est-ce qu’un homme ? Une virilité… Mais combien faut-il de temps pour qu’une femme habile fasse de la plus fière des verges mâles… un chiffon ? ### ÉPILOGUE RENAISSANCE Le docteur de Laize se vit devant la porte de l’hôtel où était en ce moment Louise de Bescé. Il reconnut l’agent de Hans Holler attendant à la terrasse d’un bar, quelques pas plus loin, et vint à lui. — Holler ? demanda-t-il. — Oui, monsieur ! — La personne n’est pas sortie ? — Non, monsieur ! — Quel numéro de chambre ? — Trente-quatre. — Bon. Merci ! Et de Laize entra sous le porche de l’hôtel. Rien ne lui fut demandé. Dans cet établissement à femmes, on devait être accoutumé aux allées et venues d’inconnus. Il prit l’escalier et monta lentement. Son cœur battait. Au second, la première porte était numérotée quinze. Il se dit : c’est au troisième. Au troisième, la première porte était le trente. Il s’enfonça dans le couloir de droite, où il avait vu le trente et un… Il fut devant le trente-quatre et s’arrêta. Une crispation tirait sa bouche. Alors il entendit… Une voix d’homme disait en grinçant, coléreuse et grasseyante : — Toi, ma petite, tu peux dire non… c’est comme si tu la bouclais. Je suis fauché. Le flanche que je viens d’aller voir est en carafe et il me faut du bulle. Primo : ce que tu as, tous tes bijoux ; secundo : tous les soirs à partir d’aujourd’hui, deux livres… Parfaitement, deux cents balles par jour. Tu feras des michetons pour plus que ça. Tu m’as pris cette nuit, tu es à moi. Je te garde comme femme et rouspète pas !… La voix de Louise de Bescé sonna, froide et ironique. Ah ! cette voix fit à de Laize un bien inexprimable. C’était toujours la même invincible volonté ; les Bescé d’Yr n’ont jamais tremblé. Ils portent d’Hermine au Pairle d’Or et le heaume à neuf grilles, comme des ducs. Ils aviliraient cela en pliant sur un ordre de marlou ?… Louise ne dit qu’un mot : — Imbécile ! Figé, l’autre se tut. — Imbécile, tu penses me faire peur ! Mais crois-tu avoir affaire à tes fournisseuses habituelles ? Verre de Lampe dit : — Moi… je… — Tais-toi, cria Louise. Toi… toi… qu’est-ce que c’est que ça ? Je t’ai pris pour passer une nuit, comme un instrument. Même à ce point de vue je t’ai vaincu, tu le sais… Alors, tais-toi donc et va-t’en ! Tu me dégoûtes ! Il y eut un silence : — Allons, sors d’ici, redit Louise, rien que de te voir j’en perdrais l’envie que j’ai de mon amant. — Qui est-ce ? grinça le maquereau. — Celui qui me suivait cette nuit et que j’ai voulu exaspérer par jeu. Tu as été pour moi une balle qu’on se renvoie en l’air comme ça… Elle dut faire un geste. Mais l’homme, de Laize le devina, tira alors un couteau : — Tiens, salope. Tu ne me charrieras pas plus longtemps ! De Laize sauta sur la porte qui céda. Il avait porté la main à la poche où était son browning familier. Il le prit. La chambre apparut. Louise, nue, se défendait agilement contre la brute qui tenait une lame démesurée au bout d’un bras haut levé. De Laize tira. Le bandit et Louise churent ensemble. Lui tué net, elle blessée d’un coup de coutelas qui lui avait entaillé l’épaule. De Laize se rua sur elle, la souleva, la mit sur le lit et regarda la plaie. Ce n’était rien. Il allait arrêter le sang en deux minutes. Un pansement fait et maintenu huit jours : Louise serait guérie… Elle ouvrit les yeux et vit le médecin. Sa bouche eut un sourire. — Êtes-vous à moi, maintenant ? demanda de Laize à voix basse. Elle fit oui, de la tête. — Y resterez-vous ? Le souffle de Louise laissa passer ce seul mot : — Oui !… Écho du Figaro : « Le docteur de Laize et sa charmante femme, née Timo de Bescé d’Yr, ont fêté hier dans leur hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, la naissance de mademoiselle Louise-Antoinette-Marie-Zanette Timo de Laize de Bescé, leur fille. » Autre écho du Gaulois : « La Ligue pour la chasteté avant le mariage est depuis hier définitivement constituée, sous la présidence d’honneur du président du Conseil, et la présidence effective de madame de Laize de Bescé, l’heureuse épouse du plus célèbre médecin européen d’aujourd’hui… »
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La Maquerelle de Londres/Texte entier
# La Maquerelle de Londres/Texte entier ## LA MAQUERELLE DE LONDRES. ### CHAP. I. St le rebut d’une vieille debauchée, qui ayant été brûlée elle-même, ſemblable au charbon, aide à mettre du bois plus verd ſur le feu. Elle eſt de la nature des Errata, & la veritable fille d’Eve, qui s’étant perduë elle-même, tente les autres à ſe detruire elles-mêmes. Elle a été autrefois comme un de ces Renards de Samſon, & a porté tant de feu dans ſa queuë, qu’elle a brulé tous ceux & celles qui avoient à faire avec elle : Mais la marque étant hors de ſa bouche, & ne pouvant plus rien faire, ayant cependant encore beaucoup d’inclinations pour les Mathematiques, elle s’erige en Procureuſe de nouvelles marchandiſes pour ſes vieux chalans. Elle eſt ſi ſoigneuſe de fournir de la bonne marchandiſe aux hommes, que rarement elle leur procure quelque commodité ſans avoir été auparavant miſe à l’epreuve, & ayant toujours bien réuſsi en cela, elle croit qu’elle peut les garantir d’autant mieux. Elle a grand ſoin de conſerver les pucellages ; car quoiqu’elle les expoſe à chaque nouveau venu, elle prend bien garde qu’ils ne ſoient jamais perdus ; & quoiqu’il s’en trouvent tant qui les gagnent, cependant perſonne ne les enleve, mais elle les a encore tous prés pour les premiers, qui ſe préſenteront. Elle ne croit pas à un meilleur Oracle qu’à la tête de bronze du frere Bacon, & elle eſt toujours prête à vous dire, qu’alors le Lord le plus accompli l’auroit preferée aux plus belles Dames de la cour. Mais quand elle repête le tems paſſé, elle montre un impudique viſage de bronze, & même elle pleure dans la coupe, pour adoucir la chaleur du brandevin. Elle eſt grande ennemie de l’epargne, car tout ce qu’elle a, elle le rend commun. Elle haït 41 autant qu’un vieux Cavalier, car à cet âge elle fut forcée de quitter ſa mechante vie, & de devenir Maquerelle : Toutes ſes dents ſont tombées, dont ſon nez & ſon menton ſont ſi conſternés, que leur intention eſt de ſe rencontrer dans peu de tems, & de finir ce different. Elle reſſemble parfaitement au Meſpilum, qui eſt un fruit, qui n’eſt jamais mûr que jusqu’à ce qu’il ſoit pourri. Elle n’eſt jamais ſans un bon nombre de proſtituées, qui comme des ſelles à tous chevaux, laiſſe monter quiconque veut deſſus, pourvû que lui en paye le loüage. Elle eſt le vrai Magazin de la Taciturnité ; car elle ne dit rien de tout ce qu’elle voit, ayant pour maxime conſtante, que ceux qui ne peuvent pas badiner, ne devroient rien gâter. Elle a aſſés étudié la Philoſophie pour ſavoir, que la Lune eſt un corps obſcur, ce qui fait qu’elle l’aime bien plus que le Soleil, étant beaucoup plus convenable pour ſes affaires. Outre cela elle change encore de quartiers, tantot croiſſant, tantot dans ſon declin, comme elle. Quelque fois dans ſon plein la maiſon bien garnie de chalans, dans un autre tems n’en ayant point, & condamnée à des ouvrages penibles dans une maiſon de force : Autrefois elle ſe piquoit beaucoup de ſavoir la muſique, c’eſt pourquoi elle aime tant à battre certaines meſures, qu’elle entend encore un peu, & ſurtout les Triples, & elle eſt elle même une Baſſe parfaite. Quoiqu’elle vive après la chaire, cependant tout ce qui vient dans ſon nid n’eſt que poiſſon. Car elle eſt ſi ruſée, qu’elle ne ſe ſoucie guéres de gagner ſa vie avec des hameçons : Elle en a de tout prêts pour toute ſorte de poiſſons, & rarement elle manque d’en attraper quelques uns. D’un Gentilhomme de la Campagne, elle en fait une tete de — v.. d’un riche citoyen, le fils d’un gougeon, d’un homme habillé de rouge, portant l’epée, elle le prend pour une Ecreviſſe de mer : & elle regarde un ſevere Juge à paix, comme un mor-p-on. Ses pauvres chalans ſont comme les petits poiſſons, qui ſont plus conſiderables à cauſe de leur grand nombre qu’à cauſe de leur valeur. Elle eſt fort charitable, car elle regale tous les venans, & non ſeulement elle leur procure des Lits, mais auſſi des Compagnons d’un Sexe, qui leur eſt le plus agréable, ce qui eſt une commodité pour un homme, qui pourroit aller dans vingt maiſons ſans en pouvoir trouver une ſemblable. Elle amene plus de miſerables pecheurs à la repentance, qu’un grand nombre de bons Predicateurs. Car quelques ſtupides qu’ils ſoient, elle ne laiſſera que de leur laiſſer un ſouvenir ſi cuiſant, que leurs os mêmes en ſeront ébranlés & malades, & elle les fera repentir pour toujours de ce qu’ils ont eû à faire avec elle ; & elle imprimera ſur le viſage de ces miſerables ſi connus pour tels, cette marque d’infamie, qui les expoſera au mépris & à la riſée de tout le monde, & à d’autres maladies, que la pudeur ne nous permet pas de dire. Cependant elle a peu de conſcience, car elle regarde pour rien de vendre une ſeule & même marchandiſe à 20. differens chalans, & pour tous elle les trompe d’une maniere, qu’elle ne craint point de perdre leur pratique ; elle fait ſouvent banqueroute & elle ſe retablit bientôt après, ce qu’elle fait à peu de frais ; car pour 3. bouteilles de brandevin, 2. onces de tabac, & une couple de p-ains de la campagne, ſont capables de la retablir en tout tems : Son haleine pût comme un privé, tous ſes meubles conſiſtent en un mauvais lit, un miſerable miroir, en une chaiſe & une table de bois, & en une boëte d’emplâtre, & enfin en une petite canaille pour lui amener des pratiques. Elle loge toujours chés quelqu’un qui eſt employé dans une paroiſſe, pour ſe mettre à couvert des inconveniens, auxquels ces Infames ſont exposées. Elle a cette ſeule marque de temperance, que ſi quelqu’un envoye chercher 10. bouteilles de vin, il doit être ſûr, qu’elle le trompera de la moitié, & s’il a beſoin du tout, & le fait payer de nouveau, & le tire hors d’un pot à étuver. Elle excelle dans l’art de transformer les perſonnes, pouvant changer une campagnarde en une dame de condition ; mais il ſe trouve en cela une ſorte d’infection, qui ne manque pas d’arriver, qui eſt de leur procurer le haut mal. Le Clerc du Juge à paix eſt ſon bon ami, & ſouvent il la garantit des chatimens qu’elle merite, parceque toutes les fois qu’il lui rend viſite, elle lui procure un morceau frais & ragoutant, ſur ſa parole, l’aſſurant, qu’elle ſe gardera toujours bien de lui donner quelque choſe de mauvais. Elle ne craint rien tant que le mardi-gras, car elle apprehende plus la populace, qu’un debiteur fait d’un Sergent ou un Baillif de Juſtice ; celui qui a paſſé par ſes mains, peut dire qu’il a paſſé auſſi l’Equinoxe, & celui qui s’en eſt échapé, a auſſi échapé un Rocher, contre lequel mille autres ont fait naufrage, & ſont peris. Ainſi j’ai fait à mes Lecteurs un petit Portrait de la Maquerelle, avec les couleurs convenables, en l’expoſant dans ſon vrai jour. C’eſt pourquoi je vais conclure par ſon Caractére. Une Maquerelle eſt la ſource principale de tous les malheurs. Elle tente au crime, elle eſt la commiſſionaire du Diable ; ſes malicieuſes & trompeuſes artifices ont plus fait perdre d’ames, qu’il y a d’Etoiles dans le Firmament. Elle engage les familles à épuiſer leurs Treſors. Elle tire ſon profit du plaiſir des autres, & ces plaiſirs ſont accompagnés & ſuivis de tant de malheurs, qu’enfin ils conduiſent à des peines éternelles. Ses Machinations ſont ſi nombreuſes, qu’il ſeroit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de les raconter. Ses paroles ſont douces, & ſes manieres ſubtiles ; par de faux plaiſirs elle fait perdre les plus ſolides, Elle eſt le poiſon de la vertu, & la maquerelle du vice ; c’eſt un Baſilic, & un Tiſon d’Enfer : Elle eſt ſemblable au Demon, qui cherche continuellement à tromper & à devorer les premiers, qu’il peut attraper. Enfin c’eſt un monſtre, dont on doit bien ſe garder. Vous qui approchés de ſa demeure, prenés y bien garde, car ſa furie eſt ſi cruelle, qu’elle conduira votre corps vers la v----le, & votre ame dans l’Enfer. ### CHAP. II. Dans la maiſon, où regne le peché, j’entens celles où l’impudicité domine, il s’y trouve d’autres Inſtrumens de Lubricité, outre les Maquerelles, & les filles debauchées : Car quoique la Maquerelle ſoit celle qui tient la maiſon, il y en a encore cependant d’autres qui en dépendent, qui procurent des filles de joye pour d’autres hommes. Les Seconds ſont ceux qui ſont principalement employés au dehors, pour amener des pratiques & leurs procurer celles qui veulent ſe proſtituer, & parmi ces derniers, il s’en trouve d’une eſpece aſſés denaturée & ſi inhumaine, qu’ils proſtituent leurs propres Epouſes, à d’autres hommes pour en jouir : Comme, par exemple, il eſt arrivé depuis peu, que deux hommes entrerent pour ſe rafraichir dans une maiſon, qu’ils croyoient honnête ; mais auſſitot que la bouteille fut miſe ſur la table, il ſe preſenta devant eux une creature, qui leur fit immediatement entendre ce qu’elle vouloit, leur deſignant la maiſon, dans laquelle ils étoient entrés. L’un d’eux la prit par la main, & commença à ſe rendre fort familier avec elle, & s’aperçût, qu’il en pourroit tirer quelques faveurs, ce à quoi il tendoit. Mais ſon compagnon s’apercevant, qu’il vouloit ſe l’approprier ſeul, il commença à faire tapage, à frapper, & à appeller d’une étrange maniere ; ſur quoi le maitre de la maiſon monta d’abord, ſouhaitant de ſçavoir, de quoi il étoit queſtion. Quoi impudent faquin, lui dit-il, n’avés vous qu’une fille de joye dans la maiſon, pour me laiſſer ainſi les mains vuides, comme un nigaud, tandis que mon compagnon commerce avec une autre ? Le Maquerau voyant cet homme ſi fort en colere, mon bon Monſieur, lui dit-il, tranquiliſés vous, je vais en bas, & je ferai monter ma femme pour vous contenter, ce qu’il fit immediatement, & ſuivant ſa promeſſe. Ceux que l’on appelle Panders, ſont dans un ſtrique ſens, ceux qui ſont toujours dans la maiſon, dont ils ont le menagement. Ce ſont ceux-ci qui amenent les Rodeurs avec les filles de joye, & qui les ſervent pendant qu’ils commettent leurs impudicités. Ces freres d’iniquité, avec le reſte de la maiſon de debauche, eurent une grande querelle, touchant la Superiorité ; chacun d’eux vouloit être le chef. Je vous donnerai ci-après Un detail de leurs differens raiſonnemens, & enſuite je vous montrerai encore plus de leurs mauvais tours. La Preſidente étoit une debauchée, & ainſi elle menageoit ſa cauſe. La Debauchée. Perſonne ne peut ſans impudence, & ſans une grande injuſtice, me conteſter le premier rang entre nous tous ; car c’eſt moi qui procure tout ce qu’il faut dans la maiſon pour vivre ; ç’eſt moi qui expoſe ma carcaſſe, qui plus eſt avanture mon ame, & tout pour gagner honnêtement mon pain. Oui, Monſieur Maquerau, malgré vos railleries, je dis honnêtement mon pain, ou ma vie : Car je ne trompe perſonne, au contraire je paye ce que je reçois, & ne fais uſage que de ce qui m’appartient, ce que perſonne ne peut me diſputer. Et je crois, qu’il vaut mieux pour moi, & que je hazarde moins en gagnant ma vie avec mon — que de voler le bien d’autrui. Outre cela je ne ſouffre pas, que qui que ce ſoit ait à faire avec moi, à moins que je ne le veuille, & ne couche avec moi à moins que je ne l’aime ; je ne fixe aucun prix, mais je prens ce qu’on me donne volontairement, c’eſt pourquoi on ne peut proprement m’appeler P--ain, car celles qu’on nomme ainſi, font leur marché avant que d’entrer en beſogne, ce que je ne fais jamais : Et par conſequent voyant, que je vous maintiens tous, vous devés me reconnoitre pour votre chef, & me donner la préeminence ; car vous vivés tous du ſang, qui coule dans mes veines ; & ſi ma beauté n’attiroit pas les hommes, vous ne pourriés pas tous tant que vous étes gagner de l’eau pour laver vos mains, & ſeriés auſſi pauvres que des Rats d’Egliſe. A cette harangue le Maquerau repond ainſi. Le Maquerau Vous allés trop vite Mademoiſelle Minx, & vous êtes un peu trop prevenuë en votre faveur : Car quoique ce ſoit mon devoir de ſervir, cependant c’eſt moi qui vous procure à tous du credit & de la reputation. Je me promene dans les ruës d’une maniere galante, ſi propre, ſi bien parfumé, que tous ceux que je rencontre me donne le haut du pavé, comme ſi j’étois une perſonne de qualité : Et lorsque quelqu’un entre ici, il eſt charmé de ma belle maniere de le recevoir & de mes agréables diſcours. Mon aimable preſence en attire beaucoup dans la maiſon, outre ceux de notre connoiſſance ; de ſorte que je puis aſſurer, que je ſuis le Soutien du Logis. Si je ne vous attirois pas des Cavaliers chés vous, que deviendriés vous ? Vous pourriés reſter les bras croiſés, & être obligés de vous gratter les ---les. Ce diſcours irrita tellement Pander, qu’il y repondit avec beaucoup de chaleur de la maniere qui ſuit. Pander. Toi petit maitre fanfaron, crois-tu, que je me croye au deſſous de toi ? Non, il faut que tu ſaches, que je ſuis plus que toi ; nous éprouveront immediatement, quel eſt celui qui eſt le plus utile de nous deux : Eſt-ce que tous ces Meſſieurs ne me confient pas leurs ſecrets ? Eſt-ce que je ne garde pas la porte ? Eſt-ce que je n’examine pas tout ? Ainſi ne dois-je pas être regardé comme le plus utile & le meilleur ? Outre cela je fournis à nos filles des Galans de leurs temperamens, & qui leurs conviennent le mieux, & dans tous les cas épineux qui arrivent, ne me demande-t-on pas mon avis, & en le donnant eſt-ce que je n’ai pas double profit. Quand je reſte au Logis, c’eſt ſeulement pour faire un Ane de toi, pendant que tu en es ſorti, car tandis que tu ne gagnes qu’un Shilling au dehors, j’en gagne 5. à la maiſon : & je ſuis ſur, que ſi je la venois à quitter, tous nos chalans l’abandonneroient bientôt. Car je ſuis le ſeul, pour lequel les gens, qui nous frequentent, ont le plus de veneration. C’eſt pourquoi je crois meriter, à juſte Titre, la préférence ſur vous tous. La vieille dam--ble Maquerelle, ayant écouté attentivement tous ces diſcours, ſe mit enfin à éclater de rire de toutes ſes forces, & après avoir employé en cela toutes ſes foibles & riſibles facultés, leur fit cette reponſe. La Maquerelle. Je ne puis m’empecher de rire, d’entendre tous ces ſots raiſonnemens, touchant la pretenduë préeminence. Ils voudroient être tous les maitres, cependant ils n’ignorent pas, qu’ils ſont tous mes ſerviteurs ; ils ſe vantent de ceci, & de cela, parlent de leurs grands profits, & oublient, que je ſuis le ſoutien de la maiſon, & que leurs gains & eux-mêmes dependent de moi, & de mon bon plaiſir. Dites moi, je vous prie, Meſſieurs, de qui depend cette maiſon ? J’eſpere, que vous la regardés comme étant la mienne ; & je ſuis ſûre d’en avoir achetté tous les meubles ; & toute fois vous raiſonnés comme ſi je n’avois rien à faire, ni à pretendre ici, au lieu que vous auriés été obligés de mandier votre pain, il y a déja longtems, ſi je ne vous avois pas pris à mon ſervice. Et vous Mademoiſelle Minx, parceque vous êtes un peu jolie, vous commencés à devenir orgueilleuſe, ſans conſiderer, que ſi je ne vous avois pas preferée dans la ſituation, où vous êtes, vous auriés été obligée de laver les ecuelles, & de frotter les meubles & les appartemens ailleurs. N’eſt-ce pas moi qui vous ai achetté ces beaux habits, & qui vous ai mis dans le bel equipage, où vous êtes ? Helas vous étiés qu’une pûre novice dans l’art de pecher, jusqu’à ce que je vous euſſe donné de ſi belles Leçons, qui vous ont miſe en ſi beau chemin. Vous avés oublié, combien grande étoit d’abord votre modeſtie, & les peines, que je me ſuis données pour vous engager à laiſſer un Cavalier vous prendre dans le Tu quoque ; & maintenant que je vous ai inſtruite aſſés bien pour gagner votre vie, vous commencés à vouloir me mépriſer. Et vous M. Pimp. n’étiés vous pas un pauvre miſerable avant d’entrer dans mon ſervice ? Dites-moi, s’il vous plait, qui eſt-ce qui auroit eû des égards pour vous dans les haillons, ou guenilles, où je vous ai trouvé ? Maintenant que je vous ai bien habillé, & fait un homme de vous, vous voudriés m’impoſer des loix. Oui da ! mais j’y mettrai ordre pour l’empecher ; & ſi vous ne vous connoiſſés plus vous-même, je n’ai pas oublié, qui vous êtes : Bien plus voilà votre frere Pander auſſi, qui ne vaut pas mieux que vous, & qui ne peut pas dire, quand il eſt bien, parce que je lui paye ſes gages dans ſon poſte, veut auſſi devenir mon maître, & voudroit tout gouverner ; mais je vous ferai ſçavoir, qu’il y a deux mots dans ce marché. Je crois ſçavoir mieux, que vous tous, ce qui appartient le mieux dans cette maiſon, j’y ai été élevée dans ma jeuneſſe ; & j’ai paſſé moi-même mon tems dans les plaiſirs ; mais n’en ayant plus la force à cauſe de mon âge & de mes foibleſſes, j’avois tant d’affection pour ce metier, que j’en ai entretenu d’autres pour le continuer ; & c’eſt pour cette raiſon, que je dois avoir plus d’experience en cela qu’un autre, & ſi vous ne voulés pas tous me reconnoître pour votre Supérieure & Maîtreſſe de tout, je ſçais ce que j’aurai à faire. La vieille Maquerelle ayant fini ſon diſcours, & impoſé ſilence à tous ces arrogans, il ſe trouva préſent un petit Maître Prodigue, qui avoit diſſipé presque tout ſon bien, & qui avoit été longtems un chalant de cette maiſon, & qui enfin crût devoir profiter de cette occaſion, pour lui rapeller ſon merite, & commença à parler de la maniere ſuivante. Le Prodigue. Je m’apperçois, que vous avés tous l’ambition d’avoir la Supériorité ; mais pour vous parler franchement, il n’y a perſonne qui la merite mieux que moi : car dires tout ce qu’il vous plaira, c’eſt caqueter en vain. Vous ſavés le vieux Proverbe : Les diſcours ne ſont que des raiſonnemens, mais c’eſt l’argent qui fait tout. Et je ſuis ſûr, que j’ai tout dépenſé le mien pour vous maintenir tous : & pour cette raiſon, quand vous aurés dit tout ce que vous pouvés dire, qu’auriés vous fait, & que feriés vous encore, ſi je ne vous avois pas fourni de l’argent ? Si moi tel que je ſuis, j’abandonne votre maiſon, vous ſerés obligés d’aller vous faire pendre. C’eſt moi qui contente & ſatisfait la P-.-ain, & qui paye le Maquereau & ſon camarade : Quant à vous, Mademoiſelle la Maquerelle, tout ce que vous dites vous appartenir, ne vient-il pas de moi ? car vous n’avés ni maiſon, ni terres, ſur lesquelles vous pouvés compter ; & c’eſt moi qui vous maintient tous. Et puisque c’eſt moi qui fais toute cette depenſe, il eſt juſte, que vous me reconnoiſſiés tous pour votre Maître : votre propre interêt parle en ma faveur. C’eſt pourquoi il eſt inutile d’en dire d’avantage. Le Prodigue ayant fini ſa harangue, ils convinrent tous, qu’il valoit mieux pour eux de ſe maintenir enſemble, puisque leur interêt étoit commun entr’eux : que par conſequent chacun devoit garder ſon poſte, & reconnoître la Maquerelle pour ſa Superieure, & le jeune Prodique pour leur Bienfaiteur. ### CHAP. III. VOus ayant déja donné le Caractére d’une Maquerelle, & montré ſes raiſons pour avoir la préeminence dans l’art de l’impudicité ; je vais préſentement, par quelles fameux perfections elle peut y parvenir : & lorsque vous aurés vû ſa malice pour l’obtenir, & ſa patience à ſouffrir, vous conviendrés d’abord, qu’elle n’epargne aucune peine pour devenir méchante au ſuprême degré. Il n’y a pas longtems, que dans le Weſt-d’Angleterre vivoit un vieux Gentilhomme, auquel la Providence avoit été trés propice, en lui accordant un bien conſiderable, de ſorte qu’il ne lui manquoit rien au dehors pour mener une vie auſſi heureuſe qu’il pouvoit le deſirer. Ce Gentilhomme étant encore garçon, avoit plus de biens que d’eſprit, & plus d’envie d’agir, que d’habileté pour parvenir à la perfection : Car rien ne pouvoit lui convenir mieux qu’une femme, qui devoit être jeune & belle auſſi. Car quoiqu’il étoit avancé en âge, il avoit cependant encore de jeunes inclinations, & ſe croyoit encore auſſi alerte & vigoureux qu’un jeune homme de 25. ans. Vous pouvés bien vous imaginer, qu’un homme de ſon état ne pouvoit pas demeurer longtems ſans qu’on lui fit des offres, lorsque ſes intentions furent connuës : Car les richeſſes ont tant de charmes en elles-mêmes, que ſouvant ils aveuglent les parens, & font, qu’ils ſe trompent dans leurs propres interêts en diſpoſant de leurs enfans, qui ne conſiſtent pas tant dans les efforts qu’ils font de les marier avec des hommes riches, qu’avec ceux qui leur conviennent. On offrit à ce vieux paillard la fille d’un autre vieux Gentilhomme : elle étoit très belle, ſans cependant avoir beaucoup de bien ; mais ſentant bien, qu’il ne pouvoit pas s’attendre à ſon âge, a épouſé une grande beauté avec de grandes richeſſes ; il l’accepta volontiers. La jeune Demoiſelle n’étoit à beaucoup près ſi portée à conclure ce mariage que ſes parens, qui la ſollicitoient fort à cela ; & pour l’encourager, ils lui diſoient, que ſon vieil Epoux ne pouvoit pas vivre encore longtems, & qu’après ſa mort elle poſſederoit aſſés de biens pour épouſer un autre meilleur parti ; & que quoiqu’elle n’avoit pas alors beaucoup de ſoupirans, faute d’une fortune, qui repondit à ſa naiſſance & à ſa beauté : cependant lorsque le cas ſeroit ainſi changé, on ne pourroit manquer de lui faire des offres très avantageux. Ces raiſons engagerent cette jeune Demoiſelle à accepter le vieillard pour Epoux, & on celebra leur mariage. Mais, comme je l’ai déja dit, notre vieux Gentilhomme avoit plus de deſir de --- que d’habileté, & la jeune Dame ſe contentoit moins de ſes deſirs, que de la bienveillance & des effets, auxquels elle avoit raiſon de s’attendre de la part d’un mari. Mais n’en voyant ni ſentant pas l’execution, elle ſe repantit bientôt de ce à quoi elle ne pouvoit apporter aucun remede. Heureuſement, il arriva, que dans ſon voiſinage demeuroit une vieille & ruſée Maquerelle, qui avoit été depuis longtems accoutumée à préter ſes charitables ſecours à des Dames, qui tombent dans des inconveniens auſſi penibles & douloureux que ceux, où ſe trouvoit notre nouvelle mariée, dont elle avoit déja apperçû les inquietudes & les langueurs, cauſées par l’impuiſſance de ſon vieil Epoux : ce qui enhardit la vieille Maquerelle à prendre un tems convenable pour lui faire une viſite, & par ſes diſcours ſubtiles elle decouvrit la veritable cauſe du mécontentement de la jeune Dame, ſur quoi la Maquerelle lui tint le langage ſuivant : „Madame, j’espére que vous-m’excuſerés, ſi je prens la liberté de vous declarer mes ſentimens pour vous, qui ne procedent que de la compaſſion, que j’ai pour vous, en voyant & admirant une ſi agréable jeuneſſe & une ſi grande beauté en vous, livrées à un homme, qui ne ſçait ni ne peut en faire uſage : Je ſens très bien, qu’une perſonne de votre âge & de votre gayeté ne peut que s’affliger de votre triſte état, dans l’idée d’étre mariée, & étre dans ce cas privée des avantages, qu’on en doit ordinairement tirer. Ç’eſt être comme Epouſe ſans mari, que d’avoir un homme, qui ne peut rien faire. Vous ſçavés, Madame, qu’il nous eſt ordonné de croître & de multiplier. Mais quelque fertile qu’un terrain ſoit, on ne doit pas s’attendre, qu’il produite aucune choſe, qui vaille, à moins qu’on y jette de la ſemence. Voilà, Madame, ce qui me fait prendre la hardieſſe de vous dire, que vous vous manqués à vous-même, & au but de votre création, ſi vous ne trouvés quelques moyens, à ce defaut, & à cette impuiſſance, dans lesquels votre mari ſe trouve, à cauſe de ſon grand âge. Je connois un Cavalier alerte, jeune, beau, bien fait, en un mot, qui eſt la plus belle fleure de la jeuneſſe la plus enjouée ; qui, j’en ſuis ſûr, ſe ſacrifieroit lui-même, & tout ce qu’il a pour ſervir une Dame dans les circonſtances facheuſes, où vous êtes, & j’ai tellement compaſſion de vos peines, que je ferois volontiers mon poſſible, pour les adoucir, & pour vous procurer la ſatisfaction, qu’exige votre jeuneſſe & votre grande beauté, & que votre mari ne peut vous donner.„ La Maquerelle ayant fini cette harangue, la jeune Dame lui dit, qu’elle lui étoit très obligée, de le part qu’elle vouloit bien prendre à ſon état infortuné, qui étoit le même qu’elle lui avoit repréſenté ; mais elle lui dit, qu’elle n’oſoit pas ſe ſervir du remede qu’elle lui propoſoit, 1) parce qu’il étoit criminel, 2) parce qu’elle y coureroit de grands riſques ; que ſon mari ſentant ſon impuiſſance, & ſon imbecillité, étoit très jaloux, quoiqu’elle ne lui en eût jamais donné le moindre ſujet, & que par conſequent toutes les tentatives, qu’on pourroit faire en cela, deviendroient très difficiles, qu’il vaudroit infiniment mieux de n’y pas ſonger, de crainte d’y échouer. La vieille malicieuſe Maquerelle remarquant, que quoique la jeune Dame avoit mentionné le crime de ce qu’elle lui avoit propoſé, cependant elle n’inſiſtoit pas tant ſur cela, que ſur les hazards & les difficultés d’en faire la tentative, ce qui l’encouragea tellement par l’eſperance de réuſſir, qu’elle lui dit, quant au crime, vû les circonſtances, elle ne croyoit pas, qu’il y en eût aucun, parce que ſi elle pouvoit avoir eû de ſon mari cette bienveillance qu’il lui doit, elle ne l’auroit pas penſé à la chercher ailleurs ; & ſi c’étoit en quelque façon un peché, il n’étoit que veniel, qui pouvoit aiſement étre pardonné. Mais que par raport au dernieres circonſtances, touchant les risques, qu’elle y auroit à courir, à cauſe de la jalouſie du mari, c’eſt ce qu’il y a le plus à conſiderer : Car les vieillards, qui ne peuvent abſolument rien faire, ſont toujours les plus jaloux, & craignent ſans ceſſe, que d’autres ne ſuppleyont à leur défaut. Mais nonobſtant toute cette jalouſie, laiſſés moi le ſoin & le menagement de cette affaire, & quand il auroit les yeux d’Argus, nous le tromperont. La jeune Dame ſe laiſſa bientôt perſuader, à faire ce à quoi elle étoit déja portée auparavant, & enſuite elle s’abandonna entiérement à la conduite de la vieille Maquerelle, qui lui dit, qu’elle alloit dire au Cavalier, qui avoit une ſi grande paſſion pour elle, que lui n’étoit pas dèsagréable ; & lui diroit de paſſer devant la porte pluſieurs fois le lendemain, afin qu’elle put le voir au travers des fenêtres de ſa chambre ; qu’après l’avoir conſideré, elles conſulteroient enſemble ſur les meſures, qu’il y auroit à prendre, pour ſe joindre enſemble. Etant convenu de ceci, la vieille Maquerelle prit congé de la jeune Dame, & alla chés le Galant, avec lequelle elle s’entendoit, lui diſant la capture, qu’elle avoit faire pour lui, lui ordonna de s’equipper de la maniére la plus avantageuſe qu’il pourroit, & de paſſer & repaſſer devant les fenêtres dans le tems marqué, & où il pourroit la voir. Ce Galant fut tout de feu en apprenant cette bonne nouvelle, & prit la reſolution de ne rien oublier de ce qui pourroit de ſa part contenter la jeune Dame ; & pour y bien réuſſir & pour cet effet il s’habilla d’une maniére, qui ſurpaſſoit celle des plus beaux Galans de la ville, & ſe promena ſur la parade au tems marqué, & auquel la Dame fut auſſi très attentive de ſon côté, s’étant placée à la fenêtre, & toutes ces ſalutations amoureuſes furent faites & renduës de part & d’autre, autant que la diſtance de l’endroit pouvoit le permettre ; deſirant l’un & l’autre avec la même ardeur, de trouver l’occaſion d’éteindre leurs flammes mutuelles. Mais cette entrevuë ne ſe fit pas avec une précaution aſſés grande pour ne pas être apperçû du vieillard, dont jalouſie inquiete le tenoit ſans ceſſe eveillé. Il s’apperçut des fenêtres de la chambre, où il étoit, les frequentes allées & venuës de notre amoureux Galant, & des regards, qu’il jettoit à meſure qu’il paſſoit auprès de la fenêtre de ſa femme : Ce qui fit craindre à notre bon homme, qu’il n’y eût quelque choſe de plus ordinaire dans ſes allées & venuës ſi ſouvent réiterées de la part de notre jeune Galant ; ce qui cauſa une ſi grande inquietude au vieil impuiſſant, qu’il prit la reſolution d’en decouvrir la ſource. Et ſans faire le moindre ſemblant de ce qu’il avoit apperçu, il affecta de paroître plus amoureux pour ſa femme, & d’étre de meilleur humeur que jamais. Elle, qui au contraire avoit grande eſperance de pouvoir jouir d’un autre, qui contenteroit ſes deſirs amoureux avec une égale vigueur, ſe comportoit à l’égard de ſon mari avec une indifference ſi étrange, qu’elle ne fit que le confirmer dans ſa jalouſie. Il lui dit, que le lendemain il devoit aller en campagne pour terminer quelqu’affaire, qu’il y avoit, & qu’il ſeroit forcé, malgré lui, de s’abſenter d’elle pendant quelque tems, en ajoûtant, qu’elle ne devoit pas le prendre en mauvaiſe part, & qu’il hâteroit ſon retour auſſitôt que ſes affaires lui permettroient. Il ne put rien dire alors à ſa femme, qui lui fut plus agréable, & elle eût même aſſés de peine à lui cacher la joye, qu’elle en reſſentoit, & même il s’en apperçût. Quoiqu’il en fut, pour la mieux deguiſer, elle lui dit, qu’elle regarderoit chaque jour de ſon abſence comme autant d’années ; & alors elle l’embraſſa, en le baiſant, avec une paſſion ſi diſſimulée, qu’elle penſa gâter tout, & avoit presque perſuadé le bon vieillard de ne plus penſer à ſon voyage prétendu. La jeune Dame ne manqua pas auſſitôt de faire ſavoir ces bonnes nouvelles à la Maquerelle, qui en fut très contente, & promis d’en donner avis à ſon Enamerato, qui reſſentit une joye inexprimable de ſon bonheur, qui s’approchoit : & jusque là les affaires allerent au contentement de leurs deſirs reciproques. Le jour du départ du mari étant venu ; il ſe leva de grand matin, & avec toutes plus grandes careſſes feintées de part & d’autre il prit congé de la Dame : Mais ayant fait un ou deux milles, il entra chés un de ſes amis, où il laiſſa ſon cheval & ſes domeſtiques, & revint ſeul vers la nuit dans ſa maiſon. La vieille Maquerelle ayant eû avis de la jeune Dame, que ſon mari étoit parti, elle en avertit auſſitôt le Galant, & lui ordonna de ſe tenir prêt le même ſoir à une heure marquée, & qu’il iroit & viendroit devant la porte du logis, jusqu’à ce qu’on l’y fit entrer ; ce qu’il promit de faire fidèlement, & en conſequence il ſe trouva à ſon poſte. La Dame avoit fait préparer un repas pour bien traiter ſon Amant, avant d’entrer dans ſes amoureux engagemens ; & étant ſur le point de le faire entrer, ſon mari, qui s’étoit caché pendant quelque tems auprès de la maiſon, devant laquelle il voyoit le Galant ſoupçonné aller & venir, entra ſubitement dans la maiſon, & y trouvant un magnifique repas tout prêt, il ne douta pas, que ce ne fut pour lui. Il fait appeller vîte ſon Epouſe, & lui demanda, que ſignifioient ces préparatifs, & pour qui ce banquet étoit préparé ? La jeune Dame ſurpriſe & confonduë du retour ſi peu attendu de ſon mari, ne ſçavoit, que lui repondre. Mais reprenant un peu courage, elle lui dit auſſi bien qu’elle le pût, qu’elle étoit reſoluë de le ſurprendre, ayant appris qu’il avoit changé de ſentiment, & qu’il devoit revenir le même ſoir, croyant lui-même la ſurprendre à ſon tour. Son intention étoit de le bien regaler. Cette reponſe, auſſi plauſible qu’elle sembloit, lui parût entiérement fauſſe ; c’eſt pourquoi la prenant par l’epaule, avec un air colerique : Non, infidèle proſtituée, lui dit-il, une telle reponſe ne te peut excuſer ; je ne ſuis pas fait pour être trompé. J’ai vû ce paſſionné debauché ſe promener devant ma maiſon, pour lequel ce Feſtin étoit préparé ; & ſi j’avois eû ſeulement des armes, je lui auroit donné un autre regal que celui que tu lui avois deſigné. Mais puisque ta paſſion eſt ſi chaude, je m’en vais voir, ſi je ne pourrai pas la guerir. En diſant cela, il la traîna hors de la maiſon, la dépouilla toute nuë, & enſuite il la fit entrer dans un étang, qui étoit auprès de la cour, où il la lia avec des cordes à un pillier, qui étoit placé au milieu, en lui diſant, que de ce même ſoir jusqu’au lendemain matin il eſperoit, qu’elle ſeroit un peu plus rafraichie ; tandis qu’elle lui proteſtoit ſon innocence, en le priant de la relacher. Et l’ayant laiſſé dans cette triſte & froide condition, il renferma les domeſtiques dans leurs chambres, qu’il ferma avec des clefs, dont il prit poſſeſſion, après quoi il ſe renferma dans ſon apartement. Son Galant fatigué de ſe promener ſi longtems devant la porte, & ſurpris de ce qu’on ne l’avoit pas fait entrer, alla trouver la vieille Maquerelle pour en ſçavoir la raiſon, dont elle fut auſſi mortifiée que lui ; mais ayant eû une clef de la jeune Dame, au moyen de laquelle elle pouvoit entrer en tout tems par une porte de derriere, elle lui dit d’attendre, pour lui faire ſon rapport de ce qui s’étoit paſſé dans la maiſon ; ayant ouvert la porte, qui conduiſoit dans la cour, où étoit l’étang, elle vit auſſitôt la Dame, qui étoit dedans dans le même état, où ſon mari l’avoit laiſſée ; & approchant d’elle, elle lui demanda à haute voix la cauſe de ſon malheur. Helas ! dit la Dame, vous m’avés ruinée pour jamais ; vos pernicieux & damnables conſeils m’ont précipité dans un abîme de miſéres ; vos yeux ſont témoins de la disgrace & de la calamité, où ils m’ont reduit : & qu’elle en ſera la fin, je l’ignore. Pourquoi, dit la Maquerelle, vous n’avés pas vû votre Galant, à moins que vous n’en euſſiés quelqu’autre que celui que je vous avois deſtiné. Non, non, reprit la Dame, j’avois tout préparé pour ſa reception, & dans le même moment que j’allois le faire entrer, mon mari eſt entré, & m’a ſurpris ſans m’y attendre, & voyant le banquet, que j’avois fait préparer, il s’eſt mis dans une ſi grande colére, qu’il en a agi avec moi auſſi cruellement que vous le voyés. He bien ! dit la Maquerelle, ſi c’eſt là tout, prenés courage, nous trouverons les moyens de rendre la pareille à votre mari : & ſi vous voulés ſeulement me laiſſer faire, ce jaloux radoteur ſera du nombre de la grande confrérie avant demain matin. Votre ami m’attens chés moi ; je me mettrai à votre place, vous mettrés mes habits, & vous irés le trouver. Divertiſſés-vous avec lui juſqu’à ce que vous ſoyez contente, & revenés après me trouver. La jeune Dame, qui avoit été extremement troublée, d’avoir manqué dans ſon entrepriſe, & du cruel traitement de ſon mari, & voyant, que tout cela pouvoit ſe faire, elle ſuivit cet avis. La Maquerelle s’étant promptement déshabillée, delivra la jeune Dame, & prit ſa place dans l’étang, pendant qu’elle fût chés la Maquerelle, où elle trouva ſon Galant, qui la prit d’abord pour la Maquerelle à cauſe de ſes habits ; mais il étoit très content de cette mépriſe : & ayant appris l’état des affaires, ils employerent galamment leur tems, & ſe crurent très obligés à la vieille de cette nouvelle invention, qui leur avoit procuré cette entrevuë, tandis qu’elle faiſoit une rude pénitence, & qu’elle ſouffroit plus de peines pour leur avoir procuré du plaiſir, qu’ils ne le ſavoient alors. Car le vieillard non content de s’étre revangé ainſi de ſa femme, pour lui avoir voulû faire porter les cornes, il étoit reſolu de la punir encore d’avantage. Pour cet effet il ſort de ſon lit, va auprès de l’étang, où il l’appella mille fois Pu--ain : Ne t’ai-je pas pris, prèsque toute nuë, lui dit-il, ſans exiger la moindre dot de toi, & dans la penſée, que tu ſerois une épouſe fidèle & obligeante, & que tu te comporterois auſſi bien qu’une honnête dame ? Eſt-ce la recompenſe, que tu me rends impudente & miſerable debauchée ? Dis moi, qui t’as conſeillé de commettre un tel crime ? La Maquerelle, à qui tout cela s’adreſſoit, quoiqu’il croyoit, que ce fût ſa femme, n’oſa pas repondre un ſeul mot, & prit la reſolution d’en faire autant jusques à la fin ; ce qui le mit dans une ſi grande colére, qu’il dit : Quoi eſt-ce que je ne merite donc pas une reponſe ? Je ferai un exemple de toi pour toutes les Ga--ces, qui abuſent des bontés de leurs maris, & tirant ſon couteau de ſa poche, il s’avance auprès d’elle, & lui coupe le nez, qu’il lui jetta au viſage. Maintenant, P--ain, lui dit-il, prends cela pour la recompenſe, & fais-en un préſent à ton favori. Ayant dit cela, il retourna dans ſon lit, laiſſant la vieille dans cette miſerable condition. Mais peu de tems après, la jeune Dame, après s’être contentée avec ſon bon ami, & après avoir prit congé de lui, elle retourna auprès de l’étang, pour reprendre ſa place, & relever la pauvre Maquerelle, qui lui raconta ce qui lui étoit arrivé depuis ſon départ, de ce dont la jeune Dame fût plus troublée que la Maquerelle même, & ſongeoit déja à ſe ſauver de ſon ſanguinaire Epoux. Mais la vieille, étant une vieille ruſée, lui fit le diſcours ſuivant : „ Il eſt vrai, lui dit-elle, que cet accident eſt tombé malheureuſement ſur moi ; mais puisqu’il n’y a plus de remede, je veux m’en vanger. Mais ſi vous voulés ſuivre mon conſeil, pour votre propre bonheur, c’eſt qu’auſſitôt, que je vous aurai quittée, vous vous plaigniés avec une voix forte de la cruauté de votre mari, d’avoir abuſé & mal traité ſon Epouſe chaſte & innocente, en lui coupant ſon nez, & en détruiſant ainſi votre beauté ; & alors en priant toutes les Puiſſances celeſtes, comme Protectrices de votre chaſteté, de vouloir bien vous rendre votre nez & votre beauté d’une maniére miraculeuſe ; & immediatement après redoubler votre voix, comme pour les remercier de vous avoir accordé votre demande ; ce qui paſſera pour un miracle, & prouvera tellement votre innocence, qu’on ne la ſoupçonnera jamais plus après. Enſuite, j’eſpere, que vous me recompenſerés des peines, que j’ai endurées pour vous :” ce que la jeune Dame lui promit d’executer fidèlement. La Maquerelle retourna après chés elle pour ſe faire penſer, après avoir laiſſé la jeune Dame auſſi bien garrotée qu’auparavant. La vieille ne fût pas plutôt partie, que la Dame pouſſa un grand ſoupir, & commença à ſe plaindre de la maniere ſuivante : „O malheureuſe femme ! malheureuſes par deſſus toutes les autres femmes ! malheureuſe d’avoir perdu ſans ſujet l’amitié de mon Epoux, dans lequel j’avois placé tout mon bonheur ! malheureuſe d’avoir perdu ma reputation par lui ! malheureuſe d’avoir été plus cruellement &, ignominieuſement traitée par lui, que ſi j’avois été une debauchée publique ! d’avoir mon nez ainſi coupé, & d’avoir ma beauté defigurée, & tout cela ſans raiſon : que peut-on trouver de plus barbare en lui, ou qui puiſſe me rendre plus infortunée ? Mais, vous Puiſſances celeſtes !” (ajouta- t-elle d’un ton plus élevé, afin que ſon mari puiſſe l’entendre, ce qui arriva auſſi,) „s’il y a quelques Puiſſances, qui protegent la chaſteté, & qui prennent la defenſe de l’innocence, jettés les yeux ſur moi, dont vous connoisſés la droiture, & entendés les priéres : Si je me ſuis écartée des regles les plus ſtrictes de la vertu & de l’honneur, & rompuë en aucune maniére les liens du mariage, dans lequel je ſuis entrée, que toute votre plus grande colére tombe ſur moi. Mais ſi j’ai conſervé ma chaſteté ſans tache, ni jamais fait du tort à mon mari, ſeulement en penſée, gueriſſés mon viſage defigurée, rendés moi ma beauté perduë par mon nez coupé ſi injuſtement, comme un temoignage inconteſtable de mon innocence.” Ayant fini ſa priére, elle garda le ſilence pendant environ un demi quart d’heure, & comme ſi ſon nez lui avoit été miraculeuſement rendu, elle recommença à crier plus haut : „O vous Puiſſances immortelles ! qui connoiſſiés ma chaſteté immaculée, quoique ſouffrante, & qui venés de la recompenſer, acceptés en mes très humbles actions de graces ; car par ce miracle, que vous venés d’operer en moi, mon mari reconnoîtra ſûrement mon innocence, & je ſuis ravie de ce que je ſerai en état, au dépens de tant de ſang repandu, & après tant de peine, que j’ai endurées, de lui faire voir qu’il m’a injuſtement mal traitée, & quel eſt l’amour, que j’ai pour lui. Oui, vous Puiſſances d’en haut, qui avés prouvé ſi merveilleuſement mon innocence, vous êtes témoins de mon amour pour lui, nonobſtant ſa cruauté, pour laquelle je vous demande humblement pardon, parce qu’il l’a fait par un excés de rage, & qu’il l’a exercée ſur celle qu’il croyoit infidèle.” Alors élévant ſa voix beaucoup plus fort, elle appelle ſon mari, diſant : „Deſcendés, mon amour, & voyés & ſoyés convaincû d’avoir fait une ſi grande injuſtice à votre fidele Epouſe.” Le vieillard, qui ne dormoit pas dans ſon lit, & qui avoit entendu tout ceci, ne ſçût qu’en penſer. Il étoit ſûr d’avoir coupé ſon nez, & de lui avoir jetté au viſage ; mais il n’étoit pas aſſés credule pour croire, qu’il fût remis, & s’imagina au contraire, que c’étoit quelque tour, qu’elle vouloit lui jouer pour être relâchée. Quoiqu’il en fût, puisqu’elle l’appelloit pour voir & ſe convaincre lui-même, il prit la reſolution de voir la verité du fait ; pour cet effet il deſcendit avec une chandelle, qu’il approcha d’elle, & l’apperçut, que ſon viſage étoit ſain & entier, de ce dont il fût ſi ſurpris & confondu, qu’il commença à craindre, que le Ciel, qui venoit d’operer un tel miracle, en la guériſſant, ne fit éclater ſa vengeance ſur lui, pour le punir de ſa rage & de ſa cruauté, & pour cet effet il la relacha immediatement, & conduiſit dans ſon lit. „O tu es l’innocence même !” (s’ecria le cocu transporté de joy ) „Peus-tu me pardonner l’injuſtice, que je t’ai fait à ce pris.” „Oui, mon cher Epoux,” (repondit la malicieuſe P--ain) „puisque le Ciel a écouté ma priére, & prouvé mon innocence, je pardonne tout le monde, & toi principalement.” Après quoi ſon mari lui promit ſolemnellement, qu’il ne ſeroit jamais jaloux d’elle, quelque fût ſa conduite. Delà on peut voir, comment, par les intrigues d’une vieille & maligne Maquerelle, une jeune Dame eſt devenuë criminelle, & un vieux radoteur un jeune cornard ; & auſſi de quelle maniere elle peut menager tous les évenemens pour les faire réuſſir dans ſes pernicieux deſſeins. ### [CHAP. IV.] Une Maquerelle du prémier ordre, dont l’unique emploi eſt de procurer des jeunes débauchées, attendoit un Gentilhomme dans une Taverne auprès de Weſt-Smithfield, où elle devoit lui fournir un de ces morceaux que certaines gens appellent friands. Pendant cet intervalle notre Maître d’Hôtel entre dans la chambre voiſine avec un autre de ſes amis, qui devoit lui payer 50. Guinées : ce qu’il fit. Après qu’il eût delivré cette ſomme, & en avoir reçu la quittance, ils bûrent une bouteille de vin enſemble, en parlant de leurs connoiſſances à la campagne. Le Maître d’Hôtel lui demanda, comment ſe portoient tels & telles à Londres ; à quoi ſon ami lui repondit. Entre autres choſes il demanda, s’il ne connoiſſoit pas Mademoiſelle Pierpoint ? Je l’ai connu autrefois, lui repondit le Maître d’Hôtel ; mais il y a ſi longtems que je ne l’ai pas vuë, que je l’ai presqu’entiérement oubliée. Elle eſt déja âgée, lui dit ſon ami ; mais elle a une très jolie fille. Eſt-elle mariée ? demanda le Maître d’Hôtel. Non, lui repondit l’autre ; mais elle merite d’avoir un bon mari, car c’eſt une grande beauté, & outre cela elle a du bien pour vivre honnêtement. Après ce diſcours l’ami prend ſon verre. Allons, Mr. Brightwell, à la ſanté de Madame Pierpoint & de ſa fille, Mademoiſelle Betti. De tout mon cœur, repliqua Mr. Brightwell, c’étoit le nom du Maître d’Hôtel. Enſuite il but à ſon ami, & à tous ceux de Bedfordshire, & ſurtout de Hargrave. La Maquerelle, qui étoit dans la chambre voiſine, entendit diſtinctement toute la converſation, dont elle prit une exacte notice, étant réſoluë d’en faire uſage, ayant grande envie d’attraper les 50. Guinées, & medita les moyens d’y parvenir. Comme l’homme de qualité, qu’elle attendoit, lui manquoit de parole, elle ſe determina à ne pas perdre le tems inutilement ; & ayant payé le vin, qu’elle avoit demandé, elle attendit le départ de ces Mesſieurs, & les voyant prêts à ſortir, après les avoir bien examiné par un trou de la muraille, elle ſorti la premiére, & attendit dans un endroit convenable pour voir le chemin, qu’ils prendroient. Après les complimens ordinaires ils ſe ſeparerent, l’un entra dans une ruë, qu’on nomme Long-Lane, & alla vers l’hôpital de St. Barthelemi. La Maquerelle n’eût rien de plus preſsé à faire que de s’adreſſer au Maître d’Hôtel, qui avoit les 50. Guinées, qui lui tenoient fort à cœur. Elle le devancea dans la Long-Lane ; & comme elle étoit juſtement devant lui, elle s’arrêta : Je crois, Monſieur, avoir l’honneur de vous connoître, ſi je ne me trompe, vous étes de la Comté de Bedford. Il eſt vrai, Madame, mais je ne vous connois point. Non, Monſieur, je crois, que vous m’avés oublié ; mais mon nom eſt Pierpoint. Brightwell l’entendant parler ainſi, parût un peu étonné ; Comment, Madame, votre nom eſt Pierpoint ? Oui, Monſieur, lui dit-elle ; eſt-ce que vous avés oublié Pierpoint de Hargrave. J’y ai encore quelque peu de biens. Celui-ci lui dit, qu’il étoit charmé de la revoir ; il n’y a pas une heure, que j’ai bû à votre ſanté : J’eſpére, que Mademoiſelle votre fille ſe porte bien. Parfaitement bien, repondit la vieille ; & je crois, que vous me ferés le plaiſir de la venir voir. J’aurai une autre fois cet honneur, Madame, n’étant habillé pour paroître à préſent devant une jeune Demoiſelle. Vous étes parfaitement bien, repliqua-t-elle ; allons, venés avec moi : & en le prenant par la main, elle le conduiſit chés elle, où il alloit d’autant plus volontiers qu’il venoit d’entendre parler de la beauté de le prétenduë jeune Demoiſelle Pierpoint. Comme ils marchoient enſemble, elle lui fit pluſieurs queſtions touchant les perſonnes de la campagne, qu’elle avoit entendu nommer dans la Taverne, lorsque le Maître d’Hôtel y étoit avec ſon ami ; de ſorte qu’il ne douta en aucune maniére, qu’elle ne ſût celle dont elle empruntoit le nom. Entre autres choſes elle lui demanda, quel étoit celui avec lequel il venoit de boire à ſa ſanté, & lui ayant dit, que c’étoit un nommé Mr. Hanwell, immediatement elle lui en fit le portrait tel qu’elle l’avoit vû dans la Taverne avec lui. Enfin elle le conduiſit dans ſa maiſon, dont le derriere donnoit dans l’allée de St. Jean, & le fit entrer dans une ſale bien meublée, & lui dit, qu’elle alloit chercher ſa fille. Mais au lieu de cela elle alla parler à une des plus belles filles de joye, qu’elle entretenoit chés elle, à laquelle elle donna les inſtructions neceſſaires. Le Maître d’Hôtel la voyant, lui fit beaucoup de politeſſes, & lui dit, que tout ce qu’on lui avoit dit, touchant ſa beauté & ſes autres belles qualités, n’étoit rien en comparaiſon de ce qu’il remarquoit en elle, ajoutant, qu’il s’eſtimoit fort heureux d’avoir rencontré Madame ſa Mere, parce que par ce moyen il avoit eû le bonheur d’être introduit auprès d’elle. La carogne ſavoit déja le perſonnage, qu’elle devoit jouer avec lui, ce en quoi elle réuſſit tout au mieux ; & la vieille & la jeune firent ſi bien boire notre homme, qu’elles le rendirent fort joyeux & badin ; & la Betti faiſoit toujours les avances, à meſure qu’elle remarquoit en lui certaines inclinations. Mais comme il commençoit à faire tard, Brightwell voulut s’en aller ; mais la prétenduë Dame Pierpoint ne voulut pas le laiſſer partir avant qu’il n’eût ſoupé, au moyen de quoi il fût obligé d’attendre jusqu’à ce que le ſouper fût prêt : & pour lui faire paroître le tems moins long, la vieille demanda des cartes pour lui & ſa fille prétenduë. Enfin le ſouper arrive, les domeſtiques les ſervoient à table, & ſurtout la vieille comme une perſonne de qualité : Elle buvoit de tems en tems à la ſanté de Mr. Hanwell, & à celles de tous les amis à Hargrave, ſans oublier le convié ; ce qui l’engageoit à leur faire raiſon. Quand le repas fût fini, la Maquerelle demanda à un de ſes domeſtiques l’heure qu’il étoit. On lui répondit, qu’il étoit onze heures paſfées, ſur quoi notre homme voulut ſe lever ; mais il étoit alors trop tard. Elles lui dirent, qu’elles ne pouvoient abſolument pas le laiſſer aller à une telle heure de la nuit, diſant, que leur quartier étoit très obſcur, & très dangereux, quoique le plus grand danger pour lui étoit d’être chés elles ; elles lui offrirent un fort bon lit. Notre bon Maître d’Hôtel ſe trouvant un peu yvre, & ſe croyant en lieu de ſureté, convint d’attendre jusqu’au lendemain matin ; ſur quoi on apporta une autre bouteille de vin. Il commença à devenir gaillard, & à embraſſer & baiſer la Demoiſelle Betti, qui lui témoignoit beaucoup de tendreſſe, ce qui plût tant à Mr. Brightwell, qu’il ne voulut pas aller coucher ſans l’avoir pour compagne dans ſon lit ; ce que non ſeulement elle lui promit, mais elle lui tint encore parole, l’engageant même à n’en pas parler à ſa Mere. Auſſitôt qu’il ſût dans le lit, elle vint auprès de lui, & après avoir ſatisfait leurs deſirs, la drôleſſe lui dit, qu’elle ne ſe croiroit jamais plus heureuſe que lors qu’ils ſeroient mariés : La Betti tout d’un coup dit avoir beſoin du pot de chambre, & le pria de le lui donner ; mais le cherchant à tâtons pendant quelque tems, & ne le trouvant pas, elle lui dit, qu’elle ſe reſſouvenoit, que la ſervante l’avoit laiſſé ſur la fenêtre, & le pria de l’y aller prendre ; ce que voulant faire, & marchant ſur une trappe, elle tourna auſſitôt, & notre Galant amoureux tomba dans la ruë. Cette chûte n’étoit qu’une bagatelle en comparaiſon de ce que l’on va voir : ainſi elle ne fit que l’etourdire, & étant ſeulement en chemiſe, il ſentit d’abord le froid, qui étoit alors très grand. Etant revenû de ſa ſurpriſe, il ſe releva ; & comme la nuit étoit très obſcure, il ne ſavoit ni où il étoit, ni où aller : mais tâchant de trouver une porte, il marcha jusqu’à ce qu’enfin il arriva dans un endroit, que l’on nomme Clerkenwell-Green, où voyant une lumiere au corps de garde, il s’y rendit. Un des gardes ayant vû une perſonne toute blanche, il en donna avis à ſes camarades, qui en furent tous effrayés, & commencerent à conjurer ce phantôme ſuppoſé, qui étant à demi mort de froid, leur dit, qu’il n’étoit pas phantôme, mais de chair & d’os auſſi bien qu’eux. Le principal des gardes n’en voulant rien croire, lui ordonna de s’arrêter, & envoya ; un des plus hardis de ſa troupe, pour ſavoir, ſi la choſe étoit vraië, ou non : l’ayant reconnû tel qu’il s’étoit annoncé, on le fit entrer dans le corps de garde, on le placea auprès du feu, en lui demandant, comment il avoit été reduit dans cet état. Il dit, qu’il avoit rencontré une certaine Dame Pierpoint, ſa païſe, qui l’avoit invité de venir chés elle, où cet accident lui étoit arrivé ; mais perſonne ne la connoiſſant, ils ſuppoſerent tous, que quelque Maquerelle lui avoit joué ce tour. Car en lui voyant une bague de prix au doigt, & des boutons d’or à ſa chemiſe, qui étoit très fine, étant tout ce qu’il avoit emporté, ils ſuppoſerent, que ce qu’il venoit de perdre étoit proportionné à ce qui lui reſtoit ; ce qui engagea le chef de la garde à lui prêter une robe de chambre pour couvrir ſa nudité, comme auſſi à lui prêter du ſecours pour recouvrer ſa perte : mais étant dans l’obſcurité, il ne connoiſſoit aucunement l’endroit, où il étoit tombé, de ſorte qu’il ne put leur en donner aucun indice, & que c’étoit chercher une epingle dans un chariot de foin. Quoi qu’il en fût, ils allerent chercher dans pluſieurs maiſons de plus connuës pour la debauche, ſans rien trouver, & n’ayant d’autre recompenſe que leur fatigue ; tandis que la Maquerelle avec ſa gueuſe triomphoit de leur méchanceté, & étant rejouïes d’y avoir ſi bien reuſſi. Le matin étant venu, notre Galant derobé envoya chercher Mr. Hanwell, auquel il raconta ſon avanture. Ce dernier comprit d’abord, que ſon ami avoit été trompé, & lui prêta d’autres hardes, & de l’argent ; car on peut bien ſuppoſer, qu’il n’auroit oſé paroître devant ſa Dame dans cet équipage. C’eſt ainſi que les vieilles Maquerelles continuent leurs anciens trains. Leurs buts ſont les mêmes, quoique les moyens, dont elles ſe ſervent pour y parvenir ſoient differens. Leurs amorces ſont de diverſe nature, elles s’en ſervent ſuivant les occaſions, pour ruiner ceux qui aiment le fruit defendu ; & par leur infame conduite nous nous appercevons enfin, qu’elles ſavent faire ſeche de tous bois & voguer à tout vent. ### [CHAP. V.] Un certain Bourgeois de Londres avoit épouſé une jeune fille, qui, ſi elle eût été auſſi ſage que belle & ſpirituelle, elle auroit pû meriter le premier rang parmi les femmes. Mais l’incontinence avoit pris un tel aſcendant ſur ſon eſprit, que ſon mari n’étoit pas capable de contenter les deſirs ardens, qu’elle avoit pour les plaiſirs de Venus. C’eſt pourquoi ayant communiqué ſes penſées à une vieille Maquerelle, qui tenoit une maiſon pour y entretenir en particulier des perſonnes de qualité de l’un & de l’autre ſexe ; elle lui mit une Guinée dans la main, avec deux autres pour faire faire ſon portrait, en lui demandant, ſi par ce moyen elle pourroit être admiſe dans ſon academie ? Sur quoi la vieille lui repondit : „Vous pouvés avoir la double ſatisfaction, dont vous avés beſoin, & gagner auſſi de l’argent. Les trois Guinées, que vous venés de me donner, ſont toute la premiére depenſe, que vous avés à faire, & dix Shillings pour mes domeſtiques, qui les mériteront bien par les ſervices qu’ils vous rendront.“ Enſuite elle demanda à la Maquerelle, qu’elle étoit la coûtume de ſa maiſon, & comment elle devoit ſe comporter dans cette affaire ? & qu’alors elle ſe conformeroit de ſon mieux à ſes avis. Sur quoi la Maquerelle lui repondit : „J’ai une des plus jolis maiſons de Londres avec pluſieurs chambres bien meublées pour la commodité des Meſſieurs & des Dames. Il y a dans chaque chambre un miroir placé d’une façon ſi convenable, que ceux qui ont envie de travailler, peuvent voir ce qu’ils font : Car il y en a, qui prennent autant de plaiſir à voir, qu’à agir eux-mêmes. Ma maiſon paſſe ſous le nom de celles, où l’on trouve des chambres garnies ; & chaque Dame, qui y eſt admiſe, y a ſon portrait placé dans une grande ſale, où, lorsque les Meſſieurs entrent, ils choiſirent celle dont la figure leur plait en voyant la peinture ; & en me donnant une Guinée, je les introduis auprès d’elle, avec laquelle ils font leur accord, comme ils peuvent : au moyen de quoi nous ſommes ſûres de n’avoir que de gens de qualité, de ſorte que les Dames ſont en ſûreté.“ Mais je vois, dit la Bourgeoiſe, qu’il faut être conſtamment chés vous ; car que peut faire un Cavalier, qui choiſit la peinture de celle qui eſt abſente ? Quant à cela, repondit la Maquerelle, plus une Dame eſt chés moi, mieux les choſes vont, & plus elle gagne d’argent ; mais celles qui ne peuvent pas être toujours préſentes, elles ont certaines heures marquées, & ſi un Cavalier en a envie, lorsqu’il connoît l’heure, il s’y rend. Vous ſavés, Madame, quelle eſt la plus convenable pour vous. Je ne ſais, comment faire, lui repondit elle. Dites moi, comment vous paſſés votre tems pendant la journée, reprit la Maquerelle, & alors je vous dirai le parti, qu’il y aura à prendre. Pourquoi dit l’autre, je me leve ſouvent à 5. heures du matin, & étant habillée à 6. je vais à l’Egliſe, où je reſte jusqu’à 8. après je retourne chés moi, & à 10. heures. — Arrêtés là, dit la Maquerelle ; vous n’avés pas beſoin de m’en dire d’avantage. Il n’y a rien, qui aveugle plus un Epoux que le prétexte de la devotion ; & ſi vous pouvés ſortir à 6. heures pour reſter dans l’Egliſe jusqu’à 8. c’eſt le ſeul tems, que vous pouvés prendre, pendant lequel vous pouvés faire vos affaires & enſuite retourner chés vous. Il ne faut pas vous fatiguer pour l’habillement : une robe volante vous ſuffira, comme étant la plus commode pour nos affaires. Elle goûta fort les artifices de la Maquerelle, & en conſequence elle lui paya l’argent de ſon entrée, & les deux Guinées pour ſon portrait. Enſuite elle alla tous les matins à l’Egliſe ; ce qui faiſoit un très grand plaiſir à ſon mari : mais y allant alors plus aſſiduement qu’à l’ordinaire, cela cauſa quelque ſoupçon à ſon mari, qui ſe levant un matin, qui étoit juſtement le jour auparavant, que ſon portrait ſût fini, il l’a ſuivi ſans être vû, pour ſavoir, ſi elle alloit à la priere, ou non, elle y fût directement, & y étant reſtée pendant tout le tems, ſon mari eût une ſi grande opinion de la pieté de ſon Epouſe, qu’il commença à Ce blamer lui-même d’avoir eû des mauvaiſes penſées contre elle. Tout étant preparé chés la Maquerelle, & ſon portrait étant fait tout au mieux, ſa beauté étoit ſi grande, qu’elle ne manquoit pas de chalans. Chaque Cavalier, qui venoit, la choiſiſſoit ordinairement pour beſogner avec elle ; au moyen de quoi elle contentoit non ſeulement ſes deſirs luxurieux, mais elle gagnoit encore de l’argent, ſans derober celui de ſon mari, quoiqu’elle lui faiſoit une plus grande injuſtice d’un autre côté ; ce que ne ſachant, ni ne croyant pas, il penſoit être auſſi heureux qu’on peut l’être en femme : tant vrai eſt le proverbe, que ce que l’œil ne voit point, le cœur ne s’en repent pas. Mais il y avoit d’autres bourgeoiſes, qui étoient auſſi amoureuſes qu’elle, quoique moins jolies, & qui s’appercevoient, que leur commerce diminuoit tous les jours, depuis que cette belle péchereſſe étoit devenuë un membre de leur college, & ayant, par ſa beauté, attiré à elle tous les meilleurs chalans, toutes les autres la regardoient d’un œil jaloux. Elles ſe conſulterent enſemble, & reſolurent, qu’il étoit abſolument neceſſaire de s’en défaire ; mais comment s’y prendre, c’étoit la queſtion : mais l’une d’entre elles dit, qu’elle en feroit ſon affaire, & qu’elle agiroit d’une maniére effective, ſans même qu’elle put ſçavoir, d’où cela pourroit venir. La coquéte, à qui on avoit laiſſé le ſoin de cette affaire, avoit beaucoup d’eſprit, mais elle n’étoit belle qu’autant qu’il eſt neceſſaire pour ne pas paſſer pour laide, & étoit du nombre de celles qui ſouffroient le plus par cette nouvelle interlopere, qui n’avoit déja que trop anticipé ſur ſes droits, ce qui excita ſi fort ſa malice, qu’elle auroit mieux aimé faire ſauter toute la maiſon que de ne pas parvenir à ſon but ; & pour cette effet elle ecrivit la lettre, qui ſuit, au mari de ſa rivale : Quoique je n’aye jamais ambitionné le Titre d’Accuſatrice, cependant l’averſion, que j’ai du tort, que vous fait votre femme, qui abuſe de votre bon naturel, & qui ſous prétexte de devotion, proſtitue ſa chaſteté à quiconque veut en jouir, violant par là ſa promette de mariage, & en vous deshonorant, m’a engagé à vous informer de ſa conduite. Et quoiqu’on pourroit croire avec peine un avis de cette eſpéce, cependant ſi vous voulés ſeulement vous donner la peine de la ſuivre incognito, tous les matins, il vous ſera facile de vous contenter, & voir, ſi ce que je vous avance, eſt vrai, ou non : & pour mieux connoître ſes intrigues, lorsque vous la ſaurés entrée, où elle vient tous les matins, vous pouvés auſſi entrer, quoique ſans avoir aucune recommendation particuliére vous aurés de la peine à être admis ; c’eſt pourquoi vous demanderés après la Maîtreſſe du logis, en lui diſant, que vous avés été adreſſé à elle par Mr. Tom Stanhop, pour voir les portraits des Demoiſelles, qui ſont dans la ſale à manger, d’abord elle vous ſatisfera ; enſuite vous pourrés faire ce qu’il vous plaira ; & vous ne douterés plus de la verité, que je vous annonce, ſi vous voulés croire vos propres yeux : & ſi vous trouvés la choſe ainſi, je ſuis ſûre, que vous ferés content de ce que j’ai pris ſur moi l’office de votre bonne amie. Elle envoya cette lettre par un meſſager particulier avec un ordre exprès de ne la remettre qu’en mains propres, ce qui fût parfaitement bien executé. Mais après l’avoir lû, il fût ſi extremement ſurpris d’une pareille intelligence, qu’il ne ſavoit qu’en penſer : quelquefois il s’imaginoit, que c’étoit quelqu’artifice de quelqu’un, qui envioit ſon bonheur en jouiſſant d’une femme ſi vertueuſe, afin de mettre la diſcorde entr’eux ; mais étant renvoyé à une épreuve ſi facile, il ne put s’empecher de croire, qu’il y avoit quelque choſe de vrai en cela. Sur quoi il reſolut de ſuſpendre ſon jugement jusqu’à ce qu’il l’eût vû de ſes propres yeux. Après cela le même après-dinée il feignit d’avoir reçû une lettre, qui l’obligeoit d’aller à la rencontre d’un Cavalier le lendemain entre 4. & 5. heures du matin à Weſtminſter, pour arranger quelqu’affaire, & il promit à ſa femme de revenir à 9. heures : en même tems il fit apporter un habit magnifique & le reſte à proportion chés un de ſes amis, où il les mit le lendemain ; ce qui le deguiſa tellement en mieux, que ſon ami même eût de la peine à le reconnoître. Environ les 6. heures il demande une bonne verre de vin chaud dans une Taverne, d’où il pouvoit voir ſortir ſa femme de ſon logis ; auſſitôt qu’elle fût paſſée, il paya l’hôte, & la ſuivit ; & la voyant entrer dans l’Egliſe de St. André, il commença à s’imaginer, qu’on lui en avoit impoſé : mais il fût bientôt convaincu du contraire, en la voyant traverſer l’Egliſe, & delà aller dans la maiſon, qu’on lui avoit indiqué. Sitôt qu’elle y fût entrée, il reſta environ une demie heure, & ſuivant ce qui étoit marqué dans la lettre, il y entra lui-même, & demanda après la Maîtreſſe du logis ; ſur quoi la vieille Maquerelle parut : Etes-vous la Maîtreſſe de la maiſon, Madame ? lui dit-il. Oui, Monſieur, lui repondit-elle, faute d’une meilleure : dites moi, je vous prie, ce que vous ſouhaités de moi. Pourquoi, Madame, j’ai grand beſoin d’une certaine ſorte de convenance charnelle, & on m’a dit, que vous pouvés m’aider en cela ; de quoi la Maquerelle parût un peu ſurpriſe : Que je peux vous aider en cela, Monſieur, lui dit-elle ; j’eſpére, que vous ne me conſiderés pas comme une Maquerelle ; & ſi vous le faites, ſûrement vous avés pris ma maiſon pour une autre, & pourrois vous faire voir, que je ſuis une toute autre perſonne. Si je vous ai offenſé, Madame, je vous en demande pardon, reprit-il ; mais le Chevalier Tom Stanhop m’a adreſſé ici, pour voir les portraits des Dames, qui ſont dans votre ſale à manger. Auſſitôt que la Maquerelle l’eût entendu parler ainſi, elle commença à le regarder avec plus de complaiſance, & le pria de monter, & le fit entrer après dans la ſale à manger, où il apperçu bientôt le portrait de ſa femme fait dans la perfection ; & en ayant fait le choix, je vous prie, Madame, lui dit-il, combien faut-il payer pour jouir de cette Dame, car elle me plait plus que toutes les autres. Certes, Monſieur, dit-elle, je reçois une Guinée pour chacune d’elles ; mais il y a un Cavalier, qui m’a promis de rendre une viſite ce matin à cette Dame, & je ſuis étonnée de ce qu’il n’eſt pas encore venu ; mais comme je l’attens à chaque inſtant, je ne puis recommander ce matin aucun autre Cavalier à cette Dame. Eſt-il maintenant avec elle ? dit-il. Non, Monſieur, lui repondit-elle ; mais je ne ſais pas, s’il ne viendra pas bientôt, ou non. Point du tout, Madame, lui repliqua-t-il, vous devés obſerver ici les mêmes regles, que chés les barbiers, où les premiers venus ſont les premiers ſervis. Allons voilà une Guinée & demie pour vous. Cela fit tant d’impreſſion ſur l’eſprit de la Maquerelle, qu’elle le conduiſit immediatement dans la chambre, où étoit ſa femme ; & en contrefaiſant ſa voix, autant qu’il pouvoit, Madame, lui dit-il, engagé par votre portrait, que j’ai admiré, je viens ici, afin d’être aſſés heureux pour jouir de l’original. A quoi elle répondit, ſans reconnoître ſon mari : Monſieur, vous étes très bien venû, pour jouir de tous les plaiſirs, que je pourrai vous procurer. Que faut-il payer, dit-il, Madame, pour une ſi grande felicité ? A quoi elle repondit d’abord : Je ne ſuis pas, Monſieur, une perſonne mercenaire, auſſi ne fais-je jamais aucun marché auparavant avec qui que ce ſoit ; mais j’accepte ce que les Meſſieurs, qui viennent ici, me donnent liberalement, & je laiſſe toujours le tout à leur generoſité : mais faites promptement ce que vous avés envie de faire, car je ſuis bornée pour une certaine heure : ce qu’entreprit d’abord notre beau déguiſé, ſans autre ceremonie. Et tandis qu’ils danſoient & jouiſſoient des plaiſirs de Venus, le cloches de l’Egliſe de St. André ſonnoient agréablement, ce qui lui fit dire, tandis qu’elle travailloit avec ſon Galant ſuppoſé : Ha, que les cloches de St. André ſonnent melodieuſement ! ce qu’elle repetoit auſſi ſouvent qu’ils renouvelloient leurs plaiſirs. Auſſitôt qu’ils eurent fini leur beſogne, ſon mari, pour paroître être le perſonnage, qu’il avoit emprunté, temoigna être très content de leur exercice, & lui fit un préſent d’une Guinée, & partit ſans ſe faire reconnoître ; & immediatement après que la priére fût finie, elle retourna ſelon ſa coûtume chés elle, comme ſi effectivement elle eût été faire ſes devotions. Son mari s’étant defait de ſes ornemens & pris ſon habit ordinaire, il retourna à l’heure, qu’il avoit marquée, & ne donna aucun ſignal de ce qui s’étoit paſſé entr’eux : mais le ſoir étant enſemble dans leur lit, il lui prit envie d’eſſayer, s’il pourroit menager ſes affaires à la maiſon avec la même vigueur, qu’il l’avoit fait le matin au dehors ; mais s’appercevant, qu’il s’en manquoit de beaucoup de part & d’autre, il lui dit, que les cloches de St. André ne ſonnoient pas alors auſſi doucement, ni ſi agréablement, que le matin : mais quoi qu’il en ſoit, dit-il, puisqu’il n’en coute pas ſi cher ici, il faut me contenter. Sa femme fût tellement confonduë d’entendre ceci, qu’elle ne ſçût d’abord, que repondre. Elle ne pouvoit non plus comprendre, comment ſon mari avoit pû apprendre, qu’elle eût prononcé ces mêmes paroles le matin. Enfin elle prit la reſolution de le faire expliquer, & lui demanda, que ſignifioit ce qu’il venoit de dire. Et vous que penſiés vous, lui demanda-t-il, lorsque vous repetates ces mots ſi ſouvent ce matin ? Comment, repondit-elle d’un ton mépriſant, je les ai repetés ce matin ? Oui, Madame, lui dit il, un peu en colére : c’eſt vous qui les avés repetés ce matin, lorsque j’ai eû à faire avec vous dans le Bordel, déguiſé comme un Galant, dans un tel endroit, & où je vous ai donné une Guinée pour votre ouvrage du matin. Oui, Madame l’impudence, cela eſt vrai. N’en devés vous pas rougis ? „Et pour quelle raiſon ? lui repondit-elle hardiment, car ſi je rougis, vous ne pouvés pas le voir. Je ne vois pas non plus, pour quelle raiſon vous m’appellés impudence, puisque je ſuis ſûre, que je vous ai traité très poliment ; & ſi j’ai été là, vous y étiés auſſi bien que moi, & nous avons fait nos affaires enſemble ; où eſt donc la difference ? Outre cela je vois, que c’eſt votre propre faute : car ſi vous étiés auſſi vigoureux chés vous, que vous l’étes au dehors, je ſerois très contente de votre ouvrage au logis ſans en ſortir. Je m’apperçois très bien, que vous pouvés mieux travailler lorsqu’il vous plait ; & ſi vous ne vous blamés pas vous-même, & non pas moi, vous étes un cocu.“ Le mari entendant parler ſa femme ainſi, lui promit d’agir à l’avenir plus vigoureuſement, & elle lui promit auſſi de ſon côté de ne plus aller entendre le ſon melodieux des cloches de St. André, & ſe pardonnerent mutuellement l’un l’autre, & devinrent les meilleurs amis du monde. Voilà comment font les Maquerelles avec les Bourgeoiſes, en tenant ainſi des maiſons de debauche ; c’eſt auſſi ce qui arrive, quand les maris agiſſent ſi non chalament avec leurs femmes, dont la concupiſcence eſt plus grande que le pouvoir de tels Epoux. ### [CHAP. VI] IL arriva depuis peu à Londres, qu’un jeune homme beau & bien fait pour ſa vîteſſe dans la courſe, entra au ſervice d’un Cavalier Anglois, qui lui donna une belle & neuve livrée, & ſon Maître ayant beſoin d’une paire de ſouliers, qu’il avoit commandée, lui donna 5. Shillings pour les payer : ce qu’ayant vû& entendu par hazard une Maquerelle, crut, qu’elle pourroit dans l’inſtant faire une dupe. Il n’eût pas plûtôt quitté ſon Maître, qu’elle l’aborda en paſſant devant ſa porte, lui diſant, qu’il y avoit chés elle un de ſes païs, qui avoit grande envie de boire un pot de bierre avec lui. Un de mes païs ? dit-il ; je vous ſuis obligé pour cette bonne nouvelle ; quoi, un Irlandois ? ma foi ils ſont tous de bonnes gens. Enſuite il entra ; immediatement la Maquerelle le fit aſſeoir, & lui dit, qu’elle alloit appeller ſon païs : mais au lieu de cela, elle lui envoya une fille de joye, qui en ſe préſentant à lui, lui dit : Mon païs, je ſuis fort aiſe de vous voir. J’ai un pot de bierre à votre ſervice, pour l’amour de notre Patron St. Patrick. Et la vieille Maquerelle ayant apporté la bierre, la coquete prit le pot, & but à la ſanté de St. Patrick. De bon cœur, dit notre jeune homme, que la peſte m’étouffe, ſi je ne vous fais raiſon : ce qu’il fit à grands traits. Alors la fille commença à lui témoigner beaucoup de complaiſance & à le bien careſſer, ce qui lui fit tant de plaiſir, qu’il oublia ſa commiſſion, & rendit le reciproque à la donzelle, qui le pria de monter dans ſa chambre ; ce à quoi il conſentit d’abord : là elle lui laiſſa la liberté de faire d’elle, ce que bon lui ſembleroit ; & pour la recompenſer, il lui donna 6 Sols. Mais étant au bas de l’escalier, la vieille Maquerelle lui demanda, comment lui plaiſoit ſa païſe, & ſi elle l’avoit bien contentée. Parbleux ! lui repondit-il, elle eſt charmante ; auſſi lui ai-je donné un demi Shilling pour la recompenſer de la beſogne, que nous avons faite enſemble. Et enſuite il voulut paſſer la porte, mais la vieille le prenant par l’habit, arretés un peu, Monſieur, lui dit elle ; croyés-vous, que j’entretiens des filles de joye à ce prix-là. Bridget, dit-elle, qu’eſt-ce que cet homme a fait avec vous, & que vous a-t-il donné ? Il a fait ce qu’il a voulû, repondit la fille ; il a danſé une Courante deux ou trois fois, & il étoit libre de le faire d’avantage, s’il eût voulû ou pû ; mais il ne m’a donné que 6. Sols. Comment, miſerable ! dit la vieille, ſeulement 6 Sols ? Qui eſt-ce qui payera le reſte ? Je croyois, Monſieur, que vous auriés été plus genereux. Je ne vends pas les Courantes, qui ſe font chés moi, à un ſi bas prix : 5. Shillings eſt le moindre, qu’on puiſſe me donner, & il faut me les donner, avant que vous ſortiés d’ici ; ce qu’il fût obligé de faire, & ferma la porte ſur lui. Le pauvre diable ſe trouva alors très embaraſſé, & il fût cependant bien aiſe, après avoir donné ſon argent, d’étre delivré de ſes griffes : & au lieu de porter les ſouliers, il fût forcé de dire à ſon Maître, qu’il lui étoit arrivé un accident, & que quelque filou ou autre lui avoit volé les dits 5. Shillings. Mais ſon Maître n’étant pas content de ce detail, examina cette affaire de plus prêt, & enfin decouvrit la verité ; & en lui faiſant oter ſa nouvelle livrée, il le congedia, pour lui donner plus de loiſir pour aller rendre d’autres viſites à ſa chere païſe. Mais, helas ! il n’eût pas beſoin de l’aller voir d’avantage, car il avoit déja fait ſes affaires, l’ayant ſi bien poivré de la v--le, que peu de tems après il n’étoit pas capable de marcher, ni de ſe tenir ſur ſes jambes ; & n’ayant pas d’argent pour ſe faire guerir, il mourût faute de ſecours. C’eſt ainſi que les Maquerelles continuent dans leur train criminel. Elles attrapent ſouvent de pauvres idiots ſans réflexions : leurs demarches ſont autant de piéges, qu’elle ne reſpirent que le plus dangereux poiſon. Leurs châtimens ſont les maladies honteuſes, & leur but eſt de cauſer la mort. ### [CHAP. VII] NOus avons déja dit, de quelle façon une Maquerelle engagea une jeune Dame à proſtituer ſon lit de mariage, & vous allés voir maintenant, comment elle a attiré un homme marié à la debauche, & par conſequent à ſe ruiner lui-même, ſa femme vertueuſe & toute ſa famille. Une impudente fille de joye, qui, en changeant ſouvent de quartiers, évita pluſieurs fois la maiſon de correction, qu’elle avoit merité encore infiniment plus qu’aucune de celles qui y ſont. Avec le ſecours d’une Maquerelle elle attira par ſes habits riches, ſon beau viſage & ſes diſcours inſinuans, un homme ſans eſprit, à l’entretenir comme une Dame de qualité, quoiqu’elle n’étoit que la fille d’un miſerable commis. L’orgueil & les plaiſirs étoient les idoles, qu’elle adoroit, & pour en jouir, elle s’embaraſſoit très peu, à quoi elle alloit expoſer le pauvre idiot, qui fût obligé de faire des largeſſes à la Maquerelle, pour la lui avoir procurée, & d’en faire autant à la donzelle pour contenter ſa convoitiſe, jusqu’à ce qu’enfin ſon orgueil & les plaiſirs le conduiſirent à la peine & à la pauvreté. En negligeant ſes propres affaires, & en entretenant la droleſſe, l’avoit engagé & enfoncé dans les dettes, tellement que les ſergens, huiſſiers &c. &c. le pourſuivirent ſi fort, qu’il fût obligé de ſe ſauver dans les Païs-Bas, aimant mieux ſe confier à ſes pieds qu’à ſes mains. La canaille fût rejouïe d’en être dégagée, car étant devenu pauvre, & par conſequent hors d’état de lui fournir de l’argent, elle en étoit entiérement degoutée, mais non pas de la maniére, avec laquelle elle vivoit : car auſſitôt qu’il fût parti, elle s’adreſſa de nouveau à une vieille Maquerelle, & lui raconta ſa ſituation, & ajouta, qu’elle en avoit epuiſé un, & qu’il lui en falloit un autre. Fort bien, dit la Maquerelle, comportés-vous d’une maniére reſervée & comme une pucelle, j’ai un jeune éveillé, qui a beaucoup de biens, & qui ſera par conſéquent en état de depenſer beaucoup avec vous ; mais il veut abſolument avoir un pucellage, & je vous crois fort capable de vous contrefaire en cela. Eſt-il marié, ou garçon ? dit la donzelle. Il eſt marié, repliqua la vieille ; mais cela ne fait rien, puisqu’il a de l’argent : il vaudroit cependant mieux, qu’il fût ſeul, alors je pourrois l’engager à vous épouſer. Car il pourroit ſervir d’une bonne couverture pour vous ; mais ne craignés pas, que n’en tirions bien du profit. La ſeule choſe, qu’il y a à faire, c’eſt de faire premiérement la timide & la difficile, c’eſt le moyen de vous l’attirer & de le rendre plus amoureux de vous. Laiſſés moi faire, dit la P--- faites ſeulement, que nous nous voyons, & je le ferai mordre à l’ameçon. Je vous aſſure, que je le ménagerai bien, ou autrement vous pourrés dire, que je ſuis la plus veritable P--- qu’il y ait au monde ; ce qu’elle pouvoit entreprendre, faire, & dire, fans ſe rendre coupable du menſonge. Le complot étant ainſi projetté, la damnable mére s’en alla ſe promener, & trouvant le coureur après les gueuſes, qu’elle cherchoit ; elle lui dit alors, qu’elle avoit été obligée de faire beaucoup de depenſes pour trouver une chauſſure convenable à ſon point. Mais, ajouta-t-elle, elle eſt telle pour la beauté, la naiſſance, & l’education, qu’à peine pourroit-on trouver ſa pareille dans Londres. Il eſt vrai, qu’elle eſt un peu timide ; mais je vous aiderai à vaincre ſa grande modeſtie. Je puis vous aſſurer, que j’aurois pû avoir pour cette affaire dix Guinées du Chevalier R. P. ſi j’avois voulû la lui procurer. Mais j’aime à tenir ma parole, & je vous ai promis auparavant, que quand j’en pourrois trouver une, qui put vous convenir, je vous la procurerois. Mr. Gracelefs ravi d’apprendre cette agréable nouvelle, & pour en marquer ſa reconnoiſſance à la vieille Maquerelle, il lui préſenta une Guinée, avant même d’avoir vû la donzelle, & la vieille encouragée par ce préſent, ne tarda pas à les joindre enſemble. Il fût d’abord charmé de ſa beauté, & de ſa modeſtie affectée ; mais à peine voulut-elle de l’aborder, tant elle fit la difficile & la précieuſe. Sur quoi la Maquerelle lui dit, que c’étoit un digne Cavalier, meritant bien, qu’elle l’aimât. „Quel retour puis-je attendre d’un homme, qui eſt déja marié ? reprit la malicieuſe impertinente. Auſſitôt qu’il aura contenté ſes deſirs, & m’aura enlevé ce que j’ai de plus précieux, & qui eſt la ſeule choſe, dont je puis me flater, je veux dire virginité & mon honneur, ils ſeront perdus pour moi avec ſon amitié, & il ne me reſtera plus qu’un triſte repentir.“ Ces expreſſions firent une ſi grande impreſſion ſur ſon eſprit, qu’il lui fit toutes les proteſtations poſſibles, pour lui perſuader, qu’il ne changeroit jamais, ſi elle vouloit ſeulement conſentir, qu’il devint ſon Galant, & qu’à l’égard de ſa femme, il ne pouvoit pas l’aimer, & que par conſequent il ne s’en ſoucioit point, & qu’ayant vû les charmes, qui brilloient d’une maniére ſi éclatante dans celle-ci, c’en étoit plus qu’aſſés pour lui être toujours conſtamment attaché : que ſi elle vouloit lui promettre de lui être auſſi fidèle, qu’il lui ſeroit lui-même, ce ſeroit tout le bonheur qu’il deſiroit. Alors pour confirmer l’accord, la Maquerelle s’engagea pour les deux parties, qu’ils ſeroient fidèles l’un à l’autre, & après un accord fort dispendieux, ils coucherent enſemble, où, ayant été auparavant inſtruite par la Maquerelle, elle joua ſi malicieuſement ſon role, que ſon ſot amoureux la crût auſſi pucelle que la plus innocente vierge. Ils convinrent même enſemble, pour mieux réüſſir, & ſans être decouverts, qu’ils paſſeroient pour frére & ſœur. Enſuite de quoi elle l’engeola ſi bien de ſon amour prétendu, qu’elle pouvoit avoir de lui tout ce qu’elle deſiroit. Et le trouvant prodigue de ſon argent, & qu’il avoit un bien conſiderable, elle ne voulut pas être contente à moins d’avoir une maiſon de campagne, qu’il lui fit préparer à ſon gré avec de riches meubles. Lorsque ſon amant ne pouvoit pas la venir voir à cauſe de ſes affaires, elle envoyoit chercher la Maquerelle, qui lui en fourniſſoit un autre pour ſuppléer à ſon defaut qu’elle payoit de l’argent du premier pour la contenter. Quand il venoit la voir, elle lui reprochoit tendrement ſa trop longue abſence, & diſoit, qu’elle craignoit, qu’il ne l’aimeroit pas, qu’elle ſoupiroit après lui jour & nuit, faute de ſa compagnie. Mais vous avés, ajoutoit-elle, une femme, que vous aimés plus que moi ; il eſt vrai, que je vous l’avois dit d’abord, & vous m’avés repondit, que vous m’aimeriés d’avantage ; & j’ai été aſſés ſimple pour vous croire ; car ſi vous m’aviés la mieux aimé, vous n’auriés pas été ſi longtems abſent de moi. Je ſui ſûre, que ſi j’avois pû aller auprès de vous, je ne me ſerois pas abſentée ſi longtems de vous. Alors elle ſe mit à pleurer d’une maniére, qui touchâ tellement notre petit Maître amoureux, qu’il ſe mit à l’embraſſer & à la baiſer tendrement, en lui faiſant les plus belles promeſſes du monde, maudiſant ſa femme, la donnant à tous les D---, & aſſurant ſa Maîtreſſe, qu’il n’aimeroit qu’elle. L’ayant ainſi même à ſon but, elle l’embraſſa de nouveau, & dit : „He bien, mon cher cœur ! s’il eſt ſûr, que vous m’aimés, je ſerai toujours votre amie ; mais montrés moi ce que vous m’avés apporté : “ſi c’étoit un bon nombre de Guinées, alors elle étoit contente ; & ſi cela manquoit, elle étoit de mauvaiſe humeur. C’eſt bien là une marque, que vous m’aimés, de vous abſenter pour un tems ſi conſiderable, & de ne rien m’apporter. Voilà toutes les Dames des environs, qui peuvent avoir tout ce qu’il y a de plus nouveau, mais vous vous n’embaraſſés guére de ce qui pourroit me faire plaiſir.“ Pour la mettre en bonne humeur, il lui promet une nouvelle robe de ſatin ; elle a beſoin de nouveaux bijoux, & de bagues de diamants pour repondre à d’autres appareils ; & pour les procurer, il eſt obligé de s’endetter avec les merciers & les joualiers. Au moyen de quoi, en peu de tems il diſſipa tout ſon bien. Ses amis vinrent lui conſeiller d’abandonner ſa mauvaiſe conduite, ſinon qu’elle n’aboutiroit qu’à la ruine de ſon corps & à la perte de ſon ame. Ils lui repréſenterent auſſi, qu’il avoit une Epouſe belle & vertueuſe, avec laquelle il avoit eû pluſieurs Enfans aimables, qu’enfin ils étoient ſurpris de voir qu’il ſe fût laiſſer gagner ſi honteuſement par une ſi infame debauchée. Mais toutes ces remontrances ne produiſent pas l’effet deſiré, & ſa Femme voyant cette miſerable preferée à elle-même, ſans en avoir donné la moindre occaſion, elle prit une occaſion favorable pour faire connoître à ſon indigne Epoux ſon chagrin, & l’état dangereux, où il s’étoit expoſé, de la maniére ſuivante : „Vous ai-je jamais donné aucun ſujet de retirer votre affection de moi ? Vous auriés pû avoir moyen devant les hommes pour agir, comme vous le faites, quoique cela ne vous auroit pas excuſé devant le Tribunal du Tout-Puiſſant, que vous offenſés ſi indignement par votre vie infame.„ ‌ ### LE DÉBAUCHÉ CONVERTI, Par Mr. Robbé de Beauveſet. Puissant Médiateur entre nous & la femme, Qui du plaiſir ſecret nous ourdiſſez la trame, Des feux de Prométhée ardent diſpenſateur, Et de la gent humaine éternel Créateur ; Portaſſiez-vous encore un plus ſuperbe tître Du bonheur de mes jours vous n’êtes plus l’arbître : Ce plaiſir violent, dont je fus enchanté, D’un tourment de ſix mois eſt trop cher acheté. Qu’un autre que moi coure après ce vain fantôme, J’en connois le néant, grace à Monſieur ſaint Côme ; Et ſes ſacrés rechaux ſont l’utile creuſet Où l’or faux du plaiſir m’a paru tel qu’il eſt. J’ai ruminé ces maux que ſur ſon lit endure Un pauvre putacier tout frotté de mercure ; Des conduits ſaliviers, quand les pores ouverts Du virus repouſſé filtrent les globes verts ; Quand ſa langue nageant dans le flots de ſalive, Semble un canal impur qui coule une leſcive. Ah ! que ſur ſon grabat ſe voyant enchaîné, Un Ribaud voudroit bien n’avoir pas dégaîné ; Qu’il déteſte l’inſtant où ſa pompe aſpirante Tira le ſuc mortel de ſa cruelle amante. L’œil cave, le front ceint du fatal chapelet, Le teint pâle & plombé, le viſage défait, Les membres décharnés, une jouë allongée, Sa planette atteignant ſon plus bas périgée ; Alors avec David il prononce ces mots : La vérole, mon Dieu, m’a criblé juſqu’aux os. Car par malum, David entend l’humeur impure Qu’il prit d’Abigaïl, comme je conjecture, D’autant que cette femme, épouſe de Nabal, De ſon mari pouvoit avoir gagné ce mal. Ce Nabal, en effet, eſt peint au ſaint Volume Tel qu’un compagnon propre au poil comme à la plume ; Et qui, quand il trouvoit fille de bonne humeur, De ſes bubons enflés mépriſant la tumeur, Lui faiſoit ſur le dos faire la caracole, Eût-il été certain de gagner la vérole. Auſſi je ſuis ſurpris que David ce grand clerc, Au ſait d’Abigaïl, ait pû voir ſi peu clair ; Certes beſoin n’étoit d’être ſi grand Prophéte Ni d’avoir ſur ſon nez la divine lunette, pour voir que de Nabal tout le ſang corrompu, Ayant poivré le flanc qui s’en étoit repu, C’étoit néceſſité que ſon hardi Priape Eût la dent agacée en mordant à la grape. Mais, quoi ! vit-on jamais raiſonner un paillard ? Il prit, les yeux fermés, ce petit mal gaillard, Dont quelque-tems après ſa flamberge en furie Enticha le vagin de la femme d’Urie. De mes ébats auſſi j’ai tiré l’uſufruit ; Mais grace au vif argent, mon virus eſt détruit ; Mon ſang purifié coule libre en mes veines, Et deux globes malins ne gonflent plus mes aînes ; Du trône du plaiſir les parois reſſerrés, Ne laiſſent plus couler mille ſucs égarés ; Et ce moine vélu que le prépuce en froque, De trois rubis rongeurs voit dérougir ſa toque. Triſte & funeſte coup ! pouvois-je le prévoir, Qu’une fille ſi jeune eût pû me décevoir ? Deux luſtres & demi, qu’un an à peine augmente, Voyoient bondir les monts de ſa gorge naiſſante ; Un cuir blanc & poli, mais élaſtique & dur, Tapiſſoit le contour de ſon jeune fémur ; A peine un noir duvet de ſa mouſſe légére, Couvroit l’antre ſacré que tout mortel révére ; Les couleurs de l’aurore éclatoient ſur ſon tein, Elle auroit fait hennir le vieux Moufti Latin ; Un front, dont la douceur à la fierté s’allie, La firent à mes yeux plus vierge qu’Eulalie ; Auſſi combien d’aſſauts fallut-il ſoûtenir, Avant que d’en pouvoir à mon honneur venir ? A mon honneur ! je faux, diſons mieux, à ma honte : Après deux mois d’égards, de ſoupirs, je la monte. Dieu ! quelle volupté, quand ſur elle étendu Je preſſurois le jus de ce fruit défendu ! Sa gaîne aſſez profonde, en revenche peu large, Entre elle & mon acier ne laiſſoit point de marge ; Le piſton à la main, trois fois mon Jean choüard Dans ſes canaux ouverts ſeringua ſon nectar, Et trois fois la pucelle avec reconnoiſſance Voitura dans mon ſang ſa vérolique eſſence. Mais, quoi ! ma paſſion s’enflamme à ce récit ; De mes tendons moteurs le tiſſu s’étrécit ; Mes eſprits dans mes nerfs précipitent leur courſe, Et de la volupté courent ouvrir la ſource. Quoi donc ! irois-je en proie à de vils inteſtins De mes os ébranlés empirer les deſtins ? Irois-je ſur ces mers fameuſes en naufrages, Nautonnier imprudent affronter les orages ? Moi, qui, comme Jonas qu’un ſerpent engloutit, Ai ſervi de pâture à l’avide Petit. Non, de la chaſteté j’atteins enfin la cime, Là je rirai de voir cette pâle victime, Que la fourbe Vénus place ſur ſes autels, Traîner les os rongés de ſes poiſons mortels. Que le Ciel, ſi jamais je vogue ſur ce goufre, Faſſe pleuvoir ſur moi le bitume & le ſoufre ; Que l’infamant raſoir qui tondit Abaillard, Me faſſe de l’Eunuque arborer l’étendart, Si jamais enivré, fût-ce d’une pucelle, Mon frocard étourdi ſaute dans ſa nacelle. Tout viſage de femme à bon droit m’eſt ſuſpect ; Quiconque a ſalivé, doit fuir à ſon aſpect. Oui ! m’offrit-on le choix des onze mille Vierges, Jamais leurs feux ſacrés n’allumeroient mes cierges : Le jaloux Ottoman m’ouvrit-il ſon ſérail, Quand j’y verrois à nud l’albâtre & le corail Briller ſur ces beaux corps qu’embellit la nature, Mon Priape ſeroit un Priape en peinture. Je dis plus ; quand le Ciel exprès de mon côté Tireroit la plus rare plus ſaine beauté, Dieu ſait ſi la chaleur de cette nouvelle Eve Dans mon muſcle alongé feroit monter la ſéve. Beau ſexe, c’en eſt fait, vos ébats ſéducteurs Ne me porteront plus vos eſprits deſtructeurs ; Je fuirai déſormais votre eſpéce gentille, Ainſi qu’au bord du Nil on fuit le Crocodile ; Il eſt tems de penſer à faire mon ſalut ; L’ame ſe porte mal quand le corps eſt en rut. Lorſque l’affreuſe mort au ſec & froid ſquelette M’aura devant le Juge aſſis ſur la ſélette, Cent mille coups de cul ne me ſauveront pas Du foudroyant arrêt de l’éternel trépas : C’eſt vous qui le premier avez fait tomber l’homme, Par l’attrait ſéducteur de la fatale pomme ; Mais vos culs dans l’abîme en ont plus deſcendus Que ne feroient jamais tous les fruits défendus. Ç’eſt avec vos filets que Satan nous attrape, C’eſt vous qui nous pouſſez ſur l’infernale trape ; Vous ſéduiriez, morbleu, je crois, tous les Elüs. Adieu, beau ſexe, adieu, vous ne me tenez plus. ‌ ### ÉTIMOLOGIE DE L’AZE-TE-FOUTE. UN jour de Foire dans Châlons, Colas s’en alloit à la Ville, Monté ſur le roi des ânons, Animal ſoumis & docile Contre l’uſage des griſons. N’étant qu’au milieu de ſa route, Il fit rencontre de Catin Laſſe, ſuant à groſſe goutte, Et faiſant à pied le chemin. La Belle voyant ſon Voiſin, Qui s’en alloit le vent en poupe, Le conjura par ſaint Martin, De la laiſſer monter en croupe. Un cœur auſſi dur qu’un rocher Se fût attendri pour la Belle ; Elle étoit fraîche, encor pucelle, Et ſa main pouvoit s’acrocher Parfois au pommeau de la ſelle. Mais ces menus dons des Amans, Que nous autres, honnêtes gens, Avons bâtiſé Petite Oie, Sont nommés par certains manans, Viande creuſe & fauſſe monnoie : De ces manans étoit Colas, Auſſi n’en faiſoit-il grand cas. Depuis long-tems de la Donzelle Il avoit pris ville & fauxbourgs, Mais elle défendoit toûjours Avec vigueur la citadelle. Le Gars en plus de vingt aſſauts Fut repouſſé ſur la verdure, Non ſans force coups de fuſeaux, Sans mainte & mainte égratignure, Colas en avoit le cœur gros ; Auſſi tout ſec piquant ſa bête, Néant, dit-il, à la requête : Catin le flate tendrement, Le manant touſſe fiérement ; Si l’une preſſe, l’autre chante ; Que faire en telle extrémité ? Catin n’avoit point d’Atalante Les pieds, ni la légéreté : Puis c’étoit au cœur de l’Eté, Peut-être dans la canicule ; Colas gardoit ſon quant-à-moi, Néceſſité n’a point de loi. Enfin la Belle capitule : Arrêté fut qu’à chaque pet, Que feroit meſſire baudet, Maître Colas & la Bergére Feroient un tour ſur la fougére ; Le tout pour le ſoulagement Et le repos de la monture ; Que toutefois griffe, ni dent, Façon aucune, aucun murmure Ne ſeroient admis nullement, Sinon à pied & promptement. Le Traité fait, la Belle monte ; Le drôle auſſi-tôt du talon Frappe le flanc de ſon griſon ; Maître baudet pete & ſans honte, Il ſavoit par cœur ſa leçòn. A cette eſpéce d’exercice Jadis l’avoit dreſſé Colas, Pour certaine Dame Thomas, Martin ayant fait ſon office, Colas deſcend, point de quartier ; Elle eût beau cent fois le prier, Il l’emporte, il ſuë, il travaille, Et d’une ſanglante bataille Revint tout couvert de laurier. Tous deux remontent ; la Fillette Rajuſte & mouchoir & cornette, Bientôt après le Villageois Tournant vers elle le minois, Fut ſurpris de la voir plus belle ; C’étoit l’effet d’un incarnat Qu’elle avoit aquis au combat. Tout auſſi-tôt ardeur nouvelle, Coups dans les flancs & nouveau ſon, Pour deſcendre moins de façon. A la troiſiéme pétarade Catin vous fait une gambade, Tire Colas par ſes habits, Lui montrant un prochain taillis. Ce Bois lui donna l’eſtrapade, Il en revint pàle & défait, Et jurant contre le baudet. Il n’étoit au but : la Fillette Avoit découvert ſon ſecret : Elle talonne, l’ânon pete ; Lors, dit Catin, n’entends tu pas ? Quoi, répond l’autre ? l’Aze… écoute : Si l’Aze pete, dit Colas, Palſangué que l’Aze-te-foute.
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Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/Texte entier
# Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/Texte entier ### CHAPITRE PREMIER FAISONS CONNAISSANCE. artez, mon fils ; volez où l’honneur vous appelle ; n’écoutez que sa voix sacrée ; repoussez loin de vous tout sentiment indigne de votre famille, et de la carrière dans laquelle vous devez vous signaler. Terrible avec les ennemis de votre patrie, n’insultez point à la misère du vaincu ; gardez-vous de profiter de ses malheurs, pour porter la honte dans sa demeure. Songez que vous avez des sœurs, et cette pensée vous arrêtera si votre cœur emporté par la fougue de l’âge, vous excitait à commettre la plus odieuse des actions, celle qui déshonore et la victime et le séducteur. Je n’ai point besoin de vous recommander de garder dans les camps, une noble réserve qui mette entre vous et les mauvais sujets, une barrière qu’ils ne franchiront jamais si la considération en fait la défense. Rappelez-vous, mon fils, que vos ancêtres, soit dans leurs provinces, soit à la cour, remplirent les premières dignités civiles ou militaires ; n’en tirez point un vain orgueil, qui vous rendrait l’objet de la haine de ceux qui vous environneront ; mais que ce souvenir encourage votre émulation, et dites-vous : „Mes aïeux n’auront point un descendant indigne du nom qu’ils m’ont transmis.” Ainsi parlait le comte d’Oransai à son fils aîné prêt à partir pour l’année, où il allait remplir une vocation irrésistible. Alexandre, dès son jeune âge, ne soupira qu’après l’instant qui lui permettrait de se livrer à ses inclinations belliqueuses. Sa mère chercha vainement à le dissuader de courir une telle carrière, ce fut en vain. Le sensible, mais fougueux Alexandre, résista aux caresses, aux prières de sa famille ; et appuyé par son père dont les désirs, se trouvaient conformes aux siens, il triompha des obstacles que lui présentait sa tendre mère, et enfin son impatiente ardeur vit luire le beau jour qui lui permit de ceindre l’épée du soldat. Oh ! que de larmes versa la comtesse, lorsqu’il fallut qu’elle se séparât de son fils ! Que de fois elle le pressa sur son sein maternel ! „Cher fils, lui disait-elle, ah ! je t’en conjure, n’expose pas une vie qui m’est si précieuse. Dans les garnisons, garde-toi de provoquer tes compagnons d’arme ; vois les pleurs que je verse au moment où tu vas me quitter, quoique j’aie la douce espérance de te revoir, et juge quelle serait ma douleur si la nouvelle de ta mort parvenait jusqu’à moi ! je n’y survivrais pas. N’est-ce pas, mon Alexandre, que tu ne seras point querelleur ? Que tu éviteras même les occasions qui pourraient te forcer à t’armer contre un Français ? Promets-le-moi, mon fils ; jure-le-moi, ou tu ne pars pas.” Alexandre, pour calmer sa mère, ne balança pas à lui tout promettre, lorsqu’en secret il ne pensait point qu’il dût impunément endurer le moindre outrage. Son père, qui avait vécu dans les camps, ne savait que trop combien ce que demandait la comtesse était impraticable. Enfin le moment fatal arriva : Alexandre partit ; ses sœurs, ses jeunes frères le comblèrent de leurs caresses ; il s’arracha avec peine des bras maternels ; et suivi d’un vieux domestique auquel on avait confié le soin de sa conduite jusqu’à son arrivée à la garnison, il s’éloigna pour la première fois des lieux où il prit naissance. Malgré la douleur qu’il ressentait en quittant sa famille, il n’était point insensible au plaisir d’être libre. Sa conduite serait moins surveillée, il pourrait plus se livrer à ses goûts, dont le premier aspect est si brillant aux yeux d’une jeunesse inexpérimentée. Contrarié peut-être dans ses penchants amoureux, il croyait que loin d’un père sévère il n’aurait point à redouter ces reproches qui tant de fois troublèrent son âme sensible. Revêtu d’un habit d’uniforme, Alexandre ne serait plus traité comme un enfant dans les cercles ; on causerait avec lui ; les femmes le traiteraient avec bonté ; il s’enflammait à cette idée ; et des conseils que son père lui prodigua tant de fois, celui dont il se rappela le mieux, ce fut celui qui lui ordonnait l’amour des dames et la galanterie. À dix-huit ans, quand on est militaire, et Français, peut-on penser autrement ? Je ne veux point passer sous silence les noms et les caractères des personnages qu’Alexandre trouva dans la voiture publique dans laquelle il cheminait. Son père voulant de bonne heure l’accoutumer à ce monde auquel il était étranger, préféra le faire partir par une diligence, que de lui permettre de prendre une chaise de poste ainsi que la comtesse l’eût désiré. Le fond de la voiture était occupé, premièrement, par une dame âgée qui, tenant toujours un chapelet entre ses doigts, contraignait un gros chanoine son voisin, de répondre parfois aux litanies qu’elle récitait. À côté du chanoine était une dame qu’il appelait sa nièce : trente ans, de grands yeux noirs plus qu’effrontés, une figure passable, beaucoup de gorge, de l’audace et des désirs, telle était madame d’Hecmon. Elle avait pour voisine une jeune Agnès de seize ans, jolie comme on l’est au village ; de fortes couleurs, de belles dents, des yeux niaisement beaux, une taille élancée, une peau un peu brune, un esprit nul, mais une bonne volonté sans bornes, voilà Lucile. Alexandre, placé sur le devant de la voiture, était serré dans un coin vis-à-vis celui qu’occupait la jeune campagnarde, par un énorme président au sénéchal d’une petite ville, raide personnage, bavard impitoyable, sot et fier comme un magistrat subalterne. Le sénéchal pesait aussi sur un squelette long et pâle, qu’on reconnaissait à son immense rapière, à son antique feutre ombragé de quelques plumes de coq, à son habit vert orné d’une ci-devant broderie dont il ne restait plus que des soies éparses, pour être un noble châtelain. Le dernier personnage était un bon marchand, peu cérémonieux, aimant ses aises, se disputant toujours pour l’étendue qu’il voulait donner à sa place, avec le gentilhomme, dont le maigre individu se trouvait horriblement comprimé par les corpulences du sénéchal et du négociant. Les premières heures se passèrent assez silencieusement ; le jour ne brillait point encore. Le magistrat, le marchand, le chanoine, la vieille dame dormaient ; le gentilhomme qu’on étouffait, disait ouf à tout moment ; les jeunes femmes chantaient à demi-voix, et Alexandre encore tout ému des adieux de sa famille, pensait à sa mère, et rêvait quelque peu à la perspective qui venait de s’ouvrir devant lui. Cependant on ne peut rester sans parler dans une voiture où l’on doit passer quatre jours ensemble ; aussi la conversation ne tarda-t-elle pas à s’engager. L’aurore se levait, brillante et parée de toutes ses couleurs. Le sénéchal qui savait vivre, commença en homme d’esprit la conversation par ces mots : Je crois qu’il fera beau aujourd’hui ? Je pense comme vous, monsieur ; plaise au Seigneur que cela continue pendant le reste de la route ! Madame, aurons-nous le bonheur de voyager longtemps ensemble ? Je vais jusqu’à Paris. Nous de même, s’écrièrent les voyageurs en chorus. Ces mots hautement prononcés réveillèrent le chanoine, qui croyant que des brigands pouvaient seuls causer une pareille rumeur, sans regarder autour de lui, se jeta à plat ventre en criant miséricorde. Comme la voiture n’était point trop large, il tomba sur les genoux du malheureux campagnard, qui, voyant et sentant cette nouvelle masse sur lui, le repousse vivement et le fait rouler sous les jupons de la vieille dame ; voulant se retenir, le chanoine s’accroche ; des cris se font entendre, la dame saute de sa place, et s’élance au cou du marchand ; mademoiselle Lise se met à pleurer ; madame d’Hecmon riait aux larmes ; Alexandre ne pouvait non plus retenir sa gaîté ; le sénéchal portant ses deux mains à sa perruque, craignait de lui voir perdre l’équilibre ; enfin c’était un bruit, un désordre dont on n’a point d’exemple. Cependant le calme se rétablissait, le chanoine relevé se confondit en excuses, la dame les accepta, Lucile ne pleura plus ; madame d’Hecmon rit un peu moins, et quand on se fut rassuré, la conversation ne discontinua pas. Alexandre ne parlait pas, il avait remarqué les yeux de madame d’Hecmon, qu’elle tournait sur lui avec une expression qui n’était point décourageante ; en même temps il s’apercevait que Lucile, malgré sa gaucherie, avait seize ans, et quand on a dix-huit ans, ces remarques sont bien dangereuses. Pour commencer une explication, il se hasarda à presser le pied de sa jeune voisine : il ne le fit d’abord qu’en tremblant ; puis devenant plus hardi, il donne à ce mouvement une intention plus marquée. Soudain il aperçut les joues de Lucile se colorer plus vivement ; ses yeux se baissèrent, et au contraire son joli sein s’éleva en palpitant. Bientôt il sent un pied furtif presser à son tour le sien. Alexandre fut hors de lui, mais au même instant le démon de la coquetterie lui fit répondre, par un coup d’œil brûlant, au regard significatif que madame d’Hecmon venait de lui adresser. Voilà deux intrigues à la fois : mon étourdi ne s’occupa plus que du soin de les dénouer ; et quoiqu’il n’eût que dix-huit ans, il se confia dans ses talents et dans les ressources inépuisables de son âge. On continuait à parler dans la voiture : le marchand disputait avec le gentilhomme ; le sénéchal contrecarrait le chanoine, au sujet de la prééminence que l’église s’attribuait sur les autres ordres du royaume ; l’un citait les décrétales et les conciles ; l’autre, les arrêts du parlement. La vieille dame parlait à tort comme à travers, tenait tête aux quatre causeurs ; madame d’Hecmon, Lucile et Alexandre ne disaient que des mots sans suite, mais dont aucun n’était perdu… La voiture s’arrêta ; par un mouvement spontané le caquetage fut suspendu, et la portière venant à s’ouvrir, on écouta le postillon qui, son fouet à la main, et son bonnet de l’autre, prononça une harangue dont les conclusions étaient que vu la raideur de la côte qu’il fallait gravir, on priait les voyageurs de descendre, et de soulager ainsi les chevaux qui n’en pouvaient plus. Attendu la beauté du temps, cette requête fut accueillie avec assez de succès : Alexandre s’élança le premier à terre ; Lucile, à laquelle il tendit les bras, s’y jeta avec légèreté, et tous les deux, avec adresse, se serrèrent mutuellement. Madame d’Hecmon vint ensuite, et comme elle avait ses projets, elle s’empara d’Alexandre et l’entraîna avec promptitude, au grand déplaisir de Lucile piquée de cette manière d’agir. Le chanoine et le gentilhomme faisant assaut de politesse, le marchand qui voulait les mettre d’accord, passa le premier, au moment où le noble campagnard cédait à l’abbé, de sorte que tous les deux se rencontrant à la portière, selon une des lois de la nature que le plus fort écrase le plus faible, le gentilhomme fut moulu par la pression horrible qu’il éprouva ; il en témoigna, d’une vive manière, son mécontentement ; le négociant peu honnête lui répliqua avec brusquerie, la dispute s’échauffa, et sans le chanoine et le sénéchal elle eût pu avoir des suites plus fâcheuses. Pendant ce temps madame d’Hecmon, suivie d’Alexandre, s’était hâtée de quitter le chemin pour prendre un sentier qui, traversant un petit bois, conduisait également au haut de la colline. Le besoin d’éviter la chaleur fut le prétexte dont elle se servit ; d’ailleurs Alexandre, en jeune homme bien élevé, se serait gardé de lui faire la plus légère observation. Quand on a chaud on est fatiguée ; quand on est fatiguée on a besoin de repos ; quand on a besoin de repos on cherche à s’asseoir ; quand on veut s’asseoir, et qu’on trouve un frais gazon, on se couche ; quand on se couche… Le diable est si malin, et nous sommes si faibles ! Voilà ce qui arriva et ce qui est arrivé, je gage, à tous mes lecteurs et lectrices. Oui, madame, vous avez beau me faire la mine ; mais si vous avez mis le pied dans un bocage avec l’objet de votre préférence, assurément vous en êtes ressortie, mais avec du plus ou du moins, suivant votre position de dame ou de demoiselle. Madame d’Hecmon gronda beaucoup le téméraire Alexandre ; comme elle était courroucée, il fallut l’apaiser. Comme Alexandre avait dix-huit ans, ainsi que nous l’avons déjà dit, la justification fut longue ; quand il n’y eut plus de raisons à donner, ni d’excuses à recevoir, on se rappela que la lourde diligence avait fort bien pu arriver sur la hauteur, on courut pour la rejoindre ; mais comme lorsqu’on est occupé le temps passe avec une vitesse inconcevable, malgré la dispute des voyageurs, la marche lente de la voiture, la hauteur de la montée, l’instant de repos, on avait eu le temps d’attendre nos promeneurs. Le chanoine marmottait entre ses dents des mots qui n’étaient point dans son pseautier. La vieille dame ayant placé sur ses petits yeux de grandes lunettes, parcourait quelques chapitres de Marie Alacoque ; le magistrat tout à coup épris des charmes de Lucile, rimait pour elle ce qu’il appelait un épithalame ; le gentillâtre repassait la lame de sa vieille rapière, le marchand réglait un compte ; Lucile avait grande envie de pleurer ; les cochers juraient ; les chevaux bénissaient cette suspension de marche, lorsque madame d’Hecmon et Alexandre reparurent. À leur vue un cri général s’éleva ; le chanoine se préparait à gronder, car la figure de sa nièce n’annonçait pas la mortification ; mais on ne lui en donna pas le temps. Déjà la vieille dame était remontée en voiture, suivant les droits incontestables que donne l’hymen, madame d’Hecmon la suit. Comme pour entrer dans une diligence il faut tourner le dos à ceux qui sont à terre, madame d’Hecmon montra le sien à l’assemblée, et la foudre éclata ! La foudre ; non, je me trompe, mais un rire inextinguible, quelque peu parent de ce rire fameux dont le grand Homère nous a donné la description, en nous parlant de la gaîté des dieux. Quelle était la cause de ce rire ? Hélas ! il provenait de ce qu’on ne s’avise pas de tout. Dans le petit bois madame d’Hecmon, trop lasse sans doute, s’était couchée ; de larges taches vertes se peignaient sur son blanc déshabillé, et comme les hommes sont naturellement portés à mal penser, on se mit à rire tandis que le chanoine écumait, et qu’Alexandre, rouge jusqu’aux oreilles, se mordait les lèvres pour ne point partager la gaîté universelle. Madame d’Hecmon ne pouvait point concevoir d’où naissait une telle hilarité ; Lucile, boudant, l’avait suivie, tout le monde s’était replacé, et le marchand serrant la main d’Oransai, lui avait dit tout bas : „Bravo, jeune homme ! vous devez ravir aux chanoines la dîme du plaisir qu’ils veulent ajouter à celles dont ils sont en possession.„ L’abbé ne disait rien, mais il pinçait fortement sa nièce. Lucile ne levait plus les yeux ; Alexandre, objet de la curiosité générale, était au supplice ; la conversation traînait, les estomacs se vidaient, lorsqu’à la satisfaction de tous on arriva à la dînée. ‌ ### CHAPITRE II. LA FEUILLE À L’ENVERS. es hommes sortirent pendant qu’on préparait le repas. Le chanoine, grondeur, emmena sa nièce ; l’impérieuse loi de la nécessité appela la vieille dame hors de la salle ; Lucile, par un premier mouvement, voulut suivre sa grand’mère, mais un second mouvement la retint. Elle eut la curiosité de savoir comment Alexandre pourrait excuser sa longue promenade du matin. Le jeune officier, en homme consommé, lorgnant du coin de l’œil la pauvre ingénue, restait devant la glace occupé à rétablir dans sa parure un ordre qui n’y était plus. Il n’était pas d’ailleurs indifférent au plaisir de s’examiner dans son joli habit de sous-lieutenant. Alexandre avait dans la physionomie je ne sais quoi de fier et de gracieux qui charmait au premier abord. Il était franc par de là toute expression, excepté avec les femmes. Que d’hommes lui ressemblent de ce côté ! Son œil était vif, expressif, ses dents belles, la jambe bien tournée, sa taille haute et dégagée, peu de cheveux, de beau sourcils, une bouche bien meublée. Incapable de trahir son honneur, il lui eût sacrifié sa vie ; d’une gaîté aimable, point de hauteur dans le caractère, ayant au contraire trop de penchant à la familiarité ; mais bon, mais sensible, et adoré de tous ceux qui l’entouraient : tel était Alexandre d’Oransai. Pendant que je fais son portrait j’oublie Lucile qui, debout, appuyée contre une fenêtre, faisait semblant de regarder la grande route, tandis qu’elle ne s’occupait que du bel officier. Alexandre cependant mettant fin à sa toilette, s’approcha de la fenêtre, et voulut causer avec Lucile ; celle-ci croyant ne lui lancer qu’une épigramme lorsque dans le fait elle lui découvrait ses sentiments, lui dit avec intention : „À quoi vous amusez-vous, monsieur ? allez trouver madame d’Hecmon : vous avez sans doute à lui dire des choses dont vous n’avez pas eu le temps de lui parler durant les deux heures que vous avez passées ensemble !” J’interromps ici ma narration pour donner un conseil aux femmes : Ne dites jamais à celui à qui vous n’avez point découvert votre amour, allez vers une telle, car c’est lui dire, j’en suis jalouse et je ne veux pas que vous me quittiez : soit dit en passant, je reprends mon discours. Ô ! mon Dieu ! qu’aurais-je à lui dire ? c’est une femme si bavarde qu’elle ne vous laisse pas le temps de lui parler. Votre conversation a cependant été bien longue ? C’est qu’elle a voulu me donner une leçon de botanique. Voyez ! Je ne l’eusse point crue aussi savante. Mais comment a-t-elle pu faire pour se salir le dos ? Dans la chaleur de la démonstration, elle a voulu faire une nouvelle expérience en regardant les feuilles à l’envers, et voilà d’où vient que la verdure l’a tachée. Les feuilles à l’envers ! Je ne les ai jamais vues ; cela doit être bien curieux ? Si j’en trouve l’occasion, je me charge de vous procurer ce plaisir ; mais changeons de conversation. Vous avez dit dans la voiture, tantôt, que vous voudriez vous voir mariée ? Hélas ! oui, j’en aurais bien bonne envie. Avez-vous par hasard déjà fait un choix ? Hier encore j’aimais bien mon petit cousin ; mais il me semble qu’aujourd’hui j’aimerais mieux un officier. Ah ! il y a un petit cousin ; ils se fourrent partout. (À Lucile.) Et ce petit cousin est-il bien joli ? Oh ! oui. Et qu’est-ce qu’il vous dit ? Il me répète toujours qu’il m’aime. Et puis ? Il me serre la main, mais pas si fort comme vous le faites. Ensuite ? Nous nous promenons ensemble. Quoi ! il ne vous embrasse pas ainsi que je le fais ? Non. Sa main ne va pas ici et puis là ? (et la main d’Alexandre, prenant goût aux voyages, allait partout). Assurément non. Vous êtes bien plus aimable. Elle disait, et la conversation s’animait. Déjà les yeux de l’ingénue brillaient d’un feu qui ne leur était pas ordinaire ; déjà Alexandre, en habile officier, visitait les environs de la place avant d’attaquer la citadelle. Déjà le canon s’avançait, déjà… lorsqu’on entendit du bruit. „Ah ! mon Dieu, s’écria Lucile, qui vit Alexandre faire sa retraite, on ne peut point être tranquille ! Vous verrez que vous n’aurez pas le temps de m’apprendre comme on aime, et que je ne pourrai l’enseigner à mon petit cousin.” „Malepeste, disait tout bas Alexandre, les heureuses dispositions ! Puis s’adressant à Lucile : ce soir, quand tout le monde sera couché, si vous vouliez m’ouvrir la porte de votre chambre, nous pourrions causer ensemble sans faire du bruit ?” — „Rien ne nous sera plus facile, répliqua la chercheuse d’esprit ; car ma grand’mère, outre qu’elle est sourde, dort profondément comme une marmotte.” — À ce soir donc,” dit Alexandre en donnant à sa jeune victime le baiser le plus significatif et le plus incendiaire !… C’était la grand’mère qui rentrait. Assurément la chaste dame ne s’imaginait pas que son sommeil dût favoriser des projets auxquels elle eût applaudi dans son jeune âge, et qu’aujourd’hui elle n’envisage plus qu’avec une sainte horreur. Le chanoine revint aussi accompagné de sa nièce, qui avait changé de linge ; à l’aspect de l’abbé un nouveau cri s’élève. L’imprudent ! il avait, sans doute pour de bonnes causes, retroussé sa soutane avec deux épingles ; et par une étourderie impardonnable, sa culotte ayant le pont-levis abaissé, laissait apercevoir… Miséricorde ! s’écria la bonne dame, est-ce satan que je vois ? et le chanoine de s’enfuir, et les assistants de rire ; et Alexandre de ressentir des mouvement de colère ; et madame d’Hecmon, avec un imperturbable sang-froid, de lui dire, à ce soir ; et les indifférents de se mettre à table, et tout le monde de manger attendu le besoin, et de jurer contre les plats ; et l’hôte de se faire payer trois fois la valeur des mets qu’il a servis, et les voyageurs de remonter en voiture, et celle-ci de rouler. Pendant que dans son sein on dormait, digérait, pensait et espérait, les pieds d’Alexandre et de Lucile, les yeux de madame d’Hecmon et d’Alexandre étaient dans une continuelle agitation. La jeunesse est imprudente. Lucile, en voulant agir de ses deux pieds, heurta deux ou trois fois ceux du sénéchal ; attendu qu’un sénéchal peut avoir de l’amour-propre, il crut que l’on s’adressait à lui, et le voilà poussant des soupirs, tandis que d’une botte forte il presse légèrement, à ce qu’il croit, le gros orteil du gentilhomme campagnard qu’il pense être Lucile. Comme le gentilhomme avait des cors, tout à coup il fait un bond, pousse un cri affreux, réveille les dormeurs, et fait envoler la troupe tremblante des légers amours. Le sénéchal stupéfait se rapetisse ; le gentilhomme moins pressé s’apaise, et sans de nouveaux accidents on arriva à Angers, où l’on devait coucher. De la cour où l’on descendit, on entra dans la cuisine ; à droite était le salon à manger servant de salle des voyageurs ; à gauche, par une petite galerie, on se rendait dans les diverses chambres à coucher. Chacun pressa le souper, les uns ayant envie de dormir, les autres de veiller. Pendant qu’on mangeait, les moins assoupis bâillaient à se démonter la mâchoire. Le dessert n’était point entamé, que chacun se saluant d’un leste bonsoir se retire dans sa chambre. Nᵒ, monsieur le sous-lieutenant Alexandre, vicomte d’Oransai ; nᵒ 10, le gentilhomme et le négociant ; nᵒ 11, le chanoine de la cathédrale de Saint-Pierre, et sa candide nièce ; nᵒ 12, la vieille dame et Lucile ; nᵒ 13, le sénéchal qui avait voulu coucher seul, et pour cause. Il était sensé que chacun dormait, lorsque le bouillant Alexandre, vêtu de sa chemise, et comptant les portes soigneusement inscrites dans sa mémoire, arrive au nᵒ 12. On l’attendait. Il est reçu en entrant par le plus doux baiser, auquel il répond par un plus doux encore. La grand’mère reposait, rêvant à la gloire éternelle ; Alexandre, prétendant qu’il meurt de froid, inspire de la pitié à Lucile. Celle-ci touchée de l’entendre grelotter, quoiqu’on fût dans la canicule, l’assura qu’il pouvait sans la déranger prendre place dans son lit, et que dans cette position ils causeront avec plus de liberté. L’étourdi ne se le fait pas redire, il entre dans la couche virginale ; dès lors il ne tremble plus ; Lucile elle-même sent une chaleur extrême qui la dévore ; Alexandre s’approche d’elle, il presse un sein qui bondit sous sa main caressante ; bientôt leurs bras s’enlacent, leurs bouches se pressent, leurs corps se rapprochent, la jeunesse s’unit à la jeunesse, la beauté à la vigueur, et sous mille baisers s’étouffe le premier cri du plaisir, que le savant Montaigne assure être le dernier de la sagesse. Ah ! s’écriait Lucile dans ce moment de bonheur : combien mon petit cousin est loin du bel Alexandre ! et la curieuse ne se lassait point de parcourir, de tâter ; et ses attouchements allumaient de nouvelles flammes dans les sens de son heureux vainqueur ; et Alexandre, véritablement transporté se disait : Lorsqu’il fait nuit l’esprit est bien inutile. Néanmoins, comme chaque chose a son terme, et que le flambeau de l’amour est sujet à s’éteindre comme la moindre bougie, Alexandre cherchant à prendre un peu de repos, qui pût lui rendre ce qu’un violent et rapide exercice venait de lui enlever, se couche sur le sein qui le presse, et dans un repos rempli de charmes, ces amants retrouvent de nouveaux désirs et de nouveaux aliments. Ah ! qu’ils sont beaux ces instants dont la jeunesse devrait seule jouir ! C’est à seize ans, à dix-huit ans, que les jeux de l’amour sont doux : tout est neuf, tout est brillant ; l’impétuosité de cet âge, des attraits qui ne font que de naître, des sens que rien n’a encore émoussés, une pudeur naturelle qui se mêle aux emportements de la passion ; tout s’unit pour nous prouver que les fleurs du printemps ont une fraîcheur que doivent faner les ardeurs de l’été. Lucile qui brûlait d’acquérir une instruction entière, recommençait ses leçons avec Alexandre, lorsqu’un bruit affreux parvient jusqu’à eux. Le lecteur n’a point sans doute oublié que madame d’Hecmon avait, à la dînée, fait un appel à d’Oransai ; elle s’attendait à le trouver dans sa chambre ; et tranquille dans son lit, elle invoquait le sommeil pour qu’il vînt fermer les yeux du chanoine. D’abord, au moment de se coucher, elle lui avait fait une scène ; il avait riposté, et tous deux, contre l’usage, firent lit à part. Le temps s’écoulait, et le fâcheux ne s’endormait pas. Madame d’Hecmon enrageait ! elle tremblait de ne pouvoir rejoindre son jeune ami, qui par ses belles manières de la matinée l’avait fortement intéressée. Enfin un long ronflement, pareil à ceux que se permettait le chanoine quand il disait son office, vient lui apprendre que le moment est propice, et qu’elle peut en profiter. Elle ne perd point des instants précieux ; soudain elle sort de sa chambre, et se glisse vers celle de notre officier ; mais elle se trompe, une porte ouverte l’égare ; elle entre, trouve un lit, étend la main, touche la poignée d’une épée, ne doute plus qu’elle ne soit auprès d’Alexandre ; elle le pousse doucement, et par ses caresses cherche à le réveiller. Excité par le démon de la chair, comme par une aveugle espérance, le sénéchal s’était mis en chemin sans trop savoir où il irait. Comptant sur un hasard favorable, il avançait en chemise, à pas de loup, quand un corps, une tête plus dure que du marbre, vient heurter la sienne. L’individu heurtant, et l’individu heurté se retirent avec précipitation, mais leur retraite est si malheureuse, que le sénéchal rencontre les marches de l’escalier, tombe de son haut sur un chien qu’il réveille, et qui se sentant attaqué mord rudement l’agresseur à la fesse, et lui fait pousser des cris de Mélusine. D’une autre part, le chanoine (car c’était lui qui, ayant entendu sortir sa nièce, s’était levé pour la suivre et savoir quel était le but de sa promenade nocturne), le chanoine, dis-je, se reculant toujours, enfonce la porte des latrines et se renverse sur une personne qui, tombant avec lui, entraîne des vases qui se brisent avec un fracas épouvantable. Le chanoine se sentant mouillé croit que son sang se répand par une dangereuse blessure ; le voilà qui hurle en criant au secours. Le marchand dont il avait occasionné la chute, et qui était sorti pour satisfaire à ses besoins, entendant le vacarme, ne sachant quel est celui qui est tombé avec lui, craignant d’être attaqué par des voleurs, distribue de nombreux coups de poings au chanoine en criant aussi à l’assassin. L’hôte, sa femme, ses servantes, les palefreniers se lèvent ; les chats miaulent, les chiens aboient ; les femmes pleurent : on appelle la garde. L’hôte, pour montrer sa bravoure, tire en l’air un pistolet chargé à poudre. À cette explosion la terreur est à son comble, on crie, on hurle de plus belle. Pendant tout ce vacarme, Alexandre, abandonnant Lucile, s’était retiré dans sa chambre. Madame d’Hecmon, à demi morte de peur, n’osait faire un mouvement. Enfin on apporte des lumières ; le chanoine court à la chambre du gentilhomme, qu’il croit être celle d’Alexandre ; et de quel étonnement n’est-il point frappé, lorsqu’il voit sa nièce serrant le gentilhomme dans ses bras et celui-ci sensible à sa bonne fortune, ne s’apercevant pas du fracas qui se faisait autour de lui ! À la vue de son oncle, et plus encore à la vue de celui qu’elle prit pour Alexandre, madame d’Hecmon heurtant le domestique qui portait la lumière, trébuche sur lui, le chanoine sur elle, le gentilhomme sur le chanoine. À ce nouveau bruit, les servantes tombent sur les palefreniers ; l’hôte qui montait l’escalier est renversé sur sa femme, celle-ci abat le marchand, les clameurs recommencent. Un trompette qui logeait dans l’auberge, éveillé en sursaut, et croyant les ennemis dans la ville, prend sa trompette et sonne l’alarme. Tous les voyageurs à demi endormis tirent leurs sonnettes à la fois, le cuisinier se pend à la cloche du dîner ; les voisins crient au feu ; en un instant la ville est sur pied : on va, on vient, on court, on s’informe, et tout finit par rire. Le chanoine se fait laver le derrière ; le sénéchal applique un emplâtre sur sa fesse mordue ; madame d’Hecmon assure son oncle qu’elle était sortie pour une affaire indispensable, mais qu’ayant entendu crier au voleur elle avait, dans sa frayeur, oublié la porte de sa chambre, et que toute éperdue elle avait couru au hasard se réfugier dans le premier lit trouvé. Si le chanoine l’eût surprise avec Alexandre, il n’eût pas cru un mot de ce récit ; mais comme c’était le lit du vieux gentilhomme que madame d’Hecmon avait partagé, il fut plus facile à se laisser surprendre. Pendant cette scène nocturne, le Jeune d’Oransai se tenait à quatre pour ne point éclater de rire ; de son côté Lucile soupirait après l’interruption de ses plaisirs, et la vieille dame ne se réveilla point, malgré le bruit occasionné par ce tapage infernal. Il était cependant jour, on se préparait à partir. Quand il fallut monter dans la voiture, chacun se regarda avec un peu de confusion ; la paix n’était point solidement établie entre le chanoine et le sénéchal, celui-ci ne lui pardonnait point d’avoir été la cause qu’il avait été mordu par un chien, accident qui le contraignait à s’asseoir sur un côté. Pour Lucile, les yeux battus et humides, la bouche amoureusement entr’ouverte, et mille petits détails qu’une femme usagée remarque, prouvèrent à madame d’Hecmon qu’Alexandre avait été infidèle, et que cette nuit avait ajouté aux connaissances de Lucile. On se tint ainsi sur la défensive. Alexandre, avec une extrême adresse, évita si bien sa première conquête, qu’elle ne put lui adresser une parole. Le marchand riait in petto ; le gentilhomme prenait un air demi conquérant ; enfin madame d’Hecmon, lasse d’une pareille manière d’être, proposa de jouer à des petits jeux ; chacun accepta : on choisit le fameux pigeon vole, qui depuis des siècles est en possession de s’offrir le premier, et de plaire quelquefois. Après qu’on eut joué pendant quelque temps, il fallut distribuer les gages ; parmi les pénitences qui furent infligées, madame d’Hecmon donna des mots qu’Alexandre remplit en bouts-rimés. Le sénéchal récita son épithalame que je ne rapporterai point, car nos ouvrages périodiques ne nous laissent rien à désirer sur des poésies de cette force, mais je puis assurer qu’on en voit rarement de pareils. Les bouts-rimés, les vers amusèrent la compagnie : on se rapprocha. Le dîner vint sceller cette nouvelle union, et à la couchée on était de la meilleure intelligence. Madame d’Hecmon espérant de retrouver Alexandre à Paris, où ils se rendaient tous deux, voulant d’ailleurs apaiser son oncle de route, fut tranquille, et laissa pendant tout le reste du voyage les deux jeunes gens se livrer à leurs brûlantes caresses. Chaque nuit Alexandre allait causer avec Lucile ; chaque nuit Lucile s’instruisait davantage ; et lorsqu’elle arriva dans la capitale de la France, on ne l’aurait point prise pour une niaise provinciale, tant l’esprit vient aux filles avec facilité. Elle promit, en se séparant, d’aimer toujours Alexandre ; mais comme elle ne devait plus le revoir, ce serment fut oublié avec la même facilité. Quant à d’Oransai, il ne promit rien en débarquant à l’hôtel des Messageries. Les divers voyageurs, après avoir renouvelé leurs assurances de souvenir, et s’être fait de réciproques civilités, se séparèrent. Le gentilhomme prit le chemin du Marais ; le négociant, celui du boulevard des Italiens ; le chanoine fut loger dans la Cité, rue Saint-Louis, nᵒ 9, ainsi que le portait l’adresse que sa nièce glissa dans la main d’Alexandre ; la vieille dame et Lucile furent s’établir place Dauphine ; et le jeune d’Oransai, dans l’hôtel de Bretagne, rue Saint-Honoré. Il tressaillait au plaisir de parcourir Paris, de revoir Lucile ; mais sa joie fut de courte durée : le domestique qui lui servait d’escorte, lui remit une lettre de son père, par laquelle le comte ordonnait à son fils de partir le lendemain pour sa garnison. Alexandre, respectueux et soumis, soupira, mais ne résista pas. Quand le jour eut paru, sans embrasser ses deux bonnes amies, il continua sa route, et après une semaine de marche, il arriva au lieu de sa destination. ‌ ### CHAPITRE III. L’AMOUR. ortir du sein d’une famille dont on est adoré ; quitter une mère empressée à satisfaire vos goûts, toujours portée à prévenir vos désirs ; ne plus voir autour de soi cette foule de flatteurs, dont sera toujours environné celui qui possédera quelque fortune ; ne plus être caressé, applaudi, voilà sans doute des sujets de peine : mais joignez encore à ces privations les railleries d’une jeunesse votre égale, qui vous persifle, se plaît à vous tourmenter, suivant qu’elle découvre que vous avez été plus ou moins gâté dans votre enfance, voilà la position dans laquelle se trouve Alexandre d’Oransai, lors de ses débuts dans la garnison. Le major d’Entremont l’attendait avec impatience. Vieil ami du comte, il vouait au fils de son ami la même tendresse. D’Entremont avait passé ses jours dans les camps ; il connaissait les agréments, les dangers de la vie militaire ; il se promettait de diriger Alexandre par un chemin qui, sans lui paraître trop austère, le fût cependant assez pour l’empêcher de se perdre, ainsi que le faisait nombre de jeunes seigneurs abandonnés à leur inexpérience. D’Entremont, peu riche, avait toujours su par son excellente conduite, non seulement marcher de pair avec les plus fortunés du régiment, mais encore les surpasser. Victime de plus d’une injustice, il avait vu, sans murmurer, des enfants portés par la faveur lui ravir les places qu’il eût dû occuper. Cependant le reproche, les plaintes ne s’échappaient point de sa bouche ; il ne voulait point, par son exemple, autoriser ses inférieurs à fronder les opérations du ministère. Rigoureux pour la discipline militaire, il punissait sans aigreur, sans caprice comme sans partialité ; il avait été jeune, et plus que tout autre, il savait combien on doit avoir de l’indulgence pour des adolescents emportés souvent malgré eux ; mais s’il était facile à excuser les erreurs de la tête, il était inflexible pour les vices du cœur : une étourderie était pardonnée ; une méchanceté, une fausseté le trouvaient inexorable. Respecté des officiers, estimé de ses supérieurs, l’égal de tous par son mérite et sa naissance, on disait toujours de lui ce peu de mots : C’est un honnête homme. Alexandre, savait quel sentiment inaltérable unissait le comte d’Oransai et le chevalier d’Entremont ; il assura ce dernier de son obéissance sans bornes. Le major causa peu avec lui le premier jour, mais les jours suivants il l’initia dans ces riens qui cependant sont tout, soit dans le monde comme dans les garnisons. Grâces aux soins d’Entremont, Alexandre, par ses gaucheries, n’inspira point aux sots ce sourire de supériorité dont ils osent souvent accueillir l’homme d’esprit qui dédaigne s’instruire de leur jargon. D’Oransai plut généralement ; son extrême facilité ne permit point de lui adresser des reproches sur une morgue, une réserve quelquefois injurieuse que des nouveaux venus se permettent quelquefois. Il fallait cependant le tâter. Le tâter !!! Connaissez-vous ce que veut dire ce mot, lecteur ? Non. Eh bien je vais vous l’apprendre. Un nouvel officier arrive dans un régiment, il y porte l’amour pour son état, l’envie de servir son souverain. Il est l’espoir d’une famille qui de lui attend l’illustration ; son courage, ses talents militaires doivent être funestes aux adversaires de l’État. Vous pensez que rien ne doit s’opposer à ces généreuses envies : détrompez-vous, la mort qu’il porterait dans les rangs des ennemis, il la reçoit de son compatriote, d’un homme qu’il n’a point offensé, d’un homme qui n’a contre lui aucun sentiment de haine, qui, l’instant d’après, si l’un d’eux ne succombe pas, va devenir son ami. Pourquoi, me direz-vous, cette rage ? Je vous ai déjà répondu parce qu’on veut le tâter c’est-à-dire parce qu’on veut voir si un Français a du cœur !!! Ah ! qu’il mérite d’être sévèrement puni celui qui fait cette injure à sa patrie, puisqu’il peut croire qu’elle a produit un enfant indigne d’elle ; et c’est pour satisfaire à cette odieuse curiosité qu’on enlève un défenseur au royaume, un fils à son père ; qu’on ferme, sans retour, une carrière brillante, et qu’on verse le sang de son frère. Exécrable coutume !!! Oui, sans doute, il est beau de défendre, les armes à la main, l’honneur de sa famille, de disputer la main de son amante. Combien est méprisable l’être assez vil pour souffrir une insulte humiliante ; mais combien est encore plus coupable l’être qui, de sang-froid, va provoquer celui dont il devrait être l’ami ! Il fallait, comme je l’ai dit plus haut, tâter Alexandre. Un détestable sujet, qui par sa mauvaise conduite s’était fait chasser de plusieurs régiments, se chargea de cette affaire. La douceur, la politesse d’Oransai déjouèrent mainte fois ses desseins. Enfin un jour il dit à haute voix, dans un café où les officiers allaient passer quelques heures, que celui-là était un lâche, qui souffrait qu’on le heurtât en passant Alexandre entendit ce propos ; deux heures après, comme il descendait les escaliers de la salle de spectacle, Martin (c’était le nom de l’officier) vient à lui et le frappe du coude rudement. — Monsieur, lui dit Alexandre, en l’arrêtant, je ne suis point aussi sévère que vous ; en me heurtant avez-vous eu l’intention de me manquer, ou bien cette rencontre a-t-elle été celle du hasard ? — Elle sera ce que vous voudrez, mon jeune officier, lui répondit Martin en ricanant. — Eh bien, répliqua Alexandre, sans s’émouvoir, elle sera pour l’un ou pour l’autre l’arrêt de mort. Il dit, et ces mots prononcés avec une fermeté extraordinaire, portèrent un trouble, précurseur d’un danger éminent, dans l’âme de Martin ; mais il n’était plus temps de reculer, il fallait combattre. Sur-le-champ les deux adversaires choisissant leurs seconds, s’éloignent de la ville, et un combat terrible va commencer, éclairé par la faible clarté de la lune. Alexandre, indigné du procédé de Martin, et résolu à ne plus recommencer, préférait périr que de ne pas tirer vengeance d’un aussi infâme procédé. Au moment de se mettre en défense, le souvenir de son père, de sa mère chérie, vinrent apporter la douleur dans son âme ; cependant, loin de se livrer à ces tristes idées, il cherche à les détourner, et prête toute son attention à repousser le fer de son ennemi. Martin s’apercevant qu’Alexandre se tenait sur la défensive, crut qu’il le craignait. „Jeune homme, lui cria-t-il, vous mollissez !” Ces mots étaient à peine prononcés que d’Oransai, pareil à la foudre, se précipite sur lui, et lui passant son épée au travers du corps, le fait tomber expirant sur la terre. À la vue du meurtre qu’il vient de commettre, le généreux Alexandre oublie qu’il a été provoqué : aidé de ses deux camarades, il essaie de rendre à la vie ce cadavre insensible ; il n’est plus temps… Une sueur glacée fait frissonner d’Oransai ; une larme partie de son sensible cœur vient sillonner sa joue pâle : on l’entraîne, et c’est avec bien de la peine qu’on put, au bout d’un long espace de temps, lui rendre sa première gaîté. Le lendemain on apprit publiquement la mort de Martin ; on fit des recherches pour la forme, mais le coupable n’ayant point été découvert, le cadavre de Martin et son souvenir furent ensevelis dans la même tombe. Cette affaire fit le plus grand honneur à Alexandre. Le major, lui-même, le félicita ; et lorsque le comte lui écrivit, d’Oransai vit percer dans le style de la lettre une satisfaction qu’il ne pouvait pas se cacher. Présenté par le major, Alexandre parut dans les premières maisons de la ville ; partout on l’accueillit avec distinction : on aimait sa gaîté franche et naturelle, son humeur peu cérémonieuse ; il jouait la comédie à ravir ; il était galant auprès des femmes, et poli pour les hommes. Parmi les sociétés dans lesquelles il était admis, Alexandre ne tarda pas à distinguer celle de M. de Clagni, père d’une foule de jolies demoiselles ; celui-ci se voyait l’objet des avances d’une foule de jeunes gens qui, formés dans les grands principes, voulaient d’abord, en plaisant au père, se faire mieux voir des jeunes personnes. D’Oransai ne se définissait pas trop bien quel était le sentiment qui le conduisait si constamment dans cette maison. Une aventure qui lui arriva quelques jours après, lui apprit à lire clairement dans son cœur. Aux portes de la ville, M. de Clagni possédait une terre charmante qu’il embellissait encore chaque jour ; de superbes terrasses placées en amphithéâtre formaient un immense jardin orné de vastes bassins de marbres, de riches statues, de belles salles de bains, de bois délicieux ; l’intérieur, plus magnifique encore, attirait la curiosité publique. Pendant les chaleurs de l’été, M. de Clagni, suivi de sa famille, se retirait dans ce charmant séjour. D’après une invitation commune à lui et au chevalier d’Entremont, Alexandre avait la permission de venir quelquefois faire sa cour à madame de Clagni, et il profitait amplement de cette aimable faveur. Un après-dîner il venait d’arriver ; M. de Clagni s’était retiré dans son cabinet, son épouse était sortie. Le valet de chambre dit à M. d’Oransai, qui se préparait à se retirer, que les demoiselles étaient dans le jardin. D’Oransai, empressé de les rejoindre, s’avançait à grands pas, lorsque des cris qu’il entendit hâtèrent encore sa marche. Il approche, il voit d’un coup d’œil que ces jeunes demoiselles jouant avec un batelet sur le plus grand des bassins, avaient fait chavirer la frêle nacelle, et que la charmante Élise était tombée dans l’eau. Il s’élance, saisit Élise, et la rapporte sur le bord, privée de connaissance ; la peur, et nulle autre cause l’avait fait évanouir. Mais à l’intérêt que prend d’Oransai, au trouble intérieur qu’il ressent, à son agitation, il ne peut plus méconnaître le sentiment qu’il éprouve. Il frémit d’abord, mais il se livre bientôt après au penchant irrésistible par lequel il est entraîné. Les soins qu’on prodigue à Élise la tirent de son engourdissement ; elle ouvre les yeux, et voyant d’Oransai devant elle, elle les referme promptement. „M. Alexandre, lui dit-elle d’une voix qui fut jusqu’à son âme, je vous dois la vie.” M. Alexandre, au lieu de M. d’Oransai : oh ! comme cette nuance est sentie par celui qui aime véritablement ! on n’appelle point par le nom de naissance celui qui vous est indifférent, et jamais on ne donne à l’objet qu’on aime le nom porté par sa famille. L’étranger est d’Oransai, l’ami du cœur est Alexandre ; celui-ci, transporté, ne cherche pas à diminuer aux yeux d’Élise l’importance du service qu’il vient de lui rendre. Il a trop besoin de sa reconnaissance pour se faire pardonner le tendre aveu qu’il sent ne plus pouvoir reculer. On ramena Élise au château, ses sœurs la suivirent ; on voulait la contraindre à se mettre dans son lit, mais elle s’y refusa obstinément : Alexandre n’eût pu entrer dans sa chambre ; dans ce moment on n’oubliait point d’Oransai, chacun l’embrassait, le caressait. „Il faut, s’écria M. de Clagni, que ma fille embrasse son libérateur.” Alexandre ne se le fait point répéter, il vole vers Élise ; celle-ci, trop peu adroite, ne sait point refuser, et c’est en présence d’une famille qu’Alexandre donne, et qu’Élise reçoit le premier baiser de l’amour. Il était tard quand d’Oransai se retira ; son sommeil ne fut point tranquille : il voyait Élise ; comme une ombre légère, elle venait s’offrir à son imagination. Élise n’était point grande, mais sa taille peu élevée était pleine de grâce ; rien n’égalait la vivacité de ses yeux superbes ; sa bouche où, sous une rose, brillait le plus blanc émail, et qui embellissait Élise par un sourire si aimable que rien ne peut en rendre les charmes ; la peau d’Élise était d’une blancheur éblouissante ; son pied d’une extrême petitesse ; enfin tout son ensemble plaisait, et son esprit naturel, impétueux, et quelquefois malin, sa conversation légère et variée, prêtaient de nouveaux appas à son portrait ; mais supérieure encore à tout, rien n’égalait la grandeur d’âme d’Élise ; ses sentiments purs et sublimes, sa volonté ferme pour le bien, son attachement à sa famille, tout, en un mot, complétait une réunion de qualités qu’on ne peut guère espérer de trouver ensemble. Élise, dans le monde, était comme dans l’intérieur de son ménage, franche et communicative ; rien ne l’éblouissait, rien ne savait lui en imposer ; bienfaisante sans ostentation, attachée au culte de ses pères, menant une conduite irréprochable, elle aimait pourtant à plaire, et celui qui soupirait pour elle, s’il n’était pas écouté, était au moins souffert. Le caractère d’Alexandre avait trop de rapport avec le sien pour ne pas sympathiser ensemble ; le même trait les perça, et ils comprirent que c’était de l’un et de l’autre qu’ils devaient attendre le bonheur de leur vie. Une semaine après l’événement que je viens de rapporter, d’Oransai se promenant seul, s’avança près du bassin, théâtre de l’accident d’Élise ; cette vue lui parlant plus vivement de son amour, il s’éloigna, et portant ses pas vers un bosquet voisin, il se mit à composer les vers suivants qu’il chantait à demi-voix, ne voulant pas confier son secret à des importuns. C’est trop longtemps souffrir ma peine, C’est trop longtemps nourrir mes feux ; Je dois plutôt rompre une chaîne Qui me rend ainsi malheureux. Que dis-je ! une telle entreprise Ne peut ainsi se déclarer, Je dois toujours auprès d’Élise, Toujours pour elle soupirer. Alexandre terminait ainsi sa plaintive romance quand il se présenta à l’entrée d’un cabinet de feuillage, qui n’avait point d’autre issue que celle par laquelle il entrait. Il avance ; … Ô surprise ! ô terreur ! il aperçoit Élise, la colère n’animait point son regard ; cependant d’Oransai se précipite aux genoux de la jeune de Clagni, et d’une voix étouffée il implore son pardon avec tant de chaleur, qu’Élise, subjuguée, ne peut s’empêcher de lui répondre en colorant ses joues vermeilles du pudique incarnat de la modestie : „Alexandre, si j’étais fâchée, je ne m’arrêterais pas à vous écouter. Elle dit, sa rougeur redouble, et d’Oransai, ivre d’amour et de joie, lui fait et reçoit les serments solennels d’une tendresse qui ne doit plus s’éteindre qu’avec leur vie. Ils arrêtèrent dès ce moment que les flambeaux d’un hymen étranger ne brûleraient point pour eux ; leur extrême jeunesse leur parut un obstacle à leur prompte union ; d’ailleurs la guerre venait de se rallumer, et dans ce moment Alexandre n’eût point voulu contracter des liens qui, pour quelque temps, l’eussent ravi à la gloire. La fière Élise partageait ses sentiments, et l’héroïsme soutenant leur courage, ils virent sans une trop violente douleur, l’instant de leur séparation. Il arriva : le régiment reçut l’ordre de se rendre sur les frontières ; dès ce moment le bruit, le mouvement redouble dans la ville. Il faut avoir habité une ville de garnison pour se faire une juste idée de l’effet que produit le changement d’un régiment : chaque officier, chaque soldat a ses amis et sa maîtresse ; on redoute l’instant d’une séparation qui ne laisse pas espérer d’ordinaire un rapprochement bien rare. On pleure ici, là on se réjouit au sujet du rival qui s’éloigne ; les créanciers sont plus alertes que jamais ; les officiers vont faire de tendres adieux : on les reçoit la larme à l’œil, cependant à travers ces regrets perce un vague désir de connaître leurs successeurs ; on perdra peut-être au change, mais ce seront de nouveaux personnages, de nouvelles figures, et pour les Françaises la nouveauté a tant de charmes ! Le jour du départ arrive, de grand matin le tambour bat, on s’arrache des bras de l’amour ; chacun court à son rang ; élégamment vêtus, l’épée à la main, au son d’une musique militaire, tous défilent en ayant grand soin de faire passer la troupe dans les principales rues de la ville ; on reconnaît ses amis, on salue de l’épée, on étouffe un soupir ; dès qu’on a franchi les portes on respire plus gaîment, et l’on ne s’occupe plus des absents avant la couchée prochaine. Alexandre ne sut point en agir ainsi : amoureux véritablement, il dévorait ses larmes ; et ce fut dans le sein de son ami d’Hervillé qu’il déposa sa tristesse. La rapidité de leur marche les mit bientôt en présence de l’ennemi. À chaque combat la victoire favorisait l’armée française, et à chaque victoire un grade nouveau devenait la récompense d’une action d’éclat d’Alexandre d’Oransai. Pendant son absence, avec quelle avidité Élise lisait les gazettes qui l’entretenaient des exploits de son amant ! Oh ! comme elle était fière de son choix ! Avec quel orgueil elle se parlait de son amour ! La paix vint ajouter à son bonheur. Paré du grade de lieutenant-colonel, ayant obtenu un congé, Alexandre se hâta de se rendre auprès de son amie : il la trouva toujours plus tendre, plus aimante ; et lui n’eut point, devant elle, à rougir d’une seule infidélité. Délicieux moment du retour, quel est celui qui pourrait vous bien décrire ! Comment peindre ces mots entrecoupés, ces rapides caresses, ces questions, ces réponses qu’on n’entend point, ces récits si douloureux et puis les élans d’une joie que rien n’empoisonne ! que peut-on désirer de plus ? on était éloigné et l’on s’est revu. Ah ! qu’ils les ressentaient bien ces charmes du retour, les deux amants dont je peins les transports. Quand pourrons-nous, disait Élise, ne plus nous quitter ? — Chère amie, nous le pourrons bientôt ; je vais de ce pas écrire à mon père, il ne peut s’opposer à notre union : où trouverait-il mieux ? fortune, naissance, grâces, esprit, talents, tu réunis tout. Oui, tu seras mon épouse, et un mois ne s’écoulera pas avant que je ne puisse te donner ce nom. Il dit et écrit à son père une lettre dans laquelle respiraient son amour et son espoir ; il y demandait la main d’Élise comme la récompense de ses succès ; il la peignait telle qu’il la voyait, et le pinceau de l’amour est si brillant ! La lettre partit, en attendant celle du comte, Alexandre ne s’éloignait point de son Élise ; toujours ensemble, leur tendresse s’augmentait à chaque instant ; ils étaient heureux près l’un de l’autre, il n’entrait point dans leur idée que ce bonheur dût disparaître. L’impatient d’Oransai comptait les heures, les minutes, les jours, jusqu’à celui qui devait lui apporter la réponse de son père. Il lui semblait que les courriers, par leurs retards, se faisaient un jeu de son attente : il assiégeait l’hôtel de la poste ; enfin cette épître tant désirée arrive, Alexandre s’empresse de rompre le cachet, il jette les yeux, et lit une lettre conçue en ces termes : Je veux vous répondre de vive voix ; partez sur-le-champ pour me rejoindre, votre père l’ordonne. ‌ ### CHAPITRE IV. LE MARIAGE. lexandre, stupéfait, laissant tomber à ses pieds la lettre fatale, demeura immobile pendant quelques minutes mais bientôt son amour désespéré laissa échapper une foule de paroles de fureur et de menaces ; des pleurs vinrent soulager son cœur gonflé : cependant, que faire ? à quoi pouvaient servir les larmes, les plaintes, lorsqu’il fallait agir ? Que dire à Élise ? Son juste orgueil ne s’offensera-t-il pas d’une réponse pareille ? Quoi ! sans lui dire un mot de l’objet qui le touche si vivement, on veut contraindre Alexandre de partir ! Depuis quand croit-on que le lieutenant-colonel doive avoir une soumission sans bornes, dans une affaire qui doit décider de son bonheur ? Telles étaient les diverses réflexions qui passaient rapidement dans les idées d’Alexandre : il fallait pourtant prendre un parti ; après une longue indécision, il ramasse le funeste écrit et va le porter à son amie. Élise était seule quand d’Oransai entra ; elle vit leur malheur peint sur sa figure : il ne put proférer une seule parole, et dans un silence douloureux il lui présenta le papier, cause de son désespoir. Élise l’ayant lu d’un coup d’œil : — Il faut obéir, dit-elle. Obéir ! Vous voulez que je vous quitte, que j’aille loin de vous faire le serment de renoncer à ce que j’ai de plus cher au monde ! Votre père ne vous dit pas un mot qui doive faire naître vos craintes à ce sujet. Ne devait-il pas me témoigner combien il ressentait de satisfaction de l’hymen honorable que je voulais contracter ? Peut-être qu’il désire éprouver votre cœur. On ne l’éprouve pas ainsi. Qu’espère-t-il ? a-t-il calculé la position dans laquelle il met son fils ? Je dois, ou renoncer à vous, ou désobéir à mon père : je suis placé entre la tendresse et le respect filial, mais je le sens, ce dernier sentiment ne peut l’emporter dans mon âme sur celui que vous m’inspirez. N’importe, Alexandre : quel que soit votre amour, il ne peut vous dispenser de témoigner à votre père votre obéissance. Partez, je vous en conjure, je l’exige ; allez plaider notre cause auprès de votre père, s’il veut s’opposer à notre union ; ou recevoir sa bénédiction paternelle, s’il ne veut que vous éprouver. Eh bien ! je pars ; vous serez obéie ; mais si le succès ne répond point à votre attente… Je ne serai point à vous. Grand Dieu ! Mais jamais je ne contracterai d’autre hymen. Cruelle amie, combien vous abusez de l’empire que vous avez sur moi ! À ces mots ils se quittèrent, non sans s’être mille fois répété les assurances d’un amour qui saurait tout braver, et sans s’être donné les mots les plus doux et les plus tendres. La vitesse de la poste ne servait point l’impatience d’Alexandre ; il doublait, triplait les récompenses des guides ; aussi il était servi avec une telle rapidité, que ce fut dans un temps moins considérable que le courrier met à parcourir cet espace, qu’il arriva du lieu dont il était parti à Nantes où il se rendait. En arrivant, malgré le courage que lui donnait son amour, il ne put s’empêcher de ressentir une émotion secrète. Sa mère fut la première qui l’aperçut : ivre de joie elle se jette dans ses bras, et leur cœur tressaillit du plaisir le plus pur ; ses frères, ses sœurs l’environnèrent, leurs caresses dissipèrent son trouble ; néanmoins il demanda s’il n’aurait pas le bonheur de voir son père. Alors la comtesse, laissant échapper quelques marques de tristesse, lui dit que le comte était dans son cabinet, et qu’il avait fait dire qu’Alexandre fût introduit chez lui sans témoin. D’Oransai, sans plus attendre, témoigna le désir de se rendre auprès de son père ; il entra. À son aspect le comte, par un premier mouvement, s’avança vers lui les bras ouverts et l’embrassa tendrement ; Alexandre répondait à cette marque d’amour paternel lorsque son père se dégageant lui dit : — Venez-vous, fils docile, pour m’obéir ? Je viens, mon père, pour vous demander un consentement que vous ne pouvez me refuser. Monsieur, veuillez, je vous prie, lire la lettre que je vous écrivais lorsque je reçus la vôtre. La fortune, mon cher fils, se plaît à couronner les succès et la bonne conduite : dans le temps que vous vous signalez aux champs de l’honneur, on m’offre pour vous un mariage qui comble mes espérances. Dans la carrière militaire, comme dans toute autre, il est nécessaire d’avoir quelque protection pour avancer avec plus de vitesse ; le grade de colonel doit être l’objet de votre ambition. Eh bien, il ne dépend que de vous de l’obtenir, si vous le voulez, en acceptant, avec le brevet qui vous le donnera, la main de la nièce d’un ministre, parent de notre famille. Je ne doute pas de votre consentement ; tout me dit que mon enfant se reposera sur moi du soin de sa félicité à venir. Hâtez-vous donc de revenir auprès de moi, et croyez-moi votre tendre père. Alexandre termine. Quelle sera votre réponse ? Ô mon père ! ne déchirez pas mon cœur, n’exigez point de moi une obéissance qui ferait mon malheur éternel. Ainsi mes espérances seront déçues ; ainsi vous sacrifiez à un fol amour votre avancement, l’obéissance que vous me devez : je ne trouve plus en vous qu’un fils ingrat et rebelle. Non, je ne suis ni ingrat ni rebelle. Quoi ! vous pouvez appeler ingratitude et rébellion la résistance que j’apporte à vos projets ? Mon père, j’aimais ; je vous avais appris mes sentiments avant que vous eussiez pu me communiquer vos intentions ; le soin de ma fortune m’occupe sans doute, mais je ne veux pas devoir à la faveur une récompense que je mérite. D’ailleurs, la femme que je veux épouser n’est point choisie dans une classe à laquelle nos justes préjugés refusent de s’allier ; la richesse sourit à M. de Clagni, et je sacrifierais un amour qu’approuvent les convenances sociales, à un intérêt qui ne peut me toucher. Pardon, mon père, si j’ajoute quelques paroles encore : l’avancement rapide qui a été le prix de mon courage, ne permet plus que mes volontés soient comptées pour rien ; j’ai un état, un rang honorable dans la société, je me dois à moi-même ; et une obéissance trop servile, surtout dans un point où notre honneur ne peut être compromis, me rendrait coupable à mes propres yeux. C’en est assez, monsieur : joignez l’insolence à l’oubli de vos devoirs ; mais vous n’êtes pas encore au point où vous croyez être ; je vais trouver ce M. de Clagni que j’ai connu dans ma jeunesse, nous verrons s’il n’aura pas un plus grand pouvoir sur sa fille que moi je n’en ai sur un fils que je me repens d’avoir trop aimé. Mon père ! ô ciel ! que dites-vous ! combien je serais malheureux si vous me ravissiez votre tendresse ! D’un mot vous pouvez la reconquérir. Non, je ne prononcerai point moi-même l’arrêt de mon malheur. Sortez de ma présence. Mon père ! Sortez, vous dis-je, ou je vous cède la place. Quelle rigueur ! Ah ! ce n’est point ainsi que je traiterais mes enfants si j’étais père ! En auriez-vous le droit, vous, révolté contre l’auteur de votre naissance ; vous, que votre conduite passée rend encore plus coupable ! En achevant, le comte s’éloigna brusquement ; et Alexandre, en se retournant, aperçut sa mère qui venait d’entrer. Il fut à elle. Il lui fallut de nouveau essuyer une autre attaque, faite avec plus d’adresse, et partant plus dangereuse. Qu’elles ont de pouvoir sur le cœur d’un fils sensible, les larmes d’une mère adorée ! mais l’amour, plus fort que tout, remporta une seconde victoire. Alexandre sut même si bien faire que la comtesse, gagnée par son adresse, lui promit de s’intéresser au succès de son entreprise, et ne lui cacha pas que ce serait avec plaisir qu’elle donnerait le nom de fille à cette Élise que son Alexandre aimait avec tant d’ardeur. La menace faite par le comte, à d’Oransai, d’aller trouver M. de Clagni, inquiéta ce jeune homme : il craignit que son père ne fût prévenir celui de son Élise, et qu’ainsi on n’établît entre eux une barrière insurmontable. Cette pensée revenant se placer à tout moment dans le cœur d’Alexandre, il prit sur-le-champ une nouvelle résolution qu’il exécuta avec impétuosité : il se hâta d’écrire un mot à sa mère pour la rassurer ; et sans plus réfléchir sur la démarche qu’il allait faire, il repartit à l’instant même. Son voyage se fit avec une extrême promptitude ; et Élise qui ne pensait point le revoir de sitôt, fut surprise étrangement lorsqu’Alexandre se présenta devant elle. Dans le premier moment, elle crut qu’il apportait la permission si ardemment désirée ; mais les paroles entrecoupées de son amant qui s’était jeté à ses genoux, lui apprirent bientôt la pénible vérité. — Ciel ! monsieur le lieutenant-colonel d’Oransai aux genoux de ma fille !” s’écria M. de Clagni, en paraissant dans le salon. — Mon père ! dit Élise en couvrant avec ses mains ses beaux yeux remplis de larmes. Pour Alexandre, il s’était relevé avec précipitation, et debout, immobile, la rougeur du coupable sur le front, il avait perdu son assurance ; il ne savait plus que craindre et se taire. — Jeune homme, lui dit le vieillard, devais-je m’attendre à cette trahison de votre part ? Accueilli dans ma maison, vous y avez paru pour séduire mon Élise ! vous lui déclarez vos sentiments, et je les ignore ! vous avez donc de criminelles intentions, puisque vous n’osez point me les avouer ? Que faisiez-vous ici ? quel était votre projet ? Parlez, j’ai le droit de vous interroger, et votre honneur, à qui j’en appelle, vous ordonne de me répondre. — Monsieur, monsieur, disait Alexandre en balbutiant, j’adore votre fille ; vous connaissez mon rang, ma famille, vous savez… Je sais que vous venez de faire un rapide voyage ; sans doute que vous n’avez couru à Nantes que pour demander le consentement du comte, votre père, quoique vous eussiez dû vous assurer du mien auparavant ! Non, monsieur, je ne le rapporte point le consentement de mon père ; il me l’a refusé. Que venez-vous donc faire chez moi après une telle offense ? Quel dessein vous ramène dans une maison où vous n’auriez jamais dû paraître ? Eh ! le sais-je moi-même, monsieur ? réfléchit-on quand on aime ? nos démarches sont-elles calculées ? l’impétuosité de la passion qui nous anime nous permet-elle de penser et d’agir selon les froids conseils de la raison ? J’adore votre fille, je brûle d’être son époux, elle m’est refusée, je ne suis plus à moi, ma tête s’égare. Ah ! monsieur, loin de me condamner, plaignez-moi plutôt ; ne pensez point que mon père eût refusé ma prière si déjà il n’eût point fait un choix. Mais, quel bonheur ! j’ai conservé la lettre qu’il m’écrivait à ce sujet : lisez-la, de grâce ; elle m’excuse, elle doit aussi l’excuser à vos yeux. M. d’Oransai, vous sacrifiez à ma fille de belles espérances. Le trône de l’univers serait dédaigné par moi si je ne pouvais point y placer votre adorable Élise. Ô ! monsieur, imitez ma mère : elle brûle de voir mon union avec celle que j’aime ; ses soins, son amitié, la raison, tout se réunira pour faire changer mon père ; et alors serez-vous le seul inflexible ? La conduite du comte réglera la mienne ; jusqu’alors il est je crois inutile de vous dire que ma maison doit être fermée pour vous. En parlant ainsi, M. de Clagni sortit, sa fille le suivit, et le désolé Alexandre se retira de son côté, non sans conserver quelques espérances qui naissaient des propres paroles de M. de Clagni. Élise, loin d’être grondée par son père, en fut tendrement consolée ; il lui demanda la promesse de ne point chercher à voir Alexandre sans sa permission, et la franche Élise jura d’obéir à son père. D’Oransai sentit bientôt ses craintes se renouveler : il attendait le comte en tremblant ; il retourne chez lui, et le premier objet qui le frappe en entrant dans le salon, est son père. À cette vue, d’Oransai court vers le comte. — Vous n’êtes plus mon fils, lui dit celui-ci, vous êtes un rebelle ; et si je viens, ce n’est point pour écouter votre justification, mais pour éclairer mademoiselle de Clagni sur les dangers qu’elle court en vous conservant sa tendresse. Il dit, et sans vouloir entendre Alexandre, il se retire dans la chambre qu’on lui a préparée. La nuit que passa d’Oransai fut affreuse ; le lendemain il ne put parler à son père ; et vers les onze heures du matin, il l’aperçut qui se dirigeait vers la demeure de M. de Clagni. En ce moment ses forces défaillirent, et les facultés de son âme furent un instant suspendues. Lorsqu’on annonça M. le comte d’Oransai, Élise et ses sœurs pâlirent toutes au même instant ; leur père n’y était point, elles furent contraintes de recevoir l’étranger. M. d’Oransai se présenta avec beaucoup de grâce ; il causa très galamment avec ces jeunes personnes, et son œil scrutateur n’eut point de peine à reconnaître Élise à son trouble, comme à l’agitation de son sein. Prenant tout à coup sa résolution : — Mademoiselle, dit le comte à Élise, voudriez-vous m’accorder un entretien particulier ? — Oui, monsieur, répliqua Élise, en ouvrant la salle voisine vers laquelle elle conduisit M. d’Oransai ; la porte demeurant ouverte, mesdemoiselles de Clagni pouvaient tout voir, mais la grandeur de la pièce les empêchait d’entendre. — Mademoiselle, dit M. d’Oransai, après une minute de silence qu’il avait employée à contempler la belle Élise, vous doutez-vous du sujet qui m’amène ? — Je sais, monsieur, que voulant user des droits d’un père, vous vous opposez aux projets de votre fils. Je ne l’encouragerai point dans sa désobéissance, et je renonce à lui dès le moment que vous m’aurez assuré combien cet hymen vous déplairait. — Il ne me déplaît point, mais d’autres arrangements… — Oui, monsieur, je ne serai point un obstacle à vos volontés. Alexandre renoncera à moi, je l’exigerai de son amour ; je le demanderai à cette amitié pure qu’il m’a vouée ; mais avant ce moment souffrez, monsieur, que je vous interroge. Vous n’avez jamais aimé ? — Pouvez-vous le croire, mademoiselle ? Pensez-vous que mon cœur n’a pas été sensible ? — Si vous l’avez été, pourquoi cherchez-vous à désunir deux êtres qui ne vivent que par leur tendresse ? Si vous avez connu ce sublime sentiment, vous ne devez point vous montrer injuste et sévère. J’aime Alexandre ; oui, monsieur, je l’aime, et je ne rougis point en en faisant l’aveu. Il a pour moi un amour réciproque : nos âges, nos goûts, nos fortunes, le rang de nos pères, tout se rapproche, et vous voulez nous désunir ! Une vaine ambition pourra-t-elle l’emporter sur la pensée qu’on va faire deux heureux en resserrant les nœuds qui les lient ? Oh ! monsieur le comte ! vous ne pouvez être aussi cruel, votre âme est trop sensible pour résister à mes prières : oui, je ne rougis point de vous prier ; votre volonté va décider de mon sort. Si vous me repoussez, Alexandre ne sera point mon époux, j’en mourrai, mais je ne veux pas vous déplaire. Dans ce moment, qui va décider du sort de ma vie, j’ose prendre ma défense, et au nom de votre cœur, de ce fils que vous chérissez, de cette épouse qui parsema de fleurs votre vie, je vous demande votre consentement, et à vos pieds. — Vous l’emportez, fille charmante, s’écria le comte vivement ému : non, il ne sera pas dit que la beauté suppliante a perdu ses droits sur le cœur d’un noble Français : oui, je vous le jure, je vais moi-même presser l’hymen que je voulais rompre. Vous devinez le reste, lecteur : on s’explique, on s’embrasse ; le comte reparaît dans le boudoir, et dit aux sœurs d’Élise étonnées : Voilà ma bru. M. de Clagni arrive, on lui demande cérémonieusement la main de sa fille. Alexandre est appelé, la joie est à son comble, tout le monde est heureux, on presse le mariage ; il a bientôt lieu, on repart pour Nantes. La comtesse adora d’abord sa belle-fille ; Élise, son époux, ne s’endormirent point ; la jeune vicomtesse d’Oransai donna le jour à un garçon qui, sur les fonds baptismaux, reçut le nom de Maximilien-Alexandre-Philippe d’Oransai ; et ce garçon-là, lecteur, c’était moi. ‌ ### CHAPITRE V. JE DÉBUTE. ui, Alexandre d’Oransai, Élise de Clagni me donnèrent le jour ; et comme je suis le héros de mes Folies, je vous en préviens d’avance. Peut-être avez-vous cru que j’allais prolonger les aventures de mes parents ; non, j’ai seulement voulu vous les faire connaître, vous apprendre comment s’était fait leur mariage, et maintenant que tout est dit, à mon tour je vais paraître sur la scène. Je naquis dans les premiers jours du printemps, aux environs de minuit. Ma naissance fut marquée par plusieurs prodiges qui présagèrent ce que je devais être un jour. D’abord, un oiseau, que nombre de maris ne peuvent point entendre sans frémir, éleva constamment la voix pendant les instants de souffrance de ma mère ; on dit qu’en naissant j’étais formé, mais formé comme on ne l’est point à cet âge ; aussi le docteur, qui se mêlait de tirer des horoscopes ne put s’empêcher de s’écrier : „Ah ! l’heureux fripon ! Quel bel avenir il se prépare !” Cette exclamation fut entendue d’une des femmes de maman, qui eut grand soin de me la redire plusieurs années après, dans un temps… N’anticipons point Dis-moi, lecteur, fais-tu comme moi qui jamais ne demande, au sujet des individus que je rencontre, que leur nom, sans m’informer du reste ? Peut-être es-tu curieux ? Eh bien, je vais te contenter, et je prétends te faire faire connaissance avec mon caractère ; auparavant, nous allons parcourir une galerie de portraits qu’il est nécessaire de te montrer. As-tu rencontré dans le monde un jeune homme aux yeux noirs, grands, et peignant, comme dans toute sa figure, une douce sensibilité ; ayant un cœur porté à l’amour platonique, étant bon, honnête dans ses sentiments, plein de candeur et de délicatesse, franc à l’excès, ennemi des modes nouvelles, des caprices du jour, et croyant encore que la vertu peut exister sur la terre ? As-tu vu près de lui un étourdi, emporté, pétulant, prodigue, ne sachant point rester en repos une minute, toujours en l’air, malin, moqueur, insolent, capricieux, fantasque, mauvaise tête, fou par intervalle, fier, et quelquefois minutieux ; leste dans ses propos, irréfléchi dans sa conduite, critiquant à tort et à travers, se passionnant pour ou contre, aimant à l’excès, haïssant de même, toujours sans motif, mais point rancuneux, et oubliant avec facilité la vengeance qu’il avait appelée avec transport ? À côté de ce personnage, il en est un que les hommes doivent peu aimer à la première vue, examine-le lorsqu’il entre dans un salon : il arrive le dernier, sa tête est haute, son œil fier, sa démarche balancée ; il jette un regard, soudain tout son étalage de dignité se détruit, le sourire le plus gracieux erre sur ses lèvres ; il vole auprès des jeunes beautés qui l’appellent, il porte à chacune un hommage différent : un soupir est adressé à la femme sensible, un rire fripon à la jeune étourdie ; un air pénétré se répand dans sa personne lorsqu’il demande à la douairière des nouvelles de son roquet ou de son directeur ; il salue, en passant, d’un ton protecteur, les jeunes gens dont il se moque : cependant il est partout, il est à tout ; tendresse, folie, morale, il cause de tout ; on l’entoure, on se presse autour de lui : alors se voyant l’objet de l’attention générale, il s’esquive sur-le-champ, et court dans une autre maison recommencer un semblable manège. Non loin de celui-ci est un être penseur, qui réfléchit même dans les instants du délire, qui de sa vie ne sut faire une sottise, cité pour sa conduite et ses principes religieux : par caractère détestant les erreurs de la philosophie, ayant le bonheur d’arracher plusieurs de ses amis à leurs passions, voyant les parents solliciter son amitié pour leurs enfants, et se croire trop heureux de pouvoir lui remettre le soin de leur conduite ; avec le vieillard respectable, le savant profond, l’artiste sublime, le littérateur consommé, il devenait pareil à eux, son âge disparaissait, et l’étonnement était porté à son comble quand on entendait sa jeune bouche raisonner dogmes, politique, dépeindre les sensations que lui firent éprouver les chefs-d’œuvre de la sculpture antique, et ceux de la peinture moderne ; parler en poète de la poésie, et rapporter les traits de l’histoire, les réflexions qu’ils lui faisaient naître. À ce sage de vingt ans succédait l’amant de toutes les femmes, un papillon dont rien ne fixait la folâtre inconstance, adorant trente belles à la fois, les trompant toutes, leur prodiguant des serments qu’il ne savait point tenir, affichant sa conduite, et cependant trouvant toujours de nouvelles victimes de sa perfide adresse ; voluptueux à l’excès, bravant tous les dangers lorsqu’il était question de se satisfaire ; tenace dans ses projets, et poursuivant sa proie jusqu’à ce qu’il l’eût enveloppée dans ses filets. Eh bien, ami lecteur, que t’en semble de tous ces divers portraits ? Voilà plusieurs hommes, me diras-tu, dont les caractères sont bien disparates. Quel sera ton étonnement, lorsque je t’apprendrai que ces divers personnages n’en font qu’un, et que cet homme extraordinaire est Philippe d’Oransai ? Auteur de ces mémoires, ma franchise, en me peignant, me gagnera peut-être ton estime ; tu me verras toujours le même, toujours agissant d’après les impressions de ma tête, quand je commettrai des fautes ; et d’après mon cœur, quand il s’agira de les réparer. Peut-être m’accuseras-tu de vanité ? Ah ! de grâce, ne me juge point sans me connaître, je ne fais ici que te redire ce qu’on a écrit vingt fois sur mon sujet ; et si dans tout ceci j’ai quelque faute, c’est celle de tenir la plume en parlant de moi-même. Tu penses qu’avec un caractère pareil à celui que je viens de te décrire, ma vie fut bien agitée : tu le sauras parfaitement si tu veux aller jusqu’à la fin de l’ouvrage que je soumets à ta critique. Nourri jusqu’à quatre mois par ma mère, je fus confié alors à une nourrice, jeune et jolie, qui me prodigua les plus tendres soins dont j’ai toujours conservé une vive reconnaissance. À quinze mois je fus sevré, culotté, et traité presque comme un grand garçon : on m’assure aujourd’hui que j’étais un prodige à cette époque ; mais comme les prodiges de cet âge m’ont toujours effrayé, j’avoue que je ne puis tirer vanité de mes talents précoces : je savais franchir des chaises qu’on mettait en travers pour m’empêcher de sortir. Un mouchoir à la main, et la larme à l’œil, je chantais la romance sentimentale de la folle Nina, je faisais des réponses qui remplissaient d’admiration ma nourrice et mes grands parents. Les amis de la maison avaient la tête remplie de mes faits et gestes, on ne parlait que de moi, et plus d’un homme raisonnable fuyait un hôtel où il fallait perpétuellement admirer le petit Philippe. Dès l’âge de quatre ans je lisais couramment, et toujours un livre à la main, quel qu’il fût, il m’importait peu ; je m’occupais avec intérêt, soit aux malheurs des Troyens, soit aux succès des Romains, soit aux divines folies du Roland de l’Arioste. Cependant ces lectures germaient dans ma tête, mes idées se débrouillaient, et, le croirait-on ? à sept ans j’avais déjà des principes de rouerie. Dès l’instant où j’eus quelque connaissance, j’avais déjà deux amis, Urbain d’Ayrval et Charles de Mercourt. Pour compagne de nos jeux enfantins, nous avions la jeune Paulette : Paulette n’était point jolie, mais elle était bonne ; j’aimais Paulette, j’en étais aimé. Pour elle j’éprouvai de la jalousie, et déjà je concevais des ruses, des prétextes pour dérober Paulette aux regards et aux soins de mes deux amis. Ce fut dans cette douce occupation que me surprit ma huitième année ; alors, le croirait-on encore ? je devins volage !