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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Politique--Livre_II
La Politique/Livre II
# La Politique/Livre II ### CHAPITRE PREMIER Examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des femmes et des enfants. — L’unité politique, telle que la conçoit Platon, est une chimère, et elle détruirait l’État, loin de le fortifier ; équivoque que présente la discussion de Platon. — Insouciance ordinaire des associés pour les propriétés communes ; impossibilité de cacher aux citoyens les liens de famille qui les unissent ; dangers de l’ignorance où on les laisserait à cet égard ; crimes contre nature ; indifférence des citoyens les uns pour les autres. — Condamnation absolue de ce système. § 1. Puisque notre but est de chercher, parmi toutes les associations politiques, celle que devraient préférer des hommes maîtres d’en choisir une à leur gré, nous aurons à étudier à la fois l’organisation des Etats qui passent pour jouir des meilleures lois, et les constitutions imaginées par des philosophes, en nous arrêtant seulement aux plus remarquables. Par là, nous découvrirons ce que chacune d’elles peut renfermer de bon et d’applicable ; et nous montrerons en même temps que, si nous demandons une combinaison politique différente de toutes celles-là, nous sommes poussé à cette recherche, non par un vain désir de faire briller notre esprit, mais par les défauts mêmes de toutes les constitutions existantes. § 2. Nous poserons tout d’abord ce principe qui doit naturellement servir de point de départ à cette étude, à savoir : que la communauté politique doit nécessairement embrasser tout, ou ne rien embrasser, ou comprendre certains objets à l’exclusion de certains autres. Que la communauté politique n’atteigne aucun objet, la chose est évidemment impossible, puisque l’État est une association ; et d’abord le sol tout au moins doit nécessairement être commun, l’unité de lieu constituant l’unité de cité, et la cité appartenant en commun à tous les citoyens. Je demande si, pour les choses où la communauté est facultative, il est bon qu’elle s’étende, dans l’État bien organisé que nous cherchons, à tous les objets, sans exception, ou qu’elle soit restreinte à quelques-uns ? Ainsi, la communauté peut s’étendre aux enfants, aux femmes, aux biens, comme Platon le propose dans sa République ; car Socrate y soutient que les enfants, les femmes et les biens doivent être communs à tous les citoyens. Je le demande donc : L’état actuel des choses est-il préférable ? Ou faut-il adopter cette loi de la République de Platon ? § 3. La communauté des femmes présente de bien autres embarras que l’auteur ne semble le croire ; et les motifs allégués par Socrate pour la légitimer paraissent une conséquence fort peu rigoureuse de sa discussion. Bien plus, elle est incompatible avec le but même que Platon assigne à tout État, du moins sous la forme où il la présente ; et quant aux moyens de résoudre cette contradiction, il s’est abstenu d’en rien dire. Je veux parler de cette unité parfaite de la cité entière, qui est pour elle le premier des biens ; car c’est là l’hypothèse de Socrate. § 4. Mais pourtant il est bien évident qu’avec cette unité poussée un peu loin, la cité disparaît tout entière. Naturellement, la cité est fort multiple ; mais si elle prétend à l’unité, de cité elle devient famille ; de famille, individu ; car la famille a bien plus d’unité que la cité, et l’individu bien plus encore que la famille. Ainsi, fût-il possible de réaliser ce système, il faudrait s’en garder, sous peine d’anéantir la cité. Mais la cité ne se compose pas seulement d’individus en certain nombre ; elle se compose encore d’individus spécifiquement différents ; les éléments qui la forment ne sont point semblables. Elle n’est pas comme une alliance militaire, qui vaut toujours par le nombre de ses membres, réunis pour se prêter un mutuel appui, l’espèce des associés fût-elle d’ailleurs parfaitement identique ; une alliance est comme la balance, où l’emporte toujours le plateau le plus chargé. § 5. C’est par ce caractère qu’une simple ville est au-dessus d’une nation entière, si l’on suppose que les individus qui forment cette nation, quelque nombreux qu’ils soient, ne sont pas même réunis en bourgades, mais qu’ils sont tous isolés à la manière des Arcadiens. L’unité ne peut résulter que d’éléments d’espèce diverse ; aussi la réciprocité dans l’égalité est-elle, comme je l’ai déjà dit dans la Morale, le salut des États ; elle est le rapport nécessaire d’individus libres et égaux entre eux ; car si tous les citoyens ne peuvent être au pouvoir à la fois, ils doivent du moins tous y passer, soit d’année en année, soit dans toute autre période, ou suivant tout autre système, pourvu que tous, sans exception, y arrivent. C’est ainsi que des ouvriers en cuir ou en bois pourraient échanger leurs occupations entre eux, pour que de cette façon les mêmes travaux ne fussent plus faits constamment par les mêmes mains. § 6. Toutefois, la fixité actuelle de ces professions est certainement préférable, et dans l’association politique, la perpétuité du pouvoir ne le serait pas moins, si elle était possible ; mais là où elle est incompatible avec l’égalité naturelle de tous les citoyens, et où de plus il est équitable que le pouvoir, avantage ou fardeau, soit réparti entre tous, il faut imiter du moins cette perpétuité par l’alternative d’un pouvoir cédé par des égaux à des égaux, comme on le leur a cédé d’abord à eux-mêmes. Alors, chacun commande et obéit tour à tour, comme s’il devenait réellement un autre homme ; et l’on peut même, chaque fois qu’on renouvelle les fonctions publiques, pousser l’alternative jusqu’à exercer tantôt l’une et tantôt l’autre. § 7. On peut conclure de ceci que l’unité politique est bien loin d’être ce qu’on la fait quelquefois, et que ce qu’on nous donne comme le bien suprême pour l’État, en est la ruine, quoique le bien pour chaque chose soit précisément ce qui en assure l’existence. Sous un autre point de vue, cette recherche exagérée de l’unité pour l’État ne lui est pas plus favorable. Ainsi, une famille se suffit mieux à elle-même qu’un individu ; et un État mieux encore qu’une famille, puisque de fait l’État n’existe réellement que du moment où la masse associée peut suffire à tous ses besoins. Si donc la plus complète suffisance est la plus désirable, une unité moins étroite sera nécessairement préférable à une unité plus compacte. § 8. Mais cette unité extrême de l’association, qu’on croit pour elle le premier des avantages, ne résulte même pas, comme on nous l’assure, de l’unanimité de tous les citoyens à dire, en parlant d’un seul et même objet : « Ceci est à moi ou n’est pas à moi, » preuve infaillible, si l’on en croit Socrate, de la parfaite unité de l’État. Le mot tous a ici un double sens : si on l’applique aux individus pris à part, Socrate aura dès lors beaucoup plus qu’il ne demande ; car chacun dira en parlant d’un même enfant, d’une même femme : « Voilà mon fils, voilà ma femme ; » il en dira autant pour les propriétés et pour tout le reste. § 9. Mais avec la communauté des femmes et des enfants, cette expression ne conviendra plus aux individus isolés ; elle conviendra seulement au corps entier des citoyens ; et de même la propriété appartiendra, non plus à chacun pris à part, mais à tous collectivement. Tous est donc ici une équivoque évidente : tous dans sa double acception signifie l’un aussi bien que l’autre, pair aussi bien qu’impair ; ce qui ne laisse pas que d’introduire dans la discussion de Socrate des arguments fort controversables. Cet accord de tous les citoyens à dire la même chose est donc d’un côté fort beau, si l’on veut, mais impossible ; et de l’autre, il ne prouve rien moins que l’unanimité. § 10. Le système proposé offre encore un autre inconvénient : c’est qu’on porte très peu de sollicitude aux propriétés communes ; chacun songe vivement à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux, si ce n’est en ce qui le touche personnellement ; quant au reste, on s’en repose très volontiers sur les soins d’autrui ; c’est comme le service domestique, qui souvent est moins bien fait par un nombre plus grand de serviteurs. § 11. Si les mille enfants de la cité appartiennent à chaque citoyen, non pas comme issus de lui, mais comme tous nés, sans qu’on y puisse faire de distinction, de tels ou tels, tous se soucieront également peu de ces enfants-là. D’un enfant qui réussit chacun dira : « C’est le mien ; » et s’il ne réussit pas, on dira, à quelques parents d’ailleurs que se rapporte son origine, d’après le chiffre de son inscription : « C’est le mien, ou celui de tout autre. » Mêmes allégations, mêmes doutes pour les mille enfants et plus que l’État peut renfermer, puisqu’il sera également impossible de savoir et de qui l’enfant est né, et s’il a vécu après sa naissance. § 12. Vaut-il mieux que chaque citoyen dise de deux mille, de dix mille enfants, en parlant de chacun d’eux : « Voilà mon enfant ? » Ou l’usage actuellement reçu est-il préférable ? Aujourd’hui on appelle son fils un enfant qu’un autre nomme son frère, ou son cousin germain, ou son camarade de phratrie et de tribu, selon les liens de famille, de sang, d’alliance ou d’amitié contractés directement par les individus ou par leurs ancêtres. N’être que cousin à ce titre, vaut beaucoup mieux que d’être fils à la manière de Socrate. § 13. Mais quoi qu’on fasse, on ne pourra éviter que quelques citoyens au moins n’aient soupçon de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères ; il leur suffira, pour qu’ils se reconnaissent infailliblement entre eux, des ressemblances si fréquentes des fils aux parents. Les auteurs qui ont écrit des voyages autour du monde rapportent des faits analogues ; chez quelques peuplades de la haute Libye, où existe la communauté des femmes, on se partage les enfants d’après la ressemblance ; et même parmi les femelles des animaux, des chevaux et des taureaux, par exemple, quelques-unes produisent des petits exactement pareils au mâle, témoin cette jument de Pharsale, surnommée la Juste. § 14. Il ne sera pas plus facile dans cette communauté de se prémunir contre d’autres inconvénients, tels que les outrages, les meurtres volontaires ou par imprudence, les rixes et les injures, toutes choses beaucoup plus graves envers un père, une mère ou des parents très proches, qu’envers des étrangers, et cependant beaucoup plus fréquentes nécessairement parmi des gens qui ignoreront les liens qui les unissent. On peut du moins, quand on se connaît, faire les expiations légales, qui deviennent impossibles quand on ne se connaît pas. § 15. Il n’est pas moins étrange, quand on établit la communauté des enfants, de n’interdire aux amants que le commerce charnel, et de leur permettre leur amour même, et toutes ces familiarités vraiment hideuses du père au fils, ou du frère au frère, sous prétexte que ces caresses ne vont pas au delà de l’amour. Il n’est pas moins étrange de défendre le commerce charnel, par l’unique crainte de rendre le plaisir beaucoup trop vif, sans paraître attacher la moindre importance à ce que ce soit un père et un fils, ou des frères qui s’y livrent entre eux. Si la communauté des femmes et des enfants paraît à Socrate plus utile pour l’ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l’Etat, c’est qu’elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu’à obéir et non à tenter des révolutions. § 16. En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. À nos yeux, le bien suprême de l’État, c’est l’union de ses membres, parce qu’elle prévient toute dissension civile ; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l’unité de l’État, qui nous semble, et lui-même l’avoue, n’être que le résultat de l’union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l’amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l’objet aimé, et de ne faire qu’un seul et même être avec lui. § 17. Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l’une des deux disparaisse ; dans l’État au contraire où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque ; le fils n’y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d’eau, de même l’affection que font naître ces noms si chers se perdra dans un État où il sera complètement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affections ; or, il n’y a place ni pour l’un ni pour l’autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l’exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n’en pas douter, quels enfants ils donnent et à qui ils les donnent. C’est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j’ai parlé plus haut ; ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité. § 18. Mais je m’arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants. ### CHAPITRE II. Suite de l’examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des biens ; difficultés générales qui naissent des communautés, quelles qu’elles soient. — La bienveillance réciproque des citoyens peut, jusqu’à un certain point, remplacer la communauté, et vaut mieux qu’elle ; importance du sentiment de là propriété ; le système de Platon n’a qu’une apparence séduisante : il est impraticable, et n’a pas les avantages que l’auteur lui trouve. — Quelques critiques sur la position exceptionnelle des guerriers et sur la perpétuité des magistratures. § 1. La première question qui se présente après celle-ci, c’est de savoir quelle doit être, dans la meilleure constitution possible de l’État, l’organisation de la propriété, et s’il faut admettre ou rejeter la communauté des biens. On peut d’ailleurs examiner ce sujet indépendamment de ce qu’on a pu statuer sur les femmes et les enfants. En conservant à leur égard la situation actuelle des choses et la division admise par tout le monde, je demande, en ce qui concerne la propriété, si la communauté doit s’étendre au fonds ou seulement à l’usufruit ? Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ? Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi, assure-t-on, chez quelques peuples barbares ? Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté ? § 2. Si la culture est confiée à des mains étrangères, la question est tout autre et la solution plus facile ; mais si les citoyens travaillent personnellement pour eux-mêmes, elle est beaucoup plus embarrassante. Le travail et la jouissance n’étant pas également répartis, il s’élèvera nécessairement contre ceux qui jouissent ou reçoivent beaucoup, tout en travaillant peu, des réclamations de la part de ceux qui reçoivent peu, tout en travaillant beaucoup. § 3. Entre hommes, généralement, les relations permanentes de vie et de communauté sont fort difficiles ; mais elles le sont encore bien davantage pour l’objet qui nous occupe ici. Qu’on regarde seulement les réunions de voyages, où l’accident le plus fortuit et le plus futile suffit à provoquer la dissension ; et parmi nos domestiques, n’avons-nous pas surtout de l’irritation contre ceux dont le service est personnel et de tous les instants ? § 4. À ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d’autres non moins graves. Je lui préfère de beaucoup le système actuel, complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors, la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations étant toutes séparées ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage, parce que chacun s’y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera l’emploi, selon le proverbe : « Entre amis tout est commun. » § 5. Aujourd’hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu’il n’est pas impossible ; et surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en possédant personnellement, abandonnent à leurs amis, ou leur empruntent l’usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux d’autrui, comme s’ils lui appartenaient en propre ; et cette communauté s’étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin. Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l’usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur. § 6. Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’ont de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, n’est point un sentiment répréhensible ; c’est un sentiment tout à fait naturel ; ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoiqu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent. C’est un grand charme que d’obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n’est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là. § 7. On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l’État, de même qu’on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s’exercer : d’abord à la continence, car c’est une vertu que de respecter par sagesse la femme d’autrui ; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu’avec la propriété ; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéra], ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l’emploi de ce qu’on possède. § 8. Le système de Platon a, je l’avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie ; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu’il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n’est pas commune : par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches ; mais ce sont là des choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes. § 9. Et en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels ? Et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D’un autre côté, il serait juste d’énumérer non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit ; avec elle, l’existence me paraît tout à fait impraticable. L’erreur de Socrate vient de la fausseté du principe d’où il part. Sans doute l’État et la famille doivent avoir une sorte d’unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l’État n’existe plus ; ou s’il existe, sa situation est déplorable ; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son ; un rythme, avec une seule mesure. § 10. C’est par l’éducation qu’il convient de ramener à la communauté et à l’unité l’État, qui est multiple, comme je l’ai déjà dit ; et je m’étonne qu’en prétendant introduire l’éducation, et, par elle, le bonheur dans l’État, on s’imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les mœurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu’à Lacédémone et en Crète, le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l’usage des repas publics. On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d’années, où, certes, un tel système, s’il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé ; mais telles idées n’ont pas pu prendre ; et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu’on les connaisse. § 11. Ce que nous disons de la République de Platon, serait encore bien autrement évident, si l’on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d’abord l’établir qu’à cette condition de partager et d’individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l’entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n’aboutirait qu’à interdire l’agriculture aux guerriers ; et c’est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n’en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu’à lui d’en dire davantage. Cependant la masse de la cité se composera de cette masse de citoyens à l’égard desquels on n’aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune ? Leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun ? § 12. Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers ? Où sera pour les premiers la compensation de l’obéissance qu’ils doivent aux autres ? Qui leur apprendra même à obéir ? À moins qu’on n’emploie à leur égard l’expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres Etats, que deviendra dès lors la communauté ? On aura nécessairement constitué dans l’État deux États ennemis l’un de l’autre ; car des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens ; et des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement. § 13. Quant aux dissensions, aux procès et aux autres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j’affirme qu’ils se retrouveront tous sans exception dans la sienne. Il soutient que, grâce à l’éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règlements sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes ; et cependant il ne donne d’éducation qu’à ses guerriers. D’un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d’en livrer les produits ; mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes, les pénestes ou tant d’autres esclaves. § 14. Socrate, au reste, n’a rien dit sur l’importance relative de toutes ces choses. Il n’a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l’éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs ; or, il n’est ni plus facile, ni moins important de savoir comment on l’organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d’elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens ; qui sera chargé de l’administration, comme les maris le sont de l’agriculture ? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l’égale communauté des femmes et des biens ? § 15. Certes, il est fort étrange d’aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit du reste toute occupation intérieure. L’établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers : il les veut perpétuelles. Cela seul suffirait pour causer des guerres civiles même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux, et pleins de cœur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate : « Dieu verse l’or, non point tantôt dans l’âme des uns, tantôt dans l’âme des autres, mais toujours dans les mêmes âmes » ; ainsi Socrate soutient qu’au moment même de la naissance, Dieu mêle de l’or dans l’âme de ceux-ci ; de l’argent, dans l’âme de ceux-là ; de l’airain et du fer, dans l’âme de ceux qui doivent être artisans ou laboureurs. § 16. Il a beau interdire tous les plaisirs à ses guerriers, il n’en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l’État tout entier ; mais l’État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C’est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n’a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est autrement ; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l’être ? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques. § 17. Voilà quelques-uns des inconvénients de la république vantée par Socrate ; j’en pourrais indiquer encore plus d’un autre non moins sérieux. ### CHAPITRE III. Examen du traité des Lois, de Platon ; rapports et différences des Lois à la République. Critiques diverses : le nombre des guerriers est trop considérable, et rien n’est préparé pour la guerre extérieure ; limites de la propriété trop peu claires et précises ; oubli en ce qui concerne le nombre des enfants ; Philon de Corinthe n’a pas commis cette lacune ; le caractère général de la constitution proposée dans les Lois est surtout oligarchique, comme le prouve le mode d’élection pour les magistrats. § 1. Les mêmes principes se retrouvent dans le traité des Lois, composé postérieurement. Aussi me bornerai-je à un petit nombre de remarques sur la constitution que Platon y propose. Dans le traité de la République, Socrate n’approfondit que très peu de questions, telles que la communauté des enfants et des femmes, le mode d’application de ce système, la propriété, et l’organisation du gouvernement. Il y divise la masse des citoyens en deux classes : les laboureurs d’une part, et de l’autre les guerriers, dont une fraction, qui forme une troisième classe, délibère sur les affaires de l’État et les dirige souverainement. Socrate a oublié de dire si les laboureurs et les artisans doivent être admis au pouvoir dans une proportion quelconque, ou en être totalement exclus ; s’ils ont ou n’ont pas le droit de posséder des armes, et de prendre part aux expéditions militaires. En revanche, il pense que les femmes doivent accompagner les guerriers au combat, et recevoir la même éducation qu’eux. Le reste du traité est rempli, ou par des digressions, ou par des considérations sur l’éducation de guerriers. § 2. Dans les Lois au contraire, on ne trouve à peu près que des dispositions législatives. Socrate y est fort concis sur la constitution ; mais toutefois, voulant rendre celle qu’il propose applicable aux États en général, il revient pas à pas à son premier projet. Si j’en excepte la communauté des femmes et des biens, tout se ressemble dans ses deux républiques ; éducation, affranchissement pour les guerriers des gros ouvrages de la société, repas communs, tout y est pareil. Seulement il étend dans la seconde les repas communs jusqu’aux femmes, et porte de mille à cinq mille le nombre des citoyens armés. § 3. Sans aucun doute, les dialogues de Socrate sont éminemment remarquables, pleins d’élégance, d’originalité, d’imagination ; mais il était peut-être difficile que tout y fût également juste. Ainsi, qu’on ne s’y trompe pas, il ne faudrait pas moins que la campagne de Babylone, ou toute autre plaine immense, pour cette multitude qui doit nourrir cinq mille oisifs sortis de son sein, sans compter cette autre foule de femmes et de serviteurs de toute espèce. Sans doute on est bien libre de créer des hypothèses à son gré ; mais il ne faut pas les pousser jusqu’à l’impossible. § 4. Socrate affirme qu’en fait de législation, deux objets surtout ne doivent jamais être perdus de vue : le sol et les hommes. Il aurait pu ajouter encore, les États voisins, à moins qu’on ne refuse à l’État toute existence politique extérieure. En cas de guerre, il faut que la force militaire soit organisée, non pas seulement pour défendre le pays, mais aussi pour agir au dehors. En admettant que la vie guerrière ne soit ni celle des individus, ni celle de l’État, encore faut-il savoir se rendre redoutable aux ennemis, non pas seulement quand ils envahissent le sol, mais encore lorsqu’ils l’ont évacué. § 5. Quant aux limites assignables à la propriété, on pourrait demander qu’elles fussent autres que celles qu’indique Socrate, et surtout qu’elles fussent plus précises et plus claires. « La propriété, dit-il, doit aller jusqu’à satisfaire les besoins d’une vie sobre », voulant exprimer par là ce qu’on entend ordinairement par une existence aisée, expression qui a certainement un sens beaucoup plus large. Une vie sobre peut être fort pénible. « Sobre et libérale » eût été une définition beaucoup meilleure. Si l’une de ces deux conditions vient à manquer, on tombe ou dans le luxe ou dans la souffrance. L’emploi de la propriété ne comporte pas d’autres qualités ; on ne saurait y apporter ni douceur ni courage ; mais on peut y apporter modération et libéralité ; et ce sont là nécessairement les vertus qu’on peut montrer dans l’usage de la fortune. § 6. C’est aussi un grand tort, quand on va jusqu’à diviser les biens en parties égales, de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer sans limites, s’en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des naissances quel qu’il soit, sous prétexte que, dans l’état actuel des choses, cette balance semble s’établir tout naturellement. Il s’en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact. Dans nos cités, personne n’est dans le dénuement, parce que les propriétés se partagent entre les enfants, quel qu’en soit le nombre. En admettant au contraire qu’elles seront indivises, tous les enfants en surnombre, peu ou beaucoup, ne posséderont absolument rien. § 7. Le parti le plus sage serait de limiter la population et non la propriété, et d’assigner un maximum qu’on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et à la stérilité des mariages. S’en rapporter au hasard, comme dans la plupart des États, serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate ; et la misère engendre les discordes civiles et les crimes. C’est dans la vue de prévenir ces maux, que l’un des plus anciens législateurs, Phidon de Corinthe, voulait que le nombre des familles et des citoyens restât immuable, quand bien même les lots primitifs auraient été tous inégaux. Dans les Lois, on a fait précisément le contraire. Nous dirons, au reste, plus tard notre opinion personnelle sur ce sujet. § 8. On a encore omis, dans le traité des Lois, de déterminer la différence des gouvernants aux gouvernés. Socrate se borne à dire que le rapport des uns aux autres sera celui de la chaîne à la trame, faites toutes deux de laines différentes. D’autre part, puisqu’il permet l’accroissement des biens meubles jusqu’au quintuple, pourquoi ne laisserait-il pas aussi quelque latitude pour les biens-fonds ? Il faut bien prendre garde encore que la séparation des habitations ne soit un faux principe en fait d’économie domestique. Socrate ne donne pas à ses citoyens moins de deux habitations complètement isolées ; et c’est toujours chose fort difficile que d’entretenir deux maisons. § 9. Dans son ensemble, le système politique de Socrate n’est ni une démocratie, ni une oligarchie ; c’est le gouvernement intermédiaire, qu’on nomme république, puisqu’elle se compose de tous les citoyens qui portent les armes. S’il prétend donner cette constitution comme la plus commune dans la plupart des États existants, il n’a peut-être pas tort. Mais il est dans l’erreur, s’il croit qu’elle vient immédiatement après la constitution parfaite. Bien des gens pourraient lui préférer sans hésitation celle de Lacédémone, ou toute autre un peu plus aristocratique. § 10. Quelques auteurs prétendent que la constitution parfaite doit réunir les éléments de toutes les autres ; et c’est à ce titre qu’ils vantent celle de Lacédémone, où se trouvent combinés les trois éléments de l’oligarchie, de la monarchie et de la démocratie, représentés l’un par les Rois, l’autre par les Gérontes, le troisième par les Ephores, qui sortent toujours des rangs du peuple. D’autres, il est vrai, voient dans les Éphores l’élément tyrannique, et retrouvent l’élément de la démocratie dans les repas communs et dans la discipline quotidienne de la cité. § 11. Dans le traité des Lois, on prétend qu’il faut composer la constitution parfaite de démagogie et de tyrannie, deux formes de gouvernement qu’on est en droit ou de nier complètement, ou de considérer comme les pires de toutes. On a donc bien raison d’admettre une combinaison plus large ; et la meilleure constitution est aussi celle qui réunit le plus d’éléments divers. Le système de Socrate n’a rien de monarchique ; il n’est qu’oligarchique et démocratique ; ou plutôt il a une tendance prononcée à l’oligarchie, comme le prouve bien îe mode d’institution de ses magistrats. Laisser choisir le sort parmi des candidats élus, appartient aussi bien à l’oligarchie qu’à la démocratie ; mais faire une obligation aux riches de se rendre aux assemblées, d’y nommer les autorités et d’y remplir toutes les fonctions politiques, tout en exemptant les autres citoyens de ces devoirs, c’est une institution oligarchique. C’en est une encore de vouloir appeler au pouvoir surtout des riches, et de réserver les plus hautes fonctions aux cens les plus élevés. § 12. L’élection de son sénat n’a.pas moins le caractère de l’oligarchie. Tous les citoyens sans exception sont tenus de voter, mais de choisir les magistrats dans la première classe du cens ; d’en nommer ensuite un nombre égal dans la seconde classe ; puis autant dans la troisième. Seulement ici, tous les citoyens de la troisième et de la quatrième classe sont libres de ne pas voter ; et dans les élections du quatrième cens et de la quatrième classe, le vote n’est obligatoire que pour les citoyens des deux premières. Enfin, Socrate veut qu’on répartisse tous les élus en nombre égal pour chaque classe de cens. Ce système fera nécessairement prévaloir les citoyens qui payent le cens le plus fort ; car bien des citoyens pauvres s’abstiendront de voter, parce qu’ils n’y seront pas obligés. § 13. Ce n’est donc point là une constitution où se combinent l’élément monarchique et l’élément démocratique. On peut déjà s’en convaincre parce que je viens de dire ; on le pourra bien mieux encore, quand plus tard je traiterai de cette espèce particulière de constitution. J’ajouterai seulement ici qu’il y a du danger à choisir les magistrats sur une liste de candidats élus. Il suffit alors que quelques citoyens, même en petit nombre, veuillent se concerter, pour qu’ils puissent constamment disposer des élections. CHAPITRE IV Examen de la constitution proposée par Phaléas de Chalcédoine ; de l’égalité des biens ; importance de cette loi politique ; l’égalité des biens entraîne l’égalité d’éducation ; insuffisance de ce principe. Phaléas n’a rien dit des relations de sa cité avec les États voisins ; il faut étendre l’égalité des biens jusqu’aux meubles, et ne point la borner aux biens-fonds. — Règlement de Phaléas sur les artisans. § 1. Il est encore d’autres constitutions qui sont dues, soit à de simples citoyens, soit à des philosophes et à des hommes d’État. Il n’en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vigueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n’est lui, ne s’est permis ces innovations de la communauté des femmes et des enfants, et des repas communs des femmes ; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l’organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C’est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l’égalité de fortune est indispensable entre les citoyens. § 2. Il lui paraît facile de l’établir au moment même de la fondation de l’État ; et quoique moins aisée à introduire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l’obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent ; et aux pauvres, d’en recevoir sans en donner. J’ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l’accroissement des fortunes jusqu’à une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d’un minimum déterminé. § 3. Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c’est qu’en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n’est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l’aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu’ils n’aient point le désir des révolutions. § 4. Cette influence de l’égalité des biens sur l’association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ; témoin Solon dans ses lois, témoin le décret qui interdit l’acquisition illimitée des terres. C’est d’après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté ; ou qu’elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L’abrogation d’une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complètement démocratique, parce que dès lors on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées. § 5. Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n’empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d’avoir rendu les fortunes égales, il faut qu’il leur ait donné de justes proportions. Ce n’est même avoir encore rien fait que d’avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c’est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l’éducation réglée par de bonnes lois. § 6. Phaléas pourrait ici répondre que c’est là précisément ce qu’il a dit lui-même ; car, à ses yeux, les bases de tout État sont l’égalité de fortune et l’égalité d’éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle ? C’est là ce qu’il faut dire. Ce n’est rien que de l’avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu’ils n’en sortent qu’avec une insatiable avidité de richesses ou d’honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois. § 7. De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l’inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l’inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s’indignent de l’égale répartition des honneurs ; c’est le mot du poète : Quoi ! Le lâche et le brave être égaux en estime! C’est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l’égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d’empêcher qu’un homme n’en détrousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ; ils y sont poussés encore par le besoin d’éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; j’ajoute même qu’ils s’y livreront non seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n’être point troublés dans leurs plaisirs. § 8. À ces trois maux, quel sera le remède ? D’abord la propriété, quelque mince qu’elle soit, et l’habitude du travail, puis la tempérance ; et enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie ; car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l’intermédiaire des hommes. C’est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n’ usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l’intempérie de l’air ; et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d’un voleur, mais au meurtrier d’un tyran. Ainsi l’expédient politique proposé par Phaléas n’offre de garantie que contre les crimes de peu d’importance. § 9. D’autre part, les institutions de Phaléas ne concernent guère que l’ordre et le bonheur intérieurs de l’État ; il fallait donner aussi un système de relations avec les peuples voisins et les étrangers. L’État a donc nécessairement besoin d’une organisation militaire, et Phaléas n’en dit mot. Il a commis un oubli analogue à l’égard des finances publiques : elles doivent suffire non pas seulement à satisfaire les besoins intérieurs, mais de plus à écarter les dangers du dehors. Ainsi, il ne faudrait pas que leur abondance tentât la cupidité de voisins plus puissants que les possesseurs, trop faibles pour repousser une attaque, ni que leur exiguïté empêchât de soutenir la guerre même contre un ennemi égal en force et en nombre. § 10. Phaléas a passé ce sujet sous silence ; mais il faut bien se persuader que l’étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c’est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommagement de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu’elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu’elle leur a coûté. Lorsque Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui conseilla de calculer le temps et l’argent qu’il allait dépenser à la conquête du pays, promettant d’évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Autophradate, qui leva bientôt le siège. § 11. L’égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l’avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n’est pas infaillible ; les hommes supérieurs s’irriteront de n’avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolution. De plus, l’avidité des hommes est insatiable : d’abord ils se contentent de deux oboles ; une fois qu’ils s’en sont fait un patrimoine, leurs besoins s’accroissent sans cesse, jusqu’à ce que leurs vœux ne connaissent plus de bornes ; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n’avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l’assouvir. § 12. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s’enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c’est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d’état d’être nuisibles, et de ne point les opprimer. Phaléas a eu tort aussi d’appeler d’une manière générale, égalité des fortunes, l’égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l’argent, et toutes ces propriétés qu’on nomme mobiliaires. La loi d’égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l’égard de la propriété. § 13. La législation de Phaléas paraît au reste n’avoir en vue qu’un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l’État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l’État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d’Epidamne, ou pour ceux d’Athènes par Diophante. CHAPITRE V Examen de la constitution imaginée par Hippodamus de Milet ; analyse de cette constitution ; division des propriétés ; tribunal suprême d’appel ; récompense aux inventeurs des découvertes politiques ; éducation des orphelins des guerriers. — Critique de la division des classes et de la propriété ; critique du système proposé par Hippodamus pour les votes du tribunal d’appel ; question de l’innovation en matière politique ; il ne faut pas provoquer les innovations, de peur d’affaiblir le respect dû à la loi. § 1. Hippodamus de Milet, fils d’Euryphon, le même qui, inventeur de la division des villes en rues, appliqua cette distribution nouvelle au Pirée, et qui montrait d’ailleurs dans toute sa façon de vivre une excessive vanité, se plaisant à braver le jugement public par le luxe de ses cheveux et l’élégance de sa parure, portant en outre, été comme hiver, des habits également simples et également chauds, homme qui avait la prétention de ne rien ignorer dans la nature entière, Hippodamus est aussi le premier qui, sans jamais avoir manié les affaires publiques, s’aventura à publier quelque chose sur la meilleure forme de gouvernement. § 2. Sa république se composait de dix mille citoyens séparés en trois classes : artisans, laboureurs, et défenseurs de la cité possédant les armes. Il faisait trois parts du territoire : l’une sacrée, l’autre publique, et la troisième possédée individuellement. Celle qui devait subvenir aux frais légaux du culte des dieux était la portion sacrée ; celle qui devait nourrir les guerriers, la portion publique ; celle qui appartenait aux laboureurs, la portion individuelle. Il pensait que les lois aussi ne peuvent être que de trois espèces, parce que les actions judiciaires selon lui ne peuvent naître que de trois objets : l’injure, le dommage et le meurtre. § 3. Il établissait un tribunal suprême et unique où seraient portées en appel toutes les causes qui sembleraient mal jugées. Ce tribunal se composait de vieillards qu’y faisait monter l’élection. Quant à la forme des jugements, Hippodamus repoussait le vote par boules. Chaque juge devait porter une tablette où il écrirait, s’il condamnait purement et simplement ; qu’il laisserait vide, s’il absolvait au même titre ; et où il déterminerait ses motifs, s’il absolvait ou condamnait seulement en partie. Le système actuel lui paraissait vicieux, en ce qu’il force souvent les juges à se parjurer, s’ils votent d’une manière absolue dans l’un ou l’autre sens. § 4. Il garantissait encore législativement les récompenses dues aux découvertes politiques d’utilité générale ; et il assurait l’éducation des enfants laissés par les guerriers morts dans les combats, en la mettant à la charge de l’État. Cette dernière institution lui appartient exclusivement ; mais aujourd’hui Athènes et plusieurs autres États jouissent d’une institution analogue. Tous les magistrats devaient être élus par le peuple ; et le peuple, pour Hippodamus, se compose des trois classes de l’État. Une fois nommés, les magistrats ont concurremment la surveillance des intérêts généraux, celle des affaires des étrangers, et la tutelle des orphelins. Telles sont à peu près toutes les dispositions principales de la constitution d’Hippodamus. § 5. D’abord, on peut trouver quelque difficulté dans un classement de citoyens où laboureurs, artisans et guerriers prennent une part égale au gouvernement : les premiers sans armes, les seconds sans armes et sans terres, c’est-à-dire, à peu près esclaves des troisièmes, qui sont armés. Bien plus, il y a impossibilité à ce que tous puissent entrer en partage des fonctions publiques. Il faut nécessairement tirer de la classe des guerriers et les généraux, et les gardes de la cité, et l’on peut dire tous les principaux fonctionnaires. Mais si les artisans et les laboureurs sont exclus du gouvernement de la cité, comment pourront-ils avoir quelque attachement pour elle ? § 6. Si l’on objecte que la classe des guerriers sera plus puissante que les deux autres, remarquons d’abord que la chose n’est pas facile ; car ils ne seront pas nombreux. Mais s’ils sont les plus forts, à quoi bon dès lors donner au reste des citoyens des droits politiques et les rendre maîtres de la nomination des magistrats ? Que font en outre les laboureurs dans la république d’Hippodamus ? Les artisans, on le conçoit, y sont, indispensables, comme partout ailleurs ; et ils y peuvent, aussi bien que dans les autres États, vivre de leur métier. Mais quant aux laboureurs, dans le cas où ils seraient chargés de pourvoir à la subsistance des guerriers, on pourrait avec raison en faire des membres de l’État ; ici, au contraire, ils sont maîtres de terres qui leur appartiennent en propre, et ils ne les cultiveront qu’à leur profit. § 7. Si les guerriers cultivent personnellement les terres publiques assignées à leur entretien, alors la classe des guerriers ne sera plus autre que celle des laboureurs ; et cependant le législateur prétend les distinguer. S’il existe des citoyens autres que les guerriers et les laboureurs qui possèdent en propre des biens-fonds, ces citoyens, formeront dans l’État une quatrième classe sans droits politiques et étrangère à la constitution. Si l’on remet aux mêmes citoyens la culture des propriétés publiques et celle des propriétés particulières, on ne saura plus précisément ce que chacun devra cultiver pour les besoins des deux familles ; et, dans ce cas, pourquoi ne pas donner, dès l’origine, aux laboureurs un seul et même lot de terre, capable de suffire à leur propre nourriture et à celle qu’ils fournissent aux guerriers ? Tous ces points sont fort embarrassants dans la constitution d’Hippodamus. § 8. Sa loi relative aux jugements n’est pas meilleure, en ce que, permettant aux juges de diviser leur sentence, plutôt que de la donner d’une manière absolue, elle les réduit au rôle de simples arbitres. Ce système peut être admissible, même quand les juges sont nombreux, dans les sentences arbitrales, discutées en commun par ceux qui les rendent ; il ne l’est plus pour les tribunaux ; et la plupart des législateurs ont eu grand soin d’y interdire toute communication entre les juges. § 9. Quelle ne sera point d’ailleurs la confusion, lorsque, dans une affaire d’intérêt, le juge accordera une somme qui ne sera point parfaitement égale à celle que réclame le demandeur ? Le demandeur exige vingt mines, un juge en accorde dix, un autre plus, un autre moins, celui-ci cinq, celui-là quatre ; et ces dissentiments-là surviendront sans aucun doute ; enfin les uns accordent la somme tout entière, les autres la refusent. Comment concilier tous ces votes ? Au moins, avec l’acquittement ou la condamnation absolue, le juge ne court jamais risque de se parjurer, puisque l’action a été toujours intentée d’une manière absolue ; et l’acquittement veut dire non pas qu’il ne soit rien dû au demandeur, mais bien qu’il ne lui est pas dû vingt mines ; il y aurait seulement parjure à voter les vingt mines, lorsque l’on ne croit pas en conscience que le défendeur les doive. § 10. Quant aux récompenses assurées à ceux qui font quelques découvertes utiles pour la cité, c’est une loi qui peut être dangereuse et dont l’apparence seule est séduisante. Ce sera la source de bien des intrigues, peut-être même de révolutions. Hippodamus touche ici une tout autre question, un tout autre sujet : est-il de l’intérêt ou contre l’intérêt des États de changer leurs anciennes institutions, même quand ils peuvent les remplacer par de meilleures ? Si l’on décide qu’ils ont intérêt à ne les pas changer, on ne saurait admettre sans un mûr examen le projet d’Hippodamus ; car un citoyen pourrait proposer le renversement des lois et de la constitution comme un bienfait public. § 11. Puisque nous avons indiqué cette question, nous pensons devoir entrer dans quelques explications plus complètes ; car elle est, je le répète, très controversable, et l’on pourrait tout aussi bien donner la préférence au système de l’innovation. L’innovation a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et généralement à tous les arts où s’exercent les facultés humaines ; et comme la politique aussi doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est nécessairement applicable. § 12. On pourrait ajouter que les faits eux-mêmes témoignent à l’appui de cette assertion. Nos ancêtres étaient d’une barbarie et d’une simplicité choquantes ; les Grecs pendant longtemps n’ont marché qu’en armes et se vendaient leurs femmes. Le peu de lois antiques qui nous restent sont d’une incroyable naïveté. A Cume, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l’accusé coupable, dans le cas où l’accusateur produirait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi les propres parents de la victime. L’humanité doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu’ils soient sortis du sein de la terre, ou qu’ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours ; c’est du moins l’idée que la tradition nous donne des géants, fils de la terre ; et il y aurait une évidente absurdité à s’en tenir à l’opinion de ces gens-là. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne doivent pas être immuablement conservées. La politique, non plus que les autres sciences, ne peut préciser tous les détails. La loi doit absolument disposer d’une manière générale, tandis que les actes humains portent tous sur des cas particuliers. La conséquence nécessaire de ceci, c’est qu’à certaines époques il faut changer certaines lois. § 13. Mais à considérer les choses sous un autre point de vue, on ne saurait exiger ici trop de circonspection. Si l’amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude d’un changement trop facile des lois, il faut tolérer quelques écarts delà législation et du gouvernement. L’innovation serait moins utile que ne serait dangereuse l’habitude de la désobéissance. § 14. On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique et des autres sciences. L’innovation dans les lois est tout autre chose que dans les arts ; la loi, pour se faire obéir, n’a d’autre puissance que celle de l’habitude, et l’habitude ne se forme qu’avec le temps et les années ; de telle sorte que changer légèrement les lois existantes pour de nouvelles, c’est affaiblir d’autant la force même de la loi. Bien plus, en admettant l’utilité de l’innovation, on peut encore demander si, dans tout État, l’initiative en doit être laissée à tous les citoyens sans distinction, ou réservée à quelques-uns ; car ce sont là des systèmes évidemment fort divers. § 15. Mais bornons ici ces considérations qui retrouveront une place ailleurs. CHAPITRE VI Examen de la constitution de Lacédémone. — Critique de l’organisation de l’esclavage à Sparte ; lacune de la législation lacédémonienne à l’égard des femmes. — Disproportion énorme des propriétés territoriales causée par l’imprévoyance du législateur ; conséquences fatales ; disette d’hommes. — Défauts de l’institution des éphores ; défauts de l’institution du sénat ; défauts de l’institution de la royauté. — Organisation vicieuse des repas communs. — Les amiraux ont trop de puissance. — Sparte, selon la critique de Platon, n’a cultivé que la vertu guerrière. — Organisation défectueuse des finances publiques. § 1. On peut, à l’égard des constitutions de Lacédémone et de Crète, se poser deux questions qui s’appliquent aussi bien à toutes les autres : la première, c’est de savoir quels sont les mérites et les défauts de ces États, comparés au type de la constitution parfaite ; la seconde, s’ils ne présentent rien de contradictoire avec le principe et la nature de leur propre constitution. § 2. Dans un État bien constitué, les citoyens ne doivent point avoir à s’occuper des premières nécessités de la vie ; c’est un point que tout le monde accorde ; le mode seul d’exécution offre des difficultés. Plus d’une fois l’esclavage des Pénestes a été dangereux aux Thessaliens, comme celui des hilotes aux Spartiates. Ce sont d’éternels ennemis, épiant sans cesse l’occasion de mettre à profit quelque calamité. § 3. La Crète n’a jamais eu rien de pareil à redouter ; et probablement la cause en est que les divers États qui la composent, bien qu’ils se fissent la guerre, n’ont jamais prêté à la révolte un appui qui pouvait tourner contre eux-mêmes, puisqu’ils possédaient tous des serfs périœciens. Lacédémone, au contraire, n’avait que des ennemis autour d’elle : la Messénie, l’Argolide, l’Arcadie. La première insurrection des esclaves chez les Thessaliens éclata précisément à l’occasion de leur guerre contre les Achéens, les Perrhèbes et les Magnésiens, peuples limitrophes. § 4. S’il est un point qui exige une laborieuse sollicitude, c’est bien certainement la conduite qu’on doit tenir envers les esclaves. Traités avec douceur, ils deviennent insolents et osent bientôt se croire les égaux de leurs maîtres ; traités avec sévérité, ils conspirent contre eux et les abhorrent. Évidemment on n’a pas très bien résolu le problème quand on ne sait provoquer que ces sentiments-là dans le cœur de ses hilotes. § 5. Le relâchement des lois lacédémoniennes à l’égard des femmes est à la fois contraire à l’esprit de la constitution et au bon ordre de l’État. L’homme et la femme, éléments tous deux de la famille, forment aussi, l’on peut dire, les deux parties de l’État : ici les hommes, là les femmes ; de sorte que, partout où la constitution a mal réglé la position des femmes, il faut dire que la moitié de l’État est sans lois. On peut le voir à Sparte : le législateur, en demandant à tous les membres de sa république tempérance et fermeté, a glorieusement réussi à l’égard des hommes ; mais il a complètement échoué pour les femmes, dont la vie se passe dans tous les dérèglements et les excès du luxe. § 6. La conséquence nécessaire, c’est que, sous un pareil régime, l’argent doit être en grand honneur, surtout quand les hommes sont portés à se laisser dominer par les femmes, disposition habituelle des races énergiques et guerrières. J’en excepte cependant les Celtes et quelques autres nations qui, dit-on, honorent ouvertement l’amour viril. C’est une idée bien vraie que celle du mythologiste qui, le premier, imagina l’union de Mars et de Vénus ; car tous les guerriers sont naturellement enclins à l’amour de l’un ou de l’autre sexe. § 7. Les Lacédémoniens n’ont pu échapper à cette condition générale ; et, tant que leur puissance a duré, leurs femmes ont décidé de bien des affaires. Or, qu’importe que les femmes gouvernent en personne, ou que ceux qui gouvernent soient menés par elles ? Le résultat est toujours le même. Avec une audace complètement inutile dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui devient bonne seulement à la guerre, les Lacédémoniennes, dans les cas de danger, n’en ont pas moins été fort nuisibles à leurs maris. L’invasion thébaine l’a bien montré ; inutiles comme partout ailleurs, elles causèrent dans la cité plus de désordre que les ennemis eux-mêmes. § 8. Ce n’est pas au reste sans causes qu’à Lacédémone on négligea, dès l’origine, l’éducation des femmes. Retenus longtemps au dehors, durant les guerres contre l’Argolide, et plus tard contre l’Arcadie et la Messénie, les hommes, préparés par la vie des camps, école de tant de vertus, offrirent après la paix une matière facile à la réforme du législateur. Quant aux femmes, Lycurgue, après avoir tenté, dit-on, de les soumettre aux lois, dut céder à leur résistance et abandonner ses projets. § 9. Ainsi, quelle qu’ait été leur influence ultérieure, c’est à elles qu’il faut attribuer uniquement cette lacune de la constitution. Nos recherches ont, du reste, pour objet, non l’éloge ou la censure de qui que ce soit, mais l’examen des qualités et des défauts des gouvernements. Je répéterai pourtant que le dérèglement des femmes, outre que par lui-même il est une tache pour l’État, pousse les citoyens à l’amour effréné de la richesse. § 10. Un autre défaut qu’on peut ajouter à ceux qu’on vient de signaler dans la constitution de Lacédémone, c’est la disproportion des propriétés. Les uns possèdent des biens immenses, les autres n’ont presque rien ; et le sol est entre les mains de quelques individus. Ici la faute en est à la loi elle-même. La législation a bien attaché, et avec raison, une sorte de déshonneur à l’achat et à la vente d’un patrimoine ; mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien, soit par donation entre-vifs, soit par testament. Cependant, de part et d’autre, la conséquence est la même. § 11. En outre, les deux cinquièmes des terres sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d’entre elles restent uniques héritières, ou qu’on leur a constitué des dots considérables. Il eût été bien préférable, soit d’abolir entièrement l’usage des dots, soit de les fixer à un taux très bas ou tout au moins modique. À Sparte au contraire, on peut donner à qui l’on veut son unique héritière ; et, si le père meurt sans laisser de dispositions, le tuteur peut à son choix marier sa pupille. Il en résulte qu’un pays qui est capable de fournir quinze cents cavaliers et trente mille hoplites, compte à peine un millier de combattants. § 12. Les faits eux-mêmes ont bien démontré le vice de la loi sous ce rapport ; l’État n’a pu supporter un revers unique, et c’est la disette d’hommes qui l’a tué. On assure que sous les premiers rois, pour éviter ce grave inconvénient, que de longues guerres devaient amener, on donna le droit de cité à des étrangers ; et les Spartiates, dit-on, étaient alors dix mille à peu près. Que ce fait soit vrai ou inexact, peu importe ; le mieux serait d’assurer la population guerrière de l’État, en rendant les fortunes égales. § 13. Mais la loi même relative au nombre des enfants est contraire à cette amélioration. Le législateur, en vue d’accroître le nombre des Spartiates, a tout fait pour pousser les citoyens à procréer autant qu’ils le pourraient. Par la loi, le père de trois fils est exempt de monter la garde ; le citoyen qui en a quatre est affranchi de tout impôt. On pouvait cependant prévoir sans peine que, le nombre des citoyens s’accroissant, tandis que la division du sol resterait la même, on ne ferait qu’augmenter le nombre des malheureux. § 14. L’institution des Éphores est tout aussi défectueuse. Bien qu’ils forment la première et la plus puissante des magistratures, tous sont pris dans les rangs inférieurs des Spartiates. Aussi est-il arrivé que ces éminentes fonctions sont échues à des gens tout à fait pauvres, qui se sont vendus par misère. On en pourrait citer bien des exemples ; mais ce qui s’est passé de nos jours à l’occasion des Andries le prouve assez. Quelques hommes gagnés par argent ont, autant du moins qu’il fut en leur pouvoir, ruiné l’État. La puissance illimitée, et l’on peut dire tyrannique, des Éphores a contraint les rois eux-mêmes à se faire démagogues. La constitution reçut ainsi une double atteinte ; et l’aristocratie dut faire place à la démocratie. § 15. On doit avouer cependant que cette magistrature peut donner au gouvernement de la stabilité. Le peuple reste calme, quand il a part à la magistrature suprême ; et ce résultat, que ce soit le législateur qui l’établisse, ou le hasard qui ramène, n’en est pas moins avantageux pour la cité. L’État ne peut trouver de salut que dans l’accord des citoyens à vouloir son existence et sa durée, Or, c’est ce qu’on rencontre à Sparte ; la royauté est satisfaite par les attributions qui lui sont accordées ; la classe élevée, par les places du sénat, dont l’entrée est le prix de la vertu ; enfin le reste des Spartiates, par l’Éphorie, qui repose sur l’élection générale. § 16. Mais, s’il convenait de remettre au suffrage universel le choix des Éphores, il aurait fallu aussi trouver un mode d’élection moins puéril que le mode actuel. D’autre part, comme les Éphores, bien que sortis des rangs les plus obscurs, décident souverainement les procès importants, il eût été bon de ne point s’en remettre à leur arbitraire, et d’imposer à leurs jugements des règles écrites et des lois positives. Enfin, les mœurs mêmes des Éphores ne sont pas en harmonie avec l’esprit de la constitution, parce qu’elles sont fort relâchées, et que le reste de la cité est soumis à un régime qu’on pourrait taxer plutôt d’une excessive sévérité ; aussi les Éphores n’ont-ils pas le courage de s’y soumettre, et éludent-ils la loi en se livrant secrètement à tous les plaisirs. § 17. L’institution du sénat est fort loin aussi d’être parfaite. Composée d’hommes d’un âge mûr et dont l’éducation semble assurer le mérite et la vertu, on pourrait croire que cette assemblée offre toute garantie à l’État. Mais laisser à des hommes la décision de causes importantes, durant leur vie entière, est une institution dont l’utilité est contestable ; car l’intelligence, comme le corps, a sa vieillesse ; et le danger est d’autant plus grand que l’éducation des sénateurs n’a point empêché le législateur lui-même de se défier de leur vertu. § 18. On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption, et sacrifier à la faveur les intérêts de l’État. Aussi eût-il été plus sûr de ne pas les rendre irresponsables, comme ils le sont à Sparte. On aurait tort de penser que la surveillance des Éphores garantisse la responsabilité de tous les magistrats ; c’est accorder beaucoup trop de puissance aux Éphores, et ce n’est pas, d’ailleurs, en ce sens que nous recommandons la responsabilité. Il faut ajouter que l’élection des sénateurs est dans sa forme aussi puérile que celle des Éphores, et l’on ne saurait approuver que le citoyen qui est digne d’être appelé à une fonction publique, vienne la solliciter en personne. Les magistratures doivent être confiées au mérite, qu’il les accepte ou qu’il les refuse. § 19. Mais ici le législateur s’est guidé sur le principe qui éclate dans toute sa constitution. C’est en excitant l’ambition des citoyens qu’il procède au choix des sénateurs ; car on ne sollicite jamais une magistrature que par ambition ; et cependant la plupart des crimes volontaires parmi les hommes n’ont d’autre source que l’ambition et la cupidité. § 20. Quant à la royauté, j’examinerai ailleurs si elle est une institution funeste ou avantageuse aux États. Mais certainement l’organisation qu’elle a reçue et qu’elle conserve à Lacédémone, ne vaut pas l’élection à vie de chacun des deux rois. Le législateur lui-même a désespéré de leur vertu, et ses lois prouvent qu’il se défiait de leur probité. Aussi, les Lacédémoniens les ont souvent fait accompagner dans les expéditions militaires par des ennemis personnels, et la discorde des deux rois leur semblait la sauvegarde de l’État. § 21. Les repas communs qu’ils nomment Phidities, ont également été mal organisés, et la faute en est à leur fondateur. Les frais en devraient être mis à la charge de l’État, comme en Crète. À Lacédémone, au contraire, chacun doit y porter la part prescrite par la loi, bien que l’extrême pauvreté de quelques citoyens ne leur permette pas même de faire cette dépense. L’intention du législateur est donc complètement manquée ; il voulait faire des repas communs une institution toute populaire, et, grâce à la loi, elle n’est rien moins que cela. Les plus pauvres ne peuvent prendre part à ces repas, et pourtant, de temps immémorial, le droit politique ne s’acquiert qu’à cette condition, il est perdu pour celui qui est hors d’état de supporter cette charge. § 22. C’est avec justice qu’on a blâmé la loi relative aux amiraux, elle est une source de dissensions ; car c’est créer, à côté des rois, qui sont pour leur vie généraux de l’armée de terre, une autre royauté presque aussi puissante que la leur. § 23. On peut adresser au système entier du législateur le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois ; il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l’utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais Lacédémone s’est maintenue tout le temps qu’elle a fait la guerre ; et le triomphe l’a perdue, parce qu’elle ne savait pas jouir de la paix, et qu’elle ne s’était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des combats. Une faute non moins grave, c’est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus à placer les conquêtes fort au-dessus de la vertu même ; ce qui est beaucoup moins louable. § 24. Tout ce qui concerne les finances publiques est très défectueux dans le gouvernement de Sparte. Quoique exposé à soutenir des guerres fort dispendieuses, l’État n’a pas de trésor ; et de plus, les contributions publiques sont à peu près nulles ; comme le sol presque entier appartient aux Spartiates, ils mettent entre eux peu d’empressement à faire rentrer les impôts. Le législateur s’est ici complètement mépris sur l’intérêt général ; il a rendu l’État fort pauvre, et les particuliers démesurément avides. § 25. Voilà les critiques principales qu’on pourrait adresser à la constitution de Lacédémone. Je termine ici mes observations. CHAPITRE VII Examen de la constitution Crétoise. Ses rapports avec la constitution de Lacédémone, qui cependant est supérieure ; admirable position de la Crète ; serfs, Cosmes, sénat ; l’organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu’à Sparte. — Mœurs vicieuses des Crétois autorisées par le législateur ; désordres monstrueux du gouvernement crétois. § 1. La constitution Crétoise a beaucoup de rapports avec la constitution de Sparte. Elle la vaut en quelques points peu importants ; mais elle est dans son ensemble beaucoup moins avancée. La raison en est simple : on assure, et le fait est très probable, que Lacédémone a emprunté de la Crète presque toutes ses lois ; et l’on sait que les choses anciennes sont ordinairement moins parfaites que celles qui les ont suivies. Lorsque Lycurgue, après la tutelle de Charilaüs, se mit à voyager, il résida, dit-on, fort longtemps en Crète, où il retrouvait un peuple de même race que le sien. Les Lyctiens étaient une colonie de Lacédémone ; arrivés en Crète, ils avaient adopté les institutions des premiers occupants, et tous les serfs de l’île se régissent encore par les lois mêmes de Minos, qui passe pour leur premier législateur. § 2. Par sa position naturelle, la Crète semble appelée à dominer tous les peuples grecs, établis pour la plupart sur les rivages des mers où s’étend cette grande île. D’une part, elle touche presqu’au Péloponnèse ; de l’autre, à l’Asie, vers Triope et l’île de Rhodes. Aussi Minos posséda-t-il l’empire de la mer et de toutes les îles environnantes, qu’il conquit ou colonisa ; enfin il porta ses armes jusque dans la Sicile, où il mourut près de Camique. § 3. Voici quelques analogies de la constitution des Crétois avec celle des Lacédémoniens. Ceux-ci font cultiver leurs terres par des hilotes, ceux-là par les serfs périœciens ; les repas communs sont établis chez les deux peuples ; et Ton doit ajouter que jadis, à Sparte, ils se nommaient non pas Phidities, mais An-dries, comme en Crète, preuve évidente qu’ils en sont venus. Quant au gouvernement, les magistrats appelés Cosmes parles Crétois jouissent d’une autorité pareille à celle des Ephores, avec cette seule différence que les Ephores sont au nombre de cinq, et les Cosmes au nombre de dix. Les Gérontes qui forment en Crète-le sénat sont absolument les Gérontes de Sparte. Dans l’origine, les Crétois avaient aussi la royauté, qu’ils renversèrent plus tard ; et le commandement des armées est aujourd’hui remis aux Cosmes. Enfin, tous les citoyens sans exception ont voix à l’assemblée publique, dont la souveraineté consiste uniquement à sanctionner les décrets des sénateurs et des Cosmes, sans s’étendre à rien autre. § 4. L’organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu’à Lacédémone. A Sparte, chacun doit fournir la quote-part fixée par la loi, sous peine d’être privé de ses droits politiques, comme je l’ai déjà dit. En Crète, l’institution se rapproche bien plus de la communauté. Sur les fruits qu’on récolte et sur les troupeaux qu’on élève, qu’ils soient à l’Etat ou qu’ils proviennent des redevances pavées par les serfs, on fait deux parts, l’une pour le culte des dieux et pour les fonctionnaires publics, l’autre pour les repas communs, où sont ainsi nourris, aiix frais de l’Etat, hommes, femmes et enfants. § 5. Les vues du législateur sont excellentes sur les avantages de la sobriété, et sur l’isolement des femmes, dont il redoute la fécondité ; mais il a établi le commerce des hommes entre eux, règlement dont nous examinerons plus tard lu valeur, bonne ou mauvaise. Je me borne à dire ici que l’organisation des repas communs en Crète vaut mieux évidemment qu’à Lacédémone. § 6. L’institution des Cosmes est encore inférieure, s’il est possible, à celle des Éphores ; elle en a tous les vices, puisque les Cosmes sont également des gens d’un mérite très vulgaire. Mais elle n’a pas en Crète les avantages que Sparte en a su tirer. A Lacédémone, la prérogative que donne au peuple cette suprême magistrature nommée par le suffrage universel, lui fait aimer la constitution ; en Crète, au contraire, les Cosmes sont pris dans quelques familles privilégiées, et non point dans l’universalité des citoyens ; de plus, il faut avoir été Cosme pour entrer au sénat. Cette dernière institution présente les mêmes défauts qu’à Lacédémone ; l’irresponsabilité déplaces à vie y constitue de même un pouvoir exorbitant ; et ici se retrouve l’inconvénient d’abandonner les décisions judiciaires à l’arbitraire des sénateurs, sans les renfermer dans des lois écrites. La tranquillité du peuple, exclu de cette magistrature, ne prouve pas le mérite de la constitution. Les Cosmes n’ont pas comme les Ephores occasion de se laisser gagner ; personne ne vient les acheter dans leur île. § 7. Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui contredit tous les principes de gouvernement, et qui n’est qu’absurdement violent. Les Cosmes sont souvent déposés par leurs propres collègues, ou par de simples citoyens insurgés contre eux. Les Cosmes ont du reste la faculté d’abdiquer quand bon leur semble. Mais, , à cet égard, on doit s’en remettre à la loi, bien plutôt qu’au caprice individuel, qui n’est rien moins qu’une règle assurée. Mais, ce qui est encore plus funeste à l’Etat, c’est la suspension absolue de cette magistrature, quand des citoyens puissants, ligués entre eux, renversent les Cosmes, pour se soustraire aux jugements qui les menacent. Grâce à toutes ces perturbations, la Crète n’a point, à vrai dire, un gouvernement, elle n’en a que, l’ombre ; la violence seule y règne ; continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis j’ils se donnent un chef, et engagent la guerre civile pour amener des révolutions. § 8. En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l’anéantissement provisoire de la constitution, et de’la dissolution absolue du lien politique ? Un État ainsi troublé est la proie facile de qui veut ou peut l’attaquer. Je le répète, la situation seule de la Crète l’a jusqu’à présent sauvée. L’éloignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent les étrangers. C’est aussi ce qui maintient les serfs dans le devoir, tandis que les hilotes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n’ont point étendu leur puissance au dehors ; et la guerre étrangère, récemment portée chez eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions. § 9. Je n’en dirai pas davantage sur le gouvernement de la Crète. CHAPITRE VIII Examen de la constitution de Carthage ; ses mérites prouvés par la tranquillité intérieure et la stabilité de l’État ; analogies entre la constitution de Carthage et celle de Sparte.—Défauts île la Constitution Carthaginoise : magistratures trop puissantes ; estime exagérée qu’on y fait de la richesse ; cumul des emplois ; la constitution Carthaginoise n’est pas assez forte pour que l’Etat puisse supporter un revers. § 1. Carthage paraît encore jouir d’une bonne constitution, plus complète que celle des autres États sur bien des points, et à quelques égards semblable à celle de Lacédémone. Ces trois gouvernements de Crète, de Sparte et de Carthage, ont de grands rapports entre eux ; et ils sont très supérieurs à tous les gouvernements connus. Les Carthaginois, en particulier, possèdent des institutions excellentes ; et ce qui prouve bien toute la sagesse de leur constitution, c’est que, malgré la part de pouvoir qu’elle accorde au peuple, on n’a jamais— vu h Carthage de changement de gouvernement, et qu’elle n’a eu, , chose remarquable, ni émeute, ni tyran. § 2. Je citerai quelques analogies entre Sparte et Carthage. Les repas communs des sociétés politiques ressemblent aux Phidities lacédémoniennes ; les Cent-Quatre remplacent les Éphores ; mais la magistrature carthaginoise est préférable, en ce que ses membres, au lieu d’être tirés des classes obscures, sont pris parmi les hommes les plus vertueux. Les rois et le sénat se rapprochent beaucoup dans les deux constitutions ; mais Carthage est plus prudente et ne demande pas ses rois à une famille unique ; elle ne les prend pas non plus dans toutes les familles indistinctement ; elle s’en remet à l’élection, et non pas à l’âge, pour amener le mérite au pouvoir. Les rois, maîtres d’une immense autorité., sont bien dangereux quand ils sont des hommes médiocres ; et ils ont fait déjà bien du mal à Lacédémone. § 3. Les déviations de principes signalées et critiquées si souvent, sont communes à tous les gouvernements que nous avons jusqu’à présent étudiés. La constitution Carthaginoise, comme toutes celles dont la base est à la fois aristocratique et républicaine, penche tantôt vers la démagogie, tantôt vers l’oligarchie : par exemple, la royauté et le sénat, quand leur avis est unanime, peuvent porter certaines affaires et en soustraire certaines autres à la connaissance du peuple, qui n’a droit de les décider qu’en cas de dissentiment. Mais, une fois qu’il en est saisi, il peut non seulement se faire exposer les motifs des magistrats, mais aussi prononcer souverainement ; et chaque citoyen peut prendre la parole sur l’objet en discussion, prérogative qu’on chercherait vainement ailleurs. § 4. D’un autre côté, laisser aux Pentarchies, chargées d’une foule d’objets importants, la faculté de se recruter elles-mêmes ; leur permettre de nommer la premiè re de toutes les magistratures, celle des Cent ; leur accorder un exercice plus long qu’à toutes les autres fonctions, puisque, sortis de charge, ou simples candidats, les Pentarques sont toujours aussi puissants, ce sont là des institutions oligarchiques. C’est, d’autre part, un établissement aristocratique que celui de fonctions gratuites non désignées par le sort ; et je retrouve la même tendance dans quelques autres institutions, comme celle déjuges qui prononcent sur toute espèce de causes, sans avoir, comme à Lacédémone, des attributions spéciales. § 5. Si le gouvernement de Carthage dégénère surtout de l’aristocratie à l’oligarchie, il faut en voir la cause dans une opinion qui paraît y être assez généralement reçue : on y est persuadé que les fonctions publiques doivent être confiées non pas seulement aux gens distingués, mais aussi à la richesse, et qu’un citoyen pauvre ne peut quitter ses affaires et gérer avec probité celles de l’Etat. Si donc choisir d’après la richesse est un principe oligarchique, et choisir d’après le mérite un principe aristocratique, le gouvernement de Carthage formerait une troisième combinaison, puisqu’on y tient compte à la fois de ces deux conditions, surtout dans l’élection des magistrats suprêmes, celle des rois et des généraux. § 6. Cette altération du principe aristocratique est un faute qu’on doit faire remonter jusqu’au • législateur lui-même ; un de ses premiers soins doit être, dès l’origine, d’assurer du loisir aux citoyens les plus distingués, et de faire en sorte que la pauvreté ne puisse jamais porter atteinte à leur considération, soit comme magistrats, soit comme simples particuliers. Mais si l’on doit avouer que la fortune mérite attention, à cause du loisir qu’elle procure, il n’en est pas moins dangereux de rendre vénales les fonctions les plus élevées, comme celle de roi et de général. Une loi de ce genre rend l’argent plus honorable que le mérite, et inspire l’amour de l’or à la république entière. § 7. L’opinion des premiers de l’Etat fait règle pour les autres citoyens, toujours prêts à les suivre. Or, partout où le mérite n’est pas plus estimé que tout le reste, il ne peut exister de constitution aristocratique vraiment solide. Il est tout naturel que ceux qui ont acheté leurs charges s’habituent à s’indemniser par elles, quand, à force d’argent, ils ont atteint le pouvoir ; l’absurde est de supposer que, si un homme pauvre, mais honnête, peut vouloir s’enrichir, un homme dépravé, qui a chèrement payé son emploi, ne le voudra pas. Les fonctions publiques doivent être confiées aux plus capables ; mais le législateur, s’il a négligé d’assurer une fortune aux citoyens distingués, pourrait au moins garantir l’aisance aux magistrats. § 8. On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu’une seule chose à la fois. C’est le devoir du législateur d’établir cette division des emplois, et de ne pas exiger d’un même individu qu’il fasse de la musique et des souliers. Quand l’Etat n’est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d’ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l’accès des magistratures ; car l’on obtient alors, ainsi que nous l’avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun se font mieux et plus vite. On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles’de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d’obéissance ou de commandement. § 9. Carthage se sauve des dangers de son gouvernement oligarchique en enrichissant continuellement une partie du peuple, qu’on envoie dans les villes colonisées. C’est un moyen d’épurer et de maintenir l’état ; mais alors, il ne doit sa tranquillité qu’au hasard, et c’était à la sagesse du législateur de la lui assurer. Aussi, en cas de revers, si la masse du peuple vient à se soulever contre l’autorité, les lois n’offriront pas une seule ressource pour rendre à l’État la paix intérieure. § 10. Je termine ici l’examen des constitutions justement célèbres de Sparte, de Crète et de Carthage. CHAPITRE IX Considérations sur divers législateurs.—Solon ; véritable esprit de ses réformes.—Zalcucus, Charondas, Onomacrite ; Philolaüs, législateur de Thèbes ; loi de Charondas contre les faux témoins ; Dracon, Pittacus, Androdamas.—Fin de l’examen des travaux antérieurs. § 1. Parmi les hommes qui ont publié leur système sur la meilleure constitution, , les uns n’ont jamais d’aucune façon manié les affaires publiques, et n’ont été que de simples citoyens ; nous avons cité tout ce qui, dans leurs ouvrages, , méritait quelque attention. D’autres ont été législateurs, soit de leur propre pays, soit de peuples étrangers, et ont personnellement gouverné. Parmi ceux-ci, les uns n’ont fait que des lois, les autres ont fondé aussi des États. Lycurgue et Solon, par exemple, ont tous deux porté des lois et fondé des gouvernements. § 2. J’ai précédemment examiné la constitution de Lacédémone. Quant à Solon, c’est un grand législateur, aux yeux de quelques personnes qui lui attribuent d’avoir détruit la toute-puissance de l’oligarchie, mis fin à l’esclavage du peuple, et constitué la démocratie nationale par un juste équilibre d’institutions, oligarchiques par le sénat de l’aréopage, aristocratiques par l’élection des magistrats, et démocratiques par l’organisation des tribunaux. Mais il paraît certain que Solon conserva, tels qu’il les trouva établis, le sénat de l’aréopage et le principe d’élection pour les magistrats, et qu’il créa seulement le pouvoir du peuple, en ouvrant les fonctions judiciaires à tous les citoyens. § 3. C’est dans ce sens qu’on lui reproche d’avoir détruit la puissance du sénat et celle des magistrats élus, en rendant la judicature désignée par le sort souveraine maîtresse de l’État. Cette loi une fois établie, les flatteries dont le peuple fut l’objet, comme un véritable tyran, amenèrent à la tête des affaires la démocratie telle qu’elle règne de nos jours. Éphialte mutila les attributions de l’aréopage, comme le fit aussi Périclès, qui alla jusqu’à donner un salaire aux juges ; et, à leur exemple, chaque démagogue porta la démocratie, par degrés, au point où nous la voyons maintenant. Mais il ne paraît pas que telle ait été l’intention primitive de Solon ; et ces changements successifs ont été bien plutôt tous accidentels. § 4. Ainsi, le peuple, orgueilleux d’avoir remporté la victoire navale dans la guerre Médique, écarta des fonctions publiques les hommes honnêtes, pour remettre les affaires à des démagogues corrompus. Mais pour Solon, il n’avait accordé au peuple que la part indispensable de puissance, c’est-à-dire, le choix des magistrats, et le droit de leur faire rendre des comptes ; car, sans ces deux prérogatives, le peuple est ou esclave ou hostile. Mais toutes les magistratures avaient été données par Solon aux citoyens distingués et aux riches, à ceux qui possédaient cinq cents médimnes de revenu, Zeugites, et à la troisième classe, composée des Chevaliers ; la quatrième, celle des mercenaires, n’avait accès à aucune fonction publique. § 5. Zaleucus a donné des lois aux Locriens Epizéphyriens, et Charondas de Catane, à sa ville natale et à toutes les colonies que fonda Chalcis en Italie et en Sicile. A ces deux noms, quelques auteurs ajoutent celui d’Onomacrite, le premier, selon eux, qui étudia la législation avec succès. Quoique Locrien, il s’était instruit en Crète, où il était allé pour apprendre l’art des devins. On ajoute qu’il fut l’ami de Thalès, dont Lycurgue et Zaleucus furent les disciples, comme Charondas fut celui de Zaleucus ; mais pour avancer toutes ces assertions, il faut faire une bien étrange confusion des temps. § 6. Philolaüs de Corinthe fut le législateur de Thèbes ; il était de la famille des Bacchiades, et lorsque Dioclès, le vainqueur des jeux Olympiques, dont il était l’amant, , dut fuir sa patrie pour se soustraire à la passion incestueuse de sa mère Halcyone, Philolaüs se retira à Thèbes, où tous les deux finirent leurs jours. On montre encore à cette heure leurs deux tombeaux placés en regard ; de l’un, on aperçoit le territoire de Corinthe, qu’on ne peut découvrir de l’autre. § 7. Si l’on en croit la tradition, Dioclès et Philolaüs eux-mêmes l’avaient ainsi prescrit dans leurs dernières volontés. Le premier, par ressentiment de son exil, ne voulut pas que, de sa tombe, la vue dominât la plaine de Corinthe ; le second, au contraire, le désira. Tel est le récit de leur séjour à Thèbes. Parmi les lois que Philolaiis a données à cette ville, je citerai celles qui concernent les naissances, et qu’on y appelle encore les Lois fondamentales. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir statué que le nombre des héritages resterait toujours immuable. § 8. Charondas n’a rien de spécial que sa loi contre les faux témoignages, genre de délit dont il s’est occupé le premier ; mais par la précision et la clarté de ses lois, il l’emporte sur les législateurs mêmes de nos jours. L’égalité des fortunes est le principe qu’a particulièrement développé Phaléas. Les principes spéciaux de Platon sont la communauté des femmes et des enfants, celle des biens, et les repas communs des femmes. Ou distingue aussi dans ses ouvrages la loi contre l’ivresse, celle qui donne, à des hommes sobres la présidence des banquets, celle qui prescrit dans l’éducation militaire l’exercice simultané des deux mains, pour que l’une des deux ne reste pas inutile et que toutes deux soient également adroites. § 9. Dracon a fait aussi des lois ; mais c’était pour un gouvernement déjà constitué ; elles n’ont rien de particulier ni de mémorable que la rigueur excessive et la gravité des peines. Pittacus a fait des lois, mais n’a pas fondé de gouvernement. Une disposition qui lui est spéciale est celle qui punit d’une peine double les fautes commises pendant l’ivresse. Comme les délits sont plus fréquents dans cet état qu’ils ne le sont à jeun, il a beaucoup plus consulté, en cela, l'utilité générale de la répression que l’indulgence méritée par un homme pris de vin. Androdamas de Rhégium, législateur de Chalcis, en Thrace, a laissé des lois sur le meurtre, et sur les filles, uniques héritières ; mais on ne pourrait cependant citer de lui aucune institution qui lui appartînt en propre. § 10. Telles sont les considérations que nous a suggérées l’examen des constitutions existantes et de celles qu’ont imaginées quelques écrivains. FIN DU LIVRE DEUXIÈME.
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Le Colonel Chabert
# Le Colonel Chabert ## TROISIÈME LIVRE, SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE ### LE COLONEL CHABERT. — Allons ! encore notre vieux carrick ! Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu’on appelle dans les Études des saute-ruisseaux, et qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain ; il arracha un peu de mie pour faire une boulette qu’il lança railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il s’appuyait. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hauteur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué. — Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux gens, ou je vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c’est toujours un homme, que diable ! dit le premier clerc en interrompant l’addition d’un mémoire de frais. Le saute-ruisseau est généralement, comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui dans toutes les Études se trouve sous la domination spéciale du principal clerc dont les commissions et les billets doux l’occupent tout en allant porter des exploits chez les huissiers et des placets au Palais. Il tient au gamin de Paris par ses mœurs, et à la Chicane par sa destinée. Cet enfant est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable, faiseur de couplets, goguenard, avide et paresseux. Néanmoins presque tous les petits clercs ont une vieille mère logée à un cinquième étage avec laquelle ils partagent les trente ou quarante francs qui leur sont alloués par mois. — Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick ? dit Simonnin de l’air de l’écolier qui prend son maître en faute. Et il se remit à manger son pain et son fromage en accotant son épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucou, l’une de ses jambes relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier. — Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là ? dit à voix basse le troisième clerc nommé Godeschal en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement qu’il engendrait dans une requête grossoyée par le quatrième clerc, et dont les copies étaient faites par deux néophytes venus de province. Puis il continua son improvisation : … Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé ! monsieur le savant qui faites la Grosse ! ), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (qu’est-ce qu’il comprit, ce gros farceur-là ? ) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence !…… (point admiratif et six points : on est assez religieux au Palais pour nous les passer), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire au tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en… — Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli la fin de ma page. — Eh ! bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh ! bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses clients qu’entre deux et trois heures du matin : nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur ! Et Godeschal reprit la phrase commencée : — rendue en… Y êtes-vous ? demanda-t-il. — Oui, crièrent les trois copistes. Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration. — Rendue en… Hein ? papa Boucard, quelle est la date de l’ordonnance ? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte ! Cela fait des pages. — Saquerlotte ! répéta l’un des copistes avant que Boucard le Maître clerc n’eût répondu. — Comment, vous avez écrit saquerlotte ? s’écria Godeschal en regardant l’un des nouveaux venus d’un air à la fois sévère et goguenard. — Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit : Il faut mettre les point sur les i, et sakerlotte avec un k. Tous les clercs partirent d’un grand éclat de rire. — Comment, monsieur Huré, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne ! s’écria Simonnin. — Effacez-bien ça ! dit le principal clerc. Si le juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée ! Vous causeriez des désagréments au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Huré ! Un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le : — Portez arme ! de la Bazoche. — Rendue en… en, demanda Godeschal. Dites-moi donc, quand, Boucard ? — Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail. Un coup frappé à la porte de l’Étude interrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié d’une voix de chantre : — Entrez. Boucard resta la face ensevelie dans un monceau d’actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait. L’Étude était une grande pièce ornée du poêle classique qui garnit tous les antres de la chicane. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du Maître clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que la puanteur d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du Principal, et auquel était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais. Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’Étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des Études ! Derrière le Maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d’où pendaient un nombre infini d’étiquettes et de bouts de fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient pleins de cartons jaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros clients dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D’ailleurs, au mois de février, il existe à Paris très-peu d’Études où l’on puisse écrire sans le secours d’une lampe avant dix heures, car elles sont toutes l’objet d’une négligence assez concevable : tout le monde y va, personne n’y reste, aucun intérêt personnel ne s’attache à ce qui est si banal ; ni l’avoué, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l’élégance d’un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d’avoués en avoués avec un scrupule si religieux que certaines Études possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs au Chlet, abréviation du mot Châtelet, juridiction qui représentait dans l’ancien ordre de choses le Tribunal de Première Instance actuel. Cette Étude obscure, grasse de poussière, avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se payent comme des épices, si les magasins des revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où aboutissent nos fêtes, si ces deux cloaques de la poésie n’existaient pas, une Étude d’avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison de jeu, du tribunal, du bureau de loterie et du mauvais lieu. Pourquoi ? Peut-être dans ces endroits le drame, en se jouant dans l’âme de l’homme, lui rend-il les accessoires indifférents : ce qui expliquerait aussi la simplicité du grand penseur et des grands ambitieux. — Où est mon canif ? — Je déjeune ! — Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête ! — Chît ! messieurs. Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvements de l’homme malheureux. L’inconnu essaya de sourire, mais les muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d’aménité sur les visages inexorablement insouciants des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce Pâtiras lui répondrait avec douceur. — Monsieur, votre patron est-il visible ? Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups répétés sur l’oreille, comme pour dire : — Je suis sourd. — Que souhaitez-vous, monsieur ? demanda Godeschal qui tout en faisant cette question avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son œil celui de ses pieds qui se trouvait en l’air. — Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville. — Est-ce pour affaire ? — Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur… — Le patron dort, si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit. Mais si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous… L’inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine étrangère, craint d’y recevoir des coups. Par une grâce de leur état, les clercs n’ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point l’homme au carrick et lui laissèrent observer le local, où il cherchait vainement un siége pour se reposer, car il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs Études. Le client vulgaire, lassé d’attendre sur ses jambes, s’en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d’un vieux procureur, n’est pas admis en taxe. — Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon affaire qu’à monsieur Derville, je vais attendre son lever. Boucard avait fini son addition. Il sentit l’odeur de son chocolat, quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque manière que l’on tordît ce client, il serait impossible d’en tirer un centime ; il intervint alors par une parole brève, dans l’intention de débarrasser l’Étude d’une mauvaise pratique. — Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin. Le plaideur regarda le Maître clerc d’un air stupide, et demeura pendant un moment immobile. Habitués à tous les changements de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou par la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plus du vieillard. — Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui par une ténacité particulière aux gens malheureux voulait prendre en défaut l’humanité. La seule épigramme permise à la misère est d’obliger la Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la Société de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu. — Ne voilà-t-il pas un fameux crâne ? dit Simonnin sans attendre que le vieillard eût fermé la porte. — Il a l’air d’un déterré, reprit le clerc. — C’est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc. — Non, c’est un ancien concierge, dit Godeschal. — Parions qu’il est noble, s’écria Boucard. — Je parie qu’il a été portier, répliqua Godeschal. Les portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme ! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise ? Il a couché sous les ponts. — Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc. Ça s’est vu ! — Non, reprit Boucard au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la République. — Ah ! je parie un spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat, dit Godeschal. — Ça va, répliqua Boucard. — Monsieur ! monsieur ? cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre. — Que fais-tu, Simonnin ? demanda Boucard. — Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier, il doit le savoir, lui. Tous les clercs se mirent à rire. Quant au vieillard, il remontait déjà l’escalier. — Qu’allons-nous lui dire ? s’écria Godeschal. — Laissez-moi faire ! répondit Boucard. Le pauvre homme rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles. — Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom afin que le patron sache si… — Chabert. — Est-ce le colonel mort à Eylau ? demanda Huré qui n’ayant encore rien dit était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres. — Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira. — Chouit ! — Dégommé ! — Puff ! — Oh ! — Ah ! — Bâoum ! — Ah ! le vieux drôle ! — Trinn, la, la, trinn, trinn ! — Enfoncé ! — Monsieur Desroches, vous irez au spectacle sans payer, dit Huré, le quatrième clerc, à un nouveau venu en lui donnant sur l’épaule une tape à tuer un rhinocéros. Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture duquel on userait toutes les onomatopées de la langue. — À quel théâtre irons-nous ? — À l’Opéra ! s’écria le principal. — D’abord, reprit Godeschal, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui. — Madame Saqui n’est pas un spectacle, dit Desroches. — Qu’est-ce qu’un spectacle ? reprit Godeschal. Établissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs ? un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle ? une chose qu’on voit… — Mais dans ce système-là, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf ? s’écria Simonnin en interrompant. — Qu’on voit pour de l’argent, disait Godeschal en continuant. — Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Huré. Mais, écoutez-moi donc ? — Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard. — Curtius est-il un spectacle ? dit Godeschal. — Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures. — Je parie cent francs contre un sou, reprit Godeschal, que le cabinet de Curtius constitue l’ensemble de choses auquel est dévolu le nom de spectacle. Il comporte une chose à voir à différents prix, suivant les différentes places où l’on veut se mettre. — Et berlik berlok, dit Simonnin. — Prends garde que je ne te gifle, toi ! dit Godeschal. Les clercs haussèrent les épaules. — D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit-il en cessant son argumentation étouffée par le rire des autres clercs. En conscience le colonel Chabert est bien mort, sa femme est remariée au comte Ferraud, Conseiller d’État. Madame Ferraud est une des clientes de l’Étude ! — La cause est remise à demain, dit Boucard. À l’ouvrage, messieurs ! Sac-à-papier ! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième Chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval. — Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd ? dit Huré en regardant cette observation comme plus concluante que celle de Godeschal. — Puisque rien n’est décidé, reprit Boucard, convenons d’aller aux secondes loges des Français voir Talma dans Néron. Simonnin ira au parterre. Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau, et chacun l’imita. — Rendue en juin mil huit cent quatorze (en toutes lettres), dit Godeschal, y êtes-vous ? — Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur dont les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré en faisant dans l’Étude le bruit de cent hannetons enfermés par des écoliers dans des cornets de papier. — Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal, dit l’improvisateur. Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-même. — Quarante-six… Ça doit arriver souvent !… et trois quarante-neuf ; dit Boucard. — Nous espérons, reprit Godeschal après avoir tout relu, que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration de la grande chancellerie de la Légion-d’Honneur en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici… — Monsieur Godeschal, voulez-vous un verre d’eau ? dit le petit clerc. — Ce farceur de Simonnin ! dit Boucard. Tiens, apprête tes chevaux à double semelle, prends ce paquet, et valse jusqu’aux Invalides. — Que nous établissons ici, reprit Godeschal. Ajoutez : dans l’intérêt de madame… (en toutes lettres) la vicomtesse de Grandlieu… — Comment ! s’écria le Maître clerc, vous vous avisez de faire des requêtes dans l’affaire Vicomtesse de Grandlieu contre Légion-d’Honneur, une affaire pour compte d’Étude, entreprise à forfait ? Ah ! vous êtes un fier nigaud ! Voulez-vous bien me mettre de côté vos copies et votre minute, gardez-moi cela pour l’affaire Navarreins contre les Hospices. Il est tard, je vais faire un bout de placet, avec des attendu, et j’irai moi-même au Palais… Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard font dire en pensant à la jeunesse : — C’était le bon temps ! Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte de maître Derville, avoué près le tribunal de Première Instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que monsieur Derville n’était pas rentré. Le vieillard allégua le rendez-vous et monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier clerc occupé à ranger sur la table de la salle à manger de son patron les nombreux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s’asseoir : ce que fit le plaideur. — Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure si matinale pour une consultation, dit le vieillard avec la fausse gaieté d’un homme ruiné qui s’efforce de sourire. — Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le Principal en continuant son travail. Monsieur Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer les défenses. Sa prodigieuse intelligence est plus libre en ce moment, le seul où il obtienne le silence et la tranquillité nécessaires à la conception des bonnes idées. Vous êtes, depuis qu’il est avoué, le troisième exemple d’une consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne ; puis, il me sonnera et m’expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute ses clients, puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n’a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause, il a l’amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent. En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instants après, Derville rentra, mis en costume de bal ; son Maître clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où Godeschal avait voulu mener ses camarades. Cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front, volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse, lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente : vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pale, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau qui couvrait le front du vieillard projetaient un sillon noir sur le haut du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du contraste, les rides blanches, les sinuosités froides, le sentiment décoloré de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme, pour faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis. En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme ; le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci : — Par là s’est enfuie l’intelligence ! — Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier ! pensa Boucard. — Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ? — Au colonel Chabert. — Lequel ? — Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. En entendant cette singulière phrase, le clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait : — C’est un fou ! — Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu’à vous le secret de ma situation. Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins. Derville fit un signe à Boucard, qui disparut. — Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps ; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissements qui me sembleront nécessaires. Parlez. Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table ; mais, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers. — Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la victoire. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’Empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu ! Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron !), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage : — Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ? Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régiments, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire. En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite et raconter des faits si vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement. — Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l’interrompant, que je suis l’avoué de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert ? — Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, me suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été, suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtements, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts ? Ici, permettez moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgart, un ancien maréchal-des-logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et de qui je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu’à demain. Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais l’air ne se renouvelait point, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était inconnue. Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondements d’un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivants ! J’y allais ferme, monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras ! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je ! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d’appui était sur les défunts qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire : — Respect au courage malheureux ! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant longtemps, oh ! oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état duquel je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts, le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne. Eh ! bien, monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité ! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant longtemps ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgard. À la vérité, vous pouvez juger, d’après mon récit, qu’il y avait des raisons suffisantes pour faire coffrer un homme ! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant : — « Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert ! » à des gens qui répondaient : « Le pauvre homme ! » je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh ! monsieur, revoir Paris ! c’était un délire que je ne… À cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde que Derville respecta. — Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui, par moments, mon nom m’est désagréable. Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux ! J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait ? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie. — Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment. — Vous êtes, dit le colonel d’un air mélancolique, la seule personne qui m’ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès… — Quel procès ? dit l’avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées. — Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme ! Elle possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse ; quand je m’élève, moi, mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant leur caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarrasser d’un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! — Monsieur, veuillez poursuivre maintenant, dit l’avoué. — Veuillez, s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, voilà le premier mot de politesse que j’entends depuis… Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement. — Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu ; je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d’un homme. Je commencerai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez, et jusqu’à leur arrivée je vous remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez. Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait : son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création sociale entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si longtemps, par tant de personnes et de tant de manières ! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus ; elles arrivent, c’est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix. — Où en étais-je ? dit le colonel avec la naïveté d’un enfant ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France. — À Stuttgard. Vous sortiez de prison, répondit l’avoué. — Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel. — Oui, répliqua Derville en inclinant la tête. — Comment est-elle ? — Toujours ravissante. Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des champs de bataille. — Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté ; car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. Alors elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme ? J’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799 ! Moi, Chabert, comte de l’Empire ! Enfin, le jour même où l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis de qui je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais vue ; je l’aperçus à la promenade, si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret. Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclat de rire comme un mortier qui crève. Cette gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins ! Elle me révélait sans fard tous les changements qui étaient survenus en moi ! J’étais donc méconnaissable, même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis ! jadis j’avais sauvé la vie à Boutin, mais c’était une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravenne. La maison où Boutin m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente. À cette époque je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier, comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls ; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les accidents de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils, que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Il me raconta ses aventures, elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes : il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit les désastres de la campagne de Russie et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une des choses qui m’ont fait le plus de mal ! Nous étions deux débris curieux après avoir ainsi roulé sur le globe comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. À nous deux nous avions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie ; il ne nous manquait que d’être allés dans les Indes et en Amérique ! Enfin, plus ingambe que je ne l’étais, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible afin d’instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais. J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. C’était la quatrième, monsieur ! si j’avais eu des parents, tout cela ne serait peut-être pas arrivé ; mais, il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui pour patrimoine avait son courage, pour famille tout le monde, pour patrie la France, pour tout protecteur le bon Dieu. Je me trompe ! j’avais un père, l’Empereur ! Ah ! s’il était debout, le cher homme ! et qu’il vît son Chabert, comme il me nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous ! notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. Après tout, les événements politiques pouvaient justifier le silence de ma femme ! Boutin partit. Il était bien heureux, lui ! Il avait deux ours blancs supérieurement dressés qui le faisaient vivre. Je ne pouvais l’accompagner ; mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui. À Carlsruhe j’eus un accès de névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille dans une auberge ! Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales, auprès desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de pitié, parce qu’on ne les voit point. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais donné jadis une fête, et où je n’obtins rien, pas même un morceau de pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander s’il y avait une lettre et de l’argent pour moi. Je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer ! — Boutin sera mort, me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi c’était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n’avais ni souliers aux pieds ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtements étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée je fus forcé de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de je ne sais quelle maladie, qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui à la porte d’un marchand de fer. Quand je me réveillai j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude j’allai rue du Mont-Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi ! Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée-d’Antin. Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma femme fût mariée à monsieur Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la naissance de ses deux enfants. Quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgard me fit songer à Charenton, et je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir. Eh ! bien, dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et le jour où je pris le mien je fus consigné à sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je suis resté pendant des nuits entières collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui n’est plus à moi ! Oh ! dès ce jour j’ai vécu pour la vengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle sait que j’existe ; elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m’aime plus ! Moi, j’ignore si je l’aime ou si je la déteste ! je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur ; eh ! bien, elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours ! Par moments je ne sais plus que devenir ! À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta silencieux, occupé à contempler son client. — L’affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m’est pas prouvé que nous puissions triompher tout d’abord. Le procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle. — Oh ! répondit froidement le colonel en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie. Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l’homme énergique brillaient rallumés aux feux du désir et de la vengeance. — Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué. — Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ? — Monsieur, reprit l’avoué, vous suivrez, je l’espère, mes conseils. Votre cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne. Je donnerai à ces avances la forme d’un prêt. Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche. Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il n’était peut-être pas de coutume qu’un avoué parût s’émouvoir ; il passa dans son cabinet, d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d’or à travers le papier. — Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume ? dit l’avoué. Le colonel dicta les renseignements en vérifiant l’orthographe des noms de lieux ; puis, il prit son chapeau d’une main, regarda Derville, lui tendit l’autre main, une main calleuse, et lui dit d’une voix simple : — Ma foi, monsieur, après l’Empereur, vous êtes l’homme auquel je devrai le plus ! Vous êtes un brave. L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier et l’éclaira. — Boucard, dit Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque. Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de la lettre les deux pièces de vingt francs que l’avoué lui avait données, et les regarda pendant un moment à la lumière. Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans. — Je vais donc pouvoir fumer des cigares, se dit-il. Environ trois mois après cette consultation nuitamment faite par le colonel Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son singulier client, vint le voir pour conférer sur une affaire grave, et commença par lui réclamer six cents francs donnés au vieux militaire. — Tu t’amuses donc à entretenir l’ancienne armée ? lui dit en riant ce notaire, nommé Crottat, jeune homme qui venait d’acheter l’étude où il était Maître clerc, et dont le patron venait de prendre la fuite en faisant une épouvantable faillite. — Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. Ma philanthropie n’ira pas au delà de vingt-cinq louis, je crains déjà d’avoir été la dupe de mon patriotisme. Au moment où Derville achevait sa phrase, il vit sur son bureau les paquets que son Maître clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne, bavaroise et française. — Ah ! dit-il en riant, voici le dénoûment de la comédie, nous allons voir si je suis attrapé. Il prit la lettre et l’ouvrit, mais il n’y put rien lire, elle était écrite en allemand. — Boucard, allez vous-même faire traduire cette lettre, et revenez promptement, dit Derville en entr’ouvrant la porte de son cabinet et tendant la lettre à son Maître clerc. Le notaire de Berlin auquel s’était adressé l’avoué, lui annonçait que les actes dont les expéditions étaient demandées lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitement en règle, et revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre, il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés par les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau ; et que la femme à laquelle monsieur le comte Chabert devait la vie, vivait encore dans un des faubourgs d’Heilsberg. — Ceci devient sérieux, s’écria Derville quand Boucard eut fini de lui donner la substance de la lettre. — Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en s’adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignements qui doivent être en ton étude. N’est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin… — Nous disons l’infortuné, le malheureux Roguin, reprit maître Alexandre Crottat en riant et interrompant Derville. — N’est-ce pas chez cet infortuné qui vient d’emporter huit cent mille francs à ses clients et de réduire plusieurs familles au désespoir, que s’est faite la liquidation de la succession Chabert ? Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud. — Oui, répondit Crottat, j’étais alors troisième clerc, je l’ai copiée et bien étudiée, cette liquidation. Rose Chapotel, épouse et veuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte de l’empire, grand-officier de la Légion d’Honneur ; ils s’étaient mariés sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je puis m’en souvenir, l’actif s’élevait à six cent mille francs. Avant son mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu’il posséderait au moment de son décès, le domaine héritait de l’autre quart. Il y a eu licitation, vente et partage, parce que les avoués sont allés bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors la France a rendu par un décret la portion du fisc à la veuve du colonel. — Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu’à trois cent mille francs. — Par conséquent, mon vieux ! répondit Crottat. Vous avez parfois l’esprit juste, vous autres avoués, quoiqu’on vous accuse de vous fausser en plaidant aussi bien le Pour que le Contre. Le comte Chabert, dont l’adresse se lisait au bas de la première quittance que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg Saint-Marceau, rue du Petit-Banquier, chez un vieux maréchal-des-Logis de la garde impériale, devenu nourrisseur, et nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche de son client ; car son cocher refusa de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d’un cabriolet. En regardant de tous les côtés, l’avoué finit par trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevard, entre deux murs bâtis avec des ossements et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes. Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient écrits en rouge : Vergniaud, nouriceure. À droite de ce nom, se voyaient des œufs, et à gauche une vache, le tout peint en blanc. La porte était ouverte et restait sans doute ainsi pendant toute la journée. Au fond d’une cour assez spacieuse, s’élevait, en face de la porte, une maison, si toutefois ce nom convient à l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations de la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie. En effet, au milieu des champs, les cabanes ont encore une grâce que leur donnent la pureté de l’air, la verdure, l’aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive, la mousse des chaumes, et les ustensiles champêtres ; mais à Paris la misère ne se grandit que par son horreur. Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. Aucun des matériaux n’y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches d’une enseigne : Magasin de nouveautés. Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. Le rez-de-chaussée, qui paraissait être la partie habitable, était exhaussé d’un côté, tandis que de l’autre les chambres étaient enterrées par une éminence. Entre la porte et la maison s’étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux pluviales et ménagères. Le mur sur lequel s’appuyait ce chétif logis, et qui paraissait être plus solide que les autres, était garni de cabanes grillagées où de vrais lapins faisaient leurs nombreuses familles. À droite de la porte cochère se trouvait la vacherie surmontée d’un grenier à fourrages, et qui communiquait à la maison par une laiterie. À gauche étaient une basse-cour, une écurie et un toit à cochons qui avait été fini, comme celui de la maison, en mauvaises planches de bois blanc clouées les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc. Comme presque tous les endroits où se cuisinent les éléments du grand repas que Paris dévore chaque jour, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les traces de la précipitation voulue par la nécessité d’arriver à heure fixe. Ces grands vases de fer-blancs bossués dans lesquels se transporte le lait, et les pots qui contiennent la crème, étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec leurs bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer flottaient au soleil étendues sur des ficelles attachées à des piquets. Ce cheval pacifique, dont la race ne se trouve que chez les laitières, avait fait quelques pas en avant de sa charrette et restait devant l’écurie, dont la porte était fermée. Une chèvre broutait le pampre de la vigne grêle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardé de la maison. Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. Les poules, effarouchées à l’approche de Derville, s’envolèrent en criant, et le chien de garde aboya. — L’homme qui a décidé le gain de la bataille d’Eylau serait là ! se dit Derville en saisissant d’un seul coup d’œil l’ensemble de ce spectacle ignoble. La maison était restée sous la protection de trois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y tomberaient dans la marmite. L’autre essayait d’amener un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis que le troisième pendu à l’autre bout attendait que le cochon y fût placé pour l’enlever en faisant faire la bascule à la charrette. Quand Derville leur demanda si c’était bien là que demeurait monsieur Chabert, aucun ne répondit, et tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle, s’il est permis d’allier ces deux mots. Derville réitéra ses questions sans succès. Impatienté par l’air narquois des trois drôles, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfants, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal. Derville se fâcha. Le colonel qui l’entendit, sortit d’une petite chambre basse située près de la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées (expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées des brûle-gueules. Il leva la visière d’une casquette horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier, pour venir plus promptement à son bienfaiteur, en criant d’une voix amicale aux gamins : — Silence dans les rangs ! Les enfants gardèrent aussitôt un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat. — Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie ! Tenez, là, le chemin est pavé, s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier. En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de le recevoir dans la chambre qu’il occupait. En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille sur lesquelles son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries, ramassées je ne sais où, qui servent aux laitières à garnir les bancs de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue. Les murs salpêtrés, verdâtres et fendus répandaient une si forte humidité, que le mur contre lequel couchait le colonel était tapissé d’une natte en jonc. Le fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. Sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés par Plancher étaient ouverts, et paraissaient être la lecture du colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de cette misère. Sa visite chez Derville semblait avoir changé le caractère de ses traits, où l’avoué trouva les traces d’une pensée heureuse, une lueur particulière qu’y avait jetée l’espérance. — La fumée de la pipe vous incommode-t-elle ? dit-il en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée. — Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici. Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur donnent de bonne heure les épouvantables drames inconnus auxquels ils assistent. — Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales du troupier : le jeu, le vin et les femmes ! — C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C’est un bivouac tempéré par l’amitié, mais… Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. Mais, je n’ai fait de tort à personne, je n’ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille. L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire : — Pourquoi n’avez-vous donc pas voulu venir dans Paris où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux ? — Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourri gratis depuis un an ! comment les quitter au moment où j’avais un peu d’argent ? Puis le père de ces trois gamins est un vieux égyptien… — Comment, un égyptien ? — Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l’expédition d’Égypte de laquelle j’ai fait partie. Non-seulement tous ceux qui en sont revenus sont un peu frères, mais Vergniaud était alors dans mon régiment, nous avions partagé de l’eau dans le désert. Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots. — Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui. — Bah ! dit le colonel, ses enfants couchent comme moi sur la paille ! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez vous ? ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune ! … Enfin, suffit ! — Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore ! — Sacré argent ! Dire que je n’en ai pas ! s’écriait-il en jetant par terre sa pipe. Une pipe culottée est une pipe précieuse pour un fumeur ; mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèse-tabac. Les anges auraient peut-être ramassé les morceaux. — Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison. — Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L’on m’a cru mort, me voilà ! rendez-moi ma femme et ma fortune ; donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit, car j’ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau. — Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi. Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires. Toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui traîneront en longueur, quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux : admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert. Savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud ? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez pas eu d’enfants de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien, les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractants. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir à votre âge et dans les circonstances où vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus ? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des éléments de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisants. — Et ma fortune ? — Vous vous croyez donc une grande fortune ? — N’avais-je pas trente mille livres de rente ? — Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices. — C’est vrai. — Eh ! bien, vous censé mort, n’a-t-il pas fallu procéder à un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices ? Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’est bien gardée de mentionner l’argent comptant, les pierreries, où elle aura produit peu d’argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs estimations, l’inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté par elle, elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que vous n’aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l’Empereur a rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à quoi avez-vous droit ? à trois cent mille francs seulement, moins les frais. — Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi. — Mais, certainement… — Elle est belle. — Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile ne l’est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a été donnée par l’Empereur. — Mais elle n’était pas veuve, le décret est nul… — D’accord. Mais tout se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu’une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dénoûment du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit. — Ce serait vendre ma femme ? — Avec vingt-quatre mille francs de rente, vous aurez, dans la position où vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la vôtre, et qui vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud afin de sonder le terrain ; mais je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir. — Allons ensemble chez elle… — Fait comme vous êtes ? dit l’avoué. Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout à fait votre procès… — Mon procès est-il gagnable ? — Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais, mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une provision, c’est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre fortune, ils ne l’accorderont qu’après avoir reconnu vos qualités de comte Chabert, grand-officier de la Légion-d’Honneur. — Tiens, je suis grand-officier de la Légion, je n’y pensais plus, dit-il naïvement. — Eh ! bien, jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des avocats, lever et solder les jugements, faire marcher des huissiers, et vivre ? les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les intérêts énormes que je paye à celui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Et vous ! où les trouverez-vous ? De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat et roulèrent sur ses joues ridées. À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar. — J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là : — « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau ! » Le bronze, lui ! me reconnaîtra. — Et l’on vous mettra sans doute à Charenton. À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba. — N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la guerre ? — Les bureaux ! dit Derville. Allez-y, mais avec un jugement bien en règle qui déclare nul votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire. Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice militaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien ; cette justice était la seule que connût Chabert. En apercevant le dédale de difficultés où il fallait s’engager, en voyant combien il fallait d’argent pour y voyager, le pauvre soldat reçut un coup mortel dans cette puissance particulière à l’homme et que l’on nomme la volonté. Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s’engager comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus importants. Il touchait à l’une de ces maladies pour lesquelles la médecine n’a pas de nom, dont le siége est en quelque sorte mobile comme l’appareil nerveux qui paraît le plus attaqué parmi tous ceux de notre machine, affection qu’il faudrait nommer le spleen du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal invisible, mais réel, il était encore guérissable par une heureuse conclusion. Pour ébranler tout à fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d’un obstacle nouveau, de quelque fait imprévu qui en romprait les ressorts affaiblis et produirait ces hésitations, ces actes incompris, incomplets, que les physiologistes observent chez les êtres ruinés par les chagrins. En reconnaissant alors les symptômes d’un profond abattement chez son client, Derville lui dit : — Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que vous être favorable. Seulement, examinez si vous pouvez me donner toute votre confiance, et accepter aveuglément le résultat que je croirai le meilleur pour vous. — Faites comme vous voudrez, dit Chabert. — Oui, mais vous vous abandonnez à moi comme un homme qui marche à la mort ? — Ne vais-je pas rester sans état, sans nom ? Est-ce tolérable ? — Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué. Nous poursuivrons à l’amiable un jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez même, par l’influence du comte Ferraud, porté sur les cadres de l’armée comme général, et vous obtiendrez sans doute une pension. — Allez donc ! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous. — Je vous enverrai donc une procuration à signer, dit Derville. Adieu, bon courage ! S’il vous faut de l’argent, comptez sur moi. Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé contre la muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux. Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s’effrayait de cette lutte imprévue. Pendant cette conférence, à plusieurs reprises, il s’était avancé, hors d’un pilastre de la porte cochère, la figure d’un homme posté dans la rue pour guetter la sortie de Derville, et qui l’accosta quand il sortit. C’était un vieux homme vêtu d’une veste bleue, d’une cotte blanche plissée semblable à celle des brasseurs, et qui portait sur la tête une casquette de loutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, mais rougie sur les pommettes par l’excès du travail et halée par le grand air. — Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l’arrêtant par le bras, si je prends la liberté de vous parler, mais je me suis douté, en vous voyant, que vous étiez l’ami de notre général. — Eh ! bien ? dit Derville, en quoi vous intéressez vous à lui ? Mais qui êtes-vous ? reprit le défiant avoué. — Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. Et j’aurais deux mots à vous dire. — Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est ? — Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. Je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. J’aurais couché dans l’écurie. Un homme qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes mioches, un général, un égyptien, le premier lieutenant sous lequel j’ai servi… faudrait voir ? Du tout, il est le mieux logé. J’ai partagé avec lui ce que j’avais. Malheureusement ce n’était pas grand’chose, du pain, du lait, des œufs ; enfin à la guerre comme à la guerre ! C’est de bon cœur. Mais il nous a vexés. — Lui ? — Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. Ça vous le contrariait et il pansait le cheval ! Je lui dis : — Mais, mon général ? — Bah ! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a long-temps que je sais brosser le lapin. J’avais donc fait des billets pour le prix de ma vacherie à un nommé Grados… Le connaissez-vous, monsieur ! — Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. Seulement dites-moi comment le colonel vous a vexés ! — Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud et que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins que nous n’avions pas le premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ce que vous lui donniez, a guetté le billet et l’a payé. C’te malice ! Que ma femme et moi nous savions qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et qu’il s’en passait ! Oh ! maintenant, tous les matins il a ses cigares ! je me vendrais plutôt… Non ! nous sommes vexés. Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui meublions sa chambre. Il a cru nous acquitter, pas vrai ? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés… et vexés ! Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. Il nous a vexés ! et des amis, encore ? Foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là… Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfants. — Par ma foi, je crois qu’un des caractères de la vertu est de ne pas être propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus ! et plus même. Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai, le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir. — Ce sera-t-il bientôt ? — Mais oui. — Ah ! mon Dieu, que mon épouse va-t-être contente ! Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir. — Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre adversaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien, et gagnons la partie d’un seul coup. Il faudrait l’effrayer ? Elle est femme. De quoi s’effraient le plus les femmes ? Mais les femmes ne s’effraient que de… Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis. Les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d’État chargés des affaires privées ? Un coup d’œil jeté sur la situation de monsieur le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué. Monsieur le comte Ferraud était le fils d’un ancien Conseiller au Parlement de Paris, qui avait émigré pendant le temps de la Terreur, et qui s’il sauva sa tête, perdit sa fortune. Il rentra sous le Consulat et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII, dans les entours duquel était son père avant la révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg Saint-Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capacité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé monsieur Ferraud, le rendit l’objet des coquetteries de l’Empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur l’aristocratie que du gain d’une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus, on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie. L’empereur échoua. Monsieur Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, sans fortune, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg Saint-Germain avait adopté comme une de ses gloires ; mais madame la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’après dix-huit mois de veuvage elle possédait environ quarante mille livres de rente. Son mariage avec le jeune comte ne fut pas accepté comme une nouvelle, par les coteries du faubourg Saint-Germain. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion, Napoléon rendit à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession du colonel ; mais l’espérance de Napoléon fut encore trompée. Madame Ferraud n’aimait pas seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été séduite aussi par l’idée d’entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. Quand le faubourg Saint-Germain sut que le mariage du jeune comte n’était pas une défection, les salons s’ouvrirent à sa femme. La restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé, car cette phrase royale, dont se moquèrent tant les libéraux, cachait un sens politique. Néanmoins, l’ordonnance citée dans la longue phase cléricale qui commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût Conseiller d’État, Directeur-général, il ne considérait sa position que comme le début de sa fortune politique. Préoccupé par les soins d’une ambition dévorante, il s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné nommé Delbecq, homme plus qu’habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place par le crédit de son patron, dont la fortune était l’objet de tous ses soins. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont sont plus ou moins douées toutes les femmes, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiré un très-bon parti pour l’augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq qu’elle gouvernait monsieur Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président d’un tribunal de première instance dans l’une des plus importantes villes de France, s’il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d’une place inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq l’âme damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des chances favorables que les mouvements de Bourse et la hausse des propriétés présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait triplé les capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émoluments des places occupées par le comte, aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s’en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s’inquiètent que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs intérêts. D’ailleurs il en trouvait si naturellement la raison dans cette soif d’or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud, que l’intendant croyait parfois entrevoir dans l’avidité de la comtesse un effet de son dévouement pour l’homme de qui elle était toujours éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur. Là étaient des secrets de vie et de mort pour elle, là était précisément le nœud de cette histoire. Au commencement de l’année 1818, la Restauration fut assise sur des bases en apparence inébranlables, ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une ère de prospérité nouvelle, alors la société parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour, de fortune et d’ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d’une femme à la mode, et vécut dans l’atmosphère de la cour. Riche par elle-même, riche par son mari, qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l’ami du roi, semblait promis à quelque ministère, elle appartenait à l’aristocratie, elle en partageait la splendeur. Au milieu de ce triomphe, elle fut atteinte d’un cancer moral. Il est de ces sentiments que les femmes devinent malgré le soin avec lequel les hommes mettent à les enfouir. Au premier retour du roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage. La veuve du colonel Chabert ne l’avait allié à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une carrière pleine d’écueils et pleine d’ennemis. Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d’éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de Talleyrand éclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais elle n’eut été madame Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait ? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe ? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle craignait de voir revenir son premier mari ! Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle n’en avait plus entendu parler, elle s’était plu à le croire mort à Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçut d’attacher le comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne d’or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elle redoutait n’avait pas déjà commencé. Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou, Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n’avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme ; elles se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser. — Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de monsieur le comte Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varenne, à la porte de l’hôtel Ferraud. Comment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France ? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du roi, comme me le disait madame de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un Conseiller au Parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son mariage était cassé, ne pourrait-il faire passer sur sa tête, à la grande satisfaction du roi, la pairie d’un de ces vieux sénateurs qui n’ont que des filles. Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il en montant le perron. Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu par elle dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle déjeunait en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer. La comtesse était enveloppée dans un élégant peignoir, les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient d’un bonnet qui lui donnait un air mutin. Elle était fraîche et rieuse. L’argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la table, et il y avait autour d’elle des fleurs curieuses plantées dans de magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l’avoué se dit : « La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de chiendent et en bottes percées. » Un sourire malicieux et mordant exprima les idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui devaient venir à un homme si bien placé pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels la plupart des familles parisiennes cachent leur existence. — Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe. — Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit — Bonjour, monsieur Derville, je viens causer avec vous d’une affaire assez grave. — J’en suis désespérée, monsieur le comte est absent… — J’en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. Je sais d’ailleurs, par Delbecq, que vous aimez à faire vos affaires vous-même sans en ennuyer monsieur le comte. — Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle. — Il vous serait inutile, malgré son habileté, reprit Derville. Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe. — Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sérieuse ? dit-elle en partant d’un éclat de rire. Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel Derville l’interrogeait en paraissant lire au fond de son âme. — Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de l’incontestable authenticité des pièces, ni de la certitude des preuves qui attestent l’existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme à me charger d’une mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de décès, vous perdrez ce premier procès, et cette question résolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres. — De quoi prétendez-vous donc me parler ? — Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux de cette cause, et du parti qu’ils tireraient des lettres que vous avez reçues de votre premier mari avant la célébration de votre mariage avec votre second. — Cela est faux ! dit-elle avec toute la violence d’une petite-maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettre du comte Chabert ; et si quelqu’un se dit être le colonel, ce ne peut être qu’un intrigant, quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être. Le frisson prend rien que d’y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur ? Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp, et je touche encore aujourd’hui trois mille francs de pension accordée à sa veuve par les Chambres. J’ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront. — Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre aise, dit-il froidement en s’amusant à aiguillonner la colère qui agitait la comtesse afin de lui arracher quelques indiscrétions, par une manœuvre familière aux avoués, habitués à rester calmes quand leurs adversaires ou leurs clients s’emportent. — Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même en imaginant à l’instant un piége pour lui démontrer sa faiblesse. — La preuve de la remise de la première lettre existe, madame, reprit-il à haute voix, elle contenait des valeurs… — Oh ! pour des valeurs, elle n’en contenait pas. — Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. Vous êtes déjà prise dans le premier piége que vous tend un avoué, et vous croyez pouvoir lutter avec la justice… La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains. Puis, elle secoua sa honte, et reprit avec le sang-froid naturel à ces sortes de femmes : — Puisque vous êtes l’avoué du prétendu Chabert, faites-moi le plaisir de… — Madame, dit Derville en l’interrompant, je suis encore en ce moment votre avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientèle aussi précieuse que l’est la vôtre ? Mais vous ne m’écoutez pas… — Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement. — Votre fortune vous venait de monsieur le comte Chabert et vous l’avez repoussé. Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats sont bien éloquents lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes, il se rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l’opinion publique. — Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont Derville la tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre monsieur Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des enfants, et j’en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à monsieur Chabert. — Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. Si, d’une part, nous avons une mère et ses enfants, nous avons de l’autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme ? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi ? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d’odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver. — Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ? — Monsieur le comte Ferraud, madame. — Monsieur Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et, pour la mère de ses enfants, un trop grand respect… — Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l’interrompant, à des avoués habitués à lire au fond des cœurs. En ce moment monsieur Ferraud n’a pas la moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu’il vous adore ; mais si quelqu’un venait lui dire que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au ban de l’opinion publique… — Il me défendrait ! monsieur. — Non, madame. — Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur ? — Mais celle d’épouser la fille unique d’un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par ordonnance du Roi… La comtesse pâlit. — Nous y sommes ! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvre colonel est gagnée. — D’ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moins de remords, qu’un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la Légion-d’Honneur, ne serait pas un pis-aller ; et si cet homme lui redemande sa femme… — Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. Je n’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire ? — Transiger ! dit Derville. — M’aime-t-il encore ? dit-elle. — Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement. À ce mot, la comtesse dressa la tête. Un éclair d’espérance brilla dans ses yeux ; elle comptait peut-être spéculer sur la tendresse de son premier mari pour gagner son procès par quelque ruse de femme. — J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d’une transaction, dit Derville en saluant la comtesse. Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’Étude de leur avoué commun. Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir rouge des grands-officiers de la Légion-d’Honneur. En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. À le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres. Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. À peine son cabriolet avait-il retourné, qu’un joli coupé tout armorié arriva. Madame la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la jeunesse de sa taille. Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la ravivait. Si les clients s’étaient rajeunis, l’Étude était restée semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé. Simonnin déjeunait, l’épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte ; et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs. — Ha ! s’écria le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général, et cordon rouge ? — Le patron est un fameux sorcier, dit Godeschal. — Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois ? demanda Desroches. — C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud ! dit Boucard. — Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux… — La voilà ! dit Simonnin. En ce moment, le colonel entra et demanda Derville. — Il y est, monsieur le comte, dit Simonnin. — Tu n’es donc pas sourd, petit drôle ? dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant à la satisfaction des clercs, qui se mirent à rire et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage. Le comte Chabert était chez Derville, au moment où sa femme entra par la porte de l’Étude. — Dites donc, Boucard, il va se passer une singulière scène dans le cabinet du patron ! Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud et les jours impairs chez le comte Chabert. — Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le comte y sera. — Taisez-vous donc ! messieurs, l’on peut entendre, dit sévèrement Boucard ; je n’ai jamais vu d’Étude où l’on plaisantât, comme vous le faites, sur les clients. Derville avait consigné le colonel dans la chambre à coucher, quand la comtesse se présenta. — Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il vous serait agréable de voir monsieur le comte Chabert, je vous ai séparés. Si cependant vous désiriez… — Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie. — J’ai préparé la minute d’un acte dont les conditions pourront être discutées par vous et par monsieur Chabert, séance tenante. J’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives. — Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience. Derville lut. « Entre les soussignés, » Monsieur Hyacinthe, dit Chabert, comte, maréchal-de-camp et grand officier de la Légion-d’Honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part ; » Et la dame Rose Chapotel, épouse de monsieur le comte Chabert, ci-dessus nommée, née… » — Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions. — Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, par l’article premier, vous reconnaissez en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence ; vous reconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dans les actes joints au sous-seing, mais dont l’état se trouve d’ailleurs établi par un acte de notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier époux. Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de ses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même. — Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète. De son côté, reprit-il, monsieur Chabert consent à poursuivre de gré à gré avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la dissolution de son mariage. — Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de procès. Vous savez pourquoi. — Par l’article trois, dit l’avoué en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort… — Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse. — Pouvez-vous transiger à meilleur marché ? — Peut-être. — Que voulez-vous donc, madame ? — Je veux, je ne veux pas de procès, je veux… — Qu’il reste mort, dit vivement Derville en l’interrompant. — Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rente, nous plaiderons… — Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voix sourde le colonel qui ouvrit la porte et apparut tout à coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible énergie. — C’est lui, se dit en elle-même la comtesse. — Trop cher ! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur. Hé ! bien, je vous veux maintenant vous et votre fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé… — Mais monsieur n’est pas le colonel Chabert, s’écria la comtesse en feignant la surprise. — Ah ! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves ? Je vous ai prise au Palais-Royal… La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta ; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout à coup : — Vous étiez chez la… — De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs. Elle se leva et sortit. Derville s’élança dans l’Étude. La comtesse avait trouvé des ailes et s’était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l’avoué trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas. — Dans ce temps-là chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il ; mais j’ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’a pas de cœur. — Eh ! bien, colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir. Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la comtesse a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque. Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable ! — Je la tuerai… — Folie ! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D’ailleurs peut-être manquerez-vous votre coup ! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant ! Allez-vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piége et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise. Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans des sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut. — Venez, monsieur, lui dit-elle en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois. L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la colère du colonel, qui se laissa mener jusqu’à la voiture. — Eh ! bien, montez donc ! lui dit la comtesse quand le valet eut achevé de déplier le marchepied. Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le coupé. — Où va madame ? demanda le valet. — À Groslay, dit-elle. Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris. — Monsieur ! dit la comtesse au colonel d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et par lesquelles tout en nous est agité. En ces moments, cœur, fibres, nerfs, physionomie, âme et corps, tout, chaque pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous ; elle en sort et jaillit, elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par l’accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible : « Monsieur ! » Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiments dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son expression, il ne met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble. — Monsieur, reprit la comtesse après une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu ! — Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui pût me faire oublier mes malheurs. Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu’il pressa pour exprimer une tendresse paternelle. — Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que l’est la mienne ! Si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs ? Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l’objection qui s’y exprimait, mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau ; elles étaient ouvertes, salies, l’écriture en était méconnaissable, et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de monsieur le comte Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert. N’avais-je pas raison, dites ? — Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous ? dit le colonel en se voyant à la barrière de La Chapelle. — À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là, monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris ? N’instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un côté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle en jetant sur le colonel un regard triste et doux ; mais moi, n’ai-je pas été autorisée à former d’autres liens ? En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort ? Soyez juge et partie. Je me confie à la noblesse de votre caractère. Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime monsieur Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous ; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère. Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfants devant lui. — Rosine ! — Monsieur ? — Les morts ont donc bien tort de revenir ? — Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. S’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d’une fille. — Rosine, reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce est toujours le reflet d’une belle âme. Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblants de l’amour chez une femme qui n’aime plus. La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau. Certains hommes ont une âme assez forte pour de tels dévouements, dont la récompense se trouve pour eux dans la certitude d’avoir fait le bonheur d’une personne aimée. — Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé, dit la comtesse. La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer long-temps sur ce sujet. Quoique les deux époux revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événements de leur union passée et les choses de l’Empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir la gravité. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, et laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, en tâchant de l’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheur aux seules jouissances que goûte un père près d’une fille chérie. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration. Enfin les deux époux arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive : il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il accroît la bonté de ceux qui ont un cœur excellent. L’infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et meilleur qu’il ne l’avait été, il pouvait donc s’initier au secret des souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Néanmoins, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme : — Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici ? — Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur. L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cette réponse dissipa les légers soupçons que le colonel eut honte d’avoir conçus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable près de son premier mari. Par de tendres soins et par sa constante douceur elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances qu’il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux, elle avait innocemment causés ; elle se plaisait à déployer pour lui, tout en lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le savait faible ; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou d’esprit auxquelles nous ne résistons pas ; elle voulait l’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez pour s’emparer de son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses fins, elle ne savait pas encore ce qu’elle devait faire de cet homme, mais certes elle voulait l’anéantir socialement. Le soir du troisième jour elle sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui causait le résultat de ses manœuvres. Pour se trouver un moment à l’aise, elle monta chez elle, s’assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à Groslay. À peine avait-elle achevé, qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver. — Hélas ! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte ! Ma situation est intolérable… — Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? demanda le bonhomme. — Rien, rien, dit-elle. Elle se leva, laissa le colonel et descendit pour parler sans témoin à sa femme de chambre, qu’elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-même à Delbecq la lettre qu’elle venait d’écrire, et de la lui rapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis la comtesse alla s’asseoir sur un banc où elle était assez en vue pour que le colonel vînt l’y trouver aussitôt qu’il le voudrait. Le colonel, qui déjà cherchait sa femme, accourut et s’assit près d’elle. — Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous ? Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil. L’air était pur et le silence profond, en sorte que l’on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfants qui ajoutaient une sorte de mélodie aux sublimité du paysage. — Vous ne me répondez pas ? demanda le colonel à sa femme. — Mon mari… dit la comtesse, qui s’arrêta, fit un mouvement, et s’interrompit pour lui demander en rougissant : — Comment dirai-je en parlant de monsieur le comte Ferraud ? — Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un accent de bonté, n’est-ce pas le père de tes enfants ? — Eh ! bien, reprit-elle, si monsieur me demande ce que je suis venue faire ici, s’il apprend que je m’y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je ? Écoutez, monsieur, reprit-elle en prenant une attitude pleine de dignité, décidez de mon sort, je suis résignée à tout… — Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur… — Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique… — Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas ? Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir, elle baissa les yeux, et il eut peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont le caractère généreux, les vertus primitives lui étaient connus. Quoique ces idées eussent répandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se rétablit aussitôt entre eux. Voici comment. Un cri d’enfant retentit au loin. — Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse. — Quoi, vos enfants sont ici ? dit le colonel. — Oui, mais je leur ai défendu de vous importuner. Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser. — Qu’ils viennent donc, dit-il. La petite fille accourait pour se plaindre de son frère. — Maman ! — Maman ! — C’est lui qui… — C’est elle… Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux ! — Pauvres enfants ! s’écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter ; à qui le jugement les donnera-t-il ? On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi ! — Est-ce vous qui faites pleurer maman ! dit Jules en jetant un regard de colère au colonel. — Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux. Les deux enfants restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles. — Oh ! oui, reprit-elle, si l’on me sépare du comte, qu’on me laisse les enfants, et je serai soumise à tout… Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu’elle en avait espéré. — Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit. — Puis-je accepter un tel sacrifice ? répondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours ! Non, non, cela est impossible. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien ; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du jour, le dévouement humain ne saurait aller jusque-là. Songez donc ! Non. Sans mes pauvres enfants, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde… — Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parents ? Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel. La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert un combat de générosité d’où le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfants, le soldat fut séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans l’ombre et le silence ; il prit la résolution de rester mort, et ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille. — Faites comme vous voudrez ! lui répondit la comtesse, je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas. Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc, le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus que le colonel sortit brusquement de l’Étude après en avoir entendu la lecture. — Mille tonnerres ! je serais un joli coco ! Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il. — Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. À votre place, je tirerais au moins trente mille livres de rente de ce procès-là, car madame les donnerait. Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentiments contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brèche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas le colonel, car elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon. — Hé ! bien, monsieur Delbecq, a-t-il signé ? demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul sur le chemin par-dessus la haie d’un saut de loup. — Non, madame. Je ne sais même pas ce que notre homme est devenu. Le vieux cheval s’est cabré. — Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons. Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut de loup, fut en un clin d’œil devant l’intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur. — Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il. Cette colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossé. La vérité s’était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime. Les soins qui lui avaient été prodigués étaient une amorce pour le prendre dans un piége. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement, comme un homme affaissé. Donc, ni paix ni trêve pour lui ! Dès ce moment il fallait commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l’argent nécessaire pour payer les frais des premières instances ? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau près de lui il s’y serait jeté, que s’il avait eu des pistolets il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes perspectives de la vallée, et où il trouva sa femme assise sur une chaise. La comtesse examinait le paysage et gardait une contenance pleine de calme en montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes déterminées à tout. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère. — Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que les griffonnages de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu… La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains, mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant : — Ne me touchez pas. La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mépris de ce loyal soldat. Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et devint cocher de cabriolet. Peut-être le colonel s’adonna-t-il d’abord à quelque industrie du même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris. Six mois après cet événement, Derville, qui n’entendait plus parler ni du colonel Chabert ni de la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre Étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit Chabert, y ajouta les frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à monsieur le comte Chabert le montant de ce mémoire, en présumant qu’elle savait où se trouvait son premier mari. Le lendemain même l’intendant du comte Ferraud, récemment nommé Président du Tribunal de Première Instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce mot désolant : » Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complétement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir indûment pris de fausses qualités. » Agréez, etc. — On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes. Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philanthrope et avoué, vous vous faites enfoncer ! Voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs. Quelque temps après la réception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la Police correctionnelle. Le hasard voulut que Derville entrât à la sixième Chambre au moment où le Président condamnait comme vagabond le nommé Hyacinthe à deux mois de prison, et ordonnait qu’il fût ensuite conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’après la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle. Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître ; mais, dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus qu’un être moral, une question de Droit ou de Fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre. Quand le soldat fut reconduit au Greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds que l’on jugeait en ce moment, Derville usa du droit qu’ont les avoués d’entrer partout au Palais, l’accompagna au Greffe et l’y contempla pendant quelques instants, ainsi que les curieux mendiants parmi lesquels il se trouvait. L’antichambre du Greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les philanthropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. Comme tous les laboratoires de la chicane, cette antichambre est une pièce obscure et puante, dont les murs sont garnis d’une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et auquel pas un d’eux ne manque. Un poète dirait que le jour a honte d’éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d’infortunes ! Il n’est pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe ou consommé ; pas un seul endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou détoner le pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent contre ces murailles jaunâtres, sur lesquelles un philanthrope qui ne serait pas un spéculateur pourrait déchiffrer la justification des nombreux suicides dont se plaignent des écrivains hypocrites, incapables de faire un pas pour les prévenir, et qui se trouve écrite dans cette antichambre, espèce de préface pour les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève. En ce moment le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car trois gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher. — Me reconnaissez-vous ? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui. — Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant. — Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur ? Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin. — Quoi ! madame Ferraud ne vous a pas payé ? s’écria-t-il à haute voix. — Payé ! dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant. Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d’horreur et d’imprécation, comme pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle. — Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au Greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté. Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le Greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse Ferraud. — Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui, elle est là, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux ? Ils aiment, voilà tout. — Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente ? — Ne me parlez pas de cela ! répondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas savoir jusqu’où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mépris de personne. Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quand il revint à son Étude, il envoya Godeschal, alors son second clerc, chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à l’avoué du comte Chabert. En 1832, vers la fin du mois de juin, un jeune avoué allait à Ris, en compagnie de son prédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin un de ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des mendiants, en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des deux mille malheureux logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être. Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe de drap rougeâtre que l’Hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible. — Tenez, Derville, dit le jeune homme à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. Et cela vit, et cela est heureux peut-être ! Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de surprise et dit : — Ce vieux-là, mon cher, est tout un poème, ou, comme disent les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud ? — Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable ; mais un peu trop dévote. — Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, le comte Chabert, l’ancien colonel, elle l’aura sans doute fait placer là. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’il l’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui jeta dans ce moment-là. Ce début ayant excité la curiosité du jeune homme auquel Derville avait récemment vendu sa charge, l’ancien avoué lui raconta l’histoire qui précède. Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris, les deux amis jetèrent un coup d’œil sur Bicêtre, et Derville proposa d’aller voir le colonel Chabert. À moitié chemin de l’avenue, les deux amis trouvèrent assis sur la souche d’un arbre abattu le vieillard qui tenait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable. En le regardant attentivement, ils s’aperçurent qu’il venait de déjeuner autre part qu’à l’établissement. — Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville. — Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle, ajouta-t-il en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant. — Vous allez voir le condamné à mort ! dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié, lui ! Il est bien heureux. — Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac ? Avec toute la naïveté d’un gamin de Paris, le colonel tendit avidement la main à chacun des deux inconnus qui lui donnèrent une pièce de vingt francs ; il les remercia par un regard stupide, en disant ; — Braves troupiers ! Il se mit au port d’armes, feignit de les coucher en joue, et s’écria en souriant : — Feu des deux pièces ! vive Napoléon ! Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire. — Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville. — Lui en enfance ! s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah ! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous ? il a fait le lundi. Monsieur, en 1820 il était déjà ici. Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit : — Voilà un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach. — J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il, mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna. Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autres questions. — Quelle destinée ! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe. — Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l’Homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde ? Ils ont des robes noires, peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Le plus malheureux des trois est l’avoué. Quand l’homme vient trouver le prêtre, il arrive poussé par le repentir, par le remords, par des croyances qui le rendent intéressant, qui le grandissent, et consolent l’âme du médiateur, dont la tâche ne va pas sans une sorte de jouissance : il purifie, il répare, et réconcilie. Mais, nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes sentiments mauvais, rien ne les corrige, nos Études sont des égouts qu’on ne peut pas curer. Combien de choses n’ai-je pas apprises en exerçant ma charge ! J’ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par deux filles auxquelles il avait donné quarante mille livres de rente ! J’ai vu brûler des testaments ; j’ai vu des mères dépouillant leurs enfants, des maris volant leurs femmes, des femmes tuant leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbéciles, afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu des femmes donnant à l’enfant d’un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d’enrichir l’enfant de l’amour. Je ne puis vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. Vous allez connaître ces jolies choses-là, vous ; moi, je vais vivre à la campagne avec ma femme, Paris me fait horreur.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99%C3%89tui_de_nacre
L’Étui de nacre
# L’Étui de nacre ## TABLE ‌
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Dialogue_aux_enfers_entre_Machiavel_et_Montesquieu
Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu
# Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu « Quand Sylla voulut rendre la liberté à Rome, elle ne put plus la recevoir. »
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Songe_%28Lucien%29
Le Songe (Lucien)
# Le Songe (Lucien) ## I LE SONGE. [1] J’avais cessé depuis peu d’aller aux écoles, et j’étais déjà grand garçon, lorsque mon père tint conseil avec ses amis sur ce qu’il ferait de moi. Le plus grand nombre fut d’avis que la profession des lettres demandait beaucoup de travail et de temps, des frais considérables, une fortune brillante : or, nos ressources étaient fort minces, et nous allions avoir besoin, avant peu, d’un secours étranger. Si, au contraire, j’apprenais quelque métier, je pourrais tout d’abord me procurer le nécessaire, et ne plus vivre à la charge de la famille, à l’âge que j’avais. Bientôt même je serais agréable à mon père, en apportant quelque argent à la maison. [2] Le point d’une seconde délibération fut de savoir quel est le métier le meilleur, le plus facile à apprendre, le plus digne d’un homme libre, celui enfin dont les instruments sont le plus à portée et qui suffit le plus vite aux besoins. Chacun se mit à louer tel ou tel art, suivant son humeur ou ses connaissances ; mais mon père jetant les yeux sur mon oncle maternel, qui assistait au conseil, et qui passait pour un statuaire habile et un excellent ouvrier en marbre : « Il n’est pas convenable, dit-il, qu’un autre ait la préférence quand vous êtes là : prenez-moi ce garçon, ajouta-t-il en me désignant, emmenez-le et faites-en un bon tailleur de pierre, un bon ajusteur, un bon sculpteur ; il le peut, et il a pour cet art, vous le savez, d’heureuses dispositions naturelles. » Mon père jugeait ainsi d’après de petites figures que je faisais avec de la cire. En effet, quand je revenais de l’école, je prenais de la cire, et j’en façonnais des bœufs, des chevaux, et, par Jupiter ! même des hommes, le tout fort gentiment, au goût de mon père. Ce talent m’avait jadis attiré quelques soufflets de mes maîtres ; mais aujourd’hui il devenait un sujet d’éloges et le signe d’une heureuse aptitude ; et de là naissaient les plus belles espérances, que j’allais apprendre mon métier au plus vite avec une si belle disposition à la statuaire ! [3] Bientôt arriva le jour de commencer l’apprentissage, et je fus confié à mon oncle, enchanté, ma foi, de mettre la main à l’œuvre : en effet, je ne voyais là qu’un divertissement agréable, un moyen de me distinguer parmi ceux de mon âge, quand on me verrait sculpter des dieux, et faire de jolies statuettes, soit pour moi, soit pour qui je voudrais. Mais il m’arriva ce qui arrive toujours aux débutants ; mon oncle me mit un ciseau entre les mains, et m’ordonna de tailler légèrement une tablette de marbre placée devant moi, en me rappelant le proverbe : « Œuvre commencée est à moitié faite. » L’inexpérience me fit porter un coup trop fort, et la tablette se brisa : mon oncle, tout en colère, saisissant une courroie, qui se trouvait à sa portée, me donna une leçon si rude, un avertissement si violent, que je fus initié au métier par des pleurs. [4] Je m’enfuis à la maison, en sanglotant et les yeux pleins de larmes : je raconte l’histoire de la courroie, je montre les meurtrissures, je me plains de la brutalité de mon oncle, ajoutant que c’est la jalousie qui l’a fait agir de la sorte, qu’il a craint de me voir un jour plus habile que lui. Ma mère se fâcha, maudit mille fois son frère, puis, quand vint le soir, j’allai me coucher, les joues encore humides, et je songeai toute la nuit. [5] Jusqu’ici tout ce que j’ai dit n’a été que plaisanterie et enfantillage ; mais voici, chers auditeurs, que vous allez entendre des paroles sérieuses et qui veulent des oreilles attentives. En effet, pour parler comme Homère, un divin songe vint me visiter à travers les douces ombres de la nuit, vision si nette qu’elle différait peu de la vérité. Après tant d’années, la forme des objets qui m’apparaissaient alors est toute présente à mes yeux, et je crois entendre la voix qui frappa mes oreilles, tant chaque image était distincte. [6] Deux femmes me prenant par les mains m’entraînaient, chacune de son côté, avec beaucoup d’énergie et de violence ; peu s’en fallut même qu’elles ne me missent en pièces en se disputant : car tantôt l’une était la plus forte et me saisissait presque tout entier, tantôt je passais au pouvoir de l’autre. Toutes les deux cependant criaient, celle-ci qu’on m’accaparait quand déjà j’étais à elle, celle-là qu’on s’emparait à tort d’un bien qui lui appartenait. L’une d’ailleurs avait l’air d’un artisan, les traits virils, les cheveux en désordre, les mains calleuses, la robe relevée et couverte de poussière, telle que mon oncle, lorsqu’il taillait les pierres ; l’autre avait une physionomie agréable, un maintien noble, une parure élégante. Enfin elles me laissent à décider à laquelle je voulais appartenir. [7] La première, celle qui avait les traits durs et virils : « Mon enfant, me dit-elle, je suis la Sculpture, que tu as commencé à apprendre hier : je suis de ta famille et de ta parenté, car ton aïeul (et elle cita le nom du père de ma mère) était sculpteur ainsi que tes deux oncles, et ils ont acquis par moi quelque célébrité. Si tu veux renoncer aux sornettes et au radotage de cette femme (elle me désignait l’autre), pour me suivre, et demeurer avec moi ; d’abord, je te nourrirai solidement, et tu auras les épaules vigoureuses, puis tu seras à l’abri de l’envie ; jamais tu ne voyageras dans les contrées lointaines, abandonnant ta patrie et tes amis, et ce n’est pas pour de vains discours que tu seras comblé d’éloges. [8] « Ne dédaigne pas la négligence de mon extérieur, ni la malpropreté de mes vêtements : c’est de cette poussière que l’illustre Phidias a fait sortir son Jupiter, et Polyclète sa Junon ; c’est ainsi que Myron et Praxitèle ont mérité l’admiration et les louanges ; on les adore aujourd’hui avec les dieux qu’ils ont créés. Si tu deviens semblable à l’un d’eux, comment ne serais-tu pas célèbre parmi tous les hommes ? Bien plus : on portera envie à ton père et tu seras l’honneur de ta patrie ! » Tels étaient, avec bien d’autres encore, les discours de la Sculpture, discours pleins de fautes et de barbarismes, quoique arrangés avec art dans l’intention de me persuader : mais je ne me les rappelle plus : car beaucoup de choses me sont sorties de la mémoire ! Lors donc qu’elle eut cessé de parler, l’autre commença à peu près en ces mots : [9] « Moi, mon fils, je suis la Science, qui te suis déjà familière et connue, bien que tu ne m’aies pas encore éprouvée tout entière. Les avantages dont tu jouiras, si tu te fais sculpteur, cette femme te les a énumérés ; mais tu ne seras qu’un manœuvre, te fatiguant le corps, d’où dépendra toute l’espérance de ta vie, voué à l’obscurité, ne recevant qu’un salaire vil et modique, l’esprit flétri, isolé de tous, incapable de défendre tes amis, d’imposer à tes ennemis, ou de faire envie à tes concitoyens, mais n’étant absolument qu’un ouvrier, un homme perdu dans la foule, à genoux devant les grands, humble serviteur de ceux qui ont de l’éloquence, vivant comme un lièvre, et destiné à être la proie du plus fort. Quand tu serais un Phidias, un Polyclète, quand tu ferais mille chefs-d’œuvre, c’est ton art que chacun louera ; et parmi ceux qui les verront, il n’y en a pas un seul, s’il a le sens commun, qui désire te ressembler, car, quelque habile que tu sois, tu passeras toujours pour un artisan, un vil ouvrier, un homme qui vit du travail de ses mains. [10] « Si, au contraire, tu veux m’écouter, je te ferai connaître les œuvres nombreuses des anciens, leurs actions admirables ; je t’expliquerai leurs écrits et te rendrai habile dans toutes les connaissances. Ton âme, la plus noble partie de toi-même, je l’ornerai des vertus les plus belles, sagesse, justice, piété, douceur, bienveillance, intelligence, patience, amour du beau, goût des études sérieuses ; car telle est réellement la parure incorruptible de l’âme. Tu n’ignoreras rien de ce qui se fit autrefois, rien de ce qu’il faut faire à présent ; que dis-je ? je te révélerai l’avenir ; en un mot, je te ferai connaître, avant peu, tout ce qui existe, choses divines et humaines. [11] « Celui qui maintenant est pauvre, fils d’un homme inconnu, qui délibère encore s’il embrassera un état ignoble, sera bientôt pour tous un objet d’envie et de jalousie, comblé d’honneurs et de louanges, illustre parmi les plus glorieux, remarquable entre ceux qui se distinguent par leur naissance ou leur richesse, revêtu d’habits comme celui-ci (elle me montra le sien, qui était magnifique), digne enfin du premier rang et de la première place. Si tu voyages, tu ne seras nulle part étranger ni inconnu : je te marquerai d’un signe tellement éclatant, que chacun, en te voyant poussera son voisin, et dira en te montrant du doigt : « C’est lui ! » [12] « Si quelque grand intérêt préoccupe tes amis ou la ville entière, tous les regards se tourneront vers toi. S’il arrive que tu prennes la parole, chacun t’écoutera, suspendu à tes lèvres, ravi d’admiration, t’estimant heureux d’avoir un si beau talent, et ton père un si glorieux fils. Et ce qu’on dit de certains hommes, qu’ils sont devenus immortels, je l’accomplirai pour toi lors même que tu seras sorti de la vie, tu ne cesseras jamais d’être avec les savants et de converser avec les beaux esprits. Vois Démosthène, de quel père il était fils, et comme je l’ai rendu fameux ! Vois Eschine, dont la mère était joueuse de tambour ; grâce à moi cependant il s’est vu caressé par Philippe. Et Socrate, élevé d’abord au sein même de la Sculpture, à peine a-t-il compris qu’il y a quelque chose de meilleur, il la quitte pour se jeter dans mes bras, et tu entends comme il est célébré par tout le monde. [13] « Laisse là tous ces grands hommes, et leurs actions brillantes, et leurs sages écrits ; renonce à tout, dehors imposants, honneur, gloire, louanges, suprématie, pouvoir, dignités, renom d’éloquence, estime de ton génie : revêts-toi d’une tunique sale, prends un accoutrement d’esclave ; et puis, un levier, un ciseau, un burin, un marteau à la main, penché sur ton ouvrage, rampant, courbé vers le sol, demeures-y attaché, sans jamais relever la tête, sans penser à rien de mâle et de libre : tu ne songeras qu’à bien façonner, à bien polir tes ouvrages, mais nullement à te polir, à te façonner toi-même, et tu te mettras au-dessous des pierres. » [14] Elle parlait encore ; et moi, sans attendre la fin de son discours, je me levai et je fis mon choix ; je laissai la laide ouvrière, et passai du côté de la Science, le cœur plein de joie, d’autant plus volontiers, que j’avais toujours dans l’esprit la courroie et la grêle de coups par lesquels j’avais débuté la veille. La Sculpture délaissée commença par se fâcher, frappa des mains et griffa des dents ; mais enfin, comme on le raconte de Niobé, elle devint immobile et fut changée en pierre. Cette métamorphose vous paraît incroyable : croyez-y pourtant, les songes ne sont que des merveilles. [15] La Science, me regardant alors : « je vais te récompenser me dit-elle, du jugement équitable que ton impartialité vient de prononcer. Avance, monte sur ce char (elle me fit voir un char traîné par des chevaux ailés, semblables à Pégase), et tu verras tout ce que tu aurais ignoré, si tu avais dédaigné de me suivre. » Je m’élevai donc sur le char, et j’aperçus, de l’orient à l’occident, les villes, les nations, les peuples, sur lesquels, nouveau Triptolème, je répandais comme une semaille. Je ne me souviens pas bien de ce que c’était, mais je sais que les hommes, levant les yeux au ciel, me comblaient de louanges et me bénissaient partout où je dirigeais mon vol. [16] Après que la Science m’eut fait voir tout cela et m’eut exposé moi-même à tous ces éloges, elle me ramena dans mon pays, non plus couvert de l’habit que j’avais en partant, mais revêtu, à ce qu’il me semblait, d’une robe magnifique. Bientôt, rencontrant mon père, qui était debout et m’attendait, elle lui montra cette robe, et ma personne, et la splendeur de mon retour, et elle le fit souvenir de la décision qu’il avait été sur le point de prendre à mon égard. Tel est le souvenir de la vision que j’ai eue au sortir de mon enfance, et l’esprit encore troublé par la crainte des coups. [17] Mais, pendant que je vous parle : « Voilà un songe bien long, dira quelqu’un, et qui sent le plaidoyer. — Sans doute, dira quelque autre, C’est un songe d’hiver, alors que les nuits sont très longues ; ou bien encore c’est l’œuvre de trois nuits, comme Hercule. Pourquoi vient-il nous débiter ces fadaises, nous rappeler une nuit de son enfance, nous entretenir d’un rêve déjà vieux et suranné ? Son récit est froid et puéril. Nous prend-il donc pour des interprètes de songes ? » Non, mon ami ; mais Xénophon n’a-t-il pas aussi raconté le songe dans lequel il lui semblait voir la maison de son père, avec d’autres circonstances ? Or, vous le, savez, sa vision n’était pas du charlatanisme, ni sa narration une bagatelle : il était en guerre, sa situation était critique, les ennemis l’entouraient de toutes parts, et pourtant son récit produisit le plus heureux effet. [18] De même je ne vous ai raconté mon songe que pour diriger les jeunes gens vers le bien et l’amour de la Science ; et surtout, s’il en est à qui la pauvreté inspire de mauvais sentiments, et qu’elle entraîne vers le mal en corrompant leur bon naturel, ceux-là, j’en suis sûr, se sentiront encouragés par mon récit, en considérant de quel point de départ je me suis élancé vers une carrière glorieuse, épris de la Science, sans craindre la pauvreté, qui me pressait alors, et quel enfin je suis revenu vers vous avec autant de gloire, pour ne rien dire davantage, qu’aucun sculpteur. * ↑ Le proverbe grec est littéralement : « Le commencement est la moitié du tout. » On attribue cet hémistiche à Hésiode. Horace a dit de même : « Dimidium facti, qui cœpit, habet, » Ep. I, ii, v. 40. Cf. Ovide, Ars amator., I, v. 610. * ↑ Iliad., II, v. 56, 57. * ↑ Comparez l’apoloque de Prodicius dans Xenophon, Memor., liv. II, chap i ; Saint basile, Disc. aux jeunes gens, chap iv ; Cicéron, De offic., I, xxxii. Le même sujet a inspiré au peintre flamand, Gérard de Lairesse, un tableau apprécié par M. Guizot dans ses Études sur les beaux-arts. * ↑ Cf. Horace, Odes, liv. IV, od. iii, à la fin ; Perse, Sat., I, v. 28. * ↑ le père de Démosthène était fabricant ou fournisseur d’épées. * ↑ Sophronisque, père de Socrate, était sculpteur ; sa mère Phénarète était sage-femme. * ↑ Inventeur et propagateur de l’agriculture. * ↑ Voy. l’Amphitryon de Plaute et celui de Molière, et plus loin le dixième Dialogue des dieux. * ↑ Xénophon, Anabase, liv. III, i, 11. * ↑ Ce passage indique que cette pièce oratoire, précieuse pour la biographie de Lucien, fut prononcée par lui à Samosate, lorsqu’il y revint de ses voyages en Grèce, en Italie et en Gaule.