… À huit ans ! ô nature ! oui, je fus inconstant. Et qui m’inspira ce changement ? ce fut toi, Joséphine : toi, fière de ta naissance et de ta fortune, plus âgée que moi d’une année ; tu ne pouvais me pardonner la préférence que j’accordais à Paulette : cette préférence était un affront que ton orgueil voulut punir. Je te vois encore revêtue de ta blanche robe, couvrant ta jolie petite figure d’un grand chapeau de paille, ceignant ta taille élancée d’un ruban bleu de ciel, couleur de tes beaux yeux ; m’agaçant avec une sorte d’adresse, sachant m’inspirer de la vanité, m’assurant qu’un garçon de mon âge avait de la mauvaise grâce à suivre perpétuellement une petite fille telle que Paulette ; que de grandes demoiselles ne demanderaient pas mieux que de recevoir mes soins, et je me vois, à ces discours capiteux, me rengorgeant, serrant une main qui m’était abandonnée, et recueillant un baiser qui me rendit parjure. Pauvre Paulette, je t’abandonnai, tu pleuras ; tu fus dire à ma mère, que tu appelais ta petite maman, que Philippe était un méchant, qu’il te préférait Joséphine, et qu’assurément Joséphine n’aimait point Philippe autant que l’aimait Paulette ; et je vois maman employer ses soins pour terminer cette grande affaire, et moi, promettant tout, tromper à la fois mes deux maîtresses pour une troisième qui, depuis quelques mois, parlait plus impétueusement à mon imagination. Ne croyez pas que Jenni Dastin fût une grande dame : c’était une simple couturière, bien fraîche, bien jolie, faite à peindre, et des sens… Ah !… dans un âge plus avancé, j’ai rendu à ses charmes le vrai culte qu’ils méritaient, ce que, trop jeune, je n’avais pu que désirer. Eh ! dois-je aussi t’oublier, infortunée Julie ? petite et grasse, les joues rosées, le teint, les yeux et les cheveux noirs, voilà ton portrait physique : tu étais née pour être aimable, pour briller dans le monde, pour y paraître avec éclat, et maintenant tu es… une fille de joie. Oui, c’est à cet état odieux et vil que le barbare père de Julie a réduit sa fille, par les mauvais traitements dont il ne cessait de l’accabler, et dont elle ne put se décider à rester toujours la victime. Auprès de l’hôtel que j’occupais, il existait une maison d’éducation consacrée aux jeunes demoiselles ; mon âge et l’amitié qu’avait conçue pour moi le saint directeur de cet établissement, tout m’en ouvrit l’entrée. On ne se défiait point du petit Philippe : il est vrai qu’il ne pouvait pas grand chose encore, mais dès lors il jetait les bases de plusieurs intrigues qu’il dénoua lorsqu’il eut grandi. Parmi les jeunes et jolies pensionnaires je te distinguai, ô Petré de Grenville ! à dix ans tu étais déjà coquette : j’aime à me rappeler tes beaux yeux, ta polissonnerie enfantine, et même le grand soufflet que tu me donnas pour m’avoir surpris embrassant une de tes compagnes. Dans cette sainte maison je te connus aussi, Euphrosine ; mais tu ne dois point paraître sur la scène, le jour viendra où je saurai te faire rejouer le rôle que tu y as rempli. Et toi, t’oublierai-je aussi, toi, séduisante Polli, qui comptais dix-neuf ans lorsque j’entrais à peine dans ma treizième année ? tu me déclaras ton petit chevalier. Hélas ! je l’étais pour la forme, tandis que des plus grands… Devais-je me plaindre ? Ah ! comme je t’aimais avec passion ! comme j’étais jaloux avec fureur ! Tu ne te gênais pas devant moi ; je voyais tout, et mon cœur impétueux se gonflait de désir et de colère. La première aventure un peu remarquable que j’ai eue dans ce bienheureux temps, fut celle que je vais rapporter. Madame de Mercourt, mère de mon bon ami Charles, m’avait invité à un grand goûter, auquel je me rendis avec exactitude ; le printemps venait de renaître : le léger zéphyr, par la douce chaleur de son souffle, avait ranimé la nature ; le chèvrefeuille odoriférant, la rose embaumée, s’élevant en immenses buissons, couvraient un cabinet de treillage sous lequel une table amplement servie nous offrait les prémices de la saison, des laitages, des pièces froides ; dans de riches carafes brillaient des vins aux diverses couleurs ; la vue, l’odorat, le goût, tous les sens étaient excités ; mais j’aperçus Sophie, et je ne m’occupai plus que d’elle. Sophie avait les yeux brillants, quoique petits ; une mine chiffonnée, un joli petit pied, un tempérament de feu, quelque babil, mais point d’âme, telle enfin qu’il le faut pour faire parler le désir et faire taire l’amour. Comme à treize ans on ne raisonne point aussi profondément, Sophie me charma : me voilà tout occupé à lui offrir cérémonieusement des fruits par-dessus la table, et à lui toucher le pied par-dessous : sans trop se défendre, Sophie finit par me répondre. Le repas terminé, je me hâte de lui offrir mon bras, et de passer dans une allée voisine. Là, je fais ma déclaration dans les formes, elle réplique comme je l’entendais, mais par ces mots elle termina son discours : — Contraignons-nous devant papa, car il serait assez ridicule pour s’en fâcher. Et Sophie avait quatorze ans lorsqu’elle me tint un pareil propos. Après quelques baisers, et mille promesses, nous nous séparâmes. J’employai, pour la voir, des ruses que me suggérait ma tête montée à l’intrigue ; pendant deux ou trois mois le succès couronna mes travaux. Tantôt, sous le spécieux prétexte d’une expérience de fantasmagorie, je paraissais chez elle ; tantôt ses frères, devenus mes amis, m’attiraient avec eux. Tout allait fort bien ; mais un jour le papa nous ayant surpris ensemble, il me fallut partir. Comme ce père assez maussade et ridicule personnage, voulut user des droits de la guerre, en retenant quelques livres que j’avais prêtés à sa fille, je lui écrivis une lettre qui était un chef-d’œuvre d’impertinences et de persiflage. Voilà mon homme qui prend feu, il me répond, et méchamment adresse son épître à madame ma mère, comme s’il ne l’avait fait que par inadvertance. La comtesse, en femme d’esprit, lui répondit qu’elle ne se mêlait que de mes plaisirs et jamais de mes querelles ; et le vilain, d’être furieux. Six ou sept ans après, un des frères de Sophie voulant me persifler, me dit : — Je connais une personne qui prétend que lorsque tu n’étais qu’un morveux, tu avais voulu lui faire la cour. — Personne mieux que cette belle n’a le droit de me traiter de morveux, car je me suis souvent mouché dans ses doigts. La réponse, digne d’un écolier, me fut pardonnée par le bon Exupère. ‌ ### CHAPITRE VI. L’AFFREUX SOUVENIR. aissons les riants tableaux de mon enfance, pour venir à une époque cruelle qui, toujours présente à ma pensée, arrache souvent des larmes à mon sensible cœur : il faut cependant que je la décrive. J’étais bien jeune, mais j’en ai conservé en entier l’affreux souvenir. À peine quelques années s’étaient écoulées, que les premières secousses de la Révolution annoncèrent un tremblement épouvantable qui devait détruire et le trône et l’autel, et les soutiens du monarque et ceux de la religion. Préparée de loin, cette vaste conspiration ne pensait point se borner aux seules limites de la France : elle prétendait parcourir l’Europe, et les conspirateurs se flattaient d’obtenir, par leurs succès, une immortelle renommée. Ils ne pensaient point que si la postérité conserve également les noms des Cromwell et des Titus, elle adore ceux-ci lorsque les autres sont les objets de son exécration. Le faible Louis XVI, entraîné malgré lui par la force du torrent, perdit la tête, devint la première victime de la rébellion, qu’un souverain énergique aurait su comprimer. L’assemblée des notables amena la convocation des états-généraux : ceux-ci, abusant de la confiance de leurs commettants, détruisirent une antique noblesse que tant de gloire illustrait, et prétendirent s’apercevoir, au bout de quatorze cents ans, que la France était sans constitution. On sait quel fut le succès de la leur ; on vit l’Anglais, transporté, relever sa tête flétrie, en apprenant que la tête d’un roi de France était tombée sous la hache de ses propres sujets. Partout, à la venue de cette affreuse nouvelle, la consternation fut générale, l’émigration redoubla. — Partez, disait ma mère à son époux, fuyez des monstres qui préparent votre mort. — Quoi ! répondait le comte, vous voulez que je fuie ; et pour quelle cause ? Suis-je coupable ? mon innocence n’est-elle point reconnue ? — Cher Alexandre, quand vous avez vu périr votre roi, pouvez-vous croire que vous serez épargné ? Ah ! que ne suivait-il ce conseil ! je n’aurais pas à le pleurer, ce père aimable et vertueux ; mais il ne pouvait croire à l’étendue de la férocité des monstres auxquels, à cette époque, la France était en proie. Ma mère, par un courage au-dessus de son sexe, osa porter le deuil de l’infortuné Louis XVI ; elle brava toujours les assassins, et son amour pour la famille de ses rois lui mérita l’estime même des brigands. Contraint de se rendre à sa municipalité, mon père est accosté par un membre du comité, son ancien ami, qui s’avançant vers lui : — D’Oransai, lui dit-il, j’ai ordre de vous arrêter, et vous m’épargnez la peine d’aller vous chercher chez vous. L’infâme !… Par la plus odieuse des trahisons, le comte est traîné dans la prison fatale dont on ne sortait que pour aller à la mort. En apprenant l’arrestation de son époux, madame d’Oransai tombe évanouie ; puis reprenant sa fermeté, elle cherche à le sauver : l’argent, la séduction, les courses, les promesses, les sollicitations, rien n’est épargné ; elle obtient enfin la permission de voir M. d’Oransai. Quelle entrevue ! Combien elle fut touchante !… — Ô mon ami ! disait madame d’Oransai, tu peux échapper au supplice qui te menace ; prends ce déguisement, et sous un vil costume, sauve-toi ; je resterai ici, je prendrai ta place s’il le faut : conserve un père à ton enfant, vis pour lui, et je mourrai heureuse. — Que dis-tu ? moi, m’éloigner : moi, faire croire par ma fuite que je suis criminel ! Non, Élise, non, ne l’espère pas, tes craintes sont peu fondées ; mon innocence n’est-elle pas éclatante ? que peut-on me reprocher ? — Ton rang, ta fortune, tes vertus : tout est crime pour ceux qui en sont souillés. Tu te fies en ta droiture, elle assurera ta perte ; les méchants tremblent tant que les bons existent. Vois-tu déjà le sang qui ruisselle partout ? Vois-tu les Français effrayés se précipiter en foule hors de leur patrie ? Suis leur exemple, et ne reviens parmi nous que lorsque l’orage sera dissipé. — Et par ma fuite je te perdrais peut-être, j’exposerais ta vie ! non, je ne puis y consentir. — Au nom de ton fils ! — Il m’ordonne de lui conserver sa mère. — De notre amour ! — Il me retient auprès de toi. — Barbare époux ! — Chère Élise !… Et ces deux infortunés confondirent leurs larmes et leur douleur. Cependant le jour du fatal jugement arriva ; de grand matin on vint chercher mon père pour le traduire devant le tribunal révolutionnaire. Un vil ramas de misérables, perdus de dettes, de réputation, disposaient de la vie des Français. Ce fut devant eux que mon père parut. À l’aspect du vertueux comte d’Oransai, le peuple fit entendre un murmure flatteur qui ajouta à la rage des juges iniques. Un d’entr’eux l’interrogea en ces termes : — Comment t’appelles-tu ? — Jules-Constantin-Alexandre d’Oransai. — Ton âge ? — Trente-six ans. — Qu’étais-tu ? — Gentilhomme et militaire. — As-tu prêté serment à la République ? — Non. — Pourquoi as-tu agi ainsi ? — J’avais prêté serment de fidélité à mon roi légitime, et rien ne peut me permettre de le parjurer. — Tu conspires ? — Tranquille dans ma famille, me reposant sur ma loyauté, je ne conspirais pas. — Tu nous en imposes. — Citoyens, dit le comte en se tournant vers le peuple, est-il quelqu’un parmi vous qui puisse m’accuser d’avoir faussé ma parole ? — Non, non, fut le cri général. — Je vois bien que tu as caballé pour organiser une contre-révolution ; mais on ne veut point te condamner sans t’entendre : tu peux parler pour ta défense. — Eh ! de quel crime peut-on l’accuser ? s’écrie impétueusement la comtesse qui s’élance hors de la foule dans laquelle elle s’était cachée jusqu’alors. Qui, plus que d’Oransai, a mérité de ses compatriotes ? Quelle est la famille qu’il n’a pas secourue ? Quel est l’ennemi qu’il a pu se faire ? Partout aimé, respecté, doit-il, comme un coupable, paraître en accusé ? Doit-il… ? Le peuple, porté en faveur du comte, gardait un profond silence, mais sa contenance peignait son intérêt. Les juges, tremblant que leur proie ne leur échappât, ordonnent aux huissiers d’interrompre la comtesse ; leur ordre est exécuté, et le président, sans plus attendre, sans s’inquiéter de la présence de madame d’Oransai, prononça la peine de mort contre son époux. Le désespoir est universel, des murmures on passa à la menace, de la menace à la révolte. Seul, le comte conserve son sang-froid, et prodigue ses soins à la mourante Élise : on l’arrache de ses bras, il est ramené dans sa prison, tandis que les soldats contiennent la populace. L’exécution de d’Oransai ne fut retardée que jusqu’au lendemain ; malgré les ordres les plus rigoureux, Élise força toutes les barrières : pâle, échevelée, son désespoir, ses charmes commandaient le respect, elle se jette dans les bras de son époux. Oh ! quelle fut douloureuse cette entrevue déchirante ! Quelle plume assez éloquente pourrait la décrire ? Expirante sous le poids de ses malheurs, Élise était anéantie ; mais le comte, plus ferme, cherche même à la consoler dans ce fatal moment. — Élise, lui disait-il, cesse tes pleurs, vois d’un autre œil une mort aussi glorieuse ! que notre fils te rappelle à la vie ! parle-lui souvent de moi, dis-lui qu’il suive mon exemple : on a souvent dans ma famille versé son sang pour la cause de ses souverains ; répète-lui que je mourus pour mon Dieu, mon prince et nos lois ! Qu’il imite mon exemple, et que quelque jour, s’il le faut, il regarde sans pâlir le sort qui l’attend. La comtesse ne l’écoutait pas ; elle luttait entre la vie et la mort. D’Oransai l’embrassant, pour la dernière fois, prie un ami, qui l’avait accompagnée, de la ramener chez elle. On l’emporta privée de sentiment, et elle ne revint à elle que lorsque son époux n’était plus !… Le comte vit alors entrer dans la prison un prêtre, non de ceux qui, fidèles à leur devoir, préféraient le trépas, l’exil à leur déshonneur ; mais un de ces prêtres misérables qui, sourds à la voix de leur conscience, affichaient leur dépravation, leurs excès ; qui se rendirent l’objet du mépris public, et que partout désapprouvait la voix générale. — Retirez-vous, monsieur, lui dit le comte : l’être assez lâche pour renoncer à son caractère, doit-il m’encourager à mon dernier instant ? M’apprendrez-vous à mourir, vous qui n’avez pas osé perdre votre vie ! Le méchant se retire ; et le comte resté seul, se jetant à genoux sur la pierre froide, éleva son âme vers son Créateur… L’heure sonna… — Tenez, mon ami, dit d’Oransai à un des soldats qui vinrent le chercher, prenez cette bourse, elle est pour vous ; mais donnez-moi votre parole de militaire que vous ferez remettre à mon fils cette relique, que j’ai toujours portée avec moi. Le soldat en fit la promesse solennelle.................. Non, je n’irai point plus loin, ô mon père ! mon tendre père ! Je ne retracerai point tes derniers moments, ta magnanimité, ton supplice !… Que dis-je ! ton martyre : et quand on meurt pour une cause pareille, les palmes éternelles sont votre récompense. Noble victime de ton honneur, tu péris en me laissant sur la terre pour te pleurer. Affreux souvenir ! quand j’écris ces lignes, mes larmes coulent ; mais ta mort ne m’effraie pas. Ô mon père ! du haut du ciel que tu habites, laisse tomber sur moi tes regards paternels ; vois ton fils digne de toi, déplorant ses erreurs, marcher dans la route que tu lui as tracée ; vois-le prêt à suivre ton exemple, et te montrer qu’il est digne de te devoir le jour. Le lendemain de cet exécrable assassinat, ma mère, pour la première fois, demanda à me voir. On me conduisit vers elle. À mon aspect ses pleurs, jusqu’alors retenus, coulèrent en abondance. Elle m’entoura de ses bras : — Mon fils ! s’écriait-elle, mon cher fils ! ils ont égorgé ton père : les monstres ! ils se sont enivrés de son sang ; mais tu vis, tu restes pour le venger. Viens, Philippe, n’est-ce pas que tu vengeras ton père ? promets-le-moi, mon enfant, et je serai moins à plaindre… Nous ne le reverrons plus !… Ah Dieu ! Et l’infortunée retombe dans les accès de son désespoir. J’étais bien jeune alors, mais ma douleur n’en était pas moins amère ; mon cœur oppressé souffrait horriblement. Penché sur le sein de la comtesse, mes yeux lui offraient quelques consolations. Je le fis, le terrible serment qu’elle exigea, et l’atroce président du tribunal éprouva les justes effets de mon courroux, quand l’âge… mais n’anticipons pas. Quelques jours après, le bon soldat demanda à ma nourrice, qui ne nous avait jamais quittés, s’il ne pourrait pas me voir ; elle y consentit, et le militaire remplissant fidèlement la parole qu’il avait donnée à mon père, me remit le dernier et religieux présent de l’auteur de mes jours… il ne m’a jamais quitté !… Après une longue maladie, madame d’Oransai recouvra la santé ; quoique bien faible encore, elle voulut se donner des soins pour me faire rentrer dans quelque partie de la fortune que l’on m’avait injustement ravie. Pendant qu’elle faisait les démarches nécessaires, l’enthousiasme anarchique était porté à son comble ; les femmes elles-mêmes, perdant toute pudeur, oubliant leur sexe, vociféraient dans les clubs, ou égorgeaient aux portes des prisons. Depuis longtemps madame d’Oransai était signalée par les mégères comme une chaude aristocrate. Les jacobins, furieux de voir qu’une femme ne tremblait pas devant eux, résolurent de punir ce qu’ils appelaient son audace. Un après-dîner, vêtue modestement, et ensevelie sous les voiles de deuil qui la rendaient plus belle, ma mère allait au département solliciter les administrateurs ; tout à coup une foule immense, furieuse, égarée, se précipite autour d’elle ; on l’injurie, elle ne répond point. Quelques hommes, revêtus d’un uniforme qu’ils souillaient, osent porter sur elle leurs mains sanglantes ; on l’arrête, on s’empare de ses mains, et mille voix lui commandent de crier vive la République ! — Assassins de mon époux, leur répond-elle avec fermeté, hâtez-vous de me rejoindre à lui ? Crie vive la République, lui dit-on de nouveau. — Vive le roi ! s’écria-t-elle ; frappez, je meurs pour lui. Elle se dégage, tombe à genoux, et tend sa gorge au coup dont elle est menacée ! Pouvoir irrésistible de la beauté et de la vertu, la rage des forcenés est comme suspendue ; ils admirent cette femme si belle et si courageuse, se dévouant à une mort certaine ; leur fureur expire, le fer tombe de leurs mains, et c’est sans éprouver de résistance qu’un officier municipal, honnête homme, parvient à la dégager d’un pareil danger. ‌ ### CHAPITRE VII. L’AMITIÉ. asserai-je sous le silence ces délicieuses époques de mon jeune âge, où, en apprenant à connaître l’amour, mon cœur sensible battit pour l’amitié ? Ô toi qui le premier m’as inspiré ce pur sentiment ! permets, ô mon Charles, que ton nom se place dans cet ouvrage. Avant ma quatrième année je te connaissais, déjà nous placions en commun nos vifs plaisirs, nos légères peines. Dans notre mutuel épanchement nous trouvions des charmes que rien ne pouvait remplacer ; nos querelles d’un jour donnaient bientôt naissance aux plus sincères réconciliations ; nous savions nous bouder, mais nous ne pouvions nous haïr. Quoique aujourd’hui la capricieuse fortune m’ait séparé de toi, je ne t’ai point oublié ; je te vois encore, grand, élancé, portant sur ta jolie figure la franchise et la bonté ; je crois être encore le témoin des scènes qui prenaient leur naissance dans l’impétuosité de ton caractère bon, mais violent ; ami chaud, mais peu discret, tu ne savais ni garder le silence, ni punir ceux qui t’avaient offensé, lorsque ta tête moins échauffée ne s’abandonnait plus à ta fougue. J’admire ton goût pour la chasse ; je t’écoute, me racontant les exploits de ton chien, et les tiens même ; que de fois le sort t’a contrarié ! ici la perdrix sautillante fût tombée sous tes coups, si le buisson voisin ne l’eût sauvée ; le plomb eût atteint le lièvre rapide, sans une motte de terre qui s’écrasa sous ton pied. Je me vois moi, chasseur indigne, mais me plaisant avec toi, courir les champs, portant un immense filet, la terreur des cailles ; nos récits, nos gais souvenirs égayent notre marche ; nous rions, nous crions, le gibier part, tu me grondes, et puis nous tenant par la main, assis au pied d’un saule qui s’élève sur les bords d’un ruisseau argenté, nous causons du passé. Le temps s’écoule, la chasse est oubliée, mais deux amis sont ensemble, ils ne peuvent s’occuper que d’eux mutuellement. Après Charles, Urbain fut ma seconde connaissance. Urbain, dans sa jeunesse, dissimulé par goût, menteur par habitude, adroit comme une fée, chérissant ses amis et dupe de son attachement pour une femme indigne de lui. Ce fut avec ces deux jeunes gens que je passai quelques années au collège. Ah ! c’est là où nous nous sommes divertis ; c’est là où, polissonnant sans cesse, notre temps se partageait en deux, le travail et l’espièglerie. Lecteur, comme nous tu as été à l’école, comme nous ce fut là que s’écoulèrent tes plus beaux jours : laisse-moi te raconter quelques anecdotes enfantines qui te rappelleront les époques de ton adolescence. As-tu eu, comme moi, un vieux professeur, âgé de soixante ans, sale comme un jacobin, babillard comme un orateur des Cinq-Cents, crédule comme un converti, toujours occupé du soin de nous trouver en faute, nous grondant pour la moindre bagatelle, en un mot la terreur générale, mais non la mienne ? Cet aimable précepteur était gourmand comme un gastronome ; je savais que sa colère s’apaisait devant des friandises ; et un jour qu’il m’avait menacé du dernier châtiment pour le lendemain, si mon devoir n’était point sans faute, je résolus de le punir. Le fils d’un pâtissier était de mes amis (au collège, et pendant la révolution, disparaît l’orgueil du sang) ; je l’initiai dans mes projets, et avec un vrai plaisir il se prêta à tout ce que j’exigeai de lui. Ce fatal lendemain arrive ; vers les huit heures du matin un garçon apporte, sur une feuille de fer-blanc, douze excellents petits pâtés au jus, proprement recouverts d’une serviette bien blanche. On les offre à notre régent comme un présent anonyme envoyé par la mère d’un de ses élèves. Le gourmand, qui recevait souvent de semblables cadeaux, ne se tint pas de joie, et sur-le-champ se hâte, malgré qu’il soit jour de jeûne, de dévorer la pâtisserie, se donnant pour raison à lui-même qu’on ne peut refuser une dame, et que des pâtés refroidis ne valent jamais rien. Cette expédition terminée, se revêtant de son air sévère, il descend dans la classe, et gravement nous interroge ; mon tour arrive ; plus occupé de mes malices que de mon travail, j’étais en faute, ayant oublié mon thème, ma version, et tout ce qui s’ensuit. Comme un ordre exprès du principal défendait la visite de nos derrières, ce que le professeur, malicieux, aimait beaucoup, je fus condamné à dîner avec du pain sec, et un excellent verre d’eau fraîche et claire. En entendant prononcer ma sentence, je jette les yeux sur le régent, et ma satisfaction est grande quand je vois sa figure grimacer ; il se remet cependant, mais il recommence à souffrir. Un murmure se fait entendre dans ses entrailles, la nature est chez lui en travail ; voilà que tout à coup il se sauve, et nous restons seuls. Des écoliers seuls ! une armée en insurrection, un club où l’on hurle à son aise, quinze femmes se disputant le prix du silence, rien n’approche du bruit qui se fait dans une classe abandonnée. Au milieu du tumulte universel, je grimpe sur un banc, je demande la parole : tu la sa, me répond un de mes condisciples, en parodiant les dix-neuf vingtième des présidents des sociétés populaires ? Frères et amis, m’écriai-je, et l’on me siffle : messieurs, repris-je, et l’on m’applaudit ; je connais votre tendresse pour votre maître, je veux vous apprendre la cause de sa fuite. Alors je raconte dans le plus grand détail comme il a reçu une douzaine de petits pâtés, comme il les a mangés, comme ces petits pâtés étaient médicalement saupoudrés de drogues relâchantes ; et des éclats de rire, des convulsions de joie m’interrompent ; on m’entoure, on m’embrasse, je suis porté en triomphe, je ne demandai point le secret, et tous me le gardèrent. Le magister revient, son air pâle, une certaine odeur qui l’environne, tout redouble un rire qu’on cherche à étouffer sous son livre, dans son chapeau : à chaque instant le professeur nous quitte ; enfin, n’y pouvant plus tenir, il congédie la chambrée, et nous donne pleines vacances jusqu’au lendemain. Retiré dans son lit, il croyait y être tranquille, mais des écoliers ne s’arrêtent pas en aussi beau chemin ; par des lettres circulaires le principal, les professeurs, les préfets, toutes les autorités du collège, sont averties que M. Belmes s’est purgé en mangeant, dans le carême, des petits pâtés au jus. Chacun accourt chez lui, on lui apprend que son aventure est connue ; il en fut si honteux qu’il quitta sur-le-champ le collège, aux acclamations générales de tous les écoliers. On fit pourtant de sévères recherches pour découvrir l’auteur de ce tour, mais un secret impénétrable me fut gardé ; et si les soupçons s’étendirent jusqu’à moi, on ne put au moins former que de vaines conjectures. Après cette espièglerie, il faut, pour me réhabiliter dans l’esprit du lecteur, que je décrive une aventure où je me donnai des airs de Démosthène. Voici le fait : malgré la folie de mon caractère, l’amour du travail balançait en moi celui du plaisir ; toujours le premier dans nos compositions, apprenant jusqu’à quatre cents vers par heure, ainsi servi par ma mémoire comme par mon imagination, je m’établissais une supériorité sur mes camarades, qui alluma dans quelques cœurs la vile flamme de la jalousie. Quand le travail n’était point intéressant, je faisais volontiers l’école buissonnière, et ceux qui, travaillant toute l’année sans relâche, ne pouvaient obtenir un seul prix, enrageaient de me voir proclamer le premier dans tous nos travaux. Le temps des vacances approchait, un concours solennel pour la composition de rhétorique venait de s’ouvrir ; déjà un bruit sourd s’était répandu que les premiers prix de géographie, d’histoire, de latin, de dessin, de calcul, de musique, d’exercice littéraire, m’étaient destinés ces désespérantes nouvelles mettent en combustion les rhétoriciens, et même les philosophes : on s’assemble, on s’anime, il est décidé que vu mon inexactitude je me suis ôté le droit de concourir, et que je dois être rayé de la liste des aspirants, au beau prix de composition française. Quelques maîtres, qu’avait blessés mon indépendante fierté, entrent dans la conspiration ; mais le professeur d’histoire, homme savant et estimable, ne m’apercevant pas dans les cours, vient chez moi sans perdre de temps, et m’annonce ce qui se trame. Victime de la chaleur de mon sang, j’étais couché sur un lit, où me dévorait une ardente fièvre, tandis que des violentes hémorragies à chaque instant ajoutaient à ma faiblesse ; mais lorsque mon protecteur m’eût parlé, je me lève, rien ne m’arrête, une nouvelle flamme me ranime, et appuyé sur le bras du bon professeur, je me présente tout à coup dans la salle où l’on déclamait contre moi. Mes condisciples sachant que j’étais malade, ne croyaient point que je fasse en état de me défendre, et profitant de mon absence, ils portaient leurs prétendues plaintes au pied de la chaire du principal. À ma vue, une surprise universelle se répand sur tous les visages, mes adversaires sont étonnés, les maîtres ennemis me regardent de travers ; mais le principal, sans rien écouter, m’ordonne de m’avancer et de me justifier. Je parle ; mon âme doublement embrasée par la fièvre et l’envie du succès, me prêta des expressions au-dessus de mon âge ; mes joues rouges, mon œil ardent et fixe, mon corps tremblant, un sang épais qui tout à coup s’échappe de mon nez, tout parle en ma faveur, La prévention établie contre moi se dissipe ; je triomphe, et mes rivaux eux-mêmes me pressent dans leurs bras ; un seul s’éloigna, Laster était son nom. Laster, âgé de vingt-deux ans, toujours vaincu dans les classes par un enfant de douze ans, avait conçu contre moi une haine qu’il ne savait pas dissimuler ; lourd personnage sans esprit comme sans agrément, mais vain comme un sot, il cherchait à m’abaisser, et ne pouvait me pardonner le défi que je lui fis un jour en pleine classe, de le vaincre dans toutes nos compositions. Dans le moment on ne fit pas attention à lui ; on me ramena dans ma chambre, et non seulement je fus admis au concours, mais encore on remit le jour de la classe à la semaine suivante, pour me donner le temps de me rétablir. Laster, aussi lâche que méchant, ne s’endormait pas : voyant ma victoire assurée, il écrit aux membres du comité de salut public de Nantes, que d’injustes professeurs accordaient une préférence exclusive au fils d’un ci-devant. Cette horreur n’eut d’autre succès que celui de faire chasser son auteur du collège et de la ville. Mon ouvrage ayant paru meilleur que ceux de mes camarades, je fus nommé le premier. Enfin je vis luire le jour qui devait éclairer mon jeune triomphe : sept couronnes furent placées sur ma tête ; le public, instruit d’avance de mon aventure, m’accueillit avec transport lorsque je parus devant lui, encore pâle du sang que j’avais perdu, et versant de nobles larmes sur les palmes qui m’étaient décernées. Qu’il est beau ce jour où les prix se distribuent ! Avec quelle impatience il est attendu des élèves et des parents ! Les premiers, avides de gloire et jaloux de prouver leurs succès, n’épargnent rien pour briller ce jour-là ; les seconds, émus d’une douce satisfaction, pleurent de joie, pressent dans leurs bras les fruits aimables de leur tendresse. Ici cette mère parée de ses plus riches atours, se fait remarquer encore plus par l’allégresse qui éclate sur sa figure ; auprès d’elle sont les jeunes sœurs du vainqueur, l’œil fixe, le cou tendu, battent de leurs mains longtemps encore après que les applaudissements sont finis. Ici une beauté, rose naissante, sent battre son cœur à l’aspect de l’heureux écolier qu’en riant on appelle son mari ; partout est le contentement. Les familles des vaincus, des fainéants, des paresseux ne se montrent point à cette assemblée : ils sont chez eux, tandis que leurs fils, confondus dans la foule, se promettent de se distinguer aux exercices de la suivante année. Un professeur se lève, partout s’étend le silence : habillé de noir, et de neuf, les cheveux poudrés, ganté de blanc, il ouvre avec précaution un cahier recouvert d’un beau papier vert pomme, et jetant dessus des yeux satisfaits, il lit, d’une voix mielleuse, un discours ou un poème sur les vacances, sur le retour, sur les charmes de la campagne. Instruits d’avance, les écoliers savent les vers qu’ils doivent signaler ; la salle retentit de leurs longs et bruyants applaudissements. À la lecture succède l’appel nominal des élèves couronnés : à chaque nom, nouvelles acclamations ; les lauriers se distribuent, et chaque enfant court apporter les livres des prix à son père et les couronnes à sa mère. Ce jour nous offrait d’autant plus de charmes, qu’il était suivi du temps des vacances, et que par conséquent on quittait le collège jusqu’à l’instant où la Saint-Martin, de retour, nous y ramenait de nouveau. Mais je ne devais plus y rentrer ; une nouvelle carrière allait m’être tracée, et je me préparais à la parcourir. Pendant ces vacances, je fus amené à la campagne, chez une de mes tantes. Là il m’arriva une aventure que je vais décrire ; elle donnera une nouvelle idée de la prématurité de mon caractère. Non loin de la petite ville qu’habitait madame d’Espar (c’est le nom de ma tante), il existait d’immenses carrières de pierre qui lui appartenaient. Ce lieu était célèbre dans les annales amoureuses du pays ; les amants qui craignaient les regards s’y donnaient des rendez-vous. Là, dans l’obscurité, et sous les voiles du mystère, l’Amour usurpait souvent les droits de l’Hymen. J’aimais à parcourir ces grottes profondes et silencieuses. Caché dans un enfoncement, je me voyais souvent le témoin des scènes les plus érotiques, mais rarement gracieuses. Non, quoi qu’en disent les romans, l’habitant de la campagne ne sait point mettre dans ses plaisirs ce charme, cette délicatesse qui embellit, qui ajoute aux transports : ils jouissent brutalement, mais enfin ils jouissent ; et pour une imagination de treize ans, leur amour était toujours un violent excitatif. Ah ! qu’il me tardait de voir naître cet instant où, placé par la nature au rang des hommes, je pourrais donner naissance à mes semblables ! Un jour que j’avais parcouru des vignes voisines de mes grottes favorites, il me prit l’ordinaire fantaisie de les visiter avant de revenir au château. Dans cette pensée je m’achemine, j’approche, un doux bruit parvient jusqu’à moi : ce sont des baisers qu’on se donne, mais non de ces grossiers baisers que le villageois donne à sa maîtresse ; aux paroles sales ont succédé des expressions plus agréables. Suspendant d’abord ma marche, je m’approche ensuite sur la pointe des pieds, retenant mon haleine ; enfin je découvre la belle, la superbe Olympie de Saint-André, pressant dans ses bras d’ivoire le jeune et joli commandant de la garde nationale de D… À cette vue mon étonnement est inexprimable : „Quoi ! me disais-je, la fille d’un condamné peut aimer un bleu, et l’aimer au point de… Ah ! par ma haine pour la canaille il faut que je les dérange.” Après ce court monologue, je me préparais à me montrer devant eux ; mais une curiosité naturelle retenant ce mouvement premier, je résolus, avant de les effrayer, d’apprendre d’eux les leçons de Cythère. Couchée sur son dos, Olympie, à demi-nue, la gorge découverte, caressait d’une main impatiente l’épée du militaire qui s’était courbée ; le garde national, dans les yeux duquel brillait une flamme amoureuse, jouait avec son doigt dans la bague d’Olympie, qui par des tortillements réitérés lui prouvait le plaisir qu’il faisait ressentir à tout son être ; cependant les forces se raniment, l’amour saisit son dard, et le plonge dans le carquois humide. Les baisers, les caresses se succèdent avec rapidité, ils sont heureux ; leurs yeux se ferment, ils ne se meuvent plus, et ce n’est qu’en m’apercevant devant eux qu’ils retrouvent la faculté d’éprouver de nouvelles sensations. La chute de la carrière n’eût point imprimé une terreur pareille à celle qu’ils ressentirent quand ils m’eurent vu. Charmé du succès de ma malice, je ne leur donne pas le temps de me parler : je m’éloigne en courant, et je suis bien loin d’eux sans qu’ils aient pu me parler ni m’atteindre. Le désespoir d’Olympie était violent, elle ne doutait pas qu’un enfant ne fût tout divulguer. Que dire, que faire ? Nier était impossible ; me faire peur n’eût pas réussi. Le bleu craignait les parents d’Olympie, car il était honnête homme. Enfin on revient promptement à la ville, en décidant que si je n’avais pas encore parlé il fallait, par toute sorte de prévenances, m’engager à garder un silence favorable. Olympie, sans tout dire à son amant, se promettait de me séduire, et pour prix de ma discrétion, elle était prête à m’accorder… On arrive : sans se donner le temps d’envoyer aux écoutes, mademoiselle de Saint-André se rend chez ma tante : en entrant dans le salon sa figure était renversée, mais une légère joie la ranime en s’apercevant que je n’étais point encore revenu de ma funeste promenade. Elle m’attendit une heure dans une mortelle impatience, qu’elle avait de la peine à déguiser ; tout à coup elle entend chanter sur l’escalier, c’était moi qui toute ma vie ai eu l’habitude de chanter en rentrant au logis. Je ne m’arrêtai point au salon, et même, sans y paraître, je fus dans ma chambre où je dessinais quelques fleurs. Olympie, assurée de me trouver seul, dit à ma tante : „Je vais trouver Philippe pour l’engager à me faire un dessin que je veux broder au bas d’une robe.” Penché sur mon papier, posant légèrement mon crayon, sifflotant un air nouveau, je travaillais lorsque j’entends un froufrou derrière ma chaise ; je me retourne brusquement, et je vois la rouge Olympie dont le sein soulevé et la tête basse m’annonçaient la confusion et la crainte. Avec précipitation je me lève ; et lui offrant poliment un fauteuil, je lui demande, d’un air aussi dégagé que si je n’eusse point troublé ses plaisirs, quel sort heureux me procure le plaisir de la recevoir chez moi ? Je viens vous prier de me dessiner une garniture de robe. Volontiers ; voulez-vous une guirlande de chêne, des boutons de rose, quoiqu’ils ne soient plus de mode ? un lilas, des bleuets, ou une touffe de lys ? J’aimerais mieux un branchage de chêne, surtout si Philippe le dessine avec le goût qui le distingue. De la flatterie. Pourquoi êtes-vous si aimable et si méchant ? Moi ! Vous parlerez. De quoi ? Faut-il vous le redire ? Jusqu’à ce moment j’avais cru me tromper, je croyais mes yeux fascinés ; pouvais-je croire que la fille du marquis de Saint-André s’abaissât à ce point ? Ah ! Philippe, si tu connaissais l’amour, si tu savais comme on est faible quand il nous commande ! ton jeune cœur n’a point aimé, tu les ignores ces plaisirs que tu condamnes : si tu me promettais de te taire, il me serait si doux de faire quelque chose pour toi ! Tu es joli, Philippe ; te voilà grand garçon, tu connais les conséquences de tes rapports. Ah ! rassure-moi, dis-moi que tu ne parleras pas ; vois comme mon cœur bat de crainte, pose la main dessus : elle disait, et dans un nouveau délire elle s’oubliait encore, elle baisait ma bouche placée à côté de la sienne, elle guidait mes mains sur ces deux globes que j’adore. Vaincu, entraîné par mes désirs, mon œil étincelait, je ne repoussais point les caresses de l’enchanteresse : elle triomphait ; soudain une voix impérieuse parlant à mon âme. Repousse, lui dit-elle, les séductions du crime. À l’instant je me recule ; Olympie, étonnée, mais hors d’elle-même, cherche à me retenir. „Non, lui dis-je me dégageant de mon enfance, non, vous ne me séduirez pas ; ne me redoutez plus, je saurai me taire : mais vous n’êtes point digne de moi, et seul, le pur amour recevra sur ses autels mon jeune et premier hommage.” Je dis et m’éloigne, laissant Olympie humiliée et de mes sentiments et du peu de pouvoir de ses charmes. ‌ ### CHAPITRE VIII. LE JOYAU PERDU. uelle est cette entreprise, Philippe ? tu veux dérouler aux yeux du public le long tableau de tes folies. Y songes-tu ? Ne vois-tu pas les ennemis innombrables que tu vas te faire ? D’abord, les hypocrites jetteront feu et flamme. Quels scandales, quelles infamies ! Bienheureux père Girard, peut-on vous retracer à nos regards ? Ah ! sans doute l’auteur abominable de ces folies est un philosophe. Non loin de lui, un personnage à l’air rogue, au maintien composé, s’écrie : l’impertinent ! Il ose insulter à la philosophie. S’il avait outragé la religion, s’il nous eût entretenus de l’incontinence de ses ministres, nous eussions pu applaudir aux Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans ; mais point du tout, en nous contant ces fredaines, le sot croit en Dieu, chérit la royauté, plaisante de nos grands maîtres. Oui, ce ne peut être qu’un cafard qui a pris cette tournure pour faire lire les reproches qu’il nous adresse. Immédiatement après ce disciple du charlatanisme philosophique, paraît un journaliste. Diable ! murmure-t-il à voix basse, que dirai-je de cet homme-ci ? il n’est ni athée ni dévot ; je ne puis le battre sans m’attaquer moi et les révérends dont je suis les avis. Au journaliste succède une femme : Il devait être aimable, dit-elle, ce Philippe, mais il a trop dévoilé nos faiblesses, je ne puis souffrir un genre aussi dangereux. Enfin, partout on m’attaque, partout on dit du mal de moi ; et comme rien ne donne plus de vogue à un livre que lorsqu’on le décrie, voilà que celui-ci se débite, et mon libraire y trouvant son compte, m’assure que mes folies sont les meilleures. Voilà le rêve que je faisais en commençant ce chapitre ; il me semble de bon augure, et quoiqu’il en arrive, je vais continuer ; on me lira, tout me l’assure. — Halte-là, monsieur mon amour-propre, vous voilà bien content de vous-même ; et qui vous lira, s’il vous plaît ? — D’abord mes amis par complaisance, et qui, après avoir lu en haussant les épaules, ne manqueront pas de me dire que mon ouvrage leur a paru délicieux. — Après ? — Les jeunes beautés ne manqueront pas de parcourir des pages qui leur retraceront leurs propres faiblesses, ou qui leur apprendront comment on succombe aux désirs de son tempérament, en ayant l’air de ne céder qu’au penchant irrésistible, à la violence d’une sentimentale ardeur. — Ensuite ? — Les merveilleux, pour en extraire quelques récits de bonne fortune qu’ils s’attribueront, en ayant le soin de changer quelques circonstances. — Et de trois. Messieurs les Lovelaces de Beaugency, Brive-la-Gaillarde, Falaise-Périgueux-Fangeaux, etc., afin de rire aux dépens d’un auteur qu’ils ont laissé bien loin, eux dont la réputation s’étend dans trois communes et au-delà. — Et de quatre. — Les vieux chevaliers de Paphos, pour se rappeler leur jeune temps ; les vieilles dames, pour voir si j’ai été galant avec les beautés mûres, et pour me citer en exemple dans l’occasion ; les critiques, pour me dépecer ; les ennuyeux et ennuyés pour s’endormir plus vite ; les… Courage, poursuivez, vous voilà en bon train ; quelles espérances ! quel débit ! vite, messieurs les libraires, accourez, disputez-vous un ouvrage que vous garderez peut-être. J’avais plus de treize ans, ma quatorzième année allait s’accomplir, et, comme on a pu le voir, je n’étais pas un ignorant dans l’art d’aimer ; mais malgré ma demi-douzaine d’intrigues, mes sens étaient vierges, et quoique j’eusse de la malice, j’ignorais, ou plutôt je ne voulais point employer l’art solitaire, tant mis en œuvre dans les collèges et les couvents ; mes désirs n’en étaient que plus violents ; ils augmentaient tous les jours ; un nuage de volupté couvrait mes yeux ; de vagues soupirs, une irritation continuelle me faisaient apercevoir que la nature me demandait plus que des espiègleries. Par une fatalité sans exemple, mes jeunes amies n’étaient point auprès de moi, sans crainte j’aurais apaisé mes tourments avec elles ; mais j’étais seul, et mon supplice, loin de diminuer, augmentait sans cesse. À cette époque, maman prit une femme de chambre âgée de dix-sept ans ; Fanchette, ainsi elle s’appelait, excessivement pâle, mais possédant des yeux noirs d’une mélancolie adorable, une taille superbe, des formes d’une rare beauté, un bras modelé par les Grâces ; malgré son état de domesticité, elle portait dans son caractère une hauteur, une fierté peu communes. Lorsqu’elle parut dans l’hôtel, je la vis avec indifférence ; mon cœur ne battit pas pour elle, comme il avait l’usage de le faire à la vue d’une jolie femme. La cause en était dans la charge que Fanchette devait remplir. Je ne sais, mais un sentiment secret m’a toujours éloigné des domestiques ; je ne saurais point me familiariser avec eux. Cependant Fanchette fit une exception à la règle : je la voyais tous les jours ; ses attraits se présentaient de toutes manières à mes yeux ; peu à peu je me rapprochai d’elle : quand je la rencontrais dans l’antichambre ou sur l’escalier, je lui dérobais quelques baisers qu’elle me rendait avec usure ; je la serrais contre moi. Enfin, elle cessa de m’opposer une faible résistance, et je vis qu’il ne me fallait trouver que l’occasion. Le matin, lorsque Robert, mon valet de chambre, était occupé par moi, Fanchette montait dans mon appartement, et elle faisait mon lit et rangeait mon linge, dont elle avait le soin. Robert, envoyé aux extrémités de la ville par M. Philippe, était sorti pour longtemps ; Fanchette instruite de son départ, se présenta alors chez moi pour remplir ses fonctions accoutumées. Il commençait à faire chaud, Fanchette ne portait pour tout habillement qu’une courte jupe, et un léger mouchoir de toile, sans épingle, me dérobait les dômes du trône de l’amour. La chaleur de l’atmosphère avait animé les joues de Fanchette, et les roses colorant les lis de son teint lui donnaient un éclat surprenant ; sa vue fut jusqu’à mon cœur que je sentais battre impétueusement : je ne peux me retenir, et m’élançant vers Fanchette, la bouche ouverte, respirant du feu, les bras écartés, je les passe autour de son beau corps : elle m’imite, et nous restons au moins dix minutes ainsi, occupés à nous presser l’un contre l’autre, à nous renvoyer mutuellement les flammes qui s’allumaient dans nos yeux. Bientôt les baisers se succèdent, s’échauffent, nous transportent ; ma main enlève le voile grossier qui renfermait ces deux globes qu’il est si doux de presser. Je baise, je suce ces deux frais boutons, couronne de ce double trésor. À ces caresses je sens Fanchette trembler, frémir et défaillir. À moitié égaré comme elle, je conserve cependant assez de force pour la traîner sur mon lit ; je la couche, je me place sur elle, je l’embrasse, je m’agite avec fureur ; violemment excitée, mes caresses, mes transports, tout m’est rendu par la délirante Fanchette. Elle se remue, je sens qu’elle désire que j’ose davantage ; mais un sentiment que je ne puis définir, m’arrête au milieu de mon triomphe ; un peu de timidité peut-être m’empêche de poursuivre : content de la dévorer, de la mordre, de la serrer, haletant, éperdu, je sens un frémissement délicieux qui parcourt tout mon être : mes yeux se ferment, je pleure, je crie, j’embrasse, mes mains vont partout, l’Élysée m’est ouvert… et je sentis que j’étais un homme. Je me relevai en silence ; de son côté Fanchette, sans rien me dire, mais assurément piquée contre moi de ma gaucherie, s’éloigne, ramasse son mouchoir, et me laisse. Oh ! combien mes idées s’agrandirent en ce moment ! je reconnus quels excès de délices l’amour me promettait, et sur-le-champ je fis à ce Dieu adorable le serment solennel de lui consacrer la plus belle portion de ma vie ; et tu le sais, Amour, si je t’ai tenu cette charmante promesse. L’après-dîner de ce jour mémorable, maman me dit de m’habiller, parce qu’elle veut me conduire avec elle dans plusieurs maisons où elle doit aller. Je n’aime point les visites ; pour détourner ce qui me semblait une corvée, j’étais tout prêt à prétexter une indisposition, lorsque mon bon génie me dit tout bas d’accepter ; je fus donc faire une toilette à laquelle, par hasard, je donnai toute mon attention. Nous sortons à pied, car alors on ne se servait pas de voitures, et la nation avait eu le grand soin de nous priver d’en avoir en nous ravissant la presque totalité de notre fortune. Nous fûmes d’abord chez Mad..... À quoi bon la nommer ? elle n’a point joué un rôle dans cette histoire ; venons au fait. Madame de Closange est-elle visible ? dit maman en s’adressant à une vieille servante qui avait remplacé le portier, devenu général de l’armée révolutionnaire. On nous répondit par l’affirmative, et nous entrons dans un modeste appartement, où je vis… non, je ne vis ni les hommes ni les femmes qui composaient cette réunion, je ne vis que toi, céleste Euphrosine ! toi, belle de tes quatorze ans ! toi que Praxitèle eût choisie pour servir de modèle à sa fameuse Vénus. Ah ! cette déesse fabuleuse aurait-elle pu te disputer sur le mont Ida, le prix de la beauté ? Vénus est blonde, nous dit-on, et tes cheveux noirs, naturellement bouclés, tombaient avec profusion, tressés élégamment sur ton sein virginal, qui, à demi formé, me présentait l’image de cette neige tardive, dont l’éclat éblouissant brille à l’entour du précoce bouton de rose, dont le zéphir para les premiers jours du printemps ; élancée comme une nymphe de Diane, légère comme le chevreuil qui bondit sur le gazon ; ton œil bleu imitait la teinte de l’azur céleste ; la noble fierté, la pudique décence, la gaîté folâtre, l’esprit enchanteur, y régnaient tour à tour ; un charme inexprimable, une douce mélancolie, une vivacité inspiratrice, animaient tes beaux yeux ; les plus fraîches couleurs de l’aurore se mélangeant à la blancheur de l’albâtre, paraient tes joues, au milieu desquelles s’ouvrait une bouche vermeille, parée de trente-deux ivoires, et exhalant une suave odeur. Je me les rappelle, ces bras arrondis par l’amour, ces doigts déliés, ces ongles parfaits, ce petit pied de si bon augure, cet ensemble gracieux qui séduit, qui entraîne ; cette voix dont le timbre argentin retentissait jusqu’au fond de mon cœur, ce sourire qui me charma, cette amabilité enfantine, cette candeur compagne même de nos excès, cette franchise qui ne te permettait point de me cacher tes sentiments : telle tu étais ; ce fut pour ce chef-d’œuvre de la nature que je brûlai véritablement, et j’ai pu l’oublier !… ô caractère !… Voir Euphrosine, l’aimer, l’adorer, ce fut fait dans la minute. Avec quel empressement je me plaçai auprès d’elle ! comme je cherchai à me faire distinguer du reste des jeunes gens aimables dont déjà j’étais jaloux ! Depuis deux heures nous étions entrés dans cette maison, et il me semblait que je ne faisais que poser mon chapeau ; lorsque maman se leva, il fallut partir. — Nous vous reverrons, monsieur Philippe, me dit Euphrosine ? — Oh ! oui, demain, certainement, m’écriai-je avec une vivacité qui fit rire l’assemblée. En sortant de l’appartement, je reconnus, dans une surprise joyeuse, qu’un de mes oncles habitait le même logis : grand fut mon plaisir, et plus grand encore fut l’accès de tendresse qui me prit pour mon cher oncle ; le lendemain je parus chez lui. — Ah ! te voilà, mon ami, me dit-il ; comment te portes-tu ? — Bien ; et vous, mon bon oncle ? — Comme un malheureux que fait cruellement souffrir cette goutte. — Que je vous plains ! vous voilà retenu dans votre chambre pour fort longtemps. — Pour un mois au moins. — Un mois, mon oncle ! quel bonheur ! — Es tu fou ? — Pardon ; mon étourderie est mon excuse ; et, tenez, si vous voulez me le permettre, je viendrai vous voir tous les jours, je vous lirai… — Les productions nouvelles, car j’ai un immense besoin de sommeil ; mais tu t’ennuieras ici ? — Oh ! non, lui repartis-je avec une mine hypocrite. Mon oncle, qui m’aimait véritablement, accueillit avec plaisir ma proposition. Maman consultée approuva tout, et me voilà le lendemain établi dans l’heureuse maison depuis dix heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Je ne manquai pas d’aller rendre mes devoirs à madame de Closange : elle me traita comme un homme fait. J’étais grand pour mon âge ; je n’avais point les manières écolières ; un certain air, que me donnait l’usage du monde, une assurance, puisée dans mon instruction, tout m’enlevait du rang où devait me placer mon âge. La première semaine s’écoula sans que je pusse faire ma déclaration ; mais je voyais Euphrosine trente fois par jour : elle travaillait auprès d’une fenêtre, et moi, placé à celle qui était vis-à-vis, je la regardais, je lui faisais des mines ; elle riait, son ouvrage était oublié ; on la grondait, et le lendemain nous recommencions de plus belle. Mon cher oncle, émerveillé de ma constante assiduité, me combla de cadeaux et de caresses. J’allais fort souvent chez madame de Closange ; mais ce n’était pas tout, il fallait qu’Euphrosine répondit à mes sentiments… Il fallait encore plus, et cette pensée, qui me poursuivait sans relâche, empoisonnait mes journées et troublait mon sommeil. Je remontais l’escalier avec vitesse, lorsque la jeune Euphrosine parut à la porte de son antichambre. Comme vous suez, M. Philippe ! il fait si chaud, et vous courez si vite. Ah ! c’est vous, belle Euphrosine. Voyez, votre front est couvert de sueur, vos cheveux tombent sur vos yeux et les cachent. Vous êtes trop bonne de vous apercevoir de cela. C’est que j’aime à voir vos yeux ; ils ont quelque chose de doux, d’attirant ; assurément mon frère Edmond, dont on vante le bel air, ne fait pas battre mon cœur ainsi que vous savez le faire, lorsque vous me regardez fixement. C’est qu’Edmond ne vous aime pas autant que moi. Vous ne savez pas le plaisir que vous me faites en me parlant ainsi. Ah ! si vous étiez mon frère, que je serais heureuse ! Vous ne me voyez donc pas avec indifférence ? Qu’est-ce que c’est que l’indifférence ? C’est un sentiment qu’auprès de vous il est impossible de connaître ; c’est regarder quelqu’un sans intérêt, le voir s’en aller sans plaisir et sans peine. Vous ne m’êtes pas alors indifférent ; car, lorsque vous sortez, je n’ai plus envie ni de chanter, ni de rire ; et quand je vous revois, je suis bien joyeuse, quoique je ne fasse pas semblant de l’être. Combien vos discours me transportent, chère Euphrosine ! aimez-moi toujours. Vous aimer ! mais vous n’êtes pas mon frère, ma sœur, maman. Non, sans doute ; mais plus heureux qu’eux tous ensemble, je puis être votre amant. Le joli nom. Et vous serez mon amie, ma maîtresse ; y consentez-vous ? De tout mon cœur. Je me relève, et sur les plus vermeilles lèvres, je porte, en soupirant, le premier baiser de l’amour. Ah ! Philippe, quel baiser ! Je sens qu’il me dévore. Oh ! je vous en prie, n’embrassez pas ainsi tout le monde, surtout ma sœur, je vous le demande. Je le lui promets, en admirant comme l’amour introduit sur-le-champ avec lui la jalousie. Nous nous jurâmes une tendresse éternelle, et je vis que je n’avais pas besoin de lui recommander le silence. La simple, la naïve Euphrosine apprit la dissimulation en apprenant à aimer. Le lendemain de ce jour heureux, je lui demandai une tresse de ses beaux cheveux. Avant de me les accorder, elle exigea la réciproque ; et depuis, nous nous parâmes de ces mutuels cadeaux. Je voyais à tout moment mon amie ; mais je craignais que, la santé de mon oncle se rétablissant, mes visites devinssent moins fréquentes. Cher oncle ! si tu savais combien de fois ton perfide neveu a prié le ciel de prolonger ta maladie, tu lui montrerais moins d’amitié ! mais le traître t’a subjugué, ses soins, son air empressé te charment, et l’éloge de Philippe est toujours le même. Le temps s’écoulait rapidement ; mon oncle se rétablissait à vue d’œil, et notre amour ne faisait que s’accroître. Depuis une semaine j’avais moins vu Euphrosine ; on l’avait fait sortir. Nous enragions de cette manie de courses dont madame de Closange était possédée, lorsqu’un dimanche après dîner j’aperçus mon amie, parée d’une robe de mousseline blanche, garnie vers le bas, autour des manches, à la ceinture, d’un joli ruban noir ; ses cheveux nattés avec art, étaient ornés d’un beau peigne. — Où vas-tu, lui dis-je ? depuis quelque temps nous avions adopté le tu républicain. — On me conduit à vêpres, me répondit-elle tristement.” Garde-toi bien d’y aller, j’ai une foule de choses à te dire ; et comme mon oncle me renvoie demain, je ne pourrai plus te parler qu’à la dérobée. Que faire ? Une bonne migraine que tu vas prétexter, peut nous être utile. Je l’ai déjà effroyable. Elle dit, et prenant un air malade, elle va trouver sa mère pour lui compter le mensonge que nous venons d’arrêter ; elle tremble qu’on ne l’accuse de fausseté, elle rougit extraordinairement ; cette rougeur lui fut propice. — En effet, vous n’êtes pas bien mon enfant, lui dit madame de Closange, votre visage est enflammé, vous avez la fièvre, il faut vous coucher. — Non, maman, assurément non, je n’ai qu’un violent mal de tête. — Je suis fâchée de ton état, car après vêpres je veux aller à la promenade, où je t’eusse menée avec ta sœur. — Je m’en passerai, quoique j’en eusse eu grande envie (la menteuse). On la plaint, on l’embrasse, et la voilà seule ; point de femme de chambre, elle suivait sa maîtresse ; la bonne était avec son amant : ainsi Euphrosine restait sans défense, en proie à mes désirs et aux siens. De mon côté je donne campo au valet de chambre du sieur mon oncle ; lui-même, mourant de sommeil, m’ordonne de le quitter ; je ne me le fais pas répéter ; je m’élance : crac, me voilà dans la chambre d’Euphrosine. La porte se referme ; bonsoir la compagnie. Ô délicieux réduit ! pourquoi ton insensibilité t’a-t-elle empêché de jouir du plus délicieux spectacle qui se soit offert devant toi ? les persiennes sont abattues, un demi-jour règne autour de nous ; dans des vases de fleurs, reposent des fleurs suaves, dont les parfums nous embaument. Euphrosine sent son sein se soulever, je fais asseoir sur mes genoux cette enfant adorable ; là, nos bouches se confondent. Je détache les voiles jaloux qui la parent, une molle résistance redouble mon ardeur, une main hardie se glisse sous le vêtement soulevé, elle monte, elle approche. Euphrosine émue, me presse plus tendrement ; déjà je touche les colonnes du temple de l’amour, je les admire un moment ; enfin j’arrive au sanctuaire. Ma victime tressaille, et penchant sa tête sur mon cou qu’elle baise, elle ne se défend plus. Qu’il est doux de courir rapidement au travers du bocage sacré qui environne le mystérieux asile, d’entr’ouvrir d’une main délicate et amoureuse ces portes de corail, d’aiguillonner le siège du plaisir qui se gonfle et se raidit dans ce moment. Nous ne connaissons plus rien, tout est oublié ; Euphrosine me reçoit dans ses bras ; je la porte sur son lit, je la baise, je l’excite, je l’enivre ; ma bouche, mes baisers vont partout, jouissent de tout, mais un soin plus important m’appelle : il faut que je sois le vainqueur d’Euphrosine, je cherche à cueillir le bouton ; mais, dieux ! que d’obstacles s’opposent ! quelle difficulté se présente ! le sang coule ; je souffre, elle souffre encore davantage : n’importe, nous poursuivons notre entreprise, je fais un nouvel effort, elle s’agite en même temps, je pousse ; un cri douloureux frappe mon oreille ; mais je ne suis plus à moi, je suis noyé dans un torrent de délices. En vain la fontaine de la vie a coulé, elle ne peut diminuer la fierté de ma contenance : je reviens à la brèche ; pour cette fois le mal s’est enfui, l’épine ne blesse plus la rose, nous n’avons plus que des jouissances à éprouver. Ah ! qu’elles sont grandes, combien ces plaisirs sont plus vifs, plus impétueux, lorsqu’ils sont le partage de l’amour et de la jeunesse ? Oui, je suis encore sur ton sein, Euphrosine, je possède tous tes charmes à la fois ; toi-même tu me presses, tes mains errent sur moi en tous sens, elles excitent la flèche écumante, elles se jouent autour de ces deux objets dont la nature l’a décorée, et moi je dévore les boutons qui te restent ; mon doigt se joue sur la mousse légère, ou va interroger le plaisir au fond du temple. Non, quand ils renaîtraient mille fois, ces voluptueux instants, ils ne seraient pas plus incendiaires ; jamais une pareille beauté ne recevra plus mon hommage ; et pourrai-je en trouver une plus belle encore, je n’aurai plus mes quatorze ans… ‌ ### CHAPITRE IX LA PREMIÈRE INFIDÉLITÉ. élicieuse coupe des premiers plaisirs, je viens de vous épuiser en entier. Amour, tu m’as ouvert l’entrée de ce temple voluptueux où il est si doux de t’adorer ; j’ai, dans les bras de ma jeune amante, connu ce charme dont la durée plus prolongée ne nous laisserait rien à envier aux divinités immortelles ; et toi, mon Euphrosine, parée de tes grâces, de ta tendresse, tu n’as point encore retrouvé l’usage de tes sens : ton œil roule encore, ta bouche enflammée presse encore la mienne, ton sein s’agite, et tout ton être enivré de mes ardentes caresses veut de nouveau s’unir au mien. Je retrouve une énergie que m’avait enlevée l’excès du bonheur ; tes attraits, ton naïf emportement, mes désirs renaissant sans cesse, tout se réunit pour me prêter de nouvelles forces ; une chaleur dévorante circule dans mes veines, elle m’élève au-dessus de mon âge, je me précipite de nouveau dans cette étroite carrière, le sang ne coule plus, mais des flots d’une liqueur embrasée s’échappent, nous ne voyons rien, le plaisir porté à son comble nous ôte tout autre sentiment, et sept fois, sur l’autel de la nature, l’amour impétueux consomma ses adorables sacrifices. Cependant, moins égarés, nous retrouvons notre raison perdue, ce long éblouissement se dissipe, et par degré levant nos yeux appesantis, nous revenons à la vie pour mieux nous aimer. Oui, je la vois encore cette douce Euphrosine, elle ne connaît pas l’étendue de son sacrifice, elle ne cache point sous de feintes larmes le délire qu’elle éprouve. — Ô Philippe ! me dit-elle, qu’avons-nous fait ? Quel pouvoir surnaturel vient d’ajouter au bonheur que j’avais de t’aimer ; cher et tendre ami, dans quelles délices ne m’as-tu pas plongée ? Non, jamais il ne disparaîtra de ma mémoire, ce jour heureux qui fait le commencement de ma nouvelle existence ; viens rassurer mon cœur, viens me jurer encore une tendresse éternelle. J’allais essayer de nouveau le serment le plus énergique, lorsque j’entends mon nom retentir ; je ne perds point de temps, je passe le vêtement indispensable, je revêts ma petite lévite, j’embrasse mon Euphrosine à la bouche, et loin de là. Puis, avec un air de sagesse, je cours vers l’ennuyeux crieur : c’était le valet de chambre de mon oncle. — M. Philippe, M. Philippe ! criait à s’égosiller le maudit braillard. Eh bien ! qu’est-ce ? lui dis-je, on y va, vous hurlez comme si le feu était à la maison. C’est que madame votre mère vous demande. Que veut-elle ? Elle est chez monsieur votre oncle : on vous croyait dans le boudoir, quand je ne vous y ai point trouvé, j’ai crié pour me faire entendre. Eh ! bourreau ! je ne t’ai que trop entendu. Je vais cependant vers la chambre de mon oncle. Comme te voilà fait, mon ami ! On dirait qu’il vient du combat. Il fait si chaud, j’avais quitté ma lévite, et je jouais à la corde sur la terrasse voisine. Il faut que sur-le-champ tu me suives. Vous m’emmenez ? Ton oncle est en état de sortir ; tu devais le quitter demain, je t’enlève aujourd’hui. Ô ! mon Euphrosine ! Il faut rendre justice à Philippe : on ne peut pas mener une conduite plus exemplaire. Auprès de vous, mon oncle, peut-on ne pas vous imiter ? Aimable enfant. Studieux, s’occupant toujours, remuant mes livres de tactique. Je voulais apprendre comment il fallait faire pour prendre une place. Cette lecture pourra t’être utile. Comment t’y prendrais-tu ? Voyons. D’abord on entoure le fort, on s’y ménage des intelligences, on tente l’escalade, on brise les portes, on monte sur les tours, et pour signe de victoire on arbore son pavillon. À merveille. Il commence à se faire tard ; grâce à messieurs les frères et amis, les rues ne sont pas sûres, il faut partir. Je te suis, maman. Bonsoir, mon oncle. Tu partirais sans aller faire une visite d’adieux à madame de Closange ? J’y cours, mon oncle. Et voilà que je me mets à courir, que je franchis les degrés pour arriver plus vite, que je sonne, que la porte s’ouvre, qu’Euphrosine vient me recevoir, que je souffle la bougie qu’elle tient, que j’embrasse mon amie, qu’elle me le rend de nouveau, que nous renouvelons nos serments, que je lui jure fidélité éternelle, que j’allais lui… quand la voix maternelle se fait entendre ; me voilà donnant le bras à maman. Les yeux étincelants, les sens rallumés, le cœur gonflé de désirs, nous cheminions assez lentement, lorsqu’arrivés devant la porte de l’hôtel d’une des intimes amies de ma mère, qui logeait à deux pas de notre demeure, il prend fantaisie à madame d’Oransai de s’y arrêter quelques moments. À la proposition de ma très honorée mère, je me récriai, lui demandant en grâce de me permettre de revenir seul au logis ; maman ne voulant point me contraindre y consentit sans peine : je la laissai donc, et sans avoir une pensée bien arrêtée, je me pressai de me rendre à notre logement. Le lecteur a oublié peut-être une certaine Fanchette qui, la première parlant à mes sens, me fit connaître ce que je pouvais faire. Eh bien, dois-je l’avouer, quoique j’en rougisse encore, je ne l’avais pas oubliée, je venais de quitter Euphrosine ; n’importe, mon caractère m’emportait, et déjà cette légèreté fatale qui, pendant longtemps, en a fait le premier mobile, m’entraînait vers de nouvelles amours. Je heurte, le portier m’ouvre ; je m’élance et monte brusquement à la chambre de la jolie soubrette. Que faisait-elle alors ? Occupée des préparatifs de sa toilette, elle essayait une fraîche robe d’indienne, dont elle voulait faire sa parure dans le bal où elle allait passer la soirée ; ses cheveux roulés avec art, tombaient à tire-bouchons sur son visage toujours décoloré, son sein était nu ; ce fut sur ces entrefaites que je parus : — Eh ! bonjour, ma belle Fanchette, lui dis-je en sautant à son cou ; que je suis aise de te revoir ! Ah ! monsieur Philippe, vous voilà donc ? Je t’assure qu’il me tardait bien de te revoir (j’en avais menti, ou ce désir n’était né que d’une heure.) Comme vous m’embrassez ! je croyais que depuis longtemps vous n’en aviez plus envie ? Pour te punir de cette pensée, il faut que je baise ceci, puis cela, encore cela, et voilà que du front je passais à la bouche, de la bouche au menton, du menton sur deux mobiles éminences, de là… Ma foi, j’étais bien caressant. Émerveillée de cette nouveauté, Fanchette me laisse agir ; mais comme je marchais sur sa robe, elle se recule, elle fait un faux pas, tombe, où ?… sur le parquet ; et voilà que sans y prendre garde je tombe auprès… non, sur elle ; et comme nous voulons voir si la robe n’est pas déchirée, je la relève malgré l’obscurité profonde, car en croulant nous avions entraîné la lumière. La robe relevée : — Ah ! disait Fanchette, arrête… mon ange… monsieur, que faites-vous… quel plaisir… plus bas… ah !… ah !… Et je gagnais du chemin, et… j’étais parjure, et mon huitième sacrifice de la journée s’accomplissait ; mais je réfléchissais que je ne saurais où trouver le neuvième, si, comme je n’en doutais pas, Fanchette était aussi curieuse qu’Euphrosine. Déjà je ne faisais qu’une triste figure, déjà la main de Fanchette cherchait à ranimer mon honneur éteint, lorsqu’un bruit de pas parvient à mon oreille. Redoutant que ce ne fût madame d’Oransai, qui eût trouvé mauvais que je jouasse à la boule sur un parquet, avec sa femme de chambre, je ne savais que devenir ; une prompte réflexion me fit glisser sous le lit, et je le fis si lestement, que Fanchette me crut sorti par une porte dérobée. Se levant aussi avec vitesse. — Qui est là, demanda-t-elle ? — C’est moi. — Qui moi ? — Georges, qui vient vous chercher pour vous conduire au bal. Le lecteur saura que M. Georges passait dans mon esprit pour le cousin de Fanchette. Ce Georges, assez bel homme, grand, bien fait, aux larges épaules, aux noirs sourcils, ne me plaisait pas du tout. — Que diable faisiez-vous sans lumière, disait-il ? — Je viens de l’éteindre. — Vous êtes seule ? — Oui, lui dit Fanchette, trompée sur mon évasion. — Puisque cela est ainsi, je vais t’aider à chercher ta bougie. Surpris de ce tutoyement imprévu, je commençai à former quelques soupçons ; ils furent réalisés lorsque le drôle dit à Fanchette : La voilà, prends-la donc. Et Fanchette la prit ; mais au demi-cri qui lui échappa, je devinai le genre de bougie qui lui fut remise. Le lit sous lequel j’étais caché était près ; Fanchette s’en approcha, et s’asseyant dessus, tendit le chandelier à Georges, qui y plaça la chandelle d’une manière expéditive. Transporté de colère, je ne me possède plus ; me voir insulter en ma présence, l’injure était sanglante ; je ne voyais point là-dedans une juste punition de mon propre parjure : je m’approche du bord du lit, et avançant mes deux mains je pince en même temps et Georges et Fanchette ; la douleur leur arrache un cri commun. Georges, vaillant champion dans les combats de l’amour, mais d’ailleurs poltron s’il en fût, se relève ; Fanchette qui, sur-le-champ, devine la vérité, le repousse, et s’écrie au secours, espérant me tromper. Georges, interdit, ne savait à quoi se résoudre, lorsque d’une voix sépulcrale, je lui crie : Malheureux tu vas mourir ! À ces formidables paroles mon faquin s’échappe. Fanchette, partagée entre la crainte de ma colère et l’envie de rire, se rejette sur le lit, et moi me glissant avec précaution, je sors de ma cache et de la chambre, avant que l’audacieuse soubrette ait eu le temps de se justifier. Mon amour-propre, blessé au dernier point, me donna des ailes ; je sortis de la maison, et fus rejoindre maman. — Ô ! vous qui me lirez, avez-vous été, comme moi, la dupe d’une de vos maîtresses ? Croyez que ma vanité eût moins souffert si Euphrosine m’eût trompé ; mais se voir trahir à sa barbe, par une femme de chambre, et se voir sacrifier sur-le-champ, à qui ? à un domestique, il y en avait pour mourir de confusion et de colère. Je me promettais de ne plus voir Fanchette, et le cœur gonflé de dépit, j’entrai dans le salon, la tête basse, contre mon ordinaire. Madame de Sancerre, qui depuis quelque temps ne m’avait point vu, me témoigna son plaisir de me trouver chez elle. Je répondis assez gauchement aux amitiés qu’elle voulait bien me faire : car j’entendais dire autour de moi : Comme il a grandi ! c’est un joli garçon, il a l’air d’un homme ; et je trouvais fort mauvais qu’on crût que je n’avais que l’air. Pourtant, après un demi-quart d’heure de bouderie, je levai les yeux, et d’une manière distraite, les portai à droite et à gauche. Dans ce moment je fus frappé d’apercevoir, non loin de moi, une jeune demoiselle que je ne connaissais pas ; au premier abord, sa figure ne m’étonna point, je m’approchai doucement de maman et lui demandai le nom de cette inconnue. Six ans, me répondit-elle, ont donc apporté de grands changements en elle, puisque tu ne retrouves point les traits de ta cousine Honorée de Barene. À ces mots, honteux de mon peu de mémoire, je courus vers Honorée, et d’un air joyeux je lui demandai pardon de ma négligence à lui rendre mes devoirs. Honorée se leva avec politesse, me regardant avec des yeux d’où les larmes paraissaient prêtes à s’échapper, me remercia, et puis se rassit en silence. La riche taille de ma cousine m’avait charmé, son ton mélancolique vint encore ajouter à cette première impression ; et n’osant lui parler, car je m’aperçus qu’elle ne voulait point porter ses regards sur moi, je fus m’asseoir à l’autre bout du salon, et là je m’enivrai du plaisir de la contempler. Telle était Junon, telle était Honorée : même fierté, même dignité dans l’œil et dans le port ; sa figure ovale et majestueuse commandait le respect en inspirant l’amour. Auprès d’elle disparaissait ma légèreté naturelle. Honorée prit sur moi un ascendant que rien n’a jamais pu détruire. Tout en elle me séduisait : ses yeux parés de deux sourcils dont l’ébène faisait ressortir la blancheur de son teint, de ses yeux partaient la flamme et l’enthousiasme ; sa bouche, légèrement relevée donnait à Honorée une figure grave, malgré qu’elle éclatât de toutes les grâces de la jeunesse. Mais que ses attraits étaient encore loin de ses qualités morales ! Honorée, née exactement le même jour que moi, avait laissé son âge bien loin d’elle. Ferme, courageuse, elle savait allier la prudence au courage, l’héroïsme à la bonté ; ne dédaignant pas les soins du ménage, elle les réunissait aux occupations les plus étrangères à son sexe ; élevée au milieu des orages de la révolution et parmi les rangs des braves Vendéennes, son âme exaltée ne soupirait qu’après le rétablissement de la monarchie. Sa mère, victime du régime de la terreur, était tombée sous la hache meurtrière. Sœur de mon père, elle avait éprouvé le même sort. Le désir de délivrer son père, qui lui restait, et qu’on faisait languir dans les prisons nantaises, avait seul pu arracher Honorée à ses occupations belliqueuses : vêtue en amazone, suivant partout le commandeur de Barene, son oncle, elle partageait les dangers ainsi que les victoires de l’armée royale. En apprenant la nouvelle de l’arrestation de son père, elle avait tout quitté ; et depuis quelques heures, arrivée dans Nantes, elle attendait, chez madame de Sancerre, l’arrivée de maman, pour lui demander un asile. Plus je regardais ma cousine, plus je sentais l’amour naître dans mon cœur. Ce n’était point ce désir que m’avaient inspiré dans mon bas âge ces jeunes beautés dont j’ai tracé les portraits ; ce n’était pas non plus ce sentiment impétueux qui, auprès d’Euphrosine, me porta aux plus ardentes entreprises. Non, la seule vue d’Honorée me suffisait, ma pensée ne se portait qu’à la chérir, et je ne pouvais imaginer que je fusse jamais capable d’oser lui déclarer mon amour. Pauvre Euphrosine ! te voilà donc oubliée. À peine quelques heures se sont écoulées depuis l’instant heureux, et déjà j’ai volé dans les bras d’une autre, et déjà je t’ai donné la plus dangereuse des rivales. Mais, que dis-je ! non, je n’ai point cessé de te chérir ; tes charmes enfantins me plaisent encore ! j’aime à me reposer sur le souvenir de nos caresses ; il me tarde de voir se lever le jour de demain pour revoler près de toi, pour respirer encore la vie sur ta bouche charmante. Oui, mon Euphrosine j’admire Honorée ; mais je ne chéris que toi : elle me subjugue, et tu me transportes ; douce et naïve amante, repose-toi dans la couche que j’ai partagée ! que la troupe folâtre des songes te rappelle nos délicieux combats ! puisses-tu les désirer encore, et puissé-je demain te porter un amour raffermi contre mon humeur légère. Euphrosine ! je t’adore !