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Éloge de la Mouche
# Éloge de la Mouche ## LVII ÉLOGE DE LA MOUCHE. [1] La mouche n’est pas le plus petit des êtres ailés, si on la compare aux moucherons, aux cousins, et à de plus légers insectes ; mais elle les surpasse en grosseur autant qu’elle le cède elle-même à l’abeille. Elle n’a pas, comme les autres habitants de l’air, le corps couvert de plumes, dont les plus longues servent à voler ; mais ses ailes, semblables à celles des sauterelles, des cigales et des abeilles, sont formées d’une membrane dont la délicatesse surpasse autant celles des autres insectes qu’une étoffe des Indes est plus légère et plus moelleuse qu’une étoffe de la Grèce. Elle est fleurie de nuances comme les paons, quand on la regarde avec attention, au moment où, se déployant au soleil, elle va prendre l’essor. [2] Son vol n’est pas, comme celui de la chauve-souris, un battement d’ailes continu, ni un bond comme celui de la sauterelle ; elle ne fait point entendre un son strident comme la guêpe, mais elle plane avec grâce dans la région de l’air à laquelle elle peut s’élever. Elle a encore cet avantage, qu’elle ne reste pas dans le silence, mais qu’elle chante en volant, sans produire toutefois le bruit insupportable des moucherons et des moustiques, ni le bourdonnement de l’abeille, ni le frémissement terrible et menaçant de la guêpe : elle l’emporte sur eux en douceur autant que la flûte a des accents plus mélodieux que la trompette et les cymbales. [3] En ce qui regarde son corps, sa tête est jointe au cou par une attache extrêmement ténue ; elle se meut en tous sens avec facilité et ne demeure pas fixe comme dans la sauterelle : ses yeux sont saillants, solides, et ressemblent beaucoup à de la corne ; sa poitrine est bien emboîtée, et les pieds y adhèrent, sans y rester collés comme dans les guêpes. Son ventre est fortement plastronné, et ressemble à une cuirasse avec ses larges bandes et ses écailles. Elle se défend contre son ennemi, non avec son derrière, comme la guêpe et l’abeille, mais avec la bouche et la trompe, dont elle est armée comme les éléphants, et avec laquelle elle prend sa nourriture, saisit les objets et s’y attache, au moyen d’un cotylédon placé à l’extrémité. Il en sort une dent avec laquelle elle pique et boit le sang. Elle boit aussi du lait, mais elle préfère le sang, et sa piqûre n’est pas très-douloureuse. Elle a six pattes, mais elle ne marche que sur quatre ; les deux de devant lui servent de mains. On la voit donc marcher sur quatre pieds, tenant dans ses mains quelque nourriture qu’elle élève en l’air d’une façon tout humaine, absolument comme nous. [4] Elle ne naît pas telle que nous la voyons : c’est d’abord un ver éclos du cadavre d’un homme ou d’un animal ; bientôt il lui vient des pieds, il lui pousse des ailes, de reptile elle devient oiseau ; puis, féconde à son tour, elle produit un ver destiné à être plus tard une mouche. Nourrie avec les hommes, leur commensale et leur convive, elle goûte à tous les aliments excepté l’huile : en boire, pour elle c’est la mort. Quelque rapide que soit sa destinée, car sa vie est limitée à un court intervalle, elle se plaît à la lumière et vaque à ses affaires en plein jour. La nuit, elle demeure en paix, elle ne vole ni ne chante, mais elle reste blottie et sans mouvement. Pour prouver que son intelligence est loin d’être bornée, il me suffit de dire qu’elle sait éviter les pièges que lui tend l’araignée, sa plus cruelle ennemie. Celle-ci se place en embuscade, mais la mouche la voit, l’observe, et détourne son essor pour ne pas être prise dans les filets et ne pas tomber entre les pattes de cette bête cruelle. À l’égard de sa force et de son courage, ce n’est point à moi qu’il appartient d’en parler, c’est au plus sublime des poëtes, à Homère. Ce poëte, voulant faire l’éloge d’un de ses plus grands héros, au lieu de le comparer à un lion, à une panthère, ou à un sanglier, met son intrépidité et la constance de ses efforts, en parallèle avec l’audace de la mouche, et il ne dit pas qu’elle a de la jactance, mais de la vaillance. C’est en vain, ajoute-t-il, qu’on la repousse, elle n’abandonne pas sa proie, mais elle revient à sa morsure. Il aime tant la mouche, il se plaît si fort à la louer, qu’il n’en parle pas seulement une fois ni en quelques mots, mais qu’il en rehausse souvent la beauté de ses vers. Tantôt il en représente un essaim qui vole autour d’un vase plein de lait ; ailleurs, lorsqu’il nous peint Minerve détournant la flèche qui allait frapper Ménélas à un endroit mortel, comme une mère qui veille sur son enfant endormi, il a soin de faire entrer la mouche dans cette comparaison. Enfin, il décore les mouches de l’épithète la plus honorable, il les appelle serrées en bataillons, et donne le nom de nations à leurs essaims. [6] La mouche est tellement forte, que tout ce qu’elle mord, elle le blesse. Sa morsure ne pénètre pas seulement la peau de l’homme, mais celle du cheval et du bœuf. Elle tourmente l’éléphant, en s’insinuant dans ses rides, et le blesse avec sa trompe autant que sa grosseur le lui permet. Dans ses amours et son hymen, elle jouit de la plus entière liberté : le mâle, comme le coq, ne descend pas aussitôt qu’il est monté ; mais il demeure longtemps à cheval sur sa femelle qui porte son époux sur son dos et vole avec lui, sans que rien trouble leur union aérienne. Quand on lui coupe la tête, le reste de son corps vit et respire longtemps encore. Mais le don le plus précieux que lui ait fait la nature, c’est celui dont je vais parler : et il me semble que Platon a observé ce fait dans son livre sur l’immortalité de l’âme. Lorsque la mouche est morte, si on jette sur elle un peu de cendre, elle ressuscite à l’instant, reçoit une nouvelle naissance et recommence une seconde vie. Aussi tout le monde doit-il être convaincu que l’âme des mouches est immortelle, et que, si elle s’éloigne de son corps pour quelques instants, elle y revient bientôt après, le reconnaît, Je ranime et lui fait prendre sa volée. Enfin elle rend vraisemblable la fable d’Hermotimus de Clazomène, qui disait que souvent son âme le quittait, et voyageait seule, qu’ensuite elle revenait, rentrait dans son corps, et ressuscitait Hermotimus. La mouche, cependant, est paresseuse ; elle recueille le fruit du travail des autres, et trouve partout une table abondante. C’est pour elle qu’on trait les chèvres ; que l’abeille, aussi bien que pour les hommes, déploie son industrie ; que les cuisiniers assaisonnent leurs mets, dont elle goûte avant les rois, sur la table desquels elle se promène, vivant comme eux et partageant tous leurs plaisirs. Elle ne place point son nid et sa ponte dans un lieu particulier, mais, errante en son vol, à l’exemple des Scythes, partout où la nuit la surprend, elle établit sa demeure et son gîte. Elle n’agit point, comme je l’ai déjà dit, pendant les ténèbres : elle ne veut pas dérober la vue de ses actions et ne croit pas devoir faire alors ce qu’elle rougirait de faire en plein jour. La Fable nous apprend que la mouche était autrefois une femme d’une beauté ravissante, mais un peu bavarde, d’ailleurs musicienne et amateur de chant. Elle devint rivale de la Lune dans ses amours avec Endymion. Comme elle se plaisait à réveiller ce beau dormeur, en chantant sans cesse à ses oreilles et lui contant mille sornettes, Endymion se fâcha, et la Lune irritée la métamorphosa en mouche. De là vient qu’elle ne veut laisser dormir personne, et le souvenir de son Endymion lui fait rechercher de préférence les jolis garçons, qui ont la peau tendre. Sa morsure, le goût qu’elle a pour le sang, ne sont donc pas une marque de cruauté, c’est un signe d’amour et de philanthropie : elle jouit comme elle peut et cueille une fleur de beauté. Il y eut chez les anciens une femme qui portait le nom de Mouche : elle excellait dans la poésie, aussi belle que sage. Une autre Mouche fut une des plus illustrés courtisanes d’Athènes. C’est d’elle que le poète comique a dit : La Mouche l’a piqué jusques un fond du cœur. Ainsi, la muse de la comédie n’a pas dédaigné d’employer ce nom et de le produire sur la scène ; nos pères ne se sont point fait un scrupule d’appeler ainsi leurs filles. Mais la tragédie elle-même parle de la mouche avec le plus grand éloge, quand elle dit : Quoi ! la mouche peut bien, d’un courage invincible  Fondre sur les mortels, pour s’enivrer de sang,  Et des soldats ont peur du fer étincelant ! J’aurais encore beaucoup de choses à dire de la Mouche, fille de Pythagore, si son histoire n’était connue de tout le monde. [12] Il y a une espèce particulière de grandes mouches, qu’on appelle communément mouches militaires ou chiens : elles font entendre un bourdonnement très-prononcé ; leur vol est rapide ; elles jouissent d’une très-longue vie et passent l’hiver sans prendre de nourriture, cachées surtout dans les lambris. Ce qu’il y a de plus extraordinaire chez elles, c’est qu’elles remplissent la tour de rôle les fonctions de mâles et de femelles, couvrant après avoir été couvertes, et réunissant, comme le fils de Mercure et d’Aphrodite, un double sexe et une double beauté. Je pourrais ajouter encore bien des traits a cet éloge ; mais je m’arrête, de peur de paraître vouloir, comme dit le proverbe, faire d’une mouche un éléphant. * ↑ Il est curieux de rapprocher ce joli badinage des observations de Réaumur, Mem. [pour l’histoire des insectes, t. l. viᵉ mémoire, p. 239 et suivantes. Cf., dans l’Amphitheatrum de Dornaw, l’opuscle de Scribanius, intitulé : Muscæ principatus, hoc es muscæ ex continua cum principe comparatione encomium. Voy., du reste, notre thèse latine : De ludicris, etc., p. 73 et suivantes, où nous avons fait les rapprochements et donné les indications bibliographiques relatives au sujet. * ↑ Iliade, XVI, v. 570. * ↑ Iliade, II, v 469 et suivants. * ↑ Iliade, IV, v. 130. * ↑ Iliade, II, v. 469. * ↑ Voy. Élien, Des animaux, II, xxix. * ↑ Cf. Pline, Hist. nat. VII, lii. * ↑ Voy. la fable de La Fontaine : la Mouche et la Fourmi. * ↑ Cf. Horace, Ode xxiv du livre III. * ↑ Elle s’appelait, en effet, Myia, c’est-à-dire la mouche. * ↑ On suppose que c’est Aristophane. * ↑ Pascal est disposé à attribuer ces vers à Euripide.
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Le Monde comme volonté et comme représentation
# Le Monde comme volonté et comme représentation [vol. 1] [vol. 1] [vol. 2] [vol. 2 et 3]
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Le Monde comme volonté et comme représentation/Préface de la troisième édition
# Le Monde comme volonté et comme représentation/Préface de la troisième édition ### PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION Le vrai et le bien feraient plus aisément leur chemin dans le monde, si ceux qui en sont incapables ne s’entendaient pour leur barrer la route. Combien d’œuvres utiles ont été déjà ou retardées ou ajournées, quand elles n’ont pas été entièrement étouffées par cet obstacle ! Cette cause a eu pour effet, en ce qui me concerne, de ne me permettre de publier qu’à l’âge de soixante-douze ans la troisième édition du présent ouvrage, dont la première remonte à ma trentième année. Je me console de ce malheur en répétant le mot de Pétrarque : « Si quid tota die currens, pervenit ad vesperam, satis est. » (De vera sapientia, p. 140.) Et moi aussi me voilà enfin arrivé au but, et j’ai la satisfaction de voir qu’au moment où finit ma carrière, mon action commence ; j’ai aussi l’espoir que, selon une loi bien vieille, cette action sera d’autant plus durable qu’elle a été plus tardive. Le lecteur pourra constater que rien de ce que renfermait la seconde édition n’a été supprimé dans celle-ci : elle a été, au contraire, assez considérablement augmentée, puisque, imprimée dans le même caractère, elle contient 136 pages de plus que la seconde. Sept ans après l’apparition de cette dernière, j’ai publié deux volumes intitulés : Parerga et Paralipomena. Tous les morceaux réunis sous le second mot de ce titre ne comprennent que des additions à l’exposé systématique de ma philosophie ; ils auraient donc trouvé leur place naturelle dans les deux présents volumes ; mais force m’a été de les imprimer alors n’importe où, incertain que j’étais de vivre assez pour voir cette troisième édition. Ils se trouvent dans le deuxième volume des Parerga. On les reconnaîtra aisément aux titres mêmes des chapitres. Francfort-sur-le-Main, septembre 1859.
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Le Monde comme volonté et comme représentation/Préface de la première édition
# Le Monde comme volonté et comme représentation/Préface de la première édition ### PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION Si l’on veut lire ce livre de la manière qui en rend l’intelligence aussi aisée que possible, on devra suivre les indications ci-après. Ce qui est proposé ici au lecteur, c’est une pensée unique. Néanmoins, quels qu’aient été mes efforts, il m’était impossible de la lui rendre accessible par un chemin plus court que ce gros ouvrage. — Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s’appelle la philosophie, celle que l’on considère, parmi ceux qui savent l’histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n’avait pas dit fort sagement : « Combien il est de choses qu’on juge impossibles, jusqu’au jour où elles se trouvent faites. » (Hist. nat., VII, 1.) Cette pensée, que j’ai à communiquer ici, apparaît successivement, selon le point de vue d’où on la considère, comme étant ce qu’on nomme la métaphysique, ce qu’on nomme l’éthique, et ce qu’on nomme l’esthétique ; et en vérité, il faut qu’elle soit bien tout cela à la fois, si elle est ce que j’ai déjà affirmé qu’elle était. Quand il s’agit d’un système de pensées, il doit nécessairement se présenter dans un ordre architectonique : en d’autres termes, chaque partie du système en doit supporter une autre, sans que la réciproque soit vraie ; la pierre de base supporte tout le reste, sans que le reste la supporte, et le sommet est supporté par le reste, sans supporter rien à son tour. Au contraire, lorsqu’il s’agit d’une pensée une, si ample qu’elle soit, elle doit s’offrir avec la plus parfaite unité. Sans doute, pour la commodité de l’exposition, elle souffre d’être divisée en parties ; mais l’ordre de ces parties est un ordre organique, si bien que chaque partie y contribue au maintien du tout, et est maintenue à son tour par le tout ; aucune n’est ni la première, ni la dernière ; la pensée dans son ensemble doit de sa clarté à chaque partie, et il n’est si petite partie qui puisse être entendue à fond, si l’ensemble n’a été auparavant compris. — Or il faut bien qu’un livre ait un commencement et une fin, et il différera toujours en cela d’un organisme ; mais, d’autre part, le contenu devra ressembler à un système organique : d’où il suit qu’ici il y a contradiction entre la forme et la matière. Cela étant, il n’y a évidemment qu’un conseil à donner à qui voudra pénétrer dans la pensée ici proposée : c’est de lire le livre deux fois, la première avec beaucoup de patience, une patience qu’on trouvera si l’on veut bien croire bonnement que le commencement suppose la fin, à peu près comme la fin suppose le commencement, et même que chaque partie suppose chacune des suivantes, à peu près comme celles-ci la supposent à leur tour. Je dis « à peu près », car cela n’est pas exact en toute rigueur, et l’on n’a de bonne foi rien négligé de ce qui pouvait faire comprendre d’emblée des choses qui ne seront entièrement expliquées que par la suite, ni rien en général de ce qui pouvait contribuer à rendre l’idée plus saisissable et plus claire. On aurait même pu atteindre jusqu’à un certain point ce résultat, s’il n’arrivait pas tout naturellement que le lecteur, au lieu de s’attacher exclusivement au passage qu’il a sous les yeux, s’en va songeant aux conséquences possibles ; ce qui fait qu’aux contradictions réelles et nombreuses qui déjà existent entre la pensée de l’auteur, d’une part, et les opinions du temps et sans doute aussi du lecteur, d’autre part, il peut s’en venir ajouter d’autres, supposées et imaginaires, en assez grand nombre pour donner l’air d’un conflit violent d’idées à ce qui en réalité est un malentendu simple : mais on est d’autant moins disposé à y voir un malentendu, que l’auteur est parvenu à force de soins à rendre son exposé clair et ses expressions limpides au point de ne laisser aucun doute sur le sens du passage qu’on a immédiatement sous les yeux, et dont cependant il n’a pu exprimer à la fois tous les rapports avec le reste de sa pensée. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà dit, la première lecture exige de la patience, une patience appuyée sur cette idée, qu’à la seconde fois bien des choses, et toutes peut-être, apparaîtront sous un jour absolument nouveau. En outre, en s’efforçant consciencieusement d’arriver à se faire comprendre pleinement et même facilement, l’auteur pourra se trouver amené parfois à se répéter : on devra l’excuser sur la difficulté du sujet. La structure de l’ensemble qu’il présente, et qui ne s’offre pas sous l’aspect d’une chaîne d’idées, mais d’un tout organique, l’oblige d’ailleurs à toucher deux fois certains points de sa matière. Il faut accuser aussi cette structure spéciale, et l’étroite dépendance des parties entre elles, si je n’ai pu recourir à l’usage, précieux d’ordinaire, d’une division en chapitres et paragraphes, et si je me suis réduit à un partage en quatre portions essentielles, qui sont comme quatre points de vue différents. En parcourant ces quatre parties, ce à quoi il faut bien avoir garde, c’est à ne pas perdre de vue, au milieu des détails successivement traités, la pensée capitale d’où ils dépendent, ni la marche générale de l’exposition. — Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu’étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe). Le conseil qui suit n’est pas moins nécessaire. En effet, il faut, en second lieu, lire, avant le livre lui-même, une introduction qui, à vrai dire, n’est pas jointe au présent ouvrage, ayant été publiée il y a cinq ans sous ce titre : De la quadruple racine du principe de la raison suffisante ; essai de philosophie. Faute de connaître cette introduction et de s’être ainsi préparé, on ne saurait arriver à pénétrer vraiment le sens du livre actuel ; ce qu’elle contient est supposé par cet ouvrage-ci, comme si elle en faisait partie. J’ajoute que si elle n’avait point paru il y a plusieurs années, elle ne pourrait toutefois pas être placée comme une introduction proprement dite en tête de cet ouvrage : elle devrait être incorporée au livre premier : celui-ci comporte en effet certaines lacunes, il y manque ce qui est exprimé dans l’essai ci-dessus indiqué ; de là des imperfections auxquelles on ne peut remédier qu’en se référant à la Quadruple racine. Mais je répugnais à l’idée de me recopier, ou de me torturer à chercher d’autres mots pour redire ce que j’ai déjà dit, et c’est pourquoi j’ai préféré l’autre parti : ce n’est pas cependant qu’il ne m’eût été possible de fournir, du contenu de l’essai précité, un exposé meilleur, ne fût-ce que par cette raison que je l’eusse débarrassé de certains concepts que m’imposait alors un respect excessif envers la doctrine de Kant, tels que les catégories, le sens intime et la sensibilité extérieure, etc. Toutefois, il faut le dire, si ces concepts subsistaient là, c’est uniquement parce que je ne les avais pas encore examinés assez à fond ; si bien qu’ils constituaient seulement un accessoire, sans lien avec mon objet essentiel, et qu’il est par suite facile au lecteur de faire lui-même les corrections nécessaires dans les quelques passages de l’essai auxquelles je pense ici. — Cette réserve faite, il faut avant tout avoir compris, avec l’aide de cet écrit, ce que c’est que le principe de raison suffisante, ce qu’il signifie, à quoi il s’étend et à quoi il ne s’applique pas, et enfin qu’il ne préexiste pas avant toutes choses, en telle manière que le monde entier existerait seulement en conséquence de ce principe et en conformité avec lui, comme son corollaire, mais au contraire qu’il est simplement la forme sous laquelle l’objet, de quelque nature qu’il soit, est connu du sujet, qui lui impose ses conditions en vertu de cela seul qu’il est un individu connaissant : il faut, dis-je, avoir compris ces choses, pour pouvoir entrer dans la méthode de philosopher qui se trouve essayée ici pour la première fois. C’est encore par cette même répugnance soit à me répéter mot pour mot, soit à redire la même chose avec des expressions moins bonnes, les meilleures que j’aie pu trouver ayant été épuisées déjà, que j’ai laissé subsister dans le présent ouvrage une autre lacune encore : en effet, j’ai mis de côté ce que j’avais exposé dans le premier chapitre de mon essai Sur la vision et sur les couleurs et qui aurait été ici fort bien à sa place, sans un seul changement. Il est nécessaire aussi, en effet, de connaître au préalable ce petit écrit. Enfin j’ai une troisième demande à exprimer au lecteur, mais elle va de soi : je demande en effet qu’il connaisse un fait, le plus considérable qui se soit produit depuis vingt siècles en philosophie, et pourtant bien voisin de nous je veux parler des ouvrages principaux de Kant. L’effet qu’ils produisent sur un esprit qui s’en pénètre véritablement ne peut mieux se comparer, je l’ai déjà dit ailleurs, qu’à l’opération de la cataracte. Et pour continuer la comparaison, je dirai que tout mon but ici est de prouver que j’offre aux personnes délivrées de la cataracte par cette opération, des lunettes comme on en fait pour des gens dans leur cas, et qui ne sauraient être utilisées, évidemment, avant l’opération même. — Toutefois, si je prends pour point de départ ce que ce grand esprit a établi, il n’en est pas moins vrai qu’une étude attentive de ses écrits m’a amené à y découvrir des erreurs considérables, que je devais isoler, accuser, pour en purifier sa doctrine, et, ne gardant de celle-ci que le meilleur, en mettre les parties excellentes en lumière, et les utiliser. Comme, d’autre part, je ne pouvais interrompre et embrouiller mon exposition en y mêlant une discussion continue de Kant, j’ai consacré à cette discussion un Appendice spécial. Et si, comme je l’ai dit déjà, mon ouvrage veut des lecteurs familiers avec la philosophie de Kant, il veut aussi qu’ils connaissent l’Appendice dont je parle : aussi, à ce point de vue, le plus sage serait de commencer par lire l’Appendice, d’autant qu’il a par son contenu des liens étroits avec ce qui fait l’objet de mon livre premier. Seulement, on ne pouvait non plus éviter, vu la nature du sujet, que l’Appendice ne se référât çà et là à l’ouvrage lui-même : d’où il faut conclure tout simplement que, comme partie capitale de l’œuvre, il demande à être lu à deux reprises. Ainsi donc la philosophie de Kant est la seule avec laquelle il soit strictement nécessaire d’être familier pour entendre ce que j’ai à exposer. — Si cependant le lecteur se trouvait en outre avoir fréquenté l’école du divin Platon il serait d’autant mieux en état de recevoir mes idées et de s’en laisser pénétrer. — Maintenant supposez qu’il ait reçu le bienfait de la connaissance des Védas, de ce livre dont l’accès nous a été révélé par les Oupanischads, — et c’est là à mes yeux le plus réel avantage que ce siècle encore jeune ait sur le précédent, car selon moi l’influence de la littérature sanscrite sur notre temps ne sera pas moins profonde que ne le fut au XVᵉ siècle la renaissance des lettres grecques, — supposez un tel lecteur, qui ait reçu les leçons de la primitive sagesse hindoue, et qui se les soit assimilées, alors il sera au plus haut point préparé à entendre ce que j’ai à lui enseigner. Ma doctrine ne lui semblera point, comme à d’autres, une étrangère, encore moins une ennemie ; car je pourrais, s’il n’y avait à cela bien de l’orgueil, dire que, parmi les affirmations isolées que nous présentent les Oupanischads, il n’en est pas une qui ne résulte, comme une conséquence aisée à tirer, de la pensée que je vais exposer, bien que celle-ci en revanche ne se trouve pas encore dans les Oupanischads. Mais je vois d’ici le lecteur bouillir d’impatience, et, laissant enfin échapper un reproche trop longtemps contenu, se demander de quel front je viens offrir au public un ouvrage en y mettant des conditions et en formulant des exigences dont les deux premières sont excessives et indiscrètes, et cela dans un temps si riche en penseurs, qu’il ne se passe pas d’année où en Allemagne seulement les presses ne fournissent au public au moins trois mille ouvrages pleins d’idées, originaux, indispensables, sans parler d’écrits périodiques innombrables et de feuilles quotidiennes à l’infini ? dans un temps où l’on est à mille lieues d’une disette de philosophes et neufs et profonds ; où la seule Allemagne peut en montrer plus de tout vivants que n’en pourraient présenter plusieurs des siècles passés en se réunissant ? Comment, va dire le lecteur fâché, comment venir à bout de tout ce monde, si, pour lire un seul livre, il faut tant de cérémonies ? Je n’ai rien à répliquer, absolument rien, à tous ces reproches ; j’espère toutefois avoir mérité la reconnaissance des lecteurs qui me les feront, en les avertissant à temps de ne pas perdre une seule heure à lire un livre dont on ne saurait tirer aucun fruit si l’on ne se soumet pas aux conditions que j’ai dites ; ils le laisseront donc de côté, et avec d’autant plus de raison, qu’il y a gros à parier qu’il ne leur conviendrait pas : il est bien plutôt fait pour un groupe de pauci homines, et il devra attendre, tranquillement et modestement, de rencontrer les quelques personnes qui, par une tournure d’esprit à vrai dire singulière, seront en mesure d’en tirer parti. Car, sans parler des difficultés à vaincre et de l’effort à faire, que mon livre impose au lecteur, quel est, en ce temps-ci, où nos savants sont arrivés à cette magistrale situation d’esprit, de confondre ensemble le paradoxe et l’erreur, quel est l’homme cultivé qui tolérerait d’entrer en relations avec une pensée avec laquelle il se trouverait en désaccord sur tous les points à peu près où il a son siège fait et où il croit posséder la vérité ? Et en outre, quelle ne serait pas la désillusion de ceux qui, ayant pris l’ouvrage sur son titre, n’y trouveraient rien de ce qu’ils s’attendaient à y trouver, par cette seule raison qu’ils ont appris l’art de spéculer chez un grand philosophe, auteur de livres attendrissants, mais qui a une seule petite faiblesse : c’est de prendre toutes les idées qu’il a apprises et reçues dans son esprit avant l’âge de quinze ans, comme autant de pensées fondamentales et innées de l’esprit humain. En vérité, la déception ici encore serait trop forte. Aussi mon avis aux lecteurs en question est bien formel : qu’ils mettent mon livre de côté. Mais je sens qu’ils ne me tiendront pas quitte à si bon compte. Voilà un lecteur qui est arrivé à la fin d’une préface, pour y trouver le conseil ci-dessus : il n’en a pas moins dépensé son bel argent blanc ; comment pourra-t-il rentrer dans ses frais ? — Je n’ai plus qu’un moyen de m’en tirer : je lui rappellerai qu’il y a bien des moyens d’utiliser un livre en dehors de celui qui consiste à le lire. Celui-ci pourra, à l’instar de beaucoup d’autres, servir à remplir un vide dans sa bibliothèque : proprement relié, il y fera bonne figure. Ou bien, s’il a quelque amie éclairée, il pourra le déposer sur sa table à ouvrage ou sur sa table à thé. Ou bien enfin, — ce qui vaudrait mieux que tout et ce que je lui recommande tout particulièrement, — il pourra en faire un compte-rendu critique. Ceci soit dit pour plaisanter : mais, dans cette existence dont on ne sait si l’on doit rire ou pleurer, il faut bien faire à la plaisanterie sa part ; il n’est pas un journal assez grave pour s’y refuser. Maintenant, pour revenir au sérieux, je présente ce livre au public avec la ferme conviction que tôt ou tard il rencontrera ceux pour qui seuls il est fait ; au surplus, je me repose tranquillement sur cette pensée, qu’il aura lui aussi la destinée réservée à toute vérité, à quelque ordre de savoir qu’elle se rapporte, et fût-ce au plus important : pour elle un triomphe d’un instant sépare seul le long espace de temps où elle fut taxée de paradoxe, de celui où elle sera rabaissée au rang des banalités. Quant à l’inventeur, le plus souvent il ne voit de ces trois époques que la première ; mais qu’importe ? si l’existence humaine est courte, la vérité a les bras longs et la vie dure : disons donc la vérité. Écrit à Dresde, août 1818. * ↑ Cet ouvrage a été traduit en français par M. Cantacuzène. Un vol. in-8, Germer Baillière (1882). * ↑ Jacobi.
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Critique de la raison pure/Partie 1
# Critique de la raison pure/Partie 1 ## I Théorie élémentaire transcendentale ### Première partie Esthétique transcendentale #### § 1ᵉʳ De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel la connaissance se rapporte immédiatement à des objets et que toute pensée se propose comme moyen, est l’intuition. Mais l’intuition n’a lieu qu’autant qu’un objet nous est donné, et, à son tour, un objet ne peut nous être donné qu’à la condition d’affecter l’esprit d’une certaine manière. La capacité de recevoir (la réceptivité) des représentations des objets par la manière dont ils nous affectent, s’appelle sensibilité. C’est donc au moyen de la sensibilité que les objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés, et c’est de lui que sortent les concepts. Toute pensée doit aboutir, en dernière analyse, soit directement (directe), soit indirectement (indirecte), à des intuitions, et par conséquent à la sensibilité qui est en nous, puisqu’aucun objet ne peut nous être donné autrement. L’effet d’un objet sur la capacité de représentation, en tant que nous sommes affectés par lui, est la sensation. On nomme empirique toute intuition qui se rapporte à l’objet par le moyen de la sensation. L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène. Ce qui, dans le phénomène, correspond à la sensation, je l’appelle la matière de ce phénomène ; mais ce qui fait que ce qu’il y a en lui de divers peut être ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme du phénomène. Comme ce en quoi les sensations se coordonnent nécessairement, ou ce qui seul permet de les ramener à une certaine forme, ne saurait être lui-même sensation, il suit que, si la matière de tout phénomène ne peut nous être donnée qu’à posteriori, la forme en doit être à priori dans l’esprit, toute prête à s’appliquer à tous, et que, par conséquent, on doit pouvoir la considérer indépendamment de toute sensation. J’appelle pures (dans le sens transcendental) toutes les représentations où l’on ne trouve rien qui se rapporte à la sensation. La forme pure des intuitions, dans laquelle tous les éléments divers des phénomènes sont perçus sous certains rapports, doit donc être en général à priori dans l’esprit. Cette forme pure de la sensibilité peut être désignée elle-même sous le nom d’intuition pure. Ainsi, lorsque, dans la représentation d’un corps, je fais abstraction de ce que l’entendement en conçoit, comme la substance, la force, la divisibilité, etc., ainsi que de ce qui revient à la sensation, comme l’impénétrabilité, la dureté, la couleur, etc., il me reste encore quelque chose de cette intuition empirique, à savoir l’étendue et la figure. Or c’est là précisément ce qui appartient à l’intuition pure, laquelle se trouve à priori dans l’esprit, comme une simple forme de la sensibilité, indépendamment même de tout objet réel des sens ou de toute sensation. J’appelle esthétique transcendentale la science de tous les principes à priori de la sensibilité. Cette science doit donc former la première partie de la théorie élémentaire transcendentale, par opposition à celle qui contient les principes de la pensée pure et qui se nomme logique transcendentale. Dans l’esthétique transcendentale, nous commencerons par isoler la sensibilité, en faisant abstraction de tout ce que l’entendement y ajoute par ses concepts, de telle sorte qu’il ne reste rien que l’intuition empirique. Nous en écarterons ensuite tout ce qui appartient à la sensation, afin de n’avoir plus que l’intuition pure et la simple forme des phénomènes, seule chose que la sensibilité puisse fournir à priori. Il résultera de cette recherche qu’il y a deux formes pures de l’intuition sensible, comme principes de la connaissance à priori, savoir l’espace et le temps. Nous allons les examiner. ### Première section De l’espace #### § 2 Exposition métaphysique du concept de l’espace. Au moyen de cette propriété de notre esprit qui est le sens extérieur, nous nous représentons certains objets comme étant hors de nous et placés tous dans l’espace. C’est là que leur figure, leur grandeur et leurs rapports réciproques sont déterminés ou peuvent l’être. Le sens interne, au moyen duquel l’esprit s’aperçoit lui-même, ou aperçoit son état intérieur, ne nous donne sans doute aucune intuition de l’âme elle-même comme objet ; mais il faut admettre ici une forme déterminée qui seule rend possible l’intuition de son état interne et d’après laquelle tout ce qui appartient à ses déterminations intérieures est représenté suivant des rapports de temps. Le temps ne peut pas être perçu extérieurement, pas plus que l’espace ne peut l’être comme quelque chose en nous. Qu’est-ce donc que l’espace et le temps ? sont-ce des êtres réels ? Sont-ce seulement des déterminations ou même de simples rapports des choses ? Et ces rapports sont-ils de telle nature qu’ils ne cesseraient pas de subsister entre les choses, alors même qu’ils ne seraient pas perçus ? Ou bien dépendent-ils uniquement de la forme de l’intuition, et par conséquent de la constitution subjective de notre esprit, sans laquelle ces prédicats ne pourraient être attribués à aucune chose ? Pour répondre à ces questions, examinons d’abord le concept de l’espace. J’entends par exposition (expositio) la représentation claire (quoique non détaillée) de ce qui appartient à un concept ; cette exposition est métaphysique lorsqu’elle contient ce qui montre le concept comme donné à priori. 1. L’espace n’est pas un concept empirique, dérivé d’expériences extérieures. En effet, pour que je puisse rapporter certaines sensations à quelque chose d’extérieur à moi (c’est-à-dire à quelque chose placé dans un autre lieu de l’espace que celui où je me trouve), et, de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en dehors et à côté les unes des autres, et par conséquent comme n’étant pas seulement différentes, mais placées en des lieux différents, il faut que la représentation de l’espace existe déjà en moi. Cette représentation ne peut donc être tirée par l’expérience des rapports des phénomènes extérieurs ; mais cette expérience extérieure n’est elle-même possible qu’au moyen de cette représentation. 2. L’espace est une représentation nécessaire, à priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. Il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il ne s’y trouve pas d’objets. Il est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il n’est autre chose qu’une représentation à priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes extérieurs. 3. L’espace n’est donc pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept universel de rapports de choses en général, mais une intuition pure. En effet, d’abord on ne peut se représenter qu’un seul espace ; et, quand on parle de plusieurs espaces, on n’entend par là que les parties d’un seul et même espace. Ces parties ne sauraient non plus être antérieures à cet espace unique qui comprend tout, comme si elles en étaient les éléments (et qu’elles le constituassent par leur assemblage) ; elles ne peuvent, au contraire, être conçues qu’en lui. Il est essentiellement un ; la diversité que nous y reconnaissons, et par conséquent le concept universel d’espaces en général ne reposent que sur des limitations. Il suit de là qu’une intuition à priori (non empirique) sert de fondement à tous les concepts que nous en formons. C’est ainsi que tous les principes géométriques, comme celui-ci, par exemple, que, dans un triangle, deux côtés pris ensemble sont plus grands que le troisième, ne sortent pas avec leur certitude apodictique des concepts généraux de ligne et de triangle, mais de l’intuition, et d’une intuition à priori. 4. L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée. Il faut regarder tout concept comme une représentation contenue elle-même dans une multitude infinie de représentations diverses possibles (dont elle est le signe commun) ; mais nul concept ne peut, comme tel, être considéré comme contenant une multitude infinie de représentations. Or c’est pourtant ainsi que nous concevons l’espace (car toutes les parties de l’espace coexistent à l’infini). La représentation originaire de l’espace est donc une intuition à priori, et non pas un concept. #### § 3 Exposition transcendentale du concept de l’espace. Montrer comment un certain concept est un principe qui explique la possibilité d’autres connaissances synthétiques à priori, voilà ce que j’appelle en faire une exposition transcendentale. Or cela suppose deux choses : 1ᵒ que des connaissances de cette nature dérivent réellement du concept donné ; 2ᵒ que ces connaissances ne sont possibles que suivant le mode d’explication tiré de ce concept. La géométrie est une science qui détermine synthétiquement, et pourtant à priori, les propriétés de l’espace. Que doit donc être la représentation de l’espace pour qu’une telle connaissance en soit possible ? Il faut qu’elle soit originairement une intuition ; car il est impossible de tirer d’un simple concept des propositions qui le dépassent, comme cela arrive pourtant en géométrie (Introduction, V). Mais cette intuition doit se trouver en nous à priori, c’est-à-dire antérieurement à toute perception d’un objet, et, par conséquent, être pure et non empirique. En effet, les propositions géométriques, comme celle-ci, par exemple : l’espace n’a que trois dimensions, sont toutes apodictiques, c’est-à-dire qu’elles impliquent la conscience de leur nécessité ; elles ne peuvent donc être des jugements empiriques ou d’expérience, ni en dériver (Introduction, II). Mais comment peut-il y avoir dans l’esprit une intuition extérieure qui précède les objets mêmes, et qui en détermine à priori le concept. Cela ne peut évidemment arriver qu’autant qu’elle ait son siège dans le sujet comme la propriété formelle de la capacité qu’il a d’être affecté par des objets et d’en recevoir ainsi une représentation immédiate, c’est-à-dire une intuition, par conséquent comme forme du sens extérieur en général. Notre explication fait donc comprendre la possibilité de la géométrie comme connaissance synthétique à priori. Tout mode d’explication qui n’offre pas cet avantage peut être à ce signe très-sûrement distingué du nôtre, quelque ressemblance qu’il puisse avoir avec lui en apparence. #### Conséquences tirées de ce qui précède A. L’espace ne représente aucune propriété des choses, soit qu’on les considère en elles-mêmes ou dans leurs rapports entre elles. En d’autres termes, il ne représente aucune détermination qui soit inhérente aux objets mêmes et qui subsiste abstraction faite de toutes les conditions subjectives de l’intuition. En effet, il n’y a point de déterminations, soit absolues, soit relatives, qui puissent être aperçues antérieurement à l’existence des choses auxquelles elles appartiennent, et, par conséquent, à priori. B. L’espace n’est autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la seule condition subjective de la sensibilité sous laquelle soit possible pour nous une intuition extérieure. Or, comme la réceptivité en vertu de laquelle le sujet peut être affecté par des objetsprécède nécessairement toutes les intuitions de ces objets, on comprend aisément comment la forme de tous ces phénomènes peut être donnée dans l’esprit antérieurement à toutes les perceptions réelles, par conséquent à priori, et comment, étant une intuition pure où tous les objets doivent être déterminés, elle peut contenir antérieurement à toute expérience les principes de leurs rapports. Nous ne pouvons donc parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme. Que si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire être affectés par les objets, la représentation de l’espace ne signifie plus absolument rien. Les choses ne reçoivent ce prédicat qu’autant qu’elles nous apparaissent, c’est-à-dire comme objets de la sensibilité. La forme constante de cette réceptivité que nous nommons sensibilité, est la condition nécessaire de tous les rapports où nous percevons les objets comme extérieurs à nous ; et, si l’on fait abstraction de ces objets, elle est une intuition pure, qui prend le nom d’espace. Comme nous ne saurions voir dans les conditions particulières de la sensibilité les conditions de la possibilité des choses mêmes, mais celles seulement de leurs manifestations, nous pouvons bien dire que l’espace contient toutes les choses qui peuvent nous apparaître extérieurement, mais non pas toutes ces choses en elles-mêmes, qu’elles soient ou non perçues et quel que soit le sujet qui les perçoive. En effet, nous ne saurions juger des intuitions que peuvent avoir d’autres êtres pensants, et savoir si elles sont soumises aux conditions qui limitent les nôtres et qui ont pour nous une valeur universelle. Que si au concept qu’a le sujet, nous joignons un jugement restrictif, alors notre jugement a une valeur absolue. Cette proposition : toutes les choses sont juxtaposées dans l’espace, n’a de valeur qu’avec cette restriction, que ces choses soient prises comme objets de notre intuition sensible. Si donc j’ajoute ici la condition au concept, et que je dise : toutes les choses, en tant que phénomènes extérieurs, sont juxtaposées dans l’espace, cette règle a une valeur universelle et sans restriction. Notre examen de l’espace nous en montre donc la réalité (c’est-à-dire la valeur objective) au point de vue de la perception des choses comme objets extérieurs ; mais il nous en révèle aussi l’idéalité au point de vue de la raison considérant les choses en elles-mêmes, c’est-à-dire abstraction faite de la constitution de notre sensibilité. Nous affirmons donc la réalité empirique de l’espace (relativement à toute expérience extérieure possible) ; mais nous en affirmons aussi l’idéalité transcendentale, c’est-à-dire la non-existence, dès que nous laissons de côté les conditions de la possibilité de toute expérience, et que nous nous demandons s’il peut servir de fondement aux choses en soi. D’un autre côté, outre l’espace, il n’y a pas d’autre représentation subjective et se rapportant à quelque chose d’extérieur, qui puisse être appelée objective à priori. Il n’est, en effet, aucune de ces représentations d’où l’on puisse tirer des propositions synthétiques à priori, comme celles qui dérivent de l’intuition de l’espace, § 3. Aussi, à parler exactement, n’ont-elles aucune espèce d’idéalité, encore qu’elles aient ceci de commun avec la représentation de l’espace, de dépendre uniquement de la constitution subjective de la sensibilité, par exemple de la vue, de l’ouïe, du tact ; mais les sensations des couleurs, des sons, de la chaleur, étant de pures sensations et non des intuitions, ne nous font connaître par elles-mêmes aucun objet, du moins à priori. Le but de cette remarque est d’empêcher qu’on ne s’avise de vouloir expliquer l’idéalité attribuée à l’espace par des exemples entièrement insuffisants, comme les couleurs, les saveurs, etc., que l’on regarde avec raison, non comme des propriétés des choses, mais comme de pures modifications du sujet, et qui peuvent être fort différentes suivant les différents individus. En effet, dans ce dernier cas, ce qui n’est originairement qu’un phénomène, par exemple une rose, a, dans le sens empirique, la valeur d’une chose en soi, bien que, quant à la couleur, elle puisse paraître différente aux différents yeux. Au contraire, le concept transcendental des phénomènes dans l’espace nous suggère cette observation critique que rien en général de ce qui est perçu dans l’espace n’est une chose en soi, et que l’espace n’est pas une forme des choses considérées en elles-mêmes, mais que les objets ne nous sont pas connus en eux-mêmes, et que ce que nous nommons objets extérieurs consiste dans de simples représentations de notre sensibilité, dont l’espace est la forme, mais dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la chose en soi, n’est pas et ne peut pas être connu par là. Aussi bien ne s’en enquiert-on jamais dans l’expérience. ### Deuxième section Du temps #### § 4 Exposition métaphysique du concept du temps 1. Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait à priori de fondement. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons nous représenter une chose comme existant dans le même temps qu’une autre (comme simultanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la précédant ou lui succédant). 2. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoique l’on puisse bien les retrancher du temps par la pensée. Le temps est donc donné à priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. 3. Sur cette nécessité se fonde aussi à priori la possibilité de principes apodictiques concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension ; des temps différents ne sont pas simultanés, mais successifs (tandis que des espaces différents ne sont pas successifs, mais simultanés). Ces principes ne peuvent pas être tirés de l’expérience, car celle-ci ne saurait donner ni absolue généralité, ni certitude apodictique. Il faudrait se borner à dire : voilà ce qu’enseigne l’observation générale, et non voilà ce qui doit être. Ils ont donc la valeur de règles servant en général à rendre possible l’expérience ; bien loin que celle-ci nous les enseigne, ce sont eux qui nous instruisent à son sujet. 4. Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sensible. Les temps différents ne sont que des parties d’un même temps. Une représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. Aussi cette proposition, que des temps différents ne peuvent exister simultanément, ne saurait-elle dériver d’un concept général. Elle est synthétique, et ne peut être uniquement tirée de concepts. Elle est donc immédiatement contenue dans l’intuition et dans la représentation du temps. 5. L’infinité du temps ne signifie rien autre chose, sinon que toute quantité déterminée du temps n’est possible que comme circonscription d’un temps unique qui lui sert de fondement. Il faut donc que la représentation originaire du temps soit donnée comme illimitée. Or, quand les parties mêmes d’une chose, quand toutes les quantités d’un objet ne peuvent être représentées et déterminées qu’au moyen d’une limitation de cet objet, alors la représentation entière ne peut être donnée par des concepts (car ceux-ci ne contiennent que des représentations partielles), mais il y a une intuition immédiate qui leur sert de fondement. #### § 5 Exposition transcendentale du concept du temps Je me borne à renvoyer le lecteur au nᵒ 3, où, pour plus de brièveté, j’ai placé sous le titre d’exposition métaphysique ce qui est proprement transcendental. J’ajouterai seulement ici que le concept du changement, ainsi que celui du mouvement (comme changement de lieu) ne sont possibles que par et dans la représentation du temps, et que, si cette représentation n’était pas une intuition (interne) à priori, nul concept, quel qu’il fût, ne pourrait nous faire comprendre la possibilité d’un changement, c’est-à-dire d’une liaison de prédicats contradictoirement opposés dans un seul et même objet (par exemple, l’existence d’une chose dans un lieu et la non-existence de cette même chose dans le même lieu). Ce n’est que dans le temps, c’est-à-dire successivement, que deux modes contradictoirement opposés peuvent convenir à une même chose. Notre concept du temps explique donc la possibilité de toutes les connaissances synthétiques à priori que contient la théorie générale du mouvement, qui n’est pas peu féconde. #### § 6 Conséquences tirées de ce qui précède A. Le temps n’est pas quelque chose qui existe par soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu’il fût quelque chose qui existât réellement sans objet réel ; dans le second, étant un mode ou un ordre inhérent aux choses mêmes, il ne pourrait être la condition préalable de la perception des objets, et nous être donné ou connu à priori par des propositions synthétiques. Rien n’est plus facile, au contraire, si le temps n’est que la condition subjective de toutes les intuitions que nous pouvons avoir. Alors, en effet, cette forme de l’intuition interne peut être représentée antérieurement aux objets, et par conséquent à priori. B. Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n’appartient ni à la figure, ni à la position, etc. ; mais il détermine lui-même le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément parce que cette intuition intérieure n’offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut par l’analogie : nous représentons la suite du temps par une ligne qui s’étend à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. On voit aussi par là que la représentation du temps est une intuition, puisque toutes ses relations peuvent être exprimées par une intuition extérieure. C. Le temps est la condition formelle à priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition à priori qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles aient ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est la condition à priori de tout phénomène en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes extérieurs. Si je puis dire à priori que tous les phénomènes extérieurs sont dans l’espace et qu’ils sont déterminés à priori suivant les relations de l’espace, je puis dire d’une manière tout à fait générale du principe du sens interne, que tous les phénomènes en général, c’est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu’ils sont nécessairement soumis aux relations du temps. Si nous faisons abstraction de notre mode d’intuition interne et de la manière dont (au moyen de cette intuition) nous embrassons aussi toutes les intuitions externes dans notre faculté de représentation, et si, par conséquent, nous prenons les objets comme ils peuvent être en eux-mêmes, alors le temps n’est rien. Il n’a de valeur objective que relativement aux phénomènes, parce que les phénomènes sont des choses que nous regardons comme des objets de nos sens ; mais cette valeur objective disparaît dès qu’on fait abstraction de la sensibilité de notre intuition, ou de ce mode de représentation qui nous est propre, et que l’on parle des choses en général. Le temps n’est donc autre chose qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (laquelle est toujours sensible, c’est-à-dire ne se produit qu’autant que nous sommes affectés par des objets) ; en lui-même, en dehors du sujet, il n’est rien. Il n’en est pas moins nécessairement objectif par rapport à tous les phénomènes, par conséquent aussi à toutes les choses que peut nous offrir l’expérience. On ne peut pas dire que toutes les choses sont dans le temps, puisque dans le concept des choses en général, on fait abstraction de toute espèce d’intuition de ces choses, et que l’intuition est la condition particulière qui fait rentrer le temps dans la représentation des objets ; mais, si l’on ajoute la condition au concept et que l’on dise : toutes les choses, en tant que phénomènes (en tant qu’objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, ce principe a dans ce sens une véritable valeur objective, et il est universel à priori. Toutes ces considérations établissent donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective relativement à tous les objets qui peuvent jamais s’offrir à nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible, il ne peut jamais y avoir d’objet donné dans l’expérience, qui ne rentre sous la condition du temps. Nous n’admettons donc pas que le temps puisse prétendre à une réalité absolue, comme si, même abstraction faite de la forme de notre intuition sensible, il appartenait absolument aux choses à titre de condition ou de propriété. Ces sortes de propriétés qui appartiennent aux choses en soi ne sauraient jamais d’ailleurs nous être données par les sens. Il faut donc admettre l’idéalité transcendentale du temps, en ce sens que, si l’on fait abstraction des conditions subjectives de l’intuition sensible, il n’est plus rien, et qu’il ne peut être attribué aux choses en soi (indépendamment de leur rapport avec notre intuition), soit à titre de substance, soit à titre de qualité. Mais cette idéalité, de même que celle de l’espace, n’a rien de commun avec les subreptions de la sensation : dans ce cas, on suppose que le phénomène même auquel appartiennent tels ou tels attributs a une réalité objective, tandis que cette réalité disparaît entièrement ici, à moins qu’on ne veuille parler d’une réalité empirique, c’est-à-dire d’une réalité qui, dans l’objet, ne s’applique qu’au phénomène. Voyez plus haut, sur ce point, la remarque de la première section. #### § 7 Explication Cette théorie qui attribue au temps une réalité empirique, mais qui lui refuse la réalité absolue et transcendentale, a soulevé chez des esprits pénétrants une objection si uniforme que j’en conclus que la même objection doit naturellement venir à la pensée de tout lecteur à qui ces considérations ne sont pas familières. Voici comment elle se formule : il y a des changements réels (c’est ce que prouve la succession de nos propres représentations, dût-on nier tous les phénomènes extérieurs ainsi que leurs changements) ; or les changements ne sont possibles que dans le temps ; donc le temps est quelque chose de réel. La réponse ne présente aucune difficulté. J’accorde l’argument tout entier. Oui, le temps est quelque chose de réel ; c’est en effet la forme réelle de l’intuition interne. Il a donc une réalité objective par rapport à l’expérience intérieure, c’est-à-dire que j’ai réellement la représentation du temps et de mes représentations dans le temps. Il ne doit donc pas être réellement considéré comme un objet, mais comme un mode de représentation de moi-même en tant qu’objet. Que si je pouvais avoir l’intuition de moi-même ou d’un autre être indépendamment de cette condition de la sensibilité, ces mêmes déterminations que nous nous représentons actuellement comme des changements nous donneraient une connaissance où ne se trouverait plus la représentation du temps, et par conséquent aussi du changement. Il a donc bien une réalité empirique, comme condition de toutes nos expériences ; mais, d’après ce que nous venons de dire, on ne saurait lui accorder une réalité absolue. Il n’est autre chose que la forme de notre intuition interne. Si l’on retranche de cette intuition la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept du temps disparaît aussi, car il n’est point inhérent aux choses mêmes, mais seulement au sujet qui les perçoit. Quelle est donc la cause, pourquoi cette objection a été faite si unanimement, et par des hommes qui n’ont rien d’évident à opposer à la doctrine de l’idéalité de l’espace ? C’est qu’ils n’espéraient pas pouvoir démontrer apodictiquement la réalité absolue de l’espace, arrêtés qu’ils étaient par l’idéalisme, suivant lequel la réalité des objets extérieurs n’est susceptible d’aucune démonstration rigoureuse, tandis que celle de l’objet de nos sens intérieurs (de moi-même et de mon état) leur paraissait immédiatement révélée par la conscience. Les objets extérieurs, pensaient-ils, pourraient bien n’être qu’une apparence, mais le dernier est incontestablement quelque chose de réel. Ils ne songeaient pas que ces deux sortes d’objets, quelque réels qu’ils soient à titre de représentations, ne sont cependant que des phénomènes, et que le phénomène doit toujours être envisagé sous deux points de vue : l’un, où l’objet est considéré en lui-même (indépendamment de la manière dont nous l’apercevons, mais où par cela même sa nature reste toujours pour nous problématique) ; l’autre, où l’on a égard à la forme de l’intuition de cet objet, laquelle doit être cherchée dans le sujet auquel l’objet apparaît, non dans l’objet lui-même, mais n’en appartient pas moins réellement et nécessairement au phénomène qui manifeste cet objet. Le temps et l’espace sont donc deux sources où peuvent être puisées à priori diverses connaissances synthétiques, comme les mathématiques pures en donnent un exemple éclatant relativement à la connaissance de l’espace et de ses rapports. C’est qu’ils sont tous deux ensemble des formes pures de toute intuition sensible, et rendent ainsi possibles certaines propositions synthétiques à priori. Mais ces sources de connaissances à priori se déterminent leurs limites par là même (par cela seul qu’elles ne sont que des conditions de la sensibilité), c’est-à-dire qu’elles ne se rapportent aux objets qu’autant qu’ils sont considérés comme phénomènes et non comme des choses en soi. Les phénomènes forment le seul champ où elles aient de la valeur ; en dehors de là, il n’y a aucun usage objectif à en faire. Cette espèce de réalité que j’attribue à l’espace et au temps laisse d’ailleurs intacte la certitude de la connaissance expérimentale ; car cette connaissance reste toujours également certaine, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses mêmes ou seulement à notre intuition des choses. Au contraire, ceux qui soutiennent la réalité absolue de l’espace et du temps, qu’ils les regardent comme des substances ou comme des qualités, ceux-là se mettent en contradiction avec les principes de l’expérience. En effet, s’ils se décident pour le premier parti (comme le font ordinairement les physiciens mathématiciens), il leur faut admettre comme éternels et infinis et comme existants par eux-mêmes deux non-êtres (l’espace et le temps), qui (sans être eux-mêmes quelque chose de réel) n’existent que pour renfermer en eux tout ce qui est réel. Que s’ils suivent le second parti (comme font quelques physiciens métaphysiciens), c’est-à-dire si l’espace et le temps sont pour eux certains rapports des phénomènes (des rapports de juxtaposition ou de succession) abstraits de l’expérience, mais confusément représentés dans cette abstraction, il faut qu’ils contestent aux doctrines à priori des mathématiques touchant les choses réelles (par exemple dans l’espace), leur valeur ou au moins leur certitude apodictique, puisqu’une pareille certitude ne saurait être à posteriori, et que, dans leur opinion, les concepts à priori d’espace et de temps sont de pures créations de l’imagination, dont la source doit être réellement cherchée dans l’expérience. C’est en effet, selon eux, avec des rapports abstraits de l’expérience que l’imagination a formé quelque chose qui représente bien ce qu’il y a en elle de général, mais qui ne saurait exister sans les restrictions qu’y attache la nature. Ceux qui adoptent la première opinion ont l’avantage de laisser le champ des phénomènes ouvert aux propositions mathématiques ; mais ils sont singulièrement embarrassés par ces mêmes conditions, dès que l’entendement veut sortir de ce champ. Les seconds ont, sur ce dernier point, l’avantage de n’être point arrêtés par les représentations de l’espace et du temps, lorsqu’ils veulent juger des objets dans leur rapport avec l’entendement et non comme phénomènes ; mais ils ne peuvent ni rendre-compte de la possibilité des connaissances mathématiques à priori (puisqu’il leur manque une véritable intuition objective à priori), ni établir un accord nécessaire entre les lois de l’expérience et ces assertions. Or ces deux difficultés disparaissent dans notre théorie, qui explique la véritable nature de ces deux formes originaires de la sensibilité. Il est clair que l’esthétique transcendentale ne peut rien contenir de plus que ces deux éléments, à savoir l’espace et le temps, puisque tous les autres concepts appartenant à la sensibilité supposent quelque chose d’empirique. Le concept même du mouvement, qui réunit les deux éléments, ne fait pas exception à cette règle. En effet il présuppose la perception de quelque chose de mobile. Or, dans l’espace considéré en soi, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose que l’expérience seule peut trouver dans l’espace, par conséquent une donnée empirique. L’esthétique transcendentale ne saurait non plus compter parmi des données à priori le concept du changement, car ce n’est pas le temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est dans le temps. Ce concept suppose donc la perception d’une certaine chose et de la succession de ses déterminations, par conséquent l’expérience. #### § 8 Remarques générales sur l’esthétique transcendentale I. Il est d’abord nécessaire d’expliquer aussi clairement que possible notre opinion sur la constitution de la connaissance sensible en général, afin de prévenir tout malentendu à ce sujet. Ce que nous avons voulu dire, c’est donc que toutes nos intuitions ne sont autre chose que des représentations de phénomènes ; c’est que les choses que nous percevons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les percevons, et que leurs rapports ne sont pas non plus réellement ce qu’ils nous apparaissent ; c’est que, si nous faisons abstraction de notre sujet ou seulement de la constitution subjective de nos sens en général, toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouissent, parce que rien de tout cela, comme phénomène, ne peut exister en soi, mais seulement en nous. Quant à la nature des objets considérés en eux-mêmes et indépendamment de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure entièrement inconnue. Nous ne connaissons rien de ces objets que la manière dont nous les percevons ; et cette manière, qui nous est propre, peut fort bien n’être pas nécessaire à tous les êtres, bien qu’elle le soit à tous les hommes. Nous n’avons affaire qu’à elle. L’espace et le temps en sont les formes pures ; la sensation en est la matière générale. Nous ne pouvons connaître ces formes qu’à priori, c’est-à-dire avant toute perception réelle, et c’est pourquoi on les appelle des intuitions pures ; la sensation au contraire est l’élément d’où notre connaissance tire son nom de connaissance à posteriori, c’est-à-dire d’intuition empirique. Celles-là sont nécessairement et absolument inhérentes à notre sensibilité, quelle que puisse être la nature de nos sensations ; celles-ci peuvent être très-différentes. Quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté, nous n’en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature même des objets. Car en tous cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d’espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c’est ce qui nous est impossible même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée. Prétendre que toute notre sensibilité n’est qu’une représentation confuse des choses, qui contient absolument tout ce qu’il y a dans ces choses mêmes, mais sous la forme d’un assemblage de signes et de représentations partielles que nous ne distinguons pas nettement les unes des autres, c’est dénaturer les concepts de sensibilité et de phénomène, et en rendre toute la théorie inutile et vide. La différence entre une représentation obscure et une représentation claire est purement logique et ne porte pas sur le contenu. Le concept du droit, par exemple, dont se sert toute saine intelligence, contient, sans doute, tout ce que peut en tirer la plus subtile spéculation ; seulement, dans l’usage vulgaire et pratique qu’on en fait, on n’a pas conscience des diverses idées renfermées dans ce concept. Mais on ne peut pas dire pour cela que le concept vulgaire soit sensible et ne désigne qu’un simple phénomène ; car le droit ne saurait être un objet de perception, mais le concept en réside dans l’entendement et représente une qualité (la qualité morale) des actions, qu’elles doivent posséder en elles-mêmes. Au contraire, la représentation d’un corps dans l’intuition ne contient rien qui puisse appartenir à un objet considéré en lui-même, mais seulement la manifestation de quelque chose et la manière dont nous en sommes affectés. Or cette réceptivité de notre capacité de connaître, que l’on nomme sensibilité, demeurerait toujours profondément distincte de la connaissance de l’objet en soi, quand même on parviendrait à pénétrer le phénomène jusqu’au fond. La philosophie de Leibnitz et de Wolf a donc assigné à toutes les recherches sur la nature et l’origine de nos connaissances un point de vue tout à fait faux, en considérant la différence entre la sensibilité et l’entendement comme purement logique, tandis qu’elle est évidemment transcendentale et qu’elle ne porte pas seulement sur la clarté ou l’obscurité de la forme, mais sur l’origine et le contenu du fond. Ainsi, on ne peut dire que la sensibilité nous fasse connaître obscurément la nature des choses en soi, puisqu’elle ne nous la fait pas connaître du tout ; et, dès que nous faisons abstraction de notre constitution subjective, l’objet représenté, avec les propriétés que lui attribuait l’intuition sensible, ne se trouve plus et ne peut plus se trouver nulle part, puisque c’est justement cette constitution subjective qui détermine la forme de cet objet comme phénomène. Nous distinguons bien d’ailleurs dans les phénomènes ce qui est essentiellement inhérent à l’intuition de ces phénomènes et a une valeur générale pour tout sens humain, de ce qui ne s’y rencontre qu’accidentellement et ne dépend pas de la constitution générale de la sensibilité, mais de la disposition particulière ou de l’organisation de tel ou tel sens. On dit de la première espèce de connaissance qu’elle représente l’objet en soi, et, de la seconde, qu’elle n’en représente que le phénomène. Mais cette distinction est purement empirique. Si l’on s’en tient là (comme il arrive ordinairement), et que l’on ne considère pas à son tour (ainsi qu’il convient de le faire) cette intuition empirique comme un pur phénomène, où l’on ne trouve plus rien qui appartienne à l’objet en soi, alors notre distinction transcenclentale s’évanouit, et nous croyons connaître les choses en elles-mêmes, bien que, même dans nos plus profondes recherches sur les objets du monde sensible, nous n’ayons jamais affaire qu’à des phénomènes. Ainsi, par exemple, si nous appelons l’arc-en-ciel, qui se montre dans une pluie mêlée de soleil, un pur phénomène, et cette pluie une chose en soi, cette manière de parler est exacte, pourvu que nous entendions la pluie dans un sens physique, c’est-à-dire comme une chose qui, dans l’expérience générale, est déterminée de telle manière et non autrement au regard de l’intuition, quelles que soient d’ailleurs les diverses dispositions des sens. Mais, si nous prenons ce phénomène empirique d’une manière générale, et que, sans nous occuper de son accord avec tout sens humain, nous demandions s’il représente aussi un objet en soi (je ne dis pas des gouttes de pluie, car elles sont déjà, comme phénomènes, des objets empiriques), la question qui porte sur le rapport de la représentation à l’objet devient alors transcendentale. Non-seulement ces gouttes de pluie sont de purs phénomènes, mais même leur forme ronde et jusqu’à l’espace où elles tombent ne sont rien en soi ; ce ne sont que des modifications ou des dispositions de notre intuition sensible. Quant à l’objet transcendental, il nous demeure inconnu. Une seconde remarque importante à faire sur notre esthétique transcendentale, c’est qu’elle ne se recommande pas seulement à titre d’hypothèse vraisemblable, mais qu’elle est aussi certaine et aussi indubitable qu’on peut l’exiger d’une théorie qui doit servir d’organum. Pour mettre cette certitude dans tout son jour, prenons quelque cas qui en montre la valeur d’une manière éclatante et jette une nouvelle lumière sur ce qui a été exposé § 3. Supposez que l’espace et le temps existent en soi objectivement et comme conditions de la possibilité des choses elles-mêmes, une première difficulté se présente. Nous formons à priori sur l’un et sur l’autre, mais particulièrement sur l’espace, un grand nombre de propositions apodictiques et synthétiques ; prenons-le donc ici principalement pour exemple. Puisque les propositions de la géométrie sont connues synthétiquement à priori et avec une certitude apodictique, je demande où vous prenez ces propositions et sur quoi s’appuie notre entendement pour s’élever à ces vérités absolument nécessaires et universellement valables. On ne saurait y arriver qu’au moyen des concepts ou des intuitions, et les uns et les autres nous sont donnés soit à priori, soit à posteriori. Or les concepts empiriques et l’intuition empirique sur laquelle ils se fondent ne peuvent nous fournir d’autres propositions synthétiques que celles qui sont purement empiriques, et qui, à titre de propositions expérimentales, ne peuvent avoir cette nécessité et cette universalité qui caractérisent toutes les propositions de la géométrie. Reste le premier moyen, celui qui consiste à s’élever à ces connaissances au moyen de simples concepts ou d’intuitions à priori ; mais il est clair que de simples concepts on ne peut tirer aucune connaissance synthétique, mais seulement des connaissances analytiques. Prenez, par exemple, cette proposition : deux lignes droites ne peuvent renfermer aucun espace, et, par conséquent, former aucune figure, et cherchez à la dériver du concept de la ligne droite et de celui du nombre deux. Prenez encore, si vous voulez, cette autre proposition, qu’avec trois lignes droites on peut former une figure, et essayez de la tirer de ces mêmes concepts. Tous vos efforts seront vains, et vous vous verrez forcés de recourir à l’intuition, comme le fait toujours la géométrie. Vous vous donnez donc un objet dans l’intuition ; mais de quelle espèce est cette intuition ? Est-ce une intuition pure à priori, ou une intuition empirique ? Si c’était une intuition empirique, nulle proposition universelle, et à plus forte raison nulle proposition apodictique n’en pourrait sortir ; car l’expérience n’en saurait jamais fournir de ce genre. C’est donc à priori que vous devez vous donner votre objet dans l’intuition, pour y fonder votre proposition synthétique. S’il n’y avait point en vous une faculté d’intuition à priori ; si cette condition subjective relative à la forme n’était pas en même temps la condition universelle à priori qui seule rend possible l’objet de cette intuition (extérieure) même ; si l’objet (le triangle) était quelque chose en soi indépendamment de son rapport avec nous ; comment pourriez-vous dire que ce qui est nécessaire dans vos conditions subjectives pour construire un triangle doit aussi nécessairement se trouver dans le triangle en soi ? En effet, vous ne pouvez ajouter à vos concepts (de trois lignes) aucun élément nouveau (la figure) qui doive nécessairement se trouver dans l’objet, puisque cet objet est donné antérieurement à votre connaissance et non par cette connaissance. Si donc l’espace (et cela s’applique aussi au temps) n’était pas une pure forme de votre intuition contenant les conditions à priori qui seules font que les choses peuvent être pour vous des objets extérieurs, lesquels, sans ces conditions subjectives, ne sont rien en soi, vous ne pourriez absolument porter aucun jugement synthétique à priori sur les objets extérieurs. Il est donc indubitablement certain, et non pas seulement possible ou vraisemblable, que l’espace et le temps, comme conditions nécessaires de toute expérience (externe et interne) ne sont que des conditions purement subjectives de toutes nos intuitions ; qu’à ce point de vue tous les objets sont de purs phénomènes et non des choses données de cette façon telles qu’elles sont en soi ; enfin que nous pouvons dire à priori beaucoup de choses touchant la forme de ces objets, mais pas la moindre sur les objets en soi qui peuvent servir de fondement à ces phénomènes. II. À l’appui de cette théorie de l’idéalité du sens extérieur aussi bien qu’intérieur, et par conséquent de tous les objets des sens, comme purs phénomènes, on peut faire encore une importante remarque : c’est que tout ce qui dans notre connaissance appartient à l’intuition (je ne parle pas par conséquent du sentiment du plaisir ou de la peine et de la volonté, qui ne sont pas des connaissances), ne contient que de simples rapports, des rapports de lieux dans une intuition (étendue), des rapports de changement de lieu (mouvement), et des lois qui déterminent ce changement (forces motrices). Mais ce qui est présent dans le lieu ou ce qui agit dans les choses mêmes en dehors du changement de lieu n’est point donné par là. Or de simples rapports ne font point connaître une chose en soi ; par conséquent il est bien permis de penser que, comme le sens extérieur ne nous donne autre chose que de simples représentations de rapports, il ne peut lui-même renfermer dans sa représentation que le rapport d’un objet au sujet, et non ce qui appartient véritablement à l’objet en soi. Il en est de même de l’intuition interne. Outre que les représentations des sens extérieurs constituent la matière propre dont nous remplissons notre esprit, le temps où nous plaçons ces représentations, et qui lui-même précède la conscience que nous en avons dans l’expérience et leur sert de fondement comme condition formelle de notre manière de les disposer dans l’esprit, le temps, dis-je, renferme déjà des rapports de succession ou de simultanéité et celui du simultané avec le successif (du permanent). Or ce qui peut être, comme représentation, antérieur à tout acte de penser quelque chose, est l’intuition ; et, comme elle ne contient rien que des rapports, la forme de l’intuition, qui ne représente rien qu’autant que quelque chose est déjà posé dans l’esprit, ne peut être autre chose que la manière dont l’esprit est affecté par sa propre activité, ou par cette position de sa représentation, par conséquent par lui-même, c’est-à-dire un sens intérieur considéré dans sa forme. Tout ce qui est représenté par un sens est toujours à ce titre un phénomène ; et, par conséquent, ou il ne faut point admettre de sens intérieur, ou le sujet qui en est l’objet ne peut être représenté par lui que comme un phénomène, et non comme il se jugerait lui-même, si son intuition était purement spontanée, c’est-à-dire intellectuelle. Toute la difficulté ici est de savoir comment un sujet peut s’apercevoir lui-même intérieurement ; mais cette difficulté est commune à toute théorie. La conscience de soi-même (l’aperception) est la simple représentation du moi, et, si tout ce qu’il y a de divers dans le sujet nous était donné spontanément dans cette représentation, l’intuition intérieure serait alors intellectuelle. Mais, dans l’homme, cette conscience exige une perception intérieure du divers, lequel est préalablement donné dans le sujet, et le mode suivant lequel il est donné dans l’esprit sans aucune spontanéité doit à cette circonstance même son nom de sensibilité. Pour que la faculté d’avoir conscience de soi-même puisse découvrir (appréhender) ce qui est dans l’esprit, il faut que celui-ci en soit affecté : c’est à cette seule condition que nous pouvons avoir l’intuition de nous-mêmes ; mais la forme de cette intuition, existant préalablement dans l’esprit, détermine par la représentation du temps la manière dont le divers est réuni dans l’esprit. En effet, celui-ci s’aperçoit, non comme il se représenterait lui-même immédiatement en vertu de sa spontanéité, mais suivant la manière dont il est intérieurement affecté, et par conséquent tel qu’il s’apparaît à lui-même, non tel qu’il est. III. Lorsque je dis que l’intuition des choses extérieures et celles que l’esprit a de lui-même représentent, dans l’espace et dans le temps, chacune son objet, comme il affecte nos sens, c’est-à-dire comme il nous apparaît, je ne veux pas dire que ces objets soient une pure apparence. En effet, dans le phénomène, les objets et même les qualités que nous leur attribuons sont toujours regardés comme quelque chose de réellement donné ; seulement, comme ces qualités dépendent du mode d’intuition du sujet dans son rapport à l’objet donné, cet objet n’est pas comme manifestation de lui-même ce qu’il est comme objet en soi. Ainsi je ne dis pas que les corps ne font que paraître exister hors de moi, ou que mon âme semble simplement être donnée dans la conscience de moi-même, lorsque j’affirme que la qualité de l’espace et du temps, d’après laquelle je me les représente et où je place ainsi la condition de leur existence, ne réside que dans mon mode d’intuition et non dans ces objets mêmes. Ce serait ma faute si je ne voyais qu’une pure apparence dans ce que je devrais regarder comme un phénomène. Mais cela n’arrive pas avec notre principe de l’idéalité de toutes nos intuitions sensibles ; c’est au contraire en attribuant à ces formes de représentation une réalité objective qu’on ne peut échapper à l’inconvénient de tout voir converti en pure apparence. Que ceux qui regardent l’espace et le temps comme des qualités qu’il faut chercher dans les choses en soi pour en expliquer la possibilité, songent à toutes les absurdités où ils s’engagent en admettant deux choses infinies, qui ne sont ni des substances ni des qualités réellement inhérentes à des substances, mais qui doivent être pourtant quelque chose d’existant et même la condition nécessaire de l’existence de toutes choses, et qui subsisteraient alors même que toutes les choses existantes auraient disparu. Ont-ils bien le droit de reprocher à l’excellent Berkeley d’avoir réduit les corps à une pure apparence ? Dans leur système en effet, notre existence même, qui deviendrait dépendante de la réalité subsistante en soi d’un non-être tel que le temps ne serait, comme celui-ci, qu’une vaine apparence. Or c’est là une absurdité que personne jusqu’ici n’a osé se charger de soutenir. IV. Dans la théologie naturelle, où l’on conçoit un objet qui non-seulement ne peut être pour nous un objet d’intuition, mais qui ne saurait être pour lui-même l’objet d’aucune intuition sensible, on a bien soin d’écarter absolument de l’intuition qui lui est propre les conditions de l’espace et du temps (je dis de son intuition, car toute sa connaissance doit avoir ce caractère, et non celui de la pensée, qui suppose toujours des limites). Mais de quel droit peut-on procéder ainsi quand on a commencé par faire du temps et de l’espace des formes des choses en soi, et des formes telles qu’elles subsisteraient comme conditions à priori de l’existence des choses, quand même on supprimerait les choses elles-mêmes ? En effet, puisqu’elles sont les conditions de toute chose en général, elles devraient être les conditions de l’existence de Dieu. Que si l’on ne fait pas de l’espace et du temps des formes objectives de toutes choses, il ne reste plus qu’à en faire des formes subjectives de notre mode d’intuition, soit externe, soit interne. Ce mode est appelé sensible parce qu’il n’est pas originaire, c’est-à-dire tel que l’existence même de l’objet de l’intuition soit donnée par lui (un pareil mode de connaissance, autant que nous pouvons en juger, ne saurait convenir qu’à l’Être suprême), mais qu’il dépend de l’existence de l’objet, et que par conséquent il n’est possible qu’autant que la capacité représentative du sujet en est affectée. Il est nécessaire aussi de limiter à la sensibilité de l’homme ce mode d’intuition qui consiste à se représenter les choses dans l’espace et dans le temps. Il se peut que tous les êtres finis qui pensent aient nécessairement cela de commun avec l’homme (bien que nous ne soyons pas en état de décider ce point) ; malgré cette universalité, cette sorte d’intuition ne laisserait pas d’appartenir à la sensibilité, parce qu’elle est dérivée (intuitus derivatus) et non originaire (intuitus originarius), et que par conséquent elle n’est pas intellectuelle, comme celle qui, d’après la raison indiquée tout à l’heure, semble n’appartenir qu’à l’Être suprême, et non à un être dépendant quant à son existence aussi bien que quant à son intuition (laquelle détermine son existence par rapport à des objets donnés). Cette dernière remarque n’a d’ailleurs pour but que de servir d’éclaircissement et non de preuve à notre théorie esthétique. #### Conclusion de l’esthétique transcendentale Nous avons maintenant une des données requises pour la solution de ce problème général de la philosophie transcendentale : comment des proportions synthétiques à priori sont-elles possibles? Je veux parler de ces intuitions pures à priori, l’espace et le temps. Lorsque dans nos jugements à priori, nous voulons sortir du concept donné, nous y trouvons quelque chose qui peut être découvert à priori, non dans le concept, mais dans l’intuition correspondante, et qui peut être lié synthétiquement à ce concept ; mais par la même raison, les jugements que nous formons ainsi ne sauraient s’appliquer qu’aux objets des sens et n’ont de valeur que relativement aux choses d’expérience possible. ## Notes de Kant * ↑ Les Allemands sont les seuls qui se soient servis jusqu’ici du mot esthétique pour désigner ce que d’autres appellent la critique du goût. Cette expression cache une espérance, malheureusement déçue, celle qu’avait conçue l’excellent analyste Baumgarten, de ramener l’appréciation critique du beau à des principes rationnels et d’en élever les règles à la hauteur d’une science. Mais c’est là une vaine entreprise. En effet, ces règles ou criteria sont empiriques dans leurs principales sources, et par conséquent ne sauraient jamais servir de lois à priori propres à diriger le goût dans ses jugements ; c’est bien plutôt le goût qui est la véritable pierre de touche de l’exactitude des règles. Il faut donc, ou bien abandonner de nouveau cette dénomination et la réserver pour cette partie de la philosophie qui est une véritable science (par où l’on se rapprocherait du langage et de la pensée des anciens dans leur célèbre division de la connaissance en αἰσθετα (aistheta) et en νοητα (noêta)), ou bien l’employer en commun avec la philosophie spéculative, et entendre le mot esthétique partie dans un sens transcendental et partie dans un sens psychologique (a). (a) Cette fin de note est une addition de la seconde édition. * ↑ Je puis bien dire que mes représentations sont successives, mais cela signifie simplement que j’ai conscience de ces représentations comme dans une suite de temps, c’est-à-dire d’après la forme du sens intérieur. Le temps n’est pas pour cela quelque chose en soi ni même une détermination objectivement inhérente aux choses. * ↑ Les prédicats du phénomène peuvent être attribués à l’objet même dans son rapport avec notre sens, par exemple, la couleur rouge ou l’odeur à la rose ; mais l’apparence ne peut jamais être attribuée comme prédicat à l’objet, précisément parce qu’elle rapporte à l’objet en soi ce qui ne lui convient que dans son rapport avec les sens ou en général avec le sujet, comme par exemple les deux anses que l’on attribuait primitivement à Saturne. Le phénomène est quelque chose qu’il ne faut pas chercher dans l’objet en lui-même, mais toujours dans le rapport de cet objet au sujet, et qui est inséparable de la représentation que nous en avons ; ainsi c’est avec raison que les prédicats de l’espace et du temps sont attribués aux objets des sens comme tels, et il n’y a point en cela d’apparence, c’est-à-dire d’illusion. Au contraire, quand j’attribue à la rose en soi la rougeur, à Saturne des anses, ou à tous les objets extérieurs l’étendue en soi, sans avoir égard au rapport déterminé de ces objets avec le sujet et sans restreindre mon jugement en conséquence, c’est alors seulement que naît l’illusion. ## Notes du traducteur * ↑ Anschauung. * ↑ Vorstellung. * ↑ Begriff. * ↑ Vorstellungsfähigkeit. * ↑ Erscheinung. * ↑ Das Mannigfaltige. * ↑ Angeschaut. * ↑ Il y avait dans la première édition : « Éxaminons d’abord l’espace. » Le reste de l’alinéa est une addition de la seconde édition. * ↑ Erörterung. * ↑ Wenn sie dasjenige enthalt, was den Begriff, als a priori gegeben, darstellt. * ↑ Ici se plaçait, dans la première édition, un paragraphe qui a disparu dans les éditions suivantes. Le voici : « C’est sur cette nécessité à priori que se fonde la certitude apodictique de tous les principes géométriques, et la possibilité de leurs constructions à priori. En effet si cette représentation de l’espace était un concept acquis à posteriori, et puisé dans une expérience extérieure universelle, les premiers principes de la science mathématique ne seraient plus que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception, et il n’y aurait plus rien de nécessaire dans cette vérité, qu’entre deux points il ne peut y avoir qu’une ligne droite ; seulement l’expérience nous montrerait qu’il en est toujours ainsi. Ce qui est dérivé de l’expérience n’a aussi qu’une universalité comparative, celle qui vient de l’induction. Il faudrait donc se borner à dire que, d’après les observations faites jusqu’ici, on n’a point trouvé d’espace qui eût plus de trois dimensions. » * ↑ Ce paragraphe était ainsi rédigé dans la première édition, où il portait le nᵒ 5 : « L’espace est représenté donné comme une grandeur infinie. Un concept général de l’espace (qui est commun au pied aussi bien qu’à l’aune) ne peut rien déterminer quant à la grandeur. Si le progrès de l’intuition n’était pas sans limites, nul concept de rapports ne contiendrait le principe de son infinité. » * ↑ Cette exposition ne figurait pas dans la première édition. * ↑ Die Receptivitat des Subjects, von Gegendstanden afficirt zu werden. * ↑ Ihrer Erscheinungen. * ↑ La suite de cet alinéa était rédigée de la manière suivante dans la première édition : « Aussi cette condition subjective de tous les phénomènes extérieurs ne peut-elle être comparée à aucune autre. Le goût agréable d’un vin n’appartient pas aux propriétés objectives de ce vin, c’est-à-dire aux propriétés d’un objet considéré comme tel, même comme phénomène, mais à la nature particulière du sens du sujet qui en jouit. Les couleurs ne sont pas des qualités des corps à l’intuition desquels elles se rapportent, mais seulement des modifications du sens de la vue, affecté par la lumière d’une certaine façon. Au contraire, l’espace, comme condition de phénomènes extérieurs, appartient nécessairement au phénomène ou à l’intuition du phénomène. La saveur et la couleur ne sont point du tout des conditions tellement nécessaires que sans elles les choses ne pourraient devenir pour nous des objets des sens. Ce ne sont que des effets de l’organisation particulière de nos sens, liés accidentellement au phénomène. Elles ne sont donc pas non plus des représentations à priori, mais elles se fondent sur la sensation, ou même, comme une saveur agréable, sur le sentiment du plaisir (ou de la peine), c’est-à-dire sur un effet de la sensation. Aussi personne ne saurait-il avoir à priori l’idée d’une couleur ou celle d’une saveur, tandis que l’espace ne concernant que la forme pure de l’intuition et ne renfermant par conséquent aucune sensation (rien d’empirique), tous ses modes et toutes ses propriétés peuvent et doivent même être représentés à priori, pour donner lieu aux concepts des figures et de leurs rapports. Lui seul peut donc faire que les choses soient pour nous des objets extérieurs. * ↑ Cette nouvelle exposition a été ajoutée dans la seconde édition. * ↑ Der Erscheinung dieses Gegenstandes. * ↑ Undinge. * ↑ Ein empirisches Datum. * ↑ Das Recht kann gar nicht erscheinen. * ↑ Die Erscheinung von etwas. — Le mot phénomène pris dans son sens grec (φαινομενον (phainomenon)), répond bien à l’Erscheinung de Kant. Aussi l’employé-je ordinairement pour traduire cette expression ; mais ici, comme dans quelques autres cas, je lui substitue le mot manifestation, parce que je n’ose écrire : le phénomène de quelque chose, ce qui ne serait ni français ni clair. J.B. * ↑ Die Leibnitz-Wolfische Philosophie. * ↑ Il y a dans le texte : Unterschied der Sinnlichkeit vom Intellectuellen. * ↑ « Et jette… » addition de la seconde édition. * ↑ Erfahrungssatz. * ↑ Ein Vermögen a priori anzuschauen. * ↑ Tout ce qui suit jusqu’à la fin de l’esthétique est une addition de la seconde édition. * ↑ Dieses Setzen ihrer Vorstellung. * ↑ Blosse Selbsthätigkeit. * ↑ Ein blosser Schein. * ↑ Als Erscheinung von ihm selber. * ↑ Denken. * ↑ Ursprünglich.