… Mais que dit-on là bas ? Quoi ! Honorée va nous suivre ? elle reposera sous le même toit ? y pensez-vous, ma mère ? Honorée, tu vas occuper la chambre voisine de la mienne. Eh ! que m’importe ; le seul regard de ma cousine ne suffit-il pas pour m’interdire toute coupable pensée ? Hélas ! devant Honorée je ne saurai que soupirer et me taire. — Prends le bras de Philippe, ma chère enfant, dit madame d’Oransai à ma cousine. Honorée, sans rien dire, obéit ; et mon pauvre cœur se met à battre la campagne. Nous entrons dans notre demeure, et mademoiselle Fanchette paraît pour nous éclairer, tenant le fatal flambeau dont l’aspect me rappelle le plus désagréable souvenir. Fanchette n’avait point songé à aller au bal, elle était rouge de honte, et n’osait lever les yeux sur moi. Cette contenance me plut, je fus moins courroucé, et au moment où la friponne leva sa charmante figure, pour contempler la nouvelle venue, je crus que le pardon ne tarderait pas à revenir dans mon âme ; cependant, pour ne point montrer ma faiblesse, j’affecte un visage sévère ; et feignant de ne m’occuper que de la belle Honorée, j’apprends par ma conduite à Fanchette, que je n’ai pas été longtemps à lui donner une concurrente redoutable. Toujours silencieuse, Honorée, quand nous fûmes à souper, continuait à ne point me regarder ; cette obstination frappe maman : — Est-ce que Philippe t’aurait déplu ? dit-elle à Honorée. — Ah ! ma tante, répondit celle-ci, pouvez-vous le croire ? mais il ressemble si fort à ma malheureuse mère ! Elle dit, ses larmes suspendues s’échappent, et l’infortunée me représente le plus beau tableau de la piété filiale ; nous cherchons à consoler Honorée. „La consolation, s’écria-t-elle, ne sera que dans la vengeance ; périssent les auteurs du crime que je déplore !” Elle ne pleurait plus, l’indignation héroïque, l’amour pour sa famille, animaient toute sa personne ; elle se précipite à genoux, et élevant ses mains vers l’Éternel, elle récite une fervente prière, que le ciel ne put se refuser à exaucer. Cette action me surprit, mais mon cœur, qu’une étincelle devait enflammer, me criait à haute, voix qu’il fallait venger Honorée, et qu’alors peut-être… Il était temps de se séparer ; madame d’Oransai conduisit la belle affligée dans la chambre qu’on lui avait préparée, et lui promit que le lendemain elle s’occuperait de lui faciliter les moyens de voir son père. — Ma cousine, lui dis-je, je connais un peu l’un des fils d’un des municipaux ; avec le jour je me lèverai, et je compte assez sur son amitié pour espérer qu’il appuyera notre demande. La vivacité que je mis dans ces peu de mots, toucha Honorée ; elle me remercia affectueusement. Comme elle avait besoin de repos, nous nous retirâmes ; et moi, agité et fatigué des diverses aventures de la journée, je me retirai dans ma chambre, croyant y trouver le sommeil, qui m’était immensément nécessaire. J’étais déshabillé, ma lumière allait s’éteindre, lorsqu’on vient heurter à la porte de mon appartement — Que veut-on ? demandai-je d’un ton impatient. Une voix flûtée, et fort de ma connaissance, me répond : Madame votre mère vous demande sur-le-champ. Je ne fais point réflexion que je suis en chemise, j’ouvre, et je vois… mademoiselle Fanchette nue, absolument nue des pieds jusqu’à la tête, qui entre brusquement, ferme la porte, et se jette sur moi. La vélocité de cette attaque m’ôta d’abord la réflexion ; mais avec un effort qui me parut digne de l’héroïsme de ma cousine, je me dégageai, et d’un ton assez sec, je demandai à Fanchette quelle était son intention. — Vous ne m’aimez plus me dit-elle, en pleurant. — Arrêtez, lui dis-je, je ne vous ai jamais aimée, vous m’avez inspiré des désirs, ils ont été satisfaits, et me voilà tranquille. Je disais ainsi, mais un démenti formel était donné à mon discours, par ma chemise, qui s’avançait en bosse, environ huit pouces en avant de mon corps ; Fanchette qui le voyait aussi bien que moi, loin de se fâcher de la dureté de ma réponse, me réplique : — Je vois bien d’où vôtre colère a pris naissance, vous m’en voulez parce que Georges… — Le diable emporte Georges, lui dis-je avec énergie. — Ah ! monsieur Philippe, si vous saviez combien il est dangereux de le refuser, il m’a avant-hier menacée de vous dénoncer vous et votre mère, si je… Cette idée que Fanchette n’avait cédé que par générosité, les désirs que ses charmes rallumaient dans mes sens, tout me jeta dans un délire inexprimable, l’honneur s’envola, je saisis la voluptueuse soubrette. Le flambeau est éteint, j’attire Fanchette vers ma couche, je palpe ses formes gracieuses, je partage son égarement, mon âge fournit de nouveaux aliments à ma fougue inconcevable. Oh ! combien l’ardente Fanchette se félicita d’avoir su vaincre ma résistance ! que de baisers, que de mouvements rapides, excitatifs ! tout son corps, tout le mien, reçurent les hommages les plus multipliés et les plus incendiaires ; quel plaisir n’éprouvait-elle pas, ma main embrasée, à parcourir les frais trésors qu’on lui abandonnait ! Quelle nuit ! qu’il termina bien, ce beau jour ! Je n’étais plus à moi, je ne vivais plus que pour jouir, et sur le sein palpitant de ma compagne, je jurai que ma vie entière serait consacrée à l’amour, que je le chercherais partout. Je disais, et j’étais infatigable ; enfin, le sommeil triompha de mon acharnement ; je succombai sous les treize lauriers de la journée ; et après un baiser pris et rendu, je laissai aux songes le soin de me plonger dans de nouvelles extases. ‌ ### CHAPITRE X. QUI MET EN SCÈNE DE NOUVEAUX ACTEURS. ’ai fait serment de tout dire, et cette promesse a seule pu me faire rapporter la première action dont j’aie eu à rougir. Oui, j’eus tort ; mais à quatorze ans se commande-t-on toujours ? et dans cet âge de flamme la tête ne l’emporte-t-elle pas sur le cœur ? Il était grand jour quand je me réveillai ; ma première pensée fut la promesse que j’avais faite à ma cousine, la seconde appartint à Euphrosine, la troisième… Mais Fanchette m’avait quitté, elle n’avait pas attendu mon réveil pour revenir auprès de ma mère ; ainsi, ne trouvant plus à qui parler, je me levai lestement pour aller trouver mon camarade d’étude le bon Saint-Claire. Il était encore couché lorsque j’arrivai chez lui ; je fus droit à sa chambre, et usant du privilège que donnait l’amitié, je le réveille sans façon et lui explique, après l’avoir embrassé le sujet de ma visite intéressée. Au nom de ma cousine, au portrait que je lui en trace, mon galant écolier m’assure qu’il est tout à moi, que de ce pas il va trouver son père, et il m’invite à le suivre dans une chambre richement meublée. Le citoyen municipal se faisait habiller par un gros vilain domestique qui tutoyait son maître à faire frémir. — C’est toi, citoyen d’Oransai, me dit l’officier public ! que veux-tu, mon enfant ? Cette républicaine interrogation n’était nullement du goût de mon jeune orgueil, mais ce n’était pas le moment de marquer mon peu d’amour pour les coutumes révolutionnaires ; me contentant de saluer silencieusement le ci-devant épicier parvenu, je laissai à Saint-Clair le soin de répondre à son père. À peine avait-il achevé son discours, qu’une voix aigre que j’entends, s’écrie : — Ça ne se peut pas ; il vous sied bien, morveux, de vous intéresser pour un suspect ! Surpris, je me retourne, et j’aperçois un long, gros et noir individu, paraissant âgé de vingt-deux ans, porteur de la plus exécrable physionomie jacobine ; les cheveux gras et courts, chargés d’un rouge bonnet, et vêtu d’un très sale uniforme bleu : moi, qui ne connaissais point ce disgracieux coquin : — Et pourquoi cela ne se peut-il pas ? lui dis-je d’un ton de mauvaise humeur remarquable. — Parce que nous ne devons pas avoir pitié des aristocrates. — Puissent-ils vous le rendre quelque jour ! lui répondis-je avec plus de véhémence. — Vous l’entendez, mon père, s’écria Saint-Clair l’aîné, qui se fit alors reconnaître ; voilà comme ils sont tous, ils ne vivent que dans l’espoir d’une contre-révolution. M. Saint-Clair, moins jacobin que beaucoup de ses confrères, imposa silence à son fils ; puis se retournant vers moi : — Citoyen, je vous accorde la permission que vous me demandez, mais sous la condition que l’entrevue de la citoyenne Barene, avec son père, aura lieu en présence d’un député de la municipalité. Il valait mieux cela que rien, et déjà je remerciais le municipal, lorsqu’après avoir signé l’ordre du permis, il vit son fils aîné venir à lui, et lui demander d’être nommé pour assister à la visite que ma cousine devait faire. À cette demande un mouvement inconnu s’éleva dans mon âme ; depuis, je l’ai pris pour un présage. Le citoyen Saint-Clair approuva son fils, et moi, sans espoir d’obtenir un autre témoin, je revins vers mon Honorée. Suivi de maman, elle se préparait à sortir pour faire des démarches tendantes au même but ; que sa joie fut grande quand je lui apportai la bienheureuse permission ! elle ne put s’empêcher de me serrer dans ses bras. Eh ! quelle plus douce récompense eût-elle pu m’accorder ? Comme le papier du municipal ne portait que mon nom et celui d’Honorée, maman ne put point nous suivre ; elle confia ma cousine à mes soins ; et rentrant chez elle, elle fut s’occuper du projet qu’elle machinait depuis longtemps. Je ne crus pas nécessaire de prévenir Honorée que son entrevue aurait un témoin. Nous arrivâmes à la porte de la prison ; après une heure d’attente on nous appelle, nous entrons à notre tour, et le geôlier, après avoir vérifié notre permis, va nous conduire lorsque Saint-Clair, l’aîné, paraît devant nous. À sa vue, je vois Honorée tout à coup pâlir et rougir ; puis, sa contenance se rassure, et la fierté la plus dédaigneuse s’empreint dans son imposant regard. Saint-Clair, de son côté, avait reculé de deux pas. — Quoi ! dit-il malgré lui, est-ce là mademoiselle de Barene ? Je ne pus douter que ces deux personnages ne se connussent déjà. — Oui, citoyen, lui répond Honorée, vous savez quel est mon nom. Elle dit, le geôlier marche, nous le suivons ; Saint-Clair s’avance ; et ma cousine me serre fortement avec son bras ; je ne sais que penser, nous descendons un étroit escalier, nous traversons de longs couloirs ; partout étaient de fortes portes de fer, partout nous entendions les gémissements des malheureux détenus. Enfin une barrière nous arrête, le geôlier l’ouvre, il nous fait descendre huit marches, nous avançons alors sur un terrain boueux, trois autres portes s’ouvrent consécutivement, et Honorée se trouve dans les bras de son père. Ce vénérable vieillard remercia mille fois le ciel compatissant de l’inespéré bonheur qu’il lui envoyait. Qui n’eût été touché de ces purs embrassements, de ces larmes qui coulèrent des yeux de M. de Barene et de sa fille ! Hélas ! ce sombre cachot, cette demeure fétide, n’offraient plus leurs horreurs à un père qui revoyait son enfant : il ne nous apercevait pas, spectateurs attendris ; je les contemplais avec ravissement, et je me sentais moins prévenu contre Saint-Clair, depuis que je le voyais sur le seuil de la prison, cachant sa figure dans son bonnet rouge, comme si quelque sentiment de pitié avait accès dans son cœur. Que je le connaissais mal !!! Après un long temps donné à la tendresse, M. de Barene me reconnut : je fus à lui et je reçus ses caresses pendant qu’Honorée lui apprenait que c’était à moi qu’ils devaient cette entrevue si désirée. L’heure s’écoulait, et le concierge nous avait déjà plusieurs fois avertis qu’il fallait se retirer ; nous résistions encore : enfin, il fallut obéir. Le lendemain on ne pouvait se revoir ; mais le jour suivant devait ramener la plus tendre des filles auprès du plus sensible des pères. Nous remontâmes en silence : notre cœur se serrait au bruit des verrous qu’on refermait sur M. de Barene. À la porte de la prison, Saint-Clair nous laissa. Je le saluai par une silencieuse inclination : il parut vouloir parler à Honorée ; mais celle-ci s’éloigna en m’entraînant. Je marchais de surprise en surprise : je ne pouvais douter que mademoiselle de Barene ne connût Saint-Clair ; et pourtant ma curiosité n’osa point se satisfaire en interrogeant Honorée, tant elle m’inspirait du respect. Nous revînmes ainsi au logis, et là, me remerciant encore, ma cousine fut se renfermer dans sa chambre. Me voilà seul : où irai-je ? où ? Eh ! parbleu ! chez mon oncle ; il y a un siècle que je ne l’ai point vu. Ce cher oncle ! comme je le caresse ! comme j’ai grand soin de parler bien haut, afin de faire accourir mon Euphrosine à la fenêtre qui est vis-à-vis celle par laquelle je regarde. Je la vois soudain j’abrège les compliments ; je sors de chez mon oncle : je vais entrer chez elle ; mais elle n’est pas seule : Ambroisine, sa sœur, l’accompagne : Ambroisine, qui n’a encore que treize ans, et qu’un jour… n’anticipons pas. L’Amour est bien triste quand il a un témoin ; je bâillais, je ne disais plus rien : Ambroisine était assurément jolie ; mais je ne pensais point à elle. Euphrosine se dépitait ; que faire ? Il fallut se séparer sans avoir pu se dire un mot. Ah ! pour la bavarde Euphrosine comme pour moi, ce contre-temps était insupportable. D’assez mauvaise humeur, je sors et l’habitude me conduit chez Madame de Ternadek : si elle eût reçu l’éducation du monde, si elle en avait parfaitement connu les usages, elle eût été citée parmi les femmes aimables. Je puis dire que, depuis l’instant où je l’ai connue jusqu’aujourd’hui, je ne me suis pas ennuyé une seule minute auprès d’elle. Après avoir aimé les plaisirs, elle donna par bouffée dans la dévotion ; elle l’afficha sous les bannières du jansénisme. Mais, malgré ses pieux désirs, l’ancien caractère perce toujours, et par étincelles l’esprit s’échappe des voiles du rigorisme. Elle a dû avoir été fort bien ; sa taille est élégante, son œil est très beau, et, malgré ses quarante ans, je lui ai connu plusieurs adorateurs. L’active médisance, je veux dire calomnie, m’a toujours rangé dans cette classe, et je jure que les seuls liens de l’amitié me liaient à cette femme charmante ; indulgente pour moi, elle paraissait écouter avec intérêt mes jeunes récits ; je ne craignais pas de lui tout confier, et son étonnante discrétion ne me donna pas un instant d’inquiétude à des époques où il lui eût été si facile de me nuire si elle eût parlé. Ce fut donc chez madame de Ternadek que je me rendis. Tout occupé de mes conquêtes, de ma cousine, de mes incertitudes, je lui appris tout ; et la maligne, qui alors n’avait que trente ans, se moqua de moi, me fit enrager, me retint pourtant ; car il est si doux d’avoir quelqu’un qui vous montre de l’amitié ! Depuis longtemps j’étais avec elle, quand on vint annoncer madame Derfeil : je voulais me retirer. — Non, restez, me dit madame de Ternadek, je veux vous faire voir une jolie femme. Elle dit, et madame Derfeil parut. Je ne sais, lecteur, si déjà tu t’es aperçu que j’ai la manie de peindre tous les individus que je te présente : peut-être cette manie te déplaît-elle ; mais comme lorsque j’ai fait mon ouvrage, tu n’étais pas là pour me donner ton avis, tu auras la bonté de sauter les portraits qui pourraient te déplaire, et de lire ceux qui t’offriront quelque agrément. Madame Derfeil, quoi qu’en dît ma confidente, n’était point jolie ; elle avait vingt ans ; ses yeux assez petits n’étaient pas dépourvus d’une certaine expression ; la petite vérole avait exercé sur sa figure des ravages assez remarquables, néanmoins de fort vives couleurs cachaient de loin ce défaut ; les dents de cette dame, bien rangées et fort blanches, donnaient du charme à son visage ; elle parlait en minaudant, et comme si elle eût fait la moue ; sa gorge, taillée en forme de poire, était déjà dépourvue de cette fermeté, de cet embonpoint qui lui seyaient si bien. Quand à l’esprit, madame Derfeil y avait de grandes prétentions malheureusement peu fondées ; ce n’était qu’un faux brillant, un jargon maniéré qu’elle croyait être du génie. Pour les méchancetés, elle avait quelque adresse, et son orgueil sur ce point était infini ; son cœur était foncièrement mauvais, son ton étourdi, son bavardage fatigant ; cependant, par un feint étalage de sentiment, d’expressions relâchées et entortillées, de pensées fausses, assez bien exprimées, parfois elle avait su se faire une sorte de réputation qu’elle commençait partout à perdre. Rejetée, par sa naissance, dans les sociétés du troisième ordre, reçue par hasard chez madame de Ternadek, elle n’avait point vu un homme comme il faut se ranger sous ses enseignes ; elle briguait vivement une telle conquête : elle me vit sur ces entrefaites, je n’avais pas encore quinze ans, mais je portais un nom connu, c’en fut assez. Au portrait que je viens de tracer, je dois joindre encore une dissimulation surprenante ; un besoin de venger les injures qu’elle avait reçues, un système de brouillerie organisé dans sa tête, en un mot, madame Derfeil était une femme dangereuse, et ce fut elle qui la première m’accabla de sa fureur. Madame de Ternadek m’ayant présenté à elle, je fus reçu avec un gracieux sourire, auquel je ne fis pas attention, c’est-à-dire dont je ne compris point sur-le-champ l’étendue et l’expression entière. Nous causâmes quelque temps ensemble ; au moment de se retirer, madame Derfeil remarqua avec inquiétude que la pluie tombait par torrents ; comme j’avais un parapluie, je lui fis la proposition de la reconduire ; elle accepta, et nous voilà dans la rue. — Il faut avouer, me dit ma compagne de course, que madame de Ternadek est une femme bien aimable. — Et une excellente amie, répondis-je avec vivacité. — Oui, reprit madame Derfeil : sans avoir l’honneur de vous avoir jamais vu, je vous connaissais déjà ; madame de Ternadek avait eu le soin de me dire plusieurs fois combien était aimable M. d’Oransai. Je croyais, je l’avoue, que ces éloges étaient peut-être un peu trop dictés par l’amitié, mais aujourd’hui je dois convenir, avec franchise, qu’ils m’ont paru au-dessous de la vérité. Il était lancé à bout portant, ce coup d’encensoir ; on me voulait du bien, la chose est claire, mais le triple amant de Fanchette, passons vite, d’Euphrosine, d’Honorée, était aveugle auprès d’une femme qu’il n’aimait point ; mon inattention fut mon premier crime auprès de Clotilde (c’est le nom de madame Derfeil) ; elle m’en a toujours voulu. Après avoir accompagné Madame Derfeil jusqu’à sa porte, je rentre chez moi. On m’attendait pour se mettre à table ; je dis, pour me justifier, qu’il m’avait fallu accompagner une dame. — Jeune ? me dit maman. — Oui. — Jolie ? — Oui, repris-je encore. Et j’aperçois un coup d’œil rapide d’Honorée qui prétendait descendre dans ma conscience, mais elle n’y eût découvert que l’envie de fixer sur moi l’attention de ma cousine. Honorée, malgré le mal que lui faisait ma ressemblance avec sa mère, s’accoutumait à me regarder ; j’étais pour elle rempli d’attentions délicates, dont elle me savait gré. Vers le soir nous fûmes dans le jardin de l’hôtel respirer la fraîcheur. Le père de Charles veut nous rejoindre ; dès lors je ne suis plus enfant, je cause histoire, science : le bon monsieur de Mercourt, qui m’adorait, se récrie à tout moment sur mon savoir, mon érudition profonde, et Honorée, d’écouter sans mot dire, mais sans perdre aussi un mot de l’éloge du petit cousin ; le soir, en nous séparant, j’osai approcher ma bouche de la joue d’Honorée ; loin de se retirer, elle me rend mon baiser, et me voilà le plus heureux des hommes. — À demain, mon ami, me dit-elle. — À demain, ma belle cousine, lui repartis-je ; et je retourne dans ma chambre. À peine étais-je dans l’obscurité, que voilà un lutin qui vient me faire endêver ; comme je n’étais point poltron, je m’élançai sur ce follet, et sans craindre sa malice, je l’entraînai dans ma couche, et me voilà le lutinant à mon tour. Le jour suivant nous reprîmes, avec ma cousine, la route de la prison ; nous demandons qu’elle nous soit ouverte, mais le sévère geôlier nous répond : — On n’entre plus. Vainement par toutes sortes de moyens, même par ceux qu’un geôlier rarement refuse, nous voulons faire lever cette consigne rigoureuse, tout échoua, il fallut tristement revenir vers notre demeure ; une larme échappa à ma cousine, et de sa bouche sortaient ces mots : — Le monstre, il ne changera jamais. Comme Honorée, en parlant ainsi, ne s’adressait point à moi, je ne crus pas devoir lui demander une confiance qu’elle ne jugeait pas à propos d’avoir pour moi, et je continuai de marcher avec elle. Lorsque nous fûmes vis-à-vis de la maison d’Euphrosine, Honorée me demanda si notre oncle de B… ne logeait pas dans cet hôtel. Sur mon affirmation, elle veut lui rendre ses devoirs, je la suis… Descendant quatre à quatre les degrés, Euphrosine vint presque se heurter contre nous : elle chantait, mais elle nous a vus, et sa gaîté s’évanouit ; un pressentiment secret lui dit que le volage Philippe briguait déjà de nouvelles chaînes. Elle me salua d’un air interdit, et doucement nous suivant par derrière, elle remonte l’escalier avec nous ; M. B…, charmé de revoir Honorée, la comble de caresses ; pendant ce temps, je m’esquive, et courant à mon tour, je vais frapper Euphrosine qui, prêtant à la porte de l’anti-chambre une oreille attentive, essayait d’écouter ce qui se disait dans le salon ; je vais à elle, l’air riant, mais la jolie boudeuse me repousse, je cherche à apaiser sa petite colère, je lui jure qu’Honorée n’est que ma cousine, et pas autre chose ; je prie, je sollicite, et pendant qu’Euphrosine me conduit vers sa chambre, l’ingénue ne peut s’empêcher de me dire : Oh ! comme je t’eusse tenu rigueur, si maman n’était pas sortie ! Nouveaux transports, nouveaux plaisirs, je n’essayerai point de vous les décrire. Je n’avais qu’une demi-heure à donner à l’amour, elle ne fut pas perdue ; quel feu, quelle pétulance, quelle fièvre érotique embrasait mon Euphrosine ! Hélas ! me disait-elle, je te vois si peu. — Employons-le bien ce court espace, lui dis-je ; et nous recommençons le combat, et mille fois la jolie rose est baisée, et trois fois arrosée ; c’était, je pense, se bien conduire en une demi-heure. Honorée me rappela, je quittai Euphrosine, mais le lendemain je la revis, et pendant plus d’un mois, j’eus le plaisir de revoir cette enfant adorable. Ce temps fut employé par Honorée, comme par nous, à trouver les moyens de revoir son père ; partout nous fûmes repoussés. Le municipal Saint-Clair refusa de me recevoir, et son jeune fils me dit qu’il lui avait défendu de lui parler en faveur des aristocrates. Honorée, dont j’admirais la force surnaturelle, ne se décourageait pas ; elle assiégeait toutes les portes, elle ne se lassait point de demander, mais elle trouva des cœurs de bronze, et trop heureuse encore, elle ne fut point exposée aux insultes de ces misérables. L’habitude de nous voir tous les jours commençait un peu à établir quelque familiarité entre nous ; Honorée écoutait mes discours : plus d’une fois, mon audace voulait lui découvrir mes sentiments, lorsqu’au moment de lui tout dire, un regard sévère glaçait mon cœur ; et par un seul soupir, si elle en comprenait le langage, je l’instruisais de l’état de mon âme. Un après-dîner, maman venait de sortir pour se rendre chez la marquise de Sancerre ; seul avec Honorée, nous dessinions ensemble un vase de fleur, lorsque Fanchette entre dans le salon, remet une lettre à ma cousine, et l’avertit que dans la soirée on viendra en chercher la réponse. Honorée ne reconnaissant point l’écriture, se hâta de rompre le cachet ; elle lit d’abord la signature, soudain son œil, son visage s’enflamment de colère, elle jette le papier à terre, le froisse avec son pied. Ma cousine !!! m’écriai-je. Insolent ! disait-elle de son côté. Interdit, j’allais lui demander le sujet de sa colère, lorsqu’une pensée la frappant, elle ramassa la lettre fatale, et lut à haute voix : Mademoiselle, vous cherchez à voir votre père, et vous n’y parviendrez que par mon secours ; je vous donne ma parole d’honneur que vous aurez la liberté de descendre dans sa prison, même de le ravir aux fers, si vous voulez m’accorder demain un entretien secret. — Oui, oui, dit Honorée, je le verrai. — Saint-Clair ! avais-je dit. Quoi ! mon Honorée, vous le connaissez ? — Philippe, me dit-elle, demain tu sauras tout ; je veux que tu sois présent à cette entrevue ; mais pour que tu ne viennes pas l’interrompre par ta pétulance, je te placerai derrière cette porte vitrée. — Ah ! lui dis-je, vous n’avez besoin, pour me contenir, que de le vouloir. Elle courut à son bureau, et elle écrivit sur-le-champ cette lettre : Honorée de Barene recevra demain, à onze heures précises, le citoyen Saint-Clair. C’était l’heure des courses de maman ; et comme Honorée savait qu’elle n’était pas moins vive que moi, elle avait saisi cet instant comme le plus favorable. ‌ ### CHAPITRE XI. L’HÉROÏSME. out entier aux sentiments que m’inspiraient les discours de ma cousine, j’avais cessé de solliciter les visites nocturnes du lutin dont l’amour-propre se trouvait extrêmement piqué de cette indifférence ; mais pouvais-tu espérer de me fixer, jeune Fanchette ? Ah ! mon Honorée elle-même, la séduisante Euphrosine ne pouvaient le prétendre, et cependant l’Amour le savait si, à la vue de ces deux beautés charmantes, mon cœur, vivement ému, ne battait point, dévoré par les plus douces émotions. À ma tendresse pour Honorée se joignait le vif désir de connaître quelles pouvaient être les causes de sa liaison avec Saint-Clair. Je ne savais qu’en croire. Il n’entrait pas dans ma pensée que ma cousine eût pu éprouver un sentiment autre que celui de la haine pour un aussi dégoûtant personnage ; mais enfin j’ignorais la vérité, et je brûlais de la savoir. Longtemps avant l’heure fixée pour être celle de l’entrevue, j’étais descendu dans la chambre d’Honorée ; mon œil scrutateur cherchait à lire sur sa figure. Vain projet ! ma cousine était calme ; nulle émotion ne me servait à expliquer une énigme dont je ne devais cependant pas longtemps ignorer le mot. Honorée, à ma vue, s’anima. Je voulus paraître gai devant elle, je ne sus être que tendre ; Fanchette, la maligne allant et venant dans la chambre, occupée du soin de deviner ce qu’elle soupçonnait, se promettait, s’il lui était possible, de punir Honorée de la victoire que celle-ci avait remportée sur elle. Ainsi ma coupable légèreté devait donner naissance à une rivalité si déshonorante pour moi, si insultante pour ma cousine ! De quel sentiment de colère ne suis-je pas encore possédé au moment où je trace ce souvenir honteux ! Ô ma chère amie, pardonne à Philippe ; son amour a depuis bien effacé ce tort. Une pendule venait de sonner dix heures et demie, lorsque le portier vint demander à Fanchette si mademoiselle de Barene était visible. Sur l’affirmative de la soubrette, le domestique va avertir celui qui l’envoyait, tandis que moi, passant dans le petit cabinet, je fus enfermé par Honorée. La clef resta sur la porte ; et, au travers une gaze légère qui servait de rideau, je pouvais tout voir, tout entendre sans être aperçu. Depuis une minute j’étais dans ma cache, lorsque Saint-Clair parut. Son costume jacobin était paré d’une certaine élégance ; ses cheveux étaient moins luisants, le bonnet rouge avait fait place à un chapeau militaire ; l’habit me parut moins sale, et ces riens me firent néanmoins comprendre qu’un homme, fût-il jacobin, ne voudrait point s’offrir dans une tenue peu séante devant une jeune beauté. La santé de mademoiselle de Barene me semble raffermie. Elle eût repris sa première force, si l’on n’eût point voulu m’interdire la vue de mon père. Les ordres rigoureux du comité de salut public interdisent toute communication avec les détenus. Pourquoi donc m’avez-vous fait la fallacieuse promesse que je pouvais revenir près de l’auteur de mes jours ? Parce qu’il dépend de moi de vous faciliter ce qu’on interdit à la majorité. Je vous remercie, monsieur ; veuillez me faire la permission nécessaire. Avant tout, j’ose vous demander si je puis compter sur votre reconnaissance ? Je ne vous entends point. Vous le feignez sans doute. Lorsque je vous ai accordé le droit de paraître devant moi, je ne l’ai fait que dans la pensée de m’occuper uniquement de mon père. Eh bien ! c’est au nom de ce père qui vous est si cher, que je vous prie de m’écouter : Je vous aime, madame, vous ne l’ignorez point ; vous savez ce que j’ai fait pour vous obtenir, et vous devez croire que je saurai faire plus encore : chargé d’une accusation grave, M. de Barene est sous le glaive de la loi ; il dépend de vous de l’en arracher, de lui assurer une existence paisible. Un mot, oui, madame, un seul, va le remettre dans vos bras. Croyez-vous qu’il soit si facile de briser les fers de cet infortuné ? N’a-t-on pas appelé plus particulièrement sur lui l’attention des représentants du peuple ? Ne leur a-t-on pas dénoncé M. de Barene comme un ci-devant, chef des fanatiques, des royalistes, des rebelles ? N’a-t-on pas sollicité ces représentants à faire tomber une tête dangereuse pour le salut de la république ? Qu’en dites-vous, M. de Saint-Clair ? Ne trouvez-vous pas des entraves à l’accomplissement de votre généreux projet ? Vos craintes sont trop extrêmes ; M. votre père n’est pas dans un aussi grand danger que vous l’imaginez. Mais si ces dénonciations étaient constatées ? Si un écrit soustrait par l’intérêt le plus Un écrit !! Oui, monsieur, l’acte précis d’accusation, tracé par une main que vous connaissez peut-être. Perfide Hippolyte !!! ton sang versé me vengera de ton parjure. Homme lâche, faux et méchant, il ne vous craint point, ce magnanime Breton ; il feignit d’entrer dans votre exécrable projet, mais c’était pour le déjouer, pour sauver mon père, s’il lui était possible. Hélas ! il n’a pu conduire à bien cette noble entreprise. Victime de son généreux dévouement, blessé dans une rencontre par les Vendéens, arraché par moi à une mort certaine, il attend que le retour de sa santé serve ses projets ; mais, loin de remettre à des juges iniques votre lettre, c’est à moi qu’il la confia ; je la possède, et je l’offre à votre vue, pour vous apprendre que vous m’êtes connu, et pour appeler la honte et la confusion dans votre cœur ; car, pour le remords, il ne doit jamais y naître. On doit se faire une idée de tout ce que j’éprouvais pendant cette conversation. Comme mon cœur s’animait ! quels sentiments d’indignation et de fureur le transportaient tour à tour ! Mais le trouble de Saint-Clair était plus grand encore. La tête basse, la pâleur du crime empreinte sur son front coupable, le tremblement convulsif de ses membres, tout annonçait les tourments auxquels il était en proie. Pour Honorée, son visage céleste avait pris, s’il était possible, une expression plus forte de sévérité et de noblesse : debout, le bras tendu, et présentant à Saint-Clair le papier accusateur, elle semblait être cet ange vengeur dont la main terrible frappe le méchant dévoué à son courroux. Saint-Clair, consterné d’abord, rompit enfin cette situation silencieuse et pénible : — Oui, s’écria-t-il, oui, je l’ai écrite, cette lettre qui me condamne ; je l’ai tracée au moment où vos mépris exaspérèrent mon âme ; la vengeance me parut douce, puisqu’elle pouvait vous accabler : redoutez-en les effets sinistres. Votre père est sous mon pouvoir ; sa mort est assurée, si vous ne vous rendez pas à mon amour. Qui ? moi, devenir ton épouse ! tu me presserais dans tes bras sanglants ! Misérable, devrais-tu en conserver l’espoir ? Je te connais : tu voudrais ma main, mais ce serait pour envahir ma fortune, pour m’isoler de mes parents, de mes amis. Ah ! si je cédais à tes désirs exécrables, je ne ferais que hâter le trépas de mon père ! Non, non, tu ne me posséderas jamais. Tremblez des suites de votre refus. Je sors ; et c’est pour hâter le supplice de M. de Barene, pour vous rendre la complice de sa perte. Arrête ! arrête, barbare ! Peux-tu concevoir un semblable projet ? Eh quoi ! Saint-Clair, tout sentiment d’honneur est-il éteint dans ton âme ? La pitié n’y fera-t-elle point entendre sa voix ? Veux-tu, pour prix de la liberté de mon père, veux-tu l’assurance de posséder mes immenses richesses ? Sans peine, je te les abandonne ; mais sauve, sauve mon père. Eh ! que peuvent m’importer les trésors que vous m’offrez, si je ne puis vous plaire ? Honorée, je sens que le bonheur de ma vie est attaché à votre existence, comme à votre possession ; et pour vous contraindre à partager ma tendresse, l’amour qui me brûle est capable de tout ; séductions, ruses, crimes, rien ne me coûtera. Votre père est le gage de vos sentiments : dites un mot, et je le délivre ; repoussez-moi, et sa tête tombe. À ces dernières paroles, mon indignation, toujours croissante, ne peut plus se contenir ; je heurte violemment la porte du cabinet. — Honorée, m’écriai-je, ouvre-moi ! Et toi, vil scélérat, viens recevoir de ma main le châtiment que tu mérites. — On nous écoutait, dit Saint-Clair ; et quel qu’il soit, celui qui ose prendre votre défense, qu’il tremble à son tour, si demain je ne reçois pas de vous la réponse favorable à laquelle je prétends. Il achève ; et s’élançant hors de l’appartement, le lâche, effrayé peut-être, fuit un enfant de quinze ans. Après son départ, la désolée Honorée vint m’ouvrir ; sans proférer une parole elle se jeta dans mes bras en versant un torrent de larmes amères. Pour moi, je ne pleurais point ; l’amour me donnait une force surnaturelle. — Honorée, m’écriai-je, chère et malheureuse cousine, ne t’abandonne point à ce juste désespoir. J’ose te promettre la fin de tes peines, si elles tiennent à la vie du misérable qui vient de t’outrager. Lui, prétendre à ta main ! Non, elle ne sera point son partage ; je la disputerais à mon roi lui-même : pourrais-je souffrir qu’elle appartînt à ce méchant ? Qu’ai-je dit ? Ma tendresse n’a pu plus longtemps se retenir. Oui, mon Honorée, je t’adore ; et c’est à tes genoux que j’ose te faire l’aveu de l’amour le plus pur, comme le plus sincère. — Qu’entends-je ? me répondit à son tour Honorée. Philippe me déclare ses feux ! Et qu’a-t-il fait qui puisse lui faire pardonner cette audace ? Quoi ! tandis que toute la noblesse française combat de toute part pour la cause de ses rois, le comte d’Oransai, le descendant de tant de héros, le fils d’une victime de la terreur, demeure dans Nantes, enseveli dans un lâche repos ! Il a quinze ans, et un désir de gloire ne l’émeut pas ! La guerre gronde autour de lui, et son cœur, qui ne bat point pour la victoire, ose pousser de faibles soupirs que je désavoue ! Moi, partager ses feux ! moi, qui déjà me suis refusée aux transports d’une foule belliqueuse, qu’il est bien loin d’égaler ! Oui, j’ai vu les plus braves chefs de l’héroïque Vendée, me parler de leur amour ; mon âme n’a pu y être sensible ; et je le serais pour un jeune énervé qui préfère sa vie à son honneur ! C’est au milieu des combats, c’est le fer à la main, au bruit de la mousqueterie, que je me plairais à écouter mon amant… Cours où ma voix t’appelle, distingue-toi parmi nos preux chevaliers ; et peut-être alors ne te repousserai-je pas. Toujours aux genoux de ma cousine, j’avais écouté, sans oser l’interrompre, le sublime discours que je viens de rapporter. — Oui, lui répliquai-je impétueusement, oui, je rougis de l’état d’inertie dans lequel j’ai trop longtemps demeuré plongé. Il fallait ta présence pour parler à mon cœur ; je ne puis rester dans Nantes sans me rendre coupable. Dès demain je pars ; et si la renommée ne proclame pas bientôt mon nom, je saurai toujours trouver une mort glorieuse, qui te forcera du moins à pleurer sur ma mémoire… — Ô mon fils, me dit ma mère en se montrant tout à coup, combien j’aime les transports qu’Honorée a fait naître dans ton âme. Arme-toi, il en est temps. Les vassaux de ton père ont, jusqu’à ce jour, refusé de faire cause commune avec le reste de la Vendée. Nous voulons ne combattre, se sont-ils plusieurs fois écriés, que lorsque notre jeune seigneur pourra paraître à notre tête… Va, par ta présence, ranimer leur valeur. Rappelle-toi, mon fils, que depuis les époques les plus reculées de la monarchie, tes aïeux ont prodigué leur sang pour la cause de leurs souverains. Imite-les, Philippe ; souviens-toi toujours que, du haut des cieux, ton père te contemple. Que son trépas ne t’intimide point : il est beau de mourir pour une aussi belle cause. L’apparition de ma mère, ses paroles, celles d’Honorée, l’honneur se réveillant dans mon cœur, je sentis que je n’étais plus le même. Madame d’Oransai sort un moment ; elle revient de suite — Prends, me dit-elle, ce fer ; il appartint à ton père, il fut l’instrument de ses exploits ; qu’il le soit des tiens ! — Oui, oui, leur dis-je, vos souhaits ne seront pas vains. Je jure, sur ce glaive paternel, je jure par les mânes de mes ancêtres, de vaincre en combattant pour la plus belle des causes. Ah ! dans ce moment, que nul autre motif ne vienne diminuer le mérite de ma résolution. Je combattrai pour l’honneur ; et quel que soit le sort qui m’attende, je trouverai toujours ma récompense dans ma conscience enorgueillie. Ma mère, me pressant sur son sein, me dit alors : „Je voulais aujourd’hui provoquer cet enthousiasme que ta cousine a fait naître. Je préparais en secret l’exécution de mon projet. Apprenez, mes enfants, qu’une partie de la jeune noblesse nantaise est sur le point de se réunir aux Vendéens. Demain doit être le jour du départ. Marche dans ces rangs de héros, mon Philippe, et laisse-moi dans une ville que nous ne pourrions quitter ensemble sans les plus grands dangers ; j’irai bientôt te rejoindre, et jouir par moi-même des triomphes auxquels tu auras contribué. — Je m’arrête ici pour apprendre au lecteur comment ma mère était venue interrompre ma conversation avec sa nièce. Rentrée chez elle avant l’heure qu’elle avait fixée, elle écrivait une lettre, lorsque la maligne Fanchette, qui venait de me voir aux genoux d’Honorée, entra dans sa chambre en lui disant qu’on venait de se disputer chez mademoiselle de Barene, qu’elle n’avait point osé entrer, mais qu’elle croyait la présence de madame d’Oransai indispensable. Maman était alors venue. Fanchette espérait que ma cousine serait grondée, mais son beau plan échoua. Madame d’Oransai ne songeait point à mettre un obstacle à un amour si naturel ; et joyeuse de l’enthousiasme qu’il faisait naître dans le cœur de son fils chéri, elle ne sut qu’y applaudir. Néanmoins, elle n’en parla pas ; elle se contenta de remercier Honorée, feignant de n’attribuer ses propos qu’à l’héroïsme de ses sentiments. Honorée, de son côté, ne lui parla que de la visite de Saint-Clair, dont elle ne voulut lui cacher aucune circonstance. L’affliction de cette bonne mère fut extrême ; elle connaissait combien était féroce le caractère de ces monstres. Elle ne douta point que Saint-Clair, digne en tout de ceux auxquels il avait été associé, n’effectuât ses criminelles menaces. Pendant que nous nous affligions ainsi, on vient nous annoncer que le citoyen municipal Saint-Clair demande à parler à la citoyenne d’Oransai. On le fit entrer sur-le-champ. Gros, court, portant sur son visage la bêtise, l’orgueil et le despotisme, le citoyen Saint-Clair, ci-devant épicier, ainsi que je l’ai dit, était parvenu, grâces à ses déclamations démagogiques, à une des premières places de la ville. Fier de son élévation, croyant qu’elle lui donnait le droit de marcher de pair avec les anciennes familles que la révolution écrasait, il était insolent par boutades, dur par opinion, faible par caractère, et toujours mené par son fils aîné, l’aimable Decius, autrefois appelé Jeannot, lorsque travaillant dans la boutique paternelle, il maniait un pilon à la place de l’épée qu’il possédait aujourd’hui. Quoique la sainte égalité fût à l’ordre du jour, un municipal, l’un des plus fermes soutiens de la liberté, se rappelait fort bien de ce qu’avait été la jeune duchesse de Barene ; il n’était point indifférent à la secrète satisfaction de faire contracter à son Decius cette magnifique alliance qui, patriotiquement parlant, servait à montrer avec plus d’éclat l’étendue de la souveraineté du peuple, et puis Honorée était immensément riche, et un épicier sait aussi bien compter les espèces que ressentir des sentiments d’amour ou de vanité. Pour donner plus de poids à sa visite, le malencontreux municipal avait revêtu son costume de cérémonie, c’est-à-dire arboré le gentil bonnet rouge et l’écharpe aux trois couleurs. Nous devinâmes sur-le-champ le motif de sa visite intéressante, mais il faillait l’entendre et même ne point trop le maltraiter. — Citoyenne, dit-il à ma mère, en la saluant avec toute la gaucherie de la canaille dont il était l’un des membres, je viens vous entretenir d’une affaire qui peut faire éclater, d’une manière brillante, votre civisme. Qu’exigez-vous de moi, monsieur ? Rien, absolument rien, quoiqu’on en fût le maître ; mais on vous prie de faire un hommage public à l’égalité, à la fraternité. Et quel est, s’il vous plaît, cet hommage ? Le citoyen Decius, mon fils, vous est connu ; il est républicain comme César, désintéressé comme Verres, qui tous les deux étaient de vigoureux patriotes romains. Il n’est pas mirliflore muscadin, mais il n’en vaut que mieux ; il s’est distingué contre les Chouans, il est un des commandants de l’honnête armée révolutionnaire ; il a de la fortune, ses supérieurs sont fort contents de lui, et si vous lui accordiez la main de la petite citoyenne Barene, il ne manquerait plus rien à notre satisfaction commune. Vous oubliez sans doute, citoyen, que je ne puis pas disposer ainsi de la main de ma nièce ; que tant que son père vivra, il a seul le droit de lui choisir un époux. Je sais tout cela, et voilà pourquoi je viens en causer avec vous ; la liberté du citoyen Barene dépend de moi et de mon fils ; il vous sera rendu si vous et la citoyenne Honorée me donnez par écrit votre parole d’honneur de le faire consentir au mariage que je vous propose. Et si mon beau-frère refusait son consentement ? On sait les moyens qu’il faut prendre pour le contraindre à ne point nous résister. Ainsi le refus de mon père attirera de nouveaux malheurs sur sa tête ; ainsi vous forcez sa volonté ; et je dois devenir la proie de l’homme que tout me défend de recevoir comme mon époux ! Ouvrez les yeux, citoyen Saint-Clair, réfléchissez à l’immense distance qui nous sépare ; et si vous êtes honnête homme, rendez-moi mon père, sans exiger des conditions que je ne remplirai jamais. Citoyenne, citoyenne, voilà une réponse bien contre-révolutionnaire ; elle sent bien le fanatisme ; votre âge peut seul la faire excuser. Et le vôtre devrait vous faire rougir du langage que vous tenez, et de l’intrigue que vous voulez faire réussir. Citoyenne d’Oransai, je vous rends responsable des discours que l’on tient en votre présence ; répondez-moi catégoriquement : accueillez-vous ma demande, oui ou non ? Je vous l’ai déjà dit, je ne puis rien faire sans le consentement formel de mon beau-frère. Allons, allons, ceci n’est qu’un jeu ; on veut se moquer des magistrats du peuple ; mais ça ne se passera pas ainsi ; on saura, citoyenne, vous enlever cette enfant que vous élevez dans des principes de royalisme ; et tant que son père sera renfermé, il lui sera donné un tuteur bon patriote, dont elle fera la volonté. Il dit, et s’éloigne sans que nous fassions un mouvement pour le reconduire. Dès qu’il se fut retiré : — „Ô ma tante, dit Honorée, dans quel temps sommes-nous ? Serait-il possible qu’on osât m’arracher d’auprès de vous ? Il faut prévenir leurs projets : partez demain, et cherchez au milieu des phalanges vendéennes un asile que les méchants détruiront difficilement. Jeunes infortunés, poursuivit-elle, qui l’eût dit, lorsque votre naissance nous causa tant de joie, que nous verrions naître des époques où nous serions obligés à verser des larmes sur vous, et à vous abandonner dans votre adolescence à votre propre force ? Ô ma mère ! ne crains rien ; ton fils, ton Honorée, ne t’oublieront jamais ; ils sauront se conserver dignes de toi, et dignes du nom qu’ils portent tous deux. Honorée joignait ses serments aux miens, lorsque nous vîmes tout à coup paraître, sans être annoncé, un individu, la tête couverte d’un large chapeau rabattu sur les yeux, et le corps enveloppé d’un manteau militaire. Surpris de cette apparition, nous restons immobiles ; alors l’inconnu se découvrant, Honorée, qui le reconnaît, pousse un cri, lui présente la main, qu’il baise avec respect, et le nom d’Hippolyte sort de la bouche de ma cousine. Nous ne doutâmes point que cet étranger ne fût de la connaissance d’Honorée, et je me rappelai, au nom d’Hippolyte, qu’on avait ainsi appelé le jeune homme qui, trompant Saint-Clair, avait remis à ma cousine la lettre dans laquelle son père était accusé. Bon Hippolyte, lui dit Honorée, votre présence ne peut m’annoncer rien de fâcheux ; comment avez-vous pu obtenir votre liberté ? Le général Charrette, auquel j’ai fait part de mes inquiétudes sur votre compte si vous reparaissiez dans Nantes, où je savais que Saint-Clair était revenu, m’a permis de vous suivre et de vous sauver, s’il m’était possible. Arrivé depuis trois jours, j’ai sous main agi avec célérité. Le représentant du peuple R....., qui a l’espoir de gagner le brave Charrette pour la cause républicaine, instruit de l’intérêt particulier que marquait ce Vendéen pour M. le duc de Barene, vient sur-le-champ d’ordonner sa mise en liberté. Mon père est libre ! Hippolyte, que ne vous dois-je pas ! (et Honorée serre dans ses bras ce jeune homme, dont je ne pouvais m’empêcher d’être jaloux.) Mais où est-il ? que je le voie. Il est devant toi ! Mon père ! mon oncle ! mon frère ! voilà les seuls mots que nous pouvons prononcer dans ce délicieux moment. Ah ! Hippolyte, combien nos cœurs te vouaient de reconnaissance ; combien j’eusse voulu prendre ta place ! Qu’ils me semblaient grands les droits que ta générosité te donnait sur ma cousine ! Cependant, après les premières émotions calmées, on s’écoute, on s’apprend les divers événements que j’ai déjà décrits. Le duc et Hippolyte, redoutant la vengeance des Saint-Clair, vengeance qui acquerra une nouvelle extension lorsqu’ils seront instruits de l’élargissement de M. de Barene, nous conseillent de nous y soustraire par une prompte fuite ; mais Honorée ne veut plus quitter son père ; je ne veux pas laisser une mère chérie exposée à la fureur des ennemis. Que faire ? Je demande à nos parents de nous accompagner ; ils y consentent, et la nuit prochaine est fixée pour l’époque de notre fuite. Hippolyte se charge de nous procurer des passeports pour Paris ; et, tout à ce sujet, mon oncle, fatigué, va se livrer au sommeil, et madame d’Oransai s’occupe des préparatifs de notre départ. ‌ ### CHAPITRE XII. LE COUP DE PISTOLET. ès que nous fûmes seuls : — Hâtez-vous, ma chère Honorée, lui dis-je, de me confier le récit de vos aventures : où avez-vous connu l’audacieux Saint-Clair ? En quel lieu l’heureux Hippolyte a-t-il pu, par ses actions, mériter votre amitié ? — Hier, Philippe, je ne vous eusse rien appris ; aujourd’hui, je ne vous tairai rien : vous le savez, j’ai votre âge ; mais je ne me rappelle point le temps de mon enfance ; formée à l’école du malheur, mon caractère a de bonne heure pris une fermeté qui ne pouvait se développer que dans des temps de révolutions et de guerres civiles. Depuis l’âge de onze ans, j’ai suivi l’armée vendéenne : confiée par ma mère expirante à madame de Cerneuil, je fus conduite par cette dame dans le pays occupé par les royalistes ; j’ai sucé leurs opinions, leur enthousiasme pour la cause qu’ils soutiennent, et ce n’est que parmi eux que je puis librement respirer. Parmi les compagnons de notre fortune, à l’âge de treize ans je n’avais encore distingué aucun cavalier, quoique plusieurs eussent cherché à m’émouvoir en leur faveur ; loin d’eux était la pensée de profiter de la familiarité qui, nécessairement, devait naître de notre manière de vivre. Me reposant sur leur loyauté, l’idée de dangers ne pouvait se présenter à moi ; jamais ma sécurité ne fut déçue ; les nobles Français respectèrent une infortunée, et leur amour ne l’alarma point un moment. Vêtue en amazone, je combattais tous les jours ; tantôt vaincus, quelquefois triomphants, jamais abattus, les Vendéens disputaient pied à pied leur sol natal aux phalanges républicaines. Victorieux auprès de Saint-Fulgent, Charrette se préparait à occuper cette ville ; un corps de voltigeurs fut commandé par lui pour battre la campagne aux environs. Un funeste désir de me signaler me porta à suivre les soldats envoyés à la découverte. Nous venions de dépasser un petit bois, lorsque nous fûmes accueillis par une fusillade qui nous apprit le danger auquel nous étions exposés. Cernés de toute part par une division de l’armée ennemie, la retraite nous était interdite, il fallait se rendre ou mourir ; nous préférons la mort. Auprès de nous une masure abandonnée nous offrait son enceinte, dont nous pouvions nous servir comme d’un retranchement ; nous nous y précipitâmes ; et là, nous soutînmes, avec acharnement et valeur, l’attaque d’un ennemi bien supérieur en nombre. Pendant près de quatre heures que dura ce combat inégal, tous les nôtres expiraient successivement. Nous n’étions plus que huit, et nous nous défendions encore : ma présence, mon dévouement, j’ose le dire, soutenaient le courage des Vendéens ; mais enfin ils ne voulurent point que mon trépas suivît le leur. Ils allaient arborer le drapeau de détresse, lorsque le feu des républicains cessa ; et un officier s’avançant vers nous, nous démontra l’impossibilité d’une plus longue résistance, et nous offrit la vie, si nous mettions bas les armes. Cet officier, était Hippolyte. Sa proposition fut accueillie, malgré mes larmes et mes prières, car je préférais une mort glorieuse à la douleur de tomber au pouvoir des anarchistes. Mon costume, déguisant mon sexe, ayant eu le soin de salir mon visage avec de la boue, je suivis mes compagnons d’infortune ; on nous conduisit devant l’officier général : — Rebelles, nous dit-il, je devrais vous faire passer au fil de l’épée. — Renvoyez-nous alors au lieu où nous étions, lui dis-je avec fierté, si vous voulez violer la promesse qui nous a été faite en votre nom. Ce peu de paroles étonna Saint-Clair (vous l’avez deviné à son discours). — Audacieux, me dit-il, es-tu le chef de ces factieux ? — Que t’importe. Dois-je éprouver un traitement différent du leur ? Je disais, et Hippolyte qui s’intéressait déjà à moi, craignant que je n’allumasse la colère dans l’âme de Saint-Clair, se hâta de dire qu’il fallait nous conduire au dépôt des prisonniers. Nous fûmes amenés. Comme on voulut nous dépouiller de nos uniformes, je fus reconnue pour être une femme, et cette nouvelle circula jusqu’aux oreilles de Saint-Clair. Il voulut me revoir, malgré moi je fus contrainte à reparaître devant lui. Cette fois, son front n’était pas aussi sévère ; mais son regard, toujours méchant, avait pris de plus une teinte de je ne sais quel affreux et dégoûtant sentiment. Quoi qu’il en soit, lorsque son œil se porta sur moi, je ne pus m’empêcher de frémir : il n’avait avec lui qu’Hippolyte. Se peut-il que le soldat qui m’a parlé avec tant d’audace, qui a si longtemps refusé de se rendre, soit une femme ? Vous voyez, citoyen, que le sexe n’ôte rien au courage. Eh ! pourquoi as-tu pris les armes ? Pour mon Dieu et mon roi. Quel est ton âge ? J’aurai bientôt quinze ans. Si jeune ! tant de fermeté ! Quel est ton nom ? Que t’importe. Ah ! je le vois, tu joins à ta rebellion le crime d’être née noble. Si c’est un crime que de descendre d’une foule d’hommes braves et vertueux, j’avoue que je suis coupable. Sais-tu le sort qui t’attend ? Je dois obtenir ma liberté, si tu es généreux ; je dois périr, si tu ne démens point les opinions pour lesquelles tu combats. Quelle arrogance ! Quel courage ! C’en est assez ; retire-toi. De ta manière d’agir dépendra ton sort à venir. Je sortis, croyant retourner vers la prison des Vendéens ; mais Saint-Clair en ordonna autrement. Confiée, par lui, aux soins d’Hippolyte, je suis conduite dans une chambre proprement meublée, et l’on m’annonce qu’elle doit être mon séjour. Me tournant alors vers Hippolyte, dont le maintien respectueux contrastait avec la hauteur de Saint-Clair, je lui déclare que je ne peux abandonner ceux qui ont combattu avec moi ; que leur demeure doit être la mienne ; et que je n’en veux point d’autre. Hippolyte, me répondant avec bonté, me dit que ma demande ne peut m’être accordée ; que les Vendéens doivent partir dans quelques heures pour Nantes ; et que le général Saint-Clair a ordonné que je ne les suivisse point. Il me fallut obéir. Me voilà soumise aux volontés de ces hommes que je méprisais tant ; et c’était mon imprudence qui m’avait ravi ma liberté. Qu’elles furent amères les réflexions que je fis, lorsqu’Hippolyte se fut retiré ! Je ne craignais point la mort ; mais il me semblait affreux d’être traînée, comme une vile esclave, à la suite des farouches républicains : je ne voyais parmi eux que le crime et l’avilissement. J’étais seule depuis environ deux heures, lorsqu’un domestique vint m’ordonner de me rendre sur-le-champ auprès du général. Choquée de cette manière qui m’humiliait, je répondis à l’émissaire que je ne voulais point paraître où rien ne m’appelait, et que la seule grâce que je demandais au général était de ne point me fatiguer par sa présence. Je vis encore à cette ferme réponse, le domestique ébahi, m’ouvrant de grands yeux, ne pouvant concevoir qu’un désir du général ne fût pas satisfait à l’instant, me faire répéter ce que je viens de dire, et s’en aller lentement, comme pour me donner le temps de me raviser. Je ne fus pas longtemps sans voir paraître Saint-Clair lui-même. — D’où vient, me dit-il, que vous osez désobéir à mes ordres ? Quoi ! lorsque je vous fais la grâce de vouloir bien vous inviter à souper avec moi, vous osez me refuser ! Je saurai bien abattre cet orgueil insolent, qui ne doit plus exister. Je ne m’abaissai pas à lui répondre ; mais, d’un coup d’œil, je le fis rentrer en lui-même ; son ton changea : il m’assura que c’était mon bien qu’il voulait ; que ma seule présence intéresserait en ma faveur le représentant du peuple, sans lequel il ne pouvait rien. Pour la première et la dernière fois, Saint-Clair cessa d’être lui-même. Je ne crus point devoir m’opposer, plus long temps, au désir qu’il me témoignait ; et je le suivis sans une répugnance trop marquée. Lorsque j’entrai dans la salle, tous les assistants se levèrent et me saluèrent unanimement. L’assemblée était nombreuse. Saint-Clair me conduisit vers le représentant, et me fit asseoir entre eux deux. Vis-à-vis de moi était Hippolyte : en le voyant, je ne pus m’empêcher de lui marquer, par une légère inclination de tête, combien j’étais sensible à l’intérêt qu’il m’avait témoigné. La conversation devint générale ; et je dois rendre cette justice aux militaires qui se trouvaient au souper, qu’aucun d’eux n’oublia qu’il était en présence d’une jeune demoiselle. Le représentant et Saint-Clair employèrent leur adresse pour savoir quel était le nom de ma famille ; et moi, tremblante pour mon père, je me refusai à satisfaire leur curiosité. Ils parvinrent cependant à tout savoir : les prisonniers Vendéens, croyant qu’en me nommant, on aurait pour moi de plus grands égards, leur apprirent, le lendemain, ce que je voulais leur cacher. Après le repas, je me retirai, lorsque Saint-Clair, emplissant mon verre, me proposa de boire à la santé de la république. „Je n’ai pas soif”, lui dis-je, en versant le vin dans l’assiette placée devant moi. Cette action occasionna un murmure général d’approbation. Tous ces jeunes officiers admirèrent ce qu’ils appelaient mon courage, tant il est impossible, même au milieu des orages politiques, d’enlever en entier aux Français leur politesse pour les dames et leur amour pour les purs sentimens. Le lendemain, Saint-Clair parut dans ma chambre : il avait passé une partie de la nuit à se livrer aux excès de la débauche ; sa tête était encore troublée, et je le connus quand je le vis venir à moi les bras ouverts : une table se trouvait placée auprès de moi ; je la poussai devant Saint-Clair, pour être un obstacle à son dessein, et je lui demandai quelle était son audace. — „Tu es jolie, me dit-il ; je veux t’embrasser, et te convaincre que les républicains ne sont pas indifférens aux charmes des jeunes citoyennes.” — „Si vous faites un pas de plus, lui dis-je, je fais retentir la maison de mes justes clameurs.” — „Le bruit ne m’effraie point”, me dit-il en avançant vers moi. Épouvantée du danger que je cours, redoutant d’être livrée aux emportemens de ce monstre, dont l’ivresse me faisait trembler, le voyant prêt à devenir coupable, je saisis un pistolet, que grâce à son peu de volume j’avais pu cacher dans mes cheveux, et que je destinais à devenir ma dernière ressource ; le coup part, la balle siffle, mais ma main peu assurée ne porta pas un coup certain, Saint-Clair ne fut que légèrement blessé au bras. Mon action, la douleur qu’il éprouva, lui firent pousser des cris affreux ; sa rage n’ayant plus de bornes, décida ma mort ; déjà il a sorti son glaive hors du fourreau, mon sein est menacé ; lorsque Hippolyte, suivi de quelques officiers attirés par l’explosion de l’arme à feu, paraît ; Hippolyte voyant le danger que je cours, arrête le bras de Saint-Clair, en lui disant, „général, c’est une femme !” „C’est un monstre, un diable, répliqua Saint-Clair, elle a voulu m’assassiner ; qu’on l’arrête, et qu’elle soit traînée dans le plus affreux cachot.” On lui obéit, d’infames satellites se jettent en foule sur moi, je ne cherchai point à me défendre ; Hippolyte parut se joindre à eux, mais ce fut pour me dire à voix basse : „Prenez bon courage.” „Je l’entendis, et à ces paroles consolatrices, une lueur d’espoir vint illuminer mon ame. Je fus entraînée et conduite dans le lieu que Saint-Clair avait désigné. Nul autre endroit n’était en effet aussi horrible, le jour n’y parvenait que par une étroite lucarne qui, sans donner assez de passage à la lumière, éclairait cependant ces ténèbres visibles. Là, je fus ensevelie à quatorze ans, avec la perspective de la mort, car rien ne pouvait m’y soustraire, puisque j’avais attaqué la vie d’un chef républicain. Ce fut alors que les prisonniers Vendéens apprirent mon nom au représentant qui s’était chargé de les interroger. Comme je me trouvais être d’un sang illustre, on mit moins d’empressement à me condamner, Saint-Clair formant sur cette origine des projets qui ne tardèrent pas à se manifester. J’étais enfermée depuis quelques heures, lorsque l’adjudant Hippolyte vint, par l’ordre du général, me retirer du cachot dans lequel j’étais renfermée, et me ramena dans la chambre que j’occupais auparavant ; il me fit ôter les fers dont on avait eu soin de me charger, et ordonna, toujours de la part du général, que je fusse traitée avec toutes sortes d’égards. Je lui demandai alors si la blessure de Saint-Clair était dangereuse ; il me dit que non, et d’un air que ses yeux démentaient il ajouta que le crime dont j’avais voulu me souiller ne ravirait pas à la république le général Décius Saint-Clair. Me voilà de nouveau seule ; toute la journée s’écoula sans qu’Hippolyte pût reparaître ; je ne vis que la femme chargée de m’apporter quelque nourriture. Le jour suivant, je le passai également dans la solitude : enfin, vers le soir, j’entendis un bruit de pas s’approcher de ma prison ; on ouvrit la porte, soigneusement barricadée en dehors ; et Saint-Clair, le bras en écharpe, suivi de trois officiers, entrèrent brusquement : ils étaient accompagnés d’une espèce d’officier civil, vêtu de noir, et portant une écharpe tricolore. „Citoyenne, me dit Saint-Clair, la loi t’a condamnée, écoute ton arrêt.” Il achève ; et moi, prévoyant que c’était la mort qu’on m’annonçait ainsi, je cherchai à cacher dans le fond de mon cœur le sentiment pénible que j’éprouvais. Je ne me parerai pas, mon cher Philippe, d’un courage au-dessus de mon âge et de mon sexe. Au milieu d’un combat, la mort vous atteint sans qu’elle vous prévienne ; mais il est affreux de la recevoir de la main d’un bourreau, surtout lorsqu’à peine on commence sa carrière. Le municipal lut ma sentence en ces termes, après avoir parlé des formalités qu’il prétendait avoir remplies : La nommée Honorée Barene, fille du ci-devant duc de ce nom, a été convaincue, par le conseil de guerre, d’avoir entrepris, à main armée, un assassinat sur la personne du citoyen général Saint-Clair ; et, vu les lois pénales, le conseil de guerre, séant à …, l’a condamnée tout d’une voix, à la peine de mort, laissant néanmoins au général Saint-Clair le droit de commuer la peine, s’il le croit convenable. (Suivent les signatures.) Après cette lecture, faite avec sang froid, le municipal, les officiers se retirent, et je demeure seule avec Saint-Clair : sans faire attention à lui, je me mets à genoux, et élevant mon ame vers mon Créateur, je me recommande à lui, en récitant les psaumes de la pénitence. Cette action si simple en imposa à mon persécuteur. — Vous croyez, me dit-il, votre trépas bien certain ? Puis-je n’en pas être assurée, puisqu’il dépend de vous ? Mais je puis aussi vous faire grâce. Comme vous ne me la feriez qu’à des conditions peu généreuses, et comme je sais vous tout refuser, il ne me reste plus qu’à me remettre entre les bras de ce Dieu qui m’apprête une récompense, tandis qu’il ordonne votre supplice futur. Ainsi, pour sauver votre vie, pour vous conserver à votre père, vous ne ferez rien ? Non, au moins ce que l’honneur me défend. Mademoiselle de Barene, vous avez de moi une opinion bien injuste : je ne veux que ce que vous pouvez m’accorder aux yeux du monde ; en un mot, votre main. Ma main ! Que l’échafaud se prépare, me voilà prête à y monter ! Vous préférez le trépas ? Je n’ai plus rien à vous dire ; vous avez entendu ma dernière réponse. Eh bien ! demain éclairera votre supplice. Il s’éloigne à ces mots, pouvant à peine retenir la rage qui le domine. Restée seule, je tournai vers mon père mes dernières pensées, lorsqu’un bruit assez fort se fit entendre dans la cheminée : je vis tomber une grosse pierre, à l’entour de laquelle on avait attaché un billet ; je m’en emparai, et me hâtai de le lire. „Rassurez-vous, me disait ce billet consolateur, vous n’avez rien à craindre ; l’arrêt qu’on vous a lu est une fausseté, à laquelle n’a pas voulu consentir l’honnête représentant qui préside ici : il vient d’en être instruit ; Saint-Clair a été vivement réprimandé ; mais comme on le craint, le représentant s’est vu forcé à souffrir que l’on vous cachât jusqu’à demain la vérité : mais je n’ai pu obéir à Saint-Clair ; je veux vous rendre la tranquillité, et opérer votre délivrance : dès que la nuit sera profonde, je serai près de vous.” À mesure que je lisais cet écrit, il me semblait que je respirais plus librement : les rêves de l’avenir se représentèrent en foule à mon imagination, et je pus encore sourire à la pensée que je reverrais mon père, ma famille et mes amis. Mon libérateur ne se fit pas attendre : il sut briser la faible serrure qui me renfermait. „Sortez, me dit-il, ne perdez pas de temps, voici le mot d’ordre : Fraternité, bravoure.” — „Mais, lui dis-je, généreux Hippolyte, ne courez-vous aucun danger en délivrant une infortunée ?” — „Non, me répondit-il, Saint-Clair ne peut me soupçonner ; il vient de me donner l’ordre de porter cette lettre à Nantes, mais je vous la remets ; elle renferme le destin de votre père.” Il m’apprend alors la nouvelle scélératesse de Saint-Clair. Je remercie ce bon jeune homme, et je le quitte. Plusieurs fois, avant d’avoir atteint la campagne, je rencontrai des sentinelles, mais le mot d’ordre me sauva ; partout on me crut chargée de quelques dépêches secrètes, et nul obstacle ne me barra dans mon chemin. J’avais marché l’espace d’une demi-heure, lorsque le cri qui vive ! se fit entendre ; ayant reconnu l’accent vendéen, je répondis : royaliste. À ces mots, on s’approche de moi, je me nomme, et l’on me conduit à Charrette. Ce vaillant général marchait cette même nuit à la tête de ses troupes, pour aller attaquer les républicains dans leurs retranchemens. Ce fut avec bien de la joie que je fus reconnue. On voulait m’envoyer prendre du repos ; mais je m’y refusai, voulant partager les nouveaux dangers que courait mon parti. La diligente activité de Charrette parvint à surprendre les républicains, qui se croyaient à l’abri d’un coup de main. Au milieu de la nuit le bruit de l’artillerie, les clameurs, les cris mille fois répétés de vive le roi ! allumèrent la crainte dans leur ame ; on s’arme cependant, on voulut combattre ; mais que pouvaient des troupes à moitié endormies, qui n’avaient pas le temps de s’armer ? Saint-Clair, lâche dans le péril, fut le premier à pousser le cri déshonorant : sauve qui peut ! Hippolyte ne partagea point ses méprisables sentimens ; il rassembla quelques soldats moins effrayés et soutint, pendant plus d’une heure, un combat aussi désavantageux. Un coup de fusil le jeta par terre : et que mon bonheur fut grand ! je parvins à lui sauver la vie au moment où un Vendéen allait l’immoler. Mes soins, l’intérêt que je témoignai pour lui, ses services généreux que je publiais hautement lui gagnèrent l’estime de Charette. Ce général prit Hippolyte sous sa protection particulière. Voyant alors qu’il n’avait plus besoin de moi, brûlant de me rendre auprès de mon père, dont je connaissais le danger, redoutant d’être prévenue par Saint-Clair, je partis pour Nantes ; le reste vous est connu. Juge maintenant de ma haine pour Saint-Clair, et de l’amitié qu’Hippolyte m’inspire.” Comme ma cousine terminait son récit, Hippolyte reparut, nous apportant les passeports nécessaires, et qu’avait su nous procurer son active amitié. M. de Barene le pressa vivement de nous suivre : „Brave jeune homme, lui dit-il, vous n’êtes point fait pour le parti que vous soutenez ; tôt ou tard vous en deviendrez la victime ; venez avec nous partager notre fortune…” „Non, monsieur, répliqua Hippolyte ; je ne consentirai jamais à trahir la cause pour laquelle j’ai combattu. Je ne vous le cacherai point, j’aime la république en détestant ceux qui commettent des crimes en son nom ; mais je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir ; et en sauvant les victimes de l’anarchie, je combattrai les ennemis de la constitution.” On ne poussa pas plus loin la conversation sur ce sujet ; dès que la nuit fut venue, nous nous séparâmes ; chacun sortit par des portes différentes, pour ne point éveiller les soupçons. Hippolyte vint nous accompagner aussi loin qu’il lui fut possible ; et, avant de nous quitter, il rassura notre amitié inquiète, en nous apprenant qu’il n’avait rien à craindre de la part de Saint-Clair, auquel même il ne tarderait pas de commander. ‌ ### CHAPITRE XIII. LE HARANGUEUR DE QUINZE ANS. ux récits des folies amoureuses, tu viens, lecteur, de voir succéder le récit des crimes et des actions héroïques ; les combats vont s’offrir maintenant dans ces pages légères, dont le malheur a écrit quelques chapitres : il n’entre cependant pas dans le plan que je me suis tracé, de raconter les guerres de la Vendée ; assez d’autres, sans moi, ont déjà pris ce soin, et je crois qu’après M. Alphonse de Beauchamp, il ne reste plus rien à dire ; je ne rappellerai absolument que les événemens divers auxquels j’ai eu une part active. Comme je n’écris point l’histoire des autres, mais bien la mienne, je serai toujours bref quand il ne s’agira pas de moi. Jetons, avant d’aller plus avant, un coup d’œil sur les événemens qui se sont écoulés jusqu’à cette époque ; je viens de faire, dans le monde, ce qu’on appelle les grands débuts ; me voilà homme, et je commence à tromper en commençant à connaître l’amour. Ô toi qui la première m’as reçu dans tes bras caressans ! douce et jolie Euphrosine, combien je suis coupable à ton égard ! Je te quitte sans songer même à te revoir ; à peine ton souvenir s’est-il offert à moi un instant lorsque j’ai franchi les remparts de Nantes. Pour toi, friponne Fanchette, tu témoignes à ta maîtresse un si vif intérêt, qu’elle ne veut point partir sans toi ; mais, sois franche, est-ce madame d’Oransai que tu veux suivre ? non, tu ne rêves encore qu’à Philippe ; et celui-ci, malgré son amour pour Honorée, n’est point indifférent au plaisir de voir une jeune beauté affronter les périls, les fatigues de la guerre, dans le seul espoir de se reposer quelquefois en ses bras. Adieu, ma bonne amie, madame de Ternadek ; adieu madame Derfeil, vous que mon bon destin devrait m’empêcher de revoir ; je pars, et nul chagrin ne m’arrête ; je suis ma mère, ma cousine, et l’espérance de la renommée vous remplace dans mon cœur. Adieu, plaisirs du jeune âge, le Vendéen Philippe cesse de s’occuper de vous : des armes, des attaques, voilà ses jeux ; des triomphes glorieux, voilà ses fêtes. Après avoir quelque temps suivi la route de Paris, nous tournâmes nos chevaux vers un chemin dont les détours aboutissaient aux positions occupées par les royalistes. Nous ne tardâmes pas à rencontrer un détachement de Vendéens qui, nous apercevant, vinrent sur nous à bride abattue ; comme nous n’avions pas dessein de les éviter, ils nous eurent bientôt entourés. M. de Barene s’avança vers eux, et leur faisant un signe connu de tous, il leur apprit que nous n’étions pas des ennemis. On nous conduisit au quartier-général ; là, quand on eut reconnu le duc, sa fille, la comtesse d’Oransai, le vicomte Philippe, on nous témoigna, par mille preuves aimables, le plaisir qu’on avait de nous revoir. — « Jeune homme, me dit Charrette, depuis long-temps nous vous attendions. » Ces mots appelèrent la rougeur sur mon visage, ils me semblèrent être la critique de ma conduite ; mais je me promis bien d’effacer les impressions peu favorables que mon inertie avait pu faire naître. — « Général, reparti-je, je viens pour exciter mes vassaux, pour les armer, et les conduire moi-même. » — « Ainsi en eussent agi vos ancêtres ; mais ne perdez point de temps, la ville dont vous êtes le seigneur suzerain, doit devenir notre conquête ; préparez-nous les voies qui doivent la faire tomber en notre pouvoir. » Je m’inclinai, et pris la résolution de ne pas perdre de temps. Je sortais de la tente de Charrette pour reconduire ma mère et Honorée vers le logement qui nous avait été marqué, lorsque je fus environné d’une foule impatiente de me revoir ; parmi eux se distinguaient Charles de Mercourt, mon ami du cœur ; Armand de S...., fier de sa haute naissance, savait y joindre les avantages donnés par une instruction solide et agréable l’impétueux Germain d’A....., royaliste dans l’ame, qui, méconnaissant le danger, trouvait des charmes à le braver ; le prudent, le réfléchi Paul de Melfort, et quelques autres, tous compagnons de mon enfance, tous agités des mêmes sentimens. Ils étaient sortis, comme nous, de Nantes par différentes portes, et tous se rallièrent sous les mêmes drapeaux ; leur arrivée causa aux principaux chefs de la Vendée une joie véritable ; ils pensaient, avec juste raison, que notre présence donnerait un nouveau degré à l’énergie de nos vassaux qui, combattant sous nos ordres, se croiraient invincibles si nous partagions les communs périls. Mes amis et moi, après avoir donné quelques instants à nos familles, nous partîmes pour nos terres, presque toutes voisines les unes des autres ; le duc de Barene mon oncle, fut nommé par le général Charette pour diriger notre fougueuse impatience : et quel autre eût mieux été choisi ? M. de Barene n’était point grand, mais il était d’une structure agréable ; son corps ne manquait pas de grâce, sa figure était fraîche, et ses cheveux blonds : l’honneur le plus pur dominait dans son ame, qui jamais ne s’égara. Inébranlable dans ses principes, vertueux sans faste, brave sans ostentation, généreux par caractère, galant comme un preux chevalier, d’une discrétion à toute épreuve, tel était M. de Barene. Il aimait à plaire, et les soins qu’il donnait à sa toilette annonçaient ce désir si naturel dans l’ame d’un généreux Français. Il venait de rentrer en France pour remplir une mission importante, lorsqu’il fut arrêté. Honorée, ne voulant point se séparer de son père, marcha avec nous ; maman lui donna Fanchette pour l’accompagner, qui, depuis qu’elle se voyait entourée de cette foule brillante de jeune noblesse, était devenue d’un royalisme sans exemple. La coquette me faisait de temps en temps quelques infidélités. Mais une fille peut-elle, me disais-je lorsque je voulais l’excuser, s’empêcher d’aimer, se trouvant journellement avec des chevaliers galans et braves ? Un courrier nous avait déjà devancés : le curé de M..... se hâta de rassembler ceux de ses paroissiens qui conservaient des sentimens d’honneur et d’amour pour l’ancienne dynastie ; il leur apprit que j’allais paraître, et que c’était sous les armes qu’on devait recevoir son jeune suzerain. Le bruit de mon arrivée se répandant sourdement, les autorités envoyèrent sur-le-champ une estafette pour instruire le général républicain combien il y avait à craindre que ma seule présence ne nuisît aux intérêts de la liberté, et que s’il n’envoyait pas des troupes, il serait très-possible que la ville entière se déclarât pour les royalistes. Le méchant Saint-Clair, en écoutant son père lorsque celui-ci lui eut raconté le détail et le peu de succès de son entreprise auprès de madame d’Oransai, jura de tirer une vengeance éclatante de ce qu’il appelait une insulte faite à son rang comme à sa personne : il était encore violemment irrité contre Hippolyte, qui l’avait trahi. Il se promit la perte de ce jeune homme, celle du duc de Barene, celle de ma mère et la mienne enfin, car sa jalousie devina que, malgré ma jeunesse, j’avais pu concevoir la pensée de m’unir à ma cousine, la possibilité de cet hymen si naturel ne servit point peu à l’enflammer contre moi : ne voulant point perdre de temps, il rédigea contre nous tous une dénonciation perfide, qui devait nous appeler à l’échafaud dans le temps qu’elle lui abandonnait Honorée sans défense ; mais le ciel ne voulut pas nous abandonner à ce monstre. Saint-Clair, engagé dans une partie de débauche, remit ses attaques au lendemain, et cette même nuit nous abandonnâmes la ville qu’il souillait de sa présence. Pendant qu’il était à boire, un des frères et amis sortant un papier de sa poche, lui lut la nomination d’Hippolyte au grade de général de division. Cette nouvelle inattendue porta un coup terrible à Saint-Clair. Hippolyte lui échappait, et devenait même son supérieur : comment songer à le perdre, lorsque les conventionnels venaient de l’élever ainsi ? Saint-Clair comprit qu’il fallait non seulement ne point accuser Hippolyte, mais de plus qu’il fallait dissimuler avec lui. Il n’en conserva pas moins la pensée de frapper notre famille, et cette idée atroce diminua quelque peu le chagrin que lui causaient les succès de son adversaire. Le jour suivant, il se leva de meilleure heure, et commença à rédiger l’acte fatal, lorsque, portant empreint sur sa figure une stupéfaction comique, son père se présenta devant lui, et lui apprit tout à la fois la mise en liberté de M. de Barene, sa fuite, celle de sa fille, de madame d’Oransai et de moi. Qu’elle fut grande la fureur de Saint-Clair ! Elle n’eut point de bornes ; il s’emporta à un tel point, que son père, effrayé, fut prêt à appeler du secours, craignant que la tête de son fils ne fût dérangée. À ce premier mouvement de colère succéda, dans l’ame de Saint-Clair, l’espérance de nous mieux accabler, puisque sans doute nous avions passé dans le camp des rebelles : il se pressa de partir à son tour ; et comme il savait que les régimens qu’il commandait étaient auprès de M....., petite ville appartenant à la maison d’Oransai, ce fut vers ce point qu’il se dirigea, dans la pensée qu’il était très-possible que son rival Philippe, c’est ainsi qu’il me nommait, voulût se rapprocher de ses possessions : ce fut donc à lui que s’adressa l’envoyé des autorités de M..... Il ressentit une vive joie quand on l’eut instruit de mon arrivés aux lieux où il m’attendait. Sans perdre de temps, il fit avancer ses troupes avec une telle vélocité, que je ne pus m’emparer de la ville sans coup férir, comme je l’avais d’abord espéré. Avant qu’il eût paru, les royalistes, sortant des murs en grand nombre, vinrent auprès d’un bois, où nos escadrons étaient placés : la nuit taciturne repliait ses voiles, l’orient commençait à resplendir des feux de l’aurore, et un ciel pur nous promettait un beau jour. En ce moment, nous fîmes ranger en cercle les habitans de M..... et des villes circonvoisines ; je me plaçai sur un tertre qu’ombrageait un vieil orme aux immenses branchages ; et cherchant dans mon cœur des expressions convenables, je parlai ainsi : „Mes amis, depuis long-temps la guerre est déclarée, depuis long-temps le généreux Vendéen s’est armé pour défendre et l’autel et le trône ; la victoire couronne son audace, et vous seuls vous ne partagez point ses succès. N’êtes-vous pas du nombre des braves ? je ne puis le croire. Vous n’avez point voulu marcher sans être conduits par vos chefs légitimes ; eh bien ! les voici devant vous, nous ne tromperons pas votre espérance, et dans les chemins de l’honneur vous trouverez toujours les fils de ceux qui conduisirent vos pères. Aux armes ! Vendéens ! partout le féroce anarchiste vous menace ; partout sa rage implacable égorge vos compatriotes, vos prêtres, vos épouses, incendie vos possessions, et le cri de la vengeance ne s’élèvera point parmi vous ! et vous ne rendrez pas à un ennemi barbare le mal qu’il vous a fait ! Aux armes ! Vendéens ! c’est pour vos rois que vous allez combattre, c’est pour la cause du ciel que vous vaincrez. Vivans, les palmes de la victoire se préparent ; morts, la couronne du martyre est à vous : mais vos yeux brillent des plus nobles feux, mes paroles vous animent ; venez mes amis, venez, jeunes beautés qui devez donner des lois à ce peuple brave ; dites-lui que la hache du bourreau a dévoré votre famille ; demandez-lui, par vos pleurs, par vos exploits, une vengeance juste et terrible. Ministres du Seigneur, élevez vos mains sacrées, bénissez les soldats de l’église, appelez dans leur ame ce courage qui leur est héréditaire. Aux armes ! Vendéens ! marchons, au nom du ciel et du roi.” À ces mots prononcés avec véhémence, le feu qui me dévore passe dans tous les esprits, partout s’élèvent les cris de vive le roi, vivent nos seigneurs ! par un mouvement spontané chacun tire son épée, on les croise, on pose un genoux à terre, et l’évêque d’Agra, présent à cette touchante cérémonie, imposa ses mains et nous bénit tandis que le canon gronde, et que les premiers rayons du soleil viennent se réfléchir sur les drapeaux blancs que l’on agite. Non, je ne perdrai jamais le souvenir de cette imposante journée, je vois encore les vieux guerriers pleurant de joie sur notre jeune courage ; je vois une foule d’adolescens, beaux de leur bravoure comme de leur ardeur, recevoir des mains innocentes de la beauté les écharpes à leur couleur, et partout la jeunesse s’enflammer elle-même. Au milieu de ces héroïques transports un nouveau bruit se fait entendre, les clochers de M.... sonnent le tocsin, le bronze de ses remparts tonne sur notre petite armée, et sur les tours de ma ville vassale flotte l’étendard aux trois couleurs. L’allégresse est suspendue ; nous comprenons que les républicains, instruits de nos mouvemens ainsi que de nos projets, nous ont prévenus, et que pendant l’absence des principaux habitants de M...., ils se sont emparés de cette ville. On se rassemble sur-le-champ en conseil de guerre, après avoir ordonné à nos troupes de se ranger en ordre de bataille. Arthur de Fleradec parla le premier. — « Je crois, dit-il, qu’il faut se retirer vers le quartier-général de l’armée royale ; nous ignorons à quel nombre se porte le secours envoyé par les républicains : on ne peut, sans manquer aux lois de la prudence, attaquer un ennemi peut-être supérieur à nous par ces forces. » « — J’appuie votre avis, dit à son tour M. d’Ergassan, qui comme Arthur avait des possessions dans la ville de M.... Nous ne pouvons pas beaucoup compter sur les hommes qui viennent, par un mouvement d’enthousiasme, de se joindre à nous ; craignons que leur premier feu se ralentisse s’ils voient leurs propriétés en proie aux flammes, ainsi qu’il doit être si nous essayons de forcer les portes de la ville.” Ces deux avis, dictés par l’intérêt, furent adoptés par plusieurs autres membres du conseil ; je vis qu’ils allaient l’emporter ; alors me levant, je m’adressai aux paysans ainsi qu’aux soldats dont nous étions environnés. — „Camarades, leur dis-je, m’avez-vous choisi d’un libre consentement pour être votre chef ?” — „Oui, s’écrièrent-ils avec force.” — Me jurez-vous de m’obéir aveuglément ?” — „Oui, dirent-ils encore.” — „Eh bien ! marchez en avant, et suivez-moi leur dis-je en saisissant un drapeau de la main gauche, et en armant ma main droite du glaive que j’arrache à son fourreau. Canonniers, poursuivis-je, tournez vos pièces contre mon château, ne l’épargnez pas ; qu’il s’écroule, qu’il nous ouvre une entrée, et que je puisse sur ses ruines monter le premier pour y arborer le royal étendard ! Et vous, jeunesse belliqueuse, vous qu’anime la même ardeur, ne retournons pas vers Charrette sans offrir à ses regards charmés les premiers lauriers que nous allons conquérir.” Ce discours, cette action jette dans tous les cœurs un enthousiasme général ; ceux qui avaient le plus fortement opiné pour effectuer notre retraite, sont les plus ardens à presser l’attaque ; je mets moi-même le feu au premier canon ; adroitement dirigé, il fit tomber une muraille entière du château de mes pères. Que m’importait alors de perdre ma fortune ! je ne voulais qu’acquérir de la gloire, et me rendre digne de la main d’Honorée : elle ne m’avait pas abandonné, ses yeux ne cessaient de m’exprimer l’étendue de son contentement ; elle était fière de moi, et je ne doutais pas que l’amour ne vînt enfin s’asseoir dans son ame. Cependant les assiégés, surpris de notre audacieuse attaque, et commandés par le présomptueux Saint-Clair, nous offraient une résistance bien faite pour exciter notre émulation. Le bruit de l’artillerie, le sifflement des balles, les cris des combattans, l’épaisse fumée qui s’étendait à l’entour, tout m’enflammait davantage ; portant toujours le drapeau blanc, je m’élançais vers la brèche affrontant les fusillades de nos ennemis. Honorée était près de moi, Charles, Germain, Armand, dirigeaient leurs effort vers les miens : nos soldats, surpris de rencontrer tant de bravoure dans des enfans (nous l’étions par notre âge), nous secondaient vaillamment. Tandis que nous combattions vers le midi de la place, par une marche habile, M. de Barene tourna les positions des troupes ennemies, et parut sur leurs derrières, lorsqu’on croyait la totalité des escadrons vendéens réunis sur le point par lequel j’attaquais ; à la vue de ces cohortes, que l’on crut être les premières de l’avant-garde du général Charrette, la confusion commença à s’introduire parmi les républicains. L’œil perçant de Saint-Clair m’ayant distingué au milieu des ruines et des tourbillons de poussières, il accourt vers moi, le pistolet au poing, il me tire et me manque ; je lui porte un coup de mon épée, en lui prodiguant les noms les plus offensans ; son adresse lui servit à éviter mon fer ; mais nos Vendéens, redoublant de vaillance, s’empressèrent tellement de me défendre, que je ne pus joindre Saint-Clair, qui, voyant le désordre s’introduire dans son armée, fut encore le premier à chercher son salut dans une honteuse fuite ; ses soldats l’imitent. Et tandis que les enseignes du terrorisme tombent dans la fange, je plante mon étendard victorieux sur une des tours du château dont je me suis emparé. La déroute des ennemis fut complète : armes, bagages, munitions de bouche et de guerre, caisse, papiers, tout tomba en notre pouvoir. Nous courûmes à l’église principale, et, aux sons des instrumens militaires, le pontife entonna l’hymne d’allégresse et de triomphe. La chaleur de l’action ne m’avait point permis de m’apercevoir que j’étais légèrement blessé ; le sang qui tachait mes habits me semblait être celui des républicains ; mais lorsque je fus plus calme, je reconnus la vérité, et me préparai à me faire panser. Honorée venait de s’éloigner ; son père, après l’avoir montrée à ses vassaux, jugea convenable de l’envoyer rejoindre ma mère ; en même temps on la chargea du soin d’apprendre au général Charrette la victoire des enfans ; ainsi la nommait-on. Honorée sentit diminuer la peine de se séparer de moi, par le plaisir qu’elle éprouvait, en pensant qu’elle pourrait proclamer ma vaillance. Je venais de la quitter, lorsqu’une faiblesse subite, qui s’empara de moi, me contraignit d’appeler les secours de l’art. Comme mon château n’était plus en état de me recevoir, je fus loger chez mademoiselle Joséphine, autrefois ma seconde inclination, lorsqu’à l’âge de huit ans, j’aimais si tendrement Paulette. Mais les temps ont changé : tu as seize ans, je suis dans ma quinzième année ; on me dit que je suis un héros, et, selon toutes les apparences, je ne bornerai pas mes entreprises à la conquête de M.... ; me voilà établi dans cette heureuse maison ; un chirurgien habile vient panser ma légère blessure ; il se retire en me recommandant le repos. Tout était alors dans une confusion sans pareille : les familles, souvent divisées par les opinions, étaient encore plus souvent séparées par les accidens imprévus de ces temps de désolation. Où veux-je en venir par ce préambule ? À dire que mademoiselle Joséphine était seule, absolument seule, et que voyant sa maison occupée par tous nos jeunes officiers, elle vint, par décence, chercher un asile dans ma chambre… Dans votre chambre !! Oui, sans doute ; j’étais blessé, par conséquent, je n’étais point à craindre ; d’anciennes alliances avaient donné à nos deux maisons une manière de parenté, donc il était tout simple qu’on se rapprochât de son cousin pour se mettre sous sa sauve-garde, pour le soigner puisqu’il était malade ; il est possible que, dans le fond, Joséphine agit par d’autres sentimens ; mais comme elle ne les avouait pas, on eût eu mauvaise grâce à ne pas croire sur parole ce qu’elle disait à haute voix. ‌ ### CHAPITRE XIV. L’AMOUR ET LA GUERRE. omme j’aimais Honorée ! mais aussi, comme Joséphine me paraissait jolie !