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La Politique/Livre IV
# La Politique/Livre IV CHAPITRE I : Théorie de la république parfaite. Recherche préliminaire de la vie la plus parfaite ; division des biens dont l’homme peut jouir ; biens extérieurs, biens de l’âme ; supériorité de ces derniers ; le bonheur est toujours en proportion de la vertu ; les faits et la raison le prouvent. § 1. Quand on veut étudier la question de la république parfaite avec tout le soin qu’elle exige, il faut préciser d’abord quel est le genre de vie qui mérite surtout notre préférence. Si on l’ignore, on doit nécessairement ignorer aussi quel est le gouvernement par excellence ; car il est naturel qu’un gouvernement parfait assure aux citoyens qu’il régit, dans le cours ordinaire des choses, la jouissance du bonheur le plus parfait que comporte leur condition. Ainsi, convenons d’abord quel est le genre de vie qui serait préférable pour tous les hommes en général ; et nous verrons ensuite s’il est le même, ou s’il est différent, pour la masse et pour l’individu. § 2. Comme nous pensons avoir montré suffisamment, dans nos ouvrages exotériques, ce qu’est la vie la plus parfaite, nous appliquerons ici nos principes. Un premier point que personne ne saurait contester, parce qu’il est de toute vérité, c’est que les avantages dont l’homme peut jouir se divisant en trois classes : avantages qui sont en dehors de lui, avantages du corps, avantages de l’âme, le bonheur consiste dans la réunion de tous ces biens. Personne ne serait tenté de croire au bonheur d’un homme qui n’aurait ni courage, ni tempérance, ni justice, ni sagesse, qui tremblerait au vol d’une mouche, qui se livrerait sans réserve à ses appétits grossiers de soif et de faim, qui pour le quart d’une obole serait prêt à trahir ses amis les plus chers, et qui, non moins dégradé en fait d’intelligence, serait déraisonnable et crédule autant qu’un enfant ou un insensé. § 3. On concède sans peine tous ces points, quand on les présente ainsi. Mais dans la pratique, on ne s’accorde, ni sur la mesure, ni sur la valeur relative de ces biens. On se croit toujours assez de vertu pour peu qu’on en ait ; mais richesse, fortune, pouvoir, réputation, à tous ces biens-là, on ne veut jamais de bornes, en quelque quantité qu’on les possède. Aux hommes insatiables, nous dirons qu’ils pourraient ici se convaincre sans peine, parles faits mômes, que les biens extérieurs, loin de nous acquérir et de nous conserver les vertus, sont au contraire acquis et conservés par elles ; que le bonheur, soit qu’on le place dans les jouissances ou dans la vertu, ou bien dans l’un et l’autre à la fois, appartient surtout aux cœurs les plus purs, aux intelligences les plus distinguées, et qu’il est fait pour les hommes modérés dans l’amour de ces biens qui tiennent si peu à nous, plutôt que pour les hommes qui, possédant ces biens extérieurs fort au delà des besoins, restent pourtant si pauvres des véritables richesses. § 4. Indépendamment des faits, la raison seule suffit à bien démontrer ceci. Les biens extérieurs ont une limite comme tout autre instrument ; et les choses qu’on dit si utiles, sont précisément celles dont l’abondance nous embarrasse inévitablement, ou ne nous sert vraiment en rien. Pour les biens de l’âme, au contraire, c’est en proportion même de leur abondance qu’ils nous sont utiles, si toutefois il convient de parler d’utilité dans des choses qui sont avant tout essentiellement belles. En général, il est évident que la perfection suprême de choses que l’on compare, pour connaître la supériorité de l’une sur l’autre, est toujours en rapport direct avec la distance même où sont entre elles ces choses, dont nous étudions les qualités spéciales. Si donc l’âme, à parler d’une manière absolue et même relativement à nous, est plus précieuse que la richesse et que le corps, sa perfection et la leur seront dans une relation analogue. Suivant les lois de la nature, tous les biens extérieurs ne sont désirables que dans l’intérêt de l’âme ; et les hommes sages ne doivent les souhaiter que pour elle, tandis que l’âme ne doit jamais être considérée en vue de ces biens. § 5. Ainsi, nous regarderons comme un point parfaitement accordé, que le bonheur est toujours en proportion de la vertu et de la sagesse, et de la soumission à leurs lois, prenant ici pour témoin de nos paroles Dieu lui-même, dont la félicité suprême ne dépend pas de biens extérieurs, mais est toute en lui-même et dans l’essence de sa propre nature. Aussi, la différence du bonheur à la fortune consiste nécessairement, en ce que les circonstances fortuites et le hasard peuvent nous procurer les biens placés en dehors de l’âme, tandis que l’homme n’est ni juste ni sage au hasard ou par l’effet du hasard. Une conséquence de ce principe, appuyée sur les mêmes raisons, c’est que l’État le plus parfait est en même temps le plus heureux, et le plus prospère. Le bonheur ne peut jamais suivre le vice ; l’État non plus que l’homme ne réussit qu’à la condition de la vertu et de la sagesse ; pour l’État, le courage la sagesse, la vertu, se produisent avec la même portée, avec les mêmes formes qu’elles ont dans l’individu ; et c’est même parce que l’individu les possède, qu’il est appelé juste, sage et tempérant. Suite ; le bonheur a-t-il les mêmes éléments pour l’État que pour l’individu ? Des avantages et des inconvénients de la domination ; exemples divers de quelques peuples qui l’ont toujours ambitionnée ; condamnation de ce système politique ; la conquête ne doit pas être le but de la cité. § 1. Il nous reste à rechercher si le bonheur se constitue d’éléments identiques ou divers, pour les individus et pour l’État. Mais évidemment chacun convient que ces éléments sont identiques. Si l’on place la félicité de l’individu dans la richesse, on n’hésitera point à déclarer l’État parfaitement heureux, dès qu’il est riche ; si pour l’individu l’on estime par-dessus tout un pouvoir tyrannique, l’État sera d’autant plus heureux que sa domination sera plus vaste ; si pour l’homme on trouve la félicité suprême dans la vertu, l’État le plus sage sera également le plus fortuné. § 2. Deux points ici méritent surtout notre attention : d’abord la vie politique, la participation aux affaires de l’État, est-elle préférable pour l’individu ? Ou vaut-il mieux qu’il vive partout en étranger, et libre de tout engagement public ? Et en second lieu, quelle constitution, quel système politique doit-on adopter de préférence : ou de celui qui admet tous les citoyens sans exception au maniement des affaires, ou de celui qui, en faisant quelques exceptions, y appelle du moins la majorité ? Cette dernière question intéresse la science et la théorie politiques, qui i rie s’inquiètent pas des convenances individuelles ; et comme ce sont précisément des considérations de ce genre qui nous occupent ici, nous laisserons de côté la seconde question pour nous attacher à la première, qui formera l’objet spécial de cette portion de notre traité. § 3. D’abord, l’État le plus parfait est évidemment celui où chaque citoyen, quel qu’il soit, peut, grâce aux lois, pratiquer le mieux la vertu, et s’assurer le plus de bonheur. Tout en accordant que la vertu doit être l’objet capital de la vie, bien des gens se demandent si la vie politique et active vaut mieux qu’une vie dégagée de toute obligation extérieure, et donnée tout entière à la méditation, la seule vie qui, selon quelques-uns, soit digne du philosophe. Les partisans les plus sincères qu’ait comptés la vertu, soit de nos jours, soit autrefois, ont tous embrassé l’une ou l’autre de ces occupations, la politique ou la philosophie. § 4. Ici la vérité est de haute importance ; car tout individu, s’il est sage, et tout État aussi bien que l’individu, adoptera nécessairement la voie qui lui semblera la meilleure. Dominer ce qui nous entoure est aux yeux de quelques gens une criante injustice, si le pouvoir est exercé despotiquement ; et, quand le pouvoir est légal, s’il cesse d’être injuste, c’est pour devenir un obstacle au bonheur personnel de celui qui l’exerce. Dans une opinion diamétralement opposée, et qui a aussi ses partisans, on prétend que la vie pratique et politique est la seule qui convienne à l’homme, et que la vertu, sous toutes ses formes, n’appartient pas plus aux simples particuliers qu’à ceux qui dirigent les affaires générales de la société. § 5. Les partisans de cette opinion, adversaires de l’autre, persistent et soutiennent qu’il n’y a de félicité possible pour l’État que par la domination et le despotisme ; et de fait, dans quelques Etats, la constitution elle-même et les lois sont tournées tout entières vers la conquête des peuples voisins. Aussi, au milieu de cette confusion générale que présentent presque partout les matières législatives, si les lois ont un but unique, c’est toujours la domination. C’est ainsi qu’à Lacédémone et en Crète le système de l’éducation publique et la plupart des lois ne sont calculés que pour la guerre. Tous les peuples qui sont en position de satisfaire leur ambition, font le plus grand cas de la valeur guerrière. On peut citer les Perses, les Scythes, les Thraces, les Celtes. § 6. Souvent les lois elles-mêmes encouragent cette vertu. À Carthage, par exemple, on s’honore de porter aux doigts autant d’anneaux qu’on a fait de campagnes. Jadis aussi, en Macédoine, la loi condamnait le guerrier qui n’avait pas tué d’ennemi, à porter un licou. Chez les Scythes, la coupe, dans un certain repas solennel, circulait sans pouvoir être touchée de celui qui n’avait tué personne dans le combat. Enfin, les Ibères, race belliqueuse, plantent, sur la tombe du guerrier, autant de pieux de fer qu’il a immolé d’ennemis. On pourrait rappeler encore chez d’autres peuples bien d’autres usages du même genre, établis par les lois ou sanctionnés par les mœurs. § 7. Il suffit de quelques instants de réflexion pour trouver bien étrange qu’un homme d’État puisse jamais méditer la conquête et la domination des peuples voisins, qu’ils consentent ou non à supporter le joug. Comment l’homme politique, le législateur, devraient-ils s’occuper d’un but qui n’est pas même légitime ? C’est renverser toutes les lois que de rechercher la puissance par tous les moyens, non pas seulement de justice mais d’iniquité ; car le triomphe même peut n’être pas juste. § 8. Les sciences autres que la politique ne nous offrent rien de pareil. Le médecin et le pilote ne songent ni à persuader ni à contraindre, celui-là les malades qu’il soigne, celui-ci les passagers qu’il conduit. Mais on dirait que l’on confond généralement le pouvoir politique et le pouvoir despotique du maître ; et ce qu’on ne trouve ni équitable ni bon pour soi-même, on ne rougit pas de chercher à l’appliquer à autrui ; pour soi, l’on réclame hautement la justice ; on l’oublie complètement à l’égard des autres. § 9. Tout despotisme est illégitime, excepté quand le maître et le sujet le sont l’un et l’autre de droit naturel ; et si ce principe est vrai, il ne faut vouloir régner en maître que sur les êtres destinés au joug d’un maître, et non pas sur tous indistinctement ; de même que pour un festin ou un sacrifice, on va non pas à la chasse des hommes, mais à celle des animaux qu’on peut chasser dans cette vue, c’est-à-dire, des animaux sauvages et bons à manger. Mais certes un Etat, si l’on trouvait les moyens de l’isoler de tout autre, pourrait être heureux par lui-même, à la seule condition d’être bien administré et d’avoir de bonnes lois. Dans cette cité-là, la constitution ne sera certainement tournée ni à la guerre ni à la conquête, idées que personne n’y peut même supposer. § 10. Ainsi donc, il est clair que ces institutions guerrières, quelque belles qu’elles soient, doivent être non point le but suprême de l’État, mais seulement des moyens pour l’atteindre. Le vrai législateur ne songera qu’à donner à la cité entière, aux individus divers qui la composent, et à tous les autres membres de l’association, la pari de vertu et de bonheur qui peut leur appartenir, modifiant selon les cas le système et les exigences de ses lois : et si l’État a des voisins, la législation aura soin de prévoir les relations qu’il convient d’entretenir avec eux, et les devoirs que l’on doit remplir à leur égard. Cet objet aussi sera traité plus tard par nous comme il mérite de l’être, quand nous déterminerons quel est le but où doit tendre le gouvernement parfait. Suite : examen des deux opinions opposées qui recommandent ou qui proscrivent la vie politique ; l’activité est le véritable but de la vie, aussi bien pour les individus que pour l’État ; la véritable activité est celle de la pensée, qui prépare et gouverne les actes extérieurs. § 1. On convient, avons-nous dit, que l’objet qu’on doit rechercher essentiellement dans la vie, c’est la vertu ; mais on ne s’accorde pas sur l’emploi qu’on doit donner à la vie. Examinons les deux opinions contraires. Ici l’on condamne toutes fonctions politiques, et l’on soutient que la vie d’un véritable homme libre, à laquelle on donne une haute préférence, diffère complètement de la vie de l’homme d’État ; là, on met au contraire la vie politique au-dessus de toute autre, parce que celui qui n’agit pas ne peut faire acte de vertu, et que bonheur et actions vertueuses sont choses identiques. Ces opinions sont toutes en partie vraies, en partie fausses. Qu’il vaille mieux vivre comme À un homme "» libre que de vivre comme un maître d’esclaves, cela est vrai ; l’emploi d’un esclave, en tant qu’esclave, n’est pas chose fort noble ; et les ordres d’un maître pour les détails de la vie de chaque jour n’ont rien de commun avec le beau. § 2. Mais c’est une erreur de croire que toute autorité soit nécessairement une autorité de maître. L’autorité sur des hommes libres et l’autorité sur des esclaves, ne diffèrent pas moins que la nature de l’homme libre et la nature de l’esclave ; c’est ce que nous avons assez démontré au début de cet ouvrage. Mais on a grand tort de préférer l’inaction au travail ; car le bonheur n’est que dans l’activité, et les hommes justes et sages ont toujours dans leur actions des fins aussi nombreuses qu’honorables. § 3. Mais, pourrait-on dire, en partant de ces principes mêmes :« Une puissance absolue est le plus grand des biens, puisqu’elle permet de multiplier autant qu’on le veut les belles actions. Lors donc qu’on peut s’emparer du pouvoir, il ne faut pas le laisser à d’autres mains ; il faut même au besoin le leur arracher. Relation de fils, de père, d’amis, les uns envers les autres, tout doit être repoussé, sacrifié ; il faut saisir à tout prix le bien suprême, et ici le bien suprême c’est le succès.» § 4. Cette objection serait vraie, tout au plus, si les spoliations et la violence pouvaient jamais donner le bien suprême ; mais comme il n’est point possible que jamais elles le donnent, l’hypothèse est radicalement fausse. Pour faire de grandes choses, il faut l’emporter sur ses semblables autant que l’homme l’emporte sur la femme, le père sur les enfants, le maître sur l’esclave ; et celui qui aura d’abord violé les lois de la vertu, ne pourra jamais faire autant de bien qu’il aura premièrement fait de mal. Entre créatures semblables, il n’y a d’équité, de justice, que dans la réciprocité ; c’est elle qui constitue la ressemblance et l’égalité. L’inégalité entre égaux, la disparité entre pairs sont des faits contre nature ; et rien de ce qui est contre nature ne peut être bien. Mais s’il se rencontre un mortel supérieur par son mérite, et par des facultés toutes-puissantes qui le portent sans cesse au bien, c’est celui-là qu’il convient de prendre pour guide, c’est à celui-là qu’il est juste d’obéir. Toutefois la vertu seule ne suffit pas ; il faut encore la puissance de la mettre en action. § 5. Si donc ce principe est vrai, si le bonheur consiste à bien faire, l’activité est, pour l’État en masse aussi bien que pour les individus en particulier, l’affaire capitale de la vie. Ce n’est pas à dire pour cela que la vie active doive nécessairement, comme on le pense en général, se rapporter aux autres hommes, et que les seules pensées vraiment actives soient celles qui ne visent qu’à des résultats positifs, suites de l’action même. Les pensées actives sont bien plutôt les réflexions et les méditations toutes personnelles, qui n’ont pour sujet que de s’étudier elles-mêmes ; bien faire est leur but ; et cette volonté est déjà presque une action ; l’idée d’activité s’applique éminemment à la pensée ordonnatrice qui combine et dispose les actes extérieurs. § 6. L’isolement, lors même qu’il est volontaire, avec toutes les conditions d’existence qu’il amène après lui, n’impose donc pas nécessairement à l’État d’être inactif. Chacune des parties qui composent la cité peut être active, par les relations mêmes qu’elles ont toujours nécessairement entre elles. On en peut dire autant de tout individu pris à part quel qu’il soit ; car autrement Dieu et le monde n’existeraient pas, puisque leur action n’a rien d’extérieur et qu’elle reste concentrée en eux-mêmes. § 7. Ainsi le but suprême de la vie est nécessairement le même pour l’homme pris individuellement, que pour les hommes réunis et pour l’État en général. CHAPITRE IV : Suite. De la juste grandeur que l’État parfait doit avoir ; il y a des limites en plus et en moins qu’il ne faut point dépasser ; sans fixer un nombre précis de citoyens, il faut que ce nombre soit tel qu’il puisse suffire à tous les besoins de la vie commune, et qu’il ne soit pas assez considérable pour que les citoyens puissent échapper à la surveillance ; dangers d’une trop grande population. § 1. Après les considérations préliminaires que nous venons de développer, et celles auxquelles nous nous sommes livrés sur les diverses formes de gouvernements, nous aborderons ce qui nous reste à dire en indiquant quels seraient les principes nécessaires et essentiels d’un gouvernement fait à souhait. Comme cet État parfait ne peut exister sans les conditions indispensables à sa perfection même, il est permis de se les donner toutes, par hypothèse, telles qu’on les désire, pourvu qu’on n’aille point jusqu’à l’impossible ; par exemple, en ce qui concerne le nombre des citoyens et l’étendue du territoire. § 2. Si l’ouvrier en général, le tisserand, le constructeur de navires ou tout autre artisan, doit, préalablement à tout travail, avoir la matière première, dont la bonne disposition préparatoire importe tant au mérite de l’exécution, il faut donner aussi à l’homme d’État et au législateur une matière spéciale, convenablement préparée pour leurs travaux. Les premiers éléments qu’exigé la science politique, ce sont les hommes avec le nombre et les qualités naturelles qu’ils doivent avoir, le sol avec l’étendue et les propriétés qu’il doit posséder. § 3. On croit vulgairement qu’un Etat, pour être heureux, doit être vaste. Si ce principe est vrai, ceux qui le proclament ignorent bien certainement en quoi consiste l’étendue ou la petitesse d’un État ; car ils en jugent uniquement par le nombre de ses habitants. Pourtant il faut bien moins regarder au nombre qu’à la puissance. Tout État a une tâche à remplir ; et celui-là est le plus grand qui peut le mieux s’acquitter de sa tâche. Ainsi, je puis dire d’Hippocrate, non pas comme homme, mais comme médecin, , qu’il est beaucoup plus grand qu’un autre homme d’une taille plus élevée que la sienne. § 4. En admettant même qu’on ne dût regarder qu’au nombre, il ne faudrait pas encore confondre tous les éléments qui le forment. Bien que tout l’État renferme à peu près nécessairement une foule d’esclaves, de domiciliés, d’étrangers, il ne faut réellement tenir compte que des membres mômes de la cité, de ceux qui la composent essentiellement ; c’est le grand nombre de ceux-là qui est le signe certain de la grandeur de l’État. La cité d’où sortirait une multitude d’artisans, et peu de guerriers, ne serait jamais un grand État ; car il faut bien distinguer entre un grand État et un État populeux. § 5. Les faits sont là pour prouver qu’il est bien difficile, et peut-être impossible, de bien organiser une cité trop peuplée ; aucune de celles dont on vante les lois n’a renfermé, comme on peut le voir, une population excessive. Le raisonnement vient ici à l’appui de l’observation. La loi est l’établissement d’un certain ordre ; de bonnes lois produisent nécessairement le bon ordre ; mais l’ordre n’est pas possible dans une trop grande multitude. La puissance divine, qui embrasse l’univers entier, serait seule capable de l’y établir. § 6. Le beau résulte ordinairement de l’accord du nombre et de l’étendue ; et la perfection pour l’État sera nécessairement de réunir à une juste étendue un nombre convenable de citoyens. Mais l’étendue des États est soumise à certaines bornes comme tout autre objet, comme les animaux, les plantes, les instruments. Chaque chose, pour posséder toutes les propriétés qui lui sont’propres, ne doit être ni démesurément grande ni démesurément petite ; car alors, ou elle a perdu complètement sa nature spéciale, ou elle est pervertie. Un vaisseau d’un pouce ne serait pas plus un vaisseau qu’un vaisseau de deux stades. Avec de certaines dimensions, il sera complètement inutile, soit par son exiguïté, soit par sa grandeur. § 7. Et de même pour la cité : trop petite, elle ne peut suffire à ses besoins, ce qui est cependant une condition essentielle de la cité ; trop étendue, elle y suffit non plus comme cité, mais comme nation. Il n’y à presque plus là de gouvernement possible. Au milieu de cette immense multitude, quel général se ferait entendre ? Quel Stentor y servira de crieur public ? La cité est donc nécessairement formée au moment même où la masse politiquement associée peut pourvoir à toutes les commodités de son existence. Au delà de cette limite, la cité peut encore exister sur une plus grande échelle ; mais cette progression, je le répète, a des bornes. Les faits eux-mêmes nous apprendront sans peine ce qu’elles doivent être. Dans la cité, les actes politiques sont de deux espèces : autorité, obéissance. Le magistrat commande et juge. Pour juger les affaires litigieuses, pour répartir les fonctions suivant le mérite, il faut que les citoyens se connaissent et • s’apprécient mutuellement. Partout où ces conditions n’existent pas, élections et sentences juridiques sont nécessairement mauvaises. À ces deux égards, toute résolution prise à la légère est funeste, et elle ne peut évidemment manquer de l’être dans une masse innombrable. § 8. D’autre part, il sera très facile aux domiciliés, aux étrangers, d’usurper le droit de cité, et leur fraude passera sans peine inaperçue au milieu de la multitude assemblée. On peut donc avancer que la juste proportion pour le corps politique, c’est évidemment la plus grande quantité possible de citoyens capables de satisfaire aux besoins de leur existence, mais point assez nombreux cependant pour se soustraire à une facile surveillance. § 9. Tels sont nos principes sur la grandeur de l’État. ### CHAPITRE V § 1. Les principes que nous venons d’indiquer pour la grandeur de l’État, peuvent jusqu’à certain point s’appliquer au territoire. Le territoire le plus favorable, sans contredit, est celui dont les qualités assurent le plus d’indépendance à l’État ; et c’est précisément celui qui fournira tous les genres de productions. Tout posséder, n’avoir besoin de personne, voilà la véritable indépendance. L’étendue et la fertilité du territoire doivent être telles que tous les citoyens puissent y vivre dans le loisir d’hommes libres et sobres. Nous examinerons plus tard la valeur de ce principe avec plus de précision, quand nous traiterons en général de la propriété, de l’aisance et de l’emploi de la fortune, questions fort controversées, parce que les hommes tombent souvent dans l’excès : ici, la sordide avarice ; là, le luxe effréné. § 2. La configuration du territoire n’offre aucun embarras. Les tacticiens, dont il faut prendre aussi l’avis, exigent qu’il soit d’un accès difficile pour l’ennemi, et d’une sortie commode pour les citoyens. Ajoutons que le territoire, comme la masse de ses habitants, doit être d’une surveillance facile, et qu’un terrain aisé à observer n’est pas moins aisé à défendre. Quant à la position de la cité, si l’on peut la déterminer à son choix, il faut qu’elle soit également bonne et par terre et par mer. La seule condition à exiger, c’est que tous les points puissent s’y prêter un mutuel secours, et que le transport des denrées, des bois et de tous les produits ouvrés du pays, quel qu’ils puissent être, y soit commode. § 3. C’est une grande question de savoir si ce voisinage de la mer est avantageux ou funeste à la bonne organisation de l’État. Ce contact d’étrangers élevés sous des lois toutes différentes, est nuisible au bon ordre ; et la population que forme cette foule de marchands qui vont et qui viennent par mer, est certainement fort nombreuse, mais elle est bien rebelle à toute discipline politique. § 4. En faisant abstraction de ces inconvénients, nul doute qu’en vue de la sûreté et de l’abondance nécessaires à l’État, il ne faille pour la cité et le reste du territoire préférer une position maritime. On soutient mieux une agression ennemie, quand on peut recevoir les secours de ses alliés par terre et par mer à la fois ; et si l’on ne peut faire du mal aux assaillants des deux côtés en même temps, on leur en fera certainement davantage de l’un des deux, quand on peut occuper simultanément l’un et l’autre. § 5. La mer permet encore de satisfaire les besoins de la cité, c’est-à-dire, d’importer ce que le pays ne produit pas et d’exporter les denrées dont il abonde. Mais la cité dans son commerce doit ne penser qu’à elle et jamais aux autres peuples. On ne se fait le marché commercial de toutes les nations que par avidité ; et l’État, qui doit trouver ailleurs l’élément de sa richesse, ne doit jamais se livrer à de semblables trafics. Mais dans quelques pays, dans quelques États, la rade, le port creusé par la nature sont merveilleusement situés par rapport à la ville, qui sans en être fort éloignée, en est cependant séparée et les domine par ses remparts et ses fortifications. Grâce à cette situation, la ville évidemment profitera de toutes ces communications, si elles lui sont utiles ; et si elles peuvent lui être dangereuses, une simple disposition législative pourra la garantir de tout danger, en désignant spécialement les citoyens auxquels cette communication avec les étrangers sera permise ou défendue. § 6. Quant aux forces navales, personne ne doute que l’État ne doive dans une certaine mesure être puissant sur mer ; et ce n’est pas seulement en vue de ses besoins intérieurs, c’est aussi par rapport à ses voisins, qu’il doit pouvoir secourir ou inquiéter, selon les cas, par terre et par mer. Le développement des forces maritimes doit être réglé proportionnellement à l’existence même de la cité. Si cette existence est toute de domination et de relations politiques, il faut que la marine de la cité ait des proportions analogues à ses entreprises. § 7. L’État n’a généralement pas besoin de cette population énorme que composent les gens de mer ; ils ne doivent jamais être membres de la cité. Je ne parle pas des guerriers qui montent les flottes, qui les commandent et qui les dirigent ; ceux-là sont des citoyens libres et sont pris dans les troupes de terre. Partout où les gens de la campagne et les laboureurs sont nombreux, il y a nécessairement abondance de marins. Quelques États nous fournissent des preuves de ce fait : le gouvernement d’Héraclée, par exemple, quoique la cité comparée à tant d’autres soit fort petite, n’en équipe pas moins de nombreuses galères. § 8. Je ne pousserai pas plus loin ces considérations sur le territoire de l’État, sur ses ports, ses villes, ses relations avec la mer et ses forces navales. ### CHAPITRE VI § 1. Nous avons déterminé plus haut les limites numériques du corps politique ; voyons ici quelles qualités naturelles sont requises dans les membres qui le composent. On peut déjà s’en faire quelque idée en jetant les yeux sur les cités les plus célèbres de la Grèce, et sur les diverses nations qui se partagent la terre. Les peuples qui habitent les climats froids, même dans l’Europe, sont en général pleins de courage. Mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et en industrie ; aussi conservent-ils leur liberté ; mais ils sont politiquement indisciplinables, et n’ont jamais pu conquérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont plus d’intelligence, d’aptitude pour les arts ; mais ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d’un esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire, réunit toutes les qualités des deux autres. Elle possède à la fois l’intelligence et le courage. Elle sait en même temps garder son indépendance et former de très bons gouvernements, capable, si elle était réunie en un seul État, de conquérir l’univers. § 2. Dans le sein même de la Grèce, les divers peuples présentent entre eux des dissemblances analogues à celles dont nous venons de parler : ici, c’est une seule qualité naturelle qui prédomine ; là elles s’harmonisent toutes dans un heureux mélange. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu’un peuple doit posséder à la fois intelligence et courage, pour que le législateur puisse le guider aisément à la vertu. Quelques écrivains politiques exigent de leurs guerriers affection pour ceux qu’ils connaissent, et férocité contre les inconnus ; c’est le cœur qui produit en nous l’affection, et le cœur est précisément cette faculté de l’âme qui nous fait aimer. § 3. En preuve on pourrait dire que le cœur, quand il croit être dédaigné, s’irrite bien plus contre des amis que contre des inconnus. Archiloque, quand il veut se plaindre de ses amis, s’adresse à son cœur : O mon cœur, n’est-ce pas un ami qui t’outrage ? Chez tous les hommes, le désir de la liberté et celui de la domination partent de ce même principe : le cœur est impérieux et ne sait point se soumettre. Mais les auteurs que j’ai cités plus haut ont tort d’exiger qu’on soit dur envers les étrangers ; il ne faut l’être avec personne, et les grandes âmes ne sont jamais intraitables qu’envers le crime ; mais, je le répète, elles s’irritent davantage contre des amis, quand elles croient en avoir reçu une injure. § 4. Ce courroux est parfaitement raisonnable ; car ici, outre le dommage qu’on peut éprouver, on croit perdre encore une bienveillance sur laquelle on pouvait avoir le droit de compter. De là ces pensées du poète : Entre frères la lutte est la plus acharnée. Qui chérit à l’excès sait haïr à l’excès. § 5. En spécifiant, à l’égard des citoyens, quels doivent être leur nombre, leurs qualités naturelles, et en déterminant l’étendue et les conditions du territoire, nous nous sommes bornés à des à-peu-près ; mais il ne faut pas exiger, dans de simples considérations théoriques, la même exactitude que dans des observations de faits qui nous sont fournies par les sens. ### CHAPITRE VII § 1. De même que, dans les autres composés que crée la nature, il n’y a point identité entre tous les éléments du corps entier, quoiqu’ils soient essentiels à son existence, de même on peut évidemment ne pas compter parmi les membres de la cité tous les éléments dont elle a pourtant un besoin indispensable, principe également applicable à toute autre association, qui ne doit se former que d’éléments d’une seule et même espèce. Il faut nécessairement à des associés un point d’unité commune, que leurs portions soient d’ailleurs pareilles ou inégales : les aliments, par exemple, la possession du sol, ou tout autre objet semblable. § 2. Deux choses peuvent être faites l’une pour l’autre, celle-ci comme moyen, celle-là comme but, sans qu’il y ait entre elles rien de commun que l’action produite par l’une et reçue par l’autre. Tel est le rapport, dans un travail quelconque, de l’instrument à l’ouvrier. La maison n’a certainement rien qui puisse devenir commun entre elle et le maçon, et cependant l’art du maçon n’a pas d’autre objet que la maison. Et de même, la cité a besoin assurément de la propriété ; mais la propriété n’est pas le moins du monde partie essentielle de la cité, bien que la propriété renferme comme éléments des êtres vivants. La cité n’est qu’une association d’êtres égaux, recherchant en commun une existence heureuse et facile. § 3. Mais comme le bonheur est le bien suprême, comme il réside dans l’exercice et l’application complète de la vertu, et que, dans l’ordre naturel des choses, la vertu est fort inégalement répartie entre les hommes, car quelques-uns en ont fort peu et en sont même tout à fait dénués, c’est évidemment là qu’il faut chercher la source des différences et des divisions entre les gouvernements. Chaque peuple, poursuivant le bonheur et la vertu par des voies diverses, organise aussi sa vie et l’État, sur des bases qui ne le sont pas moins. Voyons donc combien d’éléments sont indispensables à l’existence de la cité ; car la cité résidera nécessairement dans ceux à qui nous reconnaîtrons ce caractère. § 4. Énumérons les choses elles-mêmes afin d’éclaircir la question : d’abord les subsistances, puis les arts, tous objets indispensables à la vie, qui a besoin de bien des instruments ; puis les armes, dont l’association ne peut se passer, pour appuyer l’autorité publique dans son propre sein contre les factieux, et pour repousser les ennemis du dehors qui peuvent l’assaillir ; en quatrième lieu, une certaine abondance de richesses, tant pour les besoins intérieurs que pour les guerres ; en cinquième lieu, et j’aurais pu placer ceci en tête, le culte divin ou, comme on l’appelle, le sacerdoce ; enfin, et c’est ici l’objet sans contredit le plus important, la décision des intérêts généraux et des procès individuels. ### CHAPITRE VIII § 1. Après avoir ainsi posé les principes, nous avons encore à examiner si toutes ces fonctions doivent appartenir sans distinction à tous les citoyens. Trois choses ici sont possibles : ou tous les citoyens seront à la fois et indistinctement laboureurs, artisans, juges et membres de l’assemblée délibérante ; ou bien chaque fonction aura ses hommes spéciaux ; ou enfin les unes appartiendront nécessairement à quelques citoyens en particulier, les autres appartiendront à la masse. La promiscuité des fonctions ne peut convenir à tout État indistinctement. Nous avons déjà dit qu’on pouvait supposer diverses combinaisons, admettre et ne pas admettre tous les citoyens à tous les emplois, et qu’on pouvait conférer certaines fonctions par privilège. C’est même là ce qui constitue la dissemblance des gouvernements. Dans les démocraties, tous les droits sont communs ; c’est le contraire dans les oligarchies. § 2. Le gouvernement parfait que nous cherchons est précisément celui qui assure au corps social la plus large part de bonheur. Or le bonheur, avons-nous dit, est inséparable de la vertu ; ainsi, dans cette république parfaite où la vertu des citoyens sera réelle, dans toute l’étendue du mot, et non point relativement à un système donné, ils s’abstiendront soigneusement de toute profession mécanique, de toute spéculation mercantile, travaux dégradés et contraires à la vertu. Ils ne se livreront pas davantage à l’agriculture ; il faut du loisir pour acquérir la vertu et pour s’occuper de la chose publique. § 3. Reste encore la classe des guerriers, et la classe qui délibère sur les affaires de l’État et juge les procès. Ces deux éléments-là surtout semblent devoir constituer essentiellement la cité. Les deux ordres de fonctions qui les concernent, seront-ils remis à des mains séparées, ou réunis dans les mêmes mains ? À cette question aussi, la réponse est évidente ; ils doivent être séparés jusqu’à certain point, et jusqu’à certain point réunis : séparés, parce qu’ils se rapportent à des âges différents, et qu’il faut, ici de la prudence, là de la vigueur ; réunis, parce qu’il est impossible que des gens qui ont la force en main et qui peuvent en user, se résignent à une soumission éternelle. Les citoyens armés sont toujours les maîtres de maintenir ou de renverser le gouvernement. § 4. Il n’y a donc qu’à confier toutes ces fonctions aux mêmes mains, mais seulement à des époques différentes de la vie, et comme l’indique la nature elle-même ; puisque la vigueur appartient à la jeunesse, et la prudence à l’âge mûr, qu’on partage les attributions d’après ce principe aussi utile qu’équitable, et qui repose sur la diversité même des mérites. § 5. C’est aussi à ces deux classes que les biens-fonds doivent appartenir ; car nécessairement l’aisance doit être acquise aux citoyens, et ceux-là le sont essentiellement. Quant à l’artisan, il n’a pas de droits politiques, non plus que toute autre classe étrangère aux nobles occupations de la vertu. C’est une conséquence évidente de nos principes. Le bonheur réside exclusivement dans la vertu ; et pour dire d’une cité qu’elle est heureuse, il faut tenir compte non pas de quelques-uns de ses membres, mais de tous les citoyens sans exception. Ainsi, les propriétés appartiendront en propre aux citoyens ; et les laboureurs seront nécessairement ou des esclaves, ou des barbares, ou des serfs. § 6. Enfin parmi les éléments de la cité, reste l’ordre des pontifes, dont la position est bien marquée dans l’État. Un laboureur, un ouvrier ne peut jamais arriver aux fonctions du pontificat ; c’est aux citoyens seuls qu’appartient le service des dieux ; or le corps politique est divisé en deux parties, l’une guerrière, l’autre délibérante ; mais comme il est à la fois convenable et qu’on rende un culte à la Divinité, et qu’on assure le repos aux citoyens épuisés par l’âge, c’est à ceux-là qu’il faut remettre le soin du sacerdoce. § 7. Tels sont donc les éléments indispensables à l’existence de l’État, les parties réelles de la cité. Elle ne peut d’une part se passer de laboureurs, d’artisans et de mercenaires de tout genre ; mais d’autre part, la classe guerrière et la classe délibérante sont les seules qui la composent politiquement. Ces deux grandes divisions de l’État se distinguent encore entre elles, l’une par la perpétuité, l’autre par l’alternative des fonctions. ## Chapitre IX. Suite. Antiquité de certaines institutions politiques, et spécialement de la division par castes et des repas communs ; exemples de Égypte, de la Crète et de l’Italie ; de la division des propriétés dans la république parfaite ; du choix des esclaves. § 1. Ce n’est point du reste, en philosophie politique, une découverte contemporaine ni même récente, que cette division nécessaire des individus en classes distinctes, les guerriers d’un côté, les laboureurs de l’autre. Elle existe encore aujourd’hui en Égypte et en Crète, instituée là, dit-on, par les lois de Sésostris, § 2. L’établissement des repas communs n’est pas moins antique, et remonte pour la Crète au règne de Minos, et pour l’Italie, à une époque encore plus reculée. Les savants de ce dernier pays assurent que c’est d’un certain Italus, devenu roi de l’Œnotrie, que les Œnotriens ont changé leur nom en celui d’Italiens, et que le nom d’Italie fut donné à toute cette partie des rivages d’Europe comprise entre les golfes Scyllétique et Lamétique, distants l’un de l’autre d’une demi-journée de route. § 3. On ajoute qu’Italus rendit agriculteurs les Œnotriens auparavant nomades, et que, parmi d’autres institutions, il leur donna celle des repas communs. Aujourd’hui même il y a des cantons qui ont conservé cette coutume, avec quelques-unes des lois d’Italus. Elle existait chez les Opiques, habitants des rivages de la Tyrrhénie, et qui portent encore leur ancien surnom d’Ausoniens ; on la retrouve chez les Choniens, qui occupent le pays nommé Syrtis, sur les côtes de l’Iapygie et du golfe Ionique. On sait d’ailleurs que les Choniens étaient aussi d’origine œnotrienne. § 4. Les repas communs ont donc pris naissance en Italie. La division des citoyens par classes vient d’Égypte, et le règne de Sésostris est bien antérieur à celui de Minos. On doit croire du reste que, dans le cours des siècles, les hommes ont dû imaginer ces institutions et bien d’autres, plusieurs fois, ou, pour mieux dire, une infinité de fois. D’abord le besoin même a nécessairement suggéré les moyens de satisfaire les premières nécessités ; et ce fonds une fois acquis, les perfectionnements et l’abondance ont dû, selon toute apparence, se développer dans le même rapport ; c’est donc une conséquence fort logique que de croire cette loi également applicable aux institutions politiques. § 5. Tout à cet égard est bien vieux ; l’Égypte est là pour le prouver. Personne ne contestera sa prodigieuse antiquité, et de tout temps elle a possédé des lois et une organisation politique. Il faut donc suivre nos prédécesseurs partout où ils ont bien fait, et ne songer à l’innovation que là où ils nous ont laissé des lacunes à remplir. § 6. Nous avons dit que les biens-fonds appartenaient de droit à ceux qui possèdent les armes et les droits politiques ; et nous avons ajouté, en déterminant les qualités et l’étendue du territoire, que les laboureurs devaient former une classe séparée de celle-là. Nous parlerons ici de la division des propriétés, du nombre et de l’espèce des laboureurs. Nous avons déjà rejeté la communauté des terres admise par quelques auteurs ; mais nous avons déclaré que la bienveillance des citoyens entre eux devait en rendre l’usage commun, , pour que tous fussent assurés au moins de leur subsistance. On regarde généralement l’établissement des repas communs comme parfaitement profitable à tout État bien, constitué. Nous dirons plus tard pourquoi nous adoptons aussi ce principe ; mais il faut que tous les citoyens sans exception viennent y prendre place ; et c’est chose difficile que les pauvres, en y apportant la part fixée par la loi, puissent en outre subvenir à tous les autres besoins de leur famille. § 7. Les frais du culte divin sont encore une charge commune de la cité. Ainsi donc, le territoire doit être divisé en deux portions, l’une au public, l’autre aux particuliers ; et toutes deux seront subdivisées en deux autres. La première portion sera subdivisée pour fournir à la fois, et aux dépenses du culte et à celles des repas communs. Quant à la seconde, on la divisera pour que, chaque citoyen possédant quelque chose en même temps, et sur la frontière et aux environs de la cité, soit intéressé également à la défense des deux localités. § 8. Cette répartition, équitable en elle-même, assure l’égalité des citoyens, et leur union plus intime contre les ennemis communs qui les avoisinent. Partout où elle n’est pas établie, les uns s’inquiètent fort peu des hostilités qui désolent la frontière ; les autres les redoutent avec une honteuse pusillanimité. Aussi, dans quelques États, la loi exclut les propriétaires de la frontière de toute délibération sur les agressions ennemies qui les atteignent, comme trop directement intéressés pour être bons juges. Tels sont les motifs qui doivent faire partager le territoire comme nous venons de le dire. § 9. Quant à ceux qui le doivent cultiver, si l’on a le choix, il faut prendre surtout des esclaves, et avoir soin qu’ils ne soient pas tous de la même nation, et surtout qu’ils ne soient pas belliqueux. Avec ces deux conditions, ils seront excellents pour accomplir leur travail et ne songeront point à s’insurger. Ensuite, à ces esclaves il faut joindre quelques barbares à l’état de serfs, et qui présenteront les mêmes qualités que les esclaves. Sur les terres particulières, ils appartiendront au propriétaire ; sur les terres publiques, ils seront à l’État. Nous dirons plus loin comment il faut agir avec les esclaves, et pourquoi l’on doit toujours leur présenter la liberté comme le prix de leurs travaux. CHAPITRE X : Suite. De la position de la cité ; conditions qu’il faut rechercher, la salubrité, les eaux ; des fortifications de la cité ; il lui faut des murailles qui puissent aider au courage de ses habitants ; fausses théories répandues à ce sujet ; les progrès de l’art des sièges exigent que les. cités sachent se défendre aussi habilement qu’on les attaque. § 1. Nous ne répéterons pas pourquoi la cité doit être à la fois continentale et maritime, et en rapport, autant que possible, avec tous les points du territoire ; nous l’avons dit plus haut. Quant à la position prise en elle-même, quatre choses surtout sont à considérer. La première et la plus importante, c’est la salubrité ; l’exposition au levant et aux vents qui soufflent de ce côté est la plus saine de toutes ; l’exposition au midi vient en second lien,. et elle a cet avantage que le froid y est plus supportable durant l’hiver. § 2. À d’autres égards, , l’assiette de la ville doit être également choisie en vue des occupations intérieures qu’y ont les citoyens, et des attaques qu’elle peut avoir à supporter. Il faut qu’en cas de guerre, les habitants puissent aisément en sortir, et que les ennemis aient autant de peine à y entrer qu’à en faire le blocus. La cité doit avoir dans ses murs des eaux et des sources naturelles en quantité ; et à leur défaut, il convient de creuser de vastes et nombreuses citernes, destinées à garder les eaux pluviales, pour qu’on ne manque point d’eau, dans le cas où, durant la guerre, les communications avec le pays viendraient à être coupées. § 3. Comme la première condition c’est la santé pour les habitants, et qu’elle résulte d’abord de l’exposition et de la situation de la ville telle que nous l’avons dite, et en second lieu de l’usage d’eaux salubres, ce dernier point exige aussi la plus sérieuse attention. Les choses dont l’action s’exerce sur le corps le plus fréquemment et le plus largement, ont aussi le plus d’influence sur la santé ; et telle est précisément l’action naturelle de l’air et des eaux. Aussi partout où les eaux naturelles ne seront ni également bonnes ni également abondantes, il sera sage de séparer les eaux potables de celles qui peuvent suffire aux usages ordinaires. § 4. Quant aux lieux de défense, la nature et l’utilité de l’emplacement varient suivant les constitutions. Une ville haute convient à l’oligarchie et à la monarchie ; la démocratie préfère une plaine. L’aristocratie rejette toutes ces positions, et s’accommode plutôt de quelques hauteurs fortifiées. Quant à la disposition des habitations particulières, elle paraît plus agréable et généralement plus commode, si elles sont bien alignées à la moderne et d’après le système d’Hippodanius. L’ancienne méthode avait, au contraire, l’avantage d’être plus sûre en cas de guerre ; les étrangers, une fois engagés dans la ville, pouvaient difficilement en sortir, et l’entrée ne leur avait pas coûté moins de peine. § 5. Il faut combiner ces deux systèmes, et l’on fera bien d’imiter ce que nos cultivateurs nomment des quinconces dans la culture des vignes. On alignera donc la ville seulement dans quelques parties, dans quelques quartiers, et non dans toute sa superficie ; et l’on réunira par là l’élégance et la sûreté. Enfin, quant aux remparts, ceux qui n’en veulent point d’autres pour les cités. que la valeur des habitants, sont dupes d’un vieux préjugé, bien que les faits aient sous leurs yeux hautement démenti les cités qui s’étaient fait ce singulier point d’honneur. § 6. Il y aurait peu de bravoure à ne se défendre, contre des ennemis égaux ou peu supérieurs en nombre, qu’à l’abri de ses murailles ; mais ou a vu et l’on peut voir fort bien encore les assaillants arriver en masse, sans que la valeur surhumaine d’une poignée de braves puisse les repousser. Pour se mettre donc en garde contre des revers et des désastres, pour échapper à une défaite certaine, les moyens les plus militaires sont les fortifications les plus inexpugnables, surtout aujourd’hui où l’art des sièges, avec ses traits et ses terribles machines, a fait tant de progrès. § 7. Refuser des remparts aux villes serait aussi peu sensé que de choisir un pays ouvert, ou d’en niveler toutes les hauteurs ; autant vaudrait défendre d’entourer de murs les maisons particulières, de peur d’inspirer de la lâcheté aux habitants. Mais il faut bien se persuader que, quand on a des remparts, on peut à volonté s’en servir ou ne s’en servir pas ; et que dans une ville ouverte on n’a point le choix. § 8. Si nos réflexions sont justes, il faut non seulement entourer la ville de remparts, mais il faut, tout en en faisant un ornement, les rendre capables de résister à tous les systèmes d’attaque, et surtout à ceux de la tactique moderne. L’attaque ne néglige aucun moyen de succès ; la défense de son côté doit chercher, méditer et inventer de nouvelles ressources ; et le premier avantage d’un peuple qui est bien sur ses gardes, c’est qu’on songe beaucoup moins à l’attaquer. Mais comme il faut pour les repas communs partager les citoyens en plusieurs sections, et que les murailles aussi doivent, de distance en distance, et aux endroits les plus convenables, avoir des tours et des corps de garde, il est clair que ces tours seront naturellement destinées à recevoir les réunions de citoyens pour les repas communs. § 9. Tels sont les principes qu’on peut adopter relativement à la position de la cité et à l’utilité des remparts. CHAPITRE XI : Suite. Des édifices consacrés au culte dans la république parfaite ; des repas communs des magistrats ; des places publiques et des gymnases ; de la police de la ville ; la police des champs doit être organisée à peu près de la même façon. § 1. Les édifices consacrés aux cérémonies religieuses seront aussi splendides qu’ils doivent l’être, et serviront à la fois aux repas solennels des principaux magistrats et à l’accomplissement de tous les rites que la loi ou un oracle de la Pythie n’a pas rendus secrets. Ce lieu, qu’on apercevra de tous les quartiers environnants, qu’il doit dominer, sera tel que l’exige la dignité des personnages qu’il recevra. § 2. Au bas de l’éminence où sera situé l’édifice, il sera convenable de trouver la place publique, disposée comme celle qu’on nomme en Thessalie la Place de la Liberté. Cette place ne sera jamais souillée de marchandises, et l’entrée en sera défendue aux artisans, aux laboureurs et à tout autre individu de cette classe, à moins que le magistrat ne les y appelle formellement. Il faut aussi que l’aspect de ce lieu soit agréable, puisque c’est là que les hommes d’un âge mûr se livreront aux exercices gymnastiques ; car on doit, même à cet égard, séparer les âges divers. Quelques magistrats assisteront aux jeux de la jeunesse, de même que les hommes mûrs iront assister parfois à ceux des magistrats. Se sentir sous l’œil du magistrat inspire la véritable pudeur, et la crainte qui sied au cœur de l’homme libre. Loin de cette place, et bien séparée d’elle, sera celle qui est destinée au marché ; le lieu sera d’un facile accès à tous les transports venant de la mer ou de l’intérieur du pays. § 3. Puisque le corps des citoyens se partage en pontifes et en magistrats, il est convenable que les repas communs des pontifes aient lieu dans le voisinage des édifices consacrés. Quant aux magistrats chargés de prononcer sur les contrats, sur les actions criminelles et civiles, et sur toutes les affaires de ce genre, ou bien chargés de la surveillance des marchés et de ce qu’on nomme la police de la ville, le lieu de leurs repas doit être situé près de la place publique et d’un quartier fréquenté. Le voisinage de la place du marché, où se font toutes les transactions, sera surtout convenable à cet effet. Quant à l’autre place dont nous avons parlé plus haut, elle doit jouir toujours d’un calme absolu ; celle-ci, au contraire, sera destinée à toutes les relations matérielles et indispensables. § 4. Toutes les divisions urbaines que nous venons d’énumérer, devront aussi se répéter dans les cantons ruraux. Là, les magistrats, qu’on les appelle, ou conservateurs des forêts, ou inspecteurs des campagnes, auront aussi des corps de garde pour la surveillance, et des repas communs. Dans les campagnes également, seront répartis quelques temples, consacrés les uns aux dieux, les autres aux héros. Il est du reste inutile de nous arrêter à des détails plus précis sur cet objet : ce sont là des choses très faciles à imaginer, quoiqu’elles le soient beaucoup moins à mettre en pratique. Pour les dire, il suffit de se laisser aller à son désir ; mais il faut l’appui de la fortune pour les exécuter. Aussi, nous nous contenterons de ce que nous avons exposé sur ce sujet. CHAPITRE XII : Suite. Des qualités que les citoyens doivent avoir dans la république parfaite ; conditions générales du bonheur ; influence de la nature, des habitudes et de la raison ; union nécessaire de ces trois conditions pour constituer le bonheur de l’individu et de la cité ; il faut supposer qu’elles se réunissent dans la cité parfaite. § 1. Examinons maintenant ce que sera la constitution elle-même, et quelles qualités doivent posséder les membres qui composent la cité pour que le bonheur et l’ordre de l’État soient parfaitement assurés. Le bonheur en général ne s’obtient qu’à deux conditions : l’une, que le but, la fin qu’on se propose, soit louable ; la seconde, qu’on puisse accomplir les actes qui y conduisent. Il est également possible, et que ces deux conditions se rencontrent, et qu’elles ne se rencontrent point. Parfois le but est excellent, et l’on ne possède pas les moyens propres à l’atteindre ; parfois on a toutes les ressources nécessaires pour y arriver, et le but est mauvais ; enfin on peut se tromper tout à la fois sur le but et sur les moyens ; témoin la médecine : tantôt elle ne sait pas juger comme il faut du remède qui doit guérir le mal ; tantôt elle ne possède pas les moyens nécessaires à la guérison qu’elle se propose. Dans tous les arts, dans toutes les sciences, il faut donc que le but et les moyens qui peuvent y conduire soient également bons et forts. § 2. Il est clair que tous les hommes souhaitent la vertu et le bonheur ; mais y atteindre est permis aux uns et interdit aux autres ; et c’est un effet, , soit des circonstances, soit de la nature. La vertu ne s’obtient qu’à certaines conditions, faciles à réunir pour les individus heureusement placés, plus difficiles pour les individus moins favorisés ; et l’on peut, même avec toutes les facultés requises, s’égarer dans la route dès les premiers pas. Puisque nos recherches ont pour objet la meilleure constitution, source de l’administration parfaite de l’État, et que cette administration parfaite est celle qui assurera la plus grande somme de bonheur à tous les citoyens, il nous faut nécessairement savoir en quoi consiste le bonheur. § 3. Nous l’avons dit dans notre Morale, si toutefois il nous est permis de croire que cet ouvrage n’est pas dénué de toute utilité : le bonheur est un développement et une application complète de la vertu, non pas relative, mais absolue. J’entends par relative, la vertu appliquée aux besoins nécessaires de la vie ; par absolue, celle qui s’applique uniquement au beau et au bien. Ainsi, en fait de justice humaine, la punition et le juste châtiment du coupable sont des actes de vertu ; mais c’est aussi un acte de nécessité, c’est-à-dire qu’il n’est bon que parce qu’il est nécessaire ; pourtant il serait certainement préférable que les individus et l’État pussent se passer de pénalité. Les actes, au contraire, qui n’ont pour objet que la gloire et le perfectionnement moral, sont beaux dans le sens absolu. De ces deux ordres d’actes, le premier tend simplement à nous délivrer d’un mal ; le second, tout au contraire, prépare et opère directement le bien. § 4. L’homme vertueux peut savoir noblement supporter la misère, la maladie et tant d’autres maux ; mais le bonheur n’en consiste pas moins dans les contraires. Dans la Morale encore, nous avons défini l’homme vertueux : l’homme qui, par sa vertu, ne prend pour des biens que les biens absolus ; et il n’est pas besoin d’ajouter qu’il doit aussi savoir faire de ces biens-là un emploi absolument beau, absolument honnête. De là même est venue cette opinion vulgaire, que le bonheur dépend des biens extérieurs. Autant vaudrait attribuer un jeu savant sur la lyre à l’instrument lui-même plutôt qu’au talent de l’artiste. § 5. De ce que nous venons de dire, il résulte évidemment que le législateur doit trouver à l’avance certains éléments de son œuvre, mais qu’il peut aussi en préparer lui-même quelques-uns. Aussi nous a-t-il fallu supposer à l’État tous les éléments dont le hasard seul dispose ; car nous avons admis que le hasard était parfois le seul maître des choses ; mais ce n’est pas lui qui assure la vertu de l’État ; c’est la volonté intelligente de l’homme. L’État n’est vertueux que lorsque tous les citoyens qui font partie du gouvernement sont vertueux ; et l’on sait qu’à notre avis, tous les citoyens doivent prendre part au gouvernement de l’État. Cherchons donc comment on forme les hommes à la vertu. Certes, si cela était possible, il serait préférable de les y former tous en même temps, sans s’occuper des individus un à un : mais la vertu générale n’est que le résultat de la vertu de tous les particuliers. § 6. Quoi qu’il en soit, trois choses peuvent rendre l’homme bon et vertueux : la nature, l’habitude et la raison. Ainsi d’abord, il faut que la nature nous fasse naître de la race humaine, et non de telle autre espèce d’animaux ; il faut ensuite qu’elle accorde certaines qualités d’âme et de corps. De plus, les dons de la nature ne suffisent pas ; les qualités naturelles se modifient suivant les mœurs, et elles en peuvent recevoir une double influence qui les pervertit ou qui les améliore. § 7. Presque tous les animaux ne sont soumis qu’à l’empire de la nature ; quelques espèces en petit nombre sont encore soumises à l’empire des habitudes ; l’homme est le seul qui joigne la raison aux mœurs et à la nature. Il faut que ces trois choses concordent entre elles ; et souvent la raison combat la nature et les mœurs, quand elle croit meilleur de secouer leurs lois. Nous avons déjà dit à quelles conditions les citoyens peuvent offrir une matière facile à l’œuvre du législateur ; le reste est l’affaire de l’éducation, qui agit par les habitudes et par les leçons des maîtres. CHAPITRE XIII : Suite. De l’égalité et de la différence des citoyens dans la cité parfaite ; subordination naturelle des âges divers. Les occupations de la paix sont la vie véritable de la cité ; il faut savoir user convenablement du repos ; la culture de la raison doit être le principal objet que l’homme se propose dans la vie ; et le législateur, dans l’éducation des citoyens. § 1. L’association politique étant toujours composée de chefs et de subordonnés, je demande si l’autorité et l’obéissance doivent être alternatives ou viagères. Il est clair que le système de l’éducation devra se rapporter à ces grandes divisions des citoyens entre eux. Si quelques hommes l’emportaient sur les autres hommes autant que, selon la croyance commune, les dieux et les héros peuvent différer des mortels, à l’égard du corps, qu’un coup d’œil suffit pour juger, et même à l’égard de l’âme, de telle sorte que la supériorité des chefs fût aussi incontestable et aussi évidente pour les sujets, nul doute qu’il ne fallût préférer la perpétuité de l’obéissance pour les uns, et du pouvoir pour les autres. § 2. Mais ces dissemblances sont choses fort difficiles à constater ; et il n’en est point du tout ici comme pour ces rois de l’Inde qui, selon Scylax, l’emportent si complètement sur les sujets qui leur obéissent. Il est donc évident que, par bien des motifs, l’alternative de l’autorité et de la soumission doit nécessairement être commune à tous les citoyens. L’égalité est l’identité d’attributions entre des êtres semblables, et l’État ne saurait vivre contre les lois de l’équité ; les factieux que le pays renferme toujours trouveraient de constants appuis dans les sujets mécontents, et les membres du gouvernement ne sauraient jamais être assez nombreux pour résister à tant d’ennemis réunis. § 3. Cependant, il est incontestable qu’il doit y avoir une différence entre les chefs et les subordonnés. Quelle sera cette différence, et quelle sera la répartition du pouvoir ? Telles sont les questions que doit résoudre le législateur. Nous l’avons déjà dit : c’est la nature elle-même qui a tracé la ligne de démarcation, en créant dans une espèce identique les classes des jeunes et des vieux, les uns destinés à obéir, les autres capables de commander. Une autorité conférée par l’âge ne peut irriter la jalousie, ni enfler la vanité de personne, surtout lorsque chacun est assuré d’obtenir avec les années la même prérogative. § 4. Ainsi, l’autorité et l’obéissance doivent être à la fois perpétuelles et alternatives ; et par suite, l’éducation doit être à la fois pareille et diverse, puisque, de l’aveu de tout le monde, l’obéissance est la véritable école du commandement. Or l’autorité, avons-nous dit plus haut, peut être ou dans l’intérêt de celui qui la possède, ou bien dans l’intérêt de celui sur qui elle s’exerce. Dans le premier cas, c’est l’autorité d’un maître sur ses esclaves ; dans le second, c’est une autorité appliquée à des hommes libres. § 5. De plus, les ordres peuvent autant différer par le motif qui les a dictés que par les résultats mêmes qu’ils produisent. Bien des services réputés exclusivement domestiques, sont faits pour honorer les jeunes gens libres qui les accomplissent. Le mérite ou le vice d’une action est bien moins dans cette action elle-même que dans les motifs qui l’inspirent et le but qu’elle poursuit. Nous avons établi que la vertu du citoyen, quand il commande, est identique à la vertu de l’homme parfait, et nous avons ajouté que le citoyen devait d’abord obéir avant de commander ; nous en concluons ici que c’est au législateur de former les citoyens à la vertu, en connaissant et les moyens de les y mener, et le but essentiel de la vie la meilleure. § 6. L’âme se compose de deux parties : l’une qui possède par elle-même la raison, l’autre qui, sans la posséder, est du moins capable de lui obéir ; à l’une et à l’autre, appartiennent les vertus qui constituent l’homme de bien. Cette division une fois admise telle que nous la proposons, on peut dire sans peine laquelle entre ces deux parties de l’âme, renferme le but même que l’on doit poursuivre ; car toujours un objet moins bon est fait en vue d’un objet meilleur ; c’est chose non moins évidente dans les produits de l’art que dans ceux de la nature ; et ici l’objet le meilleur, c’est la partie raisonnable de l’âme. § 7. En adoptant dans cette recherche notre procédé ordinaire d’analyse, on peut diviser la raison en deux autres parties, raison pratique et raison spéculative. Par une conséquence nécessaire, la division que nous appliquons à cette partie de l’âme s’applique également aux actes qu’elle produit ; et si l’on pouvait choisir, il faudrait préférer les actes de la partie naturellement supérieure, soit dans tous les cas, soit dans un cas unique où les deux parties de l’âme seraient en présence ; car en toutes choses il faut toujours préférer ce qui mène au but le plus élevé. § 8. La vie se partage, quelle qu’elle soit, en travail et repos, en guerre et paix. Parmi les actes humains, les uns se rapportent au nécessaire, à Futile ; les autres se rapportent uniquement au beau. Une distinction toute pareille doit, à ces divers égards, se retrouver nécessairement dans les parties de l’âme et dans leurs actes : la guerre ne se fait qu’en vue de la paix ; le travail ne s’accomplit qu’en vue du repos ; on ne recherche le nécessaire et l’utile qu’en vue du beau. § 9. En tout ceci, l’homme d’État doit régler ses lois sur les deux parties de l’âme et sur leurs actes, mais surtout sur la fin la plus relevée qu’elles puissent toutes deux atteindre. Des distinctions pareilles s’appliquent aux diverses carrières, aux diverses occupations de la vie pratique. Il faut être également prêt au travail et au combat ; mais le loisir et la paix sont préférables ; il faut savoir accomplir le nécessaire et l’utile ; cependant le beau est supérieur à l’un et à l’autre. Ce sont donc là des directions qu’il convient de donner aux citoyens, dès leur enfance, et pendant tout le temps qu’ils restent soumis à des maîtres. § 10. Les gouvernements qui semblent aujourd’hui les meilleurs de la Grèce, comme les législateurs qui les ont fondés, ne paraissent point avoir rapporté leurs institutions à une fin supérieure, ni dirigé leurs lois et l’éducation publique vers l’ensemble des vertus ; mais ils ont incliné assez peu noblement à celles qui semblent devoir être utiles et plus capables de satisfaire l’ambition. Des auteurs plus récents ont soutenu à peu près les mêmes opinions ; et ils ont admiré hautement la constitution de Lacédémone, et loué le fondateur qui l’a tournée tout entière vers la conquête et la guerre. § 11. La raison suffit aisément à condamner ces principes, comme les faits eux-mêmes, accomplis sous nos yeux, se sont chargés d’en prouver la fausseté. Partageant le sentiment qui pousse les hommes en général à la conquête, en vue des bénéfices de la victoire, Thibron et tous ceux qui ont écrit sur le gouvernement de Lacédémone, semblent porter aux nues son illustre législateur, parce que, grâce au mépris de tous les périls, sa république a su se faire une vaste domination. § 12. Mais, à cette heure, que la puissance Spartiate est détruite, tout le monde convient que Lacédémone n’est point heureuse, ni son législateur irréprochable. N’est-il pas extraordinaire, cependant, que conservant les institutions de Lycurgue, et pouvant sans obstacle les suivre à son gré, elle ait perdu toute sa félicité ? Mais c’est qu’on se trompe aussi sur la nature de la puissance que l’homme politique doit s’efforcer de mettre en honneur. Commander à des hommes libres vaut bien mieux, et est bien plus conforme à la vertu, que de commander à des esclaves. § 13. De plus, il ne faut pas croire un État heureux, ni un législateur fort habile, quand ils n’ont songé qu’aux dangereux travaux de la conquête. Avec des principes aussi déplorables, chaque citoyen ne pensera évidemment qu’à usurper le pouvoir absolu dans sa propre patrie, dès qu’il pourra s’en rendre maître ; ce dont pourtant Lacédémone n’a pas manqué de faire un crime au roi Pausanias, que toute sa gloire ne put défendre. De pareils principes et les lois qu’ils dictent, ne sont pas dignes d’un homme d’État ; ils sont aussi faux qu’ils sont funestes. Le législateur ne doit déposer dans le cœur des hommes que des sentiments également bons pour le public et pour les particuliers. § 14. Si l’on s’exerce aux combats, ce doit être non point en vue de soumettre à l’esclavage des peuples qui ne méritent point ce joug ignominieux ; mais ce doit être d’abord pour n’être point subjugué soi-même ; ensuite, pour ne conquérir le pouvoir que dans l’intérêt des sujets ; et enfin, pour ne commander en maître qu’à des hommes destinés à obéir en esclaves. § 15. Le législateur doit surtout faire en sorte que même ses lois sur la guerre, comme le reste de ses institutions, n’aient en vue que la paix et le repos. Et ici les faits viennent joindre leur témoignage à celui de la raison. La guerre, tant qu’elle dure, a fait le salut de pareils États ; mais la victoire, en leur assurant le pouvoir, leur a été fatale ; comme l’acier, ils ont perdu leur trempe dès qu’ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur, qui n’a point appris la paix à sa cité. § 16. Puisque le but de la vie humaine est le même pour les masses et pour les individus, et puisque l’homme de bien et une bonne constitution se proposent nécessairement une fin pareille, il s’ensuit évidemment que le repos exige des vertus spéciales ; car, je le répète, la paix est le but de la guerre, le repos est le but du travail. § 17. Les vertus qui assurent le repos et le bonheur, sont celles qui sont d’usage dans le repos aussi bien que dans le travail. Le repos ne s’obtient que par la réunion de bien des conditions indispensables pour les premiers besoins. L’État, pour jouir de la paix, doit être prudent, courageux et ferme ; car le proverbe est bien vrai :« Point de repos pour les esclaves.» Quand on ne sait pas braver le danger, on devient la proie du premier attaquant. § 18. Il faut donc courage et patience dans le travail ; il faut de la philosophie dans le loisir, de la prudence et de la sagesse dans l’une et l’autre de ces deux situations, mais surtout au milieu de la paix et du repos. La guerre donne forcément justice et sagesse à des hommes qu’enivrent et pervertissent le succès et les jouissances du loisir et de la paix. § 19. On a surtout besoin de justice et de prudence, quand on est au faîte de la prospérité et qu’on jouit de tout ce qui fait l’envie des autres hommes. Il en est comme des sages que les poètes nous représentent dans les îles Fortunées : plus leur béatitude est complète, au milieu de tous les biens dont ils sont comblés, plus ils doivent appeler à leur aide la philosophie, la modération et la justice. Ces vertus évidemment ne sont pas moins nécessaires au bonheur et à la vertu de l’État. S’il est honteux de ne point savoir user de la fortune, il l’est surtout de ne pas savoir en user au sein du loisir, et de développer son courage et sa vertu durant les combats, pour montrer une bassesse d’esclave pendant la paix et le repos. § 20. Il ne faut pas entendre la vertu comme l’entendait Lacédémone ; ce n’est pas qu’elle ait compris le bien suprême autrement que chacun ne le comprend ; mais elle a cru qu’on pouvait surtout l’acquérir par une vertu spéciale, la vertu guerrière. Or, comme il existe des biens supérieurs à ceux que procure la guerre, il est évident aussi que la jouissance de ces biens-là est préférable, sans avoir d’autre objet qu’elle-même, à celle des seconds. § 21. Voyons par quelles voies on pourra gagner ces biens inappréciables. Nous avons déjà dit que les influences qui s’exercent sur l’âme sont de trois sortes, la nature, les mœurs et la raison. Nous avons aussi précisé les qualités que les citoyens doivent préalablement recevoir de la nature. Il nous reste à rechercher si l’éducation de la raison doit précéder celle des habitudes ; car il faut que ces deux dernières influences soient dans la plus parfaite harmonie, puisque la raison même peut s’égarer en poursuivant le meilleur but, et que les mœurs ne sont pas sujettes à moins d’erreurs. § 22. Ici, comme dans tout le reste, c’est la génération par laquelle tout commence ; mais la fin delà génération remonte à une source dont l’objet est tout différent. Dans l’homme, la vraie fin de la nature c’est la raison et l’intelligence, seuls objets qu’on doit avoir en vue dans les soins appliqués, soit à la génération des citoyens, soit à la formation de leurs mœurs. § 23. De même que l’âme et le corps, avons-nous dit, sont bien distincts, de même l’âme a deux parties non moins différentes : l’une irrationnelle, l’autre douée de raison ; elles se produisent sous deux manières d’être diverses : pour la première, l’instinct ; pour l’autre, l’intelligence. Si la naissance du corps précède celle de l’âme, la formation de la partie irrationnelle est antérieure à. celle de la partie raisonnable. Il est bien facile de s’en convaincre : la colère, la volonté, le désir se manifestent chez les enfants aussitôt après leur naissance ; le raisonnement, l’intelligence ne se montrent, dans l’ordre naturel des choses, que beaucoup plus tard. Il faut donc nécessairement s’occuper du corps avant de penser à l’âme ; et après le corps, il faut songer à l’instinct, bien qu’en définitive l’on ne forme l’instinct que pour l’intelligence, et que l’on ne forme le corps qu’en vue de l’âme. CHAPITRE XIV : Suite. De l’éducation des enfants dans la cité parfaite ; soins que le législateur doit donner à la génération ; de l’âge des époux ; conditions indispensables pour que l’union soit tout ce qu’elle doit être ; dangers des unions trop précoces ; soins à prendre pour les femmes enceintes ; abandon des enfants difformes et eu surnombre ; avortement ; punition de l’infidélité. § 1. Si c’est un devoir du législateur d’assurer dès le principe aux citoyens qu’il élève des corps robustes, ses premiers soins doivent s’attacher aux mariages des parents, et aux conditions de temps et d’individus requises pour les contracter. Ici deux choses sont à considérer, les personnes et la durée probable de leur union, afin que les âges soient toujours dans un rapport convenable, et que les facultés des deux époux ne discordent jamais, le mari pouvant encore avoir des enfants, quand la femme est devenue stérile, ou réciproquement ; car ce sont là, dans les unions, des germes de querelles et de mésintelligence. § 2. Ceci importe, en second lieu, pour le rapport des âges entre les parents et les enfants, qui les doivent remplacer. Il ne faut pas qu’il y ait entre les pères et les enfants une excessive différence ; car alors la gratitude des enfants, envers des parents trop âgés, est complètement vaine, et les parents ne peuvent assurer à leur famille les secours dont elle a besoin. Il ne faut pas non plus que cette différence des âges soit trop faible ; car ce sont d’autres inconvénients non moins graves. Les enfants alors ne se sentent pas plus de respect pour leurs parents que pour des compagnons d’âge ; et cette égalité peut causer dans l’administration de la famille des discussions peu convenables. Mais revenons à notre point de départ, et voyons comment le législateur pourra former presqu’à son gré les corps des enfants dès qu’ils sont engendrés. § 3. Tout ici à peu près repose sur un seul point auquel il faut donner grande attention. Comme la nature a limité la faculté génératrice à l’âge de soixante-dix ans tout au plus tard pour les hommes, et cinquante • pour les femmes, c’est en se réglant sur ces époques extrêmes qu’il faut fixer l’âge où peut commencer l’union conjugale. § 4. Les unions prématurées ne sont pas favorables aux enfants qui en sortent. Dans toutes les races d’animaux, les accouplements entre bêtes trop jeunes produisent des rejetons faibles, le plus ordinairement du sexe féminin et de formes très petites. L’espèce humaine est nécessairement soumise à la même loi. On peut s’en convaincre en voyant que, dans tous les pays où les jeunes gens s’unissent ordinairement de trop bonne heure, la race est débile et de petites proportions. D en résulte un autre danger : les femmes jeunes souffrent bien davantage en couches, et succombent bien plus fréquemment. Aussi, assure-t-on que l’oracle répondit aux Trézéniens qui le consultaient sur les morts multipliées de leurs jeunes femmes, qu’on les mariait trop tôt,« sans penser à la récolte des fruits» . § 5. L’union dans un âge plus formé n’est pas moins utile pour assurer la modération des sens. Les femmes qui ont trop tôt senti l’amour, paraissent douées en général d’un excessif tempérament. Pour les hommes, l’usage du sexe durant leur croissance nuit au développement du corps, qui ne cesse d’acquérir de la force qu’à un moment fixé par la nature, au delà duquel il ne peut plus croître. § 6. On peut donc déterminer l’époque du mariage, à dix-huit ans pour les femmes, et à trente-sept ou un peu moins pour les hommes. Dans ces limites, le moment de l’union sera précisément celui de toute la force ; et les époux auront un temps égal pour procréer convenablement, jusqu’à ce que la nature leur ôte la puissance génératrice. Ainsi leur union pourra être féconde, et au moment de toute leur vigueur, si, comme on doit le croire, la naissance des enfants suit immédiatement le mariage, et jusqu’au déclin de l’âge, c’est-à-dire vers soixante-dix ans pour les maris. § 7. Tels sont nos principes sur l’époque et la durée des mariages ; quant au moment précis de l’union, nous partageons l’avis de ceux qui, par leur propre expérience toujours heureuse, croient que l’hiver est le temps le plus propice. Il faut consulter aussi ce que les médecins et les naturalistes ont pensé sur la génération. Les premiers pourront dire quelles sont les qualités requises de santé ; et les autres apprendront quels vents il convient d’attendre. En général le vent du nord leur semble préférable à celui du midi. § 8. Nous ne nous arrêterons pas sur les conditions de tempérament les plus favorables dans les parents à la vigueur de leurs fils ; ces détails, si l’on approfondissait les choses, ne trouveraient une place convenable que dans un traité d’éducation. Nous pourrons, ici, aborder ce sujet en quelques mots. Le tempérament n’a pas besoin d’être athlétique, ni pour les travaux politiques, ni pour la santé, ni pour la procréation : il ne faut pas non plus qu’il soit valétudinaire et trop incapable de rudes travaux ; il faut qu’il tienne le milieu entre ces extrêmes. Le corps doit être rompu aux fatigues, sans pourtant que ces fatigues soient par trop violentes. Une doit pas non plus n’être propre qu’à un seul genre d’exercice, comme ceux des athlètes ; il doit pouvoir supporter tous les travaux dignes d’un homme libre. Ces conditions me paraissent également applicables aux femmes et aux hommes. § 9. Les mères, durant la grossesse, veilleront avec soin à leur régime, et se garderont bien d’être inactives et de se nourrir légèrement. Le moyen est facile, et le législateur n’aura qu’à leur prescrire de se rendre chaque jour au temple, pour implorer l’appui des dieux qui président aux naissances. Mais si leur corps a besoin d’activité, il faudra conserver au contraire à leur esprit le calme le plus parfait. Les enfants ne ressentent pas moins les impressions de la mère qui les porte, que les fruits ne tiennent du sol qui les nourrit. § 10. Pour distinguer les enfants qu’il faut abandonner, et ceux qu’il faut élever, il conviendra de défendre par une loi de prendre jamais soin de ceux qui naîtront difformes ; quant au nombre des enfants, si les mœurs répugnent à l’abandon complet, et qu’au delà du terme formellement imposé à la population, quelques mariages deviennent féconds, il faudra provoquer l’avortement avant que l’embryon ait reçu le sentiment et la vie. Le crime, ou l’innocence de ce fait, ne dépend absolument que de cette circonstance de sensibilité et de vie. § 11. Mais il ne suffit pas d’avoir précisé l’âge où, pour l’homme et la femme, commencera l’union conjugale, il faut encore déterminer l’époque où la génération devra cesser. Les hommes trop âgés comme les jeunes gens ne produisent que des êtres incomplets de corps et d’esprit, et les enfants des vieillards sont d’une faiblesse irrémédiable. Que l’on cesse d’engendrer au moment même où l’intelligence a acquis tout son développement ; et cette époque, si l’on s’en rapporte au calcul de quelques poètes, qui mesurent la vie par septénaires, coïncide généralement avec la cinquantaine. Ainsi, qu’on renonce à procréer des enfants quatre ou cinq ans au plus après ce terme ; et qu’on ne prenne encore les plaisirs de l’amour que par des motifs de santé, ou par des considérations non moins fortes. § 12. Quant à l’infidélité, de quelque part qu’elle vienne, à quelque degré qu’elle soit poussée, il faut en faire un objet de déshonneur, tant qu’on est époux de fait ou de nom ; et si la faute est constatée durant le temps fixé pour la fécondité, qu’elle soit punie d’une peine infamante avec toute la sévérité qu’elle mérite. CHAPITRE XV : Suite. De l’éducation de la première enfance ; soins hygiéniques ; exercices corporels. La société des esclaves est à éviter ; il faut proscrire toute parole et toute action déshonnêtes devant les enfants ; importance des premières impressions. De cinq à sept ans, les enfants doivent assister aux leçons sans y prendre part ; il y a deux époques dans l’éducation : de sept ans à la puberté, de la puberté à vingt et un ans. § 1. Les enfants une fois nés, il faut se bien persuader que la nature de l’alimentation qui leur est donnée, a la plus grande influence sur leurs forces corporelles. L’exemple même des animaux, ainsi que l’exemple de toutes les nations qui font un cas particulier des tempéraments propres à la guerre, nous prouve que la nourriture la plus substantielle et qui convient le mieux au corps, est le lait, et qu’il faut s’abstenir de donner du vin aux enfants, à cause des maladies qu’il engendre. § 2. Il importe aussi de savoir jusqu’à quel point il convient de leur laisser la liberté de leurs mouvements ; pour éviter que leurs membres si délicats ne se déforment, quelques nations se servent, encore de nos jours, de diverses machines qui assurent à ces petits corps un développement régulier. Il est utile encore, , dès la plus tendre enfance, de les habituer à l’impression du froid ; et cet usage n’est pas moins utile pour la santé que pour les travaux de la guerre. Aussi, bien des peuples barbares ont-ils la coutume tantôt de plonger leurs enfants dans l’eau froide, tantôt de ne leur donner qu’un vêtement fort léger ; et c’est ce que font les Celtes. § 3. Pour toutes les habitudes qu’on peut contracter, il vaut mieux s’y prendre dès l’âge le plus tendre, en ayant soin de procéder par degrés ; et la chaleur naturelle des enfants leur fait très aisément affronter le froid. Tels sont à peu près les soins qu’il importe le plus d’avoir pour le premier âge. § 4. Quant à l’âge qui suit celui-là et qui s’étend jusqu’à cinq ans, on ne peut encore en exiger ni une application intellectuelle, ni des fatigues violentes, qui arrêteraient la croissance. Mais on peut lui demander l’activité nécessaire pour éviter une entière paresse de corps. On peut alors provoquer les enfants à l’action par divers moyens, mais surtout par le jeu ; et les jeux qu’on leur donne ne doivent être ni indignes d’hommes libres, ni trop pénibles, ni trop faciles. § 5. Surtout que les magistrats chargés de l’éducation et qu’on nomme pédonomes, veillent avec le plus grand soin aux paroles, aux contes qui viendront frapper ces jeunes oreilles. Tout ici doit être fait pour les préparer aux travaux qui plus tard les attendent. Que leurs jeux soient donc en général les ébauches des exercices auxquels ils se livreront dans un âge plus avancé. § 6. On a grand tort d’ordonner par des lois de comprimer les cris et les pleurs des enfants ; c’est au contraire un moyen de développement et une sorte d’exercice pour le corps. On se donne une force nouvelle dans un rude effort en retenant son haleine ; et les enfants profitent également de leur contention à crier. Parmi tant d’autres soins, les pédonomes veilleront aussi à ce qu’ils fréquentent le moins possible la société des esclaves ; car jusqu’à sept ans, les enfants resteront nécessairement dans la maison paternelle. § 7. Mais malgré cette circonstance, il convient d’épargner à leurs regards et à leurs oreilles tout spectacle, toute parole indignes d’un bomme libre. Le législateur devra sévèrement bannir de sa cité l’indécence des propos, comme il en bannit tout autre vice. Quand on se permet de dire des choses déshonnêtes, on est bien près de se permettre d’en faire ; et l’on doit proscrire, dès l’enfance, toute parole et toute action de ce genre. Si quelque bomme de naissance libre, mais trop jeune pour être admis à l’honneur des repas communs, se permet une parole, une action défendues, qu’on le châtie honteusement, qu’on le frappe ; et s’il est d’un âge déjà mûr, qu’on le punisse comme un vil esclave, par des châtiments convenables à son âge ; car sa faute est celle d’un esclave. § 8. Puisque nous proscrivons les paroles indécentes, nous proscrirons également et les peintures et les représentations obscènes. Que le magistrat veille donc à ce qu’aucune statue, aucun dessin ne rappelle des idées de ce genre, si ce n’est dans les temples de ces dieux à qui la loi elle-même permet l’obscénité. Mais la loi prescrit dans un âge plus avancé de ne pas prier ces dieux-là, ni pour soi, ni pour sa femme, ni pour ses enfants. § 9. La loi doit défendre aux jeunes gens d’assister aux farces satyriques et aux comédies, jusqu’à l’âge où ils pourront prendre place aux repas communs et boire le vin pur. Alors l’éducation les aura tous prémunis contre les dangers de ces réunions. Nous n’avons fait ici qu’effleurer ce sujet ; mais nous verrons plus tard, en y insistant davantage, s’il ne faut pas pour la jeunesse bannir absolument tout spectacle ; ou bien, en admettant ce principe, comment il faut le modifier. Pour le moment, nous nous sommes bornés aux généralités indispensables. § 10. Théodore, l’acteur tragique, n’avait peut-être pas tort de dire qu’il ne souffrait jamais qu’un comédien, même fort médiocre, parût eu scène avant lui, parce que les spectateurs se faisaient aisément à la voix qu’ils entendaient la première. Ceci est également vrai dans nos rapports, et avec nos semblables, et avec les choses qui nous entourent. La nouveauté est toujours ce qui nous charme le plus. Ainsi, qu’on rende étranger à l’enfance tout ce qui porte une mauvaise empreinte ; et surtout, qu’on en écarte tout ce qui sent le vice ou la malveillance. § 11. De cinq à sept ans, il faut que les enfants assistent pendant deux années aux leçons qui, plus tard, seront faites pour eux. D’ailleurs, l’éducation comprendra nécessairement deux époques distinctes, depuis sept ans jusqu’à la puberté, et depuis la puberté jusqu’à vingt-un ans. On se trompe souvent quand on ne veut compter la vie que par périodes septénaires. Il faut bien plutôt suivre pour cette division la marche même de la nature ; car les arts et l’éducation ont uniquement pour but d’en combler les lacunes. § 12. Voyons donc en premier lieu s’il convient que le législateur impose une règle à l’enfance. Nous verrons ensuite s’il vaut mieux que l’éducation soit faite en commun par l’Etat, ou laissée aux familles, comme dans la plupart des gouvernements actuels ; et nous dirons enfin sur quels objets elle doit porter. FIN DU LIVRE QUATRIEME. * ↑ Voir plus haut, liv. II, iii, 5 * ↑ Dans l’Économique, dont le livre Iᵉʳ est le seul, à ce qu’il semble, qui appartienne à Aristote. * ↑ Aristote semble avoir ici en vue l’opinion de Platon. Voir les Lois, liv. IV, p. 203 et suiv., trad. de M. Cousin. Le maître condamne la position maritime pour la cité : le disciple est moins sévère. Cicéron incline à l’avis d’Aristote. Voir la République, livre II, chapitre iii et iv, édition de M. Leclerc. * ↑ Cette réprobation du commerce pour l’État est la suite des principes établis dans le liv. Iᵉʳ, ch. iii, § 23. * ↑ C’était la position du Pirée relativement à Athènes, qui y était jointe par des murailles. * ↑ Voir liv. VIII (5), ch. iv, § 2, et ch. v, § 2. * ↑ Hippocrate est, comme on sait, un des premiers qui aient observé cette influence des climats sur le caractère et les institutions des peuples. Voir le traité des Eaux, des Airs et des Lieux, éd. et trad. de M. Littré, t. II, p. 53. Hippocrate est allé plus loin : il a montré comment les lois à leur tour agissent sur le caractère des peuples ; et il a attribué l’inactivité générale des Asiatiques aux royautés et aux gouvernements despotiques qui pesaient sur eux. Platon a présenté aussi quelques vues sur ce grand sujet, Lois, liv. V, à la fin. Montesquieu, qui a donné dans son ouvrage, liv. XIV, XV, XVI, XVII, une place si considérable à la théorie des climats, n’aurait pas dû passer sous silence les auteurs de l’antiquité qui l’avaient établie avant lui. La théorie des races a succédé, dans notre siècle, à celle des climats, qu’elle modifiera, mais ne détruira point. * ↑ Réunie en un seul État. Cette pensée d’Aristote a sans doute quelque rapport aux entreprises politiques des rois de Macédoine. Ce fut Alexandre qui réussit enfin à réunir la Grèce en un seul État ; et ce fut là, en quelque sorte, la condition préalable de sa grande expédition. * ↑ Quelques écrivains politiques. C’est de Platon qu’Aristote veut ici parler. Voir la République, liv. II, p. 101, trad. de M. Cousin ; mais Platon dit « dureté », comme Aristote plus bas, et non point « férocité », comme Aristote ici le lui fait dire. Aussi des commentateurs ont-ils reproché à Aristote d’attaquer Platon peu loyalement : cette accusation n’est pas très-juste, comme la suite même de la pensée suffit à le prouver. Voir plus haut, liv. IV, ch. ii, § 16, une remarque analogue. * ↑ § 1. Sésotris. Il résulte des recherches les plus récentes qu'on doit placer Sésotris dix-huit cents ans au moins avant J. C., Aristote parle donc ici d'une institution qui, de son temps, comptait déjà quinze
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Note sur Nietzsche et Lange : « le retour éternel »