… Elle est un peu sévère, ma cousine, je n’ai pu l’embrasser que dans de grands momens ; et tout en visitant ma blessure, la bouche fraîche de Joséphine vient caresser la mienne, en allumant un incendie nouveau dans mes sens faciles à enflammer. Joséphine, que je n’ai pas vue depuis huit ans, a grandi ; son visage, toute sa personne a pris de nouveaux charmes ; elle est sensible, car elle pleure, en me prodiguant ses soins ; nos anciennes amours se rappellent à son souvenir, car elle rougit en portant les yeux sur moi… Elle est blonde, Joséphine ; et cependant, elle est vive, impérieuse et quelque peu insolente ; mais ce n’est pas avec moi. Nous voilà seuls ; que ferons-nous ? Lire ? on fait trop de bruit dans la maison. Joséphine chanterait bien, mais son piano n’est pas d’accord. Il faut donc causer ? Eh bien ! causons. On commencera par me dire quelle joie on a ressentie, lorsqu’on m’a vu entrer en vainqueur dans la ville. Déjà ma vanité est flattée : ensuite nous parlerons du temps passé. Vous rappelez-vous de votre querelle avec Paulette ? Elle ne voulait pas que je vous aimasse. J’étais heureux alors… Est-ce que vous ne l’êtes plus ? On pourrait me le rendre ce bonheur. On fait tant de bruit qu’il est difficile d’entendre, lorsqu’on est aussi loin de votre lit… Avancez-vous, mon amie ? J’aime ce nom, il est bien doux. Un peu froid, peut-être ? Il me plaît assez. Il en est un que je préfère. Lequel, je vous prie ? Autrefois vous me le donniez… Ah… nous avions huit ans… Combien aujourd’hui il aurait plus de charmes ! Est-ce qu’on ne vous le donne pas ? Qui ? Mademoiselle de Barene. Je vous jure que jamais je n’ai dit à ma cousine : Je vous aime, ainsi que je me plais à vous le répéter. Je disais ainsi ; pour mieux m’entendre, car j’avais prononcé ces mots à voix basse, Joséphine avait penché sa tête sur mon sein : mes bras l’attiraient doucement, lorsque la porte s’ouvre : crac, je me renferme dans mon lit. Joséphine se recule ; je peste contre le fâcheux qui vient, et je crus entendre soupirer Joséphine. Le fâcheux était une fâcheuse, affligée de ses quinze ans, aux vives couleurs, à la peau éblouissante, au pied mignon, à la gorge volumineuse, à la taille jolie, en un mot fort agréable pour un contre-temps. Cette nouvelle personne portrait le nom Jenni Dastin, nom qu’on retrouvera au premier volume, dans le chapitre intitulé : Je débute. Jenni ayant partagé mes plaisirs enfantins crut, malgré la distance entre nous établie, qu’elle pouvait venir me voir, lorsque j’étais malade. Un coup d’œil jeté sur son miroir, l’assura que je ne lui saurais pas mauvais gré de cette visite. Elle vint donc ; et malgré son peu de crainte pour moi, elle ne vit pas sans être troublée mademoiselle Joséphine, assise auprès de moi. — „Que voulez-vous, mademoiselle, dit d’un ton assez fier Joséphine, que j’ai déjà dépeinte comme insolente, surtout avec ses inférieurs ?” — „Je viens, répliqua Jenni d’un ton leste, et encouragée par mon air de bienveillance, féliciter M. Philippe sur le succès de sa première affaire.” — „Grand merci, Jenni, lui dis-je, votre action me plaît ; je vois avec plaisir que vous êtes bonne royaliste.” — „Ah ! M. Philippe, je vous en réponds ; je n’ai jamais pu souffrir les bleus. Ils sont si sales ! si malhonnêtes ! Quelle différence avec nos gentilshommes, toujours si polis et aimables ! Assurément je ne possède pas grand’chose ; mais le peu que j’ai à moi, je le donnerais de grand cœur aux braves Vendéens…” Je comprenais fort bien le sens des paroles de Jenni ; et je trouvais son peu fort joli. Il me vint dans l’idée de voir jusqu’à quel point elle pousserait son dévouement pour la bonne cause… Mais comment le lui faire entendre devant Joséphine qu’il fallait ménager ? Je n’avais pas dressé mon plan d’attaque, quand Joséphine fut appelée par un domestique, qui vint lui dire que des commissaires de l’armée royale désiraient savoir d’elle-même si elle n’était pas trop foulée par le nombre des militaires qu’elle avait chez elle. Un de ces commissaires entra sur ces entrefaites ; c’était Charles de Moncourt. Il salua respectueusement Joséphine ; et venant vers moi avec empressement, il me demanda des nouvelles de ma blessure. Je l’assurai que je me portais bien ; puis, lui disant un mot rapide qu’il comprit, il se tourna vers Joséphine ; et lui présentant la main, il l’engage à venir trouver les commissaires. La hauteur de Joséphine ne lui permettant pas de croire que je dérogeasse jusqu’à une roturière, me servit parfaitement. Elle sortit avec Charles ; et Jenni, en allant fermer la porte, qu’ils avaient laissée ouverte, par mégarde apparemment, poussa le verrou. Je m’en aperçus : elle revint vers moi : — „Ah ! M. Philippe, les belles choses qu’on raconte de vous ! On dit qu’après avoir placé votre drapeau sur la muraille de la ville, vous en avez pris trois aux ennemis.” „Oui, lui repartis-je, j’en ai même gardé un avec moi.” „Je voudrais bien le voir.” „La chose est facile : passe par ici ; là, bien : donne-moi ton bras, je suis trop faible pour le sortir moi-même de mon lit, dans lequel je l’ai caché : le tiens-tu ?” „Je crois, dit-elle en rougissant, que j’en ai le manche dans ma main.” Alors je l’attire doucement vers moi. „Eh ! me dit-elle, je ne puis me remuer, car je vous ferai mal.” Je ne lui réponds pas, mais je pousse mon entreprise. Sorti d’un combat, j’en recommence un autre : mais que celui-ci me présente d’attraits ! la jolie citadelle à forcer ! les délicieuses tours ! quelle porte étroite !… quels remparts ! comme ce fourré est épais ! L’attaque est chaude, le sang ruisselle : un cri se fait entendre ; je n’y comptais pas : il redouble mon courage ; je me représente à la brèche toujours la tête haute. Ah ! quels plaisirs me sont offerts ! quelle vivacité dans tous les mouvemens de mon ennemi ! comme il me prévient en tout ! comme partout il est présent ! quelle fougue ! Ah ! Jenni, tu n’es qu’une grisette, mais au jeu d’amour tu es sans égale. Je viens de t’en donner la première leçon, et déjà tu surpasses ton maître. Je te presse pour la troisième fois. Mais ne voilà-t-il pas ma damnée de blessure qui se rouvre ; et, cette fois, ce n’est pas un sang voluptueux qui s’épanche. À la vue de cet accident, l’étourdie Jenni perd la tête, et se met à pousser des cris aigus, sans songer que nous sommes enfermés ; moi-même je ne m’en rappelle que lorsque l’on vient frapper à coups redoublés à la porte. Toute la maison était en rumeur : les Vendéens, craignant quelques surprises, saisissant leurs armes, couraient çà et là pour connaître la cause de ces cris. Charles, Joséphine, les officiers reviennent vers ma chambre ; et voyant qu’on criait dans l’intérieur sans penser à leur ouvrir, enfoncent la porte, croyant qu’on m’égorgeait, et foncent vers mon lit l’épée au poing : à la vue des fers qu’elle croit dirigés contre elle, Jenni s’épouvante, fait un saut, tombe sur son dos, et, dans sa chute malheureuse, montre à découvert ses pays-bas ensanglantés cependant par une autre blessure que la mienne. À ce plaisant spectacle, je riais dans mon lit, indécemment défait. Les militaires, voyant ce que Jenni à moitié évanouie ne leur cachait pas, devinent l’affaire, et se mettent à rire : Joséphine, par devoir, est contrainte de se retirer de fort mauvaise humeur. Elle revient dès que Jenni a repris ses sens, et lui demande sèchement le sujet d’un pareil vacarme. „Hélas ! répond-elle, M. Philippe a voulu me montrer comme on attaquait une place ; et tandis qu’il montait à l’assaut, sa blessure s’est rouverte : quand je m’en suis aperçue, la frayeur m’a saisie, et j’ai crié.” „Comment avez-vous pu voir sa blessure, puisqu’elle était hors de la portée de vos yeux ? „Sans doute, dit Charles de Mercourt avec gravité, que le cher Philippe, emporté par la chaleur de la leçon, aura relevé ses draps pour en faire une enseigne de détresse.” Et les assistans de rire ; et la petite Jenni de se sauver ; et Joséphine de faire la grimace ; et mes amis, enthousiasmés de mon activité, de courir partout pour répandre que je voulais toujours combattre même lorsque j’étais blessé. Ce contre-temps me déplaisait néanmoins, puisqu’il devait éloigner de moi Joséphine ; et, je l’avoue, je désirais ardemment sa possession. Le soir, quand il fallut se coucher, cette aimable personne, paraissant oublier l’événement de l’après-dînée, me recommanda d’être tranquille, de ne point craindre de la réveiller, si ma blessure me donnait quelque inquiétude. Je pris sa main, que je baisai fort respectueusement. À ce début, Joséphine crut que j’allais commencer un troisième assaut ; mais la fatigue l’emportant sur les désirs, je m’en tins à cette simple politesse ; et, fermant les yeux, je ne tardai pas à m’endormir. Je reposais depuis quelque temps, lorsque je fus tiré de mon assoupissement par l’approche d’un corps bien frais, bien ferme, qui, silencieusement, se plaça auprès de moi. Je l’avoue, mon amour-propre me fit deviner que c’était Joséphine : et malgré que je trouvasse quelque irrégularité dans cette démarche peu réfléchie, je ne laissai pas de me préparer à traiter de mon mieux celle qui me rendait une telle visite. Comme j’étais dans un état fort brillant, je ne perds pas une minute : mais croyant que le temple qu’on m’offrait n’avait pas encore été visité, j’en entr’ouvre avec délicatesse les deux portes de corail, je m’avance, et ne tarde point à découvrir que si je vais cueillir une rose, le bouton ne peut m’être donné. Cette découverte, en me refroidissant un peu, me rendit moins étonné sur la manière d’agir de Joséphine. Pourtant comme elle était toujours jolie, et qu’elle n’avait que seize ans, je me mets, sans mot dire, à lui prouver que la fatigue m’est étrangère. Mon lit, secoué rudement par le choc de deux corps qui le heurtent, se met à crier. Je m’en embarrassais fort peu, quand une voix, qui n’appartient pas à la personne qui joûte avec moi, me demande : „Qu’avez-vous, Philippe ? vous trouvez-vous plus malade ? Il me semble que vous vous remuez étrangement ?” À ce discours, je devine que j’ai donné dans une embuscade, et que lorsque je reçois Joséphine auprès de moi, elle est tranquille dans son lit. Mais quelle est l’espiègle qui m’a joué un tour pareil ? Fanchette est partie avec Honoré ; je ne connais à M..... que Joséphine et Jenni ; et puisque ce n’est pas Joséphine, ce ne peut être que Jenni. Pendant ce monologue intérieur, je n’avais point répondu. Mademoiselle Jenni, justement effrayée, ne savait que faire, lorsque Joséphine continuant : — „Vous ne dites rien ; vous ne vous agitez plus, Philippe, Philippe, êtes-vous évanoui ? Ô ciel ! s’il était vrai !… Mon ami, je vais me lever, je vais rallumer la veilleuse qui s’est éteinte.” — „N’en faites rien, m’écriai-je impétueusement, ne bougez pas ; je suis bien, très bien, je vous assure.” — „Vous me le dites d’un ton à m’alarmer davantage.” Et voilà que, sans plus attendre, elle saute au bas de son lit, et vient à tâtons droit au mien. La pauvre Jenni, plus morte que vive, se rapetissait pour n’être point aperçue, si Joséphine allumait la lampe. Celle-ci n’en fit rien. Comme elle avançait toujours, elle trouva ma main qu’elle prit. — „Ah ! me dit-elle, vous avez la fièvre : votre main me brûle… ” Et voilà le diable qui me tente de nouveau. Que faire ? Renvoyer Jenni ? retenir Joséphine ? „Recouvrez-vous, me dit la dernière ; il fait froid, vous vous refroidiriez.” Et tout en me couvrant, je ne sais comment cela put se faire, mais je l’enveloppai aussi. Le lit, petit pour une personne, en contenait deux difficilement : trois, la chose était impossible : cependant la chose était sur le point d’arriver. Attendu que le lit se trouvait poussé contre la muraille, Jenni ne pouvait point s’évader par la ruelle. Je prévoyais le moment critique, lorsqu’un patatras bruyant, un vase nocturne qui tombe et se brise en mille éclats, dérange nos positions. Joséphine, par un mouvement involontaire, se recule. Jenni choisit ce moment ; elle s’élance en chemise dans la chambre, rencontre une table qu’elle fait tomber, et se glisse, au milieu du vacarme, par la porte secrète qui lui avait facilité l’entrée. J’ai su depuis que, me croyant seul, et comme elle logeait dans la maison, l’étourdie avait cru pouvoir, sans causer de scandale, venir faire une seconde visite à celui qui l’avait faite porte-drapeau. Je dirai ici une fois pour toutes, que souvent, lorsque je raconterai quelqu’aventure galante, je brusquerai tantôt le commencement, tantôt la fin, ne voulant pas fatiguer le lecteur par les perpétuelles répétitions que le sujet nécessite. Je ne filerai pas dans ces Mémoires telle intrigue qui, dans la vérité, m’a coûté six mois de soins, et dont je ne détaillerai que l’essentiel. Après la tempête, le calme se rétablit : mais l’occasion était perdue. Joséphine s’était réfugiée dans son lit, vivement épouvantée d’un tapage dont elle ne comprenait pas les causes. Je pestais contre le sort qui, m’ayant d’abord offert deux bonnes fortunes, s’était plu à me les ravir en même temps. Joséphine, cachée sous la couverture, ne soufflait pas : à mon tour, je feins d’être inquiet. — „Dormez-vous, lui dis-je ?” — „Hélas ! non, je meurs de peur.” — „Craindriez-vous quelque danger ?” — „Il doit y avoir quelqu’un dans la chambre.” — „Si je le croyais ?” — „Je le crains.” — „Je vais vous rassurer.” Je dis ; et voulant contraindre Jenni à s’enfuir, si elle n’était point partie, je prends un briquet qu’on avait posé sur la cheminée, et je tire du feu. Mon impatience me servait mal ; mon briquet heurtait mes doigts, l’étincelle fuyait l’amadou. Enfin, je parvins à remplir mon but. La lampe allumée, je parcours la chambre ; je relève la table. Je ramasse les débris du vase cassé ; mais je ne vis pas ce que j’aurais dû voir. Les portes sont soigneusement visitées. Mes recherches terminées, alors je reviens auprès de Joséphine. Qu’elle était jolie ! Elle me souriait avec langueur, et me dit de poser la veilleuse. Je lui obéis si maladroitement que je laisse tomber la lumière sur le plancher ; et nous voilà de nouveau dans l’obscurité. Fut-ce par maladresse que j’agis ainsi ? Non, non ; je savais bien ce que je faisais. Dans les ténèbres, on se dirige mal. Le premier lit touché me semble être le mien… J’y entre, malgré une légère résistance : malgré une plus forte, je m’établis où vous savez… Quelle nuit ! Dans quels torrens de flammes fus-je transporté ! Quelles caresses incendiaires ! quelle voluptueuse résistance, pour m’enivrer davantage ! Combien elle me coûta à cueillir, cette rose enviée !… Les larmes les plus vraies accompagnèrent mon triomphe… Oui, je souffris trop moi-même, pour n’être pas convaincu de la présence du bouton… Mais, après ces délicieuses douleurs, qu’ils furent vifs les plaisirs qui leur succédèrent. Toutes les parties de ce corps parfait reçurent mes hommages. Et vous surtout, vous, aimables coussins de l’amour, vous qui faites la réputation d’une Vénus, vous fûtes encensés par moi ! Si l’encens ne fuma point sur votre autel, il se glissa à travers la route étroite que vous formez pour aller se répandre dans le sanctuaire voisin… Comme tu savais bien aimer, ô Joséphine ! Comme tout ton être respirait la sensibilité, le délire ! Avec quel charme je pressais ce blanc satin qui te pare partout ! Comme tu étais belle ! Tes fesses polies, arrondies, par de flexibles mouvemens, rallumaient à chaque minute le flambeau de l’amour… Je le crus, dans tes bras, un instant inépuisable… Le sommeil réparateur succéda enfin à cette si jolie lutte. Le lendemain, à mon réveil, je me trouvai le front appuyé sur le sein de mon amie. Par de nouvelles caresses, je cherchai à l’éloigner de Morphée ; et lorsqu’elle ouvrit les yeux, nos êtres s’unissaient pour la huitième fois… Moment céleste, où après avoir goûté, pendant une nuit, les plus douces extases, on voit se rouvrir l’œil amoureux de sa jeune amie !… La pudeur, le désir se combattent dans son ame. Elle veut se dérober à la lumière, qui la fait rougir ; mais bientôt vos discours, vos tendres attouchemens, font disparaître la timidité. Elle s’abandonne sans réserve ; et la volupté impétueuse triomphe de la décente candeur. Nous ne nous pressions pas de nous lever ; mais le timbre de l’horloge voisine ayant frappé neuf heures, il fallut se séparer. Je fus étonné moi-même qu’on n’eût pas déjà pénétré dans ma chambre. La discrétion et l’amitié de Charles présidèrent à ce qu’on ne troublât point un asile où il présumait que la haine ne résidait pas. Joséphine se pressa de s’habiller ; elle prend son jupon, ou plutôt croit le prendre, car ce jupon n’est pas le sien : l’étoffe en est plus forte, moins moelleuse ; mais où est le sien ? Elle le cherche, elle ne le trouve pas. En regardant plus attentivement celui qui est dans ses mains, elle le voit marqué d’un J., d’un D. ; ce qui ne faisait pas, quoique la première lettre fût semblable, Joséphine de Melfort, mais si fait bien Jenni Dastin. Alors le mystère de la nuit est expliqué : elle devine que le bruit qui s’est fait entendre avec tant de fracas est dû à la visite nocturne de l’audacieuse grisette. Furieuse de cette rivalité, elle m’accable de reproches : je cherche en vain à l’apaiser, en lui disant qu’il est possible que Jenni ait voulu me faire une niche, mais que rien n’a été effectué. Cette dénégation me fut inutile : car si Jenni n’avait pas eu le temps de s’établir dans ma couche, elle n’aurait pas eu celui de troquer son jupon contre celui de Joséphine. Il n’y avait rien à répondre. Aussi voyant que j’étais bien duement atteint et convaincu de perfidie, je me mis à verser un torrent de larmes pour attendrir mon amante ; et celle-ci, faible comme l’est une femme qui vient de tout accorder, me permit de signer la paix par de nouvelles folies. Il était près de onze heures lorsqu’on put pénétrer dans ma chambre. Joséphine fut retirer la pièce fatale que Jenni avait prise dans la nuit ; et pour qu’elle ne pût recommencer ses audacieuses tentatives, on eut grand soin, la nuit suivante, de se mieux précautionner. M. de Barene ne tarda pas à se rendre chez moi : la veille, il était venu également. Je l’assurai qu’avant quatre jours je pourrais me rendre à mon devoir. Il me dit que c’était avec regret qu’il allait me quitter, mais qu’il voulait achever de nettoyer le pays circonvoisin des bandes républicaines qui avaient l’imprudence de s’y montrer encore. Je fus établi gouverneur de M...., et chef suprême des paroisses qui formaient l’arrondissement. Ce fut avec une peine réelle que je vis partir mon oncle : depuis ce jour, je ne l’ai plus revu. Pendant tout le temps de la guerre, il combattit loin de moi ; et lors de la pacification, il avait, depuis quelques semaines, quitté le territoire français. Je reparlerai de lui lorsqu’il sera nécessaire. Mes occupations militaires employèrent toute ma journée. Ma blessure était trop légère pour me priver de faire aucun mouvement. Je parcourus la ville : je faisais rendre justice aux habitans, toujours molestés par les soldats ; je prenais soin de faire garnir les magasins de vivres et de munitions ; je passai mes troupes en revue, ainsi que celles de mes amis, dont le concours unanime m’avait déféré le suprême commandement. Après tant de graves affaires, il fallait bien un peu songer à celles de mes plaisirs. Je dis un mot en passant à Jenni, que je consolai : j’entretins Joséphine la nuit suivante, ainsi que les trois autres qui suivirent. Mais comme l’amour ne pouvait l’emporter sur le devoir, le cinquième jour entendit en se levant le canon du rempart proclamer l’instant de mon départ. Joséphine, dont j’étais tendrement aimé, voulait me suivre : il me fallut user de toute mon éloquence pour la dissuader ; mais en même temps j’exigeai d’elle que si les républicains se rapprochaient de M...., elle se hâterait de les fuir, et de venir au milieu de notre camp, une retraite plus sûre et moins facile à être violée. Je la quittai, après lui avoir fait les plus voluptueux adieux : elle m’accompagna hors des murs de la ville ; et de-là, tant qu’elle put me voir, elle me fit signe avec son voile, qu’elle agitait au-dessus de sa tête. Cependant nos bataillons s’éloignaient au son d’une musique militaire, et aux acclamations d’un peuple qui appelait sur nous de nouveaux et de plus éclatans succès. ‌ ### CHAPITRE XV. LES COMBATS. armi les jeunes héros qui, animés du même esprit que moi, marchent sous les ordres de nos chefs, je ne puis m’empêcher de citer le bel et brave Emanuel d’Armanterre. Emanuel avait seize ans ; ses grâces aimables, son courage indomptable, son noble amour pour la gloire, sa tendresse pour sa famille, faisaient de lui l’être le plus intéressant qui eût paru dans nos phalanges. Depuis quatre ans il suivait les Vendéens, et depuis cette époque il s’était attaché à la jeune et belle Célénie qui, parée des attraits les plus célestes, égalait, par son généreux courage, celui de mon Honorée. Ainsi qu’Emanuel, elle chérissait ses parens ; mais par-dessus tout, elle adorait son père. Élevée par ce père sensible, elle lui devait tout, et sa reconnaissance était sans borne. Conduite aussi dans les camps dès son bas âge, elle avait appris à braver la mort pour la plus juste des causes, celle de Dieu et du prince. Qu’elle était belle, cette intéressante Célénie ! toutes les perfections, tous les charmes les plus séduisans paraient son gracieux ensemble. À son aspect, on éprouvait le sentiment de l’admiration la plus respectueuse. Après celui qui lui donna la vie, l’être que Célénie aimait le plus était Emanuel. Leur tendresse, augmentée par les dangers qu’ils partageaient ensemble, soupirait après le jour heureux dont les rayons devaient éclairer leur hymen : ces nœuds sacrés devaient bientôt se serrer pour eux. Vaincu par leur impatience, M. de Mersan les remenait au quartier-général ; et là, leurs vœux devaient être comblés. J’enviais leur sort ; ils étaient sûrs d’être l’un à l’autre, lorsque moi je ne pouvais point répondre d’appartenir jamais à Honorée ; je croyais ne faire jamais assez pour mériter dignement sa main. Pendant la route, je ne cessais de penser à mon amie, et mon cœur amoureux cherchait à charmer ses peines par une militaire romance que je me plaisais à composer. ### CHANT DU FRANÇAIS. ROMANCE. Qu’il est beau le jour des combats, Pour un Français qu’amour enflamme ! La gloire dirige ses pas Quand la beauté règne en son ame ; Il dédaigne un lâche repos Dont son cœur généreux s’offense, Et réunit sous les drapeaux, L’amour, l’amitié, la vaillance. Par des triomphes belliqueux, Je mériterai mon amie ; Oui, le doux espoir d’être heureux, Ranime mon ame endormie ; Non, plus de paix, plus de repos, Et fils aimable de la France, Je dois unir sous mes drapeaux, L’amour, l’amitié, la vaillance. Mon corps appartient à mon roi, À mon Dieu, mon ame fidèle ; Mais ce cœur qui brûle pour toi, N’est qu’à toi seule, ô tendre belle ! Et quand je m’arrache au repos, Pour la plus illustre vengeance, Je réunis sous mes drapeaux, L’amour, l’amitié, la vaillance. Nous avions marché tout le jour, lorsque vers le soir un paysan parut à la vue de notre armée, dont le chevalier d’Aut.... venait de prendre le commandement : „Pressez-vous, nous dit cet homme couvert de poussière et harassé de fatigue ; le général républicain Saint-Clair, furieux de l’échec qu’il a essuyé sous les murs de M...., ayant appris que quelques Vendéens s’étaient retirés dans le château du vicomte de Marceuil, vient d’en entreprendre le siége. M. le vicomte, loin d’être environné des braves Vendéens, est seul avec sa famille ; mais il n’a point voulu se rendre, et s’est mis en état de défense.” Ce discours nous enflamma : nous n’osions espérer que M. de Marceuil pût se soutenir longtemps contre des forces tant supérieures, et nous résolûmes de le venger, s’il avait succombé dans sa généreuse entreprise. Nos soldats, partageant nos mêmes sentimens, nous demandent avec impatience de les conduire au secours de ce noble Français. Leur ardeur étant la nôtre, nous nous avançons à marche forcée vers le lieu où nous allions combattre de nouveau. De toute part s’élevaient des cris d’indignation : nos troupes, vêtues de gris, portant sur leurs camisoles une croix blanche, marchaient, la tête basse, dans un morne recueillement, interrompu par leurs accens de menace ou par des chants religieux qu’entonnaient les prêtres dont nous étions suivis ; chaque brigade se divisait en paroisses, qui toutes avaient leurs chefs et leurs bannières particulières. Partout régnait l’ordre, le courage et l’amour de la religion. Fermement convaincus que la couronne du martyre était assurée à celui qui tombait sur le champ de bataille, les Vendéens eussent été invincibles, si la mésintelligence n’eût pas éclaté parmi leurs généraux. Chacun d’eux, plus ambitieux peut-être qu’attaché à ses devoirs, voulait s’arroger une indépendance funeste à la cause commune. Les mouvements, les attaques, les retraites manquaient de cet ensemble qui en assure le succès : chacun voulait donner des ordres, et nul ne prétendait en recevoir : vaillans au combat, ils intriguaient dans la paix ; tous, sans doute, brûlaient du plus généreux enthousiasme ; mais ils étaient hommes, et dès-lors l’amour propre devait leur commander. À l’entrée de la nuit, nos premières phalanges parurent sur les coteaux qui environnaient le château de M. de Marceuil. Des clameurs élevées jusques aux cieux, quelques coups de canon tirés sur les ennemis, apprirent à ce valeureux royaliste qu’un puissant secours lui était arrivé ; il était temps. Par une bravoure peu ordinaire, le vicomte de Marceuil, seul avec un domestique, sa femme et ses filles, soutenait, depuis vingt quatre heures, un siège sans exemple. Son château, soigneusement barricadé, par l’épaisseur de ses murs, la hauteur de ses fenêtres, résistait aux canons des républicains et les empêchaient de tenter l’escalade. Ses filles, jeunes et jolies, devenues de courageuses amazones, chargeaient les armes de leur père, et partageaient avec lui les dangers du siège. La rapidité du feu perpétuel que le vicomte et sa famille ne cessaient de faire, intimidant l’armée révolutionnaire, lui faisait croire qu’une partie des troupes vendéennes s’était retranchée dans le château. Cependant Saint-Clair, qui voulait, par un succès quelconque, réparer son dernier échec, prétendait forcer les barrières qu’on opposait à sa rage forcenée ; mais il fut trompé dans son espoir, lorsqu’aux derniers rayons du soleil il nous vit prêts à fondre sur lui. Il fit cesser l’attaque du château, et plaçant de ce côté des pelotons propres à empêcher les assiégés de faire une sortie, il dirigea ses forces principales du côté de notre armée. Pendant ses divers mouvemens, la nuit acheva d’envelopper le globe de son voile sombre, parsemé de brillantes étoiles. Le chevalier d’Aut...., ne voulant point commencer une attaque nocturne qui répugnait aux Vendéens, assit son camp sur les hauteurs dont il était le maître, et remit le combat au jour suivant. Il assembla son conseil de guerre, et présentant son plan, il nous désigna les divers postes que nous devions occuper. Quel fut mon bonheur, quand je vis que ma division était une des premières qui devait donner ! Charles de Mercourt devait me suivre, et l’amitié que nous nous portions redoubla dans ce jour terrible, tant les dangers resserrent l’union ! L’aurore commençait à teindre de ses premières couleurs les airs encore soumis au sceptre de la noire déesse, lorsqu’un coup de canon se faisant entendre, nous apprit que le moment était arrivé. Harcelé par mon impatience, déjà depuis quelques instans, j’avais abandonné la couche fraternelle où je reposais auprès de Charles : assis sur un quartier de rocher, contemplant l’étendue et la magnificence des cieux, je sentais dans mon âme se heurter les plus pieux comme les plus chevaleresques sentimens. Qu’elles étaient fortes les émotions qui vinrent alors m’agiter ! J’allais exposer ma vie ; peut-être que ma tombe s’élèverait sur le lieu qui m’allait voir combattre. „Ah ! me disai-je, comment paraîtrai-je alors devant ce Dieu que je révère ? Mes erreurs me seront-elles comptées ? Mon âge, la cause que je soutiens ne plaideront-ils pas en ma faveur ? Ô toi ! Être-Suprême, toi qu’on nous peint trop souvent armé des foudres de ta colère, j’espère en ta douce et paternelle miséricorde ; tu ne me jugeras point à la rigueur ; et si je fus coupable, tu pardonneras à celui qui se repent !” Ainsi la religion m’occupait, tandis que je voyais s’éteindre successivement les feux allumés dans les deux camps ; ainsi, pensai-je, nombre de braves cesseront d’exister. À travers la vapeur matinale, je voyais flotter les enseignes et briller les armes frappées par les premiers rayons du jour. Charles venait de me rejoindre ; le bel Emanuel, suivi de la fière Célénie, passèrent à côté de moi, et me saluèrent avec allégresse, tandis qu’à leur vue un pressentiment secret vint m’arracher une larme involontaire. L’aumônier de mon bataillon nous bénit tous. À genoux, dans un humble recueillement, nous appelâmes à notre secours le Dieu des armées ; et le souvenir de la vision dont j’étais encore ému me prêta d’énergiques expressions, dont je me servis pour animer davantage les soldats dont je devais répondre. Je leur rappelai nos premiers exploits, qui devaient être l’augure de ceux de la journée : tous m’assurèrent de leur valeur ; je me plus à les croire ; et ayant reçu les derniers ordres du chevalier d’Aut....., je donnai le signal. Le roulement du tambour se fit entendre à la fois sur toute l’étendue de la ligne. Vêtu d’un habit orné d’une écharpe blanche, à frange d’or, portant un panache blanc sur mon chapeau, je parus à la tête de ma troupe, et voulant donner moi-même, je mis pied à terre ; ayant mis mon épée à la main, je partis le premier, en poussant le cri de vive le roi ! qui fut répété par toute l’armée, et dont les échos retentirent. Les phalanges vendéennes se déployant avec ordre, attaquèrent par trois côtés les républicains indignés de notre audace ; après une vive fusillade, on s’approcha au point de combattre à l’arme blanche. Ô que de hauts faits signalèrent cette mémorable journée ! Charles, je te dus la vie, et je pus presque en même-temps sauver la tienne également menacée. Saint-Clair, que le hasard m’avait donné pour adversaire, ayant reconnu mon écusson, dont était décoré le drapeau principal, s’avança vers moi environné de l’élite de sa troupe : en ce moment, par une marche rapide, je voulais tourner le dos des ennemis, et sans m’apercevoir que peu de braves m’accompagnaient, je me laissais emporter par ma fougue naturelle ; Saint-Clair, m’apercevant, profite de ma position qui ne me permettait pas de voir le péril qui me menaçait, s’avance derrière moi, et tenant son sabre à deux mains il allait m’immoler, lorsque Charles, poussant un cri terrible, m’annonce le péril ; je me retourne avec promptitude, et faisant face à mon lâche ennemi, je le presse et le pousse à mon tour ; Saint-Clair, qui n’avait d’autre bravoure que celle de vociférer dans les tribunes, qui ne devait son élévation qu’à ses intrigues, ne me résiste pas longtemps, et se faisant un rempart de ses soldats, m’échappe ainsi, mais toujours plus animé contre moi : Charles, que sa bassesse indigne, s’élance après lui, et perce les rangs de nos adversaires ; entouré de toute part il succombait… Je l’avais suivi, et quel bonheur pour moi, je l’arrache à une mort certaine. La retraite de Saint-Clair ayant porté le découragement dans le corps qu’il commandait, il se débanda dans la plaine, et nous pûmes percer, sans de nouveaux obstacles, jusqu’aux portes du château du vicomte de Marceuil, qui s’ouvrit pour nous recevoir. Pendant que la victoire couronnait ainsi nos efforts, une scène affreuse se passait dans le second corps de notre armée. Emanuel, qui voulait toujours se distinguer aux yeux de Célénie, sans réfléchir à la témérité de son entreprise, s’était jeté au milieu d’un gros de républicains, pour enlever le drapeau, conquête par lui vivement enviée. Ce gage du succès était aussi bien défendu par les patriotes, qu’Emanuel l’attaquait à la tête des siens ; le sang coulait partout ; la fumée, les tourbillons de poussière, dérobaient une partie des combattans à l’autre partie ; Célénie, séparée de son amant, et conservant pour lui de justes craintes, pressa son père de voler au secours d’Emanuel. M. de Mersan, dont il n’était pas nécessaire d’aiguillonner la bravoure, part avec sa fille, et renversant tout se qui s’oppose à leur passage, ils arrivent auprès du jeune guerrier ; il venait de saisir le drapeau désiré ; mais ce triomphe était chèrement acheté par une quadruple blessure, par laquelle s’épuisaient ses forces. Tandis que son sang s’épanchait à gros bouillons, pâle et chancelant, la vue de son amante le ranime ; s’il doit expirer devant elle, il veut du moins que son trépas soit glorieux. Hélas ! il doit mourir dans l’instant où tout triomphe autour de lui ; mais, moins à plaindre, il ne sera plus le témoin de la mort épouvantable de celle qu’il adore. Célénie, éperdue, a vu Emanuel ne plus tenir son fer que d’une main mal assurée. Elle contemple avec désespoir ses yeux, autrefois remplis d’une ardente flamme, s’éteindre, couverts des ombres dernières. « Adieu, lui dit Emanuel, adieu, chère amie ; l’hymen n’allumera pas ses flambeaux pour nous. Je meurs, et mon dernier soupir se partage entre mon Dieu et toi.” Célénie cherchant à l’entraîner loin de la mêlée, espérait encore, quand un soldat barbare égorge brutalement le jeune héros chrétien. À cette indigne action, M. de Mersan pousse un cri de rage, et s’élance sur l’assassin ; mais la fatigue trompe sa vengeance. Il est lui-même sur le point d’être accablé. Célénie, qui, en perdant son amant, semblait être devenue insensible à tout ce qui l’environnait, apercevant le péril que court son père, vole pour le défendre ; elle est encore le nouveau témoin de ce nouveau meurtre, le même monstre immole M. de Mersan. Célénie tombe, épuisée par sa double douleur ; et oserai-je le dire, le cannibale qui vient de lui porter de si funestes coups, passe à plusieurs reprises le fer qui ruisselle du sang d’Emanuel et de M. de Mersan, sur les lèvres décolorées de Célénie… À cette dernière horreur, son corps frémit, ses membres se roidissent, et son ame se hâte de quitter sa dépouille mortelle. Une clameur générale d’indignation s’élève de toutes parts à la nouvelle de cette atroce férocité ; mes pleurs ne peuvent cependant me priver de courir à la vengeance. Pareil à la foudre, mon escadron fond avec rapidité sur l’escadron barbare : rien ne nous résiste ; tout est vaincu, tout est immolé, et l’assassin perd la vie, qu’on eût voulu pouvoir lui arracher mille fois. Le combat n’est plus qu’une déroute : partout chargés, partout les républicains succombent. On les poursuit, on les accable ; et c’en était fait de cette armée, si une division, commandée par le généreux Hippolyte, ne fût arrivée à propos. Ce fut auprès de lui que quelques bataillons trouvèrent une retraite. Nos jeunes courages demandaient à attaquer sur-le-champ ce nouvel ennemi ; mais le chevalier d’Aut...., prudent après une victoire, ne voulut point s’exposer à combattre des troupes fraîches, et dont le nombre était ignoré. Hippolyte, de son côté, se voyant inférieur aux colonnes royales, se retira en bon ordre, content d’avoir sauvé les débris des escadrons victimes de l’inexpérience de Saint-Clair. Après que nous fûmes restés maîtres du champ de bataille, on songea à se reposer quelques heures ; car il nous fallait partir dans la soirée pour aller rejoindre le quartier-général. J’employai ce moment à faire ensevelir nos morts, et parmi eux nous distinguâmes les restes d’Emanuel, de Célénie et de M. de Mersan. Sur le même tertre où ils avaient péri, nous élevâmes une simple tombe, parée de souvenirs et ombragée par deux chênes immenses, dont les vastes rameaux répandaient une perpétuelle obscurité sur cette demeure funèbre ; là, nous nous réunîmes, et posant nos glaives sur le cercueil de cette triste famille, nous jurâmes de les venger, et de mourir comme eux, si notre trépas pouvait être utile pour la cause commune. Ces soins pieux achevés, nous nous éloignâmes de ces contrées, emmenant avec nous le brave vicomte de Marceuil, son épouse et ses enfants. Parmi nos compagnes de gloire, je commençais à y distinguer la folâtre Eudoxie : elle avait mon âge, j’avais sa vivacité ; elle était sensible, mon cœur brûlait : tout nous rapprochait, et nous ne tardâmes point à nous entendre. Belle, grande, bien faite, mais un peu maigre, de grands yeux noirs à fleur de tête, de l’esprit sans échafaudage, de la candeur sans ostentation : telle était Eudoxie de Norris. Je l’avais vue, pour la première fois, dans la cathédrale de Nantes, à une cérémonie publique, et depuis lors son souvenir m’était resté. Ce fut avec joie que je la vis se placer parmi nous ; et malgré mes occupations militaires ou tendres, une arrière-pensée me ramenait vers la noble Eudoxie. Quand nous eûmes reçu l’ordre de revenir vers Charette, je compris qu’il ne me serait plus aussi facile de causer avec elle ; car devant et près d’Honorée je ne savais m’occuper que d’elle seule. Mais au milieu d’une armée en marche, comment se procurer ce tête-à-tête si difficile ? J’y rêvais, quand Charles vint me proposer une promenade dans un petit bois qui bordait la route, et dans lequel nous pourrions éviter l’extrême chaleur des rayons du soleil. Comme nos troupes défilaient avec ordre, je crus pouvoir m’éloigner un moment de mon bataillon. Quelques jeunes guerriers nous suivant, nous sollicitâmes les demoiselles à venir embellir notre course : elles acceptèrent ; et voilà messieurs les héros qui redevinrent ce qu’ils devaient être à leur âge, des enfans et des étourdis. Nous franchissons des fossés, nous nous défions à la course : peu à peu chacun s’éloigne, chaque couple suit un sentier différent, et nous demeurons seuls Eudoxie et moi : nous cheminions, causant avec distraction, portant peut-être à l’unisson un regard significatif sur les fourrés dont nous étions environnés. À la conversation galante succédaient de plus tendres discours : déjà nous plaignant de la chaleur brûlante, nous gagnons un ombrage tutélaire, quand un coup de fusil se fait entendre. À ce bruit, notre marche est suspendue ; l’amour s’éloigne ; et craignant quelque surprise de la part des républicains, nous coupons droit vers la grande route : plusieurs de nos compagnons nous rejoignent ; alors je leur confie Eudoxie ; et entraîné sans doute par un pouvoir surnaturel, je reviens sur mes pas pour approfondir la cause du bruit qui nous a tous alarmés. Vainement Eudoxie m’engage à la suivre ; je résiste : Charles veut m’accompagner, je le refuse, en l’engageant à prendre un autre chemin pour venir me rejoindre, en faisant un long détour ; et armé de mon épée, de deux paires de pistolets, je me sépare de mes amis, qui riaient entre eux de mon bizarre dessein. ‌ ### CHAPITRE XVI. LA FORÊT. e mouvement extraordinaire dont je suivais l’impulsion, m’étonnait ; je ne savais d’où pouvait naître ce désir curieux de connaître la cause d’un bruit fort ordinaire dans des lieux où l’on combattait sans cesse. Fermant les yeux sur le danger réel que je courais éloigné de l’armée royale, sur mon imprudence à abandonner mon bataillon, je m’avançais vers le lieu d’où le coup était parti. Rien ne se présentait à moi. Vainement j’avais parcouru un vaste espace, de toute part régnait le silence des forêts, et j’étais seul quand je me croyais réservé aux grandes aventures. Je venais de m’arrêter un moment, alors qu’auprès de moi j’entends les pas de deux individus. Bientôt une voix se fait entendre : « Arrêtons-nous, » dit elle, « attendons ici la nuit… » J’ai reconnu Saint-Clair !!… Tapi sous la feuille, retenant ma respiration, je redoute d’être aperçu par ce scélérat, accompagné de cinq brigands comme lui ; quatre, vaincus par la fatigue, se couchent sur le gazon, et ne tardent pas à s’endormir ; le cinquième, s’asseyant auprès de Saint-Clair, commence ainsi une conversation dont je ne perdis pas un seul mot. « Ces damnés royalistes, comme ils nous ont battus ! » Quelle est ma colère ! ils m’ont accablé pour toujours. Oh ! qu’il est grand le désir de vengeance qui m’anime contre eux ! Le citoyen représentant t’a bien maltraité. M’attribuer notre défaite ! me destituer ! Ah ! qu’il tremble, lui et ceux qui sont les causes premières de ces humiliations. Je gage que tu en veux davantage aux royalistes ! Il en est un surtout qu’il faut que j’immole à ma rage. Si Philippe d’Oransai tombe entre tes mains, il passera un mauvais quart-d’heure. Ce sera le plus long, mais le dernier de sa vie : que ne puis-je l’arracher du milieu de l’armée royale ! Tu le puniras bien mieux, si sa belle tombe en ton pouvoir. Elle ne peut m’échapper : un espion m’a dit que, croyant encore l’odieux Philippe à M...., elle avait quitté ce matin le quartier-général pour courir rejoindre son bien-aimé cousin : voulant abréger sa route, elle traversera ces bois ; ainsi nous ne pouvons manquer de la saisir ; car c’est par le lieu où nous sommes qu’elle doit passer. Je me fais une fête de sa surprise, quand à la place du royaliste d’Oransai, ce sera le patriote Saint-Clair qu’elle rencontrera. Elle me paiera cher ses dédains, son orgueil et la blessure qu’elle me fit. Avec quelles délices j’apprendrai ensuite à ce Philippe que j’abhorre, que sa douce amie n’a plus rien à me refuser ! Mais je ne m’arrêterai pas là, il faut que ce Philippe, que sa mère, que toute sa famille disparaissent de la terre ; et lorsque j’aurai abreuvé de douleurs, d’humiliations, d’infamies cette Honorée, que je désire et que je déteste, je l’enverrai rejoindre l’insolent qu’elle m’a préféré. À ces discours, à ces projets affreux, mon sang se glaçait dans mes veines, une colère impétueuse me dévorait, j’aurais voulu pouvoir, aux dépens de ma vie, terminer celle de l’infâme Saint-Clair. Si je ne pouvais assouvir ma juste vengeance, il m’était au moins possible de préserver Honorée du péril épouvantable dont le crime la menaçait. Les deux misérables venaient de se taire un moment ; puis Saint-Clair reprit la parole en ces termes : Le soleil est sur le point de se coucher, il faudrait se rendre chacun à son poste. Allons, Bertrand, André, réveillez-vous, on dirait que vous n’avez autre chose à faire qu’à dormir jusqu’à demain. Vous savez, mes camarades, quelle récompense vous est promise, si mon projet réussit ? Oui, général. Ainsi, pour la mériter, soyez diligents. Amis, alertes ! les Vendéens sont près de nous ; plusieurs parcourent la forêt, en appelant un d’entre eux, qu’ils nomment d’Oransai. D’Oransai !! dix mille francs à celui qui m’apporte sa tête. Se pourrait-il que Philippe fût près de moi ? Dispersons-nous tous ; volons à sa recherche, et que sa mort assure mon existence, ma vengeance et mon amour. Il dit : tous se séparent, et je reste seul. Je balançai quelque temps, indécis si j’irais rejoindre mes amis, ou si je me porterais vers le lieu par où devait arriver ma cousine ; la crainte qu’elle ne tombât au pouvoir de Saint-Clair, tandis que j’irais chercher un secours éloigné, me décida à courir où le danger me semblait plus pressant : j’armai mes pistolets, et je m’avançai avec précaution. La colline sur laquelle j’étais s’inclinait, avec le bois dont elle était chargée, vers un vallon fort enfoncé, au bas duquel coulait un ruisseau ; j’aperçus un pont de bois jeté sur les deux rives opposées, et comme le sentier y conduisait, je ne doutai pas que ce ne fût vers ce point qu’Honorée ne dût aboutir. Suivant toujours l’épaisseur du taillis, je descendis jusqu’au bord de l’eau, et n’apercevant personne autour de moi, je passai le petit pont. Là, je tins conseil une seconde fois avec moi-même : connaissant le danger réel qu’il y avait à rester à ce passage, je voulus aller plus loin, bien décidé à m’arrêter, si une nouvelle route coupait celle que je suivais. J’allais en avant, prêtant l’oreille au plus léger bruit ; et dans cette occasion, où il s’agissait de la vie et de l’honneur d’Honorée, je ne voulais pas qu’une audace présomptueuse vînt me laisser au pouvoir de mon lâche ennemi, sans que j’aie pu lui arracher la victime dont il a conjuré la perte. Tout était calme, le vent du soir agitait seul les feuilles frémissantes ; les oiseaux, étrangers aux crimes ainsi qu’aux peines des hommes, faisaient entendre leurs mille ramages. Je continuais toujours à marcher, quand mes yeux sont frappés à l’aspect d’une masse énorme de bâtiments qui me parurent être un château autrefois fortifié, situé dans le plus épais de la forêt. Sa position le cachait à un ennemi qui n’avait pas la connaissance de l’assiette du pays ; ses vieux créneaux, ses tours élevées servaient maintenant de retraite aux hiboux taciturnes, aux féroces vautours ; le lierre, se cramponnant à des murs ruinés, soulevait insensiblement des pierres énormes qui avaient résisté au choc du bélier, ainsi qu’aux efforts terribles de l’instrument des combats. À la vue de ce château il me vint dans l’idée que si je montais sur une des tours dont il est environné, je pourrais porter au loin mes regards, et faire quelques découvertes qui me seraient utiles. Séduit par cette idée, je ne réfléchis pas que si le château n’est pas habité, il doit être l’asile des brigands dont je veux déjouer les complots. À l’âge que j’avais alors, on agit plus souvent qu’on ne réfléchit. La première porte n’existait plus, j’entrai sans obstacle dans la cour, et sans m’approcher du bâtiment, je vais droit aux remparts pour trouver l’un des escaliers qui doivent me conduire au but que je me propose ; une petite porte cintrée se présente sur mon passage, je la franchis, et je monte les degrés qui sont devant moi ; à moitié ruinés par le temps, ils ne m’offraient qu’un appui peu solide ; montant avec précaution, j’arrive à la moitié de la hauteur de la tour. Quel objet s’offre à moi ! Dans une chambre dévastée était couchée sur un plancher sanglant, une femme morte depuis quelques jours, et percée de plusieurs coups de poignard. Ce spectacle affreux m’intimida malgré moi ; je commençai alors à m’apercevoir des suites de mon inconséquente conduite qui m’avait fait entrer dans un lieu où vivaient sans doute les brigands ; mais il n’était plus temps de se retirer, il fallait affronter le danger pour qu’il devînt moins périlleux, et voulant profiter des dernières lueurs du jour, je me pressai d’arriver au haut de la tour. Je ne fus pas longtemps sans apercevoir dans l’éloignement une femme à cheval, vêtue en amazone, et suivie de trois soldats armés qui paraissaient lui servir d’escorte. Mon cœur, plus encore que mes yeux, me fit reconnaître Honorée ; je ne fus pas peu joyeux du nombre de ses défenseurs, que je crus plus que suffisant pour en imposer à Saint-Clair et à sa troupe ; je descends, avec promptitude, l’escalier pour aller rejoindre ma cousine. Quelle fut ma nouvelle surprise, quand, en passant auprès de la salle qui m’avait présenté un si odieux tableau, je n’aperçus plus le cadavre qui, il y avait si peu de temps, affligeait mes regards ? Je fus étonné, et en même temps presque effrayé, car ceux qui avaient enlevé le corps mort ne pouvaient pas être éloignés, et avant d’avoir rejoint Honorée, il me faudrait peut-être soutenir un combat dont les chances ne m’étaient pas connues. Armé toujours de mes pistolets, je continue à descendre avec précaution, lorsqu’au bas des marches je m’arrête ; un faible cri m’échappe, la porte était fermée… Il n’en faut plus douter : victime de ma témérité, je me suis jeté moi-même dans les pièges de mes ennemis, j’ai livré Honorée à leur entreprise, et c’est devant moi que le crime se consommera ; exécrable pensée que je repousse avec horreur, mais qui revient se placer de nouveau dans mon imagination. Je me décide d’enfoncer la porte, mes forces ne me permettent point d’en venir à bout ; pendant d’inutiles tentatives le bruit d’une vive fusillade parvient jusqu’à moi : quelle était ma position dans ce moment terrible ! j’entendais, en idée, le combat de mon amie contre Saint-Clair, et je ne pouvais point la secourir, et c’était par ma faute que je m’étais mis dans l’impossibilité de la défendre. Je ne ménageai plus rien, je poussai des cris qui devaient faire accourir vers moi ou un ami ou un brigand… Personne ne paraît, je suis seul, la fusillade a cessé, Honorée est perdue… Ma douleur, ma rage redoublent ; j’entends des hommes traverser la cour, entrer dans le château ; je crois avoir distingué quelques gémissements parmi leurs voix féroces ; je recommence à faire du bruit, tout est vain ; je vais dans tous sens, je me heurte contre les murs, je frappe du pied la terre avec violence ;… soudain une trappe joue sous moi, et je suis englouti : étourdi de ma chute, je fus une minute sans me remuer ; mais, ne me sentant point blessé, je repris quelque courage. Heureux que les pistolets que je portais ne fussent point partis ! Mais en quel lieu me trouvai-je ! une épaisse obscurité m’environnait, je ne savais de quel côté me tourner. Cependant, ayant touché le mur à tâtons, je reconnus que j’étais dans un souterrain peu étroit, et s’étendant devant et derrière moi. Je m’avançai au hasard, me guidant néanmoins par la direction du pavé qui, s’élevant devant moi, me marquait le côté par où je pouvais espérer de trouver une issue ; l’humidité régnait dans ces caves, où jamais ne pénétra un rayon bienfaisant du Dieu de la lumière. Je fus arrêté dans ma course par une porte qui me parut être d’abord un obstacle impossible à vaincre ; mais le temps avait combattu pour moi : la porte pourrie tombait par pièces à chacun de mes efforts ; et je ne tardai pas à pénétrer dans une salle voûtée, solidement carrelée, recevant quelque peu de jour par une ouverture grillée placée à son extrémité supérieure, et par où se glissait en ce moment la pâle et froide lueur de la lune. À un des bouts de cette salle s’élevait un large escalier, qui montait dans les étages du château. Quand je vis que les obstacles qui s’opposaient à ma délivrance n’existaient plus, je ne pus me refuser à un moment de joie qui fut bien court. Quand je me rappelai la situation de la vertueuse Honorée, ne me laissant pas abattre par l’infortune, je franchis l’escalier. En arrivant au haut du premier palier, je vis une chambre ouverte ; au milieu était un grand feu allumé autour duquel se chauffaient cinq horribles squelettes. J’avoue qu’à cet aspect, qui surpassait tout ce que j’avais vu de plus épouvantable, je demeurai comme pétrifié : mes cheveux se hérissèrent sur ma tête. Je me hâtai de détourner les yeux de ce tableau effroyable ; et tournant vers une galerie prochaine, je m’enfuis avec rapidité, préférant encore affronter des brigands que de contempler plus longtemps ces fantômes sinistres ; le bruit de mes pas retentissait dans la galerie que je parcourais ; elle était suffisamment éclairée par la lune. Au bout j’entrai dans un vaste salon, pavé en carreaux de marbre blanc et rouge ; entre chaque fenêtre aux vitraux coloriés était une niche renfermant une statue, représentant un chevalier armé de toutes pièces. Je croyais errer au milieu d’une foule de spectres, tant mon imagination était frappée. À la voûte pendaient de vieux drapeaux, de vieilles armures, qui, lorsque le vent les agitait, rendaient, en se choquant, un bruit lugubre et prolongé. Je m’étais arrêté quand un sanglot frappa mon oreille. J’entendis, non loin de moi, des gémissements qui descendaient jusque dans mon cœur. Je m’avançai vers l’endroit d’où partaient ces faibles plaintes ; je vis… Honorée. Elle était seule, dans un immense appartement ; une lampe lui prêtait sa clarté vacillante ; Honorée pleurait. Mon nom ne tarda pas à s’échapper de sa bouche ; elle m’appelle ; j’allais paraître, quand Saint-Clair entra dans la salle. Ce vil scélérat s’approchant de mon amie : „Madame, c’en est assez, lui dit-il, je vous ai laissé un temps que j’ai vivement regretté, pour vous engager à ne point opposer de résistance à mes désirs : je ne retarderai pas davantage ; vous êtes en mon pouvoir, il faut que je vous possède ou que je vous immole…” — Ah ! Saint-Clair, lui répondit ma cousine, que votre pitié me donne la mort ; aussi bien je ne pourrai survivre à l’odieux attentat que vous allez commettre… — Vous y survivrez. — Non, tu ne m’approcheras pas, misérable, je me défendrai jusqu’au dernier soupir… Ô cher Philippe, que n’es-tu ici ! — Vous l’appelez en vain, il est tombé sous mes coups… — Non, monstre, m’écriai-je en paraissant le fer levé, tu ne m’as point assassiné ; je vis, et je vis pour venger la beauté et l’innocence. À mon aspect, Honorée a vu luire l’espoir. Malgré ma finie, j’attendais que Saint-Clair se mît en défense ; mais le lâche voulait se sauver. Je lui barre le passage ; je le contrains à s’armer ; forcé de défendre sa vie, il se met à pousser des cris qui doivent attirer à son secours ses infâmes compagnons. Voulant prévenir leur venue, je l’attaque, je le presse ; il tombe à mes pieds ; et dans ma fureur, plongeant sept fois mon épée dans son corps, je m’assure qu’il ne pourra plus me nuire, et qu’il n’est plus à craindre pour nous. Cependant, il fallait s’enfuir pour éviter une mort assurée. Honorée s’arme des pistolets et du sabre de Saint-Clair, et nous courons vers la porte par laquelle le malheureux était entré. Comme nous descendions l’escalier, les cinq satellites appelés par ses clameurs, se présentent devant nous. Il faut les prévenir : une décharge de nos armes à feu, en couche trois sur la terre ; les deux autres s’enfuient. Les passages sont libres, nous sortons du château. Au même instant, une cloche fait entendre son tintement lugubre. Nous ne savions que penser de ce nouvel incident ; mais rien ne nous arrête : nous fuyons à travers la forêt ; et après avoir marché plus de deux heures, la fatigue nous contraignit à nous arrêter. La distance qui nous séparait du mystérieux château nous permit de goûter un repos passager. Je m’assis sur le gazon ; et Honorée se plut à me conter son aventure. Partie du quartier général pour se rendre à M...., en entrant dans la forêt, sa faible escorte fut assaillie par une douzaine de coups de fusil. Ses trois soldats ne furent point atteints ; mais croyant avoir donné dans une embuscade, ils prirent honteusement la fuite, la laissant au pouvoir de Saint-Clair. Celui-ci, l’ayant abordée, la prit à bras-le-corps, et malgré sa résistance l’entraîna dans le château, où il fut la déposer dans la salle dont moi, Philippe, j’avais forcé l’entrée. Honorée, en terminant son récit, ne put refuser à ma bouche de presser doucement la sienne… Oh ! combien ce moment était dangereux pour elle !… L’air, doucement réchauffé, et chargé des esprits des plantes odoriférantes, portait dans nos sens la plus amoureuse volupté… La nuit brillante d’étoiles nous envoyait les rayons de sa reine, qui, se rompant sur la feuille mobile, venaient se réfléchir sur nos traits auxquels ils prêtaient cette teinte mélancolique qui leur donne de nouveaux charmes… J’étais jeune, j’étais aimé ; je venais d’exposer ma vie pour sauver cette fleur… que je souhaitais si ardemment. Honorée était enflammée par son amour, encouragée par sa reconnaissance, par cette obscurité si contraire à la modestie et si favorable aux téméraires désirs… Nous étions seuls dans la nature, seuls avec l’amour. Notre âge et nos transports, tout s’unissait pour assurer mon triomphe. Déjà, nos bouches s’étaient réunies ; déjà, d’une main brûlante, j’écartais des voiles inutiles… Honorée, à demi évanouie, renversée dans mes bras, fermant son œil noyé des feux les plus incendiaires, ne m’opposait plus qu’une faible résistance. Mes lèvres pompaient son souffle excitateur. Je n’étais plus à moi ; la dernière barrière était presque franchie, quand, par un effort surnaturel, s’arrachant de mes bras, et se précipitant à mes pieds : „Ô Philippe, Philippe ! aye pitié de ma faiblesse !… — Honorée, viens auprès de ton époux. — Cher et cruel ami, ne profite pas de tes avantages. Ah ! par pitié, ne sois pas mon ennemi ; Philippe, oui je t’adore : oui, mon cœur se soulève d’amour quand tes brûlantes caresses le consument, les mêmes désirs se répandent dans tout mon être, je veux t’appartenir tout entière, viens sur mon sein si tu le veux, je ne te résisterai pas, je ne voudrai pas te repousser ; en ce moment je ne suis pas à moi, mais sois grand quand je suis sans défense, ne persiste pas à vouloir ce que je ne peux empêcher ; maître de mon âme, tu peux le devenir de ces charmes que tu vantes, j’appellerai même tes transports ; mais après la fuite du désir, quel sera mon éternel désespoir si je me trouvais moins pure et Philippe moins généreux ? — Non, tu n’en auras pas en vain appelé à mon honneur ; de quelques voluptés dont je me prive, la plus grande me reste, celle de faire ton bonheur. Oui, mon Honorée, Philippe sera digne de toi ; ta confiance, ton abandon ne seront pas trompés, et l’amour ne sera satisfait que lorsqu’il pourra couvrir ces mystères du voile pudique de l’hymen. Je disais, et ma vertueuse cousine se relevant avec promptitude, dépose sur mon front un tendre baiser, et plaçant sa main sur mon cœur, qui ne cesse de battre pour elle, elle me fait le serment solennel de n’avoir d’autre époux que Philippe. De douces larmes coulaient de nos yeux. Nous recommençâmes à marcher, sans que nul sentiment de honte appelât la rougeur sur nos visages, quand nous nous regardions. Mon âme ne renfermait pas un regret. Honorée, satisfaite de sa conduite, n’avait pas à étouffer ou à distraire les cris de la conscience et les angoisses du remords. J’étais satisfait, calme, heureux ; je venais de faire une bonne action. J’ai remarqué toute ma vie que je ne pouvais souhaiter un plaisir qui dût coûter des larmes : je me suis plu à de délicieux triomphes ; mais je ne voulais point voir celles qui me les avaient procurés, affligées par un air de deuil. Oui, toutes les fois où la vraie pudeur est venue s’offrir à moi, je ne l’ai pas insultée ; et dans mes diverses victoires amoureuses, j’ai mis plus d’art à faire disparaître toute envie de défense, à comprimer les remords, avant qu’ils aient pu naître, qu’à chercher le moment de la séduction. Une jouissance achetée par des regrets, n’a plus de prix pour moi. Je ne peux aimer que ce qu’on m’abandonne sans peine. De tous les sacrifices, le plus pénible sans doute fut celui que je viens de décrire : de toutes les femmes, Honorée est la seule que j’aie véritablement aimée ; et à cet amour sans borne, se joignaient le respect et l’ascendant irrésistibles que ma céleste cousine avait pris sur mes volontés. Nous poursuivions notre route, craignant de rencontrer des ennemis. À chaque apparence de danger, c’était dans mes bras qu’Honorée venait chercher un asile ; mais le ciel, qui ne nous avait jamais délaissés, ne nous abandonna point dans ce moment. Au point du jour, nous vîmes de loin flotter dans la plaine un drapeau blanc ; c’était celui de notre armée. Nous nous pressâmes de la rejoindre ; et les transports de nos amis, de mes soldats, le bonheur d’être le sauveur d’Honorée, contrebalancèrent bien dans mon âme les justes reproches que m’adressa le chevalier d’Aut...., sur la légèreté avec laquelle je m’étais éloigné des bataillons, que je n’eusse pas dû quitter. Je me gardai bien de lui répondre. L’armée ne tarda pas à s’ébranler ; et nous arrivâmes au camp de Charrette, où ma mère, glorieuse de mes succès, m’attendait avec impatience. ### CHAPITRE PREMIER NOUVELLES AMOURS. e n’ai pas l’intention, je l’ai dit déjà, de traîner le lecteur à ma suite dans toutes les péripéties de la guerre de Vendée ni de lui en raconter les détails. Aussi bien, n’est-ce point ici le lieu, puis, cette tâche a été remplie par d’autres dont les récits, inspirés par la Muse même de l’histoire, sont encore dans la mémoire de tous. Il suffira de rappeler ici que les royalistes, écrasés par le nombre et malgré des efforts héroïques, durent finir par renoncer à une lutte impossible. D’ailleurs, les jours les plus sombres de la Terreur étaient passés, on se reprenait à l’espérance de vivre autrement qu’avec la crainte perpétuelle de l’échafaud, nous fûmes de ceux qui acceptèrent les conditions de la pacification et nous revînmes nous fixer à Nantes, tandis que le duc de Barene ne voulant consentir à aucun accommodement, passait en Angleterre et emmenait sa fille avec lui. Adieu donc, les camps, la gloire et les batailles, les combats de l’amour vont seuls désormais occuper ma vie et je renonce aux lauriers de Mars pour les myrthes de Vénus. Ô ma céleste Honorée, que d’infidélités tu pourras encore me reprocher, mais malgré les entraînements passagers d’un tempérament fougueux, mon cœur toujours fut à toi tout entier et n’appartint à nulle autre ! Parmi les personnes que nous retrouvâmes à Nantes, je remarquai tout d’abord Madame Derfeil, cette jeune femme dont j’ai eu l’occasion de tracer le portrait dans les premiers chapitres de cette histoire. J’ai dit que si j’avais paru ne pas lui déplaire, elle n’avait point fait sur moi une impression trop favorable. Mais la distinction flatteuse avec laquelle elle m’accueillit, — un homme n’est jamais complètement insensible aux marques non équivoques de la bienveillance d’une jolie femme — eut bientôt raison des préventions que j’avais tout d’abord manifestées contre Madᵉ Derfeil ; je lui trouvai, ce qu’elle avait effectivement, de la vivacité, de l’esprit, une imagination ardente et je ne fus pas longtemps sans songer à achever une conquête qui ne paraissait point se présenter avec des obstacles insurmontables. Devenu familier du salon de Clotilde — tel était le nom de Mᵉ Derfeil — et assidu auprès d’elle, je n’eus pas de peine à écarter la troupe nombreuse des jeunes élégants qui papillonnaient autour d’elle et je fus bientôt considéré comme maître d’une place qui ne demandait peut-être qu’à se rendre, mais dont je ne m’étais point encore décidé à forcer les derniers retranchements. Parmi les soupirants que j’avais évincés se trouvait au premier rang cet Émilien, l’ami de l’odieux Sᵗ Clair, de cet homme détestable dont mon épée avait, grâce au ciel, débarrassé la terre. Il est inutile de dire les sentimens qu’Émilien devait nourrir contre moi, et je sentis dès le premier instant, sa haine, que doublait encore la jalousie, attachée à mes pas, mais je me sentais de force à le braver s’il venait à lever le masque et je feignais de croire à la sincérité de l’accueil qu’il me faisait dans sa crainte de déplaire à Madᵉ Derfeil. Les soins que je rendais à cette dernière ne suffisaient point d’ailleurs à occuper mon esprit et à remplir mon imagination. C’est ce dont le lecteur pourra se convaincre s’il veut bien consentir à parcourir avec moi quelques unes des lettres que j’écrivais alors à mes amis d’enfance. #### PHILIPPE D’ORANSAI à MAXIME DE VERSEUIL. J’étais hier au théâtre, ne comptant pas m’y divertir plus que d’habitude, on avait annoncé les débuts d’une nouvelle chanteuse et je m’attendais à voir paraître, comme c’est assez l’ordinaire, quelque donzelle bien sèche aux gestes empruntés et à la voix aigre. Mademoiselle Célénie — ainsi s’appelait la débutante — entre en scène. Quelle n’est pas ma surprise ! Une taille de déesse, des traits charmants, un teint de lys et de roses, des yeux admirables, pleins de douceur et de feu tout ensemble, tout en elle semblait fait pour inspirer l’amour et exciter les désirs. Mes regards dès-lors ne la quittent plus, et je n’ai plus qu’une idée en tête : entreprendre la conquête de l’adorable Célénie et coûte que coûte m’insinuer auprès d’elle. Mais tandis que ces idées me traversent la tête, elle commence une tendre romance. Au lieu du filet de vinaigre que me faisait craindre une expérience trop souvent répétée, c’est une voix pure et bien timbrée qui vient caresser les oreilles de l’auditoire charmé. Mon enthousiasme ne se contient plus, à peine Célénie a-t-elle fini de chanter que j’applaudis comme un sourd et fais à moi seul plus de bruit que la salle entière. Ma nouvelle flamme, apercevant cet admirateur enthousiaste et expansif, se tourne de mon côté et me remercie par un doux sourire qui achève de me faire perdre le peu de tête qui me reste. J’ai toutes les peines du monde à attendre la fin du spectacle, et la toile est à peine tombée que je suis déjà au foyer. Célénie était fort entourée, mais je joue des coudes, je parviens à l’atteindre et m’inclinant devant elle je lui exprime toute l’admiration que me font éprouver ses talents et ses charmes. Elle me remercie en quelques mots qui me montrent qu’elle n’est point sotte, et je retourne chez moi, ne rêvant qu’aux moyens de gagner ses bonnes grâces. C’est ce que t’apprendra, je l’espère, une prochaine lettre. #### LE MÊME AU MÊME. Nul besoin de te dire, mon cher Maxime, que depuis ma dernière épître, je n’ai pas laissé passer un jour sans aller applaudir Célénie et lui faire ma cour. Je puis l’avouer, sans être un fat, mes attentions, dès l’abord, n’ont pas semblé lui déplaire, et tandis que je faisais de mon mieux pour lui paraître aimable, je m’arrangeais à faire pleuvoir chez elle bouquets et cadeaux. Célénie demeure avec sa mère, une vieille duègne qui n’est, je crois, redoutable qu’en apparence, et je ne désespère pas de trouver le gâteau qui me permettra de fermer la bouche à ce Cerbère édenté. Hier au foyer, comme j’étais auprès de Célénie, et que je me plaignais de n’avoir pu encore obtenir d’elle l’autorisation de lui rendre visite, elle me demanda, avec un tendre regard, s’il était possible de se fier à la sincérité de mes sentimens, et comme je protestais avec véhémence que c’était me faire la plus sensible injure de paraître en douter, elle me glissa dans l’oreille de passer dans sa loge au prochain entre-acte. Tu peux penser, mon cher Maxime, si je fus exact au rendez-vous. À peine les dernières mesures s’étaient-elles fait entendre, que je quitte ma place pour me faufiler dans les couloirs en prenant mes précautions pour n’être pas remarqué ; j’arrive devant la loge de Célénie, je tourne doucement le bouton et je me glisse dans le sanctuaire. Ma nouvelle flamme était occupée devant une psyché à donner la dernière main à sa toilette de ville, car elle ne devait plus reparaître en scène. Comme la glace lui renvoyait mon image, elle tourne à demi la tête et m’accueille par le sourire le plus séducteur. Prompt comme l’éclair, je suis à ses pieds et je couvre de baisers ses belles mains, qu’elle m’abandonne. Adorable Célénie, lui dis-je, dans quel réseau magique m’avez-vous enfermé ; je ne m’appartiens plus désormais, je suis à vous tout entier. — Je le voudrais, me répondit-elle, avec cet air qui charme tous les cœurs, et je voudrais surtout vous retenir dans ces liens, bien faibles, hélas, pour un don Juan, tel que vous. — C’est par le plus ardent baiser que je réponds aux craintes de Célénie, et mes lèvres s’unissent aux siennes dans la plus douce des étreintes. Mais je n’étais point ici, tu le comprends, pour muser à la bagatelle, et tandis que d’un bras j’entoure la taille souple de ma charmante amie en la faisant asseoir près de moi sur une causeuse, je hasarde une main libertine qui commence à gagner pays ; je découvre des rondeurs exquises mais je ne m’y arrête pas, comptant bien y retourner à loisir, et je m’avance hardiment jusqu’à la citadelle dont il me tarde de m’emparer. Malgré une légère résistance de Célénie mon doigt force l’entrée, pousse sa pointe et ne tarde pas à rencontrer la petite éminence qui forme la clé de la position, il l’attaque avec cette habileté que peut seule donner une longue expérience, et je la sens bientôt qui gonfle et se raidit sous l’effet de mes caresses tandis que Célénie se pâme sur mon épaule en poussant des soupirs voluptueux. — Sentant alors l’instant favorable : Cher ange, dis-je, cherchons ensemble le bonheur et ne perdons pas des moments précieux. — Je le désire comme toi, cher d’Oransai, mais comment faire ? — Agenouille-toi seulement sur cette causeuse, je me charge du reste. — Célénie m’obéit et tandis qu’elle prend la position la plus favorable à nos desseins, il m’est enfin permis de soulever les voiles jaloux qui me cachaient encore les charmes que je convoitais. Ciel ! que de beautés ! des jambes faites au tour que dessine un bas de soie rose retenu au dessus du genou par un ruban couleur feu, plus haut, deux piliers d’albâtre d’un galbe exquis et supportant deux globes pétris par la main même des grâces, blancs comme neige, fermes, rebondis, et qui pressés l’un contre l’autre, semblent ne pouvoir se séparer. Leur vue porte au comble mon ravissement et mon trouble amoureux. Je ne puis me lasser de les voir, de les manier et de leur prodiguer les plus chaudes caresses. Mes baisers qui se portent partout ont bientôt amené les sens de Célénie au même diapason que les miens, et c’est d’une voix mourante qu’elle me demande d’achever de la rendre heureuse. Sans retard, mon fier champion se présente à l’entrée du temple et tandis que ma belle le guide d’une main délicate, les miennes ne restent pas inactives ; elles écartent d’abord, pour aider à l’introduction, les deux hémisphères arrondis que Célénie me présente, puis se mettent à parcourir tous les charmes qui leur sont abandonnés. Elles visitent à loisir une gorge de déesse qui se raidit à leur contact et descendent ensuite peu à peu ; après quelques stations et détours, l’une d’elles vient se fixer à l’endroit sensible et augmente encore les plaisirs de Célénie en excitant d’un doigt agile, l’aiguillon de la volupté, pendant que l’autre ne se lasse pas de se promener sur des hanches superbes et une chûte de reins admirable. Comment te décrire, mon cher Maxime, ces instants délicieux, la voluptueuse cadence des mouvements de Célénie que transporte les attouchements de mon doigt libertin, et dont la croupe savante varie à chaque instant nos brûlantes sensations, bien différente en cela de ces femmes trop passionnées dont les bonds désordonnés épuisent en un instant la coupe du plaisir et ne vous laissent pas le temps d’en savourer le nectar. Mais tout a une fin, elle est hâtée pour moi par notre posture lascive, par le contact de ces deux fesses voluptueuses qui vont et viennent, en me caressant de leur surface veloutée ; bientôt les soupirs de Célénie, les mots qui s’échappent de sa bouche : „moments délicieux… je n’y puis résister… achève, cher d’Oransai… mourons ensemble”, m’indiquent qu’elle touche elle même au bonheur. Célénie se laisse aller sur la causeuse, je la serre alors étroitement, j’enfonce le fer jusqu’aux gardes, tandis que je m’étends sur les deux coussins élastiques et moëlleux qui s’agitent sous moi, dans les dernières convulsions du plaisir, et c’est dans cette ravissante position que nous atteignons, au milieu d’un torrent de délices, la félicité suprême. Inutile de te dire que nous nous quittâmes enchantés l’un de l’autre et nous promettant bien de nous revoir. Dès lors, l’aimable Célénie fait mon bonheur ; ses charmes, son esprit, non moins que sa beauté me retiennent auprès d’elle, mais tu connais ton ami, mon cher Maxime, et il ne faudrait qu’une bonne occasion, je le crains pour lui faire oublier la fidélité promise. Il n’est pas à croire que Célénie vienne à bout de ce que n’a pu faire mon incomparable Honorée. T’ai-je déjà parlé d’un personnage étrange et singulier dont s’occupe depuis longtemps toute la ville, et qui, si j’en crois mes pressentimens, aura une grande influence sur ma destinée ? Il s’appelle Léopold, mais personne ne connaît son vrai nom. D’où vient-il, quel est-il, on ne sait. Ce qui est certain, c’est qu’il possède un pouvoir extraordinaire et mystérieux que reconnaissent ceux mêmes qui par leur situation sembleraient devoir y échapper. Il a, croit-on, sous ses ordres une véritable légion d’invisibles, comme on les appelle, et qui exécute aveuglément ses ordres. Les éléments même lui semblent soumis, mais ce pouvoir effrayant qui le met au dessus des lois, Léopold ne s’en sert que pour combattre le vice et punir les méchants ; la vertu n’a rien à craindre de lui, et peut au contraire l’appeler avec confiance à son aide. Léopold, en particulier, est la terreur des frères et amis, de cette engeance exécrable qui avait réussi à transformer la France en une vaste boucherie, où il n’y avait plus que des bourreaux et des victimes. Déjà beaucoup d’entre eux, condamnés par le Tribunal des invisibles, ont expié leurs forfaits par une justice sommaire. L’odieux Émilien lui-même semble redouter particulièrement Léopold ; il le hait, mais il le craint encore davantage et je crois que celui-ci le surveille avec attention et ne le perd pas de vue. Léopold est d’une beauté remarquable, sa taille est élevée, son port majestueux, il semble né pour le commandement, et ses regards, si perçants qu’ils paraissent lire jusqu’au fond des consciences, vous obligent bientôt à détourner les yeux. Il y avait longtemps déjà que je désirais faire sa connaissance, une inexplicable attraction m’attirait vers lui, lorsque l’occasion m’en fut fournie chez Madame Derfeil, car Léopold ne fuit la société pas plus qu’il ne la recherche. Je ne manquai pas de me faire présenter par Clotilde, et comme je venais de lui être nommé. « Le comte d’Oransai, dit-il, n’est point un inconnu pour moi, sa bravoure et sa noble conduite en des temps difficiles lui ont assuré l’estime de tous les hommes de cœur. » Je le remerciai de mon mieux de l’opinion flatteuse qu’il avait conçue à mon égard, puis après avoir pris quelques instants part à la conversation générale, nous profitâmes de l’animation qui régnait dans l’assemblée, pour nous retirer inaperçus. Nous suivions depuis quelques instants les quais de la rivière, lorsque dans un endroit désert, nous fûmes accostés par un bateau qui glissait sans bruit sur l’eau, et semblait se mouvoir sans le secours des rames. Il était monté par 3 hommes, ou plutôt 3 fantômes, bizarrement accoutrés et dont le visage était exactement caché par un masque. Léopold s’était arrêté en les voyant. Ils s’inclinèrent profondément devant lui pendant que l’un d’eux lui remettait un papier sur lequel se voyaient des caractères étranges tracés en rouge. Après y avoir jeté les yeux „qu’on exécute la sentence, dit Léopold, les Invisibles ont prononcé.” Sans proférer une parole les 3 fantômes s’éloignent de la rive et bientôt disparaissent à nos yeux. — Ces choses vous étonnent, ajoute-t-il alors, en voyant ma stupéfaction, un jour, peut-être, ces mystères vous seront expliqués, soyez certain seulement que notre pouvoir et nos décrets ne servent que la justice. En attendant ne manquez pas de me rendre prochainement visite ; j’ai plusieurs choses de conséquence à vous communiquer, mais pour l’instant il faut que je me porte au secours d’une personne qui vous est chère et se trouve en grand danger. Il dit et disparaît à mes yeux sans qu’il me soit possible de bien comprendre quel chemin il avait pris pour cela. Comme je revenais chez moi, fort troublé des paroles de Léopold, je vois un attroupement assez considérable au coin d’une rue, je m’approche et je demande quelle en est la cause, on me répond qu’un homme vient à l’instant d’être tué à cette place. Je regarde et j’aperçois en effet le cadavre, car ce n’était déjà plus que cela, portant encore enfoncé jusqu’à la garde le poignard qui l’avait frappé droit au cœur. L’arme retenait, en même temps, un papier sur lequel se lisaient distinctement ces mots : « Par sentence du Tribunal des Invisibles » Je ne pus douter que ce ne fût l’homme sur lequel Léopold avait statué quelques instants auparavant et faisant presque malgré moi un geste de répulsion, je m’éloignai rapidement de ce lugubre spectacle. En cet instant, et comme si l’on avait deviné les pensées qui m’agitaient, « de quel droit » dit une voix à côté de moi, « condamnez-vous les décrets des Invisibles, sans connaître leurs motifs ? » Je me retourne, je ne vois personne et c’est presque stupide d’étonnement et d’une émotion mal définissable que j’arrive à mon hôtel. J’appris le lendemain que l’individu condamné par le mystérieux tribunal était un scélérat chargé de tous les crimes, instrument principal des horribles noyades de Nantes et dont le châtiment fut un véritable soulagement pour la conscience publique. #### LE MÊME AU MÊME. Tu l’as deviné, mon cher Maxime, Clotilde n’a plus rien à me refuser et je suis l’heureux mortel qui, pour l’instant, règne sans partage sur son cœur. Comment la chose est arrivée, je ne saurais trop te le dire et nous nous sommes trouvés un beau jour dans les bras l’un de l’autre sans presque nous en douter. Ce n’est pas que j’éprouve pour ma nouvelle conquête une irrésistible passion, mais Clotilde me plaît, elle a su m’attacher et me retenir auprès d’elle et je lui suis reconnaissant de m’avoir sacrifié, sans hésitation, les hommages de tous ses adorateurs. C’est, d’ailleurs, une maîtresse fort désirable, et ses charmes les plus captivants ne sont pas ceux qu’il est permis aux profanes de contempler. Elle gagne fort à être vue dans son alcôve, à la douce clarté d’une lampe d’albâtre, .....dans le simple appareil d’une jeune beauté qu’on arrache au sommeil. Et puis, quelle science du plaisir et de la volupté ! Je me croyais quelque expérience en la matière, Clotilde m’a fait voir que je n’étais qu’un novice mais tu peut croire que j’ai su mettre promptement à profit les leçons d’un tel maître. Que de nuits, mon cher Maxime, passées auprès de cette attrayante maîtresse, nuits d’amour et de folie où la variété de ses attitudes, ses mouvements voluptueux, ses caresses et ses paroles ardentes savent tenir allumé jusqu’au jour le flambeau du plaisir ! Plus emportée que Célénie, Clotilde sait cependant se contenir et ne se livrer à ses sensations qu’autant qu’il le faut pour augmenter encore celles de son partenaire. Avec quel art elle sait prolonger les moments trop courts qui vous élèvent jusqu’aux cieux, comme elle sait graduer la jouissance, mais lorsque l’instant suprême approche et qu’il n’y a plus rien à ménager, c’est une bacchante en délire, qui se livre toute entière, vous enveloppe, vous enlace et par les trémoussements de sa croupe élastique qu’elle sait démener, avec un art incomparable, vous plonge dans un torrent de voluptés, tandis que les expressions les plus incendiaires s’échappent de sa bouche et redoublent votre ardeur. Ah, mon cher Maxime, combien de femmes galantes qui ne sont que des écolières auprès de certaines femmes du monde ! #### Clotilde Derfeil à Justine de R. À qui confier le trop plein de mon cœur, sinon à toi, ma chère Justine, ma meilleure, ma plus fidèle, mon unique amie ! l’Amour que je bravais, l’Amour devant lequel je n’avais jamais courbé la tête, se venge avec éclat et me conduit maintenant enchaînée à son char. Oui, j’aime Philippe d’Oransai, je l’aime de toute la passion d’un cœur insoumis jusqu’alors, de toute la force d’un tempérament dont tu connais l’ardeur, et mon âme suspendue à la sienne ne respire désormais que pour lui. Tu t’étonnes sans doute et tu te demandes comment ce cœur insensible a pu se laisser donner des lois, comment cette Clotilde, pour laquelle l’amour n’était qu’un mot, éprouve aujourd’hui tous les effets de la passion la plus pure. Que te dire, sinon que Philippe est le plus séduisant des mortels et que je suis à lui pour jamais. Mais hélas, que d’angoisses et de tourments me réserve, sans doute, cette illustre conquête ! Léger, volage, aimé de toutes les femmes avant même qu’il les recherche, pourrai-je le retenir à mes pieds ? Déjà je sens bouillonner en moi tous les tourments de la jalousie et autant mon cœur serait capable de se régénérer si Philippe me restait fidèle, autant je saurais me venger s’il venait à me trahir. Tu me connais, tu n’ignores pas qu’il est dangereux de m’offenser et que je n’ai jamais manqué de châtier le coupable. Ne me juge pas trop sévèrement d’ailleurs ; douée d’un tempérament de feu, d’un caractère indompté, je n’ai jamais rencontré dans mon existence le frein salutaire qui aurait pu me maîtriser et me contenir. Je perdis ma mère tandis que j’étais encore tout enfant. Mon père, disciple des philosophes, m’éleva dans le plus parfait mépris des préjugés religieux et sociaux, et dans l’idée que toutes les impulsions de la nature étaient légitimes. Aussi n’avais-je plus grand’chose à apprendre lorsque j’entrai au couvent, et déjà mes sens troublés cherchaient à mettre en pratique des leçons dont je n’avais que trop profité. Je te rencontrai, chère Justine, je devinai en toi les impressions qui m’agitaient moi-même ; bientôt nous devînmes inséparables et nous n’eûmes plus de secrets l’une pour l’autre. L’amour, ses mystères, ses joies inconnues furent l’objet de nos ordinaires entretiens, et nous ne fûmes pas longtemps à trouver les moyens de procurer quelque soulagement à la fougue de nos sens embrasés. Que de fois ne me suis-je pas glissée la nuit dans la petite chambre que tu occupais par faveur spéciale, que de fois, ton lit de pensionnaire n’a-t-il pas été le théâtre de nos nocturnes ébats, que de fois n’avons-nous pas renouvelé les fureurs de Sapho, alors que nues et enlacées l’une à l’autre, nous cherchions à assouvir les feux dont nous étions dévorées. Épuisant les postures les plus lascives que pouvait nous fournir notre imagination enflammée, tantôt étroitement unies, nous laissions nos gorges juvéniles se baiser amoureusement, tandis que je cherchais sur ta bouche ton âme enivrée ; tantôt tu me laissais jouir de ces globes rebondis, qui sont une de tes beautés, coussins de l’amour, sur lesquels je me laissais aller et dont le doux contact, les lascifs trémoussements, redoublaient l’ardeur de mes désirs ; tantôt enfin, je recevais sur mes épaules tes jambes divines et je contemplais à loisir ce réduit charmant, source de toutes les voluptés, pendant que je palpais les contours de deux cuisses d’albâtre. Mais quelle que fût l’attitude choisie, nos mains ne pouvaient se lasser de parcourir nos jeunes appas, nos formes potelées et déjà pleines, sans oublier nos