# Note sur Nietzsche et Lange : « le retour éternel » Ceux qui ont étudié Nietzsche, y compris M. Lichtenberger et moi-même, ont laissé indécise la question de savoir si Nietzsche avait eu connaissance de la doctrine de Blanqui sur le retour éternel des choses. Ce qui est certain c’est qu’il connaissait en 1866 le livre de Lange sur l’Histoire du matérialisme. Il adopta ces idées de Lange que le monde des sens est le produit de notre organisme et que notre organisme réel nous demeure tout aussi inconnu que les autres réalités. Or l’attention de Nietzsche ne peut pas ne pas avoir été attirée par une page très importante de l’Histoire du matérialisme de Lange, qui a trait à Blanqui. Dans la note 73 de son chapitre sur Lucrèce, Lange, se souvenant de l’eadem sunt omnia semper, cite l’ouvrage de Blanqui, L’Éternité par les astres, hypothèse astronomique, Paris, 1872. « Rappelons, dit-il, un fait qui ne manque pas d’intérêt. Dernièrement un Français a de nouveau formulé la pensée que tout ce qui est possible existe ou existera quelque part dans l’univers, soit à l’état d’unité soit à l’état de multiplicité ; c’est là une conséquence irréfutable de l’immensité absolue du monde, ainsi que du nombre fini et constant des éléments, dont les combinaisons possibles doivent être également limitées ». Cette dernière idée appartient à Épicure (Lucrèce, II, 480-521). On reconnaît l’argument même de Nietzsche et presque dans les mêmes termes. « Si, dit Nietzsche, on peut imaginer le monde comme une quantité déterminée de force..., il s’ensuit que le monde doit traverser un nombre évaluable de combinaisons... Dans un temps infini, chacune des combinaisons possibles devra une fois se réaliser, plus encore elle devra se réaliser une infinité de fois. » De là « un mouvement circulaire de séries absolument identiques ». L’érudit professeur de Bâle avait lu et médité Lange. Il s’inspira d’ailleurs très souvent de son livre. De plus, l’ouvrage de Lange fut bientôt classique en Allemagne. Donc Nietzsche savait que, pour sa doctrine du retour éternel, il avait un prédécesseur récent et un Français. Il tenait fort, d’ailleurs, à être au courant des ouvrages venus de France. Il a bien pu (mais ceci est une simple hypothèse) voir en librairie à Paris, à Nice même, ou faire venir de France la brochure de Blanqui. « Je me souviens, m’écrit de Barcelone M. Danielsen, de l’avoir vue dans un étalage de librairie à Stockholm en 1880. Peu de philosophes célèbres ont été aussi peu féconds que Nietzsche en invention de doctrines nouvelles. » Cette remarque irrévérencieuse eût indigné celui qui, dans la Volonté de puissance (§ 375) prononce ces paroles oraculaires qui prouvent que, sur sa table des valeurs, il avait rayé la modestie : « Ma philosophie apporte la grande pensée victorieuse qui finit par faire sombrer toute autre méthode. C’est la grande pensée sélectrice : les races qui ne la supportent pas sont condamnées, celles qui la considèrent comme le plus grand des bienfaits sont choisies pour la domination. » Et nunc erudimini, omnes gentes... Un professeur de philologie grecque ne pouvait pourtant ignorer que les Stoïciens faisaient recommencer le monde après chaque conflagration. Les dieux eux-mêmes recommençaient leurs destinées, à plus forte raison les simples mortels. Socrate épousait de nouveau Xanthippe, toujours aussi acariâtre, buvait de nouveau la ciguë. Cette idée du retour des mêmes événements inspirait au sage le détachement, la résignation, l’absence de tout étonnement devant un monde toujours semblable à lui-même et que nous ne pouvons changer. Comme, d’ailleurs, ce monde paraissait aux Stoïciens un magnifique déploiement de tension et de raison, de τόνος et de λόγος, ils professaient l’optimisme et disaient : Rien de meilleur n’est possible ; ne nous troublons donc pas la cervelle, Nietzsche n’a fait que prendre pour un « enfantement » grandiose de son génie, sur les hauteurs de Silvaplana, ses souvenirs d’étudiant qui a lu Lucrèce et Marc-Aurèle, en attendant Lange. Guyau qui, comme on sait, parle du retour éternel des mêmes choses dans ses vers sur l’Analyse spectrale, ne connaissait nullement le livre de Blanqui ; j’en ai la certitude ; mais il avait été conduit à cette idée et par ses réflexions propres et par l’étude d’Épicure et de Lucrèce. Il venait d’écrire sa Morale d’Épicure. Me permettra-t-on d’ajouter à cette note historique quelques mots sur le fond même de la question, je veux dire sur l’hypothèse du retour éternel ? Au risque de confirmer une fois de plus l’infériorité de la « race française, faite pour être dominée » par la « race » allemande, je ne crois pas que la « grande pensée sélectrice » puisse avoir, comme se l’imaginaient Nietzsche avec Lange, une valeur scientifique. Dans la science, l’infini a un sens déterminé dont on n’a pas le droit de s’écarter. Des théorèmes relatifs à l’immensité de l’espace, du temps, du monde, sont hasardeux même pour le calcul infinitésimal. Quant au nombre fini des éléments, dont parle Lange, nous ignorons entièrement ce qu’est un élément, un atome, un électron, ni si les éléments sont en nombre fini ou sans nombre, ni s’il y en a et si ce ne sont pas plutôt des conceptions purement symboliques à notre usage. L’électron est un atome comme le système solaire est un atome, comparativement. Raisonner sur des électrons ou autres prétendus atomes comme s’ils étaient des unités fixes, c’est chose aussi enfantine que de raisonner sur le système solaire ou sur le système de Sirius comme si c’étaient des individus immuables, sans sources internes de changements. La divisibilité à l’infini de la matière est parfaitement compatible avec l’indivisibilité physique d’éléments physiques ou avec l’indivisibilité chimique de certains éléments chimiques ; elle permet de concevoir des énergies latentes, intra-anatomiques, que rien ne peut épuiser et qui se refusent aux déductions sur les combinaisons en nombre fini d’unités en nombre fini. Pour principale raison de concevoir le monde comme un nombre déterminé de centres de force, Nietzsche allègue que « toute autre représentation demeure indéterminée et, par conséquent, inutilisable ». Mais ce n’est pas là une preuve. Parce que nous sommes obligés, pour noter l’utilité, de découper dans le tout un morceau qui consiste en un nombre fini d’éléments, il ne s’ensuit pas que cette conception répond à la réalité des choses et que le monde ne soit pas infini. Ce raisonnement de Nietzsche est sans valeur philosophique. Un autre argument est celui que Guyau avait déjà exprimé dans ses Vers d’un philosophe (l’Analyse spectrale). « S’il est un but, pourquoi ne pas l’avoir atteint ? » Nietzsche dit à son tour dans la Volonté de puissance : « Si le monde avait un but, il faudrait que ce but fût atteint. » Mais l’argument n’est pas décisif, car le but ou, s’il n’y a pas de but, l’état final, la condition finale amenée sans but par l’unique déterminisme des causes efficientes, peut n’être atteint qu’asymptotiquement. Il peut même n’y avoir aucune condition finale, aucun terme au changement. Admettre qu’il y en a un, c’est admettre précisément ce qui est en question, à savoir que le but ou la condition soit quelque chose de fini et de terminé, un état d’équilibre. On objectera le principe de Carnot-Clausius. Ce principe gênait fort Nietzsche, parce qu’il aboutit à l’irréversibilité des phénomènes physiques, à l’impossibilité du retour et à un équilibre final. Nietzsche se tire d’affaire par un argument commode : Posant en principe qu’il ne peut pas se tromper, que le monde doit revenir sur lui-même et ne pas avoir de condition finale ; croyant, d’autre part, que Thomson avait déduit des principes de la mécanique la mort finale de l’univers, il prononce la sentence : « Si le mécanisme ne peut pas échapper à la conséquence d’un état de finalité, tel que Thomson le lui a tracé, le mécanisme est réfuté ! » C’est Nietzsche lui-même qui souligne. À vrai dire, ce n’est pas la mécanique, c’est l’énergétique qui aboutit ou prétend aboutir à l’équilibre final. Maxwell, lui, se figurait qu’on peut prouver l’existence de Dieu par le principe de CarnotClausius. Puisqu’il y a continuellement, disait-il, une dispersion de l’énergie physique, il faut qu’il y ait eu un état primitif qui ne peut avoir pris naissance d’une manière naturelle. Si le monde avait un passé infini, il serait déjà arrivé à l’équilibre universel de température qui est la mort universelle. Un tel raisonnement est digne de prendre place à côté de celui de Renouvier, qui prouvait son Premier commencement absolu par cette raison qu’une infinité sans nombre d’états a parte post implique un nombre infini contradictoire. Nietzsche triompherait peut-être ici en disant : « Vous voyez bien qu’il faut admettre un éternel retour, périodique, car, sans cela, tout serait déjà en équilibre et l’heure du De profundis aurait sonné pour l’univers. » Mais nous répondrons qu’il y a encore deux autres hypothèses pour échapper au lugubre arrêt de Carnot et de Clausius. La première c’est que la nature a pu réaliser une infinité d’états qui ne rentrent pas dans les formules de notre science incomplète et qu’elle a pu, en conséquence, trouver des applications de l’énergie, qu’il nous est encore impossible de nous représenter. Maxwell lui-même a dit : « De l’énergie dispersée signifie de l’énergie pour laquelle, nous hommes, nous ne concevons pas d’application ». La nature est sans doute plus habile que nous. La seconde hypothèse est que, si nous marchons vers l’universel équilibre, nous n’y marchons qu’asymptotiquement. On peut supposer que, à mesure que l’équilibre et l’indifférenciation approchent, les êtres deviennent plus sensibles à des différences moins grandes, si bien que la différenciation psychique subsiste ou même s’accroît dans le voyage du monde matériel vers une moindre différenciation. On a mainte fois supposé le monde réduit aux dimensions d’une coque de noix et on a facilement prouvé que, toutes les dimensions relatives restant les mêmes, nous ne pourrions nous apercevoir du changement. De même, dans un monde de plus en plus voisin de l’équilibre mécanique, thermique ou autre, on peut concevoir des rapports d’oscillations de plus en plus petites, dans l’intervalle desquelles peuvent se glisser une infinité de différences réelles et une infinité de différences senties. D’ailleurs, savons-nous si l’équilibre de la température, par exemple, entraîne certainement l’équilibre de tout le reste, surtout de la vie psychique ? La vie biologique elle-même peut avoir des conditions ultimes que nous ignorons et qui sont autres que les conditions purement thermiques. Toute spéculation sur la vie, et surtout sur la vie mentale, dépasse le domaine de la mécanique, de la physique et de la chimie telles que nous les connaissons et pouvons les connaître, c’est-à-dire les limites de notre physique, de notre chimie et même de notre mécanique. Non seulement il y a, comme dit Shakespeare, plus de choses sous le ciel que nous n’en pouvons penser, mais il y en a plus dans chaque petit grain de matière ou de ce dont la matière est sortie, qu’on l’appelle protyle, éther, ou de tout autre nom cachant notre ignorance. Les choses s’enveloppent à l’infini aussi bien dans le sens de l’infiniment petit que de l’infiniment grand. Nous ignorons toutes les virtualités que peut renfermer l’existence. Nos spéculations sur les possibles et les impossibles dans le monde sans bornes sont en l’air. Tous les termes du retour éternel sont des inconnus impénétrables à la science ; le retour éternel n’a donc de scientifique que l’apparence ; c’est un jeu de l’ars combinatoria, qui laisse fuir le réel. Je dissertais récemment de la question mathématique avec un jeune mathématicien que je crois expert et d’esprit délié. Selon lui, — son raisonnement me paraît exact, — en admettant que l’espace a trois dimensions (ce qui, d’après certains géomètres, est une hypothèse, lorsqu’on veut discuter in abstracto) il faut 3 paramètres pour définir la position d’un point, en l’espèce, d’un atome si cet atome est ponctuel, et il en faut 6 si l’atome, ne pouvant être assimilé à un point, est défini comme un solide (par exemple les 3 coordonnées de l’origine d’un trièdre invariablement lié à l’atome, par rapport à un trièdre fixe dans l’espace, et les 3 angles d’Euler définissant l’orientation de ce trièdre mobile par rapport au trièdre fixe). Dans ces conditions, un système de n atomes sera défini par 3 n ou 6 n paramètres suivant que l’on fera la première ou la deuxième hypothèse. Laissant tous les paramètres fixes excepté, par exemple, l’abscisse de l’origine de l’un des trièdres mobiles, je puis faire varier cette abscisse de la valeur actuelle à + ∞, ce qui me donnera, pour le système, une infinité d’états différents par lesquels il n’aura évidemment achevé de passer qu’au bout d’un temps infini. Il en sera de même a fortiori si l’on fait varier les 3 n ou 6 n paramètres simultanément et si le nombre n croît au delà de toutes limites. En d’autres termes, dans un système constitué par un nombre fini d’atomes, supposez-les tous immobiles sauf un seul, que vous conduirez de sa position actuelle jusqu’à l’infini, le système entier passera par une série indéfinie d’états différents pendant un temps infini. On peut, il est vrai, objecter que les liaisons des atomes s’opposent à un tel déplacement d’un ou de plusieurs d’entre eux ; mais nous ne connaissons pas ces liaisons ni leur nature, nous pouvons donc supposer que ces liaisons enveloppent des virtualités de variations à l’infini. Selon moi, le problème est insoluble. Il faudrait connaître l’expression des divers paramètres qui définissent à un instant donné l’état du monde en fonction de la seule variable réelle, le temps, pour savoir si ces paramètres ont tous une période commune ou non, si le monde tend ou non vers un état limite. Pour revenir à Nietzsche, il s’est contredit lui-même en admettant d’une part, le pouvoir qu’aurait la réalité, l’élan vital, de se dépasser sans cesse, et, d’autre part, son impuissance à sortir d’un cercle monotone et clos. L’éternel changement, le mobilisme universel admis d’abord par Nietzsche contredit l’éternel eadem sunt. Héraclite et Démocrite se battent ensemble dans la tête ardente de Zarathoustra. De même sa critique des mathématiques comme ensemble de purs symboles utiles à la vie, mais sans valeur absolue, contredit sa croyance à la valeur absolue des lois de combinaison dans l’infinité de l’espace et du temps. Nietzsche en admettant des retours d’événements identiques est encore en pleine contradiction avec ce qu’il a dit lui-même contre la conception de l’identité et de la loi régulière. Il avait emprunté à ses contemporains d’Angleterre et d’Allemagne cette idée protagoréenne que nos formes d’identité, de loi, etc., sont simplement des créations de notre pensée au service de nos besoins : pour pouvoir agir sur le monde, nous supposons des retours de mêmes événements bien qu’il n’y ait jamais rien de même. Identité et loi, selon Nietzsche, ne sont que des symboles. Mais alors, comment poser en loi absolue et inflexible le retour de faits et de mondes identiques ? Comment croire sérieusement qu’un second Blanqui identique au premier écrira dans le même fort du Taureau le même livre sur l’éternité par les astres ? Le principe des indiscernables de Leibniz déclare impossible deux mondes qui ne se distingueraient que par la simple place dans le temps, le temps n’étant rien lui-même sans les choses qui durent. Et ce principe des indiscernables ne fait qu’exprimer le caractère unique selon Leibnitz et singulier de toute réalité, qui est ce qu’elle est, non ce que sont les autres, sans quoi elle ne se distinguerait pas des autres : Ce n’est pas seulement Jehovah, c’est tout être réel qui peut dire : Sum qui sum ou tout au moins : Sum quod sum. Il n’y a d’identité vraie que dans les abstractions mathématiques : deux triangles abstraits sont identiques, deux triangles réels ne le seront jamais. L’impossibilité de l’identité réelle vient de ce que chaque être enveloppe de l’infini et est enveloppé par de l’infini. Les partisans du retour éternel raisonnent comme s’ils avaient dans le creux de leur main, ou plutôt de leur plume, la totalité des éléments finis d’un monde fini. La réalité est moins simple que leur esprit. Enfin au point de vue moral, la consolation suprême que Nietzsche croit trouver dans la perspective de souffrir une infinité de fois les mêmes souffrances, est aussi peu logique que le rapport de l’éternel retour aux principes de son système. C’eût été une triste consolation pour Jeanne d’Arc que de lui dire : — Vous serez brûlée encore une infinité de fois et tout ce que vous avez essayé de fonder sera une infinité de fois anéanti. * ↑ Voir la lettre à Gersdorff, 1866. Correspondance, t. I, 33. * ↑ Volonté de puissance, § 384. * ↑ On sait que, selon Nietzsche, cette « formule suprême, la plus haute qui se puisse concevoir », date du mois d’août de l’année 1881 ; qu’elle fut jetée sur une feuille avec cette inscription : « À 6 000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus de toutes les choses humaines. » On sait aussi que, selon Nietzsche, « l’enfantement se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables ». « Cent indices, ajoute-t-il, annoncèrent l’approche de quelque chose d’incomparable. » * ↑ Puisque tout se copie et se tient dans l’espace, Tout se répète aussi, j’en ai peur, dans le temps ; Ce qui passe revient et ce qui revient passe, C’est un cercle sans fin que la chaîne des ans. Par cercle sans fin, Guyau entendait la spirale qui se répète sans cesse, en ses tours et retours sans nombre. On se rappelle que, dans l’Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction, Guyau dit : « Nous croyons que la nature a un but, qu’elle va quelque part ; c’est que nous ne la comprenons pas. Nous la prenons pour un fleuve qui coule vers son embouchure et y arrivera un jour, mais la nature est un océan. Donner un but à la nature, ce serait la rétrécir, car un but est un terme. Ce qui est immense n’a pas de but. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient ; ou plutôt il la donne et la retire avec la même indifférence ; il est le grand roulis éternel qui berce les êtres... Cette tempête des eaux n’est que la continuation, la conséquence de la tempête des airs... À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots ; que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité. » Nietzsche, qui avait lu et annoté ces pages, dit à son tour dans la Volonté de puissance : « Force partout, le monde est jeu des forces et onde des forces, à la fois un et multiple, s’accumulant ici tandis qu’il se réduit là-bas, une mer de forces agitées dont il est la propre tempête se transformant éternellement dans un éternel va-et-vient avec d’énormes années de labeur, avec un flot perpétuel de ses formes ; ... il est ce qui doit éternellement revenir, étant un devenir qui ne connaît point de satiété, point de dégoût, point de fatigue. » Si Nietzsche n’a pas connu les pages de M. G. Le Bon sur le retour éternel, il a probablement lu le discours de Nœgeli sur les limites de la connaissance naturelle, qui ne fut guère moins commenté en Allemagne que le discours analogue de Dubois-Reymond, et où Nœgeli développait l’hypothèse du retour telle que Lange l’avait formulée. (Voir notre livre sur Nietzsche et l’immoralisme.) * ↑ Nietzsche, la Volonté de puissance, p. 189-190, Aphorismes, 385 * ↑ Nous différons sur ce point de M. Batault, qui, dans la Revue philosophique de février 1904, présente l’hypothèse du retour comme une déduction de la science moderne, due au génie de Nietzsche. * ↑ ᵉᵗ Volonté de puissance §384. T. II, p. 181 de la traduction française
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La Contingence dans les lois de la nature et la liberté dans l’homme selon Épicure
# La Contingence dans les lois de la nature et la liberté dans l’homme selon Épicure LA CONTINGENCE DANS LA NATURE ET LA LIBERTÉ DANS L’HOMME SELON ÉPICURE __________ Selon Épicure, il est deux idées également capables de troubler l’esprit humain et dont il importe également de se délivrer pour jouir de la sérénité intellectuelle. La première, c’est la croyance à quelque divinité agissant sur le monde et sur l’homme ; la seconde, la croyance à une nécessité universelle régissant la nature. On connaît la lutte des Épicuriens contre les dieux et leur prétendue providence ; ce qui n’est peut-être pas aussi bien connu, malgré Gassendi et Bayle, malgré les savantes études de M. Ravaisson et de M. Zeller, c’est la lutte d’Épicure contre l’idée de nécessité. Cette partie de son système est originale et d’autant plus intéressante qu’elle rappelle par plusieurs points des doctrines contemporaines. Nous essaierons d’exposer ici la conception d’Épicure, sans prétendre l’apprécier autrement qu’au point de vue de son importance historique et de son originalité. « Il était encore meilleur », dit Épicure, « d’ajouter foi aux fables sur les dieux que d’être asservi (δουλεύειν) à la fatalité des physiciens. La fable, en effet, nous laisse l’espérance de fléchir les dieux en les honorant, mais on ne peut fléchir la nécessité (ἁπαραίτητον τὴν ἁνάγϰην). » — Épicure a eu, comme on voit, un vif sentiment de l’effet produit sur l’esprit humain par la conception du déterminisme scientifique, d’autant plus que l’école rivale de la sienne, l’école de Zenon, fondait sa doctrine sur cet universel enchaînement des causes et des effets. D’autre part, Démocrite le physicien, son prédécesseur et son maître, affirmait aussi que « toutes choses se font dans le monde selon la nécessité. » Après avoir renversé les dieux du paganisme, Épicure voit donc se lever devant lui ce dieu inconnu et mystérieux auquel les théologiens antiques soumettaient Jupiter même, ce dieu à la sombre figure, fils du Chaos et de la Nuit, assis immobile au fond de l’Olympe, qu’on représentait sans yeux, car il ne voit point ceux qu’il écrase, et la tête couronnée d’étoiles, car sa puissance s’étend aussi loin que les dieux. C’est cette divinité figurant la force fatale de la nature par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine, qu’Épicure se propose de combattre à son tour, divinité d’autant plus redoutable que son pouvoir s’étend partout à la fois, au dedans de nous comme au dehors, et sur nos propres pensées, sur nos propres actions. Imaginer au-dessus des choses les dieux, c’était s’asservir ; mais expliquer toutes choses, y compris soi, par des raisons nécessaires qui excluent notre pouvoir personnel, ce serait faire plus encore, ce serait se supprimer soi-même. Puissance absolue des dieux éternels ou puissance absolue des lois éternelles, voilà l’alternative ; impuissance de l’homme, voilà la conclusion. De toutes parts, égal obstacle au bonheur. Comment donc trouver « un principe capable de rompre les liens du destin, et qui empêche la « cause de suivre la cause à l’infini? » Tel est le problème, dans les termes mêmes où les Epicuriens l’ont posé : ce n’est autre chose que la question toujours pendante de la liberté ou du fatalisme, de la contingence ou de la nécessité universelle. I. — Placé entre les dieux du paganisme et la nécessité des Stoïciens ou des Physiciens, Épicure ne vit qu’un parti à prendre. Si tous les êtres avaient naturellement en eux-mêmes, au lieu de l’emprunter du dehors, une puissance spontanée (τὸ αὐτόματον) d’où dériveraient leurs propres mouvements, n’échapperait-on pas ainsi à l’enchaînement universel des causes et des effets ? La nature, dans son fond, ne pourrait-elle pas être conçue à la fois sans les dieux et sans la nécessité ? De tout temps le vulgaire, malgré Socrate et Platon, avait placé dans l’homme, sous la forme de libre arbitre, une puissance qui, pour un spectateur du dehors, apparaît comme un hasard, mais on n’avait pas songé à mettre une puissance analogue dans les êtres inférieurs à l’homme, à introduire par cela même la contingence dans la nature comme dans l’humanité. Épicure, en. s’efforçant de le faire, va entrer dans une voie toute nouvelle ; c’est sur ce point surtout qu’il pouvait affirmer avec vérité ne devoir qu’à lui-même sa philosophie. Par là il voulait à la fois détruire la nécessité et le pouvoir des dieux. Cicéron, Lucrèce, Plutarque, nous diront tous de la manière la plus formelle que la principale hypothèse d’Epicure, celle d’une puissance spontanée de « déclinaison » inhérente aux êtres, avait pour but de rendre possible, de « sauver notre pouvoir sur nous-mêmes, notre liberté : ὅπως τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπόληται. » Pour construire cette curieuse théorie du monde, Épicure commence par accepter en partie la doctrine atomistique de Leucippe et de Démocrite. Toutefois, à la conception du chaos primitif il apporte un premier changement. Démocrite avait considéré tout mouvement comme le résultat d’un choc fatal (πλήγη) et d’un rebondissement des atomes non moins fatal (παλμὸς, ἀποπαλμός). Épicure nie que tout mouvement ait ainsi sa première et unique origine dans la communication d’un autre mouvement par le choc, dans l’impulsion : cette doctrine en effet, outre qu’elle implique à ses yeux une contradiction (en admettant un mouvement antérieur au mouvement même), introduit partout une absolue nécessité : πάντα κατ' ἀνάγκην γίνεσθαι. Le choc, pour Épicure, n’est qu’un effet ultérieur, qui suppose un mouvement antécédent. Quel sera donc le principe de ce mouvement ? — Pour le trouver, il faut d’abord passer du dehors au dedans, de la violence externe (externa vis) à l’impulsion interne. Celle-ci n’est autre chose, selon Épicure, que la pesanteur. « La pesanteur, dit Lucrèce, empêche que tout ne se fasse par voie de choc comme par une violence extérieure : Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externâ quasi vi. » La pesanteur est donc déjà une cause de mouvement intime, moins visiblement matérielle, où la fatalité, si elle existe toujours, devient inhérente à la nature même des êtres et semble prendre un caractère plus spontané, sinon plus véritablement libre. Toutefois cette seconde explication du mouvement paraît encore insuffisante à Épicure, précisément parce qu’elle présuppose encore une idée de loi nécessaire. La pesanteur, en effet, a une direction déterminée suivant une loi invariable ; la ligne qu’elle suit est soumise aux théorèmes des mathématiques. S’ils n’étaient animés que par cette seule force, les atomes, emportés parallèlement avec la même vitesse pendant l’éternité, « tomberaient comme des gouttes de pluie dans la profondeur du vide : Imbris uti guttce caderent per inane profundum. » Au point de vue purement mécanique où s’arrête cette hypothèse, la nécessité peut se représenter par la ligne droite : les principes des choses, entraînés par la pesanteur, persévéreront éternellement dans le mouvement commencé, tant qu’une autre force ne viendra pas brusquement courber la ligne rigide qu’ils tracent à travers l’espace. Mais où trouver cette force ? — Ici Épicure fait appel à l’expérience intérieure : il cherche en nous le principe de mouvement qui, transporté au fond de toutes choses, donnera enfin l’explication cherchée. L’observation d’où part Épicure, c’est que nous distinguons en nous-mêmes deux sortes de mouvements impossibles à confondre, le mouvement contraint et le mouvement spontané. Être mû n’est pas tout ; nous savons aussi par expérience ce que c’est que se mouvoir. Nous sommes avertis de l’un par un sentiment tout différent de celui qui nous révèle l’autre. « C’est de la volonté de l’esprit que le mouvement procède d’abord : de là il est distribué par tout le corps et les membres. Et ce n’est plus la même chose que quand nous marchons sous le coup d’une impulsion, cédant aux forces supérieures d’un autre et à une contrainte violente. Car en ce cas il est évident que toute la matière de notre corps— marche et est entraînée malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait été refrénée à travers les membres par la volonté. Ne voyez-vous pas alors, quoique souvent une violence extérieure nous pousse, nous force à marcher malgré nous et nous entraîne en nous précipitant, ne voyez-vous pas que cependant il y a dans notre cœur quelque chose qui peut lutter contre elle et se dresser en obstacle ? À son arbitre, la masse de la matière est aussi forcée parfois de se fléchir à travers les membres, à travers les articulations : poussée d’abord en avant, elle est refrénée, et, ramenée en arrière, elle est réduite au repos. » Une seconde preuve de l’opposition entre le mouvement volontaire, que nous révèle l’effort, et le mouvement fatal des organes, c’est, suivant les épicuriens, le contraste qui existe parfois entre l’élan immédiat de la volonté et son exécution plus lente dans la matière rebelle : tous les êtres animés en sont un exemple, « Ne voyez-vous pas, quoique la carrière soit devant lui ouverte en un instant, que l’impétuosité ardente du coursier ne peut s’élancer aussi soudainement que le désire l’âme même ? C’est que toute la masse de la matière, à travers le corps entier, doit être recueillie, rappelée dans tous les membres, pour qu’une fois rassemblée elle puisse suivre l’élan de l’esprit. » Voilà les faits d’expérience intime invoqués par Épicure et qui nous obligent à reconnaître en lui, de la manière la plus inattendue, un prédécesseur de Maine de Biran. Maintenant, de ces faits observables, par une induction fondée sur le principe de causalité, Épicure va passer à la considération de l’univers. Il n’y a rien sans cause, et quelque chose ne peut pas venir de rien, voilà le principe. Donc le pouvoir qui est en nous doit avoir sa cause et se retrouver dans les germes des choses, dans les « semences de vie » ou atomes ; donc il ne faut plus se représenter les atomes comme inertes et morts, mais comme portant en eux la puissance de se mouvoir. « C’est pourquoi dans les germes des choses il faut avouer qu’il existe également, outre le choc et outre la pesanteur, une autre cause de mouvement, de laquelle nous est venue à nous-mêmes cette puissance qui nous est innée : car de rien nous voyons que rien ne peut sortir. » Il existe donc en définitive d’après Épicure (et le témoignage de Cicéron pourrait ici confirmer celui de Lucrèce), trois causes de mouvement de plus en plus profondes et intimes : le choc, qui est à la fois extérieur et fatal ; la pesanteur, qui est intérieure mais paraît encore fatale, et enfin la volonté, qui est tout à la fois intérieure et libre, libera voluntas. Cette volonté se manifeste par le pouvoir de faire décliner le mouvement, de lui faire quitter la ligne droite où la fatalité le poussait ; c’est en un mot le pouvoir de s’incliner soi-même au mouvement, pouvoir qui, dans les germes éternels des choses, sera la déclinaison spontanée, échappant à toute prédétermination de temps ou de lieu. « La pesanteur empêche déjà que tout ne se fasse par choc comme par une force externe : mais, que l’âme elle-même n’ait point en soi une nécessité intestine, dans toutes les actions à accomplir, et que, vaincue, elle ne soit pas contrainte de tout subir et de rester passive, voilà ce qu’empêche l’imperceptible déclinaison des principes de toutes choses, dont on ne peut par le calcul (ratione) déterminer le lieu ni déterminer le temps. » Revenons maintenant de la psychologie à la cosmologie. À l’origine idéale des choses, nous le savons, l’atome descendait dans le vide en vertu de sa pesanteur ; non loin de lui d’autres atomes descendaient, également solitaires, et si la nécessité seule avait continué d’imprimer aux atomes ce mouvement éternellement le même, le monde n’aurait pu naître : la nécessité serait inféconde. Mais puisque nous connaissons maintenant par expérience « une autre cause de mouvement que le choc et le poids, » puisque « c’est des germes des choses que nous vient la libre puissance innée en nous, » le principe de cette puissance doit se retrouver à l’origine dans l’atome même. L’atome pourra donc tirer de soi le mouvement qui le rapprochera des autres atomes ; il pourra, s’arrachant spontanément à la nécessité qui l’entraînait, s’arracher par là à la solitude et commencer la création de l’univers. Tant que la nécessité était maîtresse de toutes choses, il n’existait, à vrai dire, qu’un chaos d’atomes emportés dans le vide ; le premier mouvement parti de l’être même marque l’origine du cosmos. De la ligne rigide qu’il décrivait à travers l’espace et qui était comme la représentation de la nécessité, l’atome dévie spontanément, « sponte sua, » sans l’intervention d’aucune autre force, sans l’intersection d’aucune autre ligne : déviation légère, insensible, infiniment petite ; qu’importe la quantité, pourvu que cette quantité soit obtenue, et que cette ligne nouvelle à peine dessinée marque l’apparition d’une puissance inhérente à l’être même, d’une « nouvelle cause de mouvement dans l’univers », l’apparition de la vie ? Se mouvoir soi-même, c’est vivre. Cette ligne qui ira se compliquant peu à peu et formera au sein du vide une première esquisse des figures géométriques, une première harmonie, c’est le raccourci de toutes les harmonies de l’univers. En agrandissant leurs courbes « dans la profondeur du vide », des atomes finissent par se rencontrer, se toucher. « Palpitant » alors sous le choc, ils bondissent et rebondissent jusqu’à ce qu’ils se soient enlacés l’un l’autre, et cet enlacement mutuel produit enfin le repos. Ayant vaincu l’espace qui les séparait, (τὸ διόριζον ἑκάστην ἄτομον), ils font obstacle à la chute des nouveaux atomes ; ceux-ci sont arrêtés au passage (στεγαζόμεναι παρὰ τῶν πλεκτικῶν), et viennent grossir chaque corps déjà formé, qui se trouve être ainsi le noyau d’un monde. Le vide se peuple de formes étranges, et tous ces mondes naissent, dont l’harmonie régulière, une fois produite, nous fait croire faussement à la fatalité primitive. Dès lors il n’est plus besoin, pour rendre raison de l’univers, de recourir à un deus ex machinâ, à une cause supérieure et surnaturelle, qui deviendrait pour l’homme une puissance tyrannique : le monde peut se passer des dieux, il peut se passer d’une intelligence ordonnatrice, conséquemment nécessitante. L’espace est infini, les atomes sont en nombre infini, le temps s’ouvre à l’infini devant eux : avec ces trois infinis qu’y a-t-il d’impossible, et comment la force spontanée existant en chaque atome n’aurait-elle pas suffi à organiser le monde fini qui est devant nos yeux ? Les Épicuriens ne reculent point devant l’idée d’infini (comme plusieurs partisans modernes de la contingence universelle, qui confondent dans la même aversion les notions d’infini et de nécessaire). Pour Épicure, l’infini est au contraire la garantie de la liberté dans l’homme et de la spontanéité dans les choses. C’est l’infinité même des combinaisons dans l’espace et le temps infinis qui rend inutile l’hypothèse d’une intelligence divine, d’un plan préconçu et fatalement suivi, d’un monde des Idées préexistant au monde réel et le nécessitant ; l’initiative des atomes peut remplacer l’initiative, d’un créateur ; leur volonté spontanée, qui deviendra liberté chez l’homme, peut se substituer à la volonté réfléchie d’un démiurge ou d’une providence. Le premier résultat remarquable de cette conception d’Épicure, c’est qu’elle agrandit le monde. Si le monde avait été créé par une volonté divine, cette volonté insondable aurait pu ne tirer du néant que ce qu’elle eût voulu, ne donner naissance qu’à la terre élue par elle et entourée par elle d’une ceinture d’étoiles et de soleils. Mais si le monde est en quelque sorte le produit de l’infini, il doit être infini lui-même. En supprimant l’idée du dieu créateur, Épicure et Démocrite aboutissent logiquement à la conception moderne du monde, où nous ont amenés si tard les découvertes astronomiques. Si notre terre est l’œuvre des atomes, pourquoi « tous ces autres atomes placés en dehors d’elle resteraient-ils oisifs ? » La nature est aussi féconde qu’elle est grande. Partout dans l’espace la vie éclate. « Dire qu’il n’y a qu’un seul monde dans l’infini, s’écriait Métrodore, c’est comme si l’on disait qu’un vaste champ est fait pour produire un épi. » Au lieu d’un seul monde, il y en a donc, comme des atomes, à l’infini. « Je les vois se former au sein du vide, » dit Lucrèce avec enthousiasme. Ces mondes, ces orbes, terrarurn orbes, ont leurs habitants ; ce sont de grands corps qui se développent comme notre corps, puis meurent comme lui pour faire place à d’autres : tous les jours il naît et il meurt des mondes dans l’espace infini ; c’est une perpétuelle évolution suivie d’une perpétuelle dissolution. Car Épicure ne tenait pas moins à l’idée de la dissolution des mondes qu’à celle de leur formation spontanée, et Lucrèce revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Un monde qui resterait perpétuellement le même aurait un caractère de divinité ; on serait porté à l’adorer : les anciens adoraient les astres ; il redeviendrait pour nous un objet de terreur superstitieuse et une nouvelle sorte de destin. Par cette persévérance à repousser du monde toute forme du divin, Épicure se rencontre naturellement avec les savants contemporains, qui considèrent la marche des choses comme produite indépendamment d’un dieu ordonnateur. Aussi les savants modernes retrouveront-ils chez les Épicuriens le germe de leurs idées : Lucrèce avait parlé avant Lamarck de ces tâtonnements successifs (tentando, experiundo) par lesquels les éléments cherchent à se combiner et finissent par trouver en effet une combinaison stable. Il avait parlé avant Darwin de l’existence d’espèces maintenant disparues, parce qu’elles n’avaient pas su déployer assez « de force », de « ruse » ou « d’agilité » pour vaincre leurs adversaires, pour se reproduire et traverser les siècles. Il avait parlé avant M. Spencer du développement des mondes semblable à celui des individus, et aboutissant comme celui-ci à la vieillesse et à la mort. Enfin c’est chez Lucrèce qu’on trouve pour la première fois— exprimée clairement et développée scientifiquement l’idée d’un progrès par lequel l’humanité s’avance pas à pas vers le mieux, pedetentim progreditur. Une seconde conséquence de la théorie épicurienne, c’est que l’homme, formé comme le monde par le rapprochement spontané des principes de vie, tient du monde tout ce qu’il possède, est fait à son image et n’a rien en lui-même de supra-naturel. Que sommes-nous, sinon une réunion d’atomes, mais d’atomes plus subtils, plus capables encore de « décliner », et plus conscients de l’élan intime par lequel ils se meuvent ? Notre liberté elle-même, loin d’être supérieure à la nature, n’a son origine qu’en elle et n’est que l’achèvement de son essentielle spontanéité. On ne saurait expliquer autrement, selon Épicure, le pouvoir que nous prétendons tous posséder de choisir entre deux directions contraires, de nous porter librement là où notre volonté nous conduit, quô ducit qiiemque voluntas, de nous arracher en quelque sorte au poids des habitudes ou des tendances acquises. « Si toujours tout mouvement nouveau naît d’un précédent dans un ordre nécessaire, si les germes des choses, en déclinant, ne produisent pas un principe de mouvement qui brise les liens de la nécessité et empêche la cause de suivre la cause à l’infini, d’où surgit chez les êtres vivants sur la terre, d’où surgit, dis-je, cette libre puissance arrachée au destin ? Par elle nous marchons où nous conduit notre volonté. Nous déclinons, nous aussi, nos mouvements sans qu’on puisse d’avance déterminer le temps ni l’endroit de l’espace, mais comme l’a voulu notre esprit même. Car sans aucun doute c’est la volonté de chacun qui est le principe de ces actions, et c’est de là que les mouvements se répandent à travers les membres » . On voit quelle unité règne dans la conception d’Épicure : non-seulement le monde se suffit à lui-même, mais il suffit à expliquer l’homme et la liberté que l’homme croit sentir en lui. La nature et l’homme sont tellement solidaires, qu’on ne peut trouver chez l’un quelque chose d’absolument nouveau qui manquerait à l’autre : voulons-nous qu’on reconnaisse en nous-mêmes un principe de spontanéité et de liberté, ne le retirons pas entièrement des choses. On ne peut pas faire sa part à la nécessité et dire : elle règne tout autour de nous, mais elle ne règne pas sur nous. « Épicure avoue, dit Cicéron, qu’il n’eût pu poser de bornes à la fatalité s’il ne se fût réfugié dans l’hypothèse de la déclinaison. » « C’est, dit-il encore par le mouvement spontané de déclinaison qu’Épicure croit possible d’éviter la nécessité du destin. Il mit en avant cette hypothèse parce qu’il craignit que, si toujours l’atome était emporté par la pesanteur naturelle et nécessaire, nous n’eussions rien de libre ; car l’âme serait mue de la même manière, de sorte qu’elle serait contrainte par le mouvement des atomes. Démocrite, lui, l’inventeur des atomes, avait mieux aimé accepter que toutes choses se fissent par nécessité, que d’ôter aux atomes leurs mouvements nature rels. » Démocrite et Épicure sont d’ailleurs aussi logiques l’un que l’autre ; le premier, admettant partout dans le monde la nécessité, la plaça aussi chez l’homme ; le second, admettant la liberté chez l’homme, se vit forcé d’introduire aussi dans le monde un élément de contingence. Le véritable désaccord entre Démocrite et Épicure roule donc bien sur cette question : sommes-nous libres, ou non, et plus généralement : — y a-t-il en toutes choses spontanéité ou fatalité absolue ? — C’est à cette alternative que se ramène celle de la déclinaison spontanée ou du mouvement nécessaire ; c’est ce problème moral qu’Épicure a transporté à l’origine des choses et dont il a fait le problème même de la création. Ni Épicure ni Lucrèce ne se dissimulaient combien ils choqueraient l’opinion en lui proposant l’idée d’une déclinaison spontanée. « Quelle est, demande Cicéron, cette cause nouvelle dans la nature, pour laquelle l’atome décline ? » Supposer que, sans détermination physique ou mathématique, sans force fatale venue du dehors ou placée au-dedans, les atomes dévient et déclinent d’une manière qui échappe au calcul (ratio), cela est incompréhensible ; et tant qu’il s’agit d’atomes, de lignes droites et de lignes courbes, notions purement géométriques, tout l’avantage semble rester aux « physiciens ; » mais il n’en est plus ainsi selon Épicure lorsque, rentrant en nous-mêmes, nous réclamons pour nous cette liberté que nous refusons aux autres êtres. Si on admet l’arbitre en nous, pourquoi le restreindre à nous ? si, là où il n’y a plus de motif assez fort pour nous déterminer fatalement à telle action, on suppose encore une volonté assez puissante pour s’y porter d’elle-même, et si on ne veut pas voir là de contradiction, on ne devra pas en voir davantage dans le mouvement sans cause extérieure et apparente des vivants atomes. Comment le grand monde qui nous entoure ne serait-il qu’un vaste et inflexible mécanisme, si on prétend que notre petit monde est une source vive de volonté et de mouvement ? Par cette habile position du problème, Épicure espère enlever à sa solution ce qu’elle paraissait d’abord avoir de contradictoire et d’absurde : l’absurdité, s’il y en a une, est transportée dans la conception du libre-arbitre. Étant données d’une part l’apparente nécessité de tous les phénomènes, d’autre part l’apparente liberté du vouloir et du mouvoir, il est impossible d’éviter le conflit entre ces deux puissances contraires ; il faut accepter l’une et rejeter l’autre ; or, à en croire Épicure et Lucrèce, le choix n’est pas douteux, puisque l’une, nous la sentons, et que l’autre, nous la conjecturons. Placés dans cette alternative, les contemporains d’Épicure essayèrent pourtant de s’y soustraire. On trouve dans le De fato de Cicéron un passage intéressant à ce sujet. Selon Cicéron, Carnéade disait que les Épicuriens auraient pu défendre leur thèse contre le déterminisme stoïcien sans avoir recours à la déclinaison. « Car, puisqu’ils enseignaient qu’il peut exister un certain mouvement volontaire de l’âme, il eût été mieux de défendre ce point, que d’introduire la déclinaison, dont ils ne peuvent précisément trouver de cause ; en défendant ce principe, ils pourraient facilement résister à Chrysippe. » Carnéade blâme ici les Épicuriens d’avoir transporté le problème de la liberté dans l’univers, au lieu de le restreindre à l’homme : ils pouvaient, selon lui, soutenir que l’homme est libre sans placer pour cela la liberté de mouvement dans l’atome : ils eussent dû dire que l’atome et l’homme se meuvent tous deux en vertu de leur nature propre, sans cause extérieure et antécédente, et substituer ainsi la nature à la nécessité ou à la liberté. « Accorder qu’il n’y a point de mouvement sans cause, ce ne serait pas accorder que tout se fait par des causes antécédentes, car notre volonté n’a pas de causes extérieures et antécédentes. Nous usons donc du langage vulgaire en disant que nous voulons une chose ou ne la voulons pas sans cause, car par ces mots nous entendons : sans une cause extérieure et antécédente », non sans une cause quelconque. De même que, quand nous disons qu’un vase est vide, nous ne parlons pas comme les physiciens, qui nient le vide, mais nous voulons dire par exemple que le vase est sans eau, sans vin, sans huile, de même quand nous disons que l’âme se meut sans cause, nous voulons dire sans une cause antécédente et extérieure, et non absolument sans cause. On peut dire de l’atome même, lorsqu’il est mû à travers le vide par son propre poids, qu’il est mû sans cause, parce que nulle cause ne survient du dehors. Mais, pour ne pas être tous raillés par les physiciens si nous prétendons que quelque chose arrive sans cause, il faut faire une distinction, et dire que la nature même de l’atome est d’être mû par son poids, que c’est là la cause pour laquelle il se meut ainsi. » Par cette ingénieuse introduction de l’idée de nature, Carnéade croit échapper à l’idée de nécessité sans avoir besoin d’invoquer la déclinaison spontanée des atomes ; selon lui, l’atome ne se meut pas parce qu’une cause extérieure le pousse, ni parce qu’il décline spontanément : il se meut parce que telle est sa nature. « De même, pour les mouvements volontaires des âmes, il ne faut pas chercher de cause extérieure : car le mouvement volontaire possède lui-même en soi cette nature d’être en notre puissance, de nous obéir, et cela non sans cause : la nature même est la cause de cette action. » Ainsi, par l’idée de nature, c’est-à dire d’une cause qui ne serait proprement ni libre ni nécessaire, Carnéade espère concilier la régularité des mouvements dans l’univers avec leur liberté arbitraire dans l’homme. Cet argument subtil de Carnéade (que Bayle admire) ne put convaincre les Épicuriens : n’est-ce point se payer de mots que d’invoquer la nature comme cause, et de soutenir que cette cause n’a pas un caractère fatal, qu’elle ne ramène pas avec elle l’idée de nécessité qu’on voulait écarter ? Carnéade croit que, si la nature de l’atome est d’être mû par son propre poids, l’atome, en échappant ainsi à une cause extérieure, échappe à la nécessité ; mais Lucrèce répond en distinguant deux sortes de nécessité également à craindre, l’une extérieure, externa vis, l’autre intérieure, necessum intestinum. Parce que la pesanteur est naturelle (gravitas naturalis), en est-elle moins nécessaire (necessaria) ? Et si la nécessité règle seule les mouvements de l’atome, pourquoi ceux de nos âmes y échapperaient-ils ? D’où vient cette nouvelle nature de mouvement qui, selon les expressions de Carnéade, « serait en notre puissance et n’obéirait qu’à nous ? » Nos âmes ne sont-elles pas composées des mêmes éléments que le reste de l’univers et peuvent-elles faire exception à la loi commune ? Dans ce débat, c’est Épicure, semble-t-il, qui se montre le plus logique. Au moins est-il intéressant de voir par ce passage combien l’idée de liberté a préoccupé les Épicuriens, et avec eux l’antiquité. II. — Une nouvelle question se pose. Il semble impossible de contester que, le premier dans l’antiquité, Épicure a tenté d’introduire la contingence au sein de la nature, d’expliquer par des mouvements spontanés la formation du monde et de’légitimer ainsi l’existence de la liberté humaine. Mais on croit d’ordinaire que la contingence, placée par Épicure à l’origine des choses, existait selon lui à l’origine seulement et disparaissait ensuite pour laisser de nouveau place à la nécessité. Une fois le monde fait, une fois la machine construite, pourquoi n’irait-elle pas toute seule sans qu’il soit besoin d’invoquer désormais aucune autre force que la nécessité ? La « chaîne du destin » dont parle Lucrèce a été rompue une fois, comme on l’a dit, « par un coup du sort ; » cela peut suffire ; depuis, ne s’est-elle pas reformée anneau par anneau, et de nouveau n’enserre-t-elle pas l’univers ? Selon cette hypothèse, Épicure n’aurait introduit la « déclinaison » dans la nature que par une sorte d’expédient dialectique, et se serait empressé de l’en retirer aussitôt. Pour confirmer cette hypothèse du déterminisme succédant à la contingence dans l’univers, on invoque un passage où Lucrèce, voulant combattre l’idée de création divine, soutient que nul être ne peut sortir tout fait du néant, qu’il a besoin pour naître d’un germe préexistant et de conditions déterminées (certis) Ainsi, dit Lucrèce, la rosé ne sort pas tout à coup du néant, les moissons n’apparaissent pas soudain jaunissantes à la surface de la terre, l’enfant n’est pas homme en un jour. Rien ne vient de rien, et tous les êtres proviennent d’un germe se développant dans le temps d’une manière déterminée. De plus, ajoute-t-il, il faut que ce germe soit approprié à l’individu qui doit en sortir ; car les êtres ne sont pas engendrés dans des conditions indéterminées, par hasard (incerto partu) : ni les corps ni les arbres ne peuvent produire des fruits de toute espèce ; les poissons ne naissent pas dans la terre, les troupeaux ne tombent pas des nues, l’homme ne se forme pas au sein de la mer, « car chaque être naît de germes déterminés, qui sont l’objet d’une certitude scientifique » (seminibus quia certis quidque creatur). C’est sur cet emploi du mot certus plusieurs fois répété à propos des germes des organismes, qu’on s’est appuyé pour conclure qu’à l’indétermination de la cause première succède dans le système épicurien la détermination immuable des effets, que ce vaste univers obéit maintenant et obéira éternellement aux lois de la nécessité, que la déclinaison est dorénavant incapable de rompre l’enchaînement des causes. Une telle conclusion nous semble dépasser la pensée de Lucrèce. Certains philosophes qui de nos jours admettent comme Épicure, — à tort ou à raison, — la contingence dans l’univers, croiraient-ils pour cela qu’un pommier peut produire une orange, ou un oranger une pomme, qu’un atome à lui seul peut enfanter ce qui suppose une combinaison déterminée d’atomes, qu’un homme à lui seul peut faire une famille ou une cité ? Autre chose est de croire que l’univers, dans ses premiers principes, n’est pas soumis à une nécessité absolue, et autre chose de croire au dérangement soudain de toutes les lois ou résultantes naturelles. Le mouvement spontané et initial ne peut être calculé et déterminé d’avance (nec ratione loci certâ), mais les combinaisons des mouvements une fois produites peuvent être calculées et déterminées, elles constituent une matière certaine dont les choses ont besoin pour naître (materies certa rebus gignundis). Il est une idée que Lucrèce et les Épicuriens tiennent précisément à combattre, c’est l’idée du merveilleux, du miraculeux. Nous savons qu’ils ont autant d’aversion pour la puissance miraculeuse de la divinité que pour la puissance rationnelle de la nécessité ; c’est donc ces deux puissances à la fois, et non une seule, qu’ils veulent supprimer. Introduire dans les phénomènes assez de régularité pour que le miracle n’y puisse trouver place, assez de spontanéité pour que la nécessité n’ait plus rien d’absolu, de primitif ni de définitif, tel est le double but poursuivi par les Épicuriens. Voyons comment ils espèrent l’atteindre. Contre l’idée de miracle, Épicure et Lucrèce invoquent la nature même et la forme des atomes, d’où naissent entre eux des différences ineffaçables. L’atome ne peut pas plus changer sa nature que l’homme ne peut quitter sa nature d’homme. Il s’en suit que, pour former un corps quelconque, il ne suffit pas d’associer au hasard des atomes de toute espèce. Il faut d’abord un germe déterminé où se trouvent déjà réunis un certain nombre d’atomes d’une espèce donnée ; puis, pour que ce germe se développe, il a besoin de rencontrer dans l’espace et de s’approprier les atomes d’une nature analogue aux siens ; s’il ne les rencontre pas, il est arrêté en son développement, il meurt ; s’il les rencontre, il se développe en se les assimilant, il croît, mais lentement, car il ne peut rencontrer d’un seul coup tous les éléments et matériaux qui lui sont nécessaires. Le temps devient ainsi la condition et le facteur du développement des êtres. Et alors’nulle puissance capricieuse ne peut faire apparaître en un jour des êtres nouveaux dans le monde, pas plus qu’elle n’a pu faire sortir le monde lui-même du néant. La création et le miracle sont également impossibles ; toutes les fables de la religion païenne où les dieux ressuscitaient les morts, où ils métamorphosaient les êtres vivants, sont du coup anéanties ; les phénomènes célestes ou terrestres dans lesquels on voyait se manifester directement la colère ou le pardon des dieux, perdent toute signification. Lorsque Lucrèce veut nous montrer comment Épicure a réussi à vaincre la religion et les dieux, il nous dit que c’est en enseignant aux hommes « ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison chaque chose a une puissance limitée et rencontre une borne qui lui est attachée profondément (altè terminus hærens). » Ainsi c’est bien contre l’idée religieuse, contre toute intervention des dieux dans l’univers, que sont dirigées les paroles de Lucrèce ; et suivant lui la principale objection au merveilleux est tirée de l’organisation déterminée et du développement régulier des corps. Il y a là une idée digne de remarque. Toutes les sciences en effet ne paraissent pas d’abord également ennemies des religions : là où il semble que l’opposition entre les sciences et les religions soit le plus marquée et le plus décisive, c’est dans les sciences physiologiques ; la genèse des organismes, où l’hérédité et le temps jouent un tel rôle, exclut plus formellement toute puissance surnaturelle, toute création magique des êtres ; un fiat lux paraît encore admissible, un fiat homo ou fiat lupus fait sourire ; le premier conserve une apparence de sublimité, le ridicule du second éclate au premier abord. Moins une science est abstraite, plus elle est incrédule. Maintenant, de ce qu’Épicure s’est ainsi efforcé de détruire le merveilleux et le miraculeux, s’ensuit-il qu’après le hasard de la première déclinaison il ait tout rendu nécessaire ? Parce qu’il n’y a point de dieux agissant sur le monde, s’ensuit-il qu’il n’y ait plus nulle part aujourd’hui de spontanéité ni de liberté ? Telle n’est certainement point la pensée d’Épicure. Nous savons que, selon lui, ce qui explique et commence en quelque sorte la liberté de l’homme, c’est la spontanéité de mouvement dans l’atome, c’est le pouvoir de décliner. Or ce pouvoir, qui introduit la contingence dans l’univers, ne disparaît nullement après la formation de l’univers. Pourquoi disparaîtrait-il ? Pourquoi, après avoir produit le monde par leurs mouvements spontanés, les atomes « resteraient-ils oisifs, » suivant une expression de Lucrèce, et ne pourraient-ils contribuer à de nouveaux progrès en « tentant » sans cesse des « combinaisons nouvelles » ? Les textes précédemment examinés ne prouvent absolument rien en faveur d’une telle hypothèse. Au contraire, partout où les Épicuriens parlent de la déclinaison, ils la considèrent non pas comme un fait passé, comme un coup du sort, une exception fortuite qui se serait produite une fois et ne se reproduirait plus, mais comme un pouvoir très-réel que conservent et les atomes et les individus formés par la réunion de ces atomes. Ce pouvoir, l’homme en use tous les jours, suivant Lucrèce. On n’a pas oublié le texte important : « Nous déclinons nos mouvements, sans que le temps et le lieu soient déterminés, mais comme nous y a portés notre esprit même. » Declinamus item motus, nec tempore certo Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens Un autre passage relatif non plus à la déclinaison des âmes, mais à celle des corps pesants, n’est pas moins décisif. Évidemment, dit Lucrèce, les corps pesants que nous voyons tomber ne suivent pas, dans leur chute, une direction oblique ; mais « qu’ils ne déclinent absolument point de la ligne perpendiculaire, qui pourrait soi-même le discerner ? » Sed nihil omnino rectâ regione viaï Declinare, quis est qui possit cernere sese ? Ainsi, suivant cette conception un peu naïve d’Épicure, même devant nos yeux, même dans les assemblages de matière les plus grossiers, la spontanéité pourrait bien encore avoir une place ; elle pourrait se manifester par un mouvement réel, quoique insensible, par une perturbation dont l’effet n’apparaîtra qu’après des siècles. Partout donc où se trouve l’atome, dans les objets extérieurs comme en nous-mêmes, se trouvera plus ou moins latent le pouvoir de rompre la nécessité ; et puisque, hors l’atome, il n’y a que le vide, nulle part ne régnera une nécessité absolue ; le libre pouvoir que possède l’homme existera partout, à des degrés inférieurs, mais toujours prêt à s’éveiller, à agir. Est-ce à dire qu’en mettant partout la spontanéité, Épicure ait mis partout une sorte de miracle et soit ainsi revenu sans le vouloir à la conception d’une puissance merveilleuse toute semblable à celle des dieux ? Non, et Épicure a toujours cru pouvoir rejeter l’idée de miracle tout en défendant l’hypothèse de la déclinaison qui lui était chère. Pour qu’il y ait vraiment miracle, deux conditions doivent être réalisées : d’abord il faut supposer des puissances existant en dehors de la nature, ensuite il faijt leur attribuer un pouvoir assez grand sur la nature pour modifier à la fois, d’après un plan préconçu, tout un ensemble de phénomènes. Au contraire la spontanéité des atomes est un pouvoir placé dans les êtres mêmes, non en dehors d’eux, et d’autre part ce pouvoir ne s’exerce que sur un seul mouvement, il ne dépasse les lois nécessaires de la mécanique (lois ultérieures et dérivées) que sur un seul point et d’une manière tout à fait insensible. Les mouvements spontanés ne peuvent avoir de résultats qu’à la longue, en s’accumulant, en permettant des combinaisons nouvelles, en aidant ainsi la marche des choses au lieu de l’entraver ; la spontanéité, si elle existe, va dans le sens de la nature : à en croire Épicure, nous ne dérangeons pas véritablement les lois de la nature quand, par une décision de la volonté impossible à déterminer d’avance (non certa), nous nous déterminons nous-mêmes dans tel ou tel sens, nous prenons telle ou telle direction. Le miracle, au contraire, est en opposition directe et formelle avec la nature : c’est un arrêt violent dans la marche des choses. Pour susciter tout d’un coup une comète ou un météore, par exemple, il faudrait déranger tout un ensemble de phénomènes, faire converger vers un but particulier, absolument contraire à celui de la nature, tout un ensemble de mouvements. Le pouvoir des dieux serait donc éminemment ennemi de la nature, et c’est pour cela qu’Épicure et Lucrèce le combattent avec acharnement. La spontanéité, au contraire, précède, suit et complète la nature, l’empêche d’être un pur mécanisme incapable du mieux ; c’est pour cela qu’Épicure la maintient : il espère ainsi, à tort ou à raison, contre-balancer la nécessité sans déranger néanmoins l’ordre des choses. III. — De même qu’Epicure a combattu le déterminisme physique, il prétend également détruire le déterminisme logique. Ennemi des lois nécessaires de l’intelligence comme des lois nécessaires de la matière, il s’efforce de renverser cet axiome que, de deux propositions contradictoires, l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse : pour cela, s’inspirant d’Aristote, il s’appuie de nouveau sur le sentiment intime de notre libre arbitre. De deux propositions contradictoires au sujet d’un événement futur, ni l’une ni l’autre prise en particulier n’est vraie : car, s’il y en avait une de vraie, si l’on pouvait par exemple prévoir à coup sûr une des décisions du libre arbitre, ce libre arbitre même serait supprimé. La science de la divination, la prescience, qui tenterait de lier l’avenir, est aussi rejetée : l’avenir appartient à la puissance spontanée ; l’avenir, c’est ce qui sortira de l’indétermination persistant jusque dans la détermination présente. La science des devins ne peut donc se soutenir : [citation en grec]. On ne peut tirer de pronostics ni du vol des oiseaux ni de tous ces phénomènes qu’observaient patiemment les augures antiques. Comment se mettre dans l’esprit, dit Épicure, que le départ des animaux d’un certain lieu soit réglé par une divinité, qui s’applique ensuite a remplir ces pronostics ? Il n’y a pas même d’animal qui voudrait s’assujettir à ce sot destin ; à plus forte raison n’y a-t-il pas de dieux pour l’établir. — Ce n’est point seulement une croyance superstitieuse qu’Épicure combat ici en rejetant la divination, c’est encore et toujours l’idée de fatalité. Jusqu’alors toute l’antiquité, sans en excepter les philosophes, croyant plus ou moins au destin, avait cru plus ou moins à la prescience et à la divination. Les stoïciens surtout l’admettaient formellement ; dans leur pensée, toutes choses se liant, se tenant et conspirant ensemble, il devait être possible pour l’âme inspirée d’apercevoir dans les choses présentes les choses futures, de lire l’avenir dans le moindre événement, dans le plus insignifiant en apparence. Mais si on ôte à la fois du monde le nécessaire et le divin, la divination, cette croyance sur laquelle reposait en partie la vie antique, disparaît du même coup. On connaît le passage du De naturâ deorum où l’épicurien Velléius raille les Stoïciens de leur triple croyance à la providence, à la fatalité, à la divination. « S’il y a dans le monde un dieu qui le gouverne, qui préside au cours des astres et aux saisons, qui conserve l’ordre et les changements réguliers des choses, qui ait l’oeil sur la terre et sur les mers, qui protège la vie et les intérêts des hommes, de quelles tristes et pénibles affaires le voilà embarrassé ! Comme les poètes tragiques, lorsque vous ne pouvez dénouer votre pièce, vous avez recours à un dieu… Ainsi vous nous mettez sur la tête un maître éternel, dont nous devrions jour et nuit avoir peur. Car comment ne pas craindre un dieu qui prévoit tout, qui pense à tout, qui remarque tout, qui croit que tout le regarde, dieu curieux et affairé. De là d’abord votre nécessité fatale, que vous appelez [mot grec]. Ce qui arrive, vous le prétendez découlé de la vérité éternelle et de l’enchaînement continu des causes : quel prix attacher à une philosophie qui, comme les vieilles femmes, et les plus ignorantes, croit que tout se fait par le destin ? Vient ensuite votre [mot grec], que les Latins appellent divination. À vous en croire, nous deviendrions superstitieux jusqu’à révérer les aruspices, les augures, les devins, tous les oracles, tous les prophètes. Pour nous, exempts de toutes ces terreurs et mis en liberté par Épicure, nous ne craignons point les dieux… » Après avoir tenté de détruire le déterminisme physique et logique, Épicure ne s’arrête pas dans cette voie, il s’attaque à ce qu’on pourrait appeler le déterminisme moral, je veux dire cette doctrine qui nie la responsabilité et considère comme menteurs l’éloge ouïe blâme. L’idée de responsabilité, de valeur propre et personnelle’sans considération de peine ou de récompense extérieures, est en général étrangère aux systèmes utilitaires ; mais Épicure, estimant que la liberté est la plus grande des utilités et la posant comme la condition définitive du bonheur, ne pouvait pas ne pas poser avec elle son corollaire naturel, si peu en harmonie, ce semble, avec l’idée première de son système. « La nécessité, écrit-il à Ménécée, la nécessité, dont quelques-uns font la maîtresse de toutes choses, se ramène en partie au hasard, en partie à notre pouvoir personnel. » Au hasard se ramènent les événements extérieurs, qui ne sont point primitivement soumis à une loi nécessaire, mais à des causes spontanées dont nous ne pouvons prévoir les effets ; à notre pouvoir personnel se ramènent nos événements intérieurs, qui ne sont soumis non plus à aucune loi nécessaire, mais ont la liberté pour cause. « En effet, continue Épicure, d’une part la nécessité est irresponsable, d’autre part le hasard est instable ; mais la liberté est sans maître, et le blâme, ainsi que son contraire [la louange], l’accompagne naturellement. » Ainsi, puisque nous sommes sans maître, puisque nous sommes indépendants de tout ce qui n’est pas nous, le blâme ou la louange ne peuvent pas remonter au-dessus de nous, s’adresser ou à la nécessité ou au hasard ; ils s’arrêtent au moi. Par cette attribution d’une valeur intrinsèque à la liberté, Epicure semble faire un effort pour dépasser son propre système moral. S’il arrache, comme dit Lucrèce, la liberté au destin, ce n’est plus seulement, comme Lucrèce l’ajoute, pour qu’elle s’avance indépendante où l’appelle le plaisir ; c’est aussi pour que, dans cette indépendance même, elle trouve ce premier et ce dernier des plaisirs, — qui ne peut même plus s’appeler proprement un plaisir : — le sentiment de la valeur personnelle, de l’éloge, de la dignité. Avec ce bien, on ne tient plus seulement, selon Épicure, quelque chose d’irresponsable ([citation en grec]), ni d’instable comme le hasard ([citation en grec]) ; c’est un bien immortel qui, en se joignant aux autres biens, les rend immortels comme lui. Aussi, après avoir opposé cette liberté méritante du sage au destin et au hasard, Épicure ajoute : « Ainsi tu vivras comme un dieu entre les hommes ; car en quoi ressemble-t-il à un être mortel, l’homme qui vit au sein de biens immortels ? » IV. — Les textes qui précèdent peuvent enfin nous f.ire comprendre le vrai sens, trop méconnu, qu’Épicure attachait au mot de hasard ; pourquoi il tenait tant à sauver à la fois, selon les expressions de Plutarque, le hasard dans la nature, la liberté dans l’homme, et les conséquences morales qu’il tirait de sa théorie du clinamen. D’abord le hasard n’est pas pour Épicure l’absence de cause ; car, nous le savons, rien ne se fait sans cause, rien ne vient de rien : c’est sur ce principe même qu’Épicure s’appuie pour induire de notre volonté à la nature. Le hasard n’est pas non plus à ses yeux, comme on l’a dit souvent, la liberté même ; car Épicure pose toujours les deux termes de hasard et de liberté parallèlement, sans confondre l’un avec l’autre ([citation en grec]). Le hasard en effet est extérieur, la liberté est intérieure. Le hasard est une manière dont les choses nous apparaissent dans leur relation avec nous : c’est l’imprévu, l’indéterminable, qui se produit dans un temps et dans un lieu non certains. Mais cet imprévu est le résultat d’une cause qui se cache derrière le hasard : « in seminibus esse aliam, præter plagas et pondera, causam Motibus, unde hæc est nobis innata potestas. » Cette cause, qui est le fond de la réalité, est en définitive, comme nous l’avons vu, la spontanéité du mouvement, inhérente aux atomes. Le hasard n’est que la forme sous laquelle cette spontanéité se révèle à nous. Quant à nous, ce qui nous constitue, c’est le pouvoir sur nous-mêmes et la liberté du vouloir et du mouvoir : [citation en grec]. Ainsi s’explique entièrement ce passage de Plutarque, que nous pouvons maintenant mieux comprendre : « Épicure donne à l’atome la déclinaison… afin que le hasard soit produit et que la liberté ne soit pas détruite : — [citation en grec] (spontanéité de déclinaison)… [citation en grec] (hasard extérieur qui en est la forme) [citation en grec] (liberté, intérieure qui en est le sentiment). » La [mot grec] et le [citation en grec] sont les deux modes d’une spontanéité identique au fond, à laquelle Épicure vient de nous dire que le destin des Physiciens se ramène. Mais ce hasard extérieur, une fois manifesté, n’en devient pas moins pour nous une puissance plus ou moins hostile, la fortune, contre laquelle il faut, par la morale, savoir prémunir sa liberté. La fortune n’est plus, il est vrai, une puissance absolument invariable et invincible, commel était le destin. Avec le hasard changeant et variable, l’espérance est toujours permise, bien plus toujours commandée. Il est pourtant quelque chose de meilleur que de compter sur un hasard pour en corriger un autre : c’est de compter sur soi et sur ce qui dépend de soi : [citation en grec]. Puisque rien d’absolument malheureux, nulle infortune irrémédiable, nul destin inflexible ne peut s’imposer à nous au dehors comme au dedans, la nature ne peut nous dominer, et c’est nous, au contraire, qui devons la dominer par notre volonté. Le sage, qui aurait été réduit au désespoir et à l’inertie devant l’absolu de la nécessité ou du caprice divin, retrouvera toutes ses forces en face du hasard, c’est-à-dire au fond en face de la spontanéité, c’est-à-dire encore d’une puissance qui n’est plus terrible comme l’inconnu, mais qu’il connaît, et bien plus qu’il porte en lui-même. Il se dressera donc comme un combattant contre le hasard ([mot grec]) et il le prendra corps à corps : noble lutte où le sage, sûr de sa liberté supérieure, est sûr de son triomphe final. L’épicurien, ici, rivalise avec le stoïcien. L’avenir ne l’inquiète pas : que lui importe ce qui peut lui arriver ? Si c’est un mal, il l’évitera en déclinant, en écartant librement sa pensée et sa volonté, en s’écartant lui-même du monde, s’il le faut, par la mort volontaire. La fortune, le hasard a si peu d’empire sur le sage, qu’il vaut mieux, dit Épicure, être infortuné avec la raison ([citation en grec]) que d’être fortuné sans la raison ([citation en grec]). La fortune n’apporte à la somme du bonheur nul bien et nul mal proprement dit, mais seulement les commencements des grands biens et des grands maux ; en d’autres termes elle donne au sage des instruments plus ou moins bons ; mais cet « ouvrier de bonheur », par l’habileté de sa main suppléant à l’imperfection de ses instruments de hasard, se sert également bien des uns et des autres. Il saisit, à mesure qu’ils se présentent à lui, tous les instants de la durée et toutes les sensations qu’ils amènent avec eux. Ces sensations que le temps apporte, le temps ne peut plus les remporter, car le sage, s’en emparant par le souvenir, les garde à jamais sous ses yeux. La mémoire, selon Épicure, est une œuvre de volonté : on peut toujours ne pas oublier. Pour le sage qui sait se souvenir, le présent est sans peine, l’avenir sans appréhension, le passé sans regret : bien plus, envers ce passé dont sa mémoire lui apporte toutes les jouissances, dont sa volonté et le temps lui retranchent toutes les douleurs, il n’éprouve pas seulement un sentiment négatif et passif, mais un véritable sentiment de gratitude, de reconnaissance ([mot grec]) Que le hasard envoie donc au sage les choses les plus redoutables, la souffrance, la maladie, la torture ; qu’on le supplicie, qu’on le jette même « dans le taureau brûlant de Phalaris » : il restera libre, indépendant, sans trouble, appelant la fortune même à son secours, lui empruntant le souvenir des biens qu’elle a donnés et « l’anticipation » de ceux qu’elle donnera, pour effacer la sensation des maux qu’elle donne ; l’épicurien, en se renfermant ainsi en lui-même, en cherchant ce qu’il y a de meilleur dans sa vie passée ; y trouvera une force de résistance non moins grande que le stoïcien contre les obstacles de la vie présente : il sera heureux. « Hasard », s’écriait Métrodore, « je suis inaccessible à tes attaques ; j’ai fermé toutes les « issues par où tu pouvais venir jusqu’à moi ! » L’âme du sage est donc libre, sereine, satisfaite et de soi et des choses. En présence de la douleur il lui suffira toujours, pour l’éviter, de ce clinamen qui se retrouve à des degrés divers dans la sagesse réfléchie de l’homme comme dans la spontanéité aveugle des choses : il lui suffira d’un simple mouvement en arrière ou en avant, d’un libre recul vers le passé ou d’un libre élan vers l’avenir ; il déclinera loin de la douleur, il lui échappera comme l’atome au destin, et il se retirera à l’écart, dans un calme plus inaltérable et dans une plus douce imperturbabilité. Ainsi le sage, étant libre, est « sans maître » ([mot grec]) il vit par cela même « au sein de biens immortels » ([citation en grec]) ; la déclinaison spontanée est devenue vertu et bonheur. V. — Dans la conception épicurienne de la liberté, telle qu’elle ressort de cette étude, le point qui nous paraît le plus saillant et le plus original, c’est la solidarité étroite établie entre l’homme et le monde. D’habitude les partisans du libre arbitre sont loin de concevoir l’homme et le monde sur le même type : la liberté leur semble plutôt une puissance supérieure à la nature et divine qu’une puissance empruntée à la nature et qui se retrouve en ses éléments. De nos jours encore nous sommes portés à croire que la question de la liberté est une question exclusivement humaine, qu’elle nous regarde seuls, que nous pouvons nous retrancher dans notre for intérieur pour y discuter à loisir si nous sommes libres ou si nous ne le sommes pas. Nous nous imaginons aisément que l’univers entier peut être soumis à la fatalité sans que notre liberté, si elle existe, en reçoive d’atteinte. Mais alors, demande Épicure, cette liberté, d’où viendrait-elle ? « unde est hœc, fatis avolsa, potestas ? » comment pourrait-elle naître et subsister dans un monde absolument dominé par des lois nécessaires ? serions-nous donc des étrangers dans ce monde ? serions-nous tombés du ciel, comme Vulcain ? Si cela était, il faudrait supposer l’existence d’un Jupiter, d’un dieu, d’un maître ; nous reviendrions alors à l’esclavage dont Épicure veut nous faire sortir. Non, toutes les causes sont naturelles, et puisque « rien ne vient de rien, » notre liberté vient de la nature même. Il est curieux de voir Lucrèce invoquer ainsi en faveur de la déclinaison spontanée le fameux axiome ex nihilo nihil qu’on a précisément tant de fois opposé à cette hypothèse. Selon lui, ce qui est dans l’effet se trouve déjà dans les causes : si donc nous avons des mouvements spontanés, c’est que, dans tout mouvement, il peut y avoir quelque spontanéité • si nous sommes vraiment libres de nous porter volontairement vers mille directions, il faut que toutes les parties de notre être, qui nous ont formés en s’assemblant, possèdent un pouvoir analogue, plus ou moins étendu, plus ou moins conscient, mais réel. Épicure arrive ainsi à nier l’inertie absolue de la matière, ou plutôt de ses éléments primitifs. C’est une sorte de dynamisme quïl ajoute au mécanisme pur et simple de Démocrite. Les adversaires d’Épicure ont essayé, comme nous l’avons vu, de sortir du dilemme qu’il leur posait : — ou la spontanéité dans les choses, ou la nécessité dans l’âme ; — mais il est douteux qu’ils y aient réussi. De nos jours le même dilemme se pose encore à nous. Au fond la nature n’est pas un tout absolument hétérogène ; nous portons en nous quelque chose de l’animal, l’animal quelque chose du végétal, le végétal quelque chose du règne qui le précède ; et tous ces êtres, à leur tour, doivent avoir en eux quelque chose de l’homme : « Tout est dans tout, » disait la parole antique. Qu’il y ait un seul être, une seule molécule, un seul atome dans l’univers où la spontanéité ne soit pas, la liberté ne pourra sans doute plus être en nous : tous les êtres sont solidaires. Inversement si la liberté humaine existe, elle ne peut être absolument étrangère à la nature, elle doit déjà s’y faire pressentir et graduellement sortir de son sein. Les ténèbres mêmes ont en elles quelque faible rayon de jour : si la nuit était absolument opaque, elle serait éternelle. En un mot, veut-on que l’homme soit libre, il faut qu’autour de lui tout possède aussi le germe de la liberté, que tout y tende, et que partout la spontanéité d’Épicure s’allie, pour organiser l’univers, au choc fatal de Démocrite. Resterait à savoir si cette spontanéité universelle, cet élément de variabilité introduit dans l’univers, peut s’accorder avec les théories de la science moderne sur l’équivalence des forces et les lois mécaniques de l’évolution. C’est une question que nous n’avons pas à examiner. Nous avons voulu simplement chercher ici le vrai sens et montrer l’importance historique d’une des principales théories d’Épicure. * ↑ Epic. ap. Diog. Laërt., X, 134. C’est Démocrite qu’Épicure désigne par les mots οί φυσιϰοί. * ↑ Lucrèce, II, 255 : Principium quoddam quod fati fœdera rumpat, Ex infinito ne causam causa sequatur. * ↑ Stobée, Ecl. phys., I, 206, édit. Heeren. Voir plus loin. * ↑ Diog. Laërt., X, 13. * ↑ Plutarch., de Solert. anim., 7. Voir plus loin. * ↑ Simpl., in Phys., 96. Plutarch., de Plac. phil., I, 23. * ↑ Voir Arist., De cœl., III, 2. * ↑ Diog. Laërt., IX, 45. * ↑ Lucr., V, 288. — Cette conception d’un mouvement imprimé aux atomes par la pesanteur a, depuis longtemps, suscité des objections à l’école épicurienne. Depuis Cicéron, on reproche à Épicure cette naïveté d’admettre un mouvement de haut en bas, conséquemment un haut et un bas dans l’espace infini. Mais un texte négligé d’Epicure démontre formellement qu’il n’était pas si naïf. Le haut et le bas sont simplement des termes de convention, qui désignent, selon lui, les deux directions opposées du mouvement dans l’infini. « "Ωστ' έστι μίαν λαβείν φοράν, την άνω νοουμένην εις άπειρον και μίαν την κάτω. Αν και μυριάκις προς τους πόδας των επάνω το παρ' ημών φερόμενον επί τους υπέρ κεφαλής ημών τόπους αφικνήται, ή επί την κεφαλήν των υποκάτω το παρ' ημών κάτω φερόμενον. Ηγάρ όλη φορά ουθέν ήττον εκατέρα εκατέρα αντικειμένη επ' άπειρον νοείται. » (Diog. Laërt., X, 60). — Ainsi le haut et le bas expriment bien pour Épicure un état tout relatif, comme les termes de droite ou de gauche, de grave ou d’aigu, de grand ou de petit. * ↑ Lucr., II, 219. — Épicure et ses disciples ont admis et exprimé clairement la loi d’après laquelle tous les corps, quel que soit leur volume, tombent avec une même vitesse dans le vide. Voir Diog. Laërt., X, 61. Lucr., II, 230. * ↑ Lucr., II, v. 269. « Ut videas initiura motus a corde creari, Ex animique voluntate id procedere primum, Inde dari porro per totum corpus et artus. Nec simile est ut quum impulsi procedimus ictu, Viribus alterius magnis magnoque coactu : Nam tum materiam toiius corporis omnem Perspicuum est nobis invitis ire rapique, Donicum eam refrenavit per membra voluntas. Jamne vides igitur quanquam vis extera multos Pellit et iuvitos cogit procedere ssepe Præcipitesque rapit, tamen esse in pectore nostro Quiddam, quod contra pugnare obstareque possit ; Cujus ad arbitrium quoque copia materiai Cogitur interdum flecti per membra, per artus, Et projecta refrenatur, retroque residit ? » * ↑ Ibid., II, v. 263. « Nonne vides etiam, patefactis tempore puncto Carceribus, non posse tamen prorumpere equorum Vim cupidam tara desubito, quam mens avet ipsa ? Omnis enim totum per corpus materiai Copia couquiri debet, concita per artus Omoes, ut studium mentis connixa sequatur. » * ↑ Lucr., 284. Quare in seminibus quoque idem fateare necesse est, Esse aliam, præter plagas et pondera, causam Motibus, unde hæc est nobis innata potestas : De nihilo quoniam fieri nil posse videmus. * ↑ Ibid., II, 256. * ↑ Ibid., II, 290 Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externâ quasi vi ; sed ne mens ipsa necessum Intestinum habeat cunctis in rebus agendis, Et devicta quasi cogatur ferre patique, Id facit exiguum clinamen principiorum Nec ratione loci certâ, neo tempore certo. Cicéron, entièrement d’accord avec Lucrèce, dit également : « Épicure pense que, par la déclinaison de l’atome, la nécessité du destin est évitée : une troisième sorte de mouvement naît donc, en dehors du poids et du choc, lorsque l’atome décline d’un très-petit intervalle : Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat : itaque tertius quidam motus oritur extra pondus et plagam quum déclinat atomus intervallo minimo, id appellat ἐλάχιστον. » De fato. X. * ↑ Lucr., II, 243 : nec plus quam minimum. Plutarch., De an. procr., 6 : ἀκαρές Cicéron, De fin., 19 : perpaulum, quo nihil posset fieri minus. De fat., IX : ἐλάχιστον * ↑ Ἐπὶ τὴν περιπλοκὴν κεκλιμέναι Diog. Laërt., X, 43. De fin., I, vi, 19 : ita effici complexiones et copulationes et adhæsiones atomorum inter se. * ↑ Excepté en ce qui concerne la divisibilité des corps à l’infini ; mais c’est là pour eux une question surtout physique, une question de fait. Selon Épicure, les atomes, fussent-ils divisibles mathématiquement, sont en fait indivisibles, insécables, parce qu’ils sont absolument solides (individua propter soliditatem). Cf. Lucrèce, I, 486 : Sed quæ sunt rerum primordia, nulla potest vis Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum. Cette solidité absolue des atomes vient, on le sait, de ce qu’ils ne participent point au vide universel et infini : « ro/ios « / « TOXOS xevov. Tandis que tous les autres corps sont formés de vides et de pleins, composés et conséquemment dissolubles, l’atome, absolument plein, ne laisse pénétrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre ; cette solidité fait son éternité : [citation en grec], Eclog. Phys., p. 306, Heer.) * ↑ Plutarch., De plac. phil., 2, 1 : [citation en grec] Cicer., De fin, , I, VI, 21 : infinitio ipsa, quam [mot grec] vocant. * ↑ Lucr., II, 1055 : Nil agere illa foris tot corpora materiaï. * ↑ Plutarch., De plac. phil., I, 5. * ↑ Cicér., De fin., I, vi, 21 : innumerabiles mundi, qui et oriantur et intereant quotidie. — Lucr., III, 17 et ss. ; II, 1075. * ↑ Lucr., 11, 252 : Denique, si semper motus connectitur omnis Et vetere exoritur semper novas ordine certo, Nec declinando faciunt primordia motus Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat, Ex infinito ne causam causa sequatur : Libéra per terras unde hase animantibus exstat, Unde est hæc, inquam, fatis avolsa potestas, Per quam progredimur, quù ducit quemque voluntas ? Déclinamus item motus, nec tempore certo, Nec regione loci certà, sed uti ipsa tulit mens. Nam, dubio procul, his rébus sua cuique voluntas Principium dat ; et hinc motus per membre rigantur. * ↑ De fato, 20. « Qui aliter obsistere fato fatetur se non potuisse, nisi ad has commentitias declinationes confugisset. » * ↑ Ibid., 10. « Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat… Hanc Epicurus rationem induxit ob eam rem, quôd veritus est ne, si semper atomus gravitate ferretur naturali ac necessariâ, nihil liberum nobis esset, quum ita moveretur animus, ut atomorum motu cogeretur. Hinc Democritus auctor atomorum accipere maluit, necessitate omnia fieri, quàm a corporibus individuis naturales motus avellere. » — De nat. deor., I, 25. « Epicurus, quum videret, si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostrâ potestate, quod esset earum motus certus et necessarius, invenit quo modo necessitatem effugeret… Ait atomum, quum pondère et gravitate direoto deorsus feratur, declinare paullulùm. » * ↑ De Cicéron, De fato, 20. * ↑ C’est l’argument de Clarke, de Reid, de V. Cousin, de Jouffroy, qui, comme on le voit, n’ont guère avancé la question. * ↑ « Acutiùs Carneades, qui docebat posse Epioureos suam causam sine hâc commentitiâ declinatione defendere. Nam quum docerent esse posse quemdam animi motum voluntarium, id fuit defendi melius, quàm introducere declinationem, cujus prassertim causam reperire non possunt : quo defenso, facile Chrysippo possent resistere. Quum enim concessissent motum nullum esse sine causa, non concédèrent omnia quas fièrent fieri causis antecedentibus : voluntatis nostrae non esse causas externas et antécédentes… De ipsà atomo dici potest, enim quum per inane moveatur gravitate et pondère, sine causa moveri, quia nulla causa accédât extrinsecùs Rursus autem, ne omnes a physicis irrideamur, si dicamus quicquam fleri sine causa, distinguendum est, et ita dicendum, ipsius individui hanc esse naturam, ut pondère et gravitate mo veatur, eamque ipsam esse causam cur ita feratur. Similiter ad animorum motus voluntarios non est requirenda externa causa : motus enim voluntarius eam naturam ipse in se continet, ut sit in nostrâ potestate, nobisque pareat, nec id sine causa, ejus enim rei causa ipsa natura est. a (Cicer., De fato, XI.) * ↑ Lucr., I, 470. * ↑ Lucr, , I, 470. De même, v. 473. Atque hac re nequeunt ex omnibus omnia gigni, Quod certis in rebus inest sécréta facultas. Vers 189 : Omnia quando Paulatim crescunt, ut par est, semine certo. Vers 204 : Si non materies quia rébus reddita certa est Gignundis, e quâ constat quid possit oriri. * ↑ Lucr., II, 243. * ↑ On connaît la doctrine analogue de Descartes et la théorie opposée de Leibniz. * ↑ Cicéron, De fato, 9. Cicéron répond à Épicure par un argument analogue à la prémotion de Saint Thomas et de Bossuet : les théologiens n’ont rien ajouté au traité de Cicéron. * ↑ Diog. Laërt., X, 135. * ↑ lbid. (Lettre d’Épicure à Pythoclès, à la fin.) * ↑ Cicér., De nat. deor., I, 20. * ↑ Diog. Laërt., 133 (éd. Didot). [citation en grec] * ↑ Diog. Laërt, , 135. * ↑ Voir des textes de Stobée et de Sextus Empiricus qui confirment notre interprétation et montrent bien qn’Epicure ne confond pas la liberté de choix [mot grec]), qui est le propre de l’homme, avec le hasard ([mot grec]), qui n’existe qu’au dehors de nous : « [citation en grec] » Stobée, Ecl. phys., édit. Heeren, I, 206. « [citation en grec]. Sext. Emp., p. 345. V. Plutarch., De pl. phil., I, 20. Galen., c. 10. * ↑ Lucr., loc. cit. * ↑ Plutarch., De solert. anim., 7. * ↑ Diog. Laërt., X, 120 * ↑ Ibid., 122, 135, etc. * ↑ Ibid. 135. * ↑ [citation en grec]. Ibid, 135. * ↑ V. la lettre à Menécée, init. On a proposé [mot grec] au lieu de [mot grec] : c’est là une substitution bien prosaïque ; c’est aussi un contre-sens, puisque Épicure classe la [mot grec] parmi les plaisirs inférieurs du mouvement, qu’il rejette. — « Grata recordatio », dit Torquatus dans le De finibus. * ↑ Diog. Laërt., X, 118. Cicer., Tusc, V. 26. Plut., Non posse suaviter vivere sec. Epic, 3.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Malade_imaginaire
Le Malade imaginaire
# Le Malade imaginaire * benigne: benigne * fideles: fideles * frequens: frequens * montaigne: montaigne * voi: voi ## 1673. * Notice * Personnages * Prologue * Acte I * Acte II * Acte III
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_que_l%E2%80%99id%C3%A9alisme_%3F
Qu’est-ce que l’idéalisme ?
# Qu’est-ce que l’idéalisme ? ## QU’EST-CE QUE L’IDÉALISME ? L’idéalisme jouit depuis quelques années d’une assez grande faveur auprès d’une certaine portion de la jeunesse philosophique de notre pays. Quelques esprits distingués qui ne veulent pas du matérialisme parce qu’il leur paraît une doctrine grossière, ni du spiritualisme parce que c’est, à leurs yeux, une doctrine vieillie, aiment assez à dire qu’ils sont idéalistes. Sur quoi l’on peut se demander : qu’est-ce que l’idéalisme ? L’idéalisme, si je le comprends bien, serait la doctrine qui ramène tout à la pensée, et compose toutes choses de pensées. Soit ; mais qu’est-ce que la pensée ? La seule pensée que nous connaissions directement, c’est-à-dire la nôtre, se compose de deux choses : la chose pensante et la chose pensée, τὸ cogitans et τὸ cogitatum. Si tout se compose de pensées, nous avons donc le droit de demander : Est-ce de choses pensantes ou de choses pensées ? Supposons que ce soit de choses pensantes, res cogitantes, semblables à moi, je dis que la chose pensante par définition, est ce que j’appelle un esprit, et non une idée. Donc, le système qui composerait l’univers de choses pensantes est spiritualisme, non idéalisme. À la vérité, on restreint d’ordinaire le terme de spiritualisme au système qui admet non seulement l’esprit, mais encore la matière ; mais c’est là une simple habitude de langage ; et il serait étrange qu’une doctrine qui n’admettrait que des esprits, ne fût pas une doctrine spiritualiste. On serait autorisé seulement par là à distinguer deux espèces de spiritualisme : l’un dualiste, admettant esprit et matière, l’autre moniste ou unitéiste, n’admettant que des esprits à différents degrés ; et celui-ci à son tour pourrait se diviser encore en deux espèces : un spiritualisme panthéistique ou immanent n’admettant qu’un seul esprit, une seule conscience, dont les consciences finies ne seraient que les modes ; et un autre spiritualisme créationniste ou transcendant, qui au-dessus d’une conscience première, pleine et complète en elle-même, admet par participation des consciences subordonnées. Mais sous toutes ces formes, à tous ces degrés, tant que vous ne considérez que la chose pensante, c’est-à-dire l’esprit, je ne puis voir rien autre chose que le spiritualisme, et non l’idéalisme. En effet, dans tous ces systèmes, j’admets quelque chose de réel en dehors de mes idées, à savoir les autres esprits plus ou moins semblables au mien ; et quand même je nierais l’existence de la matière comme telle, par cela seul que j’admets quelque existence objective, soit des autres hommes, soit des animaux, soit de Dieu, mon système peut être appelé immatérialisme, si l’on veut ; mais c’est un immatérialisme objectiviste ou réaliste, non idéaliste. Mais, dira-t-on, le réalisme consiste à admettre la réalité d’une substance, c’est-à-dire d’une chose effective, concrète, massive, que l’on considère comme un bloc servant de support aux phénomènes ; et l’idéalisme consiste à nier cette réalité. C’est encore une confusion de mots. En français, le mot chose a deux sens différents. Il peut signifier en effet substance dans le sens scolastique, c’est-à-dire le support ou substratum des phénomènes : c’est une question de savoir s’il y a de tels supports. Mais le mot chose peut aussi être employé dans le sens neutre, comme le τι du grec, l’etwas des Allemands, et il signifie alors tout simplement le quelque chose. Quand je dis que l’esprit est une chose pensante, je dis qu’il est un τι cogitans, un etwas cogitans ; en un mot, il est ce qui pense, quelle que soit la nature de cette chose : si vous ne voulez pas qu’il soit une substance spirituelle, à plus forte raison ne sera-t-il pas une substance matérielle, puisque vous niez la matière : or un quelque chose qui pense, et qui n’est pas matière, je l’appelle esprit : une doctrine qui n’admet d’autre existence que celle-là, ne peut être appelée encore une fois que spiritualiste, et en tant qu’elle admet des esprits objectifs ou réels autres que le mien, elle est, encore une fois, objectiviste ou réaliste en cela. Voilà pour ce qui concerne la première forme de l’idéalisme, celui qui ramènerait tout à la chose pensante. Voyons ce qui arriverait de celui qui réduirait tout à la chose pensée ? Ne serait-ce pas là pour le coup un vrai idéalisme ? Je le veux bien ; mais regardons-y de plus près. Vous composez tout de choses pensées, c’est-à-dire d’idées : les choses n’existent qu’à la condition d’être pensées, et en tant qu’elles sont pensées, soit : mais je demande de nouveau : pensées par qui ? Par moi sans doute, cela n’est pas douteux ; mais est-ce par moi tout seul ? Je suis donc seul au monde ? Un tel système, que l’on a appelé l’égoïsme métaphysique, a-t-il jamais été soutenu par aucun philosophe, et peut-il l’être ? M. St. Mill repousse ce système expressément, et il admet comme fondée sur l’induction la plus légitime l’existence des autres esprits. On a quelquefois pensé que ce système qui nie toutes réalités hors le moi subjectif, est le système de Fichte ; mais c’est une profonde erreur. Le moi de Fichte est un moi infini, absolu, universel, non individuel. Le moi conscient n’est qu’un moment dans le développement du moi infini. Il faut que le moi absolu ait posé le non-moi, avant d’arriver au moi conscient ; de plus dans sa Doctrine du droit, Fichte démontre expressément l’existence des autres moi (die Ichten). Ainsi l’existence des autres hommes n’est mise en doute par personne. Il faut donc dire, que le monde se compose de choses pensées, non seulement par moi, mais par les autres hommes. Le même mode de raisonnement qui prouve, selon M. Mill, l’existence des autres hommes, prouverait aussi l’existence des animaux. Or les hommes sont des êtres pensants, et les animaux sont des êtres sentants. Ils n’existent donc pas seulement à titre de choses pensées ou senties, mais de choses pensantes et sentantes, et cette seconde forme de l’idéalisme se ramènera à la première. Il n’y aura donc pas seulement des idées, mais des esprits. De plus, dans les hypothèses précédentes, nous avons supposé que l’on n’admettait que des êtres sentants et pensants, à savoir des animaux et des hommes ; et, au nom de l’idéalisme, nous avons laissé en suspens la question de l’existence des corps proprement dits. Mais il est difficile de s’en tenir là. Car ces hommes et ces animaux existent dans un monde que nous appelons corporel. Or il est difficile d’admettre que ces êtres sont réels, et que le monde qui les entoure et les soutient soit idéal ; que les animaux, par exemple, sont des choses réelles, et les végétaux des choses idéales. Ainsi des êtres réels se nourriraient de choses idéales ! un cheval réel mangerait du foin idéal ! Il n’y a aucune raison qui impose cette conséquence étrange ! On sera donc conduit à admettre la réalité des choses vivantes ; et la vie sera un mode inférieur de la conscience ; mais on pourra pousser le raisonnement plus loin : car le végétal suppose le minéral, aussi bien que l’animal suppose le végétal. On admettra donc l’existence des minéraux, par conséquent, des corps : seulement, pour rester fidèle au principe, on accordera aux derniers éléments de la matière une conscience infiniment petite, ce à quoi rien ne répugne en soi, mais ce qui n’est plus autorisé par aucune induction. Ainsi cette seconde hypothèse, en définitive, reviendra encore à la première. Le monde ne se compose pas seulement de choses pensées, mais encore de choses pensantes, et ce que nous avons dit précédemment peut être encore appliqué ici. Enfin on peut faire une troisième hypothèse. Le fond des choses, dira-t-on, n’est ni la chose pensante, ni la chose pensée ; il est ce qu’il y a de commun entre l’une et l’autre, l’identité du sujet et de l’objet, du réel et de l’idéal, de l’esprit et du corps, en un mot, l’absolu. Un tel système ne sera ni matérialisme, ni spiritualisme. Ce sera l’idéalisme. J’accorde qu’un tel point de vue ne sera ni matérialiste, ni spiritualiste ; mais il n’est pas davantage idéaliste. Il est l’indifférentisme, l’identitarisme, mais n’a aucun titre à s’appeler idéalisme. Nous n’avons pas à critiquer un tel système ; mais nous disons qu’une idée qui n’est ni pensante, ni pensée, n’a aucun titre à conserver ce nom. C’est quelque chose d’irréprésentable, c’est un pur abstrait, que nous croyons penser, parce que nous pensons le complexe dont il est extrait, à savoir notre conscience : mais en réalité, c’est un pur rien : car, si des choses qui nous entourent, nous retranchons : 1° Leur réalité externe ; 2° La représentation (ou conscience) que nous en avons, ce qui reste, c’est = 0. L’idéalisme absolu, s’il veut être quelque chose, ne serait donc pas le système qui placerait l’être au point de coïncidence de l’idéal et du réel, dans l’indifférence des deux, mais au contraire celui qui confondrait absolument la chose pensante et la chose pensée, dans une conscience absolue : mais alors encore il ne serait plus idéalisme, mais spiritualisme absolu. Si, en effet, on veut lui donner un contenu, il faut admettre l’identité non pas négative, mais positive des deux termes, non la suppression et abstraction de l’un et de l’autre dans un indéterminé absolu, mais au contraire leur fusion et absorption commune dans un absolu déterminé. Ce sera l’identité du pensé absolu et du pensant absolu : mais cela même, c’est la conscience, c’est l’esprit. Ainsi l’esprit sera encore une fois le fond des choses : et ce sera encore au spiritualisme que l’on sera revenu de tous les côtés. L’idéalisme, de quelque point de vue qu’on l’envisage, n’est donc autre chose que le spiritualisme lui-même.
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Étude sur la théorie du syllogisme
# Étude sur la théorie du syllogisme ## ÉTUDE SUR LA THÉORIE DU SYLLOGISME Il est admis en logique que l’on peut quelquefois déduire une proposition d’une autre sans avoir recours à une troisième, ou ce qui revient au même sans employer le syllogisme. Ainsi d’une proposition universelle, soit affirmative, soit négative, on prétend tirer immédiatement la particulière correspondante : Tout A est B, donc quelque A est B ; nul A n’est B, donc quelque A n’est pas B : c’est ce qu’on appelle une subalternation. On dit dans le même sens que toutes les propositions, excepté les particulières négatives, peuvent se convertir, c’est-à-dire que le sujet peut y prendre la place de l’attribut, et l’attribut celle du sujet : Tout A est B, donc quelque B est A ; nul A n’est B, donc nul B n’est A ; quelque A est B, donc quelque B est A. Une troisième opération du même genre est la contraposition, limitée par Aristote à l’universelle affirmative : Tout A est B, donc tout ce qui n’est pas B n’est pas A, ou plus brièvement, nul non-B n’est A. Plusieurs logiciens cependant admettent aussi une contraposition de la particulière négative : Quelque A n’est pas B, donc quelque non-B est A. On compte encore d’autres conséquences immédiates, fondées sur ce qu’on appelle l’opposition des propositions : mais la subalternation, la conversion et la contraposition sont les seules dans lesquelles la vérité d’une proposition résulte de la vérité d’une autre. Non seulement on pense que ces résultats peuvent être obtenus sans le secours du syllogisme, mais c’est, au contraire, le syllogisme qui passe pour avoir besoin, dans la plupart des cas, du secours des conséquences immédiates. On distingue en effet trois, ou même quatre figures du syllogisme ; et l’on suppose en même temps, par une sorte de contradiction, que les syllogismes de la première figure sont les seuls qui concluent par eux-mêmes, et en vertu de leur propre forme. On se croit donc obligé de démontrer ceux des autres figures, par leur transformation en syllogismes de la première ; et, pour cela, on substitue, à une ou plusieurs des propositions qui les composent, celles qui sont censées en découler immédiatement. La subalternation ne joue, du reste, aucun rôle dans ce travail ; et la plupart des logiciens, à l’exemple d’Aristote, emploient exclusivement la conversion, qui porte, en général, dans la seconde figure, sur la majeure, dans la troisième, sur la mineure, et, dans la quatrième, sur la conclusion. Il y a cependant des modes pour lesquels en a eu aussi recours à la contraposition : ainsi quelques auteurs contraposent l’universelle affirmative qui sert de majeure, dans la seconde figure, aux modes Camestres et Baroco ; W. Hamilton contrapose même les particulières négatives qui servent, dans la troisième figure, au mode Bocardo, de majeure et de conclusion. Quelque générale que soit l’opinion qui subordonne la théorie du syllogisme à celle des conséquences immédiates, je la crois doublement erronée : je crois que chacune des figures du syllogisme, de celles du moins qu’Aristote a admises, repose sur un principe évident par lui-même, et que les conséquences que l’on appelle à tort immédiates, et dont on se sert pour démontrer les figures, sont elles-mêmes des syllogismes de trois figures différentes. J’essaierai d’établir successivement ces deux points, en commençant par le dernier. Les conséquences que l’on peut tirer d’une proposition dépendent évidemment de la valeur de cette proposition elle-même : nous avons donc besoin avant tout de savoir quelle est au juste la valeur de chaque espèce de proposition. Or les propositions universelles, tant affirmatives que négatives, ont une valeur double, car elles sont à la fois l’expression d’une loi, et celle d’un fait. Dire que tout A est B, ou que nul A n’est B, c’est dire que la notion A, considérée en elle-même, implique, ou exclut, en droit, la notion B : mais c’est dire aussi, qu’en fait, chacun des sujets réels, x, y, z, dans lesquels réside l’attribut A, possède, ou ne possède pas, l’attribut B. Les propositions particulières, soit affirmatives, soit négatives, sont au contraire la simple expression d’un fait : dire que quelque A est B, ou n’est pas B, c’est dire que, parmi les sujets réels de l’attribut A, il s’en trouve au moins un, x, dans lequel cet attribut coïncide, ou ne coïncide pas, avec l’attribut B. Considérons maintenant l’universelle affirmative « Tout A est B », et demandons-nous quelles conséquences nous pouvons en tirer. Puisque cette proposition est l’expression d’une loi, nous pouvons appliquer cette loi à un cas donné : dès que nous viendrons à savoir qu’un sujet réel, x, possède l’attribut A, nous en conclurons que ce même sujet est aussi en possession de l’attribut B. Mais, en attendant que l’occasion se présente d’exécuter cette opération, nous pouvons, en quelque sorte, en tracer le plan : nous ne savons pas encore ce que sera en lui-même le sujet x, mais nous savons du moins qu’il sera au nombre de ceux qui possèdent l’attribut A : nous pouvons donc l’appeler provisoirement « quelque A ». Nous raisonnerons alors de la manière suivante : et le résultat de ce raisonnement sera précisément la subalternation de la proposition « Tout A est B ». On pourrait, sans doute, expliquer la subalternation d’une manière toute différente : on pourrait dire que la proposition « Tout A est B » est, pour nous, l’expression d’un fait, ou plutôt d’une collection de faits, et que, lorsque nous en concluons que quelque A est B, nous ne faisons que restreindre l’affirmation de l’attribut B, à une partie des sujets désignés par l’expression collective « tout A ». Mais on ne voit pas quel pourrait être l’intérêt d’une telle restriction : car, ou la proposition subalternée signifierait que certains A sont B, et elle ne serait alors qu’une répétition partielle de la proposition primitive, ou elle signifierait qu’il n’y a que certains A qui soient B et, dans ce cas, elle serait fausse. Au contraire, dans l’hypothèse que je propose, la conclusion « quelque A est B » est vraie, sans que l’opération soit tautologique et inutile : car la mineure « quelque A est A » n’est identique qu’en apparence, et subsume, en réalité, un sujet particulier, x, à la loi générale « Tout A est B ». La subalternation de l’universelle affirmative est donc bien un syllogisme de la première figure, en Darii ; et le principe sur lequel elle repose est celui que l’on donne pour fondement, non seulement à cette figure, mais à la syllogistique tout entière : l’attribut qui est impliqué par un autre appartient à tout sujet dans lequel celui-ci réside ce dernier attribut : nota notæ est etiam nota rei ipsius. Mais l’universelle négative n’est pas moins que l’universelle affirmative l’expression d’une loi : nous pourrons donc également appliquer la loi négative « Nul A n’est B » à un sujet donné ; nous pouvons donc aussi l’appliquer par avance à un sujet encore inconnu, que nous appelons provisoirement « quelque A ». Nous obtiendrons ainsi un syllogisme de la première figure, en Ferio : dans lequel il est facile de reconnaître la subalternation de l’universelle négative. Il est évident que le principe de ce syllogisme est, au fond, le même que celui du précédent : il suffit d’en modifier l’expression pour l’adapter aux cas où la majeure est négative : l’attribut qui est exclu par un autre est exclu de tout sujet dans lequel réside ce dernier attribut : repugnans notœ repugnat rei ipsi. Revenons à l’universelle affirmative « Tout A est B », et considérons-la de nouveau comme l’expression d’une loi. Une loi n’est pas seulement susceptible de l’application directe dont nous venons de parler : elle comporte encore une autre application, moins naturelle, mais non moins rigoureuse, que l’on pourrait appeler indirecte et renversée. Dire que tout A est B, c’est dire que la notion A implique la notion B, et que la première ne peut être réalisée, dans aucun sujet, sans la seconde : mais c’est dire, par cela même, qu’un sujet qui ne possède pas l’attribut B, manque d’une condition indispensable pour posséder l’attribut A. Faisons d’abord cette application renversée de la loi à un sujet encore indéterminé, x ; et, comme tout ce que nous savons de ce sujet, c’est qu’il ne possède pas l’attribut B, appelons-le provisoirement « non-B ». Nous raisonnerons alors de la manière suivante, en Camestres : Mais tout ce que nous venons de dire de l’universelle affirmative doit pouvoir s’appliquer, encore une fois, à l’universelle négative : car, dire que nul A n’est B, c’est dire que la notion A exclut la notion B, et que la première ne peut être réalisée dans le même sujet que la seconde : c’est dire, en d’autres termes, que la présence de l’attribut A, dans quelque sujet que ce soit, suppose, comme une condition indispensable, l’absence de l’attribut B. Nous pouvons donc nier l’attribut A de tout sujet qui ne remplit pas cette condition, c’est-à-dire qui possède l’attribut B ; et, si nous appelons provisoirement ce sujet « B », nous raisonnerons ainsi, dans la seconde figure et en Cesare : Revenons encore à notre universelle affirmative, mais considérons-la, cette fois, comme l’expression d’un fait : Tout A est B, en d’autres termes, chacun des sujets réels, x, y, z, qui possèdent l’attribut A, possède aussi l’attribut B. Il est clair que nous ne pouvons pas appliquer ce fait, comme une loi, à un autre fait, et que, par conséquent, nous n’en pouvons, en ce sens, rien conclure : mais nous pouvons, si nous voulons absolument sortir de la proposition donnée, renverser l’expression de ce fait lui-même et l’énoncer sous cette forme : quelque B est A. D’une part, en effet, nous ne donnons aux sujets, x, y, z, le nom de A, que parce qu’ils possèdent l’attribut A ; de l’autre, nous affirmons que ces mêmes sujets possèdent l’attribut B : nous pouvons donc également les désigner par le nom de ce dernier attribut, et en affirmer ensuite explicitement l’attribut A. Seulement, tandis que nous les appelions tout à l’heure « tout A », nous ne les appellerons maintenant que « quelque B » : car nous ne savons pas si l’attribut B n’appartient pas encore à d’autres sujets, s, t, u, dans lesquels il ne coïncide plus avec l’attribut A. Mais cette opération, qui n’est autre que la conversion de l’universelle affirmative, est un véritable syllogisme de la troisième figure, en Darapti : Dans les syllogismes précédents, c’était un attribut, A ou B, qui servait de moyen terme entre un sujet réel, x, et un autre attribut : ici ce sont, au contraire, les sujets réels, x, y, z, qui sont le moyen terme sans lequel il nous serait impossible de passer de la notion B à la notion A. Nous savons bien, en effet, par la proposition donnée, que B est une condition de A : mais nous n’avons aucune raison de supposer que cette condition soit la seule : et, de ce que A implique B, il nous est impossible de conclure que B, à son tour, implique A. C’est une question de fait, de savoir si B coexiste quelque part avec les autres conditions de A ; et cette question ne peut être résolue que par l’existence d’un ou plusieurs sujets, x, y, z, qui, à la possesion de l’attribut B, joignent effectivement celle de l’attribut A. La conversion de l’universelle affirmative est donc bien un raisonnement, et ce raisonnement est lui-même un appel à l’intuition, ou ce qu’Aristote appelait une ecthèse : on pourrait en formuler le principe en disant que l’attribut d’un sujet s’affirme par accident d’un autre attribut de ce même sujet : nota rei est accidens notœ alterius. Ce que nous venons de dire de l’universelle affirmative, considérée comme l’expression d’un fait, s’applique aussi à la particulière affirmative : car, dire que quelque A est B, c’est dire que, parmi les sujets réels de l’attribut A, il y en a au moins un, x, qui possède aussi l’attribut B, x est donc A, comme les autres sujets, y, z, que nous appelons du même nom ; mais x, et cela lui est particulier, est en même temps B : nous pouvons donc désigner x, à défaut de y et de z, par l’expression « quelque B » et en affirmer ensuite l’attribut A. Nous raisonnerons encore dans la troisième figure, mais, cette fois, en Datisi : Il n’y a, du reste, aucune différence essentielle entre la conversion de l’universelle affirmative et celle de la particulière affirmative : car il nous suffit, de part et d’autre, d’établir, qu’en fait, l’attribut B coexiste quelque part avec l’attribut A ; et un seul exemple, en pareil cas, prouve autant que plusieurs. En revanche, aucune proposition négative, soit universelle, soit particulière, ne peut se convertir, si l’on entend par conversion une opération analogue aux deux précédentes et fondée sur le même principe. Supposons en effet, que, des sujets réels x, y, z, réunis sous le nom de A, ou seulement de l’un d’eux, x, nous ne sachions qu’une chose, c’est qu’ils ne sont pas B : ne serait-il pas absurde de les désigner par le nom de l’attribut B, qui ne leur appartient pas, et plus absurde encore d’en nier l’attribut A, qui leur appartient, et dont ils portent le nom ? L’emploi de la forme syllogistique nous fournit, du reste, ici, une excellente pierre de touche : car il n’y a aucun mode de la troisième figure dans lequel une proposition négative, soit universelle, soit particulière, puisse entrer comme mineure, et qui puisse, par conséquent, en opérer la conversion. Essaiera-t-on de raisonner en Felapton sur l’universelle, et en Bocardo sur la particulière, en prenant pour mineure la proposition identique « tout A est A » ? La conclusion sera, dans le premier cas, la subalterne de la proposition donnée ; dans le second, cette proposition elle-même. Il est presque superflu d’ajouter que les propositions particulières ne comportent, ni subalternation, ni contraposition, puisqu’elles ne sont pas l’expression d’une loi, mais simplement celle d’un fait. D’où vient donc que plusieurs logiciens, la plupart même, selon W. Hamilton, ont admis une contraposition de la particulière négative ? On peut toujours, dans une proposition négative, détacher la négation de la copule, pour la joindre à l’attribut ; on transforme par là cette proposition en une sorte d’affirmative, que l’on nomme indéfinie : A n’est pas B, en d’autres termes, A est non-B. Nous pouvons donc remplacer la particulière négative « Quelque A n’est pas B » par la particulière indéfinie « Quelque A est non-B » ; et, puisque cette dernière proposition est affirmative, au moins dans sa forme, nous pouvons la convertir, comme toutes les affirmatives, et y substituer celle-ci : quelque non-B est A. On voit qu’il n’y a rien là qui ressemble à une contraposition véritable. Il serait facile d’obtenir, par le même procédé, une sorte de conversion indirecte de l’universelle négative, que l’on appellerait sans doute aussi contraposition, à cause de sa ressemblance extérieure avec la contraposition de l’universelle affirmative : Nul A n’est B, en d’autres termes, tout A est non-B, donc quelque non-B est A. On croit enrichir la logique en mettant ainsi des opérations purement verbales sur la même ligne que les opérations réelles : on ne réussit qu’à persuader aux autres et à soi-même qu’elle n’est pas l’art de raisonner sérieusement, mais celui de combiner des signes et de jouer avec des formules. Il n’y a, en définitive, que deux sortes de subalternation, celle de l’universelle affirmative et celle de l’universelle négative ; deux sortes de contraposition, celles des deux universelles, et deux sortes de conversion, celles des deux affirmatives. Toutes ces opérations sont, pour la pensée, des syllogismes, dans lesquels le moyen terme est réellement distinct des deux extrêmes : elles ne sont immédiates qu’en apparence et dans l’expression, parce que le moyen prête, dans les quatre premières, son nom au petit terme, et emprunte, dans les deux dernières, celui du grand. Les deux formes de la subalternation sont deux modes de la première figure ; celles de la contraposition, deux modes de la seconde, et celles de la conversion, deux modes de la troisième. La méthode qui fait dépendre la légitimité des figures de celle des conséquences dites immédiates, consiste donc à démontrer obscurum per œque obscurum : à moins toutefois qu’elle ne démontre clarum per œque clarum, et que les cipes sur lesquels reposent ces opérations ne soient eux-mêmes le fondement direct des figures auxquelles elles appartiennent. C’est ce que nous n’aurons peut-être pas beaucoup de peine à établir. Il ne saurait y avoir de difficulté pour la première figure, car tout le monde convient que cette figure a un principe qui lui est propre, et que ce principe est précisément celui dont nous nous sommes servis pour expliquer la subalternation. Entre une subalternation et un syllogisme ordinaire de la première figure, il n’y a qu’une différence : c’est que, dans l’une, le nom du petit terme est remplacé par celui du moyen, A, tandis que, dans l’autre, ce même terme porte un nom distinct et particulier, C. Or il y a deux sortes de subalternation, celle de l’universelle affirmative et celle de l’universelle négative : il y a donc deux espèces de syllogismes de la première figure, selon que la majeure est affirmative ou négative : car cette majeure, qui est l’expression d’une loi, est nécessairement universelle. La mineure, qui subsume le sujet, A ou C, à la loi exprimée par la majeure, est nécessairement affirmative : mais, tandis qu’elle est particulière dans la subalternation, elle peut, dans le syllogisme proprement dit, être universelle ou particulière. Le nom que nous donnons maintenant au sujet, C, est, en effet, celui d’un attribut qui lui appartient : et cet attribut peut, ou emporter, par lui-même et dans tous les sujets auxquels il s’étend, l’application de la loi, ou coïncider simplement, dans un sujet donné, avec cette application. La première figure a donc, comme l’avait pensé Aristote, quatre modes qui sont les suivants : | BARBARA | CELARENT | | Tout A est B : | Nul A n’est B : | | or tout C est A : | or tout C est A : | | donc tout C est B. | donc nul C n’est B. | | DARII | FERIO | | Tout A est B : | Nul A n’est B : | | or quelque C est A : | or quelque C est A : | | donc quelque C est B. | donc quelque C n’est B. | Voyons maintenant, puisque nous avons reconnu, dans la contraposition, un syllogisme de la seconde figure, si cette figure ne résulterait pas, avec tous ses modes, du principe même de la contraposition. D’après ce principe, nous pouvons nier le conditionné A, de tout sujet qui ne remplit pas la condition, que cette condition soit elle-même positive ou négative, que ce soit la possession de l’attribut B, ou, au contraire, l’exclusion de ce même attribut. Mais nous le pouvons aussi, que ce sujet soit connu ou inconnu en lui-même, qu’il soit désigné par le nom même de l’attribut qu’il possède ou qu’il exclut, ou par un autre nom qui lui soit particulier, C. La contraposition est donc précisément à la seconde figure ce que la subalternation est à la première, c’est-à-dire une application anticipée et indéterminée du même principe : c’est un syllogisme de la seconde figure, dans lequel le nom du petit terme est resté en blanc. Or il y a deux sortes de contraposition, celle de l’universelle affirmative et celle de l’universelle négative : il y a donc deux espèces de syllogismes de la seconde figure, selon que la majeure est affirmative ou négative : car cette majeure, qui est, comme dans la première figure, l’expression d’une loi, est nécessairement universelle. La mineure, qui nie que le sujet remplisse la condition imposée par la loi, est essentiellement négative : mais, si cette condition, et par conséquent la majeure, est elle-même négative, la mineure se trouve être la négation d’une négation et prend la forme d’une affirmation. Dans la contraposition, elle est toujours universelle : dans le syllogisme proprement dit, elle peut être universelle ou particulière, selon que l’attribut C, qui donne maintenant son nom au sujet, emporte, par lui-même et dans tous les cas, la négation de la condition, positive ou négative, B, ou coïncide simplement, dans un sujet donné, avec cette négation. La seconde figure a donc le même nombre de modes que la première, et pour des raisons analogues : je crois devoir placer, comme dans la première, ceux dans lesquels la majeure est affirmative avant ceux dans lesquels elle est négative. | CAMESTRES | CESARE | | Tout A est B : | Nul A n’est B : | | or nul C n’est B : | or tout C est B : | | donc nul C n’est A. | donc nul C n’est A. | | BAROCO | FESTINO | | Tout A est B : | Nul A n’est B : | | or quelque C n’est pas B : | or quelque C est B : | | donc quelque C n’est pas A. | donc quelque C n’est pas A. | Il ne nous reste plus qu’à nous demander si le principe de la conversion, c’est-à-dire d’un syllogismes en Darapti ou en Datisi, à majeure identique, ne pourrait pas devenir le fondement commun de tous les modes de la troisième figure. D’après ce principe, il suffit qu’un sujet réel, x, possède l’attribut B, pour que nous soyons autorisés à substituer l’expression « quelque B » au nom que ce sujet portait auparavant, A ; et, comme l’attribut A ne peut manquer d’appartenir au sujet auquel il donnait son nom, nous affirmons par suite de cette substitution, que quelque B est A. Mais une fois le nom de B substitué à celui de A, nous sommes libres d’affirmer de quelque B, non seulement l’attribut A, mais encore tout autre attribut, C, qui appartient également au sujet réel, x ; nous pouvons, de même, nier de quelque B tout attribut qui n’appartient pas à x, et que nous en avons nié, lorsqu’il portait encore le nom de A. En un mot, tout ce qui s’affirme ou se nie d’un sujet, peut aussi être affirmé ou nié par accident d’un attribut de ce même sujet : et la formule « nota rei est accidens notœ alterius » doit être complétée par celle-ci : « repugnans rei repugnat per accidens notœ ». La subalternation et la contraposition sont des syllogismes des deux premières figures dans lesquels le petit terme n’est pas assez déterminé, parce que nous n’avons pas d’autre nom pour le désigner que celui du moyen : la conversion est un syllogisme de la troisième figure dans lequel le grand terme est, au contraire, trop déterminé, parce que ce terme est exclusivement l’attribut qui donne son nom au moyen. Or il y a deux sortes de conversion, celle de l’universelle affirmative et celle de la particulière affirmative : il y a donc deux espèces de syllogismes de la troisième figure, selon que la mineure est universelle ou particulière : car cette mineure, qui nous autorise à désigner le sujet réel x, par le nom de son attribut, B, est nécessairement affirmative. Quand la mineure est universelle, la majeure peut être, non seulement affirmative ou négative, mais encore universelle ou particulière : car nous pouvons toujours substituer le nom de B à celui de A, que ce soient tous les sujets de A, x, y, z, ou seulement l’un d’entre eux, x, qui soient ou ne soient pas C. Mais, si la mineure est particulière, la majeure doit être universelle : car, si l’affirmation ou la négation de C ne portait pas sur tous les sujets de A, mais seulement sur l’un d’entre eux, x, rien ne nous assurerait que ce sujet est précisément celui que nous désignons, en vertu de la mineure, par le nom de B. La troisième figure ne peut donc avoir que les six modes que tout le monde lui reconnaît : je place les derniers ceux dans lesquels la mineure est particulière. | DARAPTI | FELAPTON | | Tout A est C : | Nul A n’est C : | | or tout A est B : | or tout A est B : | | donc quelque B est C. | donc quelque B n’est pas C. | | DISAMIS | BOCARDO | | Quelque A est C : | Quelque A n’est pas C : | | or tout A est B : | or tout A est B : | | donc quelque B est C. | donc quelque B n’est pas C. | | DATISI | FERISON | | Tout A est C : | Nul A n’est C : | | or quelque A est B : | or quelque A est B : | | donc quelque B est C. | donc quelque B n’est pas C. | Aucun des quatorze modes admis par Aristote n’a donc besoin de démonstration, puisqu’il n’y en a aucun qui ne soit aussi clair par lui-même que les conséquences immédiates dont on pourrait se servir pour le démontrer. On ramène, dit-on, la seconde figure à la première, par la conversion de la majeure : mais on n’applique cette règle qu’aux modes Cesare et Festino, dans lesquels la majeure est une universelle négative, de sorte que cette prétendue conversion est, en réalité, une contraposition. On se sert donc de la contraposition, c’est-à-dire d’un syllogisme de la seconde figure, pour démontrer un syllogisme de la seconde figure : et l’on commet un cercle, assez innocent du reste, puisque l’on ne prouve par soi-même que ce qui n’a pas besoin de preuve. On ne pouvait songer, dans les modes Camestres et Baroco, à convertir la majeure, qui serait devenue particulière et n’aurait pu, dès lors, jouer le rôle de majeure dans la première figure : on s’est tiré d’affaire, pour Camestres, en renversant d’abord l’ordre des prémisses, puis celui des termes dans la mineure devenue la majeure, pour le renverser de nouveau dans la conclusion : on a ainsi deux contrapositions au lieu d’une, et l’on redouble inutilement un cercle inutile. Mais le même expédient ne pouvait servir pour Baroco, dont la mineure et la conclusion sont des particulières négatives : on a donc cru devoir renoncer ici à toute démonstration directe, et l’on s’est borné à démontrer, en Barbara, que la fausseté supposée de la conclusion entraînerait celle de la mineure. On se serait épargné tous ces embarras, si l’on avait remarqué que la prétendue conversion de la majeure négative, dans les modes Cesare et Festino, n’était autre chose qu’une contraposition : car on aurait été conduit par là à contraposer aussi, comme l’ont fait, du reste, quelques logiciens, la majeure affirmative de Camestres et de Baroco, sauf à remplacer la mineure négative de ces deux modes par une affirmative indéfinie. On aurait ainsi appliqué aux quatre modes de la seconde figure un procédé uniforme, et l’on aurait obtenu, par ce procédé, quatre syllogismes de la première, irréprochables dans la forme, sinon dans le fond : | CAMESTRES-CELARENT | CESARE-CELARENT | | Nul non-B n’est A : | Nul B n’est A : | | or tout C est non-B : | or tout C est B : | | donc nul C n’est A. | donc nul C n’est A. | | BAROCO-FERIO | FESTINO-FERIO | | Nul non-B n’est A : | Nul B n’est A : | | or quelque C est non-B : | or quelque C est B : | | donc quelque C n’est pas A. | donc quelque C n’est A. | Ces quatre syllogismes sont, en effet, aussi concluants que les syllogismes primitifs de la seconde figure : seulement, tandis que, dans ceux-ci, on fait, au sujet C, une application renversée de la loi « Tout A est B », ou « Nul A n’est B », on commence, dans les nouveaux, par renverser l’expression de cette loi, pour en faire ensuite, à ce même sujet, une application directe. Or une loi de la nature est toujours directe en elle-même, bien que notre esprit puisse en renverser l’application : A, dans la réalité, implique B, et c’est à nous de conclure, si l’occasion s’en présente, de la négation de B à la négation de A. Lors donc que, dans un syllogisme de la seconde figure, nous remplaçons la majeure directe « Tout A est B » par la majeure renversée « Nul non-B n’est A », nous substituons, à une loi réelle de la nature, la règle des conclusions négatives que nous pouvons en tirer ; et lorsque, raisonnant ensuite dans la première figure, nous subsumons, à cette nouvelle majeure, le petit terme C, nous traitons cette règle, qui n’existe que dans notre esprit, comme si elle existait en elle-même et déterminait objectivement la nature de C. En un mot, au lieu de faire d’une loi objective un usage subjectif, nous faisons d’une règle subjective un usage objectif, autorisé par la forme logique, mais métaphysiquement illégitime. On ramène la troisième figure à la première, non dans tous ses modes, mais dans quatre sur six, par la conversion de la mineure : c’est-à-dire que l’on démontre un syllogisme en Darapti ou en Felapton, par un syllogisme en Darapti, et un syllogisme en Datisi ou en Ferison, par un syllogisme en Datisi. On réussit, à ce prix, à faire rentrer ces quatre modes dans la première figure : mais on n’y réussit que par un véritable hasard, et en greffant, sur le syllogisme que l’on croit démontrer, un syllogisme étranger et inutile. Supposons, en effet, que d’un sujet réel, x, désigné par le nom de A, nous affirmions à la fois C et B : nous pouvons, en vertu de la seconde affirmation, substituer, dans la première, le nom de B à celui de A, et affirmer, par suite, que quelque B est C. Mais qu’arrivera-t-il, si, au lieu d’opérer cette substitution dans la majeure « A est C », nous l’opérons, comme on nous le demande, dans la mineure « A est B » ? Nous apprendrons bien par là que B est B, et même, en complétant la conversion, que B est A : mais l’affirmation de C continuera à porter, dans la majeure, sur A, et non sur B : aucun rapport, ce semble, ne se sera donc établi entre le petit terme et le grand, et la conversion aura détruit le syllogisme, en s’y substituant elle-même. C’est ce qui arriverait en effet, si l’on convertissait la mineure, conformément à la règle générale, dans les modes Disamis et Bocardo, car, de ce que quelque B est A, tandis que quelque A est ou n’est pas C, rien absolument ne pourrait être conclu dans aucune figure. On a donc recours ici à des expédients analogues à ceux dont nous avons tout à l’heure signalé l’emploi : on transpose les prémisses de Disamis, comme celles de Camestres, et l’on convertit la majeure devenue la mineure, pour convertir ensuite la conclusion. Quant à Bocardo, on le démontre, comme Baroco, par l’absurde, en prouvant que la fausseté de la conclusion entraînerait celle de la majeure : W. Hamilton applique à cette majeure et à cette conclusion, la prétendue conversion des particulières négatives, et ramène ainsi Bocardo à la première figure par le même chemin que Disamis. Mais un heureux hasard nous épargne tous ces détours dans les modes où la majeure est universelle : car nous venons de voir que la conversion, en donnant B pour sujet à la mineure, lui donne en même temps A pour attribut. Si donc il arrive que C, dans la majeure, soit affirmé ou nié de tout A, nous pouvons traiter cette dernière proposition, qui n’exprimait, pour nous, qu’un fait, comme l’expression d’une loi, et subsumer B à cette loi, par l’intermédiaire de A. Les syllogismes en Darapti et en Datisi vont ainsi se confondre dans un syllogisme en Darii, et les syllogismes en Felapton et en Ferison, dans un syllogisme en Ferio : | DARAPTI-DATISI-DARII | FELAPTON-FERISON-FERIO | | Tout A est C : | Nul A n’est C : | | or quelque B est A : | or quelque B est A : | | donc quelque B est C. | donc quelque B n’est pas C. | Mais nous ne réussissons, par ces nouveaux syllogismes, qu’à faire en deux fois, et à titre précaire, ce que nous aurions fait, par les syllogismes primitifs, de plein droit, et en une seule. Nous commençons toujours, en effet, en convertissant la mineure, par donner au sujet réel x, le nom de B : mais, au lieu de constater, comme un fait, que ce même x est ou n’est pas C, nous mettons imprudemment cette vérité en question, et nous la démontrons ensuite par l’intermédiaire de la notion A, lorsque cette notion se trouve impliquer ou exclure la notion C. Il y a donc ici, en réalité, deux syllogismes : l’un apparent, et de la première figure, par lequel on prouve ce qui n’a pas besoin de l’être, c’est-à-dire que x est, ou n’est pas, C ; l’autre latent, et la troisième, par lequel on résout la question proposée, en donnant, à ce même x, le nom de B. Le raisonnement pèche donc, cette fois, non par défaut, mais par excès : ou plutôt on commet une véritable ignoratio elenchi, compensée par la réunion de deux syllogismes en un seul. Mais ce, qui ne nous a paru vrai, ni de la seconde figure, ni de la troisième, l’est, de l’aveu de tout le monde, de la quatrième : car cette figure ne repose sur aucun principe qui lui soit propre, et n’a aucun mode qui n’ait besoin d’être démontré, à l’aide, soit de la conversion, soit de la contraposition. Du reste, ni Aristote, qui a suggéré l’idée de ces modes, ni Théophraste qui les a introduits dans la logique, n’ont songé à en former une figure distincte ; et les noms même qu’on leur a donnés au moyen âge prouvent que la majorité des logiciens n’avait pas cessé de les regarder comme des modes indirects de la première. Tout le monde convient que les trois premiers, Baralipton, Celantes et Dabitis, ne sont au fond que les modes Barbara, Celarent et Darii, dans lesquels la conclusion est renversée : les partisans de la quatrième figure prétendent seulement que ce renversement suffit pour faire du petit terme le grand, et du grand terme le petit : ils veulent donc que les prémisses changent aussi de nom et de place, et appellent, en conséquence, Baralipton, Bamalip, Celantes, Calemes, et Dabitis, Dimatis. L’originalité de la quatrième figure, si elle en avait une, résiderait plutôt dans les deux derniers modes, Fapesmo et Frisesomorum : on ne peut pas dire, en effet, que ces modes ne diffèrent de Ferio que par la conclusion, puisque les prémisses sont elles-mêmes toutes différentes, et que la conclusion, qui est une particulière négative, ne peut être, ni contraposée, ni convertie. Mais c’est ici dans les prémisses elles-mêmes que la pensée renverse l’ordre apparent des termes et des propositions : la majeure, universelle ou particulière, « Tout A, ou quelque A, est B » devient la mineure particulière « quelque B est A » ; la mineure universelle « nul C n’est A » devient la majeure, également universelle, « nul A n’est C » : et la conclusion « quelque B n’est pas C » n’est plus alors que le résultat direct d’un syllogisme en Ferio. Les partisans de la quatrième figure sont, du reste, les premiers à l’entendre ainsi : car, non seulement ils avouent que l’ordre des termes et des propositions doit être interverti par la pensée, mais ils transposent effectivement les prémisses, et changent, en conséquence, Fapesmo et Fesapo et Frisesomorum en Fresison. On peut donc disputer sur les noms, mais tout le monde est d’accord sur les choses : Baralipton, Celantes et Dabitis sont des modes de la première figure, à conclusion renversée ; Fapesmo et Frisesomorum sont des modes renversés ou rétrogrades de la première figure. Il est d’ailleurs facile de prouver que le syllogisme a trois figures essentiellement distinctes et ne peut en avoir que trois. Toute démonstration logique a pour but d’établir qu’un attribut existe, ou n’existe pas, dans un sujet, ou plutôt, comme ce sujet ne peut être conçu lui-même que sous un attribut, qu’un attribut coexiste, ou ne coexiste pas, avec un autre, dans un sujet réel. Or le rapport de ces deux attributs ne peut être établi qu’à l’aide d’un moyen terme : et ce moyen terme est nécessairement, ou un troisième attribut, ou le sujet même, dans lequel l’un des attributs donnés coïncide ou ne coïncide pas avec l’autre. Comme le sujet, dans ce dernier cas, doit être distingué par la pensée des deux attributs auxquels il sert de lien, nous sommes obligés de nous le représenter sous un troisième attribut : mais ce dernier attribut ne joue aucun rôle dans le raisonnement, et c’est le sujet, considéré dans sa réalité, qui établit une liaison synthétique entre les deux attributs donnés. Au contraire, l’attribut qui sert de moyen terme entre deux autres, peut bien coïncider simplement avec celui des deux sous lequel nous concevons le sujet, car il suffit qu’il réside lui-même dans ce sujet, à quelque titre que ce soit : mais il doit être lié analytiquement avec celui que nous nous proposons d’affirmer, ou de nier, du sujet, car, autrement, il n’aurait pas, par lui-même, la vertu de l’y introduire, ou de l’en exclure. Mais un rapport analytique entre deux attributs ne peut être que celui du conditionné à la condition : donc, ou le moyen terme sera le conditionné, et l’existence du conditionné dans le sujet entraînera celle de la condition : ou il sera la condition, et la négation de cette condition entraînera pour nous celle du conditionné. Le premier de ces deux cas est précisément celui de la première figure ; le second est celui de la seconde ; enfin le cas où un sujet réel sert de moyen terme entre deux attributs, est celui de la troisième. La logique vulgaire confond la seconde figure avec la première, c’est-à-dire un raisonnement qui renverse l’ordre naturel des termes, et qui n’a qu’une valeur négative et subjective, avec un raisonnement qui le suit, et qui a une valeur positive et objective. Aristote a reconnu implicitement l’originalité de la troisième figure, en avouant qu’elle pouvait se démontrer par ecthèse ; mais il a mieux aimé la réduire à la première et subordonner le rapport synthétique qui s’établit de lui-même, dans le sujet réel, entre les deux attributs donnés, au rapport analytique, qui peut quelquefois exister entre l’un de ces attributs et celui sous lequel nous nous représentons le sujet. Il y a donc trois formes logiques de démonstration, et il n’y en a que trois : elles ne peuvent pas rentrer l’une dans l’autre, mais il ne peut pas y avoir de démonstration logique qui ne rentre dans l’une d’elles. Toute démonstration logique est déductive ou inductive, quoique l’induction échappe, en grande partie, aux lois de la pure logique. Or, en dehors du syllogisme par excellence, ou syllogisme catégorique, il n’existe que trois formes simples de déduction, inventées peut-être dans l’école d’Aristote, mais employées surtout dans celle de Zénon : le syllogisme hypothétique, le syllogisme copulatif et le syllogisme disjonctif. Dans ces syllogismes, comme dans ceux des deux premières figures, la majeure énonce le rapport de deux attributs : seulement ces attributs ne sont plus considérés absolument et en eux-mêmes, mais en tant qu’ils appartiennent à un sujet donné : l’idée d’une loi générale, applicable à tous les faits de même ordre, a fait place à celle d’un fait, qui porte, en quelque sorte, en lui-même, sa loi particulière. Le syllogisme hypothétique peut prendre lui-même deux formes : | MODUS PONENS | MODUS TOLLENS | | Si S est A, S est B : | Si S est A, S est B : | | or S est AA: | or S n’est pas B : | | donc S est B. | donc S n’est pas A. | Combinons la lettre S avec les lettres A et B, pour montrer que les attributs, représentés par ces deux dernières lettres, ne sont pas détachés par la pensée, du sujet S : la première forme du syllogisme hypothétique se réduira aisément à la première figure du syllogisme catégorique, et la seconde, à la seconde : | BARBARA | CAMESTRES | | S-A est S-B ; | S-A est S-B ; | | or S est S-A : | or S n’est pas S-B : | | donc S est S-B. | donc S n’est pas S-A. | Le syllogisme copulatif n’a qu’une forme : or S est A : A et A′ représentent ici, non plus deux attributs subordonnés, dont l’un implique l’autre, mais deux attributs coordonnés, qui s’excluent mutuellement. La mineure pourrait être également : or S est A′, et la conclusion : donc S n’est pas A : mais, comme A′ exclut A, précisément au même titre que A exclut A′, le second syllogisme ne différerait du premier que par sa matière. Mais ce syllogisme équivaut évidemment au syllogisme hypothétique, à majeure négative : or S est A : qui équivaut lui-même au syllogisme catégorique en Celarent : or S est S-A : Le syllogisme conjonctif a, comme le syllogisme hypothétique, deux formes : | MODUS PONENDO TOLLENS | MODUS TOLLENDO PONENS | | S est A ou A′ : | S est A ou A′ : | | or S est A : | or S n’est pas A : | | donc S n’est pas A′. | donc S est A′. | A et A′ sont deux attributs coordonnés, qui s’excluent mutuellement, mais qui sont en même temps les seuls attributs possibles de S, de sorte que la négation de l’un implique l’affirmation de l’autre. On pourrait encore ici multiplier les mineures et les conclusions, mais on doit faire abstraction de toute différence qui ne serait que matérielle. Mais les deux formes du syllogisme disjonctif ne sont, au fond, que deux variétés de la première forme du syllogisme hypothétique : | Si S est A, S n’est pas A′ : | Si S n’est pas A, S est A′ : | | or S est A : | or S n’est pas A : | | donc S n’est pas A′. | donc S est A′. | qui peuvent se ramener à leur tour aux deux modes suivants de la première figure : | CELARENT | BARBARA | | S-A n’est pas S-A′ : | S-non-A est S-A′ : | | or S est S-A : | or S est S-non-A : | | donc S n’est pas S-A′. | donc S est S-A′. | L’induction n’appartient à la logique que par sa forme, et cette forme est celle d’un syllogisme de la troisième figure. Supposons, en effet, que nous voulions prouver par induction que l’aimant attire le fer : nous constaterons, d’une part, qu’un corps A attire les parcelles de fer dont on l’approche, et nous remarquerons, d’autre part, que ce même corps possède toutes les propriétés déjà connues de l’aimant. Nous poserons ainsi les deux prémisses d’un syllogisme en Darapti : dont nous devrions conclure seulement, vi formœ, « donc quelque aimant attire le fer » : mais, comme nous sommes fondés à croire que le corps particulier A, agit en vertu d’une propriété générale de l’aimant, nous concluons, vi materiœ, « donc tout aimant attire le fer ». La plupart des logiciens ont fait de l’induction un syllogisme de la première figure, dont la mineure serait, dans notre exemple : or tout aimant est le corps A. Mais le corps A, qui est un sujet réel, ne peut pas jouer, dans une proposition, le rôle d’attribut ; d’ailleurs la majeure « Le corps A attire le fer » n’est pas l’expression d’une loi, mais celle d’un fait : nous sommes en possession, non d’une loi que nous puissions appliquer à un fait, mais d’un fait dont nous cherchons à dégager une loi. Or c’est précisément ce que nous faisons, jusqu’à un certain point, dans tout syllogisme de la troisième figure : car, de ce qu’un sujet A possède l’attribut C, et de ce que ce même sujet possède aussi l’attribut B, nous concluons que l’attribut B coexiste, au moins dans un cas, avec l’attribut C. Que nous faut-il de plus pour affirmer que l’attribut B coexiste, dans tous les cas, avec l’attribut C ? Deux choses : savoir à priori que l’attribut C doit avoir son antécédent parmi les autres attributs de A ; placer A dans des conditions telles que, de tous ses attributs, B soit le seul qui puisse être l’antécédent de C. Tout syllogisme de la troisième figure est donc une induction commencée ; toute induction est un syllogisme de la troisième figure, dans lequel la raison et l’expérience achèvent l’œuvre du raisonnement. * ↑ Topiques, liv. II, ch. viii. * ↑ Voir, sur l’ensemble des conséquences immédiates, la Logique de Kant, Théorie élémentaire, sect. III, i. * ↑ Ramus a dit que les conversions étaient des syllogismes : il donne, en effet, à la conversion de l’universelle affirmative, la forme d’un syllogisme en Darapti et à la conversion de l’universelle négative, celle d’un syllogisme en Cesare : il prétend même, je ne sais pourquoi, que ces syllogismes sont moins clairs et plus faibles que les syllogismes ordinaires (Animadversiones Aristolelicœ, lib. XVII ; Ed 1548, p. 373, sqq). Leibniz a fait voir, à son tour, que les trois sortes de conversion admises par les logiciens pouvaient se démontrer à l’aide de propositions identiques, celle de l’universelle négative, en Cesare, celle de la particulière affirmative, en Datisi, et celle de l’universelle affirmative en Darapti. (Nouveaux Essais, liv. IV, ch. ii, § 1). Il a remarqué aussi que la subalternation de l’universelle affirmative et celle de l’universelle négative pouvaient prendre la forme des deux derniers modes de la première figure. (Ib., ch. xvii, § 4.) * ↑ Kant, über die f. Spitzfind. der 4 syll. fig., § 2. * ↑ Kant, Ib. * ↑ Lectures on Logic., leç. XIV, t. I, p. 264. * ↑ Leibniz donne à cette figure un cinquième et un sixième mode, en remplaçant les conclusions universelles des modes Barbara et Celarent par les particulières correspondantes. Il donne, de même, six modes à la seconde figure, en subalternant les conclusions de Cesare et de Camestres, et six à la quatrième, en subalternant la conclusion de Celantes. Mais ces subalternations sont, quoi qu’il en dise, de véritables épisyllogismes, dont la conclusion ne doit pas être rattachée aux prémisses du syllogisme principal. Voy. Nouveaux essais, liv. IV, chap. XVII, § 4. * ↑ Un contemporain de Kant, Lambert, a fort bien indiqué le principe et la fonction de chacune de ces trois figures : je lui suis, en particulier, redevable de cette idée, que le raisonnement, dans la troisième figure, repose sur l’emploi d’un exemple. Mais il me paraît faire de vains efforts pour donner un sens à la quatrième figure, qu’il réduit, du reste, virtuellement à la première, puisque sa notation permet de lire le même mode, en allant du petit terme au grand, ou du grand au petit. Voyez son Neues Organon, Dianoiologie, ch. iv, p. 209-215, 225-233. * ↑ On trouvera leurs noms dans une note des Lectures on Logic de Hamilton, leç. xxii, t. I, p. 440. * ↑ Lectures on Logic, leç. XXII, t. I, p. 443, 444. * ↑ Anal. I, liv. I, ch. vii ; liv. II, ch. i. Les remarques d’Aristote sur les syllogismes dont on peut renverser, soit les prémisses, soit la conclusion, s’appliquent, du reste, aux trois figures. En suivant ces indications, on pourrait donner, non seulement neuf modes à la première figure, mais encore huit à la seconde et douze à la troisième ; et, comme on aurait trois conclusions universelles dans la première et quatre dans la seconde, on arriverait, en subalternant ces conclusions, au chiffre uniforme de douze modes par figure. Il est vrai que, dans la seconde et dans la troisième, les modes indirects ne différeraient des modes directs que par l’ordre des prémisses. * ↑ Sch. in Arist., Éd. Brandis, p. 156. col. b, l. 2, sqq. * ↑ Hamilton, Lectures on Logic, leç. XXII, t. I, p. 445. On dit ordinairement Baralip, Calentes et Dibatis : mais les symboles de Hamilton me paraissent préférables. Supposons, en effet, que, dans le mode Celantes, on place, avec les partisans de la quatrième figure, les prémisses dans l’ordre suivant : Tout C est A : Nul A n’est B : on sera toujours obligé, pour démontrer ce mode, de transposer les prémisses, au moins par la pensée, et de revenir à l’ordre de la première figure : Nul A n’est B : Tout C est A : et, puisque la transposition des prémisses est indiquée par la lettre m, le nouveau nom de ce mode doit être Calemes, et non Calentes. Les partisans de la quatrième figure doivent donc introduire dans le nom des trois premiers modes l’m qu’ils suppriment dans le nom des deux derniers. * ↑ Sch. in Arist., Éd. Brandis, p. 169, col. b, l. 25, sqq.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Fables_de_La_Fontaine_%28%C3%A9d._Barbin%29--1--%C3%80_Monseigneur_le_Dauphin
Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/1/À Monseigneur le Dauphin
# Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/1/À Monseigneur le Dauphin Pour les autres éditions de ce texte, voir À Monseigneur le Dauphin. JE chante les Heros dont Eſope est le Pere. Troupe de qui l’Hiſtoire, encor que menſongere, Contient des veritez qui ſervent de leçons. Tout parle en mon Ouvrage, & meſme les Poiſſons. Ce qu’ils diſent s’adreſſe à tous tant que nous ſommes. Je me ſers d’animaux pour inſtruire les Hommes. Illustre Rejetton d’un Prince aimé des Cieux, Sur qui le Monde entier a maintenant les yeux, Et qui faiſant fléchir les plus ſuperbes Teſtes, Comptera deſormais ſes jours par ſes conqueſtes : Quelqu’autre te dira d’une plus forte voix Les faits de tes Ayeux & les vertus des Rois. Je vais t’entretenir des moindres Aventures, Te tracer en ces vers de legeres peintures. Et ſi de t’agréer je n’emporte le prix, J’auray du moins l’honneur de l’avoir entrepris.