charmes les plus secrets ; enfin lorsque notre ardeur ne pouvait plus être contenue, nos corps s’unissaient dans une folle étreinte, tandis que nos doigts libertins, se glissant au siège du plaisir, par leurs attouchements, leurs titillations habiles et rapides déterminaient le spasme suprême et nous aidaient à tromper la nature ; que de fois enfin, nous plaçant dans la voluptueuse posture qui nous permettait de nous rendre un mutuel service, nos Langues agiles n’ont-elles pas provoqué l’organe du plaisir ; nos lèvres libertines collées sur la fraîche grotte de l’amour recevaient bientôt les preuves palpables des délices que nous ressentions. Oui, ma Justine dans tes bras j’ai connu le bonheur, mais je voulais plus encore, je voulais connaître la parfaite jouissance de l’amour et nos ébats libertins, malgré leur charme, n’en étaient que l’image incomplète. Aussi, lorsque retournée chez mon père, je fus de nouveau laissée à moi-même, ne manquai-je pas de jeter les yeux autour de moi et de chercher le mortel aimable auquel je réservais dans ma pensée la gloire de m’initier aux mystères de Vénus. Mais hélas ! vivant dans une province fort retirée, et ne voyant autour de moi personne de mon rang, je dus bientôt perdre l’espoir d’un mariage qui m’eût tiré de cette solitude tout en répondant à mes secrets désirs. La nature, cependant, parlait en moi trop haut pour qu’il me fût possible d’y résister longtemps. J’avais remarqué dans mes promenades le fils de l’un de nos fermiers, grand garçon bien bâti et dont les vingt ans épanouis, les larges épaules indiquaient assez qu’il devait être un robuste champion dans les combats de l’amour. C’est sur lui que je me décidai à jeter mon dévolu. Je n’eus pas de peine à saisir les occasions de le rencontrer ; quelques agaceries et sans doute aussi le langage de mes yeux lui témoignèrent que je n’étais point farouche et que je consentais à franchir la distance qui nous séparait. Je ne te dirai point par quels insensibles degrés je sus lui faire comprendre ce que j’attendais de lui, ni comment, un jour, sur la mousse d’un bosquet, je lui laissai cueillir cette fleur à laquelle un ridicule préjugé attache tant de prix. L’ardeur dont je brûlais transforma bientôt la douleur en plaisir et Pierre devint mon amant. Mais si je connus par lui la volupté, je ne connus point l’amour. Incapable de comprendre la délicatesse d’un tendre sentiment, ses brutales caresses me dégoûtèrent bientôt et je le jugeai promptement pour ce qu’il était, un rustre méchant et cruel. Sachant qu’un mot de lui pouvait me perdre, il en profita pour me faire subir ses indignes caprices et de sales fantaisies. Cruel avant tout, il prenait plaisir à me fouetter jusqu’au sang avec une verge bien fournie, après m’avoir couchée sur ses genoux et troussée à nu. Il disait que la vue de mes charmes, mes contorsions et mes cris doublaient pour lui la jouissance de ma possession. Mais tu connais trop ton amie, pour la croire capable d’avoir supporté longtemps un semblable esclavage ; aussi je fus bientôt résolue à le tenir en respect, et je pris l’habitude de porter sur moi un petit stylet dont la lame effilée n’en faisait pas moins une arme dangereuse. Un jour que ses menaces m’avaient contrainte à me rendre auprès de lui, il voulut me forcer à prendre la posture la plus propre à lui permettre de satisfaire la sale volupté dont il avait quelquefois l’habitude. Dans ma haine et mon dégoût je le lui refusai absolument. Ce n’est pas qu’un amant délicat ne puisse nous y faire trouver je ne sais quel étrange plaisir. Célie, la séduisante et libertine actrice, dont je fus quelquefois la Sapho lorsque mon imagination déréglée cherchait à réaliser des voluptés inconnues et nouvelles, m’a souvent avoué qu’elle trouvait dans la célébration des mystères de Vénus Callipyge les plus âcres jouissances ; elle me disait comment, après des assauts successifs, elle se retournait souvent avec une lenteur coquette, une hésitation calculée, pour présenter à son amant, dans une attitude provocante, cette croupe dodue, ces plantureuses fesses que j’ai moi-même bien des fois fouettées et caressées et dont la vue seule suffisait à ranimer l’ardeur de son partenaire, qui, tout en les couvrant de baisers, lui demandait de l’en laisser entièrement jouir. Célie feignait de refuser, pour augmenter les désirs de son amant, mais après les avoir assez vivement claquées, comme pour la punir, il les entr’ouvrait de ses mains avides, malgré quelque résistance, et se présentait à la secrète entrée, en la suppliant de céder à sa fantaisie. Elle consentait alors à le guider elle-même dans le sentier polisson et ne tardait pas à éprouver, mêlée d’un peu de peine, l’unique et indéfinissable jouissance dans laquelle le commun des mortels ne sait voir qu’une perversion des sens. Et puis, comme en parfait galant homme il sait la récompenser de sa complaisance par les plus chaudes caresses ! Pendant qu’étendu sur les deux monts arrondis et veloutés que Célie lui abandonne, son amant jouit avec fureur de leur excitant contact et de leurs bondissements lascifs ; il n’oublie pas le sanctuaire véritable dont il anime l’intérieur et irrite la sensible éminence pour la dédommager de l’absence de son saint ordinaire. Enfin, ils touchent l’un et l’autre au bonheur suprême, elle sent venir son amant, et tandis qu’il se laisse complètement aller sur les globes amoureux prêts à le recevoir, l’exquise volupté de la tiède rosée dont il lui inonde le derrière, la force de répandre à son tour le flot abondant des larmes du plaisir. Mais, alors, j’eusse préféré mourir que de subir les violences obscènes du monstre auquel je m’étais follement liée. Furieux de ma résistance, il s’empare de moi, me lie à un arbre, me trousse et m’exposant ainsi nue, me fouette sans pitié. Sa fureur satisfaite, il me détache pensant que ce traitement barbare m’a rendue plus docile. Je parais en effet m’apprêter à le satisfaire, je me place et je lui présente l’objet de ses désirs, mais tandis qu’agenouillé derrière moi, il s’attarde aux bagatelles de la porte, je me retourne à demi et le saisissant d’un bras, prompte comme l’éclair je lui plonge mon poignard dans la poitrine. Il s’affaisse sans prononcer une parole ; j’essaie de saisir les battements de son cœur, mais tout était fini ; il était mort. J’eus un moment de stupeur et je me détestai moi-même ; mais le souvenir des indignes traitements qu’il m’avait fait éprouver, eut bientôt raison de mes remords. Je quittai ce lieu sinistre ne songeant plus qu’à cacher mon crime ; la chose d’ailleurs me fut facile. Pierre était détesté dans le pays, lorsqu’on retrouva son corps, on attribua sa fin à une rixe ou à une vengeance et il n’en fut bientôt plus question. Pour moi, je fus mariée quelque temps après à M. Derfeil dont je devins veuve au bout de peu d’années ; j’ai retrouvé ainsi une liberté qui m’est chère, mais dont je n’ai peut-être que trop su profiter. Telle est ton amie, ma chère Justine, tu la connais maintenant tout entière ; je suis parvenue aujourd’hui à cette heure décisive où l’amour de Philippe peut me sauver, comme son abandon me jetterait, je le sens, aux dernières extrémités. #### PHILIPPE D’ORANSAI à MAXIME DE VERSEUIL. « Comment, scélérat, non content de la charmante Célénie, de l’ardente Clotilde, il te faut encore Louise, cette délicieuse petite lingère dont tu n’as pu avoir raison qu’en te présentant pour le bon motif sous les habits de ton valet de chambre, et Célie la jolie rivale de Célénie sur la scène, et Adeline la danseuse ; tu seras donc toujours le même et rien ne pourra t’amender ! » — C’est ainsi, sans doute, que tu me gourmanderais, mon cher Maxime, si tu étais auprès de ton ami. Mais suis-je coupable, après tout, si je ne puis voir une jolie femme sans en devenir amoureux ? J’apprécie sans doute comme il faut les attraits de Célénie et les charmes intimes de Clotilde, bien que sa passion inquiète et jalouse commence à me lasser quelque peu. Mais Louise est si naïve et si tendre, Célie est si bien faite, ses formes dodues et potelées, l’air voluptueux répandu sur toute sa personne excitent si vivement les désirs, Adeline est si canaille, elle apporte dans nos folles parties une verve si endiablée, elle se prête avec tant de complaisance aux fantaisies les plus polissonnes, elle est enfin si experte aux caresses savantes, aux luxurieuses postures, aux mouvements excitants et lascifs, qu’il faudrait vraiment avoir les vertus d’un saint pour ne pas succomber à de telles tentations, et ton ami, tu le sais, n’est rien moins que cela. Ne faut-il pas, d’ailleurs, ô rigide Caton, que jeunesse se passe, assez tôt viendra la froide raison, la vieillesse et ses glaces. « Nunc est bibendum, nunc pede libero… » Mais où me laissai-je entraîner, je cite Horace comme un crasseux pédant de collège, et j’oublie que je suis gentilhomme. Pour passer à des sujets plus sérieux, tu te souviens peut-être que j’avais promis à Léopold de l’aller voir. Je fus donc hier chez lui ; on me fait entrer dans une sorte de salon garni d’étoffes et de tapis d’Orient, de meubles aux formes singulières, d’armes étranges et splendides qui permettaient de supposer chez leur propriétaire de lointains voyages en des régions inconnues ; un parfum subtil remplit l’appartement et produit bientôt sur le cerveau un effet indéfinissable. Mon attention fut particulièrement attirée par une sorte de court bâton en or déposé sur une table. Il était orné de caractères mystérieux et muni d’un pommeau formé par une merveilleuse émeraude sur laquelle se voyait sculpté un scarabée. Comme je tenais cette canne pour l’examiner, elle échappe tout à coup de mes mains et à peine a-t-elle touché le sol que des voix mystérieuses se font entendre, sans qu’il me soit possible de savoir d’où elles viennent. Au même instant, paraît Léopold sur le seuil d’une porte que je n’avais pas remarquée jusqu’alors : « Voilà, dit-il en souriant, la punition des indiscrets. » Je m’excuse un peu confus tandis qu’il me fait asseoir et il m’informe, sans attendre davantage, que la personne dont il m’avait parlé se trouvait maintenant en sûreté. Je le remercie avec effusion de l’intérêt qu’il prend à tout ce qui me touche et je l’assure qu’il n’est rien que je ne fasse pour lui témoigner ma gratitude. ”S’il en est ainsi, me répond Léopold, promettez moi de rompre avec Clotilde ; j’ai vu avec regret votre liaison avec elle, et je ne serai tranquille à votre égard que lorsque je vous verrai hors des liens de cette sirène.” Puis, comme je fais un geste de surprise, il me dit à quel point cette femme est dangereuse ; combien son passé est obscur et chargé d’actions criminelles. Ce qu’il m’en a raconté m’a fait horreur, et c’est plein d’indignation et de dégoût que j’ai promis à Léopold de terminer promptement ce vilain chapitre de ma vie. ‌ ### CHAPITRE II. LA V… #### LETTRE I. émilien à paul. rère et ami, vive la république ! et mort aux royalistes ! Tu as été un de leurs plus chauds ennemis : jusqu’à l’instant où leur parti nous a vaincus, il a fallu que tu cherchasses une retraite qui pût te soustraire à leur poursuite, et le soin de ta sûreté l’a emporté sur le désir de vengeance, dont ton cœur est toujours dévoré. Je le partage avec toi ; oui, d’Oransai ne peut pas nous échapper toujours. Le peu de succès de l’entreprise que tu as été tenter en Angleterre, doit nécessairement t’animer davantage ; mais agissons avec une circonspecte prudence. Un terrible adversaire s’élève contre nous, tu reconnais à cette épithète le formidable Léopold ; je ne sais, depuis quelque temps, d’où a pu naître son redoublement de colère contre toi ; mais tu es perdu s’il te retrouve. Je crains que l’asile qui te cache, que le voile qui te couvre ne soient assez obscurs ou épais. Le pouvoir de Léopold s’étend loin ; je crois qu’en moins de vingt-quatre minutes il communique avec la Russie et le Portugal : tout est singulier, tout est inconcevable dans cet homme mystérieux : sous l’apparence de la jeunesse, il cache une âme éprouvée par une longue expérience. Qu’est-il ? D’où vient-il ? Que fait-il ? On l’ignore, et l’on frémit devant lui. Assurément son secours est bien nécessaire au présomptueux Philippe. Sans Léopold, depuis long-temps il dormirait auprès de ses pères, dont, par une fatalité sans exemple, les ossements n’ont point été dispersés, et reposent encore dans leurs tombes à M.... C’est au cimetière de cette ville qu’ils ont été enterrés dans la chapelle seigneuriale. Trois pièges sont tendus à Philippe : le premier est dans les bras d’Adeline, qui lui communiquera… tu m’entends… Le second doit le brouiller à jamais avec Clotilde Derfeil et son trépas inévitable partira de cette querelle ; le troisième est une manière de coup de poignard qu’il doit recevoir à une sortie du grand bal. Il sera bien heureux s’il échappe à tout, et si son égide tutélaire (Léopold, je veux dire) l’accompagne partout. Ah ! que ne peut-il lui-même tomber sous nos coups, ce Léopold redoutable ! Mais puis-je concevoir une telle pensée, lorsque je suis sous son glaive ? Un signe de lui ferait tomber ma tête. Quel dommage qu’il ne soit pas un frère et ami ! avec lui la machine eût été loin. Tant de bonheur ne nous était pas réservé. Il faut nous contenter des moyens qui nous restent, nous passer de lui et éviter ses coups, si la chose est possible. Adieu, Paul ; vive la Constitution de 93 ! et meure d’Oransai ! ‌ #### LETTRE II. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil. milien vient de me faire une terrible confidence : le même sort me menace, je suis perdu ; et, plus à plaindre que lui, j’ai la douleur d’avoir empoisonné Célénie, Louise, etc. Que les huit jours qui vont s’écouler me paraîtront épouvantablement longs ! C’en est fait, je renonce à l’insipide Célie, à la détestable Adeline, à ma charmante Célénie. Misérable que je suis ! dans quel guêpier me suis-je fourré ! Ris à mes dépens, Maxime ; sermonne-moi, tu le peux, tu en as le droit ; je suis un imbécile, un sot, un fat ; Émilien a reçu le plus odieux présent d’Adeline, la chose est sûre, et sans doute le même sort m’attend. Que la foudre m’écrase si je ne punis pas cette mégère ! ‌ #### LETTRE III. Émilien à Paul. l l’a échappé !! Par une fausse confidence, j’avais appelé la frayeur dans son âme, je lui avais communiqué la nouvelle de mes douloureuses conquêtes, pour qu’il ne pût me soupçonner de trahison ; il tremblait de tous ses membres, mais la pureté de son sang, la bonté de sa constitution, le diable qui le protège, tout a combattu pour lui ; et ce que je croyais être un coup de parti, a tourné contre moi. Si je ne l’eusse pas alarmé, il eût pu se perdre, quand le voilà pour jamais sur ses gardes. Heureusement que j’ai plus d’une corde à mon arc, je ne tarderai point à faire jouer les deux autres ressorts ; ils seront plus sûrs, ceux-là. Adieu ; vive la Constitution de 93 ! meure d’Oransai ! ‌ #### LETTRE IV. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil. h l’on l’en la la dari donda. Je chante, donc je n’ai plus d’inquiétude ; l’alarme était fausse ; mais que Lucifer m’épouse avant que je m’expose de nouveau. Adieu, mesdames les actrices ! adieu pour toujours ; toi seule, Célénie, tu feras une exception à la règle. Tu ne saurais croire, Maxime, de quel poids m’a délivré la huitième journée : je tremblais, je jurais, je m’emportais. Assurément, pour peu que mon sang eût été corrompu, l’agitation dans laquelle je me suis mis devait achever de détruire ma santé. Après-demain je pars avec Léopold pour aller au château qu’il m’a dit posséder à quelques lieues d’ici. ‌ ### CHAPITRE III. LE VOYAGE SOUTERRAIN ET LA FÉERIE. #### LETTRE V. le même au même. e fut à l’entrée de la nuit que Léopold vint me prendre ; il était vêtu simplement avec des bottes, une lévite courte, un chapeau rond, en un mot dans le costume d’un homme qui quitte la ville. Il m’avait dit à l’avance que nous trouverions une voiture à quelque distance des portes, ainsi je ne fus pas surpris de nous voir commencer à pied notre voyage. Nous parlâmes encore de madame Derfeil, qu’il ne peut pas souffrir, d’Émilien qu’il déteste ; il m’assura que si j’étais malheureux je ne pouvais m’en prendre qu’à ma liaison avec ces méprisables personnages. Vaincu par ses discours, subjugué surtout par son ascendant irrésistible, je l’embrassai tendrement, et je lui jurai de nouveau de ne plus voir ceux dont il redoutait pour moi la colère. — Ah ! Philippe, me dit-il, vous ne savez pas quel bien vous venez de nous faire en m’assurant que vous abandonneriez une société pernicieuse : désormais vous serez hors de leurs atteintes, et c’est maintenant à Léopold à vous protéger. Il prononça ces mots d’une manière solennelle, et qui m’étonna. Maxime, je ne sais, mais il me semble que ce Léopold doit influencer de beaucoup le cours de ma destinée future ; aujourd’hui que je le connais mieux, sans cependant avoir percé le miraculeux mystère qui l’enveloppe, je suis porté à avoir pour lui la vénération qu’on doit avoir pour des êtres supérieurs et bienfaisants. — Philippe, poursuivit-il, il pouvait naître d’une trop intime fréquentation de vous avec madame Derfeil et Émilien, un grand changement dans votre caractère ; avant peu la dissimulation eût remplacé votre franchise naturelle : vous êtes léger, sensible, vous seriez devenu faux et méchant ; un vase d’or qui contient une eau corrompue, devient lui-même le foyer des miasmes pestilentiels ; aujourd’hui vous avez rompu d’indignes chaînes, et la vérité ne tardera pas à se montrer sans voile à vos yeux. Dans le temps que Léopold me parlait ainsi, nous avions quitté la grande route, et par des chemins de traverse nous étions parvenus au bas d’une colline escarpée. — Est-ce ici que votre voiture doit nous attendre, lui dis-je ? — Avant de la rencontrer, répliqua-t-il, il nous reste à gravir ce monticule. Nous nous remîmes à marcher, nous gagnâmes le sommet de la colline, et quand nous y fûmes arrivés, jetant mes yeux tout autour de moi, je n’aperçus d’aucun côté ni voiture, ni même aucune créature animée. Le crépuscule me permettait encore de distinguer assez loin les objets dont nous étions environnés ; la colline offrait de toute part une surface stérile, et sur ses flancs ne s’élevait aucun arbre, aucun rocher qui pût permettre à qui que ce soit de se cacher. Ainsi, Léopold et moi, nous étions les seuls êtres vivants dans la circonférence d’un quart de lieue de diamètre. En ce moment, la figure de Léopold se revêtit d’une teinte plus forte de gravité. — Philippe, me dit-il, avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous interroge. Avez-vous en moi une confiance entière, illimitée ? Me croyez-vous votre ami, et pensez-vous que ma conduite vous ait paru digne de blâme ? Monsieur, lui dis-je, en prenant un ton pareil au sien, si je me méfiais de vous, si je n’avais pas pour vous une amitié sans borne, une estime réfléchie, une forte conviction de la noblesse de votre manière d’être, je ne vous eusse point suivi comme je l’ai fait avec l’entière confiance que l’on a pour son ami le plus respectable. Excellent jeune homme, s’écria-t-il en me serrant avec attendrissement contre son cœur, ainsi vous ne balancerez point à faire ce que je pourrai vous demander ? Comme je crois que vous n’exigerez de moi rien qui soit contraire à ma religion, à mon honneur, je n’hésiterai point à vous obéir. Avez-vous bien réfléchi aux paroles que vous venez de prononcer ? Non, elles sont l’expression des sentiments de mon cœur, et je ne sais pas les réfléchir. Vous me suivrez partout ? Oui. Vous ne révélerez rien de tout ce qui pourra vous être montré ? La première qualité d’un gentilhomme ne doit-elle pas être la discrétion ? C’en est assez. Vous ne me connaissez pas, Philippe, vous ne pouvez même pas me connaître encore de longtemps ; mais je ne suis pas ce que je vous parais être, et le voile qui me couvre ne sera jamais déchiré si ma volonté s’y oppose. Ce monde sublunaire, jouet du destin, ce monde, dis-je, voit en moi le plus vieux de ses enfants. Ce discours, je le vois, vous étonne ; il n’est pas temps de vous tout dire, un jour peut-être vous en apprendrai-je davantage ; cependant la nuit a tout couvert de son voile sombre, voici bientôt l’heure où les esprits sortent de leurs retraites, où les pâles fantômes, secouant la poussière du cercueil, errent autour des dernières demeures, tandis que le démon ennemi rassemble les bandes des infâmes magiciennes. L’instant est favorable, voulez-vous me suivre ? Y consentez-vous de votre plein gré ? — Oui, oui, je vous l’assure, lui dis-je, quoique mon cœur eût fortement battu, lorsque Léopold me tenait le bizarre discours que je viens de te rapporter : — Il suffit, me dit-il, je ne vous propose point de vous bander les yeux, promettez-moi seulement de les fermer et de ne les ouvrir que quand je vous le permettrai. Je lui fis la promesse qu’il exigea, et, sur-le-champ, je posai ma main sur mes paupières abaissées. À peine me fus-je ôté le droit de voir, que j’entendis autour de moi un murmure confus de voix et de pas ; il me sembla que Léopold causait avec une multitude de personnes, tandis qu’une seconde avant, nous étions isolés, et loin de toute créature humaine ; je demeurai dans cette position environ quatre minutes ; alors Léopold me dit avec douceur : Vous pouvez ouvrir les yeux. Je ne reconnus plus la place où j’étais ; la colline avait disparu, ou plutôt on m’avait transporté dans un autre lieu sans que je pusse m’en douter ; nous étions dans une chambre ronde, bâtie en pierre jaunâtre ; au milieu du plancher était posé un piédestal d’albâtre cannelé, sur lequel s’élevait un vase pareillement d’albâtre ; de ce vase sortait une lumière douce qui, éclairant les environs, me permit de distinguer le nouveau costume de Léopold ; une toque de velours noir, surmontée d’une plume rouge, était sur sa tête ; il était revêtu d’une tunique bleue que ceignait une ceinture noire ; il portait des brodequins couleur de feu, et dans sa main il tenait la baguette d’ivoire à cercles d’or, que j’avais déjà vue chez lui. — Philippe, dit-il en s’apercevant de mon étonnement, toute question vous est interdite ; vous ne devez parler que lorsqu’on vous interrogera. Je m’inclinai en signe d’obéissance. — Bien ! bien ! poursuivit-il, et n’oubliez pas que vous êtes avec votre ami. En parlant ainsi, il toucha de sa baguette le vase d’albâtre lumineux ; à l’instant une fumée épaisse en sortit ; elle remplit la chambre, en augmentant au point de ne rien laisser distinguer ; puis, se dissipant insensiblement, je vis dans le piédestal du vase une porte s’ouvrir, et paraître les premières marches d’un escalier ; Léopold le descendit en me faisant signe de le suivre. L’escalier, en forme de colimaçon, se prolongeait à une très grande profondeur ; je ne doute pas que nous n’ayons mis une demi-heure à le descendre. Quand nous fûmes arrivés à la dernière marche, une porte de fer se présente devant nous : à un crochet, attaché tout auprès, reposait un cor d’argent et d’une forme allongée. Léopold le portant à ses lèvres, en tira par sept fois un son aigu et bref. Dans le lointain j’entendis un autre cor lui répondre : à celui-là en succéda un autre qui me parut plus rapproché, ensuite un troisième moins éloigné encore ; enfin, sept de suite se firent entendre ; le dernier me sembla être embouché derrière la porte de fer. À peine eut-il résonné que la porte se leva à la manière des herses : en passant je vis qu’elle était profondément enchâssée dans une rainure ; elle retomba soudain. Nous étions alors dans une longue galerie, assez large, éclairée de distance en distance par des lampes d’albâtre qui pendaient de la voûte où les attachaient des chaînes d’or. Vers le milieu de cette galerie, un obstacle imprévu nous arrêta : un torrent souterrain croisant notre passage, élevait ses eaux au niveau du plancher, dans une largeur d’environ quatre-vingts pas. Léopold ne me parut point embarrassé de franchir cette onde qui courait avec rapidité : il posa son pied sur l’eau, et de quelle surprise ne suis-je point frappé, lorsqu’au lieu de le voir s’enfoncer, comme je le craignais, je le vis marchant d’un pied ferme ! il m’invita à l’imiter. J’avoue que ce fut en tremblant, mais ma crainte fut bientôt dissipée, quand je sentis que je marchais sur un corps solide, placé à quatre doigts du niveau du torrent. Il eût été impossible, à celui qui n’aurait point eu la connaissance de ce secret, de parvenir à l’autre bord. J’avais soin, en avançant, de suivre directement Léopold, pour ne point tomber dans quelque gouffre, si ce pont bizarre n’avait qu’une étroite largeur ; quand nous eûmes atteint la rive opposée, nous poursuivîmes notre chemin, et j’admirai le bel effet produit par ces lampes d’albâtre : on eût dit que nous marchions dans des tombeaux ; vingt fois mon imagination échauffée me montra des ombres silencieuses qui voltigeaient autour de moi. Nous atteignîmes le bout de la galerie. Une autre porte se présente ; et vis-à-vis était, sur un vaste trépied de bronze, un immense tambour ; Léopold le frappa avec sa baguette par cinq fois, et à chaque coup il rendit un son si fort, si lugubre en même temps, que j’en tressaillis. Cinq autres tambours lui répondirent comme les cors s’étaient répondu. La porte s’ouvrit comme celle que j’avais déjà passée, et nous donna entrée dans un salon circulaire, soutenu par une double colonnade de marbre rouge. Une éclatante lumière, dont je ne pus découvrir le foyer, éclairait cette vaste pièce. Là, Léopold s’arrêtant, me dit : — Il faut que vous quittiez l’habit que vous portez, pour en revêtir un qui soit moins remarquable. Je vis alors venir vers moi quatre jeunes filles, couronnées de roses blanches, portant une corbeille couverte de drap noir, parsemé de larmes d’argent ; après avoir déposé la corbeille à mes pieds, elles se retirent ; quatre jeunes gens vêtus comme Léopold, à l’exception de la plume qu’ils avaient bleue, les remplacèrent, et me déshabillant en diligence, me donnèrent une longue robe blanche, une écharpe bleue, une toque de velours blanc avec une plume noire. Dès qu’ils eurent fini, ils se prosternèrent devant Léopold, et nous avançâmes. Une fois pour toutes, cher Maxime, je te dirai combien ma surprise était grande, et augmentait à chaque instant, à chaque objet nouveau qui se présentait à moi. Lorsque nous eûmes quitté ce salon, nous montâmes un grand escalier, et que devins-je, lorsque après l’avoir examiné, je le reconnus pour être celui du vieux château de la forêt, où j’ai cent fois raconté que j’avais arraché ma cousine Honorée au lâche et traître Saint-Clair ! Cette reconnaissance ne me fit aucun plaisir ; comme ce lieu ne m’offrait que d’effrayants souvenirs, je commençai à me repentir de mon entreprise. En ce moment, Léopold, ainsi qu’il l’eût pu faire s’il avait lu dans le fond de ma pensée, jeta sur moi un regard, dans lequel se peignait tant de vertu que je rougis de mon manque de confiance. Nous entrâmes dans une chambre ; c’était celle où j’avais vu, dans mon premier voyage à ce château, les squelettes qui se chauffaient, assis autour d’un brasier. Eh bien ! ils y étaient encore ; et quand Léopold se présenta devant eux, ils parurent s’animer, et se levèrent comme pour le saluer ; je frémis et pâlis : — La vue de ce que nous devons être vous épouvante étrangement, jeune homme ; je vous croyais plus de vraie philosophie. Touché d’un tel reproche, je me remis de ma terreur involontaire, mais ce fut avec plaisir que je m’éloignai de ce dégoûtant spectacle. Après avoir traversé la galerie que j’avais parcourue dans mon précédent voyage, nous arrivâmes enfin dans la salle où j’avais immolé Saint-Clair ; le pavé était encore taché de son sang !… Léopold me dit : — Je vais vous laisser seul, bientôt on viendra vous prendre, et vous suivrez vos guides sans leur résister. Il me lance alors un regard foudroyant, bien différent de celui qui m’avait naguère si fort rassuré, et s’éloigne. Le lieu faiblement éclairé était peu propre à fournir de riantes réflexions ; ma timidité revint chasser mon courage : je pestai contre ma manie de courir après les aventures. Pendant que je réfléchissais, le temps s’écoula. Fatigué par la longueur de la course que je venais de faire, je cherchai de l’œil un siège pour m’asseoir : un grand fauteuil jadis richement doré s’offre à moi, je cours pour m’y placer ; à peine ai-je touché le fond que quatre ressorts partent et saisissent à la fois mes bras, mes jambes et le milieu de mon corps. En un clin d’œil je fus pris au trébuchet ; j’eus beau me démener, j’étais trop solidement attaché pour pouvoir rompre ces étroits liens : Me voilà, me disais-je en moi-même, dans une aimable position ! si ce monsieur Léopold, qui commence à sentir le sorcier, n’était qu’un fourbe adroit, autrefois compagnon de Décius Saint-Clair ! je serais bien tombé. Je me suis laissé surprendre comme un sot, et loin d’avoir des armes pour me défendre, je ne puis même pas me remuer. Mon cher Philippe ; si vous vous tirez d’ici les bragues nettes, cela vous apprendra à aimer les aventures galantes et fort peu les mystérieuses. Ici mon monologue de grand opéra, qu’un rondeau n’égayait point, fut interrompu par une vilaine large goutte de sang qui tomba de la voûte sur ma main. Bon, poursuivis-je, il est gracieux ce présage ; une autre goutte tombe sur ma seconde main ; le flambeau qui brûlait sur une table voisine s’éteint, et la plus décidée obscurité m’enveloppe. En ce moment, de gentilles têtes de mort, portées sur des ailes de feu, voltigent ça et là ; une armée de fantômes blancs viennent autour de moi en formant une danse peu réjouissante : — Ah ! dis-je à haute voix, on veut m’offrir pour plaisir une scène de Robertson. Un nouveau spectacle qui m’apparut, me fit prendre un ton moins riant : un tombeau s’élève tandis que la foudre gronde, peu à peu un spectre décharné sort du cercueil, ses traits se forment, il s’approche de moi et m’offre la figure trop connue du misérable Saint-Clair. Soudain, une voix tonnante s’écrie : Vengeance ! vengeance ! vengeance !… Tout disparaît, tout se tait, l’obscurité redouble ; mais je sens que mes mouvements sont libres. Je ne tarde pas à quitter le perfide fauteuil, et me voilà à tâtons jouant à colin-maillard pour sortir de ce salon, quoiqu’il pût m’en arriver et quoique Léopold pût me dire. En cherchant une issue, je touchai une tapisserie ; je crus au travers distinguer un rayon de lumière, j’approche mon œil pour m’assurer si je ne me trompe pas : que vois-je ! Émilien placé au milieu de cinq brigands, tous porteurs de la plus détestable mine, qui aiguisent un poignard dont le tranchant me parut horriblement effilé : à cette vue, tout fut expliqué. Mon sort est clair, me dis-je, victime du plus odieux complot, comme de la plus dangereuse confiance, je me suis jeté moi-même dans les bras de mes ennemis. Ah ! ma perte est assurée ! puissé-je au moins leur vendre chèrement ma vie ! Je disais, alors Émilien prit la parole. — Eh bien, camarades, dit-il, nous le tenons enfin, ce d’Oransai qui osa combattre la république et égorger Saint-Clair, son brave défenseur ; il est peu adroit, ce jeune homme, de se fier au capitaine Léopold : sa crédulité nous a servis à merveille, et il sera doux en l’immolant, de venger le magnanime Décius. — Parbleu, reprit un des assassins, il me tarde que le capitaine soit de retour pour commencer la fête : je veux, du premier coup de ce fer, fendre en deux le cœur du fier ci-devant. — Bon, dit un autre, je gage le frapper mieux que toi ? — Nous verrons, dit le troisième ; quant à moi, avec cette épée ébréchée, je veux lentement lui couper la tête ; il se sentira mieux mourir. Pendant cette effrayante conversation, j’étais loin de partager la gaîté qui les animait, et le sujet de la dispute me paraissait peu récréatif. Dans le temps que j’écoutais attentivement ce qu’ils pourraient dire encore, je me sentis frapper sur l’épaule ; je tressaille, je me retourne : la salle était illuminée, et Léopold, le sourire sur les lèvres, était debout devant moi. — Ah ! lui dis-je dès que je l’ai aperçu, où m’avez-vous conduit ? vous que j’eusse suivi aveuglément au bout du monde, avez-vous pu me tromper ? Barbare, ne croyez pas que la mort m’épouvante ; mais il est affreux de la recevoir des mains de celui qu’on crut votre ami. Eh ! qui vous a dit que je ne l’étais plus ? de quel droit, sur quels fondements osez-vous élever les reproches injustes dont vous m’accablez ? Quoi, je ne suis point trahi ! quoi ! vous ne m’avez point conduit dans un piège abominable ? Non ! non ! et mille fois non. Tant d’audace m’étonne. Eh bien, d’un mot je peux vous confondre. Pourquoi ce mystérieux appareil dont vous vous environnez ! pourquoi cette ridicule fantasmagorie, dont je ne suis point la dupe ? pourquoi m’avez-vous conduit dans un lieu où je n’eusse plus dû reparaître ? et pourquoi enfin Émilien est-il en ce château, et vous nomme-t-il son capitaine ? Lorsque, sur la crête de la colline, je vous ai parlé, vous rappelez-vous quelles ont été mes paroles ? les voici : Avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous interroge : avez-vous en moi une confiance entière, illimitée ? me croyez-vous votre ami, et pensez-vous que ma conduite vous ait paru digne de blâme ? Vous m’avez répondu : Que si vous vous méfiiez de moi, que si vous n’aviez pas pour moi une amitié sans borne, une estime réfléchie, une forte conviction de la noblesse de ma conduite, vous ne m’eussiez point recherché avec autant d’empressement, et vous ne m’auriez point suivi comme vous l’avez fait avec l’entière confiance que l’on a pour l’ami le plus respectable. Voilà vos propres paroles : je n’y ajoute rien, et pourtant quelques heures se sont à peine écoulées que déjà l’ami est soupçonné, l’estime a disparu, la défiance insultante a pris sa place, et tout ce qui me défendait dans votre cœur, n’a pu tenir contre une apparence trompeuse. Venez, poursuivit-il, venez vous convaincre par vous-même si je vous trompe. Il dit, la tapisserie se roule, Léopold m’entraîne dans la chambre où j’avais cru voir Émilien et ses satellites ; quelle est ma confusion quand je vois, de plus près, que le barbare Émilien, ainsi que les cinq autres personnages ne sont que des mannequins bâtis avec un art infini ? — Léopold, m’écriai-je, oui, je suis bien coupable ; mais votre générosité doit être plus grande encore. Oh ! mon ami, souffrez que je vous donne ce nom ; pardonnez-moi, ne me repoussez point de vos bras, soyez indulgent. Devrais-je l’être ? Qui me répond que les nouvelles merveilles que vous allez voir, n’allumeront pas encore la méfiance dans votre cœur ? Mon honneur vous en assure. Eh ! n’avez-vous pas déjà faussé votre parole ? Serez-vous inexorable ? Jeune Philippe, si je ne vous aimais pas, vous porteriez déjà la peine de votre ingratitude ; mais pesez bien mes paroles : voulez-vous sur-le-champ revenir à Nantes ? les chemins vous sont ouverts ; voulez-vous rester auprès de moi ? Je ne vous quitte pas, je veux réparer mes torts. Dès ce moment vous n’êtes plus à vous, vous m’appartenez, et je réponds de votre destinée jusqu’au moment où vous sortirez de ce mystérieux séjour. Oh ! Philippe, qu’elle était grande votre erreur quand vous avez accusé ma tendresse ! Vous le savez, Léopold, l’homme est faible. Et c’est dans ce lieu qu’il apprend à devenir fort et vertueux. Il disait, quand une horloge sonna la troisième heure de la nuit ; en même temps les lumières qui brillaient dans la salle s’affaiblirent, une musique lointaine se fit entendre, et une cloche retentissant par sept fois, annonça une nouvelle cérémonie ; les portes de la salle s’ouvrirent, je vis paraître cinquante individus couverts de longues robes noires avec des ceintures rouges et portant dans leurs mains des torches de résine embrasée. — Suivez-les, me dit Léopold, je ne tarderai pas à vous rejoindre. Ne voulant pas lui donner de plus forts sujets de mécontentement, je pris la route qu’il m’avait indiquée ; mes conducteurs s’avançaient d’un pas grave et mesuré, chantant à voix basse le psaume De profundis clamavi. Nous arrivâmes en une salle triangulaire où l’on s’arrêta, trois personnages marqués vinrent vers moi et m’interrogèrent de la façon suivante. Votre nom ? Philippe d’Oransai. Vos titres ? Avant la révolution, mon père se qualifiait du titre de comte. Vous êtes donc gentilhomme ? Oui. Quel est votre culte ? Je suis la religion catholique, apostolique et romaine. Croyez-vous aux sorciers, aux revenants ? Je crois à ce que l’église m’ordonne de croire. Doutez-vous qu’il y ait des intelligences entre l’homme et le Créateur ? Non, je n’en doute point, puisque leur existence est consacrée dans les divines écritures. Pensez-vous qu’il se trouve des hommes qui puissent les invoquer ? Je n’ai pas sur ce point une opinion bien établie. Pensez-vous aussi que ce soit un crime de les invoquer ? Pour répondre à cette question, il faudrait que j’eusse répondu différemment à celle qui l’a précédée. Si l’on vous faisait voir des choses qui passent les bornes de l’esprit humain, garderez-vous un profond silence quand vous serez de retour sur la terre ? La parole que j’ai déjà donnée à Léopold doit, ce me semble, suffire. Philippe d’Oransai est digne d’être le témoin de nos mystères. Dès qu’ils ont prononcé ces paroles, un voile tombe sur mes yeux, j’entends des voix mélodieuses qui chantent mes louanges, bientôt succèdent d’autres hymnes en l’honneur des intelligences, la terre tremble sous mes pieds, le tonnerre gronde, enfin le calme renaît et j’entends Léopold. — Que son bandeau lui soit arraché. Mes regards avides se portent partout et se referment involontairement comme frappés du spectacle imposant qui leur est présenté : le lieu dans lequel je me trouvais actuellement n’était plus la salle triangulaire où j’avais été interrogé ; non, j’étais dans une immense rotonde soutenue par des colonnes de rubis, d’émeraudes, de saphyrs et de topazes ; les bases, les chapiteaux, me paraissaient d’or fin ; le pavé divisé en compartiments, présentait d’admirables mosaïques exécutées en pierres précieuses ; la voûte percée par un grand dôme, s’élevait ornée de mille lustres, partout étaient des lumières ; contre les murs étaient des niches renfermant des statues de marbre, de bronze, et des miroirs qui, réfléchissant tout, triplaient, quadruplaient l’étendue colossale du panthéon ; des vases d’albâtre, de jaspe, de porphyre, garnis des plus rares fleurs, des plus beaux orangers, de lauriers-roses, de myrtes, de grenadiers, étaient rangés entre les colonnes ; une multitude de jets d’eau jaillissants, une profusion de sièges de velours richement brodés ; des draperies d’un luxe, d’une élégance peu commune, embellissaient cet inconcevable séjour ; mais encore cette magnificence me frappa moins que l’aspect d’une foule de génies, de sylphes, de fées qui, placés sur des nuages colorés, remplissaient la salle, se tenant tous dans une respectueuse posture devant un trône étincelant de lumière, sur lequel était assis Léopold, habillé du plus brillant costume. De toute part respirait la joie ; non je me trompe, au bas du trône, une troupe de personnages vêtus de rouge, portant un masque de la même couleur, me présentait une contenance soucieuse qui contrastait vivement avec l’allégresse générale. Léopold, après avoir paru quelque temps jouir de ma surprise, leva sa baguette : soudain le silence le plus profond régna partout. — Ô vous, dit-il, vous dont la puissance étendue s’emploie sans cesse à combattre les ennemis du bonheur des mortels, invisibles puissance, qui faites trembler les méchants, voici l’heure de nos mystérieuses séances ; venez, le ciel est serein, la terre est dans le silence, et la voix de l’Être des êtres nous crie de commencer ; paraissez, esprits accusateurs, nommez-nous les coupables sur lesquels doivent tomber nos foudres vengeresses ; nommez-les, et avant que la lune soit revenue au même point où elle se trouve à présent, ces coupables, dis-je, n’existeront plus. À cette proclamation succéda un bourdonnement qui me parut s’élever du milieu des personnages vêtus de rouge ; un d’entre eux se détacha et s’avançant au milieu de la salle, il parla en ces termes : — Chef des invisibles et des puissances, il est un scélérat qui depuis longtemps échappe à nos coups : il est temps qu’il soit frappé. Léopold lui dit : — Tu le nommes ? Le personnage répliqua : Émilien. — Hélas, s’écria Léopold, tu ne sais pas qu’il ne nous est pas permis d’attenter encore à sa vie ; il est dans le monde un être auquel est attachée une partie de son destin : Émilien expire si ce mortel garde fidèlement ce qu’il a promis ; Émilien est sauvé si le contraire arrive. Invisibles puissances, vous le savez, celui de qui nous tenons notre pouvoir le borne quelquefois ; sans ses ordres nous ne pouvons rien faire, et les hommes qu’il ne désigne point à notre glaive peuvent nous braver impunément ; mais veillez sur Émilien : voyez combien il est grand le nombre des victimes dont il a répandu le sang ! Alors la terre s’entr’ouvre, et des ombres sanglantes s’élèvent en poussant des gémissements plaintifs. Là, est une mère précipitée avec son enfant dans l’onde dévorante ; ici un respectable ministre du Seigneur immolé au pied de l’autel ; plus loin un père ; ailleurs un brave défenseur de la patrie ; tous ensemble demandaient vengeance. — Vous l’aurez, leur cria Léopold ; pour être retardée elle n’en sera que plus terrible. Ces ombres s’évanouirent peu à peu ; un autre personnage nomma Saint-Clair. — Philippe en a purgé la France, s’écria une voix. — Oui, répondit l’interlocuteur ; Sainte-Clair n’est plus, mais Paul existe. — Paul, répliqua Léopold, doit suivre Émilien ; le même sort leur est réservé. Il se tut ; nulle autre accusation ne fut formée. Alors les personnages vêtus de rouge disparurent ; la musique recommença ses sons harmonieux, et les génies chantèrent en chœur une romance touchante. Depuis assez longtemps j’étais le simple spectateur de ces plaisirs, lorsque Léopold me dit : — Cher Philippe, dois-tu être indifférent à la joie qui t’environne ? Ah ! pour la partager je crois qu’il te suffit de te retourner. Je fais ce qu’il m’ordonne, un cri m’échappe et je m’élance aux genoux d’Honorée !! ‌ ### CHAPITRE IV. LE MARQUIS FRANÇAIS. #### Suite de la LETTRE VI. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil. vre de joie, au comble du bonheur, serrant Honorée dans mes bras, je ne m’étais point aperçu que les objets dont j’étais environné avaient disparu en même temps, et que par un effet dont je n’ai pu trouver la cause, ma cousine et moi nous avions été transportés dans une chambre où nous étions seuls avec notre amour. Il s’écoula plus d’une heure avant que j’eusse pu rétablir le calme dans mes pensées comme dans mon cœur ; ah ! il faut aimer ainsi que moi pour se faire une idée de mon délire : séparé depuis des années d’une femme que j’adorais ; la retrouver, sans être prévenu, d’une manière aussi inattendue, voilà plus qu’il n’en faut pour faire tourner une tête plus froide que la mienne ; enfin quelque peu de raison me revint : assis auprès de mon amie, passant un bras autour de sa taille charmante, cueillant des baisers de feu sur ses lèvres rosées, puisant un nouvel amour dans ses regards, je l’interrogeai et sur le temps de son absence et sur ses liaisons avec Léopold. — Les transports que je t’inspire, me dit-elle, sont bien doux à mon âme ; ah ! cher Philippe, combien je suis heureuse si tu m’as toujours conservé ta tendresse, et que je suis coupable si j’ai ajouté foi aux calomnies nombreuses qu’on s’est plu à répandre sur ton compte. Tu me demandes le récit de mes aventures, je vais te raconter des événements qui te paraîtront bien étranges, et que j’accuserais s’ils ne m’avaient enfin rapprochée de toi. „Pleurant sur ton généreux dévouement au bonheur de ta patrie, sur la sévérité des ordres de mon père, je m’éloignai de la France : le duc de Barene m’avait commandé de venir le rejoindre en Angleterre, où il avait fixé son séjour auprès des princes dont il voulait partager la fortune. Je débarquai à Douvres après une heureuse traversée ; là je trouvai le premier valet de chambre de mon père, qui m’attendait depuis quelques jours : je ne voulus prendre que peu de repos ; impatiente de revoir le duc, je partis pour Londres en toute diligence. La tendresse que te témoigne ta mère doit te faire concevoir celle que me montre l’auteur de mes jours. „Ô ! ma fille, me dit-il, nous l’avons abandonnée sans retour, cette France qui nous proscrit. „— Sans retour, mon père, lui répondis-je ? „— Eh ! qu’irions nous faire dans des contrées sanglantes, où coule toujours le plus pur sang, où une horrible, une atroce liberté a remplacé la plus antique des monarchies ? „— Vous vous trompez, Monsieur : le gouvernement est encore républicain, mais tout porte à croire qu’il ne tardera pas à être aboli ; les esprits, même les plus échauffés, commencent à reconnaître qu’un grand état a besoin d’un seul chef ; je ne doute point qu’avant peu la royauté ne renaisse avec plus d’éclat et de pouvoir ; d’ailleurs, mon père, abandonnerons-nous à jamais nos terres, notre famille, nos amis, madame d’Oransai, son fils ? À ton nom je rougis malgré moi ; le duc, sans paraître s’en apercevoir, me répliqua : — Dès le moment où Philippe a pu reconnaître la Convention, il a cessé de m’appartenir ; je ne veux plus pour parent le déserteur de la plus belle cause, et de la plume avec laquelle il a signé la paix, il a lui-même effacé le souvenir de ses belles actions écrites dans le livre de l’histoire. Je crois, ma fille, que vous savez trop bien ce que vous devez à votre souverain pour conserver un sentiment de tendresse pour celui qui n’en est plus digne ; le jeune d’Oransai ne tarderait pas à trahir les serments qu’il pourrait vous faire : un parjure ne l’est pas à demi. Je vis avec une mortelle douleur jusqu’à quel point mon père était animé contre toi ; il me sembla que bien des jours s’écouleraient avant celui qui éclairerait notre bonheur. Le duc terminant cet entretien par un baiser paternel, me recommanda le soin de ma parure ; „car, me dit-il, vous serez ce soir même présentée à nos princes.” La présentation eut lieu, on daigna me faire des compliments exagérés sur ma conduite dans la Vendée ; je fus enfin toute cette soirée l’objet de la publique curiosité. Parmi les jeunes seigneurs qui s’empressèrent auprès de moi, je fus contrainte de remarquer le marquis de Montolbon, qui se distingua par ses délicates attentions pour moi, par l’élégance de ses manières et la vivacité de son esprit ; je reconnus en lui un vrai Français, plus d’une fois il me rappela mon cher Philippe. Cette ressemblance avec toi dans les façons d’être, dans la tournure de sa conversation, m’engagèrent à lui parler plus souvent ; il m’en parut charmé, je ne m’aperçus point cependant que ma conduite faisait naître dans son cœur des espérances que j’étais bien loin d’encourager. Le soir il me reconduisit jusqu’à notre voiture ; en me quittant il me lança un regard que j’eusse compris si je n’eusse pas aimé Philippe. Quand nous fûmes de retour à notre hôtel, mon père me demanda comment j’avais trouvé le marquis de Montolbon. — Il m’a paru aimable, lui répondis-je. — Ainsi, me dit le duc, vous avez pu voir que l’élite de la noblesse française n’a point resté sur un territoire avili. Il ne poursuivit point ; je ne voulus pas répondre et nous nous séparâmes. Le lendemain, au moment où nous nous mettions à table pour prendre le thé, on annonça le marquis ; il parut dans le plus élégant costume, salua mon père avec un air d’intelligence qui me parut de mauvais augure ; prenant place à mes côtés, il m’accabla d’une foule de compliments qui, quoique dits avec grâce, n’en eurent pas moins l’honneur de me déplaire. Je cherchai à rendre la conversation générale ; j’y réussis. Alors le léger marquis disparut ; je ne vis à sa place qu’un homme vraiment instruit, profond politique, qui voyait tout du meilleur côté, qui débrouillait avec une merveilleuse clarté les idées les plus embrouillées. Je l’écoutai avec quelque plaisir ; bientôt il tire sa montre, se rappelle un rendez-vous indispensable, baisa ma main avant que j’aie pu la retirer, s’incline devant mon père, et s’enfuit avec toute la légèreté de ses chevaux. Après qu’il fut parti, le duc recommença à me faire son éloge : je ne tardai pas à comprendre qu’on exigeait que le marquis prit sa place dans mon cœur ; mais il n’était pas aussi facile qu’on pouvait le croire de supplanter Philippe. Je ne pus m’empêcher de le faire sentir à mon père ; il me répliqua que je n’étais ni une enfant, ni une héroïne de roman, qu’ainsi il m’était défendu d’opposer la moindre résistance à un hymen convenable et vivement souhaité par les princes. Le silence fut encore ma nouvelle réponse. Mon père me crut vaincue ; il se trompait. Tout entière à la tendresse que tu avais su m’inspirer, j’étais fermement décidée à ne jamais contracter d’autres nœuds qui eussent mis entre nous deux une barrière impossible à franchir. Je formai un projet qui me parut devoir m’éviter des persécutions : je ne tardai pas à le mettre à exécution. Un après-dîner, mon père venait de sortir après le dessert ; je l’entendis dire, dans l’antichambre, que si quelqu’un venait le demander, on dît d’attendre, parce qu’il ne tarderait pas à rentrer. Peu de temps après les portes du salon s’ouvrirent et l’on annonça le marquis de Montolbon. Je compris sur-le-champ le motif des ordres de mon père. J’accueillis le marquis avec un air riant ; il s’assit vis-à-vis de moi, de l’autre côté de la cheminée. Il hésitait à me parler. Je voyais bien ce qu’il avait à me dire ; d’après mon plan, je ne voulais pas détourner une conversation qui devait décider de mon sort. Enfin, le marquis s’expliqua : il me déclara ses sentiments pour moi, me dit que, sans l’approbation de mon père, il n’eût point osé me confier un tel aveu. Il ajouta que, sans avoir l’espérance de me plaire, il conservait au moins celle que je ne le voyais pas avec aversion. — Marquis, lui répliquai-je, non seulement je ne vous déteste point, mais encore j’ai pour vous une estime dont vous allez vous-même juger, par ce que je me propose de vous confier. Vous m’aimez, dites-vous, je veux le croire ; cet amour, pourtant, a été trop prompt à naître pour avoir pu jeter de profondes racines. À peine quinze jours se sont-ils écoulés depuis le premier instant où nous nous sommes vus ; vous avez cru, peut-être, que mon cœur était paisible. Détrompez-vous : j’aime, et rien ne peut me détacher de celui qui brûle également pour moi ; si je n’eusse pas connu Philippe d’Oransai, le marquis de Montolbon m’eût paru seul digne de ma main ; mais le ciel en a autrement ordonné : Philippe est mon cousin, j’ai combattu à ses côtés, le premier il a attendri mon cœur, à lui seul se rapportent mes pensées, je ne puis l’oublier… Marquis, ma franchise n’a éclaté que dans la confiance que m’a inspirée votre caractère. Vous êtes gentilhomme, vous êtes Français, tout m’affirme que vous serez généreux ; cessez de conserver des prétentions que je ne puis approuver : n’aidez point mon père à faire mon malheur ; il me serait affreux d’abandonner Philippe et d’être à un homme estimable que je ne pourrais pas chérir. — Madame, me répliqua le marquis sans hésiter, votre confiance me dicte irrévocablement ma conduite. Non, je ne tromperai point l’idée glorieuse que vous vous êtes formée de moi. Oui, sans doute, il m’en coûtera de ne point avoir pour épouse la femme qui réunit tant de charmes à tant de vertus ; mais je préfère le regret de ne point la posséder à celui de lui déplaire une seule minute. Soyez libre, belle Honorée ! que l’heureux Philippe vive dans l’espoir de vous posséder ! Ah ! du moins si je ne puis obtenir votre amour, que votre amitié devienne ma récompense ! — Elle vous est accordée, lui dis-je en lui tendant ma main, qu’il baisa à plusieurs reprises. Il me dit alors qu’il se chargeait de tout : que, si mon père était irrité, il prendrait sur lui toute sa colère. Le duc ne tarda pas à rentrer. Alors je me retirai dans mon appartement, et le marquis put parler en toute liberté. Mon père lui demanda comment j’avais reçu sa déclaration, le marquis prétendit qu’il ne l’avait point faite ; une nouvelle que j’ai apprise dans la matinée, dit-il, en a été la cause : il assura qu’un émigré nouvellement arrivé de France, lui avait conté fort au long l’amour de Philippe pour moi, ainsi que la tendresse réciproque que m’inspirait mon cousin. Le marquis poursuivant, jura qu’il avait trop de délicatesse pour troubler ainsi l’union de deux cœurs, qu’il n’osait plus penser au mariage dont il s’était fait une aussi douce idée, et qu’il y renonçait sans retour. Mon père reçut avec chagrin une pareille réponse, mais intérieurement il ne pouvait blâmer la conduite du marquis, qui depuis ce jour fut par moi proclamé mon chevalier. Ses assiduités continuant auprès de moi, le public ne douta pas que mon union avec lui ne fût prochaine ; ainsi j’évitai de nouvelles persécutions. Sur ces entrefaites, je reçus des lettres anonymes qui me dépeignirent ta conduite comme odieuse ; on me citait le nom des femmes perdues qui composaient ta société ; on m’annonçait ta liaison avec les chefs du parti anarchique. De telles nouvelles me désespérèrent, une sourde mélancolie me dévora. Le marquis s’en apercevant, me demanda au nom de l’amitié d’où pouvait naître la tristesse profonde qui me déchirait. Je lui en cachai longtemps la cause ; enfin, comme j’avais besoin de parler de mes chagrins à quelqu’un qui fût sensible, je lui confiai mon désespoir. « Que vous êtes aveugle, crédule Honorée ! me dit le généreux marquis, pouvez-vous ajouter quelque foi aux méprisables lettres anonymes ? celui qui emploie un tel moyen est un lâche et presque toujours un calomniateur. Je ne vous affirmerai point que le comte d’Oransai vous garde une scrupuleuse fidélité, mais pouvez-vous penser que si sa tête est distraite, son cœur puisse le devenir ? non, il vous adore toujours. De vils ennemis le circonviennent : ils veulent vous désunir ; votre faiblesse, si vous pouviez les croire, assurerait leur triomphe. Quant à la seconde partie des accusations, elle tombe d’elle-même : Philippe, plein d’honneur, qui a combattu pour la monarchie avec autant de bravoure, ne peut être coupable : voulez-vous en être plus certaine ? dites un mot, je pars, je vais à Nantes, et m’assure par moi-même de la vérité des faits. » « Non, non, lui dis-je, je ne souffrirai point que vous exposiez ainsi votre vie. Non, ami trop magnanime ; je n’hésiterai pas à vous croire désormais, je bannis la méfiance et je ne garderai que de l’amour pour Philippe. » Malgré moi cependant j’étais quelquefois tracassée par des pensées que je ne pouvais chasser. Le marquis, pour me distraire, engageait mon père à essayer les moyens de la dissipation. J’allais aux bals, aux assemblées, aux spectacles, et souvent la douleur me suivait dans ces lieux où devait présider la gaîté. Une nuit, après être restée jusqu’à trois heures du matin dans un bal que donna lady Lauderdale, je voulus me retirer ; madame d’Alban, veuve d’un gentilhomme français, et dont j’étais toujours accompagnée, me suivit ; nous montons dans ma voiture, le cocher n’était que depuis quelques jours dans notre maison. Dès que la portière fut fermée, il partit avec une rapidité inconcevable. Le domestique qui était derrière nous lui cria à plusieurs reprises qu’il se trompait, que ce n’était point la route de l’hôtel ; le misérable ne tenant aucun compte de cet avis, ne s’arrêta que lorsqu’il fut sorti de la ville. Alors six hommes masqués se présentèrent. Nous ne nous étions point aperçues de la trahison, nous dormions à moitié ; quel fut notre étonnement lorsque la portière s’ouvrit et qu’un individu le pistolet au poing arracha d’auprès de moi madame d’Alban, la laissa sur le grand chemin ainsi que le domestique qu’on avait garrotté, se plaça à côté de moi, et ordonna au cocher de repartir ! Tout ce que je viens de te dire se fit plus rapidement que je n’ai mis de temps à te le raconter ; l’excès de la surprise, l’odieux de cette action, avaient suspendu mes facultés. Quand je revins un peu à moi, je demandai avec indignation le motif de cet exécrable attentat ; mon conducteur me dit de me taire, que ce qui se faisait était pour mon bien, et qu’il avait l’ordre de me brûler la cervelle si j’osais faire la moindre tentative pour me sauver : la brutalité qu’il mit, en prononçant ces paroles, me firent croire qu’il était capable d’effectuer ses menaces. Je pris le parti de souffrir en silence, ce n’était pas à mes yeux le moment auquel je devais déployer mon énergie. Nous voyageâmes ainsi tout le reste de la nuit ; vers le matin nous arrivâmes à une poste où nous changeâmes de chevaux. Ainsi se passèrent trois jours ; chaque fois que nous approchions d’un lieu habité, le conducteur toujours masqué, appuyait son arme sur mon sein, s’apprêtant à m’immoler si je faisais entendre ma voix. Vers le soir du quatrième jour, nous descendîmes à la vue d’un château bâti sur des rochers dominant au loin l’Océan. Une femme vêtue en paysanne anglaise, portant sur sa figure l’annonce de la méchanceté, se présenta pour me recevoir à la descente de la voiture. Je ne daignai pas seulement lui adresser la parole ; je la suivis en silence. Nous montâmes au château par un chemin qui s’élevait en pente rapide ; en approchant du vieux manoir, je ne pus m’empêcher de frémir, me rappelant alors le château de la forêt où nous fûmes autrefois si malheureux et où maintenant nous réunit un être bienfaisant. On me donna une chambre assez petite, de forme ronde et bâtie dans une des tours des angles ; on m’apporta un assez bon souper ; je mangeai peu ; ensuite, me jetant tout habillée sur mon lit, je me reposais sans chercher le sommeil que je voulais éviter ; le flambeau qu’on m’avait donné ne tarda pas à s’éteindre, je me trouvai dans une entière obscurité. Depuis quelques instants les ténèbres m’environnaient, quand une lueur subite éclaira ma chambre ; je me levai avec précipitation sur mon séant, pour examiner la cause de cette clarté qui m’apparaissait : alors je vis la muraille se fendre ; de son sein entr’ouvert il sortit un fantôme hideux, revêtu d’une draperie sanglante ; un voile rouge était placé sur sa tête ; il s’avança vers moi, et leva lentement le voile qui le cachait. Mon premier mouvement avait été celui d’une terreur inexprimable ; bientôt la raison reprenant son empire, je pensai que j’allais être le jouet d’une odieuse mystification, qu’on voulait, en m’effrayant, m’ôter en entier les moyens de défense ; mais le courage que me donna cette réflexion, fut sur le point de s’évanouir, lorsque j’eus reconnu Saint-Clair pâle, hâve, l’œil étonné, me lançant un regard où le crime était empreint : « Honorée, me dit-il, reconnais-tu celui qui est mort pour toi, celui que l’insolent Philippe immola du fond des dernières demeures ? je reviens vers toi pour te tourmenter sans relâche ; le ciel t’a déclarée ma proie, je la saisis. » — « Misérable, lui criai-je à mon tour, odieux imposteur, tu ne peux pas m’en imposer ; non, le ciel ne peut protéger le crime ; si plus adroit, tu fusses venu me parler de tes remords, alors peut-être j’eusse pu croire que la puissance suprême te contraignait à revenir sur la terre pour expier tes forfaits ; mais, hélas ! il n’en est rien, un sort funeste t’a conservé la vie que tu devais perdre sans retour ; le repentir n’a point eu accès dans ton âme, et tu n’as poursuivi le cours de ton existence que pour commettre de nouveaux attentats. » — « Oui ! vous l’avez deviné, reprit-il, je vis encore, et je vis dans la pensée de faire votre malheur ; l’amour que j’avais pour vous s’est changé en une haine virulente ; j’ai soif de vos pleurs, je désire votre perte ; vos angoisses, celles de Philippe, mon détestable rival, pourront seules me rendre quelque ombre de joie ; vous êtes la cause qu’il m’a fallu quitter ma patrie, qu’en France ma tête est menacée. Couple exécrable que j’abhorre, je ne veux que vos souffrances, et toute ma vie sera consacrée à les réunir sur vos têtes. Toi surtout, Honorée, toi que je tiens en mon pouvoir, tremble de tous les excès auxquels peut se porter ma rage : tu ne peux m’échapper, ma puissance t’environne, et tu ne sortiras que souillée et malheureuse. » La grandeur du danger qui me menaçait, donna un nouveau degré d’énergie à mon courage naturel ; je vis quel ennemi j’avais à combattre, la fureur qui l’animait, le sort horrible qui m’était préparé ; ces pensées cependant ne m’abattirent point « Saint-Clair, lui dis-je avec autant de sang-froid que je pus mettre dans mon discours, vos projets sont atroces, ils sont dignes de vous ; je sais que je tenterais en vain de vous détourner d’une résolution semblable ; un instant écoutez-moi ; vous voulez mon déshonneur, c’est aussi vouloir ma mort, vous n’espérez point sans doute que je conserve la vie quand je ne serai plus ce que je suis ; si mon trépas est certain, le vôtre est inévitable. Je vous suivrai partout jusqu’à l’instant où je pourrai vous immoler à ma juste colère ; vous me connaissez, vous savez que jamais je n’eus de mon sexe la pusillanimité, son ordinaire apanage. Eh bien ! au nom du Dieu qui m’entend, je proclame votre mort. » — « De vaines menaces ne sauraient m’épouvanter ; je me ris de votre dessein ; Honorée, voyez dans vos bras ce Saint-Clair que vous méprisez, et qui vous outrage. » Il disait, et s’avançant vers moi, la rage dans les yeux, l’injure à la bouche, il allait me contraindre à me défendre ; j’étais décidée à périr avant qu’il n’eût pu accomplir son infâme projet, lorsqu’une clairté plus vive illumine la chambre ; une voix foudroyante s’écrie : « Arrête, misérable ! il est un Dieu vengeur ». Ces mots prononcés d’une manière effrayante intimident Saint-Clair, il ne sait ce qu’il doit faire, la crainte se place dans son âme, tandis que l’espoir vient soulager la mienne ; mais mon persécuteur voyant que rien ne se présente, reprend son audace, la terreur vient m’assiéger de nouveau : tout à coup le plancher se fend, une flamme brillante s’en échappe, elle se dissipe, et me montre un jeune homme d’une haute taille vêtu d’une tunique de velours blanc, brodée en or, une cuirasse d’acier poli est sur sa poitrine, sur ses épaules repose un ample manteau pourpre, orné de broderie et d’une riche frange ; ses pieds sont enveloppés par d’élégants brodequins ; sa tête est couverte d’un casque d’or, surmonté d’un triple panache ; une ceinture couleur de feu soutient à son côté un glaive, et il porte dans sa main une baguette d’ivoire. À son aspect, Saint-Clair a perdu toute sa fureur, un tremblement convulsif le saisit, ses dents se choquent, toute sa personne dépeint la frayeur et le désespoir. « Insolent, lui dit mon libérateur, comment as-tu osé souiller une enceinte dans laquelle se rassemblent quelquefois les invisibles ? Espérais-tu que leur éloignement te laisserait le champ libre pour commettre tes odieux forfaits ? Que tu les connais mal ! Partout où le crime se montre, on les voit prompts à se montrer, et ministres des vengeances célestes, le châtiment marche toujours avec eux. Disparais, poursuivit-il, va dans des cachots pleurer ta fureur trompée, et ressouviens-toi que la mort te frappera si tu recommences tes forfaits. » L’inconnu n’a point achevé, que déjà Saint-Clair a disparu sous une trappe qui l’engloutit, et je l’entends pousser des hurlemens, témoignage des supplices qu’il éprouve. « Pour vous, madame, me dit alors Léopold car c’était lui, les portes de votre prison vous sont ouvertes ; venez, par votre présence, consoler un père et des amis qui pleurent votre perte. » Je passerai rapidement sur ce qui arriva ensuite. Léopold me quitta un moment, puis il reparut sous un costume plus ordinaire ; il m’apprit que la femme par laquelle j’avais été reçue avait partagé avec les complices de Saint-Clair, sa prison et son châtiment. La même voiture qui avait servi à me conduire dans ce mystérieux château, me ramena à Londres ; Léopold m’accompagna pendant la route. Tu devines la joie de mon père, celle du marquis quand ils me revirent ; le duc de Barene se lia bientôt avec Léopold : la confiance qu’il ne tarda pas à avoir en lui fut si grande, qu’il n’a point hésité à me confier à ses soins pendant que lui, mon père, était contraint de passer en Russie, où l’appelait une mission secrète. Léopold, forcé de revenir en France, m’a emmenée avec lui, et le plus grand plaisir qu’il ait pu me faire, est, sans contredit, celui qui m’a rapprochée de Philippe. » Ici ma cousine Honorée termina son récit. De quel étonnement ne fus-je point frappé, à l’instant où elle m’apprit la résurrection de Saint-Clair ? « Se peut-il, m’écriai-je, que ma vengeance ait pû être trompée ! ce monstre échappe au trépas, et s’il ne périt, notre existence sera toujours troublée par lui. Ô Léopold ! parais et accorde-moi une grâce : que Saint-Clair combatte contre moi ; je me charge, pour cette fois, de délivrer la terre de ce scélérat sanguinaire. » Comme je disais, Léopold, en effet, ouvrit la porte de la chambre qui nous renfermait. « Ô Philippe, me dit-il, ce Saint-Clair, ce vil assassin m’a échappé, et jusqu’aujourd’hui il a su déconcerter les tentatives que j’ai formées pour me ressaisir de sa personne ; prenez cette bague que vous offrent les puissances et les invisibles, elle pourra vous être d’un grand secours dans quelques moments de votre vie. » J’acceptai avec reconnaissance ce présent de l’amitié ; content d’être avec Honorée et Léopold, je passai des instans bien agréables ; enfin le sommeil vint me saisir ; Léopold qui s’en aperçut, me dit qu’il allait me conduire dans une chambre qui m’était préparée ; je me séparai de ma cousine, nous nous promîmes de ne pas tarder à nous revoir. « Ami, me dit Léopold, demain je vous initierai dans des mystères auxquels vous êtes digne de participer ; je vous le répète encore : nous jurez-vous de ne jamais dévoiler, à qui que ce soit, tout ce que vous pourrez voir ? » « Je vous l’affirme de nouveau ». « Adieu donc. Puissiez-vous goûter un sommeil sans trouble ! et puisse votre réveil être plus paisible encore ! » Léopold alors me quitta. Malgré mon envie de reposer, je ne pus fermer les yeux de suite : je repassai dans mon imagination tout ce que j’avais vu, je me livrai au charmant espoir d’être, pendant longtemps, avec Honorée ; je formai la résolution de ne plus voler dans de nouvelles chaînes ; un instant je crus que je deviendrais fidèle ; en ce moment Morphée secoua sur mon front ses pavots somnifères, et je ne tardai pas à m’assoupir. ‌ ### CHAPITRE V LA CHEMINÉE ET LA SALLE DE SPECTACLE. #### LETTRE VII. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil. e jour brillait depuis longtemps quand je me réveillai ; je n’étais plus dans une chambre souterraine ; le bruit des oiseaux dont le ramage parvenait jusqu’à moi, les rayons du soleil qui perçaient au travers les carreaux des fenêtres me l’apprirent avant que je ne me fusse levé. À cette première surprise en succéda une plus grande : lorsque je me fus habillé, un domestique entra et me remit une lettre de Léopold, ainsi conçue : « Une affaire importante et précipitée me force, mon cher d’Oransai, à partir sans retard ; je serai bientôt de retour. Comme on dit que votre sommeil est des plus profonds, je me garderai de le troubler : je suis au désespoir que ce contre-temps vienne me priver du plaisir de vous garder plus longtemps dans un château dont vous êtes cependant le maître. Adieu, mon ami, croyez à la sincérité de mes sentiments. » Cette lettre, la position du lieu dans lequel je me trouvais, qui n’avait point l’air d’un manoir mystérieux, le départ de Léopold, tout, dis-je, me jeta dans une étrange perplexité ; je ne savais que croire, que penser. Ai-je été la dupe d’une mystification ? non, la chose est impossible ; tout ce que j’ai vu n’en portait point l’empreinte. Honorée était bien elle ; on ne pouvait à ce point tromper mon cœur et mes yeux ; mais où est-elle ? ne viendra-t-elle pas débrouiller à mes yeux cet inconcevable mystère ? J’interroge les domestiques, ils ne savent rien, ou du moins ils affirment ne rien savoir : à les entendre nous serions arrivés, Léopold et moi, dans la soirée ; après un splendide souper, auquel j’ai fait honneur, je me serais endormi, et mon sommeil aurait duré plus de vingt heures. Se pourrait-il que tous les événements de cette nuit mémorable ne fussent que des songes ? Oui, ce ne peut être autre chose ; j’ai vu trop de merveilles pour qu’elles ne fussent pas surnaturelles, et la raison nous apprend… la raison ? elle n’ôtera point de mes idées que ce que j’ai vu n’ait existé ; je n’ai pas été la dupe de l’illusion ; non, certainement je ne l’ai pas été. Maxime, quelle incompréhensible aventure ! je m’y perds ; ma tête n’est point rassise, ou plutôt… Je ne sais que penser, je suis le jouet d’un homme extraordinaire ; le reverrai-je jamais, ce Léopold ? Honorée est-elle en France ? Saint-Clair n’est-il pas dans le tombeau ? Mais si j’ai dormi, comment la bague que Léopold m’a donnée dans le souterrain se trouve-t-elle à mon doigt ? Le cercle de cette bague est d’or, la pierre est un magnifique rubis, sur lequel se trouvent gravés des caractères bizarres, dont la signification m’est totalement inconnue : ce présent redouble mes incertitudes. Allons, il faut les bannir ; il ne faut plus songer qu’à mes plaisirs, cela vaut mieux, et au moins a plus de réalité ; mais il est un moyen de jeter de la lumière sur cette aventure : je vais sur-le-champ écrire à Honorée ; si elle est à Londres, elle me répondra ; je lui apprendrai tout ce que j’ai vu ou cru voir ; en vérité, je n’ose presque pas te l’écrire, Maxime ; je crains que tu ne me prennes pour un visionnaire ; je ne le suis pourtant pas, quoique parfois je me surprenne me tâtant, me pinçant, comme pour m’assurer que je suis bien éveillé. Après que je fus bien certain du départ de Léopold, je voulus aussi m’éloigner dans l’intention d’aller visiter le vieux château de la forêt, s’il m’était possible d’y pénétrer ; je ne pus mettre à fin cette entreprise : les portes du mystérieux manoir avaient été réparées de toute part, et elles étaient soigneusement fermées. Je trouvai dans le bois des bûcherons qui coupaient des branches mortes ; je fus à eux et je les questionnai au sujet de château ; ils me répondirent tous avec le ton de l’épouvante qu’il était depuis longtemps habité par les diables, après l’avoir été par les brigands ; que chaque nuit on entendait dans son enceinte des bruits extraordinaires ; qu’on voyait sur le sommet des tours des flammes voltiger, et souvent des spectres apparaître. Ces récits ne m’apprenant rien de bien neuf, servirent néanmoins à m’assurer qu’il était le théâtre de quelque entreprise fort extraordinaire. Je repartis pour Nantes ; en y arrivant, je fus droit à l’hôtel de Léopold ; on ne savait pas qu’il se fût mis en route, ses gens parurent l’apprendre de moi ; enfin, voyant que je ne pourrais pas soulever le voile dont j’étais environné, je me décidai à n’y penser que lorsque je t’écrirais le récit fidèle de ces nombreux événements ; puisses-tu y ajouter quelque foi ! pour l’honneur de ma raison, c’est nécessaire. Adieu, mon tendre ami ; tu n’es pas au moins dans les rangs de ceux qui se plaisent à me tourmenter. Ô Maxime, que ton âme est faite pour l’amitié ! et comme, sous un extérieur froid et sévère, tu sais cacher les sentiments qui t’animent ! ‌ #### LETTRE VIII. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil. omme le ciel, en me donnant la vie, m’a destiné à jouer le premier rôle dans une foule de pièces différentes de genre, que je dois tour à tour être auteur tragique, comique, tu ne seras point étonné si, au récit des mystères plus surprenants que ceux de madame Radcliffe, dont les romans paraissent de nos jours, je fais succéder des récits plus légers et plus amusants peut-être. Il faut que tu saches d’abord que M. T....., l’un des premiers magistrats de cette ville, s’est avisé de jeter sur ma fraîche Célénie, un regard de convoitise. Dès ce moment les émissaires se sont mis en campagne, la mère de la petite actrice a bientôt battu la chamade, et s’est fait fort de conduire sa fille dans les bras de l’acheteur ; malheureusement je me trouvais impliqué dans cette affaire, j’en ai eu vent, et me voilà faisant partout un tapage de diable, bien décidé à tout faire manquer. Ce matin, le hasard m’a conduit devant la porte de M. T..... ; je l’ai vu sortir à pied, sans décoration, enveloppé dans une espèce de redingote qui sentait furieusement la bonne fortune ; je n’ai point fait semblant de m’apercevoir de ce qui me sautait aux yeux, mais à pas de loup, j’ai, par derrière, suivi doucement notre magistrat coquet ; il a pris par des rues détournées, malgré qu’il ne se crût point poursuivi. Enfin, il est arrivé au lieu où je le soupçonnais d’aller, c’est-à-dire dans la maison de Célénie ; il avait eu à peine le temps de monter dans l’appartement que je suis entré dans la cour ; là je n’ai pas médiocrement été surpris de rencontrer la facile maman. Il me semblait que vu l’honorable visite qui lui était faite, elle aurait dû être auprès de M. T..... De son côté, si elle a eu quelque étonnement de me voir, ce n’a par été de plaisir : elle a pâli, rougi ; elle m’a demandé en balbutiant ce que je venais faire à une heure pareille ; affectant la plus grande ingénuité, j’ai répondu que des affaires m’ayant conduit dans ce quartier, je n’avais pas voulu passer sans leur avoir rendu mes devoirs respectueux ; elle m’a remercié, et, m’a-t-elle ajouté, Célénie, qui était à la répétition, serait bien fâchée de ne pas s’être trouvée chez elle. — Bon, ai-je dit, je vais l’attendre. — Mais pardon, il faut que je sorte. — Et moi il faut que je reste. — Tout seul ? vous vous ennuyerez. — J’ai un livre dans ma poche. — Comment entrerez-vous ? j’ai pris la clef. — Mais j’entrerai comme est entré celui qui me précédait. Je dis, et la poussant de côté, je monte l’escalier avec vitesse ; la maman qui ne doute plus que je ne sache tout, connaissant ma mauvaise tête, au lieu de me suivre, se sauve ne voulant pas être le témoin de la scène qui va avoir lieu ; pour moi, quelle que fût mon envie de rire, j’avais assez de prudence pour ne pas vouloir attaquer de front un homme puissant : aussi, avant d’entrer, je fais du bruit, je chante, j’arrange mes bas ; enfin, je donne à M. T..... le temps de faire retraite ; mais comme il n’y avait qu’une seule porte et que je l’assiégeais, la fuite était impossible ; d’un autre côté la chambre dans laquelle il était n’avait aucun réduit, aucun cabinet qui pussent servir à se cacher ; cependant M. T..... sentait combien il était peu convenable, peu décent pour lui d’être surpris par un étourdi qui, en divulguant cette rencontre, allait le rendre la fable de la ville. Que faire cependant ? où se fourrer ? une immense cheminée à l’antique se présente : il s’y blottit après avoir dressé contre lui une malle assez grande qui se trouvait dans la chambre. Célénie, en se prêtant à ses préparatif, riait aux larmes, bien contente que je vinsse la délivrer des attaques d’un homme qu’elle ne pouvait souffrir ; j’ouvris enfin la porte. — Ah ! te voilà, ma belle, dis-je à Célénie, toujours fraîche, toujours jolie ; quelle bouche vermeille, quel sein arrondi ! Elle se débattait, me faisait des signes que je ne voulais pas comprendre, je vais plus avant ; et à la barbe de mon vilain, je fais ce qu’il enrageait de n’avoir pu faire ; l’acte fut long à se jouer, j’y revins encore, et quand il me prit fantaisie de me contenter de causer, je m’asseois sur une chaise que je renverse contre la malle, la malle à son tour se renverse sur l’homme à la cheminée, et pendant que je le presse horriblement, j’entame un long discours sur son compte, je dis de lui tout ce qu’on peut en dire, je signifie à Célénie que je ne prétends pas qu’il courre sur mes brisées, et comme je sais qu’il est passablement poltron, j’ajoute que s’il réitère ses tentatives, son rang ne le mettra pas à l’abri d’une punition peu agréable. Je demeurai près de trois heures parlant dans ce style, tandis que M. T..... éprouvait les doubles angoisses du physique souffrant et de l’amour-propre offensé. Lorsqu’il me plut enfin de lever le siège, je déclarai à Célénie que j’allais l’emmener avec moi ; je le fis ; nous fûmes ensemble nous promener sur les bords de la Loire, où nous rîmes à gorge déployée aux dépens du nouveau ramoneur. ‌ ### CHAPITRE VI LE POISON ET LE BAL MASQUÉ. #### LETTRE IX. Clotilde Derfeil à Philippe d’Oransai. rompée par la faiblesse de mon cœur, égarée par votre feinte tendresse, je me suis crue un instant aimée ; je vois bien aujourd’hui la fausseté de mon erreur, puisque Philippe a cessé de me chérir ; depuis qu’il ne me voit même plus qu’avec un sentiment d’indifférence, il doit peu lui importer de conserver quelques marques de ma faiblesse : rendez-moi mes cheveux, rendez-moi mon portrait, rendez-moi les lettres que dans un temps heureux j’adressai à celui auquel je rapportais toutes les pensées de mon cœur. Adieu, Philippe, soyez satisfait ; oubliez auprès d’une autre femme celle que vous avez accablée de votre indifférence : puisse votre bonheur… ton bonheur, il ne doit plus en luire pour toi, monstre qui naquis pour achever de me perdre ! Toi, que j’ai trop aimé pour ne pas haïr par de-là toute expression, tu as pu vouloir me délaisser ! ah ! tu n’as point réfléchi quel abîme t’ouvrait cette démarche inconsidérée ; tu ne sais pas ce que peut une femme abandonnée et qui ne respire que pour toi. Oui, malheureux ! Clotilde t’adore encore ; mais cet amour n’est plus que de la fureur, c’est de l’huile embrasée dont mes veines sont remplies ; ma tête est perdue, la tendresse, la rage s’y confondent, s’y réunissent pour te perdre, pour m’animer : la vengeance cruelle me consume ; je t’ai en horreur ; ta vue est à mes yeux un supplice que mon cœur ne pourrait supporter. Détestable fourbe, pourquoi m’as-tu dit que j’avais su te plaire ? pourquoi as-tu fait naître dans mon âme un amour que tu ne partageais pas ? c’étaient mes larmes que tu voulais voir couler, c’était ma confusion au jour où tu m’excluerais, mon désespoir sans borne, qui te récréaient ; tu voulais jouir de toute l’étendue de ma douleur inexprimable. Sois satisfait, que ton souhait soit comblé ! oui, je pleure, mais chacun de mes pleurs t’en coûtera vingt de sang. Jusqu’ici tu n’as eu à combattre que des hommes, voyons si tu seras aussi habile à vaincre une femme : insensé, tu ne te doutes pas de ce que doit être ma vengeance ; elle sera terrible, affreuse ; elle t’accablera : rassemble tout ton courage, toute ton adresse, et tu seras encore vaincu. Je t’immolerai, mais en détournant les yeux ; hélas ! je le sens, en m’en indignant, ta vue serait capable de me désarmer. Je t’aime donc encore ? ah ! oui, je t’aime, et voilà ce qui me désespère. Philippe, tu es toujours Philippe pour moi : jeune, aimable, beau, fier, sensible, tu es toujours assuré de triompher. Tu te ris de ma colère ; tu sais bien qu’un mot de ta bouche arrêterait le fer dans ma main levée : le diras-tu ce mot, entendrai-je encore ces douces paroles résonner à mon oreille charmée ? Clotilde, je t’aime ! Viens, mon amant, viens, mortel que j’idolâtre, viens me serrer contre ton cœur, viens poser la main sur le mien ; le sens-tu palpiter ? c’est pour toi qu’il bat, c’est pour toi qu’il existe ; ah ! viens me jurer une tendresse éternelle, me rendre à la vertu ; tu peux le faire : prononce et la sagesse me range sous ses bannières ; j’abjure mes erreurs, je suis ce que tu es, ce que tu voudras que je sois ; mais par grâce, par pitié, renonce à cette Célénie que j’ai en aversion, à cette Honorée que j’abhorre ! ne t’ai-je pas tout sacrifié ? n’as-tu pas avec moi goûté les plus ineffables des délices ? nos bouches ne se sont-elles pas rapprochées, nos deux corps ne se sont-ils pas unis ? Je suis ton amie, ta maîtresse, ta femme : je serai tout pour toi ; mais aime-moi uniquement ; trompe-moi ; j’aime encore mieux être trompée qu’abandonnée. J’irai au-devant de l’illusion ; je me fierai à tes paroles fallacieuses : oui, tu m’aimeras, tu renonceras à Célénie. Non, non, non, non ! tu n’y renonceras pas, tu es trop mon ennemi ! je te suis trop odieuse ! Deux mois se sont écoulés, et tu n’as point songé à paraître chez moi ; et mes lettres journalières sont restées sans réponses. Homme abominable ! c’est toi qui me conduis vers le crime ; tu tressailles d’allégresse à la pensée de mon égarement : barbare peux-tu voir ainsi souffrir une femme pour laquelle tu es tout ? Je t’attends demain ; il faut que tu viennes ou au mépris des convenances que tu respectes tant, je cours chez toi, et là je m’immole à tes yeux. Pour la dernière fois, il est une grâce que tu ne peux pas me refuser ; réponds à cette présente lettre ou par ces mots : Je reviens pour t’aimer, ou par ceux-ci : Je reviens pour vous rendre les dons que vous me fîtes. Les uns ou les autres me seront nécessaires, soit pour calmer mon désespoir, ou pour amortir les élans étouffants de la joie. Adieu, cher et cruel Philippe ; ta réponse va porter le dernier coup à mon âme. Ah ! combien de maux tu pourrais éviter si tu étais moins perfide, ou tout au moins compatissant ! ‌ #### LETTRE X. Philippe d’Oransai à Clotilde Derfeil. es menaces ne m’épouvantent pas : tout est fini entre nous, madame, et je reviendrai chez vous pour vous rendre les dons que vous me fîtes. ‌ #### LETTRE XI. Clotilde Derfeil à Émilien. on arrêt est prononcé ; venez, je vous attends à huit heures du matin, c’est à onze heures qu’il doit se rendre chez moi. ‌ #### LETTRE XII. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil ’ai reçu hier soir une lettre de madame Derfeil ; tu ne peux imaginer, mon cher Maxime, le délire dont elle portait l’empreinte : cette femme est un volcan ; malheur à ceux qui s’attacheront à elle ! je t’assure que cette liaison me causera bien des désagréments. Clotilde m’annonce la mort ; je me ris de cette prédiction, mais je ne braverai pas de même les mille et une tracasseries auxquelles je vais dorénavant être en proie. Je suis convaincu que madame Derfeil va tourner contre moi toutes les ressources, les ruses de son esprit ; elle est méchante par caractère, et depuis deux mois que j’ai cessé de la voir, j’ai appris d’elle des choses épouvantables. Il est pénible pour moi d’avoir eu un instant de fantaisie pour une créature pareille ; passe-moi le mot. Tout ce que la turpitude la plus infâme, la bassesse la plus odieuse, la scélératesse la plus détestable ont pu inventer de plus noir, tout, dis-je, est réuni dans l’âme de Clotilde, Enfin, j’ai décidément rompu avec elle ce matin, je veux aller lui porter ses lettres, son portrait, etc., etc. J’ai longtemps réfléchi pour me décider à faire cette démarche, je l’ai enfin jugée nécessaire pour parer à une foule d’inconvénients qui pourraient naître de mon refus. Je me fais une idée de toute la bourrasque que je vais essuyer, ainsi elle sera moins terrible, d’ailleurs ce sera pour la dernière fois. Je suis résolu d’opposer le plus grand flegme à son emportement indomptable, je lui laisserai tout le temps de m’injurier, je compte ne me retirer que lorsqu’elle n’aura plus rien à me dire ; comme je dîne chez Charles de Mercourt, et que de là nous allons ensemble au bal qui se prépare pour ce soir, je ne reviendrai pas à l’hôtel de toute la journée, ni de la nuit. Madame de Ternadek m’a promis de me faire intriguer par quatre ou cinq masques malins par-delà toute expression ; je les attendrai de pied ferme ; j’espère au bal me dédommager des ennuis de la matinée. Le nom de madame de Ternadek me rappelle une jeune personne dont elle m’a fait faire la connaissance ; on la nomme Clara de Lanval ; elle n’est point jolie, cependant elle plaît ; il y a dans sa personne un certain je ne sais quoi qui attire et qui attache ; enfin, s’il faut te le dire, je lui ai fait une déclaration ; comme je suis parfois leste en amour, le premier jour où Clara s’est offerte à ma vue, est celui où je lui ai avoué la subite, „irrésistible” impulsion qui m’entraînait vers elle. Attendu que mademoiselle de Lanval était sans doute dans un moment où les adorateurs la délaissaient, elle m’a accueilli avec une façon encourageante pour un cavalier encore moins avancé que moi. Je ne sais s’il me faudra filer le roman avec elle ; n’importe ! je suis décidé à tout, car il me tarde étrangement de me déclotiliser. J’ai besoin de revenir à de plus douces impressions, Célénie me devient tous les jours plus indifférente, et franchement M. T..... l’emporte sur moi. Il faut que je dise adieu au théâtre, aux magiciens, et que je rentre dans la société dont je n’eusse jamais dû sortir. Je vois autour de moi briller de jeunes beautés dont je prétends me rapprocher ; je pense qu’une telle résolution te charmera, et en lisant cette lettre, tu ne pourras t’empêcher de t’écrier, je gage : Vive Philippe ! il devient un ci-devant. Oui ! je veux l’être, je veux devenir digne de toi ; car, après tes parents et tes titres, tu n’aimes personne autant que tu chéris le vicomte d’Oransai. Pour lui que tu fusses souverain ou peuple, ne t’en serait pas moins attaché. N’aille point croire que je prêche ici l’égalité ; le ciel m’en préserve, ce n’est pas mon intention. Voilà dix heures et demie qui viennent de frapper à ma pendule, il est temps de me mettre en route. Ô ciel ! combien serait grande ma reconnaissance si tu pouvais rendre pour aujourd’hui Clotilde muette ! ‌ #### LETTRE XIII. L.... à Philippe d’Oransai. u nom de l’amitié et des invisibles, n’allez point ce matin chez madame Derfeil. ‌ #### LETTRE XIV. L.... à Philippe d’Oransai. otre ami, les invisibles vous recommandent de ne point vous montrer au bal masqué de ce soir. Tremblez pour votre vie ! ‌ #### LETTRE XV. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil e t’ai écrit ce matin, et tandis qu’on se prépare à nous faire dîner, je reprends la plume pour te faire part des divers événements dont j’ai été l’acteur et peut-être la victime. Ou je me trompe fort, Maxime, ou un crime a été sur le point de se commettre : dangereuse femme, odieux Émilien, est-ce la mort que vous me prépariez !… Il était onze heures, quand sortant de l’hôtel, je me suis rendu chez madame Derfeil, portant avec moi ses lettres et ses cadeaux de sentiment. En entrant dans la maison, je n’ai pu être le maître d’une émotion subite qui m’a saisi un instant ; m’arrêtant au bas de l’escalier, j’ai cherché à reprendre ma fermeté ; enfin, ayant cru que j’étais préparé à tout, je me suis fait annoncer. On m’a introduit dans le salon où je suis resté seul pendant trois ou quatre minutes ; là, je me suis raffermi, et quand Clotilde a paru j’étais sous les armes : son aspect m’a frappé, une vive rougeur enluminait ses joues, et par intervalles, de larges taches blanches la défiguraient ; son œil gonflé de larmes était environné d’un cercle noir, ses cheveux étaient en désordre, sa robe mal attachée ; en un mot, elle était passablement laide. Tu dois croire que cette vue n’a point allumé l’amour dans mon cœur. J’ai vu dans cet appareil ou la préméditation ou l’amour-propre déçu. En s’approchant de moi, Clotilde a chancelé, balbutié quelques mots inintelligibles. Je lui ai présenté ses lettres, elles les a posées sur la cheminée ; je lui ai rendu le portrait : elle l’a saisi, l’a brisé dans ses mains et puis jeté dans le feu. Cette action rapide a décidé l’explosion : non, je ne pourrai jamais te redire tout ce que lui ont fourni son caractère et sa furie, les épithètes qu’elle m’a prodiguées, les injures, les menaces dont elle m’a accablé. Bientôt passant à une autre extrémité, elle s’est précipitée à mes genoux, m’a demandé une nouvelle tendresse, m’a promis l’oubli du passé ; que n’a-t-elle point fait, que n’a-t-elle point dit, pour me rengager sous ses liens ! — Je ne vous abandonnerai pas, Clotilde, lui dis-je, si l’amour ne peut renaître dans mon cœur, il peut être du moins sensible à l’amitié. — Ton amitié, je n’en veux pas, je ne veux rien de toi, homme odieux que je déteste ! passé ce jour, je te défends de t’offrir à ma vue ; que dis-je, ce sera moi qui te fuirai, dans quelques heures je quitte Nantes pour ne plus y reparaître tant que tu y respireras ; te voir est un trop cruel supplice pour qu’il me soit possible de le supporter. Elle dit, et s’élance hors du salon comme suffoquée par l’excès de la douleur, mais en s’éloignant elle me lança un regard de mort, dont j’aurais dû comprendre la signification. Dès que je me trouvai seul, en portant mes regards sur les lettres que j’étais venu rendre, il m’entra tout à coup dans la pensée que j’avais tort de me dessaisir de toutes, que peut-être en en gardant quelques-unes je pourrais dans la suite retenir une femme emportée. Je me pressai de parcourir le paquet, et parmi cette nombreuse correspondance je me contentai de ravir une seule lettre, comme étant le résumé de toutes ; c’était la dernière que Clotilde m’avait adressée ; je la cachai dans la poche de mon habit. Voyant que la belle courroucée ne reparaissait pas, j’allais m’éloigner, quand madame de Ternadek, madame Nelsor, et quelques autres personnes parurent dans le salon ; leurs discours m’apprirent qu’elles étaient invitées à déjeuner : alors ne voulant point exécuter une retraite affectée, je restai causant avec légèreté, et cherchant à démentir par mes paroles le sombre qui régnait sur mon visage. Madame Derfeil ne tarda pas à reparaître ; elle commandait à ses sentiments, elle riait, mais la rage était encore dans ses yeux ainsi que dans le mouvement de ses lèvres. Adolphe de Melclar, Charles de Mercourt égayant par leur amabilité le ton glacial du cercle, vinrent fort à propos nous seconder ; le déjeuner fut servi bientôt après ; il était d’une rare élégance, rien n’y manquait et rien n’y était follement prodigué : on rit, on plaisanta. Je me montai au ton général, tandis que Clotilde conservait la plus sourde taciturnité. À la fin du déjeuner, on apporta à chacun une tasse de chocolat qu’on plaça devant nous. Ici le visage de Clotilde fut en entier renversé, la pâleur, la rougeur se disputèrent l’empire de ses joues, elle tremblait, frémissait tour à tour. Sur ces entrefaites, je pris ma tasse, et souriant à l’aimable madame de Ternadek, je portai le chocolat à mes lèvres : soudain, Clothilde pousse un cri effrayant, quitte son siège, court à moi, saisit la tasse, l’arrache à ma main, la brise sur le parquet, s’écrie : Non, jamais je n’y consentirai ! et tombe évanouie. À cette action si bizarre, si imprévue, on se lève, on vole à madame Derfeil, on la secourt ; après bien des soins elle paraît renaître, elle cherche à me voir, se rassure alors, mais toujours adroite, elle dit : « En vérité je suis folle ! quelle scène viens-je de faire, pour quelques ordures que je venais d’apercevoir dans la tasse de monsieur d’Oransai ! » Le public, qui n’a pas tout approfondi, l’en a cru sur parole : on s’est contenté d’en rire tout bas, les malins m’ont même félicité, et moi seul, j’ai pu connaître le danger imminent auquel je viens d’échapper. Oui, Maxime, je n’en doute pas, le chocolat était empoisonné, et madame Derfeil me sacrifiait à son amour outragé, ainsi qu’à la scélératesse du méchant Émilien. Je n’ai point voulu rester après que la société s’est retirée, je suis parti avec Mercourt. Clotilde a paru un instant vouloir me retenir, mais un regard avec lequel je l’ai terrassée, a fait mourir ses paroles dans sa bouche. J’ai voulu aller me promener, dans l’espérance, de chasser mes noires idées : rien n’a pu les bannir ; je suis rentré chez Charles pour t’écrire ces nouvelles horreurs ; ma taciturnité redouble en me les rappelant, et je crois que le bal masqué de ce soir aura seul le pouvoir de rafraîchir mes idées assombries. Tout nous assure qu’il sera très brillant : sur trente personnes qui dînent aujourd’hui chez madame de Mercourt, plus des deux tiers se proposent de s’y rendre, ainsi tout m’assure que ma soirée vaudra mieux que ma matinée. Il eût été affreux de périr d’une manière aussi épouvantable ; moi qui ai bravé les hasards, les dangers de la guerre, devais-je tomber sous les coups d’une femme vindicative ? Adieu, madame Clotilde, de longtemps vous ne me rattraperez. Morbleu ! le joli petit caractère ! vouloir empoisonner votre amant, parce qu’il est volage ! Ah ! si toutes les belles en agissaient ainsi, il ne resterait pas avant quatre ans, un seul homme dans toute la France. ‌ #### LETTRE XVI. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil ès que j’aurai fini la lettre que je t’adresse, je quitte Nantes pour un mois ; je reviens à M...., que je compte habiter quelque temps : la crainte n’entre pour rien dans ma résolution, mais la prudence y est pour quelque chose : je suis perpétuellement exposé aux coups de mes détestables ennemis, et sans la continuelle surveillance de l’invisible Léopold, sans doute le trépas m’eût atteint cette nuit. Si j’étais revenu chez moi hier, après le fatal déjeuner, j’aurais trouvé deux lettres qui m’eussent tout épargné. Je ne l’ai point fait, et si je suis en vie, c’est grâce à mon courage comme à l’amitié de Léopold. Que ce préambule ne t’épouvante pas, je suis maintenant hors de tout danger : Émilien vient d’être arrêté ; ses satellites ne sont plus ; Madame Derfeil pleure sur les crimes qu’on lui a fait commettre. Me voilà désormais à l’abri de tout danger. Il était près de minuit lorsque je partis pour le grand bal. J’avais refusé de me masquer, préférant au plaisir d’intriguer, celui d’être intrigué moi-même. La salle était remplie d’une foule immense ; partout on riait, partout s’avançaient des groupes joyeux ; je ne tardai pas à partager l’enjouement général. Ayant aperçu Célénie au fond d’une loge, je fus me placer auprès d’elle ; elle n’avait point couvert sa figure d’un masque, mais elle s’était habillée en paysanne suisse : ce costume seyait parfaitement à sa jolie figure. J’avais grande envie de la conduire au lieu de nos rendez-vous ; elle y était assez bien disposée, quand un masque, habillé en militaire, est venu lui parler. Je n’ai point tardé à reconnaître l’amant dédaigné, le malencontreux Victor, dont je t’ai déjà parlé en te racontant mes premières aventures avec Célénie ; à son approche, je me suis retiré et la fantaisie m’a pris d’aller revêtir un costume pareil au sien. J’ai été promptement déguisé. Comme je revenais, je l’ai aperçu quittant Célénie. Dès qu’il a été perdu dans la foule, j’ai couru auprès de la jeune actrice : elle a cru qu’il revenait. Jouant le rôle de Victor, j’ai parlé de moi d’un ton piqué : alors Célénie m’interrompant, a commencé en trois points l’éloge complet du vicomte Philippe. Il ne serait pas décent que je te rapportasse tout ce qu’elle a dit de flatteur sur mon compte. Cependant je crois, pour humilier mon amour-propre, que me prenant pour Victor, elle cherchait à le faire endêver. Quand j’ai cru que les louanges allaient finir, j’ai quitté mon faux visage, et m’étant fait reconnaître, après avoir joui de sa surprise, je l’ai doucement entraînée, et par trois fois je lui ai prouvé ma reconnaissance. Comme je ne voulais point passer la nuit avec Célénie, je m’en suis tenu à cette politesse, et je n’ai pas tardé à reparaître dans la salle du bal. Un Tartare m’a abordé : « On dit que M. d’Oransai n’a pu boire ce matin une tasse de chocolat ? » — « Que t’importe ! » — « Beaucoup. Il paraît que madame Derfeil s’intéresse bien à ta santé ? » — « Oui, a dit un magicien qui passait auprès de nous, elle n’a pu se résoudre à lui arracher la vie. » — « Masque, que dis-tu ? » me suis-je écrié en quittant le Tartare pour courir après le magicien. — « Je dis, m’a-t-il répondu, que j’ai lu dans les astres. » — « Il me semble, en effet, que la science, que jusqu’ici je croyais menteuse, t’a révélé d’étranges choses ? » — « Quoi ! Philippe ! celui qui a parcouru le château de la forêt, peut-il douter d’un pouvoir surnaturel. » — « À ton langage, j’aurais dû déjà te reconnaître pour l’un de ses mystérieux habitants. » — « Tu pourrais te tromper encore ! mais, de grâce, de qui tiens-tu ce rubis étincelant ? » — « Est-ce à un inconnu auquel je dois répondre sur tout ce qu’il lui plaira de me demander ? » — « C’est parce que j’en ai un que je crois à peu près semblable au tien que je te fais une question pareille. » — « Si tu l’as, tu peux me le montrer. » — « Volontiers, » me dit le magicien ; alors il sort son gant et me présente une pierre qui était taillée ainsi que la mienne. Nous voulons les approcher pour mieux jouir de leur exacte ressemblance. À peine mon rubis a-t-il touché celui du magicien, qu’il le brise en lui lançant une flamme aiguë. Mon étonnement, celui du masque, sont inexprimables : il me dit après quelques moments de silence : « Voilà un rubis d’une singulière propriété. » — « Le tien n’a point été formé sous la même constellation. » — « Je ne puis en douter. » — « Je m’étonne que ton art ne t’aie point appris combien le mien était supérieur. » — « Si peu de chose ne m’occupe pas, c’est ton horoscope qui depuis quelques jours est le sujet de mes travaux. ! — « Eh ! bon Dieu ! pourquoi mon sort futur te présente-t-il un si grand intérêt ? » — « Je ne puis te répondre. Veux-tu que je t’apprenne ce qui doit t’arriver ? » — « Tu me charmeras. ! — « Auparavant il faut que je te dise tout ce que tu as déjà fait. Ta cousine Honorée est l’objet de ton véritable amour. Un homme a cherché d’abord à vous désunir, tu l’as vaincu partout, et dans le vieux château il est tombé sous ton épée ; ta cousine a fui vers l’Angleterre ; pendant ton absence, tu as oublié les serments que tu lui fis ; une Clotilde l’a remplacée mais bientôt tu as rompu avec cette dernière ; elle en a conçu une rage violente ; ce matin elle a empoisonné la tasse de chocolat qu’elle t’avait destinée ; son amour t’a encore sauvé, et maintenant je ne vois luire pour toi, dans l’avenir que des jours exempts de traverses. ! — « Oui, nous dit d’une voix basse un inconnu masqué en Polonais, s’il parvient à passer cette nuit qui doit être bien orageuse. » Le magicien me parut frémir, il me quitta précipitamment, et à son exemple, le Polonais se perdit dans la foule. Resté seul, ne voulant pas me perdre en réflexions inutiles, je fus rejoindre Charles de Mercourt ; une petite Espagnole vint me frapper sur l’épaule, en me faisant signe de la suivre. — « Tu ne me connais pas ? me dit-elle. » — « Je ne m’en flatte pas ; mon œil, quoique bon, n’est point assez perçant pour aller, sous ton masque de taffetas, deviner le gentil minois qui s’y cache. » — « Tu m’as pourtant vue de près, me répondit-on, et je crus entendre un soupir à demi étouffé. » — « À l’armée, dis-je en souriant ? » — « À l’armée comme à Nantes. » — « Le jour ou la nuit ? » — « L’un et l’autre. » — « Étais-tu cruelle ? » — « Peut-on l’être avec toi ? » — « Diantre, de la flatterie masquée, tu me prends par mon faible. » — « Oh ! je sais que tu as plus d’un faible ; tu es jaloux, taquin, emporté, volage. » — « Passons les qualités ; à propos, quelle est la tienne ? » — « Je suis fidèle. » — « Oui, lui dis-je, fidèle à ta maîtresse. » — « Comment ! » — « Ces yeux fripons que j’examine me font reconnaître Fanchette. » — « Eh bien ! oui, c’est moi, moi que vous avez indignement délaissée ; vous êtes un monstre. » — « Y songes-tu, mon enfant ; mais voilà un mot que tu voles aux boudoirs. » — « Je l’ai pris dans ma tête. » — « Heureusement qu’elle ne touche pas le cœur ; cependant si tu as quelque envie d’écouter ma justification, monte aux secondes loges, nᵒ 9, à gauche, je te suivrai dans la minute. » Fanchette, tout en me jurant qu’elle ne s’y rendrait pas, me fit répéter l’adresse que je venais de lui nommer, et va m’attendre ; j’allais courir après elle lorsqu’un nouveau masque habillé en jockey me saisissant par la main, me dit : — « Si M. d’Oransai veut apprendre des nouvelles de sa cousine Honorée, il n’a qu’à me suivre. » — « Jusqu’au bout de l’univers, lui dis-je impétueusement ; où faut-il que j’aille ? » — « À deux pas d’ici. » — « Marchez. » Je dis, et sans plus réfléchir je cours à ma perte ; le jockey traverse toute la salle, sort par une galerie détournée, me fait monter un escalier assez étroit ; nous arrivons dans une chambre sans meubles, éclairée par une lampe qui pend à la voûte. « Est-ce ici, lui demandai-je, que je recevrai les nouvelles que vous m’avez annoncées ? » — « C’est ici que tu recevras la mort, » s’écrie Émilien et trois autres misérables, en se précipitant dans la chambre. — « Scélérats ! m’écriai-je ; » et plus prompt que la foudre je me mets en défense. Tu ne dois pas avoir oublié, mon cher Maxime, que j’avais pris dans mon manteau ma fidèle épée et je l’avais mise à mon côté par une sorte de pressentiment, lorsque je me déguisai en militaire. En même temps que je la tire du fourreau, je me jette dans un des angles de la chambre, certain de cette façon de n’être pas pris en traître par derrière. Tu sais que je puis me dire, sans vanité, l’une des meilleures lames de France, mais contre quatre brigands ayant juré ma mort la partie n’est pas égale et je ne songe plus qu’à vendre chèrement ma vie. Heureusement pour moi, les coquins n’osent se servir de leurs pistolets, dans la crainte d’attirer du monde et se contentent de me menacer de leurs épées. Je réussis cependant à parer les coups qu’ils me portent de toute part et tandis que l’un d’eux se découvre un instant, mon fer part comme une flèche et touche en pleine poitrine le misérable qui tombe baigné dans son sang. Un adversaire de moins pour moi, sans doute, mais le sort de leur compagnon ne fait qu’exciter la fureur des autres, ils redoublent leurs assauts, je me défends encore avec succès, mais je sens mes forces diminuer et j’entrevois déjà le moment où ma main, devenue impuissante, me laissera sans défense exposé aux coups des assassins. Déjà je chancelle, ma vue se trouble et je sens à plusieurs reprises leurs épées qui ne rencontrent plus une riposte assez prompte, m’effleurer le corps. — Courage, amis, s’écrie Émilien, dont l’ignoble visage s’éclaire d’une joie satanique, il faiblit, il est à nous et rien désormais ne peut le soustraire à nos coups. Il n’y a personne cette fois pour t’arracher à ma vengeance, d’Oransai ! — Il y a le ciel et moi, dit une voix puissante qui semble venir de ce ciel même au nom duquel elle parle. En même temps, la paroi qui nous fait face paraît s’ouvrir comme par enchantement, une lumière éclatante fait place à la demi-obscurité qui nous environnait et dans cette baie lumineuse apparaît Léopold en grand costume et l’épée à la main, tandis que derrière lui se laissent entrevoir les baïonnettes étincelantes d’une troupe de soldats. Au son de cette voix bien connue, à l’aspect de cet homme qu’ils redoutent plus que Dieu même, imposant et majestueux comme la statue de la justice, mes assassins s’arrêtent frappés de stupeur. — Léopold ! s’écrie Émilien, je suis perdu. Il laisse tomber son épée, je le vois pâlir et chanceler, tandis que mon sauveur s’avance vers lui, suivi de son escorte. « Au nom de la République et des pouvoirs dont je suis revêtu, je vous arrête, » dit-il, en lui touchant légèrement l’épaule avec la poignée de son épée. Puis, se tournant vers l’officier qui commandait la troupe : « Assurez-vous de ces hommes en attendant qu’ils rendent compte à la justice du crime dont ils viennent de se rendre coupable. » Quant à moi, la surprise du premier moment avait promptement fait place à une joie et à une gratitude sans borne pour celui qui venait de m’arracher à une mort certaine. Je me jette dans ses bras en l’appelant mon sauveur. Léopold répond avec effusion à mon étreinte, tout en me reprochant mon imprudence et en me demandant si je serai plus disposé désormais à écouter ses conseils. « Mon imprudence ! Vos conseils ! Mais j’ai toujours religieusement écouté vos avis et je ne vois pas quel rapport… » « Vous n’avez donc pas reçu les deux lettres que j’ai fait porter chez vous dans la journée ? » « J’ai quitté ce matin mon hôtel et n’y suis pas retourné jusqu’ici. » « Tout s’explique dès lors. Il est heureux que vous voyant au bal, en but aux machinations de vos ennemis, j’aie pu veiller sur vous et prendre les mesures nécessaires pour vous secourir à temps. Mais je me dois pour l’heure à un objet important qui m’occupe, il faut que je vous quitte. » — « Vous vous éloignez ? ne vous reverrai-je plus ? » — « Partez dans deux heures pour M...., j’irai bientôt vous y rejoindre. » Nous nous embrassons, il s’éloigne, je reviens dans la salle du bal, la nouvelle de mon aventure n’y était pas encore répandue. Je fais mes adieux à Mercourt, et à madame de Ternadek, surprise de la promptitude de mon départ. Je reviens chez moi, d’où je t’écris en attendant les chevaux de poste. ‌ ### CHAPITRE VII. TELS SONT LES SCÉLÉRATS ET LES FAIBLES. #### LETTRE XVII. Émilien à Paul ou Saint-Clair. auve-toi, dérobe-toi au coup qui m’a frappé. Ô tourments de l’enfer ! ô rage ! ô fureur désespérante ! tout est perdu : nos complots sont déjoués, Philippe l’emporte, et je suis dans les fers, oui ! dans les fers où m’a mis ce Léopold qui naquit pour notre ruine, cet être surnaturel ! Tout nous a trahi au moment où je pensais que le succès le plus complet allait couronner nos tentatives nombreuses. Enfin après mille combats, Clotilde avait mis fin à ses incertitudes ; non seulement elle m’abandonnait d’Oransai, mais encore elle faisait plus, elle l’immolait elle-même. Dans une tasse de chocolat j’avais versé un poison sûr, et qui par le plus extraordinaire des effets, n’agit qu’après plus de quinze jours ; ainsi rien ne pouvait accuser ; Philippe expirait dans les plus affreuses convulsions : déjà la mort était sur ses lèvres, lorsque Clotilde (peut-on compter sur une femme aussi faible !) brise la tasse fatale, et sauve celui que nous avions dévoué au trépas. Elle m’assure que l’amour l’a emporté ; je crains bien que cet amour ne la conduise plus loin encore, et qu’elle finisse par agir contre nous. Crois-tu que Clotilde nous soit nécessaire ?… si tu ne le penses pas… tu m’entends. Dévoré de colère, je crus que le même soir, me chargeant moi-même de la vengeance, elle serait plus sûre : autre erreur, peut-on punir celui que Léopold protège ? À l’instant où mon fer allait se rougir du sang du Vendéen, ne voilà-t-il pas que Léopold se montre environné de soldats, que je suis saisi et traîné comme assassin dans les souterrains du château de Nantes ? c’est de ce lieu que je t’écris ; un homme sûr te remettra cette lettre ; presse-toi d’abandonner la France ; cours dans la Russie, et là, que cette Honorée devienne ton partage ; puisses-tu ainsi plonger dans la douleur l’exécrable d’Oransai. Ah ! si je pouvais sortir ! mais non, je ne franchirai les murs de cette enceinte que pour aller au supplice ; il me faudra mourir. Ô Paul, où irai-je ? Je sens qu’à ce moment terrible, le voile tombe de mes yeux. Oui ! là où l’Éternel commence, l’athée cesse de l’être ! Est-il donc vrai qu’il est un Dieu ? Ah ! s’il existe, il doit être juste, et s’il est juste, que je dois redouter sa vengeance !… Taisez-vous, remords, je ne crois pas, je ne crois pas ; si je croyais je souffrirais trop. ‌ #### LETTRE XVIII. Saint-Clair à Émilien. e ne partirai pas sans t’avoir délivré. ‌ #### LETTRE XIX. Clotilde Derfeil à Justine R… lus de gaîté, plus de folie ! Mes lettres ô Justine ! n’appelleront plus le rire sur tes lèvres charmantes ; le poison, les fers, la mort, le désespoir, la rage, voilà les peintures gracieuses que je forme depuis quelque temps. Ils ont disparu, ces jours où une aventure amoureuse me faisait oublier ma perfidie de la veille, où j’abandonnais mes amants par caprice, où je les livrais au trépas en les désignant à l’accusateur public Émilien ; maintenant, ils sont tous vengés ; à mon tour, les remords me dévorent, m’accablent sans me donner un instant de relâche ; oui, mon existence a changé depuis que j’ai connu Philippe, je ne sais plus être cruelle qu’à demi, ma main se lève et ne tombe pas sur l’être que je veux anéantir. Au moment de frapper Philippe, je le sauve, et l’instant d’après, je m’accuse de mon indigne faiblesse ; se peut-il que d’Oransai m’ait trahie et qu’il respire encore ! sera-t-il le seul à l’abri de ma vengeance, ou la déconcertera-t-il toujours ? quel pouvoir surnaturel m’enchaîne à lui ? d’où vient qu’il lui suffit d’un regard pour renverser mes résolutions les plus sinistres ? Deux fois il échappe à la mort ; recommencerai-je encore ? non, il vaut mieux qu’il vive, je veux cesser d’être une Hermione à son égard ; mais changeant de projet, je ne changerai point de caractère, je veux le poursuivre, le punir de son infidélité ; je prétends si bien faire qu’il sera enfin contraint à quitter Nantes, et qu’il ne partira que perdu sans retour dans l’esprit du public. Cette vengeance le punira bien mieux, il sera plus affreux pour lui de se voir tous les cœurs fermés que de périr peut-être. Je minute une perfidie à laquelle il ne peut s’attendre, mais je ne puis l’effectuer sur-le-champ, il faut laisser apaiser la rumeur élevée dans la ville par la tentative d’Émilien. Je croyais que cette malheureuse affaire n’éclaterait point ; je me suis trompée, elle a fait un bruit affreux. Par un bonheur inconcevable, on ne m’a point compromise ; le monde accuse Émilien d’avoir agi par jalousie, et je suis plainte par la société, ou du moins on me le fait croire. Émilien est toujours dans le château de Nantes, on instruit son procès ; je tremble que dans ses interrogations, il ne me charge de quelques-unes de nos iniquités communes ; si je le croyais… Ne penses-tu pas, Justine, que ce serait un service à lui rendre que de prévenir son supplice ? Émilien ne peut éviter la mort, la lui donner d’avance lorsqu’elle peut prévenir les dénonciations et me délivrer à jamais des inquiétudes qu’il me donne, serait-ce un mal ? Non, non, il vaut mieux qu’il expire obscurément ; encore, Justine, cet attentat, et ce sera le dernier ; tu ne peux concevoir combien il est pénible d’avoir toujours à redouter les indiscrétions de son complice, c’est un châtiment perpétuel. Ah ! s’il m’est possible de descendre dans la prison d’Émilien, je n’en sortirai qu’après lui avoir arraché la vie !… Je t’ai déjà parlé du jeune Adelphe de Melclar qui, depuis longtemps, soupire pour moi avec une décence admirable ; c’est un de ces êtres dont le caractère est de ne pas en avoir, qui ne sait penser et agir que d’après les autres, auquel on peut donner toutes les impulsions ; en un mot, un seïde que je fanatiserai, que j’exalterai, si ce peut m’être nécessaire. Qu’il y a loin de pareils hommes à un Philippe ! mais il vaut mieux les rencontrer : ce sont des saules qu’on ploie à volonté quand l’autre est un chêne qu’on casse, mais qu’on ne fait pas plier. Adelphe, dans mes mains, deviendra de la cire molle ; je le façonnerai ainsi que je voudrai. D’après ce projet, je me garde bien de lui accorder ce qu’il souhaite ardemment ; je ménage ma défaite, elle deviendra le prix du service que Melclar pourra me rendre ; oui, je me fais fort de l’aveugler au point de lui faire faire des choses directement opposées à l’honneur dont il parle toujours. Ah ! avec quelle promptitude je le repousserais loin de moi, si d’Oransai de nouveau à mes pieds… Justine, où m’emporte mon imagination délirante ! je ne dois plus revoir Philippe que dans un cercle où il frappera mes yeux en déchirant toujours mon cœur ; c’en est fait, il ne me trompera plus, il ne m’enivrera plus par ses fausses caresses ; je ne serai plus glorieuse d’être conduite par lui, je ne relèverai plus ma tête quand je l’entendrai accueillir par un murmure flatteur. Ô Clotilde ! qu’as-tu fait ? entre Philippe et toi, tu as élevé une barrière insurmontable : il fallait, sans emportements, sans éclats, souffrir ses infidélités ; il fallait, par les larmes, par la douceur, par la coquetterie même, chercher à le rappeler, à le séduire encore ; mais la fougue de mon caractère, l’effervescence de mes passions, les conseils détestables d’Émilien, mon amour-propre offensé ; tout m’a entraînée, tout m’a portée à faire les démarches qui m’ont perdue. Philippe, aujourd’hui, de quel œil me regardes-tu ? je suis une empoisonneuse, et ta belle âme doit se soulever à mon aspect. Ah ! si tu l’avais voulu, je serais vertueuse… Se peut-il que mon lâche cœur lui soit toujours dévoué ! Justine, que j’ai honte de ma faiblesse ! Clotilde, redeviens toi-même, sois méchante, rouée, légère, n’épargne rien pour satisfaire tes désirs dans le tourbillon de vingt nouvelles intrigues, étouffe les clameurs de la conscience et les flammes d’un ridicule amour. Le pourrai-je ? Ah ! d’Oransai, pourquoi t’ai-je connu ? tu me ferais mourir si je n’écartais pas ton image ; non je ne l’écarterai point, elle viendra m’affliger jusqu’à ma dernière heure ‌ ### CHAPITRE VIII UNE PETITE VILLE ET LE DUEL NOUVEAU. #### LETTRE XX. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil e voici à M.... ; depuis l’année de nos guerres civiles, je n’avais pas revu l’antique château bâti par mes pères, et que j’ai détruit en partie dans le temps de mon enthousiasme chevaleresque ; on a réparé les brèches, on a restauré les appartements ; je puis encore me promener dans ces longues salles, habitées autrefois par les héros ; je puis y demeurer sans crainte, si par de nouvelles folies je n’appelle pas de nouveaux dangers. Sais-tu, Maxime, que, quoique bien jeune, j’ai déjà parcouru une carrière fort orageuse, que peu d’hommes ont été les acteurs de scènes pareilles à celles que j’ai jouées ? Lancé, presque en naissant, dans le monde ; emporté par la fougue de mes passions, victime de ma légèreté, j’ai vu la mort de près, et je suis encore prêt à la braver, si mes plaisirs me le demandent. Pourras-tu définir mon caractère ? dis-moi, pourquoi le ciel m’a-t-il créé ainsi ? Je respecte la religion, ma conduite l’outrage ; j’adore à l’excès Honorée, je lui fais infidélité sur infidélité ; un penchant secret m’entraîne vers la vertu, et je résiste à ce penchant ; je ne sais point ce que je suis, je contrains mes idées, je me refuse souvent à ce que j’aime le plus, je suis toujours en contrariété avec moi-même : deux hommes se disputent l’empire de mon âme, l’un bon, sensible, l’autre violent, effréné. Ah ! quand reverrai-je celle qui seule peut espérer de me fixer sans retour ! oui, mon Honorée ; Philippe, amant volage, deviendra époux constant ; mais jusqu’alors il sera tel qu’il a été jusqu’à ce jour. Tu vois, Maxime, combien mes réflexions ont le pouvoir de me changer. Ce n’a pas été sans dessein que j’ai choisi M.... de préférence à tout autre ville, celle-ci me rappelle de doux comme de nobles souvenirs ; on m’a reçu avec une distinction qui m’a flatté ; cependant, au nombre des personnes que j’ai vues, Joséphine n’a point frappé mes regards. Aurait-elle abandonné M.... ? Aurait-elle serré les deux nœuds d’un hymen fatal à mon intérêt ? je le saurai dès demain ; il faut que je m’informe, et de cette belle, et autres femmes, aimables qui pourront égayer ma retraite. Je veux savoir aussi ce qu’est devenue une petite Jenni… Elle était vraiment gentille, elle ne mérite pas l’affront de l’oubli. Hélas ! mon cher ami, je suis toujours le même ; hier cependant j’ai cru un moment que mon état de coquetterie allait avoir son terme. Voici ce qui me donna lieu à le croire ; avant d’arriver à M...., je voulus aller visiter le tertre du haut duquel j’avais harangué autrefois les troupes vendéennes ; dès que je l’ai aperçu, des larmes d’enthousiasme se sont échappées de mes yeux ; je comparai ma conduite passée avec celle qui aujourd’hui… et ce rapprochement n’était point à mon avantage ; j’en ai rougi ; le nom d’Honorée est venu se placer sur mes lèvres ; je ne sais par quelle magie ce nom chéri a remis la paix dans mon cœur, et je me suis complu à le répéter avec délice. Je voudrais bien savoir comment tournera l’affaire d’Émilien ; je crains d’être obligé à comparaître comme témoin et partie offensée dans ce malencontreux procès ; son crime est avéré ; la justice devrait le punir sans trop d’éclat. Clotilde a échappé au coup qui devait la frapper, elle n’a point été compromise, elle qui cependant est la première coupable ! Charles de Mercourt me donnera avec soin les détails qui pourront m’intéresser, je te les communiquerai ; adieu, je te quitte ; le sommeil malgré moi ferme mes paupières. ‌ #### LETTRE XXI. le même au même. out change, Maxime ; rien n’est stable ici bas : Ninive est tombée, l’Empire romain n’existe plus, et Jenni a quitté M...., et Joséphine, ainsi que je l’augurais, a porté ses chastes attraits à un époux bien épris de ses vertus ; me voilà seul lorsque je comptais sur une nombreuse compagnie. Seul ! j’ai tort : la ville que j’habite renferme dans ses murs de charmantes demoiselles ; on y trouve des ennuyeux, des bavards, tout comme à Nantes, peut-être n’y rencontrerai-je point des Clotilde, ni des Émilien. Le lendemain de mon arrivée, je fus chez madame de Clarmonde, qui réunit l’élite des hobereaux du pays. Là se rassemblent les préjugés exagérés, les prétentions comiques, l’étiquette des cours allemandes, le plus profond mépris pour les fournisseurs parvenus, les personnages qui ont figuré aux guerres d’Amérique, les nobles châtelaines, qui jamais ne se sont mésalliées, mesdemoiselles leurs raides, pincées, mais désireuses filles, les curés réintégrés, les chanoines ruinés. Là, il faut écouter, applaudir, approuver même de ridicules récits, d’ennuyeuses lamentations, de fatigantes dissertations politiques ; il faut bâiller sur un boston, un wist grondeur, un reversi capable de brouiller des amants ; ouïr, bon gré mal gré, le somnifère sermon du directeur accrédité ; que te dirai-je enfin ? sans l’amour, je crois une petite ville inhabitable. Madame de Clarmonde, fort occupée de ses grains, de ses bestiaux, de ses volailles, partageant sa tendresse entre eux et son confesseur, vous assourdit par ses caquets : elle est la terreur des jeunes gens, elle surprend tout, devine tout, exagère tout ; d’une faute elle en fait un crime, d’un mot en l’air une action préméditée, elle va, vient, souffle, attise la parlerie, fait gronder, désunit souvent, cependant elle n’est point méchante, son intention n’est point de nuire, mais il faut qu’elle cause ; elle est charitable, compatissante, elle soigne les malades, elle quête pour les pauvres, elle ne craint point de pénétrer au fond des réduits de la misère ; on la voit sortant de faire une bonne action, perdre une infortunée par un propos ; l’un ne lui coûte pas plus que l’autre : le mal est dans sa tête, le bien dans son cœur. Son époux est un de ces hommes qui, après avoir fatigué pendant longtemps le monde d’un poids inutile, meurent sans laisser après eux un souvenir quelconque. Depuis soixante ans que M. de Clarmonde existe, on n’a jamais demandé quel est-il ? il entre dans un salon à la dérobée, s’asseoit tranquillement, joue sans parler, salue gravement ceux qui éternuent ; si l’on dispute devant lui, il pose son menton sur ses mains appuyées sur sa canne ; on croit qu’il écoute, on l’interroge ; on lui demande son avis au sujet d’une discussion, vous croyez qu’il va répondre non, il dort : bientôt son ronflement l’annonce, il s’éveille, bâille, va se coucher, sommeille, et trois cent soixante-cinq jours le voient recommencer le même exercice. M. de Norcé, son ami, est bien autre chose : il réunit la triple charge de maire, de marguillier et de conteur, aussi il ne déparle pas. Le dimanche il paraît à la messe, placé au banc de la municipalité ; à l’offrande il se lève ; le vois-tu poudré à blanc, avec son bel habit bleu, son gilet à fleurs, sa culotte de velours nacarat, porter un bassin, et dire d’un ton pieux ou goguenard, suivant la personne à laquelle il s’adresse : donnez quelque chose pour les frais du culte. Au sortir du lieu saint, la suffisance s’empare de lui : le voilà jetant à la tête ses contes assommants ; il rappelle toutes ses actions, il fait grand bruit de la fonction dont il est revêtu, il s’érige en petit tyran devant ses administrés, et tremble à l’aspect du sous-préfet ; sa mémoire est bourrée d’une foule d’histoires sans pareilles, il est l’analyste de la ville, le Cicerone né de tous les curieux, il est l’objet de l’admiration de sa famille, et dans la ville, lorsqu’il cite une date à faux, on s’écrie : « Il est chronologiste à l’égal du père Pétau. » Ce qui le rend moins maussade à mes yeux, c’est qu’il est l’oncle d’une jeune et jolie personne aimable au possible, et n’ayant rien de la pédanterie de son tuteur ; je te parlerai d’elle après que j’aurai signalé à tes yeux deux ou trois autres originaux que tu ne seras pas fâché de connaître. M. Bastier se présente d’abord : M. Bastier, littérateur profond, chargé de droit de la rédaction de tous les épithalames, bouquets, devises en vers, qui harangua une fois l’évêque diocésain, et qui même a vu deux de ses énigmes imprimées en 1774 dans le Mercure, avec son nom et ses qualités ; il a lu Racine, il parle d’Horace, il sait tout Baour par cœur, aussi on se l’arrache, ses vers sont mendiés ; il a fait, par une chanson, la réputation de sa première maîtresse, et lui-même dut sa première renommée à six bouts-rimés qu’il remplit avant quinze jours : et sa sœur Janika, elle n’a aimé qu’une fois, elle a épousé l’objet de son choix, il est mort, et encore elle le pleure lorsqu’un maudit carreau fait tomber son quinola, ou que la fortune lui destine l’affront d’essuyer un schelem. Janika a lu tous les romans, le vieux Amadis et Esplandian, l’intéressante Astrée, le tendre Cyrus, le belliqueux Pharamond, la galante Clélie, etc., etc., etc. ; elle a même écrit le récit de ses amours. Hélas ! l’excès de sa douleur ne lui a point permis d’aller plus avant, du moment où son époux lui faisait l’aveu de sa tendresse ; à peine a-t-elle rempli vingt-un volumes, et cependant que de choses attendrissantes ne lui reste-t-il pas à raconter ! Le disputeur Karakadek la suit de près, lui qui un jour interrompit le pasteur en chaire, tant il brûlait de contredire, qui dit non avant que vous ayez ouvert la bouche, et qui souvent, lorsque vous lui cédez, vous assure qu’il avait tort, que votre avis valait mieux que le sien, et que par conséquent la dispute doit recommencer. Je n’irai pas plus loin, en voilà assez pour satisfaire à ma rage de peindre. Venons à une aventure qui peut-être t’offrira quelque intérêt. Mademoiselle Apollonie de Norcé, vint au cercle (c’est ainsi qu’on l’appelle) chez madame de Clarmonde ; en entrant je fus enchanté de son air noble et décent ; elle n’est pas grande, mais sa taille est bien prise, son teint est fort blanc, ses yeux noirs d’une grandeur et d’une beauté rares, sa bouche bien meublée, son sein des mieux formés ; elle a surtout un charme que je n’ai vu qu’à elle, c’est la triple réunion de la coquetterie, de la volupté, de l’ingénuité la plus complète. Regardez sa figure, elle vous rappellera les vierges de Raphaël ; bientôt son coup d’œil rapide allumera plus d’un espoir, et ses caresses emportées ne laisseront rien à désirer au mortel qui la pressera dans ses bras. Elle est aimable sans prétentions, capricieuse à l’excès, facile à courroucer, boudeuse par accès, tendre par nature, sensible, quelquefois maligne avec gaîté, étourdie sans y penser, faible par nonchalance, impérieuse, impertinente par caractère, parleuse avec abandon, ne pouvant garder un secret, en faisant un de la plus ordinaire démarche, timide avec les indifférents, hardie avec audace, affrontant ce qui épouvante un homme, brûlante dans son délire, froide dans la société ; mais toujours séduisante, mais toujours assurée de plaire, dès qu’elle paraît ou dès qu’elle le veut. À Nantes Apollonie serait suivie, à M.... elle m’apparut comme une divinité que l’amour m’envoyait pour me faire passer des instants agréables ; la voir, lui parler du sentiment subit qu’elle avait fait naître, fut mon premier mouvement : elle rougit beaucoup à cette déclaration imprévue, me parla d’estime, me désespéra par la froideur de ses propos, mais au moment de partir, un coup d’œil rapide ralluma l’espérance qui commençait à s’éteindre dans mon cœur. Je compris ce qu’Apollonie avait refusé de me dire, et je revins au château moins triste et plus amoureux. Pendant que mes discours, que mes regards assiégeaient le cœur de mademoiselle de Norcé, je voyais rôder autour de nous un efflanqué personnage à la mine d’une bêtise amère, ne parlant que de cœur, de sympathie, de tendresse, de gazon, de ruisseau, d’aurore, de soleil, de crépuscule, de tourterelle ; en un mot une Idylle parlante. Ce langoureux céladon, poussant des soupirs à déraciner un chêne, roulait les yeux d’une manière effrayante, et baisait dévotement le bord du châle d’Apollonie dont il s’était emparé. Il ne me fut pas difficile de concevoir quel il était, je devinai que sa flamme retenue n’importunait que par accès celle qui en était l’ennuyé objet. M. Gabriel ne me parut pas un rival redoutable, mes assiduités auprès d’Apollonie le mettaient au désespoir. Chaque matin il adressait à son infidèle une élégie, une romance ; il allait sous ses fenêtres chanter les chagrins de son cœur ; tandis que moi… Cependant Gabriel, malgré ses larmes, ses tendres reproches, était doucement éconduit ; on ne prenait plus son bras, lorsqu’on allait courir les champs, il n’était plus le gardien du sac à ouvrage ; la première, la dernière contredanse ne lui appartenaient plus ; il était en entier rayé, son cœur en fut indigné. Après avoir dans une églogue décrit ses peines, il lui entra dans la tête deux projets de vengeance : le premier, et sans doute le plus infaillible, fut de vouloir me contraindre à lire les vers échappés à sa muse, le second, de mesurer son fer avec le mien. Depuis huit jours, paisible possesseur des charmes de la belle Apollonie, couvrant ce bonheur sous les voiles de la discrétion, je ne m’apercevais pas du nouvel orage qui allait crever sur ma tête. Après une nuit délicieuse je m’étais retiré chez moi ; depuis une heure ou deux je goûtais à peine un sommeil nécessaire, lorsque malgré mon valet de chambre, le matinal Gabriel parvint jusque dans mon appartement. Le tapage qu’il faisait m’ayant réveillé, je demandai à Robert la cause de ce vacarme. — « Monsieur, me dit-il, M. Gabriel, portant sous son bras une quinzaine de cahiers, couverts de bleu tendre, ainsi que de vert, veut vous parler, et cela sans retard, quoiqu’on puisse faire pour l’en empêcher. » — « Eh ! mon Dieu, qu’il entre au plus vite, je saurai me débarrasser promptement de sa contrariante visite : allez, on peut l’introduire. » Je suis obéi, Gabriel paraît, et venant à moi : Monsieur, me dit-il, votre cœur est-il sensible ? Voilà, monsieur, une question à brûle-pourpoint, qui me paraît extraordinaire, et à laquelle je ne veux répondre qu’après que vous m’aurez instruit du motif qui vous porte à me la proposer. Monsieur, vous m’avez ravi le bonheur. Eh ! mon Dieu ! à quel jeu avez-vous pu le perdre ? comment ai-je pu vous l’enlever ? J’aimais, monsieur. La chose est possible. J’étais aimé. Je vous en fais mon compliment. Vous avez paru, soudain ma félicité s’est dissipée, pareille à la fumée légère que chasse un vent impétueux, ou, comme le soleil divise les nuages qui interceptent ses rayons. Sublimes comparaisons, monsieur, d’autant plus belles à mes yeux, que vous faites de moi tour à tour l’aquilon ou le soleil. Aux jours heureux de mon bonheur, je ne chantais que le plaisir, enfant du contentement ; aujourd’hui, mes romances ne peignent que l’Amour en deuil et désolé. Cela fait toujours naître de la variété dans les sujets. Lisez, lisez, monsieur, et votre cœur est formé d’un triple bronze s’il n’est point ému de mes récits. Douze volumes d’élégies, monsieur ! une seule suffit pour me convaincre. Non, monsieur, je ne les lirai pas, je suis trop sensible, vous êtes trop éloquent, je fondrais en larmes, vous me verriez bientôt pleurer comme une biche. Timide animal, paisible habitant des forêts il ne connaît point les tourments de la jalousie, qui déchirent mon âme souffrante. Vous êtes jaloux ? je vous plains, monsieur. Il faut que je cesse de l’être. Je vous le conseille. Ainsi, j’ose vous demander une réponse claire et précise : voulez-vous devenir l’époux heureux de mademoiselle de Norcé ? Que vous importe ! Renoncerez-vous à elle ? Non, monsieur. Eh bien ! j’ose vous supplier, si cela ne vous dérange point, si cela ne vous fait pas de la peine, de me suivre sur-le-champ. Où donc ? Non loin d’ici s’élève un coteau qui porte sur sa croupe un bois solitaire et sombre ; là aiment à se cacher les Dryades. Est-ce que vous voulez que j’aille rendre mes devoirs aux déités champêtres ? Je n’ai point la pensée de vous rien commander ; je voudrais seulement obtenir de vous l’honorable permission de vous voir les armes à la main. Que diable ne le disiez-vous plus tôt ! depuis une heure vous seriez satisfait. J’attendais votre repentir ou un bon mouvement de votre cœur ; je suis désespéré d’être contraint… Je vous rends mille grâces ; mais quelles sont les armes que vous choisissez ? le pistolet ? Non. L’épée ? Pas davantage. Est-ce que vous vous battriez au canon, par hasard ? Ne vous ai-je pas dit que je voulais vous conduire au fond d’un bois touffu ? Je l’ai fort bien entendu. Eh bien ! Le combat que je vous propose dans ce lieu champêtre, est pareil à ceux que se livraient autrefois les bergers de la Thessalie. Que voulez-vous dire ? Que c’est à un combat de vers que je vous défie ; la beauté que nous chérissons sera elle-même le juge, et c’est pour voir si vous vous croyez de force égale, que je voulais vous faire lire mon petit recueil. Il eût pu continuer plus longtemps sans qu’il m’eût été possible de lui répondre. Un rire fou, mais un de ces rires dont rien n’approche, s’était emparé de moi ; je ne m’arrêtais pas, et mon bucolique auteur restait toujours immobile devant moi. Étonné de ma gaîté inconcevable, dont le malheureux ne devinait pas le sujet : non, lui répondis-je enfin, je ne soutiendrai point avec vous un combat qui serait tout à mon désavantage ; vous écrivez comme Virgile. Le célèbre M. Bastier, que vous voyez tous les jours, m’assure que je dois réussir. Et moi je n’ai fait encore qu’une douzaine de chansons ; vous voyez, monsieur, que la partie ne serait pas égale ; ainsi, je me tiens pour battu, mais très battu. Vous me cédez donc le cœur de la sentimentale Apollonie ? Ah ! quant à ceci, je ne le dis pas. Le vainqueur, cependant… Le vainqueur sur l’Hélicon ne l’est pas toujours à Cythère ; vous voyez que je sais ma fable, et je ne sais si mademoiselle de Norcé doit être conquise par des bouts-rimés, voire même par une idylle ; ainsi je continuerai à la voir jusqu’à l’instant où je serai abîmé par votre réputation poétique, ce qui, je pense, ne tardera pas. Jugez même de ma générosité : je vous offre de vous aider à faire avancer ce moment triomphateur, en vous facilitant les moyens de parvenir à insérer vos productions sublimes dans le journal de Nantes, qui est lu au moins quatre lieues à la ronde. Généreux ennemi ! que ne vous dois-je pas ? tout, Oudon, Ancenis, Saint-Fulgent, Montaigu, Pont-Château, Paimbœuf, vont retentir de mon nom et copier mes vers. Adieu, je cours en mettre plusieurs au net, je vous les rapporterai dans une minute. Il dit, m’embrasse encore, se frappe les mains à plaisir, et m’échappe. Pour moi, riant aux larmes, je me recouchai en priant le ciel de ne me donner jamais une pareille manie. Émilien est toujours en prison, il semble qu’on l’ait oublié. Clothilde, dit-on, a maintenant pour constant chevalier Adolphe de Melclar. Voilà une victime de plus que cette femme coupable s’immolera. Ô Maxime ! ne pourras-tu arracher ce jeune homme de l’abîme dans lequel il va se précipiter ? ‌ ### CHAPITRE IX. LE BALCON, ET LE NOUVEL ORAGE. #### LETTRE XXII. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil ans doute, hier soir, Maxime, après un léger repas, tu fus dans un lit bien moelleux, bien chaud, reposer ton précieux individu, tandis que moi, jouet du destin, courant, non les champs, mais presque les gouttières, mourant de froid, mouillé jusqu’aux os, maudissant parfois l’amour, j’étais dans une des plus pénibles situations où puisse jamais se rencontrer un homme à bonne fortune. Ce préambule pique peut-être ta curiosité. Allons, il ne faut point retarder plus longtemps à la satisfaire. Je t’ai parlé dans mes dernières lettres de la jolie et aimable mademoiselle de Norcé ; tu sais aussi que je n’ai point tardé à être proclamé par elle son vainqueur ; et quelle plus charmante victoire ai-je jamais rencontrée ! le doucereux et bucolique Gabriel soupirait toujours pour elle ; il avait rimé l’histoire assez plaisante de notre ridicule matinée, qu’il appelait un combat de grandeur d’âme ; il s’occupait alors à rassembler ses poésies diverses ; ce travail lui prenant un certain temps, il nous laissait en repos ; mais les jours ne nous semblaient point assez longs pour satisfaire à l’infatigable envie de bavarder qui nous tracassait sans relâche, Apollonie et moi, cette belle personne ayant une foule de choses fort importantes à me communiquer. Il fut résolu que la première fois que le cher oncle découcherait, je me rapprocherais de sa nièce. Mademoiselle Apollonie a une petite sœur, âgée de neuf ans, appelée Céleste, et qui, non seulement fait chambre commune avec elle, mais encore partage son lit ; lorsque M. de Norcé est en voyage, madame sa tendre épouse, dévorée de la crainte des revenants, ne veut pas rester dans une couche solitaire ; alors Céleste remplace son tuteur, de sorte qu’Apollonie est abandonnée aux visites des lutins qui n’osent parvenir jusqu’à madame de Norcé. Comme de tous les lutins, je suis le plus réel, Apollonie se décida à affronter mes visites nocturnes. Ce jour tant souhaité arriva ; le maire de M.... monté sur une respectable jument poulinière, partit pour une foire voisine en jurant ses grands dieux de ne revenir que le lendemain ; sur cette assurance, les arrangements se prennent ; en conséquence, la petite Céleste va rejoindre sa tante, et le soir, chez madame de Clarmonde, Apollonie, en me serrant la main, me dit : À dix heures, trouvez-vous devant la porte de notre maison. » Je compris l’importance de ce peu de mots ; alors, le cœur tout joyeux, je cherchai à réjouir quelque peu un cercle auquel présidait le somnifère génie du wist ou du reversi. Neuf heures sonnent ; madame de Norcé, suivie de sa nièce Apollonie, se retire ; j’allais m’éloigner aussi, quand madame de Clarmonde m’arrêtant, où donc allez-vous, vicomte ? me dit-elle. Tourmenté d’une affreuse migraine, mourant de sommeil, je cours me jeter dans les bras de Morphée, comme le dit si poétiquement M. Bastier. Non, non, je ne vous laisserai point partir ainsi ; nous allons souper en petit, très petit comité : l’abbé Larteau qui fait des chansons comme un ange, et qui prêche comme Fénelon ; madame de Besplas qui chante comme Todi. Nous serons gais, nous conterons quelques histoires, et sagement, avant cinq heures du matin, nous nous séparerons pour ne pas faire jaser le quartier. Y songez-vous, madame ? une telle débauche, elle nous perdrait dans M..... ; de vingt ans on ne parlerait pas d’autre chose. Vous voulez m’échapper, je le vois ; mais vous n’en viendrez pas à bout, on saura vous retenir. Elle disait, et déjà franchissant les escaliers, balbutiant en fuyant un compliment inintelligible, poursuivi par une gracieuse colère, j’étais dans la rue. Après m’être promené pendant quelque temps, je vis s’ouvrir, avec précaution, une porte discrète ; crac, je m’élance pour serrer dans mes bras la tremblante Apollonie ; elle cherchait le silence, ainsi elle ne trouva pas mauvais que ma bouche s’approchant de la sienne, lui enlevât l’usage de la parole. Comme la nuit ne devait point se passer dans un corridor, nous montâmes vers la chambre préparée pour nous recevoir ; là, ayant l’assurance que nul importun ne viendrait faire un détestable trio du duo le plus joli du monde, nous nous mîmes dans l’état, que les peintres nomment de pure nature : tout mon costume plié, roulé, fut jeté sur le ciel du lit, et moi, voluptueusement étendu dedans, je passai trois heures comme on en passe rarement en ce bas monde. Une heure du matin venait de sonner quand de forts vilains coups de marteau viennent ébranler la porte de la maison, réveiller les dormeurs et nous plonger dans une mortelle inquiétude. Qui ce peut-être ? Pourquoi vient-on ainsi troubler le plus doux sommeil ? Hélas ! notre incertitude disparut, bientôt le bruit des voix parvenant jusqu’à nous, nous apprit que M. de Norcé, faussant la promesse qu’il avait faite de ne reparaître que le lendemain, arrivait à l’instant même ; il nous fallut prendre une prompte décision, car Apollonie ne doutait pas que Céleste reviendrait passer le reste de la nuit avec elle. Où donc irai-je ? Sur ce balcon, je vais t’y enfermer un moment, et dès que ma sœur se sera endormie, je te rendrai la liberté, tu sortiras par le petit escalier. Soit ; mais que je ne reste pas longtemps à humer ainsi le grand air ! Cependant la maison était déjà en rumeur, on s’approchait de la chambre où j’étais, il n’y avait pas une minute à perdre, la fenêtre s’ouvre, je passe sur le balcon et me voilà en chemise, exposé à un vent très froid, qui soufflait à outrance, tandis que les nuages laissaient échapper une fine pluie qui me mouillait jusqu’aux os ; la position n’était guère agréable, aussi ce n’étaient pas des politesses dont je régalais le destin ; dans le temps que je souffrais ainsi, le maussade M. de Norcé contait longuement le sujet de son fâcheux retour. Le bourreau ne manquait aucun détail, il ne passait rien ; enfin il se couche, Céleste rejoint sa sœur, mais ne voilà-t-il pas que cette enfant, loin de vouloir s’endormir, prétend babiller avec Apollonie, et bon gré mal gré, entame une conversation à m’épouvanter ! Tremblant de froid, désespéré de la situation dans laquelle je me suis mis, redoutant que quelqu’un en passant dans la rue, n’aille trouver étrange qu’on prenne le frais en chemise sur un balcon, pendant qu’il pleut, je pris la résolution désespérée de tenter une retraite sans attendre celle que doit me procurer Apollonie ; ce dessein arrêté, je me mis à songer à son exécution. Je commençai d’abord par examiner l’assiette des lieux : le balcon sur lequel je me trouvais, était élevé d’environ vingt-cinq pieds au-dessus de la rue ; ainsi, nul espoir de franchir cette hauteur sans un secours quelconque ; la galerie régnait extérieurement dans toute la façade de la maison, elle se prolongeait ensuite du côté de l’aile qui faisait face à un grand jardin, dans le coin duquel se trouvait un immense cabinet, formé de treillages, de chèvrefeuille, de vignes, etc., etc. Ce fut par-là que je décidai d’entreprendre ma délivrance. Passant mes jambes par-dessus la balustrade de fer, je fus chercher mon point d’appui sur la cime du dôme du cabinet ; alors j’ôte mes mains encore attachées aux balustres, je veux les conduire vers un des côtés du treillage, quand, faisant un faux mouvement, je perds l’équilibre : mon corps pesant de tout son poids, entraîne avec lui et le chèvrefeuille, et les roses, et les bois ; nous tombons pêle-mêle, je m’écorche, je me déchire, tout mon corps saigne, et le cabinet est entièrement écrasé. Étourdi par ma chute, je fus quelques instants sans pouvoir me remuer ; enfin, la douleur, le besoin de mon lit me firent faire quelques efforts après plus d’une tentative infructueuse, je parvins à m’arracher à ce tombeau de verdure ; mais, mon cher Maxime, je n’étais pas au bout de mes peines. J’avais franchi, enjambé les débris dont la terre était couverte, je me préparais à aller ouvrir une porte qui donnait dans un corridor, quand un gros vilain chien de chasse fort mon ami, au grand jour, mais ne me reconnaissant point à cette heure comme à mon grotesque équipage, vient à moi en toute hâte, grognant presque et ayant de fortes envies de me mordre ; je connus l’étendue de ce nouveau péril, me voilà me jetant à genoux, mon visage à la hauteur du museau de l’animal, le haranguant de mon mieux, lui faisant des civilités, lui parlant d’une manière toute gentille pour m’en faire reconnaître ; au bout de dix minutes, j’en vins à bout ; n’ayant plus rien à redouter, je gagne la porte de la rue, je l’ouvre, non sans quelques efforts, et me voilà chez moi. Ce n’était rien encore, mon impatience ne me permet point de m’apercevoir de la bizarrerie de mon équipage, je heurte à renverser le portail, le concierge longtemps endormi, me fit encore attendre, il paraît, il ouvre, je m’élance, je le pousse, il me voit, il me prend pour un voleur, pour un fantôme ; il se met à pousser des cris sans pareils, il me poursuit ; plus leste que lui, je lui échappe et parviens dans mon lit. L’alarme était néanmoins donnée, tout le château accourt aux clameurs du concierge, on écoute son rapport : il a vu, dit-il, passer un spectre qui avait trente toises de hauteur, il courait comme un lièvre. On va, on vient, on ne le trouve pas, on n’ose point m’éveiller pour me raconter une histoire pareille ; mais le jour d’après, mon valet de chambre, Robert, ne me laissa rien ignorer de cette merveilleuse apparition. ‌ #### LETTRE XXIII. Paul à Émilien. ue viens-je d’apprendre ? qu’ai-je lu ? et que me faut-il croire ? Ô ! Émilien, faut-il que parmi nous il se trouve des traîtres ! j’ai de la peine à me faire à ce qu’il faut cependant que je te redise : quelle est la personne que tu penses être la plus acharnée à ta perte ? c’est Philippe, vas-tu me répondre ; non, ce n’est point lui. Léopold ? encore moins ; qui donc ce peut-il être ? tu ne devines pas, tu ne pourrais le faire : apprends donc que la tendre, la sensible, la philosophe Clotilde, est celle qui a résolu ta mort. Tu vas te récrier, me dire que la chose est impossible, que je me trompe. Eh bien, pour t’ôter les doutes qui pourraient s’élever dans ton âme, à la nouvelle de cette perfidie sans exemple, je t’envoie par un émissaire sûr, la lettre que madame Derfeil a écrite à son amie Justine R., et que j’ai par hasard surprise chez cette dernière. Tu sais que depuis quelque temps Justine m’a offert un asile, c’est le seul qui puisse me soustraire au vigilant Léopold. Revenons à ma découverte ; que dis-tu, que faut-il faire ? Ne laisse point Clotilde t’approcher, repousse les mets qu’elle pourrait t’envoyer ; surtout de la dissimulation ; je n’imagine pas que tu doives encore éclater avec elle ; ménage-la, elle pourrait encore te perdre. Veux-tu te venger sur l’heure ? mon bras est prêt. Adieu ; je suis à toi, à la mort comme à la vie. ‌ #### LETTRE XXIV. Émilien à Paul. rage ! ô damnation ! Paul, que m’as-tu appris ? non, je doute encore, quoique je sois convaincu ; misérable femme ! elle ne sait donc pas combien il est redoutable de nous trahir ! Sans défiance, j’aurais reçu tout ce qu’elle m’eût envoyé ; déjà par son abominable adresse, elle a su si bien m’enlacer, que j’ai remis entre ses mains tout ce qui eût pu la perdre, et tout ce qui me perdait moi-même, si elle voulait le divulguer. Non ! il ne sera pas dit qu’Émilien soit mort sans vengeance ; accours, Paul, toi le seul ami qui me reste, accours m’arracher de cet infernal cachot : une fois libre, tremblez tous, malheureux que je déteste ! toi surtout maintenant, Clotilde, toi surtout, tu dois me craindre cent fois davantage !… Oui ! tu ne survivras pas à ce d’Oransai qu’adore toujours ton âme parjure. Tu veux ma mort, tu crois qu’elle t’est nécessaire, la tienne me devient un besoin. Paul, mon procès continue à s’instruire ; je dois tout redouter de son issue, un incident le retarde, on a eu besoin des dépositions de Léopold, on ne l’a trouvé nulle part, on croit même qu’il a quitté Nantes pour très longtemps. Saurais-tu vers quel lieu il a dirigé sa course ? son absence nous laissera-t-elle les maîtres de la vie de ceux que Léopold protège ? Instruis-moi de tout, surtout délivre-moi d’ici ; je tremble d’être la victime d’une justice secrète ; je suis du nombre de ces hommes qu’il est dangereux d’immoler avec trop d’éclat : ainsi je dois frémir chaque fois que s’ouvre la porte de la sombre demeure, j’y vois des choses qui me font horreur. D’où vient, Paul, que nous, qui ne croyons à rien de ce que croit le vulgaire, nous conservons cependant de puériles idées, qui viennent souvent nous désespérer ? Pourquoi mon imagination affaiblie donne-t-elle naissance à ces fantômes affreux que je vois errer dans la nuit ? le sang coule de leur blessure, leur visage me retrace les mille victimes que j’ai immolées à la constitution !… Ces apparitions sinistres ne sont que l’ouvrage d’un cerveau fatigué ; car, n’est-il pas vrai, Paul, que notre âme n’est point immortelle ? que cet esprit qui nous anime meurt avec nous ? s’il meurt, il ne peut donc point se reproduire sous des formes effrayantes, nos sens sont fascinés ; oui, le néant nous a donné l’être, le néant nous reprend quand la machine est épuisée. Oui, oui, tout le reste n’est que fable, que puérilité !… Paul, que deviendrions-nous, si l’âme était immortelle !… ‌ #### LETTRE XXV. Charles de Mercourt à Philippe d’Oransai. n crime a sauvé un coupable. Émilien s’est évadé des prisons de Nantes ; le malheureux geôlier a été trouvé percé de coups. Hâte-toi, mon Philippe, de quitter M.... ta présence est nécessaire à Nantes ; viens rassurer tes amis qui ne peuvent te voir loin d’eux exposé aux nouveaux forfaits d’un monstre aigri, sans doute, par ses fers ; qu’une bravoure malentendue ne te retienne point. Viens, Philippe ; ne balance pas à te rendre auprès d’un ami auquel tu es plus cher que la vie. Oui, d’Oransai, Charles te croit nécessaire à son bonheur ; trop longtemps tu l’as privé du plaisir de te voir ; accorde-le-lui lorsqu’il te le demande. Quelques changements se sont effectués pendant ton absence ; la céleste Laure de Montalbain a pris un époux par raison ; ta petite Euphrosine s’est enfuie avec son amant, au grand scandale public, et l’a épousé. Ce qui me semble plus sot, Eudoxie de Norris a serré pareillement les nœuds du plus tendre hymen, et monsieur Adelphe de Melclar roucoule toujours auprès de madame Derfeil, qui, à mon grand étonnement, lui tient la bride haute, et qui de plus mène une conduite exemplaire, dont tout le monde est édifié. Reviens donc pour rire avec nous ; sans toi les cercles sont insipides. Philippe, on ne peut plus se passer de toi lorsqu’on t’a une fois connu. ‌ #### LETTRE XXVI. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil ui, Maxime, j’ai rempli mon devoir, mon père est vengé, et ma vie désormais doit être la récompense de l’action que je viens de faire ; que dorénavant Émilien cherche encore ma perte, je le braverai, car je ne puis pas croire que le ciel veuille ma perte ; il est, je pense, nécessaire de te détailler les scènes dont j’ai été le premier comme le plus terrible acteur. Une lettre alarmante de mon bon Charles de Mercourt m’avait annoncé que, par quelque machination infâme, on m’exhortait à revenir à Nantes, on m’en suppliait au nom de l’amitié, on me faisait craindre quelque nouvelle tentative de mon lâche ennemi ; que te dirai-je ? poussé du désir de revoir des amis qui me sont chers, frappé surtout de l’aventure surnaturelle dont je t’ai entretenu dans ma dernière lettre, tout me décida ; après avoir fait de tendres adieux à Apollonie, ainsi qu’à ses rivales Pauline, Héloïse, Cyprienne, Anastasie, après leur avoir donné l’assurance d’un prompt retour, je m’éloignai avec un vif regret d’un lieu où j’avais passé des moments bien agréables. Par une bizarrerie qui m’étonne moi-même, je ne voulus point faire la route dans ma berline, quoique je l’eusse fait venir à dessein de Nantes ; j’enfourchai un cheval d’humeur assez pacifique. Je me fais escorter de Robert, et nous voilà courant les grands chemins, et cherchant les aventures. La chaleur de la journée avait été excessive, l’air était lourd, de gros nuages le couvraient, ils avaient fort mauvaise mine, j’espérais pourtant que ce ne serait qu’une menace d’orage, quand un éclair rapide, suivi d’un coup de tonnerre, fit crever les nuées en peu de minutes ; la pluie commença à tomber par torrents ; fort peu jaloux d’essuyer une pareille averse, nous pressâmes le pas de nos chevaux en les dirigeant vers un château que nous apercevions sur notre gauche ; la vitesse de nos destriers, secondant notre impatience, nous eûmes bientôt atteint le but. Je voulais garder l’incognito ; mais Robert prétendant qu’une telle mesure pourrait bien nous faire prendre pour des aventuriers, qu’alors nous courrions deux chances : d’abord, et la plus désagréable, celle d’essuyer un refus ; la seconde, si l’on nous accordait un asile, d’être, peut-être, relégués sans souper, dans un grenier ; ces justes craintes m’ayant ouvert les yeux, je laissai faire Robert qui, s’avançant près de la loge du concierge, lui parla ainsi : « Mon ami, allez dire à vos maîtres que M. le vicomte d’Oransai envoie son valet de chambre pour demander un refuge pendant l’orage qui éclate en ce moment. » Comme le nom de d’Oransai est quelque peu connu dans ces contrées, dès que le domestique eut fait son message, je vis accourir vers moi un cavalier d’environ cinquante ans, possesseur d’un air noble et prévenant ; ce personnage m’accueillit avec toute la politesse imaginable, et me dit que M. de Montaigle était trop heureux de recevoir, dans son château, celui qui l’avait si vaillamment défendu dans les guerres de la Vendée. Je répondis à ce compliment flatteur du mieux qu’il me fut possible. Cependant M. de Montaigle me prenant par la main, me conduisit dans son salon ; du premier coup d’œil je remarquai une jeune personne revêtue de ces attraits qui font tourner mille têtes et d’un tempérament qui rend bien faible pour ceux que l’on a blessés ; la taille de mademoiselle Anaïs était parfaite, un peu trop forte, peut-être, mais n’en ayant que plus de charme ; son œil noir possédait une expression inconcevable, c’était plus que du feu qui l’embrasait ; la bouche d’Anaïs toujours entr’ouverte, annonçait l’étendue de ses désirs ; l’émotion active de son sein, le coloris de ses joues, la blancheur de son teint, la noirceur de ses cheveux, une petite moustache bien légère qui sillonnait sa lèvre supérieure, tout se réunissait pour en faire l’un des plus agaçants minois qu’il fût possible de rencontrer. Mon arrivée avait dérangé mademoiselle de Montaigle du piano qu’elle occupait ; les premières cérémonies terminées, après que réciproquement nous nous fûmes examinés, je priai instamment la belle châtelaine de continuer son gracieux exercice. « Je serais, ajoutai-je, au désespoir si ma présence apportait quelque privation à la société qui se trouve ici réunie. » Car tu sauras, Maxime, qu’outre monsieur, madame, mademoiselle Montaigle, le salon renfermait de plus une quinzaine d’individus de l’un et de l’autre sexe. Sans faire les minauderies à la mode parmi les jeunes personnes qui ont des talents, la séduisante Anaïs se replaça, elle préluda quelque temps, bientôt après mariant sa voix à l’instrument sonore, elle chanta un morceau charmant, un peu trop étourdi pour une jeune personne, mais qui joué avec un talent rare, électrisa toute l’assemblée ; de longs, d’unanimes applaudissements apprirent à mademoiselle de Montaigle combien elle avait su nous plaire, et malgré qu’elle prêchât l’inconstance, c’était un sentiment qu’on ne savait point avoir auprès d’elle. Pendant le temps qu’elle avait chanté, le ciel s’était découvert, la lune luisait doucement au travers des nuages passagers qui, quelquefois, interceptaient sa vaporeuse lumière ; comme la pluie avait abattu la chaleur, on proposa une promenade dans le jardin, je saisis ce moment pour remercier M. de Montaigle sur sa généreuse hospitalité, et pour faire ma retraite ; mais on ne voulut point me le permettre. Nous ne souffrirons pas, me dit-on, que vous nous quittiez aussi vite, restez avec nous ; si votre voyage est si pressé, vous vous éloignerez demain matin ; mais pour aujourd’hui vous ne pouvez parler de retraite. » Vaincu par ces instances réitérées, surtout retenu par le regard d’Anaïs, je consentis à prendre part à la promenade qui allait se faire ; et, sans m’en apercevoir, j’offris ma main à mademoiselle de Montaigle. En vérité, me dit-elle, je ne devrais point la prendre. Par quel crime aurais-je mérité une pareille défaveur ? N’avez-vous point voulu nous quitter aussi brusquement ? J’ai eu sans doute un grand tort ; mais la faute ne vous appartient-elle pas un peu ? Expliquez-vous ? Vous avez mis tant de chaleur à célébrer l’inconstance, qu’il faut croire que vous la chérissez beaucoup, et ceux que pourraient éblouir vos charmes, s’il leur reste encore un peu de raison, doivent s’enfuir après vous avoir entendue, puisqu’ils perdent à jamais la douce espérance de pouvoir vous fixer. Le bruit de la galanterie du vicomte d’Oransai était parvenu jusqu’à moi, ainsi je ne puis être surprise de l’adresse avec laquelle il veut colorer son tort. Vous ne protestez cependant pas contre le reproche que j’ai osé vous faire. Lorsqu’on est franche on s’avoue coupable. Vous êtes donc inconstante ? Mais, dites-moi, êtes-vous plus fidèle ? Vous récriminez vos erreurs ; quoi ! parce que j’ai pu être volage, pensez-vous qu’il ne fût point facile de m’enchaîner ? Si j’ai changé quelquefois, c’était dans le dessein de chercher la femme qui doit m’attacher sans retour à son char. Voilà les propos de tous ceux qui nous ressemblent : j’ai vingt ans, j’ai aimé plusieurs fois, j’ai connu tout le danger d’une constante tendresse ; j’ai vu parjurer des serments qu’on avait promis de tenir jusqu’à la mort ; j’ai vu les êtres fidèles fort à plaindre ; j’ai vu les inconstants toujours joyeux ; je me suis alors rangée sous leurs bannières, et je ne les abandonnerai plus. Vous serez constante à l’inconstance ; ainsi il faut perdre le doux espoir de vous inspirer une flamme durable. Qui voudrait s’en charger ? Le mortel que vous refuseriez peut-être. Il faudrait au moins le connaître ; serait-ce vous, par hasard, M. Philippe ? Un amour aussi subit est sujet à s’évanouir de même. Vous cherchez à vous jouer de moi. Vous a-t-on dit qu’on vous refusât ? Si l’on me faisait entendre autre chose… Votre innocence vous empêcherait-elle de devenir… Ah ! charmante Anaïs ! Je disais, et protégé par un énorme myrte, derrière lequel nous nous étions assis, j’approchai ma bouche de celle de la jolie volage ; elles se caressèrent pendant quelques minutes : l’ombre nous favorisait, les groupes de promeneurs n’étaient point assez rapprochés pour nous donner des craintes ; un banc se présente à moi… Anaïs n’en était point à sa première folie ; je dois le dire, elle m’a fait goûter des plaisirs que j’ignorais. Je ne te communiquerai point les sévères réflexions que m’a fait naître sa prodigieuse facilité ; j’ai reconnu dans cette personne le danger d’une vie de campagne, celui d’une fausse éducation, et par-dessus tout, l’effervescence inimaginable du plus emporté tempérament. Anaïs n’a point voulu que le jardin fût le seul théâtre de nos transports ; elle a su, après souper, me donner une chambre voisine de la sienne ; quand le commode Morphée est venu réunir sous son empire les habitants de ce château, à pas de loup je me suis rendu vers le lieu où j’étais attendu avec quelque impatience. Quelle nuit, Maxime ! j’en conserverai longtemps le souvenir. Après mille et mille sacrifices au plus enivrant des dieux, Anaïs et moi nous nous sommes livrés à un sommeil nécessaire. Des songes voluptueux sont d’abord venus m’assaillir : j’ai vu m’apparaître l’une après l’autre toutes les beautés qui ont paré mon front d’une guirlande amoureuse ; je souriais à mon bonheur passé, j’errais au milieu des bocages de roses quand, insensiblement, ces brillantes rêveries se sont affaiblies ; d’autres objets ont pris leur place, objets incertains, mais tristes présages de quelque événement sinistre : j’ai vu des piques, des bonnets rouges, des instruments de mort ; j’ai vu le sang couler ; une fumée épaisse est venue m’environner ; alors j’ai senti une main glacée se poser sur mon front ; le froid qu’elle m’a occasionné a été si grand, que je me suis réveillé en sursaut. Qu’ai-je vu, Maxime ! est-ce une illusion ! Debout auprès du lit dans lequel je reposais avec Anaïs, j’ai aperçu avec effroi une ombre silencieuse, et dont les traits… Maxime, c’était mon père !!! À son aspect, un cri épouvantable m’est échappé ; je me suis précipité de la couche vers le fantôme ; mais lui s’est évanoui en me disant, d’une voix lugubre : Vengeance !! Éveillé par le cri que j’avais poussé, Anaïs est accourue ; elle m’a demandé la cause de la terreur qui respirait dans mes yeux : je n’ai su que lui dire. J’ai parlé d’un songe, elle a voulu me le faire oublier dans ses bras. Je n’ai pu m’y résoudre, j’ai promptement regagné ma chambre ; le jour commençait à luire, j’ai ouvert ma fenêtre et me suis mis profondément à réfléchir. Voilà la troisième fois que cette ombre chérie se présente à moi, ses apparitions se sont trop multipliées pour n’être que le jeu de mon imagination ; il est donc des causes qui font franchir aux âmes les barrières qui les séparent de ce monde, elles errent donc quelquefois autour de nous… Grand Dieu ! pourquoi ne sommes-nous point plus vertueux, quand de tels prodiges frappent notre vue. C’est au moment où je trahissais les droits de l’hospitalité, que j’ai revu mon père… Était-ce ainsi qu’il devait me retrouver ? Ah ! Maxime, pourquoi n’ai-je jamais tenu les solides promesses que je me suis faites à moi-même ? quel penchant irrésistible me pousse dans une route qui ne peut que me conduire à ma perte ? Philippe ne changeras-tu pas, ne veux-tu pas te rendre digne d’Honorée ? Oui, il faut que sans retour, je renonce à de faciles plaisirs qui tôt ou tard me précipiteront dans une épouvantable série de malheurs. Reviens vers moi, sagesse que j’ai trop longtemps méprisée, viens me conduire au bonheur, il n’existe point dans les passions. Tandis que je faisais ces réflexions morales, il m’est venu dans la pensée d’aller parcourir le jardin au moment où l’aurore l’éclairait de ses premiers rayons. J’ai pris mon épée qui ne me quitte point, et pour cause ; franchissant les degrés du grand escalier, je me suis rendu sur la terrasse ; insensiblement j’ai porté mes pas plus loin ; je suis entré dans le parc, et suivant le cours d’un ruisseau qui le baigne, je me suis trouvé devant une petite porte qui conduisait dans la campagne ; poussé par je ne sais quel sentiment, je l’ai ouverte, et me voilà courant les champs ; non loin du bois il était une grosse touffe de jeunes chênes, vers lesquels je me suis dirigé : de loin j’ai aperçu deux hommes vêtus en militaires : craignant de les déranger, ne voulant pas leur faire un salut qui me contrariait, j’allais prendre à gauche, quand un de ces individus se relevant, j’ai reconnu Émilien, je n’ai plus voulu me retirer : oubliant le danger que je courais en m’approchant de mon ennemi, je me suis précipité vers lui. À mon aspect le lâche s’est enfui, a sauté sur son cheval, et m’a laissé ainsi que son compagnon singulièrement étonnés de sa disparition soudaine. Je m’avançais toujours mais mon étonnement à fait place à un sentiment plus impétueux, lorsque dans l’ami d’Émilien, j’ai pu contempler un homme que depuis bien des années j’ai cherché sans succès, un vil scélérat, celui auquel je ne pardonnerai jamais, en un mot, le président du tribunal révolutionnaire qui prononça la condamnation de mon père !… Ô ! Maxime ! quelle rage, quelle satisfaction me saisirent tout à la fois ! je compris alors pourquoi l’ombre paternelle m’était naguère apparue ; je vis qu’elle m’avait conduit au lieu qui devait être le témoin de la vengeance ; je remerciai le ciel d’avoir armé mon ennemi. Pour lui, surpris de mon immobilité, de la fureur qui étincelait dans mon regard, il ne savait que penser et que faire ; il avait alors quarante-quatre ans, la pâleur de la réprobation siégeait sur ses joues flétries, son œil égaré peignit encore les forfaits ; je ne laissai pas longtemps ce monstre dans son incertitude ; mais m’avançant vers lui : — Assassin, lui dis-je, me reconnais-tu ? Non, j’ignore qui vous pouvez être. Il est vrai ; tu as tant immolé de victimes, que tu ne peux pas te rappeler la figure de tous les orphelins qui le sont devenus par tes atrocités. Ce langage… Te consterne, je le vois ; tu commences à comprendre que ton dernier jour a lui. Que voulez-vous dire ? Que je suis Philippe d’Oransai, que tu as égorgé mon père, et qu’il faut que ta mort venge la sienne. Monsieur Philippe !… Il est donc une justice éternelle ? Oui, une justice terrible, inflexible aux méchants tels que toi ; mais, prépare-toi à te défendre. J’accepte le combat, il est temps que je m’affranchisse d’une crainte qui m’a toujours poursuivi ; péris sous mes coups, jeune insensé ; et si je succombe, je te dévoue au fer des amis qui ont juré ta perte. Ah ! ne perdons point le temps en de vains discours, je tremble qu’on ne vienne m’arracher ma proie. À ces mots, je sors mon épée et fonce avec précipitation sur le scélérat, qui se défend avec la force que donne le crime provoqué. Plus nerveux que moi, plus adroit, peut-être il eût décidé ma perte ; mais ce n’était pas moi qui alors combattais, je n’étais que l’aveugle instrument d’un pouvoir supérieur au mien. Tous les coups de mon adversaire étaient parés, tous ceux que je lui portais le frappaient, la furie hurlait dans son âme ; il s’abandonnait pour mieux m’atteindre, notre assaut dura plus d’une demi-heure avec un avantage assez égal, quoique le brigand fût blessé et que je ne le fusse pas : enfin, je crus apercevoir auprès de moi le fantôme irrité, sa vue me donna une nouvelle vigueur. — Que vois-je ! s’écria mon adversaire. — Ta victime, lui répondis-je, qui vient être témoin de ton châtiment. J’achevais, et trois fois mon glaive enfoncé dans sa gorge lui coupa la parole et lui arracha la vie. Je n’éprouvais point après cette action le frémissement qui suit toujours un duel, je sentis au contraire que j’étais moins coupable, puisque j’avais vengé mon père. Ne voulant point cependant être surpris auprès du corps du monstre, je m’éloignai sans retard, et je regagnai le château. Tout le monde y dormait encore ; ainsi je pus sans être aperçu me rendre dans ma chambre. Je n’y fus pas longtemps M. de Montaigle vint me rejoindre, bientôt toute la compagnie se rassembla. Anaïs parut les yeux baissés, encore humides ; elle me sourit, moi-même je cherchai à causer avec quelque gaîté, voulant déguiser mon trouble, je parvins à réussir. Enfin après avoir renouvelé mes remercîments, je partis d’un lieu qui me laissera des pensées bien profondes. J’arrivai à Nantes, je fus reçu avec transport par l’amitié, et dans ma première lettre, je me propose de te raconter ce qui m’a frappé davantage dans tout ce que j’ai revu. ‌ #### LETTRE XXVII Émilien à Paul. rme-toi de courage, prépare de nouvelles embûches pour exterminer d’Oransai ; nous avons une nouvelle attaque à lui faire expier : apprends, ami, que ton ami, le vigoureux républicain D… est tombé sous les coups de notre éternel ennemi ; Philippe l’a rencontré, l’a immolé avant que j’aie pu venir à son secours. Immédiatement après mon évasion, nous nous séparâmes comme tu le sais ; tu revins chez Justine R...., et moi je fus ailleurs chercher une retraite, qui ne permît pas que nous fussions découverts ensemble. L’ancien président du tribunal révolutionnaire m’accueillit à bras ouverts ; il me promit sûreté, protection ; bientôt même faisant plus, se rappelant les menaces de Philippe contre lui, il se résolut à entrer dans nos projets. Charmé d’avoir pu nous lier un personnage d’une telle importance, je lui communiquai le plan que j’avais formé pour nous défaire de celui dont la vie nous est odieuse. Il s’agissait d’aller se placer sur le chemin de Nantes, lorsque Philippe y passerait, suivi d’un seul domestique ; je ne doutais pas que nous deux escortés de la douzaine de braves que nous avons sous nos ordres, nous ne vinssions à bout du fanatique Vendéen : D… accepte. Nous nous rassemblons à l’endroit désigné ; mais un orage épouvantable nous disperse. Philippe suspend sa marche, s’arrête même au château de monsieur de Montaigle, tandis que nous, nous sommes contraints de passer la nuit sous des arbres. Sur le matin nous nous éloignons de nos gens, nous allons auprès du château pour épier la sortie de Philippe ; fatale résolution ! Depuis longtemps nous nous reposions sous quelques arbres, lorsque d’Oransai a paru ; il m’a si fort épouvanté, que, regagnant mon cheval, je me suis enfui en toute hâte vers nos amis ; D… n’a point pu me suivre, j’ignore ce qui s’est passé ; mais à mon retour, lorsque nous sommes arrivés en force, D… était couché sur la terre, percé de plusieurs coups d’épée, et mort depuis quelque temps. Quelle puissance, quelle cause inexplicable soutient ce jeune homme ! Léopold pourtant n’était pas auprès de lui ; il a donc vaincu seul. Ô Paul ! qu’il est nécessaire pour nous que ce jeune homme disparaisse du monde ! s’il vit, nous périssons. Qu’une vaine pitié ne nous arrête pas ; que dis-je ? nous ne sommes pas des femmes timides. Les Clotilde peuvent retenir leurs bras prêts à frapper leurs amants ; mais nous, nous sommes des hommes, et des hommes redoutables, ainsi que vindicatifs. Crois-tu qu’il faille se hâter de porter les derniers coups ? ne devons-nous pas attendre afin de nous assurer de la disparition certaine de Léopold ? Si, comme tu le crois, il a péri, notre succès est certain ; mais peut-il cesser de vivre ? ce mystérieux personnage n’est-il pas aussi vieux… Allons, me voilà reprenant les contes dont j’ai ri tant de fois ; Léopold est tout simplement un fourbe plus adroit et plus puissant que nous. ‌ ### CHAPITRE X. Le C.... BATTU ET CONTENT. #### LETTRE XXVIII. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil endant mon absence, les diverses sociétés de Nantes ont plusieurs fois changé de face ; j’ai perdu presque toutes les jeunes beautés qui me séduisirent ; il me prend fantaisie de t’apprendre leur sort, peut-être te plaira-t-il de le savoir. Euphrosine, mes premières solides amours, couronnant enfin la constance du maussade amant, a voulu, par manière sentimentale, courir les aventures avec lui ; ils sont partis ensemble ; madame de Closange a poussé les hauts cris, enfin il a fallu s’apaiser et consentir au mariage qui s’est fait sous de fâcheux auspices. Mademoiselle Sophie sèche sur pied dans l’attente d’un hymen qui n’arrive point ; elle a eu quelques aventures un peu obscures qui ont contraint le papa à la reléguer dans un couvent dont elle n’est sortie que depuis quelques semaines : je l’ai revue sans que sa présence vînt rallumer des feux qu’elle n’alluma qu’un moment. Eudoxie de Norris, toujours jolie, a donné dans une réforme peu croyable : elle n’est pas dévote, la chose lui serait impossible, mais elle est devenue savante, et voilà qu’un chacun la fuit avec autant d’empressement qu’on en mettait autrefois à se rapprocher d’elle. Laure de Montalbain s’est mariée ; elle a bien fait pour mon repos, pour le sien, comme pour celui d’Honorée. Jenni, sa charmante sœur, est encore demoiselle, toujours espiègle, toujours enchaînante, tandis que son cœur ne veut jamais se rendre. Les deux campagnardes Rosette et Sylvie après avoir passé de main en main, sont aujourd’hui dans une solitude déplorable. Célie n’est plus, la mort l’a frappée subitement, et son trépas a si fort épouvanté Adeline, que celle-ci a renoncé au théâtre, et s’est jetée dans les bras d’un pieux confesseur. Pour ma petite Célénie, elle est partie ; maintenant les Bordelais possèdent ses charmes. Me voilà par conséquent entièrement délaissé ; si maintenant le ciel ne vient à mon secours, je crois que je périrai d’ennui ; le destin m’en préserve ! ‌ #### LETTRE XXIX. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil ’avais promis de ne plus briguer de conquêtes, de m’arranger à devenir raisonnable ; hélas ! ma tête s’opposera toujours à mes bonnes résolutions. Me voilà engagé de nouveau dans une aventure qui ne peut avoir que de fort agréables suites, quoique pourtant l’amitié y soit un peu compromise. Écoute, et ne me fais point part de tes réflexions. Hier, dimanche, après avoir passé une partie de la matinée chez Charles de Mercourt, nous sortîmes ensemble dans la sainte résolution d’aller remplir nos devoirs religieux ; nous entrons dans la cathédrale de Saint-Pierre. L’assemblée était superbe ; les jeunes gens, nombreux ; les femmes très élégantes : je te jure que ce ne laissait pas de former un beau coup d’œil. Le hasard nous place auprès d’une dame âgée, dont l’énorme voile, le gros livre doré sur tranche nous annoncent la vaste dévotion. À ses côtés, sous un vaste chapeau de velours noir, se cachait la plus jolie figure que le temple renfermait : la beauté de cette jeune personne frappe en même temps Charles et moi. « Comment trouves-tu cette figure ? » — « Céleste ! me répondit-il ; je sens qu’il ne m’en coûterait pas beaucoup pour l’aimer à la folie. — « Touche-là, Charles ; je t’en dis de même. » — « En vérité ! » — « Sur mon honneur ! » — « Eh ! bien, amis rivaux, essayons tous les deux de lui plaire, et le plus heureux de nous… » — « Engagera son ami à se consoler. » Nous disons. Notre marché conclu, nous nous préparions à chercher les moyens de lier connaissance, lorsqu’un événement imprévu aplanit presque toutes les difficultés. La chaleur était excessive ; la vieille dame ne put y résister ; elle s’évanouit. Nous volons à son secours. Nous l’emportons chez madame de Montalbain, tante de Charles, qui connaissait la dame malade. Là, nos flacons sont offerts ; bientôt les soins que l’on prend de madame de Téligni (c’était son nom) parviennent à lui rendre l’usage de ses sens. Madame de Montalbain assure que la promenade doit lui faire du bien ; elle accepte par complaisance, nous remercie de nos attentions. Sa nièce ne nous dit rien ; mais ses beaux yeux se tournèrent vers nous, et nos cœurs prétendirent que ses remercîments valaient bien ceux de sa tante ; cependant nous sortons. Jenni, cousine de Charles, s’empare de son bras ; j’offre le mien à mademoiselle Mathilde (c’était son mon) : elle accepte. Ma main tremble, celle de Mathilde frémit aussi ; cette belle rougit ; nos bouches s’ouvrent, et le mot intéressant, la journée est superbe, nous échappe à tous les deux en même temps. Tu dois rire, Maxime, de ton féal ami ; mais arrête-toi : le premier tour de promenade va rétablir ma réputation, et prouver à mademoiselle de Téligni que je sais parler quelquefois. Une femme d’une riche taille, parée comme un autel, passe auprès de nous ; elle nous fournit le premier aliment à la conversation, qui s’engagea de la manière suivante : Voilà une magnifique femme ; sa tournure semble commander le respect. Mais elle serait bien fâchée qu’on eût pour elle ce respect qui devrait être l’apanage des personnes de son sexe. Sa parure lui coûte des sommes énormes, et madame d’Erville n’a pas une obole ; elle joue avec fureur et ne paie pas ses créanciers ; elle a une loge à la comédie, et ses enfants manquent de pain : comment peut-elle donc faire, me demanderez-vous ? Ah ! mademoiselle, elle a un grand secours dans elle-même. Il est malheureusement trop vrai que la pauvreté, apanage ordinaire de la vertu, l’est rarement du vice. Voyez à ses côtés ce jeune homme qui lui donne le bras ; il est fier de lui plaire ; il vient de payer d’une superbe paire de girandoles le plaisir de s’afficher avec une femme… tandis que cet épais financier, caché dans la foule, calcule encore avec douleur le prix de la voiture qu’il a offerte à la même divinité ! Elle serait bien reconnaissante de vos bontés, si elle pouvait écouter l’éloge que vous faites d’elle. Elle pourrait se plaindre de ma médisance, mais elle ne pourrait m’accuser de calomnie. Mais rangeons-nous, laissons passer ce colosse, qui joint au corps d’Hercule la tête d’Antinoüs et la bêtise de Midas, qui joue, perd, se laisse duper par air, qui est la dupe de tout le monde, dans l’espérance qu’on dira : C’est un seigneur ! tandis qu’on se contente de dire, c’est un sot : il se lève machinalement, il agit de même, et se couche le plus tôt possible pour se débarrasser plus tôt du poids de son existence, dont il est lui-même fatigué. Quelle méchanceté ! Ah ! dites plutôt, quelle vérité de portrait ! On m’a toujours dit que je peignais avec assez de ressemblance. Par exemple, pouvez-vous voir cette belle dont la tête porte la céleste expression d’une madone ? qui pourrait ne pas croire que l’âme la plus pure habite sous cette enveloppe ? Eh ! bien, sans être calomniateur, il serait possible de dire… Ah ! de grâce, terminez ; je n’aime point d’entendre déchirer les femmes : oubliez-vous que leur sexe est le mien ? Il faudrait que j’en fusse moi-même pour l’oublier. Les compliments ne trouvent pas plus de grâce auprès de moi, que les méchancetés. Vous ordonnez donc le silence à ceux qui vous entourent ? Encore ! Toujours. Je ne sais quelle cause a pu donner naissance à cette manie qu’ont les hommes, d’accabler d’éloges exagérés les femmes qu’ils voyent pour la première fois ; il faut qu’ils aient une extrême opinion de notre faiblesse, pour se permettre d’imaginer que quelques compliments doivent nous prévenir en leur faveur. J’allais répondre à cette attaque, lorsque Charles de Mercourt, qui brûlait du désir de causer aussi avec la belle Mathilde, s’approcha, suivi de sa cousine. La conversation devint alors générale ; je cherchais toujours à me faire distinguer, soit par mes opinions, soit par mes épigrammes. Plus d’une fois je vis Mathilde sourire à mes propos ; j’espérais alors, mais l’instant d’après je la voyais traiter Charles avec une affabilité qui me désespérait. Nous continuâmes longtemps à nous promener, enfin madame de Téligni donna le signal de la retraite ; plus heureux que Charles, je ramenais chez elle la belle qui nous charmait tous les deux ; pour lui, il ne put abandonner madame de Montalbain. Nous nous séparâmes après que je lui eus fait promettre de venir partager mon dîner. Madame de Téligni souffrait encore, aussi elle ne parlait que rarement. Mathilde n’ouvrait point la bouche ; je regardais les passants : nous étions dans ces dispositions lorsque nous arrivâmes à l’hôtel de Téligni ; là je laissai ces dames après en avoir reçu les remercîments d’usage. Je revins chez moi : l’impatient Charles était déjà à m’attendre. « Vicomte, me dit-il, le sort t’a favorisé : heureux mortel ! je tremble d’avoir à recevoir de toi des consolations ». — « Ami, lui répondis-je, mon bonheur n’est point aussi grand que ton imagination te le présente ; crois-moi, nous sommes tous deux au même point ; oui, la balance de la fortune vacillera bien des fois, avant qu’un de nous deux l’emporte définitivement sur l’autre ». Pendant tout le temps de notre repas, nous ne parlâmes que de Mathilde. Charles me quittait en me promettant de me revoir chez madame de Ternadek, qui ce soir-là réunissait dans sa maison une société nombreuse ; mon dessein était de m’y rendre de bonne heure ; mais un incident assez bizarre m’en empêcha. Il avait fait très chaud toute la journée, l’air était chargé, les nuages s’amoncelaient ; je me décidai à sortir malgré les apparences de l’orage, dans l’intention d’aller faire une visite de politesse à Madame de Nelsor. Je marchais assez vite quand un coup de tonnerre épouvantable se fait entendre, il déchire la nue, en un instant je suis environné de feu et couvert d’eau ; je cherchai promptement un asile, la maison de madame de Closange était à quelques pas de moi ; je franchis la distance qui m’en séparait, me voilà montant les degrés, frappant à la porte de l’appartement, ne trouvant personne, m’introduisant, et parvenant enfin jusque dans la chambre de la toute jolie Ambroisine. Tu n’as jamais vu cette jeune personne, sœur cadette de cette charmante Euphrosine, avec laquelle aux premiers jours de mon adolescence nous avions échangé ce qu’il est si doux d’abandonner à l’objet qu’on aime. Ambroisine est vraiment jolie, ses cheveux blonds sont de la couleur la plus agréable, ils tombent avec profusion sur ses blanches épaules ; plus souvent les nattant avec art, elle les attache avec goût par un peigne d’une élégante forme : elle n’est point grande, mais sa taille est pleine de grâce, quoique les formes en soient peut-être trop prononcées. La bouche d’Ambroisine est parée par des dents du plus pur ivoire, et surtout par un sourire dont le charme est inexprimable ; ses yeux sont d’un noir très foncé, sa peau, son teint animés du plus éclatant coloris dont s’embellit la jeunesse : elle a encore un très petit pied, une main parfaite, en un mot, Ambroisine n’aurait rien à désirer, si ses qualités morales répondaient à l’attrait de son physique ; mais le revers de la médaille n’est point aussi digne d’éloge. Ambroisine est vive, parleuse, tripotière, c’est le mot, méchante à l’excès et par calcul, brûlante dans ses passions, sans cette retenue qui sied si bien à son sexe, bouffie de prétentions, sans usage du monde, impertinente par boutade, mais surtout d’une fausseté sans pareille. Depuis que j’avais rompu sans retour avec sa sœur Euphrosine, j’avais fait très souvent ma cour à Ambroisine, qui tantôt m’accueillait, tantôt me repoussait, suivant que ses caprices le lui commandaient. Dans le fond pourtant, elle me voyait avec quelque intérêt : l’orage devait ce jour-là la contraindre à me voir avec tendresse. Madame de Closange était à la campagne ; les domestiques dispersés, enfin Ambroisine était seule ; mon apparition lui fait pousser un léger cri ; bientôt revenant de cette première frayeur : « Ô M. d’Oransai, me dit-elle, quelle étoile favorable vous a conduit vers moi dans ce moment affreux ? » Ma bonne fortune, sans doute ; mais quoi, vous tremblez ? N’entendez-vous pas ce tonnerre qui m’épouvante au dernier point ? Pendant un temps pareil il est dangereux d’établir des courants d’air. Ah ! de grâce, fermez, fermez tout. Maintenant nous voilà en sûreté. Je suis seule, absolument seule ; imaginez-vous ma frayeur ! La vue des éclairs la redouble peut-être. Assurément. Fermons donc les fenêtres comme j’ai fermé les portes ; (tous les jours sont bouchés, l’obscurité est complète) ; mais où donc êtes-vous, belle Ambroisine ? Auprès de mon lit ; venez me rejoindre. M’y voilà ! Ah ciel ! (le tonnerre n’arrache point cette exclamation) ô Philippe ! laissez-moi. Chère, aimable amie, ne m’avez-vous point ordonné de tout fermer ? Ah !… oui… mais… non…, Philippe. Ambroisine… cède… (ensemble,) Ah !… oh !… quel éclair… quel délice… la foudre éclate… la pluie tombe à flots… Nous disons, et l’usage de nos sens ne se retrouve que lorsque le ciel était redevenu serein ; tout occupé de mon active conversation avec Ambroisine, nous ne nous apercevions pas que le temps s’écoulait. Tout à coup on heurte à la porte de l’appartement, de manière à paraître vouloir l’enfoncer ; une voix se fait entendre, elle appelle sa sœur, c’était Euphrosine !… Que faire, il fallait nécessairement lui ouvrir : je me jette dans un petit cabinet voisin, la porte en est fermée à clef, Ambroisine rajuste ce qu’avait dérangé la peur de l’orage, ensuite elle court ouvrir à sa sœur, elle la trouve toute éplorée. Qu’as-tu donc ? Mon époux… Eh bien ! Est un monstre. Que dis-tu ? Je viens de le rencontrer avec ma femme de chambre. Ah ! le scélérat ! Que je suis malheureuse ! mais devais-je aussi le préférer à Philippe ? (Je dois te prévenir, Maxime, qu’Ambroisine détestait l’époux de sa sœur et que cette haine donna bientôt la naissance à la scène dont je vais te donner les détails.) Voilà, ma bonne amie, où t’a conduite ta funeste prévention. Je la pleurerai tous les jours. Il faut tirer vengeance de la conduite de ton odieux mari ; mais qu’entends-je, c’est lui qui vient ici ? Je ne veux pas le voir. Non, non, tu ne le verras pas ; vite, entre dans ce cabinet, tu y trouveras la vengeance toute prête. Euphrosine n’a point le temps de lui demander l’explication de ces paroles, la porte est ouverte, Euphrosine entre, frémit de surprise en me voyant, veut ressortir, mais la porte est refermée brusquement, tandis que Marcel, son époux, entre dans la chambre d’Ambroisine. Se peut-il ! quoi ! Philippe ici ? Contraint par la pluie à chercher un asile, je suis monté chez votre sœur, elle m’a reçu avec bonté, vous avez heurté, elle a craint que ce ne fût un étranger ; pour la faire sortir d’embarras, je me suis blotti dans ce cabinet. Aurais-je pu m’attendre à vous trouver en ce lieu ? J’y suis, aimable Euphrosine, tel que j’y fus autrefois, toujours vous aimant, toujours brûlant pour vos charmes. Ah ! Philippe ! ils ne sont plus, ces jours de mon bonheur. Ils peuvent renaître. Laissez-moi, laissez-moi donc, vous dis-je ; mon ami, y pensez-vous ? quoi ! lorsque Marcel est aussi près ? N’avez-vous pas à le punir de sa perfidie ? Je n’oserais. Viens, ma séduisante Euphrosine, viens te reposer sur ce sopha. Je dis, je la saisis dans mes bras, sa faible résistance ne fait que doubler mon ardeur ; j’ai le soin de fermer le crochet de la porte, bientôt je retrouve mon Euphrosine telle que je l’avais trouvée jadis ; mes transports deviennent les siens, mes caresses sont partagées, par trois fois j’épuisai le coupe purpurine des plaisir amoureux. Pendant ce temps l’inconcevable Ambroisine parlait ainsi à M. Marcel. C’est donc vous, monsieur ? Chère sœur, où donc est ma femme ? Votre femme ? c’est sa suivante que vous voulez dire ? Euphrosine vous aurait-elle déjà appris… Mon infortunée sœur n’a rien de caché pour moi : je connais à fond, aujourd’hui, votre conduite que je soupçonnais depuis longtemps. Oui, je suis coupable, mais mon désespoir, mon repentir doivent me faire espérer mon pardon. Je ne pense point qu’Euphrosine y consente. Elle me sera peut-être moins défavorable que vous ; où peut-elle être ? Elle vient de sortir, sa tête était montée et bien disposée à vous punir de votre manque d’égards. Que pourrait-elle faire ? Que sais-je ! la conduite que vous avez tenue tantôt lui fournira quelques idées. Vous voudriez me faire entendre… Que vous serez puni par où vous avez péché. Y songez-vous ? Il vous sied bien de montrer du courroux lorsque vous êtes aussi criminel ! ma sœur est venue, elle a trouvé ici le vicomte d’Oransai, il est aimable, elle est en colère, il sont sortis… Sortis tout seuls… ? Vous pouvez vous apercevoir que je ne les ai point accompagnés. Où donc ont-ils été ? Le vicomte avait sa voiture, je l’ai entendu dire à son cocher de sortir de la ville ; la nuit est obscure… Ah ! j’entends, une femme en fureur a écouté vos pernicieux conseils, vous l’avez livrée et vous avez la cruauté de me le dire ; mais savez-vous à quoi vous mènera cette odieuse conduite ? À ma mort, à celle du vicomte, ainsi qu’au malheur éternel de votre sœur ! Il dit encore tout ce que la plus violente colère peut enfanter. Ambroisine riant à gorge déployée, la redoublait aussi par ses discours ; enfin, au moment où Marcel éperdu, sortait de l’appartement, la fureur dans l’âme et brûlant du désir de me rencontrer, la folle de Closange l’arrêtant par le bras, « calmez-vous, » lui dit-elle. Le puis-je, après vos discours ? Oui, Marcel, vous le pouvez encore. M’auriez-vous trompé ? Infidèle ! il fallait bien vous punir ; allez cette vengeance est trop douce, vous eussiez mérité que ma sœur vous eût rendu la pareille ; mais il n’en est rien. Elle est ici ; elle pleure un ingrat qu’elle devrait haïr ! Ô délire du bonheur ! Venez, venez Euphrosine ; que votre époux meure à vos genoux de repentir comme de confusion. Elle dit, et gardant le plus cruel sérieux, elle ouvre la porte du cabinet ! Euphrosine en sort avec précipitation ; son époux est à ses pieds. Ambroisine le persifle, tandis que je me tiens à quatre pour ne pas éclater. Je te laisse à penser l’excès de notre surprise lorsque nos entendîmes le commencement de cette inimaginable conversation. Quoique dans mes bras Euphrosine se mourait de peur ; quand elle parut, l’émotion du plaisir, celle de la crainte se confondaient sur son charmant visage. Le bon Marcel crut que ces signes étaient ceux du dépit ; il implora son pardon, il cria merci : enfin on reçut ses excuses, et il reconduisit chez lui son épouse vengée, pendant que lui était c..., battu et content. Je te dépeindrai mal la gaîté d’Ambroisine et la mienne. Lorsque ce couple rapatrié se fut retiré, nous fîmes encore des folies ; mais comme je voulais paraître à la soirée de madame de Ternadek, je me séparai de ma nouvelle amie, non sans nous être promis de nous revoir le plus souvent que nous pourrions. Il était tard lorsque j’arrivai chez madame de Ternadek. Imagine-toi, Maxime, l’étendue de ma surprise, lorsqu’en entrant dans le salon j’aperçus Charles de Mercourt, debout, devant une fenêtre, et causant avec la belle de Téligni… Ici je quitte la plume. Charles t’écrira demain sa conversation avec cette jeune personne, et puis je reprendrai ma narration. ‌ #### LETTRE XXX. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil ais-tu que ton protégé Adolphe s’est tout à coup épris d’une belle passion pour moi ? Il vient très souvent me voir, il ne cesse de me parler de Clotilde, dont il me paraît toujours épris ; cette femme lui portera malheur, elle ne peut pas l’aimer, elle veut, je gage, le perdre. Quant à Émilien, on n’en entend plus parler ; l’opinion publique est qu’il a quitté la France ; puisse-t-on dire vrai ! Il est un homme que je voudrais bien revoir, c’est cet inexplicable Léopold ; mais il a aussi, selon toute apparence, disparu sans retour ; il a manqué à la promesse qu’il m’avait faite de venir me retrouver à M.... Je ne serai jamais content si je ne puis approfondir le mystère qui environne ce personnage. J’ai reçu l’autre jour une visite qui m’a causé une joie extrême, c’était celle du général Hippolyte, comblé d’honneurs qu’il a mérités ; il possède, d’une façon particulière, la faveur du célèbre monarque sous lequel nous vivons. Hippolyte est comme tu sais, l’ami, le libérateur de ma cousine, mademoiselle de Barene ; je dois aussi la vie à cet excellent jeune homme, et je voudrais bien par mes actions lui témoigner ma reconnaissance, Hippolyte souhaiterait que je prisse du service : je le ferais bien, mais je ne veux point m’éloigner de Nantes avant d’avoir revu mon Honorée. ‌ ### CHAPITRE XI. LES ROMANCES ET LA VIEILLE GOUVERNANTE. #### LETTRE XXXI. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil près des pourparlers de quinze jours, après mille démarches inutiles, j’ai enfin obtenu de Mathilde un aveu sincère de ses sentiments : elle m’aime, elle me l’a juré ; ce n’est pas à cet aveu que je prétends m’arrêter : elle est dans ce moment au désespoir, elle vient de perdre sa tante qui lui a servi de mère. Comme elle n’a plus aucun parent qu’un oncle assez maussade, on a résolu de la marier sur-le-champ… Mariage !… ce mot me fait frissonner ! Il te paraîtrait naturel que je fusse l’époux, mais il n’en sera rien, je ne puis être qu’à Honorée. Ensuite, mademoiselle de Téligni est promise dès son bas âge à un monsieur qu’elle n’a jamais vu ; il doit arriver dans un mois pour serrer avec elle les liens conjugaux ; elle m’eût préféré peut-être. Sais-tu comment j’ai appris son amour pour moi ? Non. Eh bien ! je vais te l’apprendre : sa tante venait de mourir depuis quelques semaines ; Mathilde, vraiment peinée de cette mort, s’était retirée dans un jardin qu’elle possède aux portes de la ville, avec madame de Ternadek qui ne l’a point quittée dans ces douloureux moments. Sous le prétexte de voir mon ancienne amie, j’avais mes entrées en ce lieu, séjour de la beauté. Charles, quelque peu piqué du succès de son féal parent Philippe, avait renoncé à des prétentions qu’il ne pouvait plus garder ; cependant il me semblait que sa retraite était bien prompte, car enfin de légères préférences ne voulaient rien dire ; on ne m’avait point dit : Je vous aime ; ainsi la balance ne penchait absolument pas de mon côté et le cruel se piqua malgré nos conventions. Je fis tout mon possible pour lui donner une meilleure opinion de lui-même : il m’embrassa en me répétant qu’il me cédait la place. Me voilà donc seul, tous les avantages étaient pour moi ; quoique je visse avec quelque déplaisir la résolution de Charles, elle ne me désespéra pourtant pas. Un après-dîner, je partis donc dans l’intention de faire une visite à Mᵐᵉ de Ternadek. En arrivant, le portier me dit que cette dame était revenue à Nantes pour quelque affaire, qu’en s’éloignant, elle avait laissé l’ordre de prier les visites qui pourraient lui venir, de vouloir bien attendre son retour ; je ne fus point fâché de cette disposition ; je ne voulus point de prime abord demander mademoiselle de Téligni. Je descendis de ma voiture et suivis une femme de chambre qui vint m’ouvrir l’appartement de madame de Ternadek. Je restai environ une heure occupé à lire les Provinciales que je trouvai sur une table ; ce livre inimitable m’intéressait extrêmement. Je riais aux dépens de la compagnie de Jésus, lorsque le son d’une harpe parvint jusqu’à moi : je me levai de dessus mon siège et je parcourus l’appartement pour apprendre d’où partaient les accords qui me charmaient ; j’aperçus une porte d’une forme égale à celle de la boiserie d’un petit boudoir ; je la poussai, elle me donna l’entrée dans une galerie revêtue de riches peintures ; cette galerie renfermait plusieurs instruments de musique ; au bout opposé à celui par lequel j’étais entré, il se trouvait une seconde porte dont je m’approchai ; alors, regardant au travers le trou de la serrure, je reconnus Mathilde qui jouait quelques légères variations ; j’allais me présenter devant elle, quand elle se mit à chanter une romance en ces termes : #### ROMANCE. Ah ! dans ce jour où la tristesse, Vient assiéger mon sombre cœur, D’un seul nom la magique ivresse, Parfois sait charmer ma langueur, Celui que j’aime à son jeune âge Est bien digne de me charmer : Ses traits, son renom, son langage, Tout en lui devrait enflammer. On dit que son âme volage, Trompe, et ne veut point se fixer On dit qu’il ne fut jamais sage, On dit qu’un mot peut le blesser ; Mais on dit aussi qu’il sait plaire. Par son esprit, par sa gaîté ; De Mars, de l’enfant de Cythère, Il est, dit-on, l’enfant gâté. L’étourdi souvent se parjure, Vient-on me dire tous les jours ; Il a causé mainte blessure, Sans cesse il trahit ses amours ; N’importe, dans mon vain délire, Je ne saurais lui résister ; Ah ! si pour moi ton cœur soupire, Philippe je veux t’écouter. Transporté de joie, en écoutant une telle romance, je veux lui répondre ; je me place à un piano qui se trouve auprès de moi et après un léger prélude, ma voix se fit entendre : #### ROMANCE. Il eut des torts, il fut volage, Mais il ne te connaissait pas. Ah ! désormais son cœur s’engage À n’adorer que tes appas ; Toujours fidèle Tu le verras, Mais point cruelle Tu ne seras. Femme charmante, il est possible, À vingt ans de changer d’amour. Si pour moi ton cœur est sensible, Je veux te chérir sans retour, Toujours fidèle Tu le verras, Mais point cruelle Tu ne seras. On te dépeint mon caractère Avec de trop fortes couleurs, Et malgré mon âme légère Je chéris constantes ardeurs ; Toujours fidèle Tu me verras, Mais point cruelle Tu ne seras. La surprise, mille autres sentiments avaient, pendant le temps de mon impromptu, agité le cœur de Mathilde. Elle était restée immobile sur son fauteuil, sans oser faire un pas. Enfin je terminai ; alors ouvrant la seule porte qui nous séparait, je fus tomber aux genoux de mademoiselle de Téligni ; elle avait son teint paré des plus vives couleurs, sa respiration était entrecoupée, son sein agité, son œil en feu ; j’étais aimé, nous étions seuls. Ô Maxime ! nous fîmes ce qu’on fait toujours à notre âge, lorsqu’on n’est que deux, et lorsqu’on ne se déteste point. Ce gentil boudoir fut le témoin de nos plaisirs. Ah ! ils ont été trop grands pour que j’essaye de les retracer. Maxime ! peins-toi la seconde des grâces, et tu pourras te former une idée des beautés de Mathilde. À ces charmes extérieurs, elle joint un esprit cultivé, des connaissances solides : elle joue plusieurs instruments ; elle compose elle-même de fort jolies romances, dont elle fait encore la musique ; elle brode avec perfection, elle danse… Pour ce dernier talent, tu connais combien peu je l’estime : à mes yeux il n’est rien s’il n’éclipse tous les autres. Mathilde, née dans les provinces méridionales de la France, a tout le feu, toute l’impétuosité de ces brûlantes contrées ; ses passions sont énergiques ; elles se développent sur une mobile figure que pare une profusion de cheveux noirs, de sourcils plus noirs encore ; ils s’arquent sur des yeux du plus bel ébène ; mais la peau est de l’albâtre sur lequel se refléterait un bouquet de roses. Je m’arrête, il est d’autres charmes dont je sais jouir, mais dont je ne veux point t’entretenir. En un mot, Mathilde est si belle, que je me suis juré, dans ses bras, de ne plus chercher de nouvelles conquêtes, jusqu’au retour d’Honorée. En vérité, Maxime, je suis enivré de mon bonheur ; rien n’a, jusqu’aujourd’hui, approché des délices que je goûte : tout, jusqu’ici, m’avait fait croire que je n’apprendrais plus rien dans les mystères de l’Amour. Eh bien ! il me semble, depuis que je connais Mathilde, que jusqu’aujourd’hui je n’avais été qu’un écolier, tant je me trouve habile à épuiser, à ranimer sans cesse le plaisir par mille tableaux qu’inventent nos deux fertiles imaginations. Bonsoir, Maxime ; je t’en souhaite autant. ‌ ### CHAPITRE XII. LA PERFIDIE DÉJOUÉE. #### LETTRE XXXII. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil Maxime ! ô mon ami ! félicite-moi, prends part à mes transports, partage ma joie : Honorée est de retour, elle n’a point cessé de m’aimer, elle vient pour être mon épouse ; je n’en puis plus, mon cœur est étouffé, je pleure, je ris, j’ai de la peine à croire à mon bonheur. Quoi ! cette femme que j’aime tant, malgré la légèreté de mon caractère, peut consentir à me donner sa main, elle sera à moi… à moi… elle m’appartiendra, je me reposerai sur son sein ! Ah ! devant elle, disparaissez, amours volages ! plus de perfidie, plus de nouvelles conquêtes ; désormais amant, époux d’Honorée, à elle seule se consacrera toute ma vie ; je me croirais bien coupable si je ne rapportais pas à cette tendre amie tous les sentiments qui peuvent m’animer. Je t’ai dit dans le temps que le duc de Barene fut chargé d’une mission secrète qui le fit partir pour la Russie ; sa fille ne voulant point l’abandonner partagea avec lui les fatigues de ce voyage lointain. Le séjour du duc nécessité par d’importantes affaires, se prolongea beaucoup plus qu’il ne pouvait le croire, plusieurs années s’écoulèrent ; ainsi Honorée, toujours le modèle des enfants, renfermant dans son cœur ses peines secrètes, n’apprit jamais à son père avec quelle impatience elle désirait de revoir et son amant et sa patrie. M. de Barene la voyant si calme à l’extérieur, ne douta plus qu’elle ne m’eût oublié ; il lui proposa plusieurs partis, entre autres, le prince de G... que mon Honorée refusa, comme elle avait déjà refusé tous les autres. Sur ces entrefaites, le marquis de Montolbon vint la rejoindre ; la présence de ce fidèle ami lui rendit quelque satisfaction ; il sollicita vivement M. de Barene de rentrer en France ; mais ce fut en vain : ce seigneur conservant toujours ses premiers sentiments, avait pour jamais renoncé à revoir les lieux qui l’avaient vu naître. Honorée perdait tout espoir de se rapprocher de moi, quand la mort frappa le duc ; une longue maladie le conduisit au tombeau ; avant le moment terrible il fit appeler sa fille. « Honorée, lui dit-il, c’est à ma dernière heure que je dois réparer mes torts envers vous. » Vous, mon père ; vous, des torts ? Oui, ma fille : trop obstiné peut-être à la défense d’une cause que le ciel ne soutient pas, je vous ai contrainte à partager mon exil, je vous ai séparée d’un parent qui vous est bien cher ; mes malheurs ont été les vôtres, mon bonheur, je vous le dois. Ah ! que je puisse du moins aujourd’hui vous en récompenser, s’il m’est possible ! Honorée, je vous commande même, de prendre pour époux votre cousin Philippe. Mon père !… Dès que mes yeux se seront fermés sans retour, partez pour la France ; si j’en crois de certaines nouvelles, mes biens n’ont pas été spoliés, le souverain qui règne dans ce beau pays est juste ; il vous rendra une fortune qui, réunie à celle du vicomte d’Oransai, vous permettra de tenir un état digne du rang que vous aviez autrefois. Ma fille, vous direz à Philippe que je lui pardonne, vous lui direz de faire votre bonheur. Ah ! tous les jours on n’a pas une épouse telle qu’Honorée ! » En parlant ainsi, le duc s’affaiblit sensiblement, sa parole s’éteignit dans sa bouche et bientôt l’inconsolable Honorée ne serra plus dans ses bras que les restes insensibles du plus vertueux des hommes. Je tire le rideau sur les suites de cette scène douloureuse où Honorée apprit encore à mieux connaître le marquis de Montolbon : ce fut sous la conduite de celui-ci, après avoir rendu les derniers devoirs à son père, que ma cousine se mit en route pour revenir respirer l’air pur de la France heureuse. J’étais dans mon boudoir, couché sur un divan, enfoncé dans des rêveries profondes ; je repassais dans mon esprit les événements divers qui avaient tour à tour agité ma vie ; je me rappelais toutes les femmes qui avaient parlé à mon cœur, ou au moins à ma tête. Je suis arraché à ces rêves par le bruit de la porte qu’on ouvre avec fracas ; je veux me retourner avec quelque impatience, mais avant que je puisse exécuter ce mouvement, je me sens embrassé. Ah ! je ne tardai pas à reconnaître Honorée ; ivre d’amour, éperdu de joie, je ne me connaissais plus, je ne savais que rendre à mon amante les caresses dont elle m’accablait. Quel moment, quelle volupté pure quels délices incompréhensibles pour tous autres que pour nous ! nous nous regardions, nous ne nous en lassions pas ; nos baisers se confondaient aux pleurs d’une douce joie. Honorée n’était plus une enfant, l’âge avait développé toutes ses grâces : elle est maintenant d’une beauté miraculeuse, vingt et un ans il ne lui reste plus rien à acquérir. Après les premiers moments de notre entrevue, je me hâtai de lui demander si ce n’était point une illusion, que tout ce que j’avais vu dans le château de la forêt. « Mon ami, me répondit-elle, vos sens n’ont point été séduits, c’était bien moi que vous avez vue ; mon père voulant se rendre en Russie se confia en Léopold, qui l’assura que sans danger il lui ferait traverser la France. Nous débarquâmes à Nantes secrètement, je ne voulais point m’en éloigner sans vous avoir vu ; Léopold me jura de me procurer cette satisfaction, vous savez le reste. Lorsque je vous quittai je croyais vous revoir encore, mais le duc ne crut point devoir me le permettre ; nous partîmes sur-le-champ toujours escortés par Léopold, qui ne nous abandonna qu’après que nous eûmes dépassé les frontières. Qu’il est extraordinaire, mon ami, cet inexplicable personnage ! je n’ai pu le deviner quoique j’aie bien cherché à y parvenir ; l’as-tu revu depuis ? » — « Oui, ma tendre amie, mais depuis bien longtemps il s’est soustrait à mes regards, et si même j’en crois la rumeur populaire, il aurait cessé de vivre. » — « Nous perdrions en lui un ami bien utile et bien cher. » — « Ma reconnaissance sera éternelle. » Honorée et moi nous vîmes alors entrer la comtesse ma mère, qui me présenta le marquis de Montolbon ; je fis à ce jeune seigneur l’accueil distingué qu’il méritait ; tout en lui me charma, son air, ses manières, ses qualités, je ne tardai pas à reconnaître qu’il était digne de mon amitié, et en nous embrassant nous nous promîmes un attachement inviolable. Honorée a revu avec un vrai plaisir le généreux Hippolyte. D’après ses conseils, ma cousine m’a sollicité de demander du service ; j’ai chargé Hippolyte de mon placet ; mais quel a été mon étonnement, lorsqu’il m’a remis un brevet de lieutenant que l’empereur m’accordait ! j’ai reconnu dans cette démarche, Hippolyte. « Je savais bien, m’a-t-il dit, que vous finiriez par rentrer dans une carrière si bien faite pour vous ; ainsi je n’ai fait que devancer votre demande en travaillant pour vous. » Maxime, tout est conclu, sous trois semaines je deviens l’époux d’Honorée : mon bonheur serait complet si ta présence me prouvait la sincérité de tes sentiments. ‌ #### LETTRE XXXIII Clotilde Derfeil à Justine de R.... ue de temps s’est écoulé depuis le jour où, heureuse pour la première fois avec Philippe… Ah ! Justine, ne rappelons plus ces délicieux moments, ils se sont écoulés avec la rapidité de l’éclair ; mais ils ont laissé dans mon cœur une impression bien cruelle. C’en est fait, mon amie, il n’est plus de bonheur sur la terre pour Clotilde. La dissipation, les nouvelles intrigues, rien ne peut cicatriser ma fatale blessure. Oui, j’aime encore le mortel qui m’abhorre, c’est encore à lui que se rapportent toutes les pensées de mon âme ; c’est toujours pour lui qu’elle est embrassée. Hélas ! pourquoi n’ai-je point su lui plaire jusqu’au tombeau ? Pourquoi ai-je entre lui et moi élevé une barrière qui ne pourra jamais s’abaisser ? Et quand elle disparaîtrait, aurai-je encore le temps de jouir de mon nouveau bonheur ? Justine, je ne sais, mais de sinistres pensées viennent m’affliger sans cesse ; tous mes crimes passés se retracent à ma vue ; pendant la nuit mon lit qui repousse le sommeil, est entouré des ombres de ceux qui me durent leur perte. Que je suis faible ! je crois du moins les voir ; ils me glacent, ils me présagent la mort. Ah ! qu’elle ne tarde point, qu’elle vienne, je l’appelle, je l’appelle, je l’invoque ; un sommeil éternel me guérira de tous mes maux… ! Dormirai-je éternellement… Oh ! pensée désespérante, et toi,… toi, source première de mes infortunes, barbare Philippe, te riras-tu de ma douleur sans en être puni ? Te verrai-je tranquillement le bienheureux époux de cette odieuse Honorée ! Elle est revenue, elle a paru, et sa présence a soudain fixé pour jamais le volage d’Oransai ; il ne soupire qu’après l’instant de son union avec elle ; et, je le laisserais s’unir sans y apporter des obstacles ! Si je le faisais, je ne serais pas moi. Non, Philippe, ne te flatte point de posséder Honorée avant que je t’aie puni ; je veux que la société dont tu brigues les suffrages avec tant de soin, te repousse comme le plus méprisable des calomniateurs ; je veux que la haine publique… Eh ! sais-je ce que je veux ? N’importe, il faut que je me venge, dussé-je périr l’instant après. Adelphe de Melclar, qui toujours m’adore, qui m’aime d’autant plus qu’il ne me possède pas ; Adelphe est digne de me seconder ; je séduirai facilement ce jeune homme, je l’entraînerai dans ma perte ; car si Clotilde doit succomber, ce ne peut être que d’une façon qui laisse d’elle-même un terrible souvenir. Adieu, Justine ; t’écrirai-je encore ? Oh ciel !… quelle épouvantable vision me frappe, je crois voir un glaive sanglant,… je ne vois rien ; mais un cœur dans l’état du mien croit voir tout ce qu’il aime ou qu’il redoute. ‌ #### LETTRE XXXIV. Clotilde Derfeil à Adelphe de Melclar. enez, Adelphe, venez, mon amant ; vous m’aimez, dites-vous, venez m’en donner la preuve, obéissez-moi, et plus de retard dans votre récompense, vos désirs deviendront les miens, nous serons heureux ensemble ; avant ce moment enchanteur, je veux vous convaincre de la déloyauté du vicomte d’Oransai, ainsi que de mon innocence ; vous me verrez telle que je suis, et tel qu’il est ; vous serez satisfait ; accourez, ne tardez pas, j’ai besoin de vous pour conduire à sa fin l’entreprise que je médite ; encore une fois, venez ce soir, servez-moi demain matin, et deux heures après… vous m’entendez. Adieu, mortel que j’aime et que je ne cesserai jamais de chérir. ‌ #### LETTRE XXXV. Adelphe de Melclar à Clotilde Derfeil. uis-je croire ce que je viens de lire ? Quoi ! vous répondrez à mes désirs ? Ô Clotilde ! et à quel prix mettez-vous cette faveur enivrante ? Que faut-il faire ? Quelle chose impossible me demandez-vous ? je tenterai tout, je ne doute pas de tout réussir, tant je mettrai de l’opiniâtreté à vous satisfaire : je serai chez vous à l’heure que vous me dites de m’y rendre, j’y viendrai avec la ferme résolution de vous prouver l’excès de mon dévouement. ‌ #### LETTRE XXXVI. Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil u peux venir, Maxime, tu ne trouveras plus d’hymen, plus de bonheur ; tu trouveras ton Adelphe couché sur un lit de mort et victime de l’exécrable Clotilde ; écoute et frémis. Ce matin, à neuf heures, je me levais lorsque annoncé par Robert, Adelphe a paru dans ma chambre ; depuis quelque temps il me comblait de politesse, je me faisais un vrai plaisir de le voir, je le reçus avec un sourire amical. Eh ! bon Dieu, cher Adelphe, quel est le projet de conquête qui vous occupe à cette heure-ci ? Qui peut vous faire penser cela ? Mais votre brillante parure. En revanche, vous n’avez point d’aussi grands desseins, je gage car vous vous mettez trop simplement. Ainsi qu’il convient pour une promenade du matin. Vous n’avez donc point aucune affaire importante ? Non. Dans ce cas, vous allez venir avec moi. Où donc, s’il vous plaît ? Chez madame Derfeil. Y songez-vous ? moi ! chez madame Derfeil ? depuis longtemps j’ai renoncé à l’honneur d’aller lui rendre mes devoirs. Vous y viendrez cependant. Je vous assure bien que non. Vous m’écouterez au moins ? Ah ! pour cela, très volontiers. Vous avez, pendant longtemps, été l’ami, l’amant même de madame Derfeil ; vos assiduités auprès d’elle ont donné naissance à mille bruits plus ridicules ou plus odieux les uns que les autres ; on prétend que vous avez renoncé à paraître chez elle, parce qu’elle avait voulu vous empoisonner ; cette infâme calomnie se répand, la malignité l’accrédite, déjà on se refuse à voir Clotilde, le monde est si impitoyable ! vous qui savez mieux que personne la fausseté de cette accusation, vous devez la faire tomber par votre conduite ; hier madame Derfeil ayant invité la société de madame de Nelsor à venir déjeuner ce matin chez elle, a dit que vous aviez promis de vous rendre à son invitation. Moi ? Oui, vous Philippe ; vous ne démentirez point cette femme malheureuse, vous n’accréditerez pas d’atroces rumeurs en refusant. Vous m’embarrassez, Adelphe ; je ne sais ce que je dois faire ; mais j’ai promis à ma cousine une entière confiance, je cours la consulter, et je vous apporterai sa réponse. Je descends chez Honorée qui loge dans l’hôtel voisin de celui de notre famille, je lui raconte ce qui se passe, je lui fais part de la tentative d’empoisonnement que madame Derfeil employa jadis pour me perdre ; d’une autre part, je lui montre une femme vindicative, emportée, que pouvait exaspérer un refus, que pourrait, peut-être, désarmer une complaisance ; je lui dis combien les calomnies de madame Derfeil nous seraient désagréables ; je lui jurai de prendre les plus sévères précautions pour me dérober à de nouveaux pièges ; enfin, je terminai en lui laissant l’entière liberté de me retenir ou de me permettre de me rendre chez Clotilde. Honorée, vivement émue de tout ce que je venais de lui dire, ne sachant, d’abord, que me conseiller, finit cependant par m’engager à faire une dernière démarche qui ôterait à madame Derfeil tout prétexte de m’accuser d’ingratitude ; elle me fit promettre de ne manger que ce que tout le monde aurait goûté, de ne rien accepter de la main de mon ennemie ; je lui donnai l’assurance certaine de ma prudence ; nous nous séparâmes après nous être tendrement embrassés et je fus rejoindre Adelphe qui m’attendait avec impatience ; sa joie fut extrême lorsqu’il apprit que je consentais à le suivre ; nous partîmes sur-le-champ ; j’avais déjà fait une centaine de pas, lorsqu’une pensée subite m’ayant frappé, je m’arrêtai : « Attendez-moi, dis-je à Adelphe, je suis sorti sans prendre un mouchoir, je vais en toute hâte en chercher un. » Ce n’était pas un mouchoir qui me manquait, mais une inspiration de ma bonne fortune venait de me dire qu’il ne fallait pas que je revinsse chez Clotilde, sans porter avec moi la lettre que j’avais retenue lorsque je lui rendis tous ses dons ; cette lettre en disait beaucoup plus que je n’eusse pu en dire moi-même. Après m’être muni de cette pièce importante, je suis revenu et nous avons continué notre course ; je ne pourrai te dire pourquoi j’ai pris une pareille précaution. Je ne saurais pas rendre compte de ma pensée, mais j’allais chez une femme dangereuse, et je jugeais nécessaire de ne point m’y présenter sans être prêt à l’attaque comme à la défense ; nous sommes arrivés dans cette maison où jamais je n’eusse dû paraître ; nous avons franchi l’escalier ; en arrivant dans l’antichambre, Bastienne s’est présentée devant nous. « Messieurs, nous a dit la friponne, madame Derfeil, contrainte à sortir pour une affaire indispensable et qui ne souffrait point de retard, m’a chargée de prévenir les premiers convives qui viendraient, qu’elle désirait qu’ils fissent en son absence, les honneurs de sa maison. » Elle dit, et au lieu de nous introduire dans le salon, elle ouvre pour nous la chambre de Clotilde dans laquelle elle nous introduit ; ensuite, nous ayant fait une profonde révérence, elle ferme la porte et nous laisse. La vue de cette chambre me rappelant de désagréables souvenirs, je ne pus m’empêcher de le témoigner par la subite altération de ma figure. Qu’avez-vous donc, d’Oransai ? vous changez de visage ? On n’est pas toujours maître de soi. Éprouveriez-vous quelques douleurs ? Non ; le physique ne souffre pas chez moi ; mais ici, je vous l’avouerai, le moral est au supplice. Voyez ma simplicité ! j’eusse cru que cette chambre ne pouvait vous rappeler que des idées agréables. Ce n’est pas chez madame Derfeil où le passé pourra me retracer des plaisirs. Vous avez eu donc bien à vous plaindre de la charmante Clotilde ? Tous ceux qui l’aiment doivent un jour porter la peine de cette faiblesse. Vicomte, puis-je vous parler franchement ? N’avez-vous point eu des torts envers elle ? n’avez-vous pas quelque peu exagéré ses légères erreurs ? Les exagérer, Adelphe ? ah ! la vérité est mille fois au-dessus de tout ce que j’ai pu en dire ; vous frémiriez vous-même si je déroulais à vos yeux l’affreux tableau de l’odieuse conduite de Clotilde. Non, Philippe, vous ne pouvez plus longtemps me cacher ce qu’il faut que j’apprenne ; je ne vous tairai point que madame Derfeil a su toucher mon cœur. Éclairez-moi sur le danger que je cours ; faites-moi connaître son caractère, que sans doute je n’ai vu que de son côté brillant. Au nom de l’amitié, au nom de Maxime, notre ami commun, parlez, parlez, je vous en conjure ! Eh bien ! puisque vous le voulez, je ne vous déguiserai rien ; vous connaîtrez à fond le caractère de cette femme dangereuse. Alors j’ai raconté à Adelphe toute la vie de Clotilde ; je l’ai prise dès son berceau ; j’ai parlé d’un certain Joseph… quelle horreur !… J’ai nommé les amants qu’elle avait fait monter à l’échafaud ; les dilapidations dont elle s’était rendue coupable, d’intelligence avec Émilien ; les crimes qu’elle avait partagés avec celui-ci, ses débauches, ses fureurs, l’empoisonnement dont je devais être la victime ; enfin rien ne fut oublié pendant mon récit. Ému, sans doute, par l’air de vérité qui régnait dans mes accusations, je voyais Melclar pâlir, rougir tour à tour. À peine ai-je terminé, qu’il s’écrie avec emportement : « Ô ! Clotilde, pourrez-vous vous justifier ! » — « Oui, sans peine, je le pourrai, dit celle-ci en sortant de son alcôve, dont les portes s’ouvrent avec impétuosité, en me laissant voir mesdames de Nelsor, de Montalbain, etc., messieurs de Ternadek, Armand de Sérac, etc. Je connus à l’instant dans quel piège j’étais tombé, mais je ne craignais rien, j’avais avec moi apporté la vengeance. Toute l’assemblée jetait sur moi un regard d’indignation : « Monsieur, dit Clotilde, vous qui m’accusez, où sont vos preuves ? Indigne calomniateur ! vous êtes démasqué : un sot peut se vanter des faveurs qui lui furent accordées, un fat suppose celles qu’il n’obtint jamais. » Cherchant à imiter son sang-froid, voulant retenir ma juste fureur : « Madame, lui dis-je avec tranquillité, comme je ne veux point passer ni pour un sot, ni pour un fat, voici une lettre qui dans la minute va décider lequel de nous deux est le vrai coupable. » Je dis, et je sors de ma poche la lettre accusatrice. À cette vue foudroyante, Clotilde a senti sa perte ; elle pousse un cri m’appelle monstre ! s’élance pour m’arracher le fatal papier ; mais les forces l’abandonnant, elle tombe évanouie sur le plancher. Lisez, dis-je, lisez, vous qui avez pu consentir à me laisser conduire dans le plus exécrable des pièges. » « Monsieur Philippe, me répond-on, monsieur Philippe, ah ! tout est expliqué. Sortez, laissez une femme digne de notre mépris. » — « Jamais, leur dis-je, je n’eusse poussé la vengeance aussi loin ; et toi, vil satellite d’une furie, faible et lâche Adelphe, m’écriai-je, c’est, toi qui dois payer et pour toi et pour elle. Oseras-tu me suivre au champ d’honneur ? les perfides rarement en ont le courage. » — « Oui, oui, me dit-il d’une voix étouffée, je vous satisferai ; marchons sur-le-champ. » En vain quelques personnes de la société cherchent à nous calmer, il n’est plus temps ; on ne peut arrêter ma colère ; le devoir parle trop impérieusement dans mon cœur. Nous sortons laissant Clotilde toujours évanouie ; Adelphe et moi nous allons chercher des armes. Armand de Sérac consent à être le second de Melclar ; Charles réclame notre amitié pour que je le choisisse ; je n’en eus pas pris un autre. Nous volons au lieu du rendez-vous. « Philippe, me dit Adelphe, voulez-vous employer les pistolets ? » — « Non, lui répondis-je, nous sommes gentilshommes, c’est l’épée qui doit être notre arme. » Nous ne tardons pas à nous attaquer. Poussé par la fureur, je combats avec une espèce de rage ; Melclar, plus calme, pare mes coups plutôt qu’il ne cherche à m’en porter ; cependant il parvient le premier à faire couler mon sang ; alors, me précipitant sur lui comme un forcené, je ne lui donne point le temps d’éviter mon fer, qui le frappe par sept différentes fois dans le bras ou dans la cuisse : il tombe. « Ah ! me dit-il, je vous pardonne. » Ma vengeance apaisée, j’accusai l’excès de ma colère. Je reviens chez moi ; là m’attendaient les larmes et la douleur. Honorée, la comtesse étaient dans un état difficile à décrire ; la nouvelle de la scène qui s’était passée chez Clotilde n’avait point tardé à parvenir jusqu’à elles ; elles savaient aussi que j’étais sorti pour aller venger mon injure : elles tremblaient pour moi. Elles m’ont revu, leur crainte s’est dissipée. Avais-je tort de te dire que madame Derfeil perdrait Adelphe ? On vient de m’apprendre que cette femme détestable vient de partir : je crois qu’elle nous quitte sans retour. Le ciel en soit loué ! me voilà délivré de tous mes ennemis. ‌ #### LETTRE XXXVII. Adelphe de Melclar à Maxime de Verseuil. e voile avilissant qui couvrait mes yeux aveuglés est enfin tombé ; mais dans quel moment ! mais de quelle manière ! Trompé par celle que j’aimais, par celle que je croyais au-dessus de son sexe, je me suis vu déshonoré, trahi par elle. Comme elle avait su me surprendre avec art, depuis un si long espace de temps, elle m’enlaçait dans ses lacs perfides. Ah ! Clotilde, deviez-vous abuser ainsi ma faiblesse comme mon inexpérience ? Deviez-vous vous parer de la vertu quand votre cœur était le réceptacle de tous les crimes ? Maxime, vous ne savez pas par combien d’art elle a su me conduire à la seconder dans son lâche projet ; c’était, non pour punir un ingrat, mais pour rétablir sa réputation, qu’il fallait que Philippe fût publiquement démenti. Que de larmes ! que de promesses mensongères sont venues me contraindre à lui céder ! L’amour a étouffé la voix sacrée de l’honneur. Je n’ai plus été ce que je devais être ; je suis devenu l’instrument de la perfidie : leçon épouvantable pour tous ceux qui comme moi s’attacheront dès leur début à des femmes dont la société est aussi pernicieuse. Qu’elle est immense, la différence qui existe entre de pareils hommes et entre ceux qui ont porté leur premier hommage à d’innocentes beautés qui sont encore vertueuses, même en cédant au délire de leurs sens ! Ne craignez rien pour ma santé ; je commence à être hors de danger, puisque je vous écris moi-même. Mes blessures se cicatrisent ; j’espère pouvoir sortir de mon lit avant la fin du mois. C’est ici le lieu de rendre une justice éclatante au généreux Philippe ; je ne doute pas que sa modestie ne vous ait tu sa conduite envers moi après qu’il m’a eu couché sur la poussière ; ce n’a plus été mon ennemi, il s’est précipité sur moi, il m’a prodigué les plus tendres soins ; depuis lors il envoie deux fois par jour savoir de mes nouvelles ; ses amis sont venus me voir d’après le désir qu’il leur en a témoigné ; il est aussi venu hier. À sa vue j’ai rougi ; mais c’est avec la plus aimable délicatesse qu’il a cherché à diminuer mon embarras, il a diminué mes torts, il a exagéré les siens : « Adelphe, m’a-t-il dit, notre conduite a été justement répréhensible, trop de confiance nous a perdus l’un et l’autre ; ce ne sont point deux amants de madame Derfeil qui ont le droit de se faire de mutuels reproches. » Elle est partie, cette femme dont je ne prononce plus le nom sans frémir. On ignore le lieu de sa retraite ; je lui conseille de le choisir profond, si elle veut vivre sans être l’objet de la publique exécration. C’est sous peu de jours que le vicomte Philippe épouse sa cousine mademoiselle de Barene ; notre combat a retardé l’époque de leur bonheur ; enfin ils le verront bientôt luire ; les orages qui grondaient sur eux ont disparu ; l’avenir ne leur présente que d’agréables espérances ; puissent-ils être aussi heureux qu’ils méritent tous deux de l’être ! et moi, Maxime, puisse ma conduite dorénavant faire excuser mes erreurs ! ‌ ### CHAPITRE XIII LA CATASTROPHE. #### LETTRE XXXVIII. Charles de Mercourt à Maxime de Verseuil. axime, c’est un ami désolé qui vous écrit au nom d’une famille malheureuse. C’en est fait, le crime triomphe, et sans doute Philippe n’est plus, ainsi que sa belle cousine. Vous frémissez sans doute à ce début sinistre. Hélas ! la douleur qui m’accable ne me permet pas de vous préparer à l’affreux événement qui nous a tous atterrés. Vous savez que, après la scène dernière dont madame Derfeil fut justement la victime, d’Oransai défia le jeune Adelphe ; ce duel jeta de la confusion dans les prochains préparatifs du mariage de Philippe et d’Honorée, fatal retardement, cause détestable de leur infortune ! Madame Derfeil, quelques heures après sa tentative, quitta Nantes : on espérait qu’elle cesserait de nuire à un homme qu’elle avait trop longtemps poursuivi. Fausse espérance ! elle ne s’éloigna sans doute que pour mieux préparer les derniers coups dont elle voulait le frapper. Depuis longtemps aussi on n’entendait plus parler d’Émilien ; le monstre vivait encore ; selon toutes les apparences, il a dirigé la nouvelle entreprise dans laquelle notre ami et son amante ont enfin succombé. Hier, la comtesse d’Oransai donna une fête charmante à sa belle terre de Montjoli, vous savez que ce château à une très-petite distance de Nantes ; toute la société y était réunie ; rien ne fut épargné pour faire de cette journée une journée délicieuse : elle devait être comme le prélude de celle de l’union d’Honorée et de Philippe ; journée qu’on avait fixée pour mardi prochain. Dès que la nuit fut profonde, le jardin se trouva illuminé avec goût et promptitude ; les danses, les jeux nocturnes commencèrent. Alors on se rapprocha de la grande pièce de gazon, dans laquelle on avait établi la salle du bal, parée de guirlandes et éclairée par des verres de couleur. Après quelques contredanses, Philippe, prenant la main de mademoiselle de Barene, engagea celle-ci à venir se promener pour prendre l’air, car la chaleur était étouffante ; plusieurs groupes les les suivirent ; bientôt ils restèrent seuls ; depuis lors on ne les à point revus : on ne s’aperçut point d’abord de leur absence ; mais au souper, voyant qu’ils ne paraissaient pas, on envoya des domestiques à la découverte ; déjà les plaisants s’égayaient quelque peu aux dépens des futurs époux ; mais la gaîté se changea en une profonde tristesse, quand Robert, le vieux valet de chambre du vicomte, vint apporter à la comtesse une lettre qu’un individu venait de lui remettre. À l’instant madame d’Oransai s’empresse de briser le cachet ; elle lit ce que je vais vous transcrire. Ton fils, ta nièce, avant deux heures ne seront plus ; ils ont voulu toujours nous braver, ils sont les causes premières de notre perte, ils doivent en porter la peine. À cette lecture effroyable, la comtesse s’évanouit, les femmes s’empressent autour d’elle, tandis que le général Hippolyte, le marquis de Montolbon, moi, Armand, Louis d’Arsan, et quelques autres, nous courons de toutes parts pour sauver, pour arracher, s’il est possible, ce couple infortuné aux scélérats qui veulent leur mort. En un instant la nouvelle de cet enlèvement parvint jusqu’à Nantes. Les autorités civiles et militaires s’assemblent sur-le-champ ; on donne ordre à toutes les troupes de se mettre à la quête des ravisseurs ; d’heure en heure il part des courriers pour les communes environnantes ; mais on n’a encore eu aucun renseignement, mes recherches ont toutes été infructueuses ; on vous décrirait mal le désespoir de la comtesse, de madame de Ternadek. le mien, et généralement celui de tous les amis de Philippe. Maxime, se pourrait-il que le trépas frappât ces deux têtes charmantes ! Affreuse idée, pourquoi vient-elle me désespérer ! (Ici finit la correspondance ; le reste fut écrit quelque temps après par Philippe, mais ne fut point adressé à Maxime ; car cet ami véritable, en apprenant le danger de d’Oransai, s’empressa de voler à Nantes, où il le retrouva.) Voyant déjà luire en espérance le jour prochain de notre heureuse union, Honorée et moi, nous abandonnant à des rêves agréables, nous fûmes, loin du bruit, nous entretenir de nos projets à venir ; des idées délicieuses nous berçaient ; nous étions ensemble, tout désormais devait s’embellir pour nous. Enfoncés dans nos réflexions, nous nous éloignâmes du reste de la société. Nous avions déjà dépassé un petit pont chinois, quand je sentis qu’on jetait sur ma tête un linge qui enveloppa tout mon corps. En un moment je fus lié ; on me plaça un bâillon dans la bouche, mes yeux furent bandés, et Honorée subit le même traitement ; les scélérats qui voulaient notre perte, nous entraînèrent sans qu’il me fût possible de porter obstacle à leur dessein. Cette entreprise s’exécuta avec tant de promptitude, que je suis encore à chercher comment ils purent la mettre à fin aussi lestement. Pendant les quelques heures de mon voyage, mes réflexions furent cruelles : je ne doutai point que je ne fusse tombé dans les mains d’Émilien, de Saint-Clair et de madame Derfeil. Dès lors je ne doutai plus que ma mort ne fût assurée ; mais combien mon désespoir fut-il redoublé par la pensée que ma cousine devait partager mon sort ! Oh ! que de fois j’invoquai le ciel ! que de fois je lui reprochai la protection qu’il donnait à des coupables, tandis qu’il souffrait que des innocents fussent accablés ! On nous avait placés chacun de nous deux sur un cheval, un homme nous portait attachés à sa ceinture, il courait au grand galop, et, autant que je pouvais le deviner, il me semblait qu’il était suivi par plusieurs personnes, qui toutes gardaient pourtant un profond silence. Ce qui redoublait mon inquiétude, était la crainte qu’on me séparât d’Honorée, et qu’il ne me fût plus permis de la revoir ; j’étais plus que certain que madame Derfeil commencerait sa vengeance en immolant cette tendre amie. On s’arrêta : les bandeaux qui couvraient mes yeux furent enlevés. Alors j’aperçus Honorée, je voulus m’élancer dans ses bras ; mais les barbares s’opposèrent à nos transports : on nous conduisit dans une chambre voûtée dont les portes, ainsi que les fenêtres, étaient garnies de grosses barres de fer ; nul meuble ne parait ce triste lieu Nous nous assîmes sur un banc de pierre ; nos persécuteurs s’éloignèrent alors ; rompant le silence, où sommes-nous ? dis-je à mon Honorée. Hélas ! Philippe, nous sommes au pouvoir d’une puissance qui, sans doute, veut consommer notre ruine. Est-ce la mort qu’on nous destine ? Oui ! la mort, et la mort la plus cruelle. Mon Dieu, venez à notre secours. Lâches ennemis, frappez-nous, mais ne cherchez pas à aggraver nos maux. Philippe, Honorée, vous ressouvenez-vous du château de la forêt ? Où j’ai puni un assassin, où j’ai été reçu par le plus généreux des amis. Eh bien ! c’est dans ce château où vous à conduits la vengeance. Ô Léopold ! tu n’es donc plus ; si tu vivais encore, ces murs ne serviraient point de repaire au crime. Ce Léopold que vous implorez, est enfin tombé lui-même sous un pouvoir supérieur au sien. Tout espoir nous est donc enlevé ! L’espérance a dû vous quitter aux portes de ce lieu redoutable. Est-ce toi, Émilien ? toi, dangereuse Clotilde ! toi, sanguinaire Saint-Clair, vous tous qui avez réuni contre nous votre infernal génie ? Tu parles de Clotilde, tu ne tarderas pas à la voir. Ah ! tout m’est expliqué, rien ne peut opposer un frein à la vengeance d’une femme ; c’est elle qui a machiné ce complot odieux. Portes de fer, barrières insurmontables, ouvrez-vous ; et vous, malheureux dévoués aux supplices, sortez du cachot qui vous renferme ; allez contempler le châtiment que nous infligeons aux perfides. Ici la voix cesse de parler ; dans le même instant la porte roule avec fracas sur ses gonds d’airain, une flamme bleuâtre nous éclaire, je passe mon bras autour de la taille d’Honorée comme pour défendre cette amante infortunée, et machinalement nous sortons de la prison qui nous renfermait ; je ne tardai pas à reconnaître l’escalier du château mystérieux ; autrefois je l’avais franchi accompagné d’un être dont la puissance assurait mon repos : aujourd’hui je le monte pour aller, peut-être, à la mort. Le cœur brisé, nous avancions à pas lents ; au haut de l’escalier je retrouvai la salle dans laquelle Léopold me laissa, et où je le crus un instant perfide ; ce souvenir m’arracha un soupir ; au milieu de la salle était une table ; tout auprès on avait placé un siège sur lequel une femme était assise ; la tête cachée dans ses mains, elle paraissait rêver profondément ; le bruit de notre marche, qui retentissait sur le pavé de marbre, l’arracha à sa rêverie ; elle se retourna pour nous voir, et malgré la pâleur, la consternation empreinte sur ses traits, en frémissant, je reconnus Clotilde ; en me voyant, en m’apercevant avec Honoré, elle se leva avec précipitation. Ces deux fantômes me poursuivront-ils toujours ? viennent-ils m’annoncer que la justice divine à sonné ma dernière heure ? Non, madame, nous vivons encore, c’est à nous à vous demander quel est le traitement que vous nous préparez ? Le sais-je, sais-je moi-même celui qui m’attend ? oui, je sais le mien, il doit être affreux s’il est destiné à punir tout le mal que j’ai fait dans le monde ; ils ont donc su vous conduire ici ? y avez-vous été traînés comme moi ? Se pourrait-il que Clotilde ne commandât point dans ce château ? Y commander ? j’y suis prisonnière, j’y attends le supplice. Madame, ne nous trompez-vous point ? Ciel vengeur, quelle voix retentit à mon oreille ! n’est-ce point une erreur ? est-ce toi femme dont la beauté, dont les vertus ont achevé ma ruine ? sans toi, peut-être que Philippe encore… éloigne-toi, laisse-moi ; non, non, il n’est pas de tourment qui égale l’horreur que m’inspire ta vue… Mais arrête-toi, ne t’en va point, car il voudrait te suivre, et je veux m’enivrer du plaisir de le voir ; c’est peut-être pour la dernière fois ; on ne tardera pas à nous séparer pour toujours, oui, pour toujours ; après la mort nous n’habiterons pas les mêmes lieux. Savez-vous quels sont ceux qui commandent ici ? ce n’est plus le redoutable Léopold, ils disent qu’il n’est plus : c’est le vil Émilien, le méprisable Saint-Clair, c’est à de pareils monstres que nous sommes abandonnés ; je fuyais Nantes sans retour, j’allais chercher une lointaine contrée qui pût dérober aux yeux de tous, ma honte comme mes remords ; je voulais être moins malheureuse ; je partais en adorant toujours Philippe : ils ont environné ma voiture, je n’ai plus vu des amis en eux, ils m’ont conduite ici, ils m’ont annoncé la mort !… Qu’elle vienne, qu’elle vienne ! il me tarde de n’être plus. Elle achève, son œil s’éteint, les paroles meurent dans sa bouche, elle retombe sur son fauteuil en versant des larmes, en poussant d’effrayans sanglots ; nous ne pouvions pas revenir de notre étonnement, nous ne pouvions pas deviner comment la complice d’Émilien, de Saint-Clair, pouvait être devenue leur victime ; nous nous égarions en de vaines conjectures, mais malgré tout le mal que nous avait fait Clotilde, il nous était impossible de ne pas avoir pitié d’elle ; Honorée la regardant avec attendrissement, n’osait point l’approcher dans la crainte d’aigrir sa douleur ; pour moi, m’approchant d’elle ; « Clotilde, lui dis-je, les malheureux doivent tout oublier, mais comment se peut-il que ceux qui furent vos amis, vous enveloppent dans notre infortune ? » Des amis ! ah ! les criminels n’en ont point ; ils n’ont que des complices ; ils sont eux-mêmes leurs plus féroces ennemis ; ils seraient trop à craindre si eux-mêmes ne se déchiraient pas. Que veulent-ils faire de moi ? je l’ignore. Pourquoi m’ont-ils arrêtée ? n’ai-je point fait tout ce qu’ils ont désiré, ne me suis-je point rendue aussi coupable qu’eux tous ! nous avons tous partagé les mêmes forfaits. Pourquoi notre situation n’est-elle point la même ? ils viendront peut-être m’expliquer ce problème. Veulent-ils que je périsse ? Si telle est leur pensée, si votre sort doit être le nôtre, hâtez-vous de vous y résigner ; implorez avec nous le ciel, et cessez de frémir d’un trépas inévitable. Que toi, que ton amante, vous voyiez la mort sans une terreur extrême, je puis le concevoir ; votre vie n’a point été souillée par les forfaits ; vous n’avez point de châtiment à attendre ; mais moi que ne dois-je pas redouter du moment terrible qui me mettra en présence de l’Être Suprême et rémunérateur de mes actions ! Que pourrai-je répondre aux accusations de mes victimes ? elles m’accableront. Eh ! pourquoi le doute n’est-il pas resté dans mon cœur ! peut-il y rester quand s’approche le terme de notre vie ? Plus d’athéisme, plus d’incrédulité quand on sent déjà la main divine pesant sur notre front. Eh bien ! ce Dieu que vous reconnaissez maintenant, s’il est sévère est encore plus miséricordieux. Clotilde, il en est temps encore, implorez sa clémence, reconnaissez vos fautes. Ô oui ! Dieu aime que le pécheur revienne à lui ; les portes du céleste séjour ne sont jamais fermées à celui qui se repent. Non, non, il ne peut me pardonner ; mes crimes sont trop grands pour que sa bonté les expie ; il me repousserait ; je sens déjà qu’il prépare sa vengeance. Vous ne voyez pas cette foule de fantômes hideux qui m’environnent, qui me crient : viens, l’enfer réclame sa proie. Oui, les tourments des démons doivent être les miens ; ils commencent déjà, puisque je suis haïe de Philippe. Malheureuse Clotilde, si jeune, faut-il voir se fermer une carrière qui eût pu être si brillante ! Si la vertu eût fait écouter sa voix à ton âme innocente, tu ne serais point ici, tu ne renfermerais point dans ton âme les remords qui la dévorent. Incapable de supporter plus longtemps la vue de cette femme malheureuse, Honorée allait s’éloigner quand une porte venant à s’ouvrir, nous montra Émilien, Saint-Clair, suivis d’une douzaine de bandits. Philippe, n’est-ce point ici où tu crus me donner la mort ? C’est ici où je crus que le ciel s’était servi de mon bras pour délivrer la terre du monstre qui la souillait. Ta vengeance n’a point été remplie ; la mienne est aujourd’hui plus certaine ; tes coups mal assurés ne me firent point des blessures mortelles ; je fus longtemps à recouvrer mes forces, et pendant tout ce temps, je ne cessai de désirer et de préparer ta punition. Hâte-toi d’assouvir ta rage ; frappe celui qui ne peut se défendre. Avant ton trépas, Philippe, il faut que tu sois le double témoin du supplice de Clotilde, ainsi que du déshonneur de ton amante. Exécrables scélérats ! Ainsi, c’est Émilien qui veut me faire périr ? C’est moi qui veux venger et la France et moi-même. Que t’ai-je fait ? Ne m’as-tu point préféré Philippe ? N’as-tu point voulu toi-même ma mort ? Moi ! Toi ! démentiras-tu ta lettre ? Ne tarde plus à me punir. Oui ! j’ai cherché à t’arracher une odieuse vie ; je ne te demanderai pas de prolonger la mienne ; je sens que mes jours ont été comptés, et que celui-ci fut marqué pour être le dernier de mon existence ; Émilien, c’est toi qui m’as conduite jusqu’au bord de l’abîme, et c’est toi qui m’y précipites ; tu fus l’instigateur de mes crimes ; tu veux en être le vengeur, mais tu me suivras bientôt. Non ! je ne puis pas croire que le ciel te laisse encore longtemps pour commettre des forfaits misérables. La mesure est comblée. Oui, oui, je vous devancerai dans la tombe de peu d’instants ; ce vase renferme sans doute le breuvage mortel que tu me destines : hâte-toi donc de me le donner ; je veux qu’une femme t’apprenne à mourir (le vase est remis dans ses mains) ; et toi, Philippe, toi, que j’ai poursuivi avec tant d’acharnement, toi qui me fus toujours cher, toi qui me l’es encore, hélas ! en ce moment, ce n’est que toi que je regrette ; ce n’est que sur toi que je pleure. Ô ! Émilien, que vous seriez grand, si, content de ma mort, vous rendiez la liberté à Philippe, ainsi qu’à son épouse ! Généreuse Clotilde ! Que je vous plains. Philippe, ne t’ai-je pas dit que tu m’avais toujours mal connue ? mais, me pardonnes-tu ? oublieras-tu mes erreurs ? te rappelleras-tu d’une infortunée à qui tu fus bien cher ? ah ! ton trépas va suivre le mien ; adieu (elle boit le poison). C’en est fait, pardonne-moi. Oui ! je vous pardonne ; voyez couler mes larmes. Je meurs contente puisque ton cœur s’est rouvert pour moi ; et toi, ô mon Dieu !… ah !… quelles douleurs ! La violence du poison lui coupe la parole ; elle tombe sur le plancher ; elle pousse des hurlements horribles ; tout son visage se défigure ; elle se roule ; le râle de la mort la saisit ; elle n’est plus !… Honorée s’était évanouie à genoux devant elle ; je cherchais à ranimer ses sens, ainsi qu’à lui dérober la vue de l’affreux spectacle dont j’étais le témoin. Malheureuse Clotilde, aurais-je dit que ta fin me coûterait des pleurs ! elle avait cessé d’être, cette femme qui eût pu faire l’ornement de la société ; elle était morte par le plus affreux de tous les supplices. Oh ! comme son trépas me convainquit de l’existence de la justice divine ! Clotilde avait trouvé par l’ordre du Ciel ses bourreaux dans ses complices ; pour eux, sans s’émouvoir, ils contemplaient avec un exécrable sang-froid les dernières convulsions de celle dont ils avaient partagé les plaisirs. Aurais-tu pu croire, Clotilde, quand, pour la première fois, tu reçus Émilien dans tes bras, que lui-même un jour te présenterait le breuvage empoisonné qui devait terminer ta carrière ! Dès qu’elle eut expiré, Saint-Clair ordonna que ce cadavre défiguré fût emporté et rendu à la terre qui le réclamait ; ce fût alors qu’Honorée recouvra l’usage de ses sens ; ses yeux en s’ouvrant se portèrent vers la place où Clotilde était tombée ; Honorée craignait encore de l’apercevoir, mais ne voyant rien : « Ô Philippe ! me dit-elle, eussions-nous pu croire à un sort pareil ? Écoutez-moi tous les deux : vous venez de voir avec quelle facilité nous disposons de la vie de ceux qui sont en notre pouvoir ; la vôtre nous est pareillement livrée, et deux heures ne s’écouleront pas avant celle qui sera la dernière pour vous. Eh bien ! Saint-Clair, avance ce moment ; c’est une grâce que tu ne peux nous refuser ! Si, au lieu de la mort à laquelle vous vous attendez, je vous rendais à la vie, ainsi qu’à la liberté ? Un tel effort serait incapable de toi. Eh bien ! votre sort futur est remis dans vos mains ; pesez vous-mêmes ou votre trépas ou votre délivrance. Une telle grâce ne nous sera accordée qu’à une épouvantable condition. Les années, les événements n’ont point changé mon cœur ; je vous aime toujours, Honorée, et toujours mon bonheur doit être attaché à votre possession ; ainsi vous pouvez à votre gré désarmer la vengeance suspendue sur votre tête, comme sur celle de votre parent. Vous aimez Philippe, il vous adore ; désormais il faut vous prouver mutuellement votre tendresse, en renonçant l’un à l’autre ; par là vous pouvez vivre ; si vous me refusez, le sort de Clotilde sur-le-champ devient le vôtre. Non, non, ne pense pas obtenir mon consentement ; va, Saint-Clair, la vie ne serait rien pour moi si je n’étais à Philippe, et Philippe ne survivrait pas à ma perte ; ainsi prépare tes tortures ; mais ne conserve jamais la pensée de me faire approuver un hymen qui, tu le vois, m’épouvante plus que la mort. Et vous, monsieur Philippe, partagez-vous les mêmes sentiments ? Il faut être Saint-Clair pour oser me faire une question pareille. Couple insolent ! vous êtes en mon pouvoir, et vous osez me braver ! C’en est trop, ma clémence se lasse : Saint-Clair, reviens toi-même, arrache ce que tu ne peux obtenir, et frappe ensuite du même coup les deux audacieux qui t’outragent. Oui, nous avons trop tardé à nous venger, j’avais eu trop de condescendance pour toi ; Saint-Clair, il ne faut pas que Philippe survive à la femme qu’il m’enleva jadis ; allons tout préparer pour leur supplice, et que le moment qui t’assurera cette jeune beauté soit le dernier de leur existence. Ils achèvent et se retirent en nous lançant des regards affreux. Dès qu’ils eurent quitté la salle, leurs satellites s’élançant sur nous, malgré ma fureur, malgré nos cris, nous garrottent et chargent nos bras de lourdes chaînes ; on nous revêt une robe noire, on éteint les flambeaux, on nous laisse seuls un instant. Adieu pour jamais, ô mon Philippe ! adieu, mon époux ! nous nous rejoindrons dans un meilleur monde. Ô mon amie ! le ciel peut-il ainsi t’abandonner ? Sans doute j’ai eu des torts ; mais toi, si belle ! si pure ! si vertueuse ! Je le vois, la terre n’est pas digne de toi. Ici je fus interrompu par le son lugubre d’une cloche qui tinta par sept fois ; en même temps nous entendîmes un bruit souterrain pareil au mugissement d’une mer agitée ; le tonnerre gronda sur nos têtes ; à la pâle lueur des éclairs nous vîmes errer de tristes fantômes enveloppés dans de blanches draperies ; parmi eux je reconnus, en frémissant, celui de Clotilde !… Ensuite la salle s’éclaira subitement ; nous fûmes entourés d’une multitude de personnages uniformément vêtus d’une robe rouge, et portant un masque noir qui cachait leur figure ; ils portaient tous une hache d’une main et un flambeau de l’autre ; à leur tête, deux hommes vêtus ainsi que des squelettes tenaient chacun une bannière de velours rouge sur lesquelles étaient brodés des ossements, des instruments de supplice ; sur celle de la droite on avait écrit ce mot : vengeance ; sur l’autre : mort ; des bourreaux s’avancèrent pour nous conduire ; nous fûmes contraints de suivre ce sinistre cortège ; il s’arrêta après avoir traversé plusieurs appartements dans une immense salle, à un des bouts de laquelle s’élevait un tribunal sur lequel était placé un cortège de juges, tous masqués et tous revêtus d’une ample draperie rouge ; on nous fit avancer vis-à-vis eux ; alors je distinguai le président de cette assemblée qui était assis dans un fauteuil élevé de plusieurs marches, deux juges, ses inférieurs, étaient placés à ses côtés ; le plus profond silence régnait partout ; Saint-Clair l’interrompit, en disant : « Puissances ! je demande vengeance, je demande la mort des deux coupables qui sont conduits devant vous. » Un des juges inférieurs répliqua : « Ce jour est celui de la justice, il faut qu’elle se signale. » « Oh ! qui que vous soyez, m’écriai-je à mon tour, n’ayez point pour cette jeune beauté la barbarie des monstres qui nous poursuivent : de quel crime peuvent-ils la charger ! qui a pu lui mériter le trépas dont on la menace ! Ah ! s’il vous faut une victime, prenez-moi, mais sauvez, oui, sauvez Honorée. » « Non, dit impétueusement cette fille charmante, non, je ne veux pas d’une vie que ne partagerait pas mon époux, je n’attends de vous d’autre grâce que de périr en même temps que lui. » Ces mots m’arrachèrent des larmes que n’avait pu obtenir de moi ma triste situation ; nous nous regardâmes croyant que c’était pour la dernière fois, car le silence de nos juges ne nous semblait point annoncer quelque pitié ; Émilien élevant la voix : « Qu’attend-on, dit-il, pour prononcer l’arrêt fatal ? » « On n’attend plus rien, dit le premier juge ; que les scélérats succombent et que les innocents soient délivrés ! » Il disait ; soudain nos chaînes tombent, on saisit Paul et Émilien, et je vois Léopold arrachant son masque, s’élancer du tribunal et venir dans mes bras. Quelque éloquente que fût ma plume, elle ne pourrait jamais rendre ce que tous nous éprouvâmes dans ce moment ; passer de la plus affreuse situation à la position la plus heureuse, au moment de perdre la vie recouvrer le bonheur, non, toutes ces émotions étaient trop fortes pour nos âmes, nous allions perdre nos sens ; mais Léopold nous a touchés avec sa baguette, une nouvelle force vient nous animer Léopold ! Honorée ! Philippe ! et quelques mots sans suite, voilà tout [ce] que nous pouvons dire ; la joie nous étouffait, tandis que la rage et le désespoir devenaient le partage des deux scélérats. Après les premiers transports, Léopold reprenant un air sévère, remonta sur son siège. « Misérables, dit-il à Saint-Clair ainsi qu’à Émilien, quel démon a pu vous aveugler ? avez-vous pu vous flatter que je ne vivais plus ? pouviez-vous concevoir l’espérance de l’impunité ? trahi par votre haine, vous avez mis votre confiance en ceux qui devaient vous punir ; vous avez osé penser que ce château, refuge de la vertu, pouvait devenir le repaire du crime. Un funeste réveil doit maintenant vous faire trembler : apprenez que je n’ai fait courir le bruit de ma mort que dans l’idée de vous engager à pousser vos détestables entreprises, enfin l’Être des êtres vous a livrés à ma justice, vous allez expier vos forfaits ; déjà par vos mains est péri une de vos complices ; sans doute j’eusse pu vous arracher Clotilde, mais ses jours étaient comptés, elle ne devait plus vivre. Vous, méchants, reconnaissez la main d’un Dieu qui dirige le fer qui vous frappe. » Léopold n’avait point achevé, que les têtes impures de nos persécuteurs étaient déjà tombées sous l’acier vengeur : en expirant, leur bouche blasphémait encore. Dès qu’ils ne furent plus, nous nous trouvâmes transportés dans la salle brillante que j’avais vue autrefois : les sylphes, les fées, les génies y paraissaient encore ; ils se groupèrent autour d’Honorée, cherchant à la distraire des scènes épouvantables dont elle avait été l’un des acteurs. Léopold me prenant en particulier avec elle : « Il est temps, nous dit-il, de quitter ce séjour ; il faut, sans perdre de temps, que nous volions à Nantes pour calmer les publiques craintes enfantées par votre subite disparition ; mais, avant de partir, je veux, Philippe, je veux lever le voile épais qui couvre mon existence mystérieuse. Apprenez que ce Léopold, votre ami, ce Léopold qui travaillera toujours à votre bonheur, est....... « ........ » Ici finit le manuscrit du recueil des aventures de M. d’Oransai. Il est aisé de voir que ce jeune homme a eu de fortes raisons pour ne pas divulguer le secret de l’existence de ce singulier personnage qu’il nomme Léopold. Quelques recherches qu’on ait pu faire à ce sujet, elles ont été infructueuses ; M. d’Oransai, aujourd’hui colonel et comte, n’a jamais voulu rien dire sur ce mystère intéressant, et même il a répondu toujours par des plaisanteries aux questions sérieuses qu’on a pu lui faire. Quant à lui, son caractère a changé ainsi qu’il l’avait prédit : d’amant volage il est devenu époux fidèle ; son épouse est toujours le modèle des femmes ; Charles de Mercourt, Maxime de Verseuil, Hippolyte, le marquis de Montolbon sont toujours les amis les plus chers de Philippe. Adelphe de Melclar s’est distingué dans les dernières guerres, il a épousé mademoiselle Mathilde de Téligni, celle qui fut la dernière inclination de d’Oransai ; madame de Rampaud est devenue folle. Enfin toutes les belles qui eurent tant de bontés pour le héros de ces Mémoires, tout en conservant de lui un tendre souvenir, se consolèrent de sa perte avec des époux qui ne cessent de jurer par la vertu de leurs femmes. * ↑ Historique. * ↑ Historique. * ↑ Voyez les lettres 13 et 14. * ↑ Les lettres dans lesquelles il était question des aventures du vicomte Philippe, avec ces demoiselles, ne se sont pas retrouvées. * ↑ Je n’ai point voulu parler de la Journée du 18 brumaire ; je n’ai mêlé les récits historiques à mes mémoires, que lorsque je l’ai cru nécessaire.