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Existence et développement de la volonté
# Existence et développement de la volonté ## I. EXISTENCE DE LA VOLONTÉ Beaucoup de psychologues suppriment aujourd’hui la volonté en tant que fait distinct des sensations. Ils réduisent l’état de conscience précédant le mouvement volontaire au souvenir antérieur de ce même mouvement et des sensations qui l’accompagnaient, et ils le conçoivent ainsi comme un état de conscience purement « représentatif ». Les souvenirs n’étant que des sensations affaiblies et renaissantes, la volition ne serait, en définitive, qu’un « complexus de sensations » ayant toutes une origine « périphérique ». En d’autres termes, la volonté n’existe pas, puisqu’elle se réduit à la sensation transformée. Le problème est capital pour la psychologie non moins que pour la morale et la philosophie générale. Il y a, dans tout événement physique, un ou plusieurs éléments inanalysables ou irréductibles, qui ne peuvent eux-mêmes s’expliquer en termes d’événements psychiques, puisqu’il n’est aucun de ceux-ci qui ne les contienne et ne les présuppose ; ils peuvent encore moins s’expliquer en termes d’événements physiques, car de ces derniers, en tant que tels, on ne saurait tirer le psychique. Il s’agit de savoir si l’activité, si la volonté est un de ces constituants de tout fait mental. ### I. Existence de la volonté au point de vue psychologique Si on entend par volonté une faculté spéciale qui interviendrait au milieu des faits internes, comme un deux ex machina, pour en changer soudain la direction, l’intensité, la durée, etc., alors on a raison de rejeter cette faculté, qu’il est impossible et de constater et de comprendre. Mais, si l’on exprime par le mot de volonté ce fait que, dans tout état de conscience, même le plus élémentaire, la phase sensitive est inséparable d’une phase émotionnelle et celle-ci d’une phase appétitive ou réactive ; si l’on veut dire encore que, dès le début du processus psychologique, il y a déjà un appétit modifié par une sensation d’une manière plus ou moins agréable ou pénible, et que c’est là le fait primitif, le fait irréductible de la psychologie, exprimable en abrégé par les mots de passion et de réaction, ne peut-on alors, par l’observation et le raisonnement, établir l’existence de la volonté ? Ne peut-on démontrer cette immanence de la volonté à tous les états de conscience, à toutes les idées, qui leur confère, selon nous, leur caractère impulsif ? Un lien intime unit la théorie de la volonté avec la doctrine générale des idées-forces, qui consiste précisément à admettre l’universelle présence du vouloir et du mouvoir dans toute représentation. Cette doctrine a, ici même, donné lieu plusieurs fois à des interprétations inexactes, sans que nous ayons voulu engager de controverse à ce sujet ; si nous entrons aujourd’hui dans de nouvelles explications, c’est pour mettre en lumière notre conception de la volonté. #### I. — La force des idées doit s’entendre en un triple sens : psychologique, physiologique et philosophique. Au point de vue psychologique, ce qui constitue la conscience, selon nous, c’est un processus à trois termes inséparables : 1° un discernement quelconque, qui fait que l’être sent ses changements d’état et qui est ainsi le germe de la sensation et de l’intelligence ; 2° un bien-être ou malaise quelconque, aussi sourd qu’on voudra, mais qui fait que l’être n’est pas indifférent à son changement ; 3° une réaction quelconque qui est le germe de la préférence et du choix, c’est-à-dire de l’appétition. Quand ce processus indivisiblement sensitif, émotif et appétitif arrive à se réfléchir sur lui-même et à constituer une forme distincte de la conscience, il peut s’appeler, au sens cartésien et spinoziste, une idée, c’est-à-dire un discernement inséparable d’une préférence. On voit que la force inhérente à tous les états de conscience a sa dernière raison dans l’indissolubilité de ces deux phénomènes fondamentaux : le discernement, d’où naît l’intelligence, et la préférence, d’où naît la volonté. Au point de vue de l’intelligence, le discernement peut être implicite, quand un terme seulement est présent à l’esprit, sans comparaison avec un autre. Au point de vue de la volonté, il existe aussi une préférence implicite, qui n’enveloppe pas de comparaison. J’éprouve une douleur, et immédiatement je veux sa suppression, comme le montre mon effort réactif contre la douleur. Je n’ai pas besoin pour cela d’instituer une comparaison réfléchie entre les idées de deux partis possibles, ni de concevoir explicitement le contraire de ce que je veux comme étant également possible pour moi. Il y a préférence non raisonnée, mais active en faveur du plaisir, et il y a en même temps discernement de mon état actuel. Si je ne discernais pas, je ne préférerais pas. D’autre part, la faculté de discernement ne s’est développée qu’en vue du choix : si no.us avons conscience des différences, principalement sensitives, c’est que ces différences sensitives entraînent des difféiences réactives. On peut même aller plus loin et dire que tout discernement contient déjà un choix pratique, rudimentaire, que toute détermination intellectuelle est en même temps une détermination de l’activité, surtout dans les sens primordiaux, qui sont par essence vitaux et où la réaction est inséparable de la sensation. Discerner le plaisir de manger et la douleur de la faim, c’est indivi-siblement préférer l’un à l’autre. Les discernements en apparence indifférents sont un résultat ultérieur ; et, même en ce cas, l’adhésion que nous accordons à ce qui nous paraît tel est encore une préférence intellectuelle, une détermination en un sens plutôt qu’en un autre, — ce qui, bien entendu, n’implique aucun libre arbitre. On a dit avec raison que la chimiotaxie des protozoaires, l’néliotropisme et le géotropisme des plantes mêmes, enveloppent déjà une sorte de discernement rudimentaire et une sorte de choix rudimentaire aboutissant à telle direction de mouvements. De même, a-t-on dit encore, le triage de telle substance nutriiive parmi d’autres est une sorte de choix spontané. Cette unité indissoluble du penser et de l’agir est une loi psychologique d’importance capitale, que nous résumons dans le terme : idée-force. Tout état de conscience est idée en tant qu’enveloppant un discernement quelconque, et il est force en tant qu’enveloppant une préférence quelconque. Toute force psychique est, en dernière analyse, un vouloir. #### II. — Si le premier principe de la doctrine des idées-forces est l’indissolubilité du sentir et du réagir, le second principe de cette doctrine en est l’indissolubilité, non seulement de chaque sensation particulière et de la sensibilité générale, mais encore de chaque réaction parliculière et de l’activité générale. C’est ce que nous allons mettre en lumière. Rappelons-nous d’abord que nos sensations, nouvelles au moment où elles se produisent, ne demeurent point détachées dans la conscience ; elles y deviennent aussitôt parties d’une seule sensation totale et en quelque sorte massive, répondant à l’état total de notre organisme. Nous avons à chaque instant, par la combinaison de nos sensations nouvelles avec notre état précédent, un état concret de la cœnesthésie, de la conscience vitale, pour ainsi dire ; cet état est sui generis, original, comme un panorama ; de plus, il ne reviendra jamais absolument le même, malgré les ressemblances qu’on pourra établir entre lui et un état subséquent. Le son d’une cloche, par exemple, est un détail introduit du dehors dans le paysage actuel de la conscience, où il se tond aussitôt, alors même qu’il y reste dominant ; quand j’entendrai demain sonner la même cloche à la même heure, ce ne sera plus le même état général renfermant le même état particulier ; conséquemment, ce ne sera plus la même relation de la sensation sonore à l’état d’ensemble dont elle est partie, ni enfin la même sensaiion identique. En un mot, nous n’avons jamais deux fois la même représentation interne, parce que nous ne repassons jamais deux fois par le même état total de la conscience, pai1 le même sentier de la vie. Au panorama des représentations, qui constitue toujours un tout concret, mais un tout changeant, se joint un ton général de la sensibilité, je veux dire un bien-être ou un malaise d’ensemble sur lequel se détachent des plaisirs et des déplaisirs particuliers, qui cependant ne sont jamais séparés du reste. Comme la sensation, l’émotion réelle de chaque moment est un tout concret et original, si bien que nous n’avons jamais deux fois la même émotion. Si j’entends la même symphonie de Beethoven, elle n’éveille pas en moi la même symphonie de sentiments. Et non seulement l’état émotif est un tout, mais il est inséparable de l’état représentatif, avec lequel il forme encore un tout. En troisième lieu, nous avons toujours un ensemble de sentiments immédiats de changements. Nous n’avons point seulement une somme de représentations du moment précédent qui coexisterait immobile avec celle du moment présent, car ce total de représentations coexistantes et actuelles ne nous donnerait pas l’idée du passé ou du futur, ni celle du potentiel, qui en est inséparable. Nous avons encore le sentiment de la transition même ou du changement. Enfin, — nous arrivons au point essentiel, — les antécédents de ce changement nous apparaissent tantôt comme n’étant pas dans l’état total précédent de la conscience, mais comme y pénétrant du dehors ; tantôt, au contraire, comm, e préexistant dans cet état antérieur. Si je ressens tout à coup une piqûre, elle a beau se fondre immédiatement avec mon état général, la conscience du changement est ex abrupto, la transition n’a été ni prévue, ni pressentie. Il y a donc, au point de vue de la ligne du temps, discontinuité entre ma conscience de tout à l’heure et ma conscience actuelle. Je dis alors que je pâtis, c’e^t-à-dire : ma conscience de tout à l’heure n’enveloppait point en elle la totalité des conditions antécédentes et immédiates de la piqûre ; elle n’en était donc pas la « cause ». Elle est fonction du dehors et non pas seulement du dedans. Si, au contraire, j’ai l’idée et le désir de prendre la plume pour écrire ma signature au bas d’un contrat, le changement de position de ma main, avec l’ensemble de sensations motrices répondant à ce changement de position, me paraît avoir son antécédent immédiat et suffisant dans mes états antérieurs de conscience, qui sont : 1° l’idée de ce mouvement comme moyen pour telle fin, 2° le désir de ce mouvement. Je me conçois ici comme agissant, c’est-à-dire conditionnant des phénomènes par mes idées, par mes désirs, par les mouvements cérébraux ou musculaires qui les accompagnent. L’ensemble des changements ayant ainsi leur condition dans la conscience antérieure forme un tout continu par opposition à la vicissitude discontinue des sensations adventices. En encadrant ce tout dans les formes du temps et de l’espace nous nous le représentons comme un ensemble de mouvements ayant leur condition dans notre cerveau. Nous avons donc en définitive, outre la conscience sensorielle, une conscience qu’on peut appeler active et motrice. Je me sens non seulement à l’état de changé, mais encore en train à’être changé (passivité) et de changer quelque chose dans le temps (activité) et simultanément dans l’espace (activité motrice). Ceux qui nient ce dernier aspect intérieur, s’en tiennent au point de vue statique : ils considèrent des états de conscience donnés et achevés, et négligent le point de vue dynamique des idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience en train de se produire et de changer, avec le sentiment de la transition et la possibilité de concevoir le temps. De plus, ils méconnaissent l’autre point précédemment marqué : que toute transition, tout changement a deux directions possibles, puisque, dans l’un des cas, nous voyons l’antécédent du changement, dans l’autre, nous ne le voyons pas. Ces considérations qui précèdent montrent combien il est inexact de se figurer l’idée-force comme « une sorte d’entité, sortant tout armée de notre cerveau, venue spontanément à la conscience avec une vigueur lui appartenant par essence (1) ». Dans ce cas, une idée-force serait comme un objet détaché doué d’une certaine quantité de force toujours identique ; elle aurait « un pouvoir immanent, irréductible, inexistant sans elle, lui appartenant en propre (2) ». Or, c’est précisément ce que nous nions. Nous n’entendons point par idées des espèces d’atomes psychiques, analogues aux « idées simples » de Locke ; nous ne croyons point que tout ce qui se passe en nous soit une combinaison de certains éléments simples de conscience, qui resteraient toujours les mêmes, avec un certain quantum de force immanente. C’est là une conception atomistique de l’esprit qu’on retrouve chez Locke et chez Herbart, mais qui n’en est pas plus admissible. En premier lieu, il n’y a aucun état de conscience réellement simple ; tout état de conscience est la résultante d’un ensemble prodigieux d’actions et de réactions entre nous et l’extérieur, et il a pour corrélatif la totalité des mouvements qui, en un moment donné, s’accomplissent dans le cerveau. Cette résultante est spécifique, originale en raison même de sa complexité, mais elle n’est pas pour cela simple à la manière d’un atome indivisible et homogène. Des états de conscience vraiment simples seraient indiscernables comme les atomes mêmes, qu’on discerne uniquement par leur position dans l’espace et dans le temps. On aurait beau combiner de mille manières des atomes psychiques, on n’en ferait pas sorlir un plaisir ou une douleur, une pensée, une volition. En second lieu, les divers états de conscience et les diverses idées ne sont pas, selon nous, doués d’une force détachée « leur appartenant en propre » ; leur action est celle même de la conscience tout entière, dont ils ne sont que les formes et manifestations actuelles, en raison composée de l’activité intérieure et des activités extérieures. 1. Voir l’article de M. Banville sur l’Idée et la Force dans la Revue philosophique du lor octobre 1891. 2. Ibid. #### III. — Une nouvelle preuve de l’existence de la volonté et du caractère réactif qu’elle confère à tous les états de conscience, c’est la tendance à projeter au dehors nos représentations. Outre qu’elles enveloppent toutes, plus ou moins, un élément extensif qui s’oppose à l’élément intensif, nos représentations sont encore toutes plus ou moins affectées, pour notre conscience, d’extériorité. Au contraire, nous ne projetons point au dehors et nous nous attribuons nos voli-tions. C’est, nous venons de le voir, qu’au lieu de tomber en nous à notre grande surprise et de pénétrer du dehors au dedans, elles se développent du dedans au dehors : elles sont pressenties dans leurs motifs et mobiles, elles sortent du groupe antérieur de représentations et d’impulsions. Elles n’ont de rapport avec l’espace, de caractère extensif, que par le but extérieur auquel elles tendent, par la représentation de tel effet à atteindre dans l’étendue ; en elles-mêmes, elles n’apparaissent qu’avec un caractère d’intensité. Il est donc légitime de les considérer comme déploiement d’une activité interne, non comme un simple complexus de sensations passives et externes. C’est sur cette différence même et sur elle seule que peut se fonder la distinction du sujet et de l’objet, du moi et du non-moi, où se trouve encore une preuve de la volonté. Est mien ce que je fais ou contribue à faire par mon vouloir ; est non-mien, ce que je trouve tout fait, et souvent fait en dépit de moi. Réduit à des sensations toutes passives, s’il en pouvait exister de telles, je ne me distinguerais plus de rien et me perdrais tout entier dans l’univers. La ce représentation », comme telle, exprime surtout les relations de l’être vivant avec les autres objets, conséquemment le reflet de ces objets en lui ; la volition, le désir, le plaisir et la peine expriment, dans ce qu’ils ont de constitutif, la nature même et le développement propre de 1 être vivant. C’est pour cela que nos plaisirs et nos pûmes, nos efforts, nos désirs et nos volitions nous semblent si bien à nous, et que jamais nous ne les attribuons au non-moi, tandis que nous y localisons, même à l’excès, nos représentations, nos sensations. Nous croyons que le vert est réellement sur l’herbe, l’azur sur le firmament et les sept couleurs dans l’arc en ciel. Quelques erreurs que nous fassions ainsi dans l’orientation de nos états de conscience, nous en revenons toujours à distinguer le pôle passif et le pôle actif, le non-moi et le moi. La classification distincte en mien et tien, moi et toi, suppose sans doute un jugement réfléchi, avec la conception de deux centres opposés, si bien que les idées du moi et du non-moi sont des produits tardifs de la réflexion ; mais le sentiment du passif et de l’actif est immédiat, universel. Non seulement la position du moi en face du non-moi serait pour nous incompréhensible s’il n’existait que des modifications passives sans réaction, mais le caractère d’unité et de continuité que nous attribuons au moi — fût-ce en définitive une unité d’apparence et une continuité d’apparence — ne se comprend encore que par l’action continue du vouloir-vivre et par le mouvement perpétuel qui en est la manifestation en nous. Les sensations de chaque moment ont beau se mêler aussitôt au continuum sensoriel, elles n’en ont pas moins des qualités tranchées qui leur confèrent une individualité apparente. Au contraire, mes volitions m’apparaissent comme des parties intégrantes et des développements de ma vie interne, combinée, il est vrai, avec les influences du dehors, réfractée et réfléchie en sensations de toutes sortes. J’ai le sentiment d’une tension interne continue, d’une sorte d’appétit vital incessant, d’un vouloir-vivre indéfectible, traduit par une motion continue. Je ressemble au nuage qui, au lieu de recevoir l’éclair, comme le reçoivent nos yeux, le produit et le tire de son sein, parce qu’il y a en lui un passage des forces de tension à des forces motrices. C’est cette continuité du désir, de l’attention, du vouloir qui nous donne le sentiment de notre existence continue. Sans doute, quand nous essayons de nous représenter le vouloir, nous n’y parvenons qu’en l’incorporant dans un objet, — désir de telle chose, vouloir de tel mouvement, — car nous ne pouvons vouloir à vide ; mais cette présence nécessaire d’un objet, qui seul donne une forme représentable et tranchée à la volonté, n’empêche pas la volonté même d’être avant tout indispensable ; aussi la volonté a-t-elle la conscience continue de soi, sans que cette conscience, comme telle, ait une forme autre que celle qui lui vient des sensations résultant de son contact avec le monde extérieur. Par opposition au tout de la conscience sensorielle, le tout continu de la conscience motrice n’admet aucun mouvement venu de. nous qui ne nous apparaisse clairement ou obscurément comme lié à notre réaction d’ensemble et résultant de son application à quelque objet particulier. Même quand nous nous figurons créer un mouvement ex nihilo, nous nous l’attribuons à nous-mêmes ; par conséquent, nous conservons le sentiment d’un lien entre ce mouvement et ses antécédents ; mais, comme nous ne pouvons analyser totalement ces antécédents, nous nous tirons d’affaire en invoquant notre liberté d’indifférence. Si cette liberté est chimérique, il n’est pas chimérique de dire que les « actions » sont des mouvements ayant leurs principaux antécédents dans notre moi, dans la réaction nerveuse et cérébrale de notre organisme entier, manifestée sur un point particulier. De même, c’est sur tel ou tel point que l’éclair jaillit du nuage ; l’éclair n’en est pas moins la résultante et le signe de la totalité des tensions existant dans le nuage et de leur rapport avec les tensions simultanées des autres nuages. Les interminables discussions psychologiques sur l’existence ou la non-existence d’une « activité » quelconque, soit dans l’attention et l’aperception, soit dans la volition proprement dite, viennent de ce qu’on raisonne toujours dans l’hypothèse de facultés distinctes, qu’on met en rapport et en conflit l’une avec l’autre, au lieu de considérer, ainsi que nous venons de le faire, l’évolution interne comme un développement continu et total. Mais la conception même de la volonté comme d’une faculté en opposition avec l’intelligence vient de ce sentiment obscur d’un tout continu de réactions formant à chaque instant une seule réaction d’ensemble en un sens déterminé. Ce n’est pas à une faculté que se rattache mon action présente, mais à la totalité de mes réactions nerveuses et cérébrales, dont elle est le terme et l’expression sensible. Les actions particulières, comme lever le bras, mouvoir les jambes, prononcer telles ou telles paroles, ne sont, en effet, que des spécifications, des concentrations de notre conscience appétitive et motrice continue. Si mon petit doigt s’abaisse sur la détente d’un fusil, ce léger mouvement est le terme de la totalité des mouvements de réaction qui, composés et fondus ensemble, aboutissent, selon la loi du parallélogramme des forces, aux muscles du doigt. De même, le mouvement de la déteute du fusil aboutit à celui de la balle traversant l’air ; mais il y a cette différence que le mouvement de la détente, celui de la capsule, celui des gaz explosifs, celui de la balle, ne sont pas embrassés dans une conscience. Par quel mystère pouvons-nous faire la synthèse de toutes nos réactions motrices dans notre conscience de désirer et de faire effort ? Impossible de répondre. Mais pouvons-nous davantage expliquer comment les mouvements produits dans notre cerveau par les instruments d’un orchestre arrivent à être synthétisés dans la sensation d’harmonie ? Il y a deux faits qu’il faut admettre et qu’il ne faut pas confondre : le fait des changements subis que nous sentons, et le fait des changements imprimés auxquels nous travaillons. #### IV. — Nous avons prouvé que tous les phénomènes intellectuels, sensation, représentation, projection au dehors, conscience du moi et de son existence continue, sont inexplicables sans la volonté ; il en est de même des phénomènes affectifs. Qui dit plaisir ou peine dit non seulement une sensation, mais une sensation favorable ou défavorable à l’ensemble des mouvements vitaux et des états de conscience corrélatifs à ces mouvements. Or, le groupe des états de conscience corrélatifs aux mouvements vitaux ne reçoit point passivement le plaisir et la peine comme une simple sensation additionnelle, comme un chiffre de plus au total antérieur. Le total attire ou repousse le chiffre nouveau ; la cœnesthésie admet ou rejette les sensations survenantes, comme l’ensemble des mouvements vitaux admet ou repousse le mouvement synergique ou antagoniste. Cette admission et ce rejet ont leur contre-partie mentale, qui n’est plus simplement le plaisir ou la peine, mais une tendance à maintenir le plaisir et à changer la peine en plaisir. En un mot, l’être qui jouit ou souffre n’est pas, dans sa totalité, indifférent à lajouissance qu’il reçoit ou à la peine qu’il reçoit ; il ne se borne pas à pâtir de telle manière, à répéter pour ainsi dire continuellement : je pâtis, donc je pâtis ; il dit : je pâtis, donc je veux continuer ou cesser de pâtir. Donnez le nom qui vous plaira à ce mouvement vers l’avenir (avenir qui n’a pas besoin d’être conçu) toujours est-il qu’il existe. Si vous placez la réaction, sous une forme quelconque, dans le plaisir et la peine, vous pourrez ne pas la mettre à part sous le nom de volonté, mais ce ne sera plus qu’une question de mots. Une fois arrivé à l’analyse du plaisir et de la peine, vous ne comprendrez plus qu’un être jouisse ou souffre, soit favorisé ou contrarié, si vous ne lui attribuez pas une direction antécédente et conséquente vers un certain but, sinon connu, au moins senti ; or, c’est ce processus même que nous appelons nppétition, volonté, vouloir-vivre, tendance à persévérer dans l’être et le bien-être. Tout psychologue est obligé, même quand il prétend n’admettre que des sensations, soit nouvelles, soit renouvelées, — d’admettre encore que l’être vivant n’est pas neutre entre ses sensations, qu’il y a toujours sélection de l’une plutôt que de l’autre, un choix non intellectuel au début, mais spontané et inévitable, par conséquent un vouloir. Les modernes partisans de la sensation transformée profitent de ce que, d’une part, les sensations superficielles des cinq sens, ou du moins celles de la vue, de l’ouïe et du toucher, sont devenues aujourd’hui presque indifférentes, presque des sensations pures et en apparence passives, tandis que les sensations organiques et celles mêmes du goût ou de l’odorat enveloppent clairement émotion et réaction ; ils brouillent le tout et supposent des sensations isolément passives, indifférentes même, qui, combinées, produiraient : 1° l’apparence de l’activité ou de la volonté, 2° la réalité du plaisir ou de la douleur. Mais, d’abord, l’ordre suivi par les partisans exclusifs de la sensation est juste l’opposé de l’ordre véritable. Au lieu de prendre pour point de départ, en effet, et pour type de notre élément primitif les sensations à peu près indifférentes et contemplatives des sens supérieurs, derniers venus dans l’évolution, il faut, au contraire, prendre pour élément primordial la sensation organique, profonde et générale, encore à peine différenciée dans des organes spéciaux. Or, la sensation organique, vitale en quelque sorte, n’apparaît pas comme un état tout passif, sans ton émotionnel et sans réaction appétitive : elle est, au contraire, plaisir ou peine, propension ou aversion ; elle est faim ou soif, appétit sexuel, blessure, etc. Elle constitue donc un complet processus psychique avec ses trois moments inséparables : 1° modification subie et sentie par un discernement immédiat, 2° plaisir ou peine, 3° réaction vers l’objet ou à l’opposé de l’objet. Si c’est là ce qu’on entend par sensation, on pourra en effet tout expliquer par la sensation ; mais si, comme on le doit, on réserve le nom de sensation pure à la modification passive de la cœnesihésie, qui est le premier moment du processus psychique, il deviendra impossible de ne pas tenir compte de la cœnesthésie entière qui est modifiée, du caractère agréable ou pénible de cette modification d’ensemble, enfin de la réaction immédiate qui en résulte aussi sûrement que, dans le monde physique, la réaction résulte de l’action. On ne pourra plus affirmer alors que la réaction psychique soit un ensemble de sensations passives qui, combinées, donnent l’illusion de l’agir et du vouloir ; aucune combinaison de passivités n’explique d’une manière intelligible le sentiment d’activité, et le vouloir-vivre est aussi clair en nous que la sensation même. De plus, pourquoi le plaisir ou la douleur seraient-ils reconnus réels, tandis que le vouloir-vivre ne le serait pas, du moins en tant qu’activité véritable ? Le terme de sensation donné à tout mode de conscience n’a pas la vertu de supprimer les réelles différences entre les modes de conscience ; or, l’attitude sentante, dans l’expérience intérieure, ne saurait se confondre avec l’attitude de celui qui veut et fait effort pour maintenir ou supprimer la sensation. 1. Dans l’étude de M. Charlton Bastian, qu’a publiée la Bévue d’avril 1892, l’auteur admet, avec beaucoup de psychologues contemporains, que « l’attention est la faculté primordiale » dont la volition est un développement ullérieur. Nous croyons que c’est là l’inverse de la vérité et que l’attention est simplement l’appétition dirigée vers la perception au lieu d’être dirigée vers l’artion musculaire. M. Bastian ajoute que « l’atlention et la volition appartiennent l’une et l’autre à la catégorie des sensations actives », expression étrange, qui. montre comment on est obligé de rétablir d’un côté ce qu’on nie de l’autre. Selon AI. James (Psychologie, t. I, p. 30), « des idées de sensation, des idées de mouvement, voilà les facteurs élémentaires dont notre esprit est construit ». Mais que devient alors Vappétition, que deviennent même le plaisir et la peine" ! il faudra faire entrer de furce l’appétition dans la sensation, ou dans les idées de mouvement, qui ne sont que les résidus d’impressions kinesthétiques. Esl-ce là une tlièse vraiment démontrée ? M. Bastian l’admet comme telle, mais sans preuves, et il ajoute, pour nous donner nue idée de la constitution radi-ca e delà conscience : « Nous avons dans l’écorce cérébrale un registre étendu où s’inscrivent deux espèces d’impressions sensorielles : celles qui primilivernent excitent un mouvement, et d’à itrès impressions smsorielles (kinesthétiques) résultant de ces mouvements et constituant un guide et un modèle pour l’exécution ultérieure des mouveme ts similaires. » Sur le second groupe d’impressions sensorielles, celles qui résultent du mouvement (ou sensations Uinesthé-ti<|iKs) et qui servent de guides pour les mouvements ultérieurs, nous sommes d’accord avec M. Baslian ; mais qu’est-ce, dans l’autre groupe, que ces impressions prétendues purement sensorielles « qui primitivement excitent au mouvement » ? Ce mot excitent rétablit toute la difficulté. Pourquoi certaines impressions excitent-elles à des mouvements d’écart, par exemple ? Parce qu’elles sont douloureuses. Fort bien ; mais est-il (vident que la douleur soit elle-même une pure impression et purement sensorielle1. De plus, pourquoi la douleur même excite-t-elle au mouvement, c’est-à-dire au changement, si elle ne rencontre pas une direction générale antécédente qu’elle contrarie, une appélition de bien-être à laquelle elle s’oppose ? La non-indifférence de l’être sentant à ses sensations n’est-elle elle-même qu’une sensation ?… On voit quel pêle-mêle d’idées dissemblables recouvre l’apparente simplicité de cette division en sensations excitant au mouvement et sensations résultant du mouvement. Enfin M. Bastian pose, comme « accepté de tout le monde », non seulement que la succession de nos pensées est soumise à la loi de l’association des idées, mais que les associations ne sont qu’un « réflexe de coexistences et de séquences externes ». Cette théorie spencénenne suppose que nous enregistrons passivement par la sensation les séquences et coexistences extérieures, alors qu’en réalité nous réagissons par notre organisme : nous ne reproduisons pas exactement les séries externes, mais nous les combinons avec nos appétits, avec nos plaisirs et nos peines, avec nos habitudes, etc. L’esprit humain n’est pas, comme dit M. Bastian avec Leibniz, un simple « miroir du monde » ; il mêle sa propre nature à celle des choses, il les informe et souvent les déforme, d’abord selon ses plaisirs ou ses peines, puis selon ses appétitions. Le point de vue de la passivité est donc partout incomplet. Dans la conception même du fait psychologique, on trouve impliquées : 1° la distinction de sujet conscient et d’objets qui sont présentés ou représentés à la conscience sous une forme quelconque (sensations, idées, etc.) ; 2° la relation des objets, harmonie ou conflit avec le sujet même, relation qui se manifeste par le caractère agréable ou pénible de la sensation ; 3° une réaction quelconque du sujet par rapport à l’objet, une activité quelconque d’ordre subjectif, émotion, volition, etc., qui est le fond du vouloir. Cette réaction peut être plus ou moins étendue ; elle peut n’embrasser qu’une faible quantité de nerfs et ne produire qu’une irradiation nerveuse peu intense ; telle est, par exemple, la sensation visuelle produite en moi par une tache grise et indifférente sur le sol. Quand je ne fais pas attention à la tache grise, la réaction n’est qu’une vibration faible qui se perd dans la masse, sans acquérir le relief d’un acte distinct. Dès que je fais attention, il y a déjà acte évident, concentration des mouvements cérébraux et même musculaires. Ne voir des actes que là où les bras font de grands gestes et où les jambes se remuent, c’est une opinion enfantine. Nous agissons toujours, nous exécutons toujours quelque chose, et même bien des choses à la fois ; nous ne pensons pas à un mouvement sans le commencer, nous ne nous représentons pas une action sans en poser les premières conditions et en esquisser le premier dessin ; toute représentation est un commencement d’exécution. Entre ce commencement et l’exécution complète, il n’y a qu’une différence : 1° de prolongation dans le temps ; 2° d’intensité ; 3° de spécification qualitative ; enfin, 4° d’extension au dehors et de rapport à l’étendue. Penser à un acte de violence, c’est commencer la violence en pensée, c’est esquisser l’acte de violence dans sa tête ; on peut s’en tenir là ; on n’en a pas moins déjà commis un premier acte ; on a eu non seulement une « mauvaise pensée », mais encore une mauvaise impulsion, un mauvais vouloir, et, en définitive, on a déjà fait une mauvaise action, dont on se repent aussitôt et dont on réprime le développement interne, puis externe. La séparation de la pensée et de l’acte est artificielle ; penser, c’est accomplir l’acte avec les cellules cérébrales ; exécuter, c’est l’accomplir avec les cellules musculaires, et jusqu’au bout. Pratiquement et socialement, il y a une grande différence, comme il y a une différence entre deux heures et une seconde, ou entre une force de mille kilogrammes et une d’un gramme, ou entre une longueur de mille mètres et une longueur d’un millimètre. Il n’en est pas moins vrai qu’une seconde est toujours une durée, qu’un millimètre est toujours une étendue, que la pensée d’une action est toujours une action, que l’idée d’un mouvement est toujours ce mouvement commencé ; s’il est arrêté ensuite, cela ne l’empêche point d’avoir existé tout d’abord. Quand nous pensons à une action simplement possible pour nous, nous voulons déjà cette action et nous la commençons. Bien plus, quand nous pensons à ce que nous ne voulons pas faire, à ce que nous déclarons énergiquement ne pas vouloir, l’acte d’attention par lequel nous pensons la chose est déjà un premier et provisoire consentement ; nous consentons à la regarder, sinon à l’exécuter ; nous entrons en pourparler avec elle. Dire : ce je ne veux pas », signifie : je ne continue pas de vouloir telle chose que j’ai bien voulu concevoir et dessiner dans ma pensée. La volonté n’apparaît pas et n’intervient pas tout d’un coup, par des actes spéciaux et des fiât, soit pour faire attention à une idée, soit même pour prendre, comme on dit, une « détermination ». Toutes les scènes intérieures qui nous paraissent et sont, en effet, si diversifiées, empruntent leur diversité aux sensations de mille sortes qui viennent se combiner avec le déploiement de notre volonté ; mais, encore un coup, ce déploiement en lui-même est toujours continu et toujours total ; nous voulons et agissons tout entiers, et les réactions tranchées contre les obstacles ne sont encore que les continuations de notre vouloir antérieur combiné avec des sensations nouvelles. Notre vie est une seule et même histoire interne, variée par tous les concours ou conflits extérieurs qu’elle rencontre. Ou la volonté n’est nulle part, ou elle est partout en nous. Nous sommes donc partout action et en mouvement, c’est là la vie, et la volonté ne cesse qu’avec la vie. ### II. Existence de la volonté au point de vue physiologique #### I. — Ceux qui nient l’existence de la volonté s’efforcent de ramener physiologiquement tous les faits cérébraux à de simples « impressions » d’origine périphérique. Rien n’égale ici l’assurance des physiologistes parlant au nom de la science, sinon l’assurance d’autres physiologistes affirmant le contraire des premiers, toujours au nom de la science. La queslion du mécanisme de la volonté, celle du sentiment de l’effort et celle des centres moteurs en sont la preuve ; MM. Ferrier, Bastian, Wundt, Mùnsterberg, etc., paraissent également sûrs de choses opposées. Nous avons dit qu’un acte volontaire, du côté mental, suppose la représentation d’un mouvement déterminé et un désir de ce mouvement ; or, on ne peut se représenter un mouvement déterminé dans tel membre que par le souvenir des sensations musculaires, tactiles, etc., qui se produisent pendant que ce membre est mû : nous accordons donc que toute volition enveloppe des souvenirs de sensations afférentes, qui représentent le point d’arrivée et même le chemin des cordons nerveux à partir du cerveau. Il faut, en outre, que nos membres aient d abord été mis en mouvement par une simple diffusion spontanée et irréfléchie du courant nerveux, pour que nous puissions faire connaissance avec tel mode particulier de mouvement et, en nous représentant notre état général à ce moment, ainsi que nos sensations affértntes, reproduire volontairement la même motion. Nous ne pouvons avoir une idée du mouvement de notre oreille jusqu’à ce que notre oreille ait été mise en mouvement ; si, par la diffusion du courant nerveux, nous venons à être avertis du mouvement de notre oreille, nous serons en possession d’un certain plan de mouvement, que nous pourrons ensuite volontairement exécuter. Nous ne pouvons contracter à volonté nos intestins ; c’est que nous n’avons aucune image-souvenir de la manière dont la contraction se fait sentir. Mais, objecte Mùnsterberg, on ne voit pas « pourquoi nous n’aurions pas aussi bien la conscience de l’effort à notre disposition là où les contractions elles-mêmes ne sont point senties, et pourquoi il ne pourrait pas amener les contractions ». — Mùnsterberg oublie qu’on ne peut atteindre un but qu’on ne voit pas, ni réaliser un mode de mouvement intestin dont la sensation ne nous donne aucun schème. Mais, de ce que l’effort mental et cérébral, à lui seul, ne suflit pas pour déterminer tel mouvement de telle partie du corps, pas plus qu’un seul point ne détermine une ligne, en résulte-t-il que la représentation d’une impression purement périphérique suffise sans un élément central et cérébral quia pour corrélatif l’intensité du vouloir, du désir et de l’effort ? Pour avoir un levier, il taut avoir une puissance et une résistance ; la constante nécessité de l’une n’empêche pas, mais implique, au contraire, la constante nécessité de l’autre. 1. M. Danville, lui aussi, dans son article sur l’Idée et la Fofce (p. 399), nous renvoie aux « observations incontestables » de M. Charcotqui démontrent, selon lui, la non-subordination des centres moteurs aux centres sensoriels. Et en même temps, il reconnaît que plusieurs physiologistes allemands, Wernicke, Lichtheiin, admettent cette subordination. 11. Bastian, comme on va le voir, l’admet aussi, tellement tout cela est « incontestable ». « En soulevant un objet, dit Miinsterberg, je ne puis découvrir aucune sensation d’énergie volitionnelle. Je perçois, en premier lieu, une légère tension à la tête, mais cette tension résulte d’une contraction des muscles de la tête, et non d’un sentiment de décharge cérébrale. En effet, je sens la tension sur le côté droit de la tête lorsque je meus le bras droit, tandis que la décharge motrice a lieu dans le côté gauche du cerveau. Dans les contractions extrêmes des muscles du corps et des membres surviennent, comme pour les renforcer, ces contractions spéciales des muscles de la face (spécialement le mouvement des sourcils et le serrement des dents) et ces tensions de la peau de la tête. Ces mouvements sympathiques sont sentis particulièrement du côté qui fait l’effort. Ils sont peut-être la raison fondamentale qui nous fait attribuer notre sentiment de contraction extrême à la région de la tête, et l’appeler une conscience d’énergie, au lieu d’une sensation périphérique. » Ces observations de Mùnsterberg montrent bien que nous ne pouvons accomplir.un grand effort d’un membre sans une irradiation de l’onde nerveuse qui entraîne des mouvements sympathiques et synergiques, et cela, principalement du côté du corps qui est en jeu (y compris la tête). Les sensations afférentes sont alors très vives, très nombreuses, très diversifiées ; elles sont donc très visibles dans le champ de la conscience. Mais la présence de ces sensations n’entraîne pas l’absence d’un état de conscience corrélatif à l’effort cérébral, lequel se fait sentir comme volition, impulsion, attention, etc., non comme « sensation périphérique ». Plus la résistance du fardeau soulevé est intense et produit des sensations intenses, plus la réaction cérébrale est elle-même intense ; mais ce n’est pas comme sensation de la peau de la tête, du côté mû, ce n’est pas comme contraction des muscles de la face, comme mouvement des sourcils, comme grincement de dents qu’une réaction cérébrale peut se faire remarquer de notre conscience, c’est comme intensité de vouloir, de désir, d’attention. Miinsterberg confond les effets avec la cause, et des effets très lointains, des chocs en retour. « Nos idées de mouvement, continue-t-il (1) sont toutes des idées faibles, ressemblant sous ce rapport aux copies de la sensation dans la mémoire. Si elles étaient des sentiments de décharge centrifuge, elles seraient des états originaux de conscience, non des copies ; et devraient, par analogie, être des états vifs comme les autres états originaux. » Confusion. L’idée de tel mouvement ne peut être que celle des sensations qui spécifient ce mouvement effectué, et elle est faible ; mais ce que nous éprouvons au moment même où nous voulons, désirons, faisons effort, n’est point un état faible. On pourrait dire aussi : « L’idée d’un plaisir ou d’une peine est faible, donc le plaisir et la peine ne sont pas des états originaux. » Mais, au moment où nous jouissons et souffrons, l’état est intense ; si l’idée, au contraire, est tellement faible, c’est que le plaisir et la douleur, comme tels, ne sont pas des représentations d’objets, mais des états subjectifs ; et il en est de même du vouloir, de l’appétition, qui est le su ! jectif par excellence. 1. Die Willenshandlung, T&, 82. 87, 88. Dans les cas d’aphasie, dit aussi M. Bastian, nous voyons des personnes vouloir, mais ne pouvoir exécuter avec succès certains mouvements d’éloculion, sous des impressions visuelles appropriées ; par exemple, elles voient un mot écrit et ne peuvent le prononcer ; en même temps, elles conservent la faculté de produire les mouvements et de prononeer le mot, lorsqu’elles entendent ce mot. Là-dessus, M. Bastian s’imagine toucher aux « sources de la volonté’ », et s’empresse de conclure que la force qui produit « les contractions musculaires » n’est autre que la force développée par les centres sensitifs, visuels ou auditifs. C’est aller bien vite. De ce que je ne puis ouvrir la porte A qui est fermée, tandis que je puis ouvrir la porte B qui est ouverte, en résulte-t-il que ma force provienne tout entière de la porte A ? Les sources physiologiques de la volonté sont dans la totalité des réactions moléculaires des cellules cérébrales. On le voit, les discussions sur l’afférent et l’efférent sont nécessairement sans issue : on pourra et on devra toujours trouver des sensations afférentes dans tout mouvement, et, plus il sera déterminé, particularisé, plus augmentera le complexus spécifique de sensations musculaires, tactiles, articulaires, etc., etc. ; on n’en épuisera jamais le nombre. D"autre part, on ne prouvera jamais qu’il n’y ait pas dans l’état de conscience répondant à tel ou tel mouvement volontaire, un élément qui n’est plus périphérique, mais central, et qui répond non plus au mouvement des muscles, mais au mouvement des centres cérébraux. Selon nous, la simple cérébration — à laquelle correspond l’idée d’un mouvement possible — est un état de tension où se contre-balancent un ensemble de petits mouvements oscillatoires ; le triomphe actuel d’une impulsion cérébrale, au contraire, implique une décharge nerveuse dans une direction déterminée. Or, outre le contraste d’intensité, il y a entre les deux phénomènes un contraste évident de forme et de résultats corporels. Le moment où un navire est en tension sous vapeur et le moment où il se met en marche ne peuvent pas ne pas se distinguer. Le contraste cérébral doit donc avoir sa contre-partie mentale, et il l’a en effet dans la volition. Celle-ci est, comme on dit, la « détermination » de la volonté, mais il faut entendre par là, nous l’avons vu, que c’est la volonté spécifiée, déterminée en un sens à l’exclusion des autres, et déterminée sous la forme de telle idée, avec conscience de soi. Selon les résistances que la volition rencontre non seulement pour s’exécuter, mais pour se produire, il y a un sentiment d’effort mental et cérébral plus ou moins intense. Enfin le mouvement effectué dans les muscles doit se distinguer pour la conscience du simple mouvement cérébral effectué. Le mouvement massif du membre se traduit en effet par une multitude de sensations afférentes très tranchées, intenses, et localisées nettement dans l’espace. Tout le long du trajet nerveux, à mesure que le courant de l’innervation descend, il y a bien aussi des sensations afférentes qui nous avertissent de son passage ; mais ces sensations sont relativement faibles, uniformes, et de très courte durée ; elles n’ont pas le relief nécessaire pour se détacher dans la conscience. C’est un simple murmure, tandis que le mouvement du membre est un son rythmé qui éclate. 1. Revue phil., ibid., p. 380. Nous avons donc en somme, dans l’acte volontaire, conscience d’une motion continue qui se développe, mais avec trois degrés différents d’intensité et de vivacité et avec des effets très différents dans l’organisme. Ces trois degrés correspondent d’abord à la simple idée de l’acte, puis à la prévalence de l’idée, et enfin à l’exécution de l’idée. En même temps aux trois stades de la motion répondent des sensations diverses en intensité, en qualité, en signe local. Dans la simple attention volontaire à une idée, nous avons des sensations de tension côphalique, oculaire, etc., et aussi déjà des sensations musculaires sympathiques et synergiques. Dans la détermination de la volonté par la prévalence de l’idée, nous avons des sensations de décharge cérébrale et de détente tout le long du trajet des nerfs. Enfin, quand l’exécution musculaire se produit, les sensations musculaires atteignent leur maximum d’intensité et de netteté ; elles se localisent nettement dans l’espace. C’est ce que le vulgaire appelle proprement Vaction ; mais, en réalité, l’action a toujours été présente, et la volonté aussi, et l’effort contre la résistance. C’est cette continuité même du vouloir qui fait croire à son absence ; le tapage des sensations concomitantes et plus ou moins discordantes étouffe le reste, et le phénomène tout entier paraît un simple déploiement de sensations passives. #### II. — Une conséquence de la théorie qui précède, c’est que la distinction des centres moteurs et des centres sensoriels est plus ou moins artificielle. Tout centre est en même temps sensoriel et moteur, puisqu’il reçoit du mouvement et en restitue. Mais le mouvement d’un centre peut être favorisé ou contrarié par tels et tels autres centres:il en résulte des directions et distributions de mouvements différentes. Tantôt le mouvement se répandra surtout dans le cerveau, d’un centre à l’autre, de manière à réveiller des souvenirs de sensations, des idées composées de ces souvenirs, etc. Tantôt le mouvement se dirigera et se distribuera du côté des muscles, de tels et tels muscles. Par l’habitude, il se forme des voies de communications directes et faciles, par cela même aussi des centres relativement moteurs, correspondant aux divers membres. Mais ces centres sont aussi représentatifs et sensoriels; ils ne sont même moteurs de tel membre que parce qu’ils sont les représentants de ce membre au cerveau, et ce qui dirige le mouvement vers tel membre, non vers tel autre, c’est la représentation consciente ou subconsciente du membre, c’est la vibration du centre sensoriel auquel aboutissent les mouvements de ce membre. C’est donc parce qu’un centre est physiologiquement et psychologiquement représentatif d’un membre déterminé qu’il est moteur de ce membre déterminé et non de tel autre : la représentation est un dessin de mouvement commencé qui, par la coordination du système nerveux, se propage jusqu’aux muscles du membre dont on s’est représenté le mouvement. En un mot, un centre n’est moteur que parce qu’il est sensoriel. Mais nous avons vu que la réciproque est vraie aussi, quoiqu’on l’oublie sans cesse. Un centre n’est sensoriel que parce qu’il est moteur : la sensation implique un mouvement transmis à un centre qui oppose à l’action une réaction en sens contraire ; le centre mû meut à son tour : s’il n’y avait pas d’autres centres en question, le coup donné par le mouvement centripète à un centre cérébral produirait en réponse un mouvement centrifuge sur la même ligne. Chaque centre étant ainsi actionné et actionnant, toute sensation est en même temps impulsion, toute impulsion est en même temps sensation. L’arrivée et le départ du courant ne s’en manifestent pas moins au centre cérébral par deux états de conscience divers, qui sont précisément la sensation et l’impulsion avec le sentiment d’effort qui en est inséparable. Outre les centres moteurs spéciaux, on a imaginé aussi des centres spéciaux d’inhibition. De même qu’on trouve les actions contraires de l’attraction et de la répulsion dans la physique moléculaire, de la gravitation et de l’inertie dans la physique des masses ; de même l’équilibre mobile des centres nerveux dépend des effets opposés de la décharge et de l’inhibition ; mais il n’y a pas besoin pour cela d’organes absolument spéciaux. Le courant nerveux est certainement ondulatoire : deux courants nerveux (comme deux sources de lumière ou de son) peuvent donc ou se renforcer ou produire une interférence et se neutraliser. Deux ondes sonores peuvent produire le silence ; deux ondes lumineuses l’obscurité ; l’inhibition est de même un résultat de mouvements qui se neutralisent. Si certaines parties de l’écorce cérébrale et du système nerveux sont fortement excitées par un surplus d’innervation, certaines autres parties seront inhibées. Toutes les cellules sont capables de réagir contre la résistance qui s’oppose à leur décharge, l’inhibition se produit à la fin quand l’accroissement de la résistance dépasse les limites de tension que les cellules peuvent atteindre. On peut d’ailleurs, en vertu des corrélations mécaniques qui existent entre les diverses parties du corps vivant, admettre que certains points finissent par jouer d’ordinaire, par rapport à certains autres, le rôle d’organes relatifs d’inhibition, de même qu’il y a des points qui sont relativement moteurs et d’autres relativement sensoriels ; mais c’est là une organisation dérivée, qui n’implique pas une séparation primitive et complète, soit des fonctions sensorielle et motrice, soit des fonctions excitatrice et inhibitoire. De même que, psychologiquement, tout état de conscience enveloppe à des degrés divers les trois fonctions essentielles de sensation, d’émotion et d’appétition, mais que les rapports mutuels des états de conscience les rendent tantôt plus passifs, tantôt plus actifs, tantôt plus excitateurs, tantôt plus dépressifs, de même, physiologi-quernent, il y a dans tous les mouvements cérébraux et nerveux des effets essentiellement sensoriels et moteurs, et accidentellement excitateurs ou inhibiteurs. 1. M. Bastian admet, comme nous, que le sentiment d’effort « est lié au conflit d’idées et de motifs qui préi-ède la prépondérance de l’un d’entre eux » ; il ajoute contre Bain et —M. Ribot : « 11 n’y a aucune bonne raison de croire que l’action des muscles ait quoi que ce soit à faire avec la production de ce sentiment d’effort. » II ajoute encore avec raison que, dans le cerveau même, rien n’assure l’exi>tence de centres spécifiquement moteurs. D’où provient donc le sentiment d’effort ? « 11 doit être partout, répond-il, l’apanage des centres sensoriels et de leurs annexes, concourant à l’exercice de nos processus intellectuels. » Fort bien ; mais, selon nous, cet « apanage » tient à ce que. les contres sensoriels sont eux-mêmes indivisiblement appétitifs et moteurs. Au point de vue psychologique, nous l’avons vu, aucune setisation n’est vraiment indifférente et sans appétition ; au point de vue physiologique, aucun centre ne se borne à recevoir du mouvement sans en restituer. Nous pouvons conclure, avec M. Bastian, que les phénomènes de la volition ne sont pas l’œuvre d’une faculté spéciale, d’une mystérieuse entité, d’une volonté comme être séparé ; nous pensons-aussi qu’ils ne sont pas accomplis dans des centres spécifiquement moteurs ; nous accordons même qu’ils sont « une simple transcription en action de l’intellect » et de ses idées ; mais, dans l’intellect et dans les idées nous reconnaissons la réaction appëtitive, qui, du côté physiologique, est une restitution de mouvement transformé par l’organisme, non une réception passive d’impressions externes. Au point de vue de la psychologie, une idée est un système de sensations et d’appétitions à l’état naissant, c’est une direction plus ou moins consciente que prend la vie sensitive et appétitive, c’est comme un courant mental ; d’autre part, au point de vue physiologique, l’idée a constamment pour expression au dehors une direction que prennent les vibrations cérébrales, un courant cérébral qui en est la réalisation plus ou moins complète. Aussi peut-on dire que tout état de la conscience et de la pensée est doublement actif et objectif : 1° en ce que, par ses conditions cérébrales, il tend à produire un effet réel dans le monde des objets extérieurs, ou, pour mieux dire, en ce qu’il y produit nécessairement un effet quelconque, un mouvement ou arrêt de mouvement, soit visible au dehors, soit invisible et intestin ; 2° en ce que ce même état de conscience est toujours pour nous représentatif de quelque objet, toujours extériorisé et projeté dans un monde réel, jamais conçu comme isolé dans un moi sans fenêtres et sans action sur le dehors. Toute image qui est seule dans l’esprit implique donc un mouvement réel au dehors et est projetée au dehors : il y a réalisation de l’image et croyance à sa réalité. Au point de vue physiologique, la force des idées ne consiste pas dans une action qu’elles exerceraient mécaniquement, mais dans la loi nécessaire qui unit tout état de conscience distinct, toute « idée » au sens cartésien, à un mouvement conforme, lequel, s’il n’est pas empêché, réalise l’idée au dehors. Nous ne croyons donc pas que Vidée de tirer « un coup de pistolet », par exemple, agisse sur le cerveau comme le doigt agit sur la détente. Nous ne saurions non plus accorder l’influence prétendue « indéniable de la partie mentale des phénomènes psycho-physiologiques sur leur partie physique1 ». Les effets mécaniques dans l’espace ont toujours, comme tels, pour conditions immédiates d’autres effets mécaniques dans l’espace, qui, ici, sont des mouvements cérébraux. L’idée n’intervient jamais physiquement et de manière à faire brèche au mécanisme universel. Le mouvement est déjà là quand la sensation et la pensée se produisent, et ce mouvement ne peut cesser ; il passe donc nécessairement d’une cellule à l’autre. S’il ne se dépense point à réveiller d’autres idées ou sentiments, il se dépense à remuer les muscles. Ou plutôt, ces deux effets sont toujours simultanés, mais à des degrés divers, qui déterminent ou une attitude plus proprement idéation-nelle, ou une attitude plus proprement volitionnelle. Tout dépend : 1° de la direction du mouvement, qui peut avoir pour but une action cérébrale, comme quand on cherche à se souvenir, à raisonner, etc., ou une action musculaire, comme quand on veut soulever un poids ; 2° de son degré d’énergie, qui peut vaincre ou ne pas vaincre la résistance opposée par les muscles et, en général, par l’ensemble de mouvements contraires qui empêchent les idées de remuer sans cesse tous les membres comme des fils tirant une marionnette. On dira peut-être que la volonté, avec la force qu’elle confère aux idées, est seulement le reflet mental du mouvement réactif accompli par l’organisme. Mais, parler ainsi, c’est passer du point de vue psychologique et physiologique au point de vue philosophique et métaphysique, je veux dire au problème des rapports généraux entre le mental et le physique. Si l’on veut dire simplement que notre conscience de désirer est parallèle au mouvement réactif du cerveau, rien n’est plus certain, et nous soutenons tout le premier que le désir ou le vouloir a toujours son expression physiologique. Mais, si on ajoute que c’est le mouvement réactif du cerveau qui est la réalité dont le désir serait un simple reflet, on avance une théorie philosophique à laquelle, pour notre part, nous en opposerons tout à l’heure une autre, à savoir que c’est le désir mental qui est la réalité dont le mouvement cérébral est la manifestation dans l’espace pour un spectateur du dehors. Au point de vue strictement physiologique, il y a un processus d’excitation centripète et de réaction centrifuge ; au point de vue strictement psychologique, il y a de même sensation reçue et impulsion, expérience interne de passivité et expérience interne d’activité. Donc, au point de vue positif de l’expérience, abstraction faite de toute spéculation philosophique, nous avons le droit de conclure qu’il existe un fait original appelé le vouloir, lequel est à la fois inséparable et distinct de tout fait de discernement. 1. M. Danville. Article cité, p. 392. ### III. Existence de la volonté au point de vue philosophique Puisque la notion de force dérive de la conscience de notre action volontaire, le philosophe ne doit pas expliquer la volonté par des forces physiques. Doit il l’expliquer par des mouvements^ D’abord, la notion de mouvement implique celle de changement, empruntée elle-même à la conscience de nos changements propres. Or, nous l’avons vu, les changements dont nous avons conscience sont tantôt du mode passif, tantôt du mode actif ; dès lors, de quel droit nous dépouiller entièrement d’activité, pour faire présent de cette activité à des choses extérieures qui ne sont conçues actives que par emprunt à nous-mêmes ? La vraie méthode philosophique commande de distinguer les phénomènes plus constants et plus radicaux d’avec les phénomènes moins constants et moins radicaux. Il y a en effet des degrés et une hiérarchie entre les phénomènes, quoiqu’ils soient tous inséparables. A ce point de vue, les phénomènes de mouvement ont toute l’importance qui leur est attribuée de nos jours, car ils se retrouvent partout et en tout ; aussi la science peut-elle en faire les substituts de tout le reste, par un procédé d’algèbre, et traduire tout en langage mécanique, en fonction du mouvement. L’homme ne pouvant saisir des choses extérieures que leurs rapports avec ses organes, rapports qui tous consistent à y produire des mouvements, il en résulte que le mécanisme est le point de vue nécessaire d’où le monde extérieur apparaît à notre pensée. Mais l’opposition absolue des mouvements aux états de conscience ou représentations est philosophiquement artificielle et fausse ; le mouvement, en effetj est lui-même un mode de représentation, qui suppose les deux formes générales de toute représentation qu’on nomme l’espace et le temps. Le mouvement, tel que nous le connaissons, est un fait d’expérience ; donc le mouvement que nous connaissons implique l’expérience même avec ses lois et ne peut être conçu que par emprunt aux sens de la vue et du tact, ainsi qu’aux lois intellectuelles de la logique et de la géométrie. Nous ne saisissons pas le mouvement en lui-même, dans un royaume étranger à l’expérience, à la sensibilité et à la conscience ; nous ne pouvons donc pas comparer le mouvement en soi avec les faits mentaux, pour dire qu’il y a à la fois différence absolue de nature, indépendance mutuelle et cependant parallélisme harmonique. Les mouvements dont parle la science sont les mouvements d’expérience, donc des sens et de la conscience, et c’est par artifice qu’on suppose éliminé tout emprunt à nos sens ou à notre conscience : si tout était réellement éliminé, il ne resterait pour nous absolument rien. Ne soyons donc pas dupes de nos classifications pour l’usage scientifique et ne nous imaginons pas qu’il existe réellement deux « règnes », l’un où il n’y aurait que mouvement, l’autre où il n’y aurait que sensibilité ou pensée. Pour le philosophe, le monde n’est point double ni explicable par le chiffre cabalistique : 2. Il n’y a qu’une réalité à la fois une et infiniment multiple, dont notre expérience saisit certains phénomènes et certains rapports parmi une infinité qu’elle ne saisit pas. Au nombre de ces phénomènes et de ces rapports, il y en a un très général et très commode pour la science : le mouvement avec ses lois, qui nous sert à nous représenter intelligiblement les choses, par emprunt aux sens de la vue et du tact, d’une part, aux lois de la logique d’autre part ; mais un mode de représentation visuelle ou tactile, c’est-à-dire sensitif par un côté, et, par un autre côté, logique ou intellectuel, ne constitue pas un « royaume » d’étendue, où la conscience et la pensée n’auraient rien à voir, une série se développant par soi et en soi, en dehors de tout ce qui constitue la vie interne et indépendamment de tous les éléments de cette vie. Pour le philosophe, le monde sous son aspect mécanique et physique n’est vraiment qu’un phénomène, c’est-à-dire une apparence présentée à la conscience d’un observateur. Comme apparence physique, le monde est constitué par la combinaison de nos sensations. Dans le monde physique, ainsi considéré comme un simple phénomène, il est vain de chercher une réelle activité on causalité, des forces autres que les forces purement symboliques de l’algèbre ; il n’y a que des successions de phénomènes duns le temps et dans l’espace, dont les formules mv, m » ’, etc., expriment simplement l’ordre de séquence. La vraie activité doit être attribuée seulement à la réalité qui réside sous le système des apparences visibles et tangibles. Quelle est donc cette réalité ? Selon nous, elle se manifeste, comme par une perspective intérieure, dans ce groupe spécial de phénomènes que nous appelons les processus cérébraux. Dans ce cas singulier, en effet, l’apparence mécanique qui se présente à l’observation externe est le signe sensible et l’indice d’une activité interne que saisit l’individu sentant et qui constitue sa volonté consciente. Ceci nous ouvre une fenêtre sur le dedans des choses. Les phénomènes cérébraux, considérés comme apparences physiques, sont réductibles à un échange de mouvement entre le cerveau et le système matériel dont le cerveau, comme tel, forme une partie intégrante ; mais, quand le philosophe considère la réalité à laquelle les symboles physiques répondent, les phénomènes cérébraux apparaissent comme les résultats d’une action mutuelle entre la conscience de l’individu sentant et le système des réalités (ce) dont cette conscience est un des facteurs constituants. Or, ce système réel de facteurs ayant la vraie force et la vraie efficace, nous ne pouvons nous le figurer que comme un système de sensations, émotions et désirs, en un mot d’événements mentaux, ayant une analogie plus ou moins lointaine avec ce que nous appelons sentir et vouloir. Nous croyons donc qu’il y a unité entre la sensation et le réel du mouvement centripète, unité entre l’appétition et le réel du mouvement centrifuge. La sensation est la conscience du mouvement reçu, l’appétition est la conscience du mouvement imprimé. Changement physique et changement psychique sont au fond un seul et même changement senti dans le temps et représenté dans l’espace. A ce point de vue de la philosophie générale, la force des idées consiste, selon nous, en ce que le mental, au lieu d’être un simple reflet tardif et accessoire de l’évolution universelle, est un des facteurs primordiaux et constants de cette évolution ; c’est même le seul facteur ou ressort véritable, dont le mécanisme n’est que le symbole : le mécanisme exprime les rapports réciproques de réalités qui, en elles-mêmes, sont psychiques, c’est-à-dire douées de sensation et d’appétition rudimentaires. Le principe qui, selon nous, tend à dominer la psychologie et la physiologie, et qui, de là, doit s’étendre sur la philosophie tout entière, c’est l’ubiquité du vouloir et du sentir, par conséquent de la conscience. Il y a partout, dans l’organisme vivant, discernement et préférence ; les mouvements vitaux ne sont que la manifestation externe de ce dedans psychique. Le prétendu inconscient recule de plus en plus pour faire place, soit à des affaiblissements, soit à des déplacements, soit à des dédoublements de la conscience, entendue comme le sentiment immédiat et plus ou moins intense qu’a l’être de sa manière d’être et de réagir, indépendamment de toute considération de moi et de non-moi. La psychologie finira par reconnaître, croyons-nous, la continuité et la transformation des modes de l’énergie psychique, comme la physique reconnaît la continuité et la transformation des modes de l’énergie physique. La philosophie générale, à son tour, verra dans l’énergie physique l’expression extérieure de l’énergie psychique, c’est-à-dire de la volonté, qui est omniprésente et constitutive de la réalité même. Alfred Fouillée.
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À Madame de Montespan
# À Madame de Montespan Pour les autres éditions de ce texte, voir À Madame de Montespan. ### A MADAME DE MONTESPAN. L’Apologue eſt un don qui vient des immortels ; Ou ſi c’eſt un preſent des hommes, Quiconque nous l’a fait merite des Autels. Nous devons tous tant que nous ſommes Ériger en divinité Le Sage par qui fut ce bel art inventé. C’eſt proprement un charme : il rend l’ame attentive,  Ou pluſtoſt il la tient captive,  Nous attachant à des recits Qui meinent à ſon gré les cœurs & les eſprits. O vous qui l’imitez, Olimpe, ſi ma Muſe A quelquefois pris place à la table des Dieux, Sur ſes dons aujourd’huy daignez porter les yeux, Favoriſez les jeux où mon eſprit s’amuſe. Le temps qui détruit tout, reſpectant voſtre appuy Me laiſſera franchir les ans dans cet ouvrage : Tout Auteur qui voudra vivre encore apres luy Doit s’acquerir votre ſuffrage. C’eſt de vous que mes vers attendent tout leur prix : Il n’eſt beauté dans nos écrits Dont vous ne connoiſſiez juſques aux moindres traces ; Eh qui connoiſt que vous les beautez & les graces ? Paroles & regards, tout eſt charme dans vous. Ma Muſe en un ſujet ſi doux Voudroit s’étendre davantage ; Mais il faut reſerver à d’autres cet employ, Et d’un plus grand maiſtre que moy Voſtre loüange eſt le partage. Olimpe, c’eſt aſſez qu’à mon dernier ouvrage Voſtre nom ſerve un jour de rempart & d’abri : Protegez deſormais le livre favori Par qui j’oſe eſperer une ſeconde vie : Sous vos ſeuls auſpices ces vers Seront jugez malgré l’envie Dignes des yeux de l’Univers. Je ne merite pas une faveur ſi grande : La Fable en ſon nom la demande : Vous ſçavez quel credit ce menſonge a ſur nous ; S’il procure à mes vers le bonheur de vous plaire, Je croiray luy devoir un temple pour ſalaire ; Mais je ne veux baſtir des temples que pour vous. * o : Ô * jugez: jugés
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Recherche de la vérité par les lumières naturelles (Édition Cousin 1826)
# Recherche de la vérité par les lumières naturelles (Édition Cousin 1826) ### RECHERCHE DE LA VÉRITÉ PAR LES LUMIÈRES NATURELLES QUI, À ELLES SEULES, ET SANS LE SECOURS DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE, DÉTERMINENT LES OPINIONS QUE DOIT AVOIR UN HONNÊTE HOMME SUR TOUTES LES CHOSES QUI DOIVENT FAIRE L’OBJET DE SES PENSÉES, ET QUI PÉNÉTRENT DANS LES SECRETS DES SCIENCES LES PLUS ABSTRAITES. L’honnête homme n’a pas besoin d’avoir lu tous les livres, ni d’avoir appris soigneusement tout ce qu’on enseigne dans les écoles. Il y a plus, son éducation seroit mauvaise s’il avoit consacré trop de temps aux lettres. Il y a beaucoup d’autres choses à faire dans la vie, et il doit la diriger de manière que la plus grande partie lui en reste pour faire de belles actions, que sa propre raison devroit lui apprendre, s’il ne recevoit de leçons que d’elle seule. Mais il vient ignorant dans le monde, et comme les connoissances de ses premières années ne reposent que sur la foiblesse des sens ou l’autorité des maîtres, il peut à peine se faire que son imagination ne soit remplie d’un nombre infini d’idées fausses, avant que sa raison ait pu prendre l’empire sur elle ; en sorte que par la suite il a besoin d’un bon naturel ou des leçons fréquentes d’un homme sage, tant pour secouer les fausses doctrines dont son esprit est prévenu, que pour jeter les premiers fondements d’une science solide, et découvrir tous les moyens par lesquels il peut porter ses connoissances au plus haut point qu’elles puissent atteindre. J’ai dessein dans cet ouvrage d’enseigner quels sont ces moyens, et de mettre au jour les véritables richesses de notre nature, en ouvrant à chacun la voie par laquelle il peut trouver en lui-même, sans rien emprunter à un autre, la science qui lui est nécessaire pour diriger sa vie, et ensuite acquérir, en s’exerçant, les sciences les plus curieuses que la raison humaine puisse posséder. Mais, pour que la grandeur de mon dessein ne saisisse pas en commençant votre esprit d’un étonnement tel que la foi en mes paroles ne puisse plus y trouver place, je vous avertis que ce que j’entreprends n’est pas aussi difficile qu’on pourroit se l’imaginer. En effet les connoissances qui ne dépassent pas la portée de l’esprit humain sont unies entre elles par un lien si merveilleux, et peuvent se déduire l’une de l’autre par des conséquences si nécessaires, qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’art et d’adresse pour les trouver, pourvu qu’en commençant par les plus simples, on apprenne à s’élever par degrés jusqu’aux plus sublimes. C’est ce que je veux montrer ici à l’aide d’une suite de raisonnements tellement clairs et tellement vulgaires, que chacun jugera que s’il n’a pas remarqué les mêmes choses que moi, c’est uniquement parce qu’il n’a pas jeté les yeux du bon côté, ni dirigé ses pensées sur les mêmes objets que moi, et que je ne mérite pas plus de gloire pour les avoir découvertes, qu’un paysan n’en mériteroit pour avoir trouvé par hasard sous ses pas un trésor qui depuis longtemps auroit échappé à de nombreuses recherches. Et certes, je m’étonne que parmi tant d’excellents esprits, qui en ce genre eussent réussi bien mieux que moi, il ne s’en soit trouvé aucun qui ait daigné faire cette distinction, et que presque tous se soient conduits comme le voyageur qui, abandonnant la grande route, s’égare dans un chemin de traverse au milieu des ronces et des précipices. Mais je ne veux pas examiner ce que d’autres ont su ou ont ignoré. Il me suffira de noter que, quand même toute la science que nous pouvons désirer se trouveroit dans les livres, ce qu’ils renferment de bon est mêlé de tant d’inutilités, et dispersé dans la masse de tant de gros volumes, que pour les lire il faudrait plus de temps que la vie humaine ne nous en donne, et pour y reconnoître ce qui est utile, plus de talent que pour le trouver nous-mêmes. C’est ce qui me fait espérer que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici une voie plus abrégée, et que les vérités que j’avancerai lui agréeront, quoique je ne les emprunte pas à Platon ou à Aristote, mais qu’elles auront par elles-mêmes de la valeur, comme l’argent qui a tout autant de prix qu’il sorte de la bourse d’un paysan ou de la trésorerie. J’ai même fait en sorte de les rendre également utiles à tous les hommes. Je n’ai donc pas pu trouver de style plus conforme à ce dessein que celui dont on se sert dans les conversations, où chacun expose familièrement à ses amis ce qu’il croit savoir le mieux. Je suppose donc, sous les noms d’Eudoxe, de Polyandre et d’Épistémon, un homme doué d’un esprit ordinaire, mais dont le jugement n’est gâté par aucune fausse opinion, et qui possède toute sa raison intacte, telle qu’il l’a reçue de la nature ; et qui, dans sa maison de campagne, où il habite, reçoit la visite de deux hommes du plus grand esprit, et des plus distingués du siècle, dont l’un n’a jamais rien étudié, tandis que l’autre sait très bien tout ce qu’on peut apprendre dans les écoles. Et là, entre autres discours que chacun peut imaginer à son gré, ainsi que les circonstances locales, et les objets qui les entourent, objets parmi lesquels je leur ferai prendre souvent des exemples pour rendre leurs conceptions plus claires, j’amène au milieu de leur entretien le sujet dont ils traiteront jusqu’à la fin de ces deux livres. Polyandre. Je vous trouve heureux d’avoir découvert toutes ces belles choses dans les livres grecs et latins, et il me semble que si j’avois donné autant de temps que vous à ces études, je serois aussi différent de ce que je suis maintenant que les anges le sont de vous. Et je ne peux excuser l’erreur de mes parents, qui, persuadés que les lettres amollissent l’esprit, m’ont envoyé à la cour et dans les camps dans un âge si tendre, que j’aurois toute ma vie à gémir de mon ignorance, si je n’apprenois quelque chose dans vos entretiens. Épistemon. La meilleure chose que vous y puissiez apprendre, c’est que le désir de connoître, qui est commun à tous les hommes, est un mal qui ne peut pas se guérir. Car la curiosité s’accroît avec la science ; et comme nos défauts ne nous font de peine qu’autant que nous les connoissons, vous avez sur nous cette espèce d’avantage, de ne pas voir aussi clairement tout ce qui vous manque. Eudoxe. Peut-il se faire, Épistemon, que vous, qui êtes si instruit, puissiez croire qu’il est dans la nature un mal tellement universel qu’on ne puisse y apporter remède ? Quant à moi je pense que, tout comme dans chaque pays, il est assez de fruits et de ruisseaux pour apaiser la faim et la soif de tous les hommes, de même il est assez de vérités que l’on peut connoître en chaque matière pour satisfaire la curiosité des esprits sains ; et je crois que le corps d’un hydropique n’est guère plus malade que l’esprit de ceux qui sont perpétuellement agités d’une curiosité insatiable. Épistemon. J’ai bien, il est vrai, entendu dire autrefois que nos désirs ne pouvoient s’étendre jusqu’aux choses qui nous paroissent impossibles ; mais on peut savoir tant de choses qui sont évidemment à notre portée, et qui non seulement sont honnêtes et agréables, mais encore utiles pour la conduite de la vie, que je ne crois pas que jamais personne en sache assez pour ne pas avoir toujours des raisons légitimes d’en désirer savoir davantage. Eudoxe. Que diriez-vous donc de moi, si je vous affirmois que je ne me sens plus aucun désir d’apprendre quoi que ce soit, et que je suis aussi content de ma petite science qu’autrefois Diogène de son tonneau, et cela sans que j’aie besoin de sa philosophie ? En effet la science de mes voisins n’est pas la limite de la mienne, comme leurs champs qui entourent de tous côtés ce peu de terre que je possède ici ; et mon esprit, disposant à son gré de toutes les vérités qu’il a trouvées, ne pense pas à en découvrir d’autres, et il jouit du même repos que le roi d’un pays qui seroit assez isolé de tous les autres pour que ce roi s’imaginât qu’au-delà de ses frontières il n’y a que des déserts stériles et des monts inhabitables. Épistemon. Si tout autre homme que vous me parloit ainsi, je le regarderois comme un esprit superbe ou trop peu curieux ; mais la retraite que vous avez choisie dans cette solitude, et le peu de soin que vous prenez pour briller, éloignent de vous tout soupçon d’ostentation, et le temps que vous avez jadis consacré à des voyages, à visiter les savants, à examiner tout ce que chaque science contenoit de plus difficile, nous assure que vous ne manquez pas de curiosité. Aussi ne puis-je dire autre chose sinon que vous êtes entièrement content, et que votre science est réellement supérieure à celle des autres. Eudoxe. Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi ; mais je ne veux pas abuser de votre politesse au point de vouloir que vous croyiez ce que je viens de dire uniquement sur la foi de mes paroles. Il ne faut pas avancer des opinions si éloignées de la croyance vulgaire, sans pouvoir en même temps en montrer quelques effets ; c’est pourquoi je vous prie tous deux de vouloir bien passer ici cette belle saison, pour que je vous puisse montrer une partie des choses que je sais. J’ose me flatter que non seulement vous reconnoitrez que j’ai des raisons pour être content, mais qu’en outre vous serez vous-mêmes très contents de ce que vous aurez appris. Épistemon. Je ne veux pas refuser une faveur que je souhaitois si ardemment. Polyandre. Et moi j’aurai grand plaisir à assister à cet entretien, quoique je n’aie pas la conviction que je puisse en retirer aucun fruit. Eudoxe. Bien au contraire, Polyandre, croyez qu’il ne sera pas pour vous sans utilité, parce que votre esprit n’est préoccupé d’aucun préjugé, et qu’il me sera plus facile d’amener au bon parti un esprit neutre qu’Épistemon, que nous trouverons souvent dans le parti contraire. Mais, pour vous faire comprendre plus facilement de quelle nature est la science dont je vais vous entretenir, permettez-moi, je vous prie, de noter une différence qui se trouve entre les sciences et les simples connoissances qui s’acquièrent sans le secours du raisonnement, telles que les langues, l’histoire, la géographie, et en général tout ce qui ne dépend que de l’expérience. Je veux bien accorder que la vie d’un homme ne suffirait pas pour acquérir l’expérience de tout ce que renferme le monde ; mais je suis persuadé que ce seroit folie que de le désirer, et qu’il n’est pas plus du devoir d’un honnête homme de savoir le grec ou le latin que le langage suisse ou bas breton, ni l’histoire de l’empire romano-germanique, que celle du plus petit état qui se trouve en Europe ; et je pense qu’il doit seulement consacrer ses loisirs aux choses bonnes et utiles, et n’emplir sa mémoire que des plus nécessaires. Quant aux sciences qui ne sont autres que des jugements que nous basons sur quelque connoissance précédemment acquise, les unes se déduisent d’objets vulgaires et connus de tous, les autres d’expériences plus rares et faites exprès. J’avoue qu’il est impossible que nous traitions en particulier de chacune de ces dernières ; car il nous faudroit d’abord examiner toutes les herbes et toutes les pierres que l’on apporte ici des Indes ; il nous faudroit avoir vu le phénix, en un mot n’ignorer aucun des plus merveilleux secrets de la nature. Mais je croirai avoir suffisamment rempli ma promesse, si, en vous expliquant les vérités qui peuvent se déduire des choses vulgaires et connues de tous, je vous apprends à trouver après cela toutes les autres de vous-mêmes, si vous croyez bon de les chercher. Polyandre. Je crois, pour moi, que c’est là tout ce que nous pouvons désirer ; et je me contenterois que vous m’apprissiez un certain nombre de ces propositions qui sont si célèbres que personne ne les ignore, telles que celles qui regardent la Divinité, l’âme, les vertus, leur récompense, etc., propositions que je compare à ces familles antiques qui sont reconnues par tous pour très illustres, quoique leurs titres soient cachés sous les ruines des temps passés. Je ne doute pas en effet que ceux qui les premiers portèrent le genre humain à croire à toutes ces choses n’aient employé d’excellentes raisons pour les prouver ; mais elles ont été depuis si rarement répétées que personne ne les sait : et cependant ce sont des vérités d’une telle importance que la prudence nous porte à y avoir une foi aveugle, au risque de nous tromper, plutôt que d’attendre la vie future pour en être mieux instruits. Épistemon. Pour ce qui me regarde, je suis un peu plus curieux, et je désirerais volontiers que vous m’expliquassiez certaines difficultés particulières qui s’offrent à moi dans chaque science, et principalement dans ce qui concerne les secrets des arts, les apparitions, les prestiges, en un mot tous les effets admirables qu’on attribue à la magie. Je pense qu’il est utile de connoitre tout cela, non pour s’en servir, mais pour ne pas laisser surprendre son jugement à l’admiration d’une chose inconnue. Eudoxe. Je tâcherai de vous satisfaire l’un et l’autre ; et, pour nous servir d’un ordre que nous pussions garder jusqu’à la fin, je désire d’abord, Polyandre, que nous parlions de toutes les choses que renferme le monde, en les considérant en elles-mêmes ; et à condition qu’Épistémon interrompra notre discours le moins possible, parce que ses objections nous forceroient souvent d’abandonner notre sujet. Ensuite nous considérerons de nouveau toutes ces choses, mais sous une autre face, en tant qu’elles sont en rapport avec nous, et qu’elles peuvent être appelées vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises. C’est là qu’Épistémon trouvera l’occasion d’exposer toutes les difficultés qui lui resteront des discours précédents. Polyandre. Dites-nous donc quel ordre vous suivrez en expliquant chaque chose. Eudoxe. Il faudra commencer par l’âme de l’homme, parce que toutes nos connoissances dépendent d’elle ; et, après avoir considéré sa nature et ses effets, nous arriverons à son auteur. Quand nous connoîtrons quel il est et comment il a crée toutes les choses qui sont dans le monde, nous noterons ce qu’il y a de plus certain sur les autres créatures ; nous examinerons comment nos sens perçoivent les choses, et comment nos connoissances deviennent fausses ou vraies. Ensuite je vous mettrai sous les yeux les travaux de l’homme sur les objets corporels ; et, après vous avoir frappé d’admiration à la vue des machines les plus puissantes, des automates les plus rares, des visions les plus spécieuses, et des tours les plus subtils que l’art puisse inventer, je vous en révélerai les secrets, qui sont si simples, que vous n’admirerez désormais plus rien dans les ouvrages de nos mains. J’arriverai après cela aux œuvres de la nature, et, après vous avoir montré la cause de tous ses changements, la diversité de ses qualités et la raison pour laquelle l’âme des plantes et des animaux diffère de la nôtre, je vous donnerai à considérer l’architecture des choses sensibles. Les phénomènes du ciel observés, et les conclusions certaines qu’on en peut tirer, déduites, je m’élèverai aux conjectures les plus saines sur ce que l’homme ne peut déterminer positivement, pour essayer de rendre compte de la relation des choses sensibles aux intellectuelles, et des unes et des autres au Créateur, de l’immortalité des créatures, et de leur état après la consommation des siècles. Ensuite nous viendrons à la deuxième partie de cet entretien, dans laquelle nous traiterons spécialement de toutes les sciences, choisissant dans chacune ce qu’elle a de plus solide, et nous proposerons une méthode pour les pousser beaucoup plus loin, et trouver de nous-mêmes, avec un esprit ordinaire, ce que les plus fins peuvent découvrir. Après avoir ainsi préparé notre intelligence à juger parfaitement de la vérité, il faut encore nous accoutumer à diriger notre volonté en distinguant le bien du mal, et en observant la vraie différence qui est entre la vertu et le vice. Cela fait, j’espère que votre ardeur de connoitre ne sera pas si violente, et tout ce que je vous dirai vous paroîtra si bien prouvé que vous viendrez à croire qu’un homme d’un esprit sain, eût-il été élevé dans un désert, et n’eût-il été jamais éclairé que des lumières de la nature, ne pourrait, s’il pesoit les mêmes raisons, embrasser un avis différent du nôtre. Pour commencer ce discours, il faut examiner quelle est la première connoissance de l’homme, en quelle partie de l’âme elle réside, et pourquoi au commencement elle est si imparfaite. Épistemon. Tout cela me paraît s’expliquer très clairement, si on compare l’imagination des enfants à une table rase sur laquelle nos idées, qui sont comme la vive image des objets, doivent se peindre. Les sens, les penchants de l’esprit, les maîtres et l’intelligence sont les divers peintres qui peuvent faire cette œuvre, et, parmi eux, ceux qui sont les moins propres à y réussir la commencent ; c’est à savoir, les sens imparfaits, l’instinct aveugle et de sottes nourrices. Vient enfin le meilleur de tous, l’intelligence ; et cependant est-il encore nécessaire qu’elle fasse un apprentissage de plusieurs années, et suive longtemps l’exemple de ses maîtres, avant d’oser rectifier une seule de leurs erreurs ; c’est là à mon sens une des principales causes de la difficulté que nous avons à parvenir à la science. Nos sens en effet ne perçoivent que ce qu’il y a de plus grossier et de plus commun ; notre instinct est entièrement corrompu ; et quant aux maîtres, encore qu’on en puisse certainement trouver de bons, ils ne peuvent cependant nous forcer d’avoir foi en leurs raisonnements, et de les avouer avant de les avoir examinés avec notre intelligence, qui seule a le pouvoir de le faire. Mais elle est comme un peintre habile, qui, appelé pour mettre la dernière main à un tableau ébauché par des apprentis, auroit beau employer toutes les règles de l’art, corriger peu à peu, tantôt un trait, tantôt un autre, ajouter enfin tout ce qui y manque, ne pourrait cependant empêcher qu’il n’y restât encore de grands défauts, parce que dans le principe le tableau auroit été mal esquissé, les personnages mal placés, et les proportions observées peu rigoureusement. Eudoxe. Votre comparaison nous met parfaitement sous les yeux le premier obstacle qui nous arrête ; mais vous ne montrez pas le moyen de l’éviter. Or, selon moi, le voici : tout de même que votre peintre eût mieux fait, après avoir effacé tous les traits du tableau, de le recommencer en entier, que de perdre son temps à le corriger ; de même tous les hommes arrivés à l’âge où l’intelligence commence à être dans sa force, devraient former le dessein d’effacer de leur imagination toutes les idées inexactes qui sont venues s’y graver jusqu’alors, et appliquer sérieusement toutes les forces de leur intelligence à s’en former de nouvelles. Certes, si ce moyen ne les conduisoit pas à la perfection, au moins n’auroient-ils plus le droit d’en rejeter la faute sur la foiblesse des sens et les erreurs de la nature. Épistemon. Ce seroit le meilleur moyen si on pouvoit l’employer facilement ; mais vous n’ignorez pas que les premières opinions que notre imagination a reçues y restent si profondément empreintes, que notre volonté seule, si elle n’imploroit le secours de quelques fortes raisons, ne pourrait parvenir à les effacer. Eudoxe. C’est justement quelques unes de ces raisons que je prétends vous enseigner ; et si vous voulez retirer quelque fruit de cet entretien, il faut que vous me prêtiez toute votre attention, et que vous me laissiez converser avec Polyandre, afin que je puisse en commençant renverser toute sa science acquise. En effet, comme elle ne suffit pas à le satisfaire, elle ne peut être que mauvaise, et je la compare à un édifice mal construit, dont les fondements ne sont pas assez solides. Je ne sais pas de meilleur remède que de le démolir et de le renverser de fond en comble, pour en élever un nouveau. Car, je ne veux pas être mis au nombre de ces artisans sans talents, qui ne s’appliquent qu’à restaurer de vieux ouvrages, parce qu’au fond ils sont incapables d’en achever de neufs. Mais, Polyandre, pendant que nous sommes occupés à détruire cet édifice, nous pouvons en même temps jeter les fondements qui peuvent servir à notre dessein, et préparer la matière la plus solide pour y réussir ; pour peu que vous vouliez examiner avec moi quelles sont, de toutes les vérités que les hommes peuvent savoir, les plus certaines et les plus faciles à connoître. Polyandre. Y a-t-il quelqu’un qui doute que les choses sensibles (j’entends par là celles qui se voient et se touchent) ne soient de beaucoup plus certaines que les autres ? Pour moi je m’étonnerois fort si vous me montriez aussi clairement quelques unes des choses qu’on dit de Dieu et de notre âme. Eudoxe. C’est cependant ce que j’espère faire, et il me paroît surprenant que les hommes soient assez crédules pour baser leur science sur la certitude des sens, quand il n’est personne qui ignore qu’ils nous trompent quelquefois, et que nous avons de bonnes raisons de nous en défier toujours, puisqu’une fois ils ont pu nous induire en erreur. Polyandre. Je sais bien que les sens nous trompent quelquefois quand ils souffrent, ainsi un malade croit que tous les mets sont amers ; quand ils sont trop éloignés de l’objet, ainsi les étoiles ne nous paraissent jamais aussi grandes qu’elles sont réellement ; en général, quand ils n’agissent pas librement selon leur nature. Mais toutes leurs erreurs sont faciles à connoître, et n’empêchent pas que je ne sois persuadé que je vous vois, que nous nous promenons dans un jardin, que le soleil luit, en un mot, que tout ce que mes sens m’offrent habituellement, est vrai. Eudoxe. Puisqu’il ne me suffit pas de vous dire que les sens nous trompent dans certains cas où vous vous en apercevez bien, pour vous faire craindre d’être trompé par eux dans d’autres occasions où vous ne le savez pas, j’irai plus loin, et vous demanderai si vous n’avez jamais vu un homme mélancolique de l’espèce de ceux qui se croient des vases remplis d’eau, ou qui pensent avoir une partie quelconque du corps d’une grandeur démesurée ; ils jureroient qu’ils voient cela et le touchent comme ils l’imaginent. Il est vrai toutefois que celui-là s’indigneroit auquel on viendrait dire qu’il n’a pas plus de raison qu’eux de croire son opinion certaine, puisque tous deux s’appuient également sur les données des sens et de l’imagination. Mais sans aller jusque là, vous ne pouvez vous fâcher si je vous demandois, si vous n’êtes pas comme les autres hommes sujet au sommeil, et si vous ne pouvez pas penser en dormant que vous me voyez, que vous vous promenez dans ce jardin, que le soleil luit, en un mot mille autres choses que vous pensez voir aujourd’hui très clairement. N’avez-vous jamais entendu dans les vieilles comédies cette formule d’étonnement, Est-ce que je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie ne soit pas un songe perpétuel, et que tout ce que vous apprenez par les sens n’est pas aussi faux que quand vous dormez, surtout sachant que vous avez été créé par un être supérieur, auquel dans sa toute-puissance il n’eût pas été plus difficile de nous créer tels que je vous ai dit, que tels que vous croyez être ? Polyandre. Voilà certes des raisons qui suffiroient pour renverser toute la science d’Épistémon, s’il y pouvoit donner toute son attention ; quant à moi je craindrois d’être tant soit peu fou, si, ne m’étant jamais appliqué à l’étude, ni accoutumé à détourner mon esprit des choses sensibles, j’allois l’appliquer à des méditations qui surpassent mes forces. Épistemon. Je pense qu’il est très dangereux de s’avancer trop loin dans cette manière de raisonner : les doutes universels de ce genre nous conduisent droit à l’ignorance de Socrate, ou à l’incertitude des pyrrhoniens, qui est comme une eau profonde où l’on ne peut trouver pied. Eudoxe. J’avoue que ce n’est pas sans grand danger qu’on s’y hasarde sans guide, quand on n’en connoît pas le gué, et que beaucoup même s’y sont perdus ; mais vous ne devez rien craindre si vous suivez mes pas. Ce sont de telles craintes, en effet, qui ont empêché beaucoup d’hommes savants d’acquérir des connoissances assez solides et assez certaines pour mériter le nom de sciences ; ils s’imaginoient qu’il n’y avoit rien de plus ferme et de plus solide sur quoi ils pussent appuyer leur foi que les choses sensibles ; aussi ont-ils bâti sur ce sable plutôt que de chercher en creusant plus avant un terrain ferme. Ce n’est point ici qu’il faut nous arrêter. Il y a plus ; quand vous n’examineriez pas ultérieurement les raisons que je viens de vous dire, elles auraient cependant rempli leur principal but, celui que je voulois atteindre, si elles ont frappé votre esprit assez pour vous mettre sur vos gardes. Elles montrent en effet que votre science n’est pas tellement infaillible que vous ne deviez craindre d’en voir renverser les fondements, puisqu’elles vous font douter de tout, et que vous doutez dès maintenant de votre science même. Elles prouvent ensuite que j’ai rempli mon but, qui étoit de renverser votre science, en vous en montrant l’incertitude. Mais, de crainte que vous ne refusiez de me suivre plus loin, je vous déclare que ces doutes, qui en commençant vous ont fait peur, sont comme ces fantômes et ces vaines images qui paroissent dans la nuit à la lueur incertaine d’une foible lumière. La peur vous poursuit si vous les fuyez, mais approchez-en, touchez-les, vous ne trouverez que du vent, qu’une ombre, et vous serez rassuré pour toujours. Polyandre. Soit : je désire donc, vaincu par vos raisons, me représenter toutes ces difficultés, dans leur plus grande force possible, et m’appliquer à douter si par hasard je n’ai pas été toute ma vie en délire, si même toutes ces idées que je croyois entrées dans mon esprit, pour ainsi dire, par la porte des sens, ne pourraient pas s’être formées d’elles-mêmes, tout comme se forment de semblables idées quand je dors, ou que j’ai la certitude que mes yeux sont fermés, mes oreilles bouchées, en un mot qu’aucun de mes sens n’y est pour rien. De cette façon je douterai non seulement si vous êtes dans le monde, s’il existe une terre, s’il est un soleil, mais encore si j’ai des yeux, des oreilles, un corps, si même je parle avec vous, si vous m’adressez la parole, en un mot je douterai de toutes choses. Eudoxe. Vous voilà très bien préparé, et c’est là que je voulois vous amener ; mais voici le moment de prêter votre attention aux conséquences que j’en veux tirer. Vous voyez bien que vous pouvez raisonnablement douter de toutes les choses dont la connoissance ne vous parvient que par les sens ; mais pouvez-vous douter de votre doute, et rester incertain si vous doutez ou non ? Polyandre. J’avoue que cela m’étonne, et ce peu de perspicacité que me donne un assez mince bon sens fait que je ne me vois pas sans stupeur forcé à avouer que je ne sais rien avec certitude, mais que je doute de tout, et que je ne suis certain d’aucune chose. Mais qu’en voulez-vous conclure ? Je ne vois pas à quoi peut servir cet étonnement universel, ni par quelle raison un doute de cette espèce peut être un principe qu’il nous faille déduire de si loin. Bien au contraire vous avez donné pour but à cet entretien de nous débarrasser de nos doutes, et de nous apprendre à trouver des vérités qu’Épistémon, tout savant qu’il est, pourroit bien ignorer. Eudoxe. Prêtez-moi seulement votre attention ; je vais vous conduire plus loin que vous ne pensez. En effet, c’est de ce doute universel que, comme d’un point fixe et immuable, j’ai résolu de dériver la connoissance de Dieu, de vous-même, et de tout ce que renferme le monde. Polyandre. Voilà certes de grandes promesses, et elles valent bien la peine, pourvu que vous les accomplissiez, que nous vous accordions ce que vous demandez. Tenez donc vos promesses, nous vous tiendrons les nôtres. Eudoxe. Puis donc que vous ne pouvez nier que vous doutiez, et qu’au contraire il est certain que vous doutez, et si certain que vous ne pouvez douter de cela même, il est vrai aussi que vous êtes, vous qui doutez ; et cela est si vrai que vous n’en pouvez pas douter davantage. Polyandre. Je suis de votre avis ; car, si je n’étois pas, je ne pourrais douter. Eudoxe. Vous êtes donc, et vous savez que vous êtes, et vous le savez, parce que vous doutez. Polyandre. Tout cela est très vrai. Eudoxe. Mais, pour que vous ne soyez pas détourné de votre dessein, avançons peu à peu, et, comme je vous l’ai dit, vous vous sentirez entraîné plus loin que vous ne croyez. Vous êtes, et vous savez que vous êtes, et vous savez cela parce que vous savez que vous doutez. Mais, vous qui doutez de tout et qui ne pouvez pas douter de vous-même, qui êtes-vous ? Polyandre. La réponse n’est pas difficile, et je vois bien que vous m’avez choisi au lieu d’Épistémon, pour que je pusse satisfaire à vos questions. Vous n’avez pas dessein d’en faire aucune à laquelle il ne fût très facile de répondre. Je vous dirai donc que je suis un homme. Eudoxe. Vous ne faites pas attention à ma question, et la réponse que vous me faites, quelque simple qu’elle vous paroisse, nous jetteroit dans un dédale de difficultés, si je voulois tant soit peu la presser. Par exemple, si je demandois à Épistémon lui-même ce que c’est qu’un homme, et qu’il me répondit, comme on fait dans les écoles, qu’un homme est un animal raisonnable ; et si outre cela, pour nous expliquer ces deux termes, qui ne sont pas moins obscurs que le premier, il nous conduisoit par tous les degrés qu’on appelle métaphysiques, nous serions entraînés dans un labyrinthe duquel il nous seroit impossible de sortir. En effet, de cette question il en naît deux autres : la première, qu’est-ce qu’un animal ? la seconde, qu’est-ce que raisonnable ? Et de plus, si pour expliquer ce que c’est qu’un animal, il nous disoit que c’est quelque chose de vivant, que quelque chose de vivant est un corps animé, qu’un corps est une substance corporelle, vous voyez que les questions, comme les branches d’un arbre généalogique, iraient en s’augmentant et en se multipliant ; et, en définitive, toutes ces belles questions finiroient par une pure battologie, qui n’éclairciroit rien, et nous laisseroit dans notre première ignorance. Épistemon. J’ai peine à voir que vous méprisiez cet arbre de Porphyre qui a toujours excité l’admiration des érudits, et je suis fâché que vous vouliez montrer à Polyandre quel il est, par une autre voie que celle qui depuis si longtemps est admise dans les écoles. Jusqu’à ce jour, en effet, on n’y a pas trouvé de moyen meilleur ni plus propre à nous apprendre ce que nous sommes qu’en mettant successivement sous nos yeux tous les degrés qui constituent la totalité de notre nature, afin que par ce moyen, en remontant et en descendant par tous les degrés, nous puissions reconnoître ce que nous avons de commun avec les autres êtres, et ce en quoi nous en différons. C’est là le plus haut point auquel puisse atteindre notre science. Eudoxe. Je n’ai eu ni n’aurai jamais l’intention de blâmer la méthode qu’on emploie dans les écoles ; c’est à elle que je dois le peu que je sais, et c’est de son secours que je me suis servi pour reconnoitre l’incertitude de tout ce que j’y ai appris. Aussi, quoique mes maîtres ne m’aient rien enseigné de certain, je leur dois toutefois des actions de grâces pour avoir appris d’eux à le reconnoître ; et je leur en dois de plus grandes, parce que les choses qu’ils m’ont apprises sont douteuses, que si elles eussent été plus conformes à la raison ; car, dans ce cas, je me fusse peut-être contenté du peu de raison que j’y aurois découvert, et cela m’eût rendu moins actif à la recherche de la vérité. L’avertissement que j’ai donné à Polyandre sert moins à dissiper l’obscurité dans laquelle vous jette sa réponse, qu’à le rendre plus attentif à mes questions. Je reviens donc à mon sujet, et pour ne pas nous en écarter plus longtemps, je lui demande une seconde fois ce qu’il est, lui, qui peut douter de toutes choses, et ne peut pas douter de lui-même. Polyandre. Je croyois vous avoir satisfait en vous disant que j’étois un homme, mais je vois maintenant que je n’ai pas bien fait mon calcul. Je vois très bien que cette réponse ne vous satisfait pas, et, à vrai dire, j’avoue qu’elle ne me contente pas maintenant moi-même, surtout depuis que vous m’avez montré l’embarras et l’incertitude dans laquelle elle pourroit nous jeter, si nous voulions l’éclaircir et la comprendre. En effet, quoi qu’en dise Épistémon, je vois beaucoup d’obscurité dans tous ces degrés métaphysiques. Si l’on dit, par exemple, qu’un corps est une substance corporelle, sans dire ce que c’est qu’une substance corporelle, ces deux mots ne nous apprendront rien de plus que le mot corps. De même si on dit que ce qui vit est un corps animé, sans avoir expliqué auparavant ce que c’est que corps, et ce que c’est qu’animé, et si l’on en agit ainsi pour tous les autres degrés métaphysiques, c’est là avancer des paroles peut-être même dans un certain ordre, mais c’est ne rien dire ; car cela ne signifie rien qui puisse être conçu et former dans notre esprit une idée claire et distincte. Même quand, pour répondre à votre question, j’ai dit que j’étois un homme, je ne pensois pas à tous les êtres scolastiques que j’ignorois, dont jamais je n’avois entendu parler, et qui selon moi n’existent que dans l’imagination de ceux qui les ont inventés ; mais j’ai parlé des choses que nous voyons, que nous touchons, que nous sentons, que nous éprouvons en nous-mêmes, en un mot des choses que sait le plus simple des hommes aussi bien que le plus grand philosophe au monde, c’est-à-dire que je suis un certain tout composé de deux bras, de deux jambes, d’une tête, et de toutes les parties qui constituent ce qu’on appelle le corps humain, et qui en outre se nourrit, marche, sent et pense. Eudoxe. Je voyois déjà par votre réponse que vous n’aviez pas bien saisi ma question, et que vous répondiez à plus de choses que je ne vous en avois demandé. Mais comme au nombre des choses dont vous doutez vous avez déjà mis les bras, les jambes, la tête, et toutes les autres parties qui composent la machine du corps humain, je n’ai nullement voulu vous interroger sur toutes ces choses, de l’existence desquelles vous n’êtes pas sûr. Dites-moi donc ce que vous êtes proprement en tant que vous doutez. C’est sur ce seul point, le seul que vous puissiez connoître avec certitude, que je voulois vous questionner. Polyandre. Je vois maintenant que je me suis trompé dans ma réponse, et que je suis allé plus loin qu’il ne fallait, parce que je n’avois pas bien compris votre pensée. Cela me rendra plus circonspect à l’avenir, et me fait en même temps admirer l’exactitude de votre méthode, par laquelle vous nous conduisez peu à peu par des voies simples et faciles a la connoissance des choses que vous voulez nous apprendre. J’ai lieu cependant d’appeler heureuse l’erreur que j’ai commise, puisque, grâce à elle, je connois très bien que ce que je suis en tant que doutant n’est nullement ce que j’appelle mon corps. Bien plus, je ne sais pas même que j’ai un corps, car vous m’avez montré que je pouvois en douter. J’ajoute à cela que je ne puis pas même nier absolument que j’aie un corps. Cependant, tout en laissant entières toutes ces suppositions, cela n’empêchera pas que je ne sois certain que j’existe. Au contraire, elles me confirment davantage dans cette certitude, que j’existe, et que je ne suis pas un corps ; autrement, doutant de mon corps, je douterois en même temps de moi-même, ce que je ne puis ; car je suis entièrement convaincu que j’existe, et j’en suis tellement convaincu, que je n’en puis nullement douter. Eudoxe. Voilà qui est parfaitement exposé, et vous vous en tirez si bien, que je ne dirois pas mieux moi-même. Je vois bien qu’il n’est plus besoin que de vous abandonner entièrement à vous-même, en ayant toutefois le soin de vous conduire dans la route. Il y a mieux ; je pense que, pour trouver les vérités les plus difficiles, il n’est besoin, pourvu que nous soyons bien conduits, que du sens commun, comme on dit vulgairement, et comme je vous en trouve très bien pourvu, comme je l’espérois, je n’ai plus qu’à vous montrer la route que vous devez suivre désormais. Continuez donc à déduire de vous-même les conséquences qui sortent de ce premier principe. Polyandre. Ce principe me paroît si fécond, et il s’offre à moi tant de choses à la fois, qu’il me faudroit, je crois, beaucoup de travail pour les mettre en ordre. Ce seul avertissement que vous m’avez donné d’examiner qui je suis, moi qui doute, et de ne pas me confondre avec ce qu’autrefois je croyois être moi, a tellement jeté de lumière en mon esprit, et dès l’abord tellement dissipé les ténèbres, qu’à la lueur de ce flambeau je vois plus exactement en moi ce qu’on n’y peut voir des yeux, et que je suis plus persuadé que je possède ce qui ne se touche pas, que je ne l’ai jamais été de posséder un corps. Eudoxe. Cette chaleur me plaît infiniment, quoiqu’elle puisse déplaire à Épistémon, qui, tant que vous ne lui aurez pas enlevé son erreur, et que vous ne lui aurez pas mis sous les yeux une partie des choses que vous dites être contenues dans ce principe, croira toujours, ou au moins craindra que le flambeau qui vous est offert ne soit semblable à ces feux qui s’éteignent et s’évanouissent dès qu’on s’en approche, et qu’ainsi vous ne retombiez dans vos premières ténèbres, c’est-à-dire dans votre ancienne ignorance. Et certes ce seroit merveille que vous, qui n’avez jamais étudié ni ouvert les livres des philosophes, devinssiez tout d’un coup savant à si peu de frais. Aussi ne devons-nous pas nous étonner qu’Épistemon juge de cette manière. Épistemon. Oui, je l’avoue, j’ai pris cela pour de l’enthousiasme, et j’ai cru que Polyandre, qui jamais n’a médité sur les grandes vérités qu’enseigne la philosophie, étoit si transporté de la découverte de la moindre d’entre elles, qu’il n’a pu s’empêcher de vous le témoigner par les éclats de sa joie. Mais ceux qui comme vous ont marché longtemps dans ce chemin, et ont dépensé beaucoup d’huile et de peine à lire et relire les écrits des anciens, et à débrouiller et expliquer ce qu’il y a de plus embarrassé dans les philosophes, ne s’étonnent pas plus de cet enthousiasme et n’en font pas plus de cas que du vain espoir qui saisit souvent en commençant les mathématiques, quand on n’a fait encore que saluer le seuil du temple. À peine avez-vous donné à ces novices la ligne et le cercle, et montré ce que c’est qu’une ligne droite et une ligne courbe, qu’ils croient aussitôt qu’ils vont trouver la quadrature du cercle et la duplication du cube. Mais nous avons tant de fois réfuté l’opinion des pyrrhoniens, et eux-mêmes ont retiré si peu de fruit de cette méthode de philosopher, qu’ils ont erré toute leur vie et n’ont pu sortir des doutes qu’ils ont introduits dans la philosophie ; aussi paroissent-ils n’avoir travaillé que pour apprendre à douter : c’est pourquoi, avec la permission de Polyandre, je douterai s’il peut lui même en tirer quelque chose de meilleur. Eudoxe. Je vois bien que vous vous adressez à Polyandre pour m’épargner ; vos plaisanteries toutefois m’attaquent évidemment ; mais laissons parler Polyandre, et après cela nous verrons qui de nous rira le dernier. Polyandre. Je le ferai volontiers ; aussi bien je crains que cette dispute ne s’échauffe entre vous deux, et que si vous reprenez les choses de trop haut, je finisse par n’y plus rien comprendre. Je perdrois ainsi le fruit que je me promets en revenant sur mes premières études. Je prie donc Épistémon de me permettre de nourrir cet espoir, tant qu’il plaira à Eudoxe de me conduire par la main dans la route où il m’a placé. Eudoxe. Vous avez déjà bien reconnu, en vous considérant simplement comme doutant, que vous n’étiez pas corps, et que comme tel vous ne trouviez en vous aucune des parties qui constituent la machine humaine, c’est-à-dire que vous n’aviez ni bras, ni jambes, ni tête, ni yeux, ni oreilles, ni enfin aucun organe qui puisse servir à un sens quel qu’il soit. Mais voyez si de la même manière vous ne pouvez pas rejeter toutes les choses que vous compreniez auparavant sous la description que vous avez donnée de l’idée que vous aviez autrefois de l’homme. Car, comme vous l’avez judicieusement remarqué, c’a été une heureuse erreur que celle que vous avez commise en dépassant les limites de ma question. Grâce à elle en effet, vous pouvez parvenir à la connoissance de ce que vous êtes, en éloignant et en rejetant tout ce que vous voyez clairement ne pas vous appartenir, et en admettant seulement ce qui vous appartient si nécessairement, que vous en soyez aussi certain que de votre existence et de votre doute. Polyandre. Je vous remercie de me remettre ainsi dans mon chemin ; je ne savois déjà plus où j’en étois. J’ai dit d’abord que j’étois un tout formé de bras, de jambes, d’une tête, de toutes les parties qui composent le corps humain, en outre que je marche, que je me nourris, que je sens, que je pense. Il m’a été nécessaire, pour me considérer simplement tel que je me sais être, de rejeter toutes ces parties ou tous ces membres qui constituent la machine humaine, c’est-à-dire il a fallu que je me considérasse sans bras, sans jambes, sans tête, eu un mot sans corps. Or, il est vrai que ce qui en moi doute, n’est pas ce que nous disons être notre corps ; donc il est vrai aussi que moi, en tant que je doute, je ne me nourris pas, je ne marche pas ; car aucune de ces deux choses ne peut se faire sans le corps. Il y a plus ; je ne peux pas même affirmer que moi, en tant que je doute, je puisse sentir. Comme en effet les pieds servent pour marcher, ainsi les yeux pour voir, et les oreilles pour entendre. Mais comme je n’ai aucun de ces organes, parce que je n’ai pas de corps, je ne puis pas dire que je sente. Outre cela, j’ai autrefois en rêve cru sentir beaucoup de choses que je ne sentois pas réellement, et comme j’ai résolu de n’admettre ici que ce qui est tellement vrai que je n’en puisse douter, je ne puis dire que je sois quelque chose de sentant, c’est-à-dire qui voie des yeux et entende des oreilles. Il pourroit se faire en effet que je crusse sentir, quoiqu’il ne se passât aucune de ces choses. Eudoxe. Je ne peux m’empècher de vous arrêter ici, non pour vous détourner du chemin, mais pour vous encourager, et vous faire examiner ce que peut faire le bon sens, pourvu qu’il soit bien dirigé. En effet, dans tout ceci y a-t-il rien qui ne soit exact, qui ne soit légitimement conclu, ni bien déduit de ce qui précède ? Or, tout cela se dit et se fait sans logique, sans règle, sans formule d’argumentation, avec la seule lumière de la raison et avec un sens droit, qui, agissant seul et par lui-même, est moins exposé à l’erreur que quand il cherche avec inquiétude à suivre mille routes diverses, que l’art et la paresse humaine ont trouvées, moins pour le perfectionner que pour le corrompre. Épistémon même paroit ici de notre avis ; en effet, en ne disant rien, il donne à entendre qu’il approuve ce que nous avons dit. Continuez donc, Polyandre, et montrez-lui jusqu’où le bon sens peut aller, et en même temps quelles conséquences on peut déduire de notre principe. Polyandre. De tous les attributs que je m’étois donnés, il n’en reste plus qu’un à examiner, c’est la pensée ; et je vois que c’est le seul que je ne puisse séparer de moi-même. Car s’il est vrai que je doute, ce dont je ne puis douter, il est également vrai que je pense ; car qu’est-ce que douter, si ce n’est penser d’une certaine manière ? et de fait, si je ne pensois pas, je ne pourrais savoir si je doute, ni si j’existe. Je suis cependant, et je sais que je suis, et je le sais parce que je doute, c’est-à-dire parce que je pense. Il y a mieux, il se pourrait faire que si je cessois un instant de penser, je cessasse en même temps d’être. Aussi la seule chose que je ne puis séparer de moi, que je sais certainement être moi, et que je puis maintenant affirmer sans crainte de me tromper, cette seule chose, dis-je, c’est que je suis quelque chose de pensant. Eudoxe. Que vous semble, Épistémon, de ce que vient de dire Polyandre ? Trouvez-vous dans son raisonnement quelque chose qui cloche, ou qui ne soit pas conséquent ? Auriez-vous cru qu’un homme illettré et qui n’avoit jamais étudié dût raisonner si bien, et suivre ses idées avec tant de rigueur ? Ici, si je ne me trompe, il faut que vous commenciez à voir que celui qui saura se servir convenablement du doute, pourra en déduire des connoissances très certaines, il y a mieux, plus certaines et plus utiles que celles qu’on dérive de ce grand principe que nous établissons ordinairement comme la base ou le centre auquel tous les autres principes se ramènent et aboutissent, il est impossible qu’une seule et même chose soit et ne soit pas. J’aurai peut-être occasion de vous en démontrer l’utilité. Mais n’interrompons pas le discours de Polyandre, et ne nous écartons pas de notre sujet ; et vous, voyez si vous n’avez pas quelque chose à dire ou quelque objection à faire. Épistemon. Puisque vous me prenez à partie, et que même vous me piquez, je vais vous montrer ce que peut la logique irritée, et en même temps j’élèverai des embarras et des obstacles tels, que non seulement Polyandre, mais encore vous-même aurez bien de la peine à vous en tirer. N’allons donc pas plus loin, mais arrêtons-nous ici, et examinons sévèrement vos principes et vos conséquences. En effet, avec le secours de la vraie logique, d’après vos principes mêmes, je démontrerai que tout ce qu’a dit Polyandre ne repose pas sur un fondement légitime, et ne conclut rien. Vous dites que vous êtes, et que vous savez que vous êtes, que vous le savez parce que vous doutez et parce que vous pensez. Mais savez-vous ce que c’est que douter, ce que c’est que penser ? Et, comme vous ne vouiez rien admettre dont vous ne soyez certain, et que vous ne connoissiez parfaitement, comment pouvez-vous être certain que vous êtes, en partant de données si obscures et conséquemment si peu certaines ? Il auroit donc fallu d’abord apprendre à Polyandre ce que c’est que le doute, ce que c’est que la pensée, ce que c’est que l’existence, afin que son raisonnement put avoir la force d’une démonstration, et qu’il put d’abord se comprendre lui-même, avant de se donner à comprendre aux autres. Polyandre. Cela passe ma portée, aussi j’abandonne la partie, vous laissant débrouiller ce nœud avec Épistémon. Eudoxe. Cette fois je m’en charge avec plaisir, mais à cette condition que vous serez juge de notre différent ; car je n’ose pas espérer qu’Épistémon se rende à mes raisons. Celui qui, comme lui, est plein d’opinions toutes faites et prévenu de cent préjugés, peut difficilement se livrer à la seule lumière de la nature ; il s’est depuis longtemps accoutumé à céder à l’autorité plutôt qu’à prêter l’oreille à la voix de sa propre raison. Il aime mieux interroger les autres, peser ce qu’ont écrit les anciens, que de se consulter lui-même sur le jugement qu’il doit porter ; et comme dès son enfance il a pris pour la raison ce qui n’étoit appuyé que sur l’autorité des préceptes, maintenant il donne son autorité pour une raison, et il veut se faire payer par les autres le tribut qu’autrefois il a payé aux autres. Mais j’aurai lieu d’être content, et je croirai avoir suffisamment répondu aux objections que vous a proposées Épistémon, si vous donnez votre assentiment à ce que je dirai, et si votre raison vous en convainc. Épistémon. Je ne suis pas si rebelle ni si difficile à persuader, et l’on n’a pas tant de peine à me satisfaire que vous le pensez. Bien plus, quoique j’aie des raisons pour me défier de Polyandre, je désire volontiers remettre notre procès à son arbitrage ; et aussitôt qu’il vous donnera les mains, je vous promets de m’avouer vaincu. Mais il faut qu’il se garde de se laisser tromper et de tomber dans l’erreur qu’il reproche aux autres, c’est-à-dire de prendre pour un motif de persuasion l’estime qu’il a conçue pour vous. Eudoxe. S’il venoit à s’appuyer sur un si foible fondement, il entendrait mal ses intérêts, et je promets qu’il y prendra garde. Mais revenons à notre sujet. Je suis bien de votre avis, Épistémon, qu’il faut savoir ce que c’est que le doute, ce que c’est que la pensée, avant d’être pleinement convaincu de la vérité de ce raisonnement, Je doute, donc je suis ou, ce qui revient au même, Je pense, donc je suis. Mais n’allez pas vous imaginer qu’il faille, pour le savoir, faire violence à notre esprit, et le mettre à la torture pour connoitre le genre le plus proche, et la différence essentielle et en composer une définition en règle. Il faut laisser tout cela à celui qui veut faire le professeur, ou disputer dans les écoles. Mais quiconque veut examiner les choses par lui-même, et en juger selon qu’il les conçoit, ne peut être assez privé d’esprit pour ne pas voir clairement, toutes les fois qu’il voudra y faire attention, ce que c’est que le doute, la pensée, l’existence, et pour avoir besoin d’en apprendre les distinctions. En outre, il est des choses que nous rendons plus obscures, en voulant les définir, parce que, comme elles sont très simples et très claires, nous ne pouvons pas les savoir et les comprendre mieux que par elles-mêmes. Il y a plus, il faut mettre au nombre des principales erreurs qui peuvent être commises dans les sciences, l’opinion de ceux qui veulent définir ce qu’on ne peut que concevoir, et distinguer ce qui est clair d’avec ce qui est obscur, et qui en même temps ne peuvent discerner ce qui pour être connu exige et mérite d’être défini de ce qui peut être parfaitement connu par soi-même. Or, au nombre des choses qui sont en elles-mêmes aussi claires, et peuvent être connues par elles-mêmes, il faut mettre le doute, la pensée, l’existence. Je ne pense pas qu’il ait jamais existé quelqu’un d’assez stupide pour avoir eu besoin d’apprendre ce que c’est que l’existence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est ; il en est de même de la pensée et du doute. J’ajoute même qu’il ne peut se faire qu’on apprenne ces choses autrement que de soi-même, et qu’on en soit persuadé autrement que par sa propre expérience, et par cette conscience et ce témoignage intérieur que chacun trouve en lui-même quand il examine les choses. En vain nous définirions ce que c’est que le blanc pour le faire comprendre à celui qui ne verrait absolument rien, tandis que pour le connoitre il ne faut qu’ouvrir les yeux et voir du blanc ; de même, pour connoître ce qu’est le doute et ce qu’est la pensée, il faut seulement douter et penser. Cela nous apprend tout ce que nous pouvons en savoir, et nous en dit plus que les définitions même les plus exactes. Il est donc vrai que Polyandre a dû connoître ces choses avant de pouvoir tirer les conclusions qu’il a avancées ; mais, puisque nous l’avons choisi pour juge, demandons-lui s’il a jamais ignoré ce que c’est. Polyandre. Certes j’avoue que c’est avec le plus grand plaisir que je vous ai entendu discuter sur une chose que vous n’avez pu savoir que de moi, et ce n’est pas sans quelque joie que je vois, du moins en cette occasion, qu’il faut, moi, me reconnoître pour votre maître, et vous, vous reconnoitre pour mes disciples. Aussi, pour vous ôter tous deux de peine, et résoudre promptement votre difficulté (on dit en effet d’une chose qu’elle est promptement faite lorsqu’elle arrive avant d’être espérée et attendue), je puis affirmer pour certain que je n’ai jamais douté de ce qu’est le doute, quoique je n’aie commencé à le connoître, ou plutôt à y penser, qu’au moment où Épistémon a voulu le mettre en doute. Vous ne m’avez pas plus tôt montré le peu de certitude que nous avons de l’existence des choses qui ne nous sont connues que par le témoignage des sens, que j’ai commencé d’en douter, et cela m’a suffi pour me faire connoitre le doute et en même temps la certitude, de telle sorte que je puis affirmer qu’aussitôt que j’ai commencé à douter, j’ai commencé à connoître avec certitude ; mais mon doute et ma certitude ne se rapportaient pas aux mêmes objets : mon doute ne regardoit que les choses qui existoient hors de moi, ma certitude regardoit moi et mon doute. Eudoxe disoit donc vrai quand il avançoit qu’il est des choses que nous ne pouvons apprendre sans les voir ; de même, pour apprendre ce qu’est le doute, ce qu’est la pensée, il ne faut que penser et douter soi-même. Il en est ainsi de l’existence : il ne faut que savoir ce qu’on entend par ce mot ; on sait tout aussitôt ce que c’est, autant du moins qu’on peut le savoir, et il n’est pas ici besoin d’une définition qui embrouilleroit plutôt qu’elle n’éclairciroit la chose. Épistemon. Puisque Polyandre est content, je donne aussi mon assentiment, et je ne pousserai pas la dispute plus loin. Cependant je ne vois pas que depuis deux heures que nous sommes ici et que nous raisonnons, il ait beaucoup avancé. Tout ce que Polyandre a appris à l’aide de cette belle méthode que vous vantez tant, consiste tout simplement en ce qu’il doute, en ce qu’il pense, et en ce qu’il est quelque chose de pensant. Belle connoissance, en vérité ! Voilà bien des paroles pour peu de choses ! on eût pu en dire autant en quatre mots, et nous y eussions donné tous notre assentiment. Quant à moi, s’il me falloit employer autant de paroles et de temps pour apprendre une chose d’une aussi petite importance, j’avoue que je ne m’y résignerais qu’avec peine. Nos maîtres nous en disent beaucoup plus ; ils sont bien plus confiants : il n’est rien qui les arrête ; ils prennent tout sur eux et décident de tout. Rien ne les détourne de leur dessein, rien ne les étonne, quoi qu’il arrive ; lorsqu’ils se sentent trop pressés, une équivoque ou le distinguo les sauvent de tout embarras. Bien plus, soyez certain que leur méthode sera toujours préférée à la vôtre, qui doute de tout, et qui craint tellement de broncher, qu’en piétinant sans cesse elle n’avance jamais. Eudoxe. Je n’ai jamais eu dessein de prescrire à quelque homme que ce fût la méthode qu’il doit suivre dans la recherche de la vérité, mais seulement d’exposer celle dont je me suis servi, afin que, si on la trouve mauvaise, on la repousse ; si on la trouve bonne et utile, d’autres s’en servent aussi ; et j’ai toujours laissé au jugement de chacun liberté entière de la rejeter ou de l’admettre. Si l’on dit maintenant qu’elle m’a peu avancé, c’est à l’expérience d’en décider ; et je suis certain, pour peu que vous continuiez de me prêter votre attention, que vous avouerez vous-mêmes que nous ne pouvons pas prendre trop de précaution pour établir nos bases, et qu’une fois qu’elles seront bien fixées nous pousserons les conséquences plus loin et avec beaucoup plus de facilité que nous n’eussions osé nous le promettre ; de telle sorte que je pense que toutes les erreurs qui arrivent dans les sciences viennent de ce que nous avons en commençant porté des jugements trop précipités, en admettant comme principes des choses obscures, et dont nous n’avions aucune notion claire et distincte. C’est là une vérité qui prouve le peu de progrès que nous avons faits dans les sciences dont les principes sont certains et connus de tous ; car au contraire, dans les autres, dont les principes sont obscurs ou incertains, ceux qui voudront sincèrement énoncer leur pensée seront forcés d’avouer qu’après y avoir employé beaucoup de temps et lu beaucoup de gros volumes, ils reconnoissent qu’ils ne savent rien et n’ont rien appris. Qu’il ne vous paroisse donc pas étonnant, mon cher Épistémon, si, voulant conduire Polyandre dans la voie plus sûre qui m’a mené à la connoissance, je sois tellement soigneux et tellement exact que je ne tienne pour vrai que ce dont je suis certain, savoir les propositions suivantes, Je suis, Je pense, Je suis une chose pensante. Épistemon. Vous me paroissez ressembler à ces auteurs qui retombent toujours sur leurs pieds, tant vous revenez sans cesse à votre principe, cependant si vous allez de ce pas vous n’irez ni loin, ni vite. Comment, en effet, trouverez-vous toujours des vérités dont vous soyez aussi certain que de votre existence ? Eudoxe. Cela n’est pas si difficile que vous le pensez ; car toutes les vérités se suivent l’une l’autre, et sont unies par un lien commun ; tout le secret consiste seulement à commencer par les premières et les plus simples, et à s’élever peu à peu, et comme par degrés, aux plus éloignées et aux plus composées. Maintenant, qui doutera que ce que j’ai posé comme principe ne soit la première des choses que nous puissions connoitre avec quelque méthode ? Il est constant que nous ne pouvons en douter, quand même nous douterions de toutes les autres choses qui sont dans le monde. Comme donc nous sommes certains d’avoir bien commencé, pour ne pas nous tromper dans la suite, il faut donner tous nos soins, et c’est en effet ce que nous faisons, à n’admettre comme vrai que ce qui n’est pas sujet au moindre doute. Dans ce dessein, selon moi, il faut que nous laissions parler Polyandre ; comme il ne suit en effet d’autre marche que le sens commun, et que sa raison n’est corrompue par aucun préjugé, il est difficile qu’il soit trompé, ou au moins il s’en apercevroit facilement, et reviendrait sans peine dans le droit chemin. Ecoutons-le donc parler, et développer les choses qu’il dit lui-même être contenues dans notre principe. Polyandre. Il y a tant de choses contenues dans l’idée d’un être pensant, qu’il nous faudrait des jours entiers pour les développer. Nous ne traiterons que des principales, et de celles qui peuvent en rendre la notion plus claire, et qui empêchent qu’on ne la confonde avec ce qui n’a pas de rapport avec elle. J’entends par être pensant… (Le reste manque.)
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Diversit%C3%A9_et_%C3%A9tendue_de_l%E2%80%99Esprit
Diversité et étendue de l’Esprit
# Diversité et étendue de l’Esprit ## DIVERSITÉ ET ÉTENDUE DE L’ESPRIT. Le même raisonnement affecte-t-il également tous les hommes ? Cela ne se peut. Selon qu’il se lie dans notre tête avec un plus grand nombre d’idées vraies ou fausses, il nous paraît faible ou concluant ; il nous convainc ou ne nous touche pas. Il savait bien ce qu’il faisait cet avocat célèbre qui entremêlait dans ses plaidoyers les arguments les plus frivoles et les arguments les plus forts. Le juge en était surpris, et ne concevant pas comment un aussi habile homme se trompait aussi lourdement à la valeur des choses, l’avocat lui répondit que quand on servait un dîner pour un grand nombre de convives, il y avait des plats pour tous les appétits. Le juge, en recueillant les opinions, demanda à chacun la raison de la sienne ; il vit qu’aucun des plats de l’avocat n’était resté et reconnut le profond jugement de l’homme habile dont tous les paquets étaient allés à leur adresse. Il n’est pas indifférent de connaître la tournure de tête des hommes. L’homme de cour doit être attaqué par la faveur du prince, le magistrat par la considération publique, le militaire par l’honneur. Il faut du sens commun à l’un. Il faut quelquefois une sottise à un autre. J’ai eu quelquefois ce tact. Le curé de Deuil l’avait supérieurement. Il y avait un salut fondé dans son église ; il était dit par le fondateur que ce salut se ferait tel jour, anniversaire de sa mort ; cet anniversaire tombait un lundi. C’était dans la belle saison, dans un temps où un jour suffit pour détruire toutes les promesses de l’année ; le curé imagina de conserver à ses paysans une journée précieuse ; le dimanche il fait sonner le salut, il s’habille et il allait entamer la prière lorsque le procureur fiscal s’avance et forme opposition à la célébration. À la place du curé, qu’eussiez-vous dit à votre magistrat ? que la prière ne serait pas meilleure demain qu’aujourd’hui ; que vos paroissiens seraient occupés dans les champs à des travaux utiles ; qu’il ne fallait pas compter sur l’inconstance du temps et que toute leur richesse dépendait peut-être de la journée de demain ; mais le procureur fiscal savait toutes ces raisons aussi bien que son curé et elles n’avaient point arrêté son opposition. Le curé de Deuil lui dit : « Cela est juste ; l’acte veut le salut lundi et c’est aujourd’hui dimanche ; mais le salut est sonné et je ne sais pas faire dessonner, » et le salut fut chanté. Si j’avais dit à ce père avare : Vous laissez manquer votre enfant de maîtres et d’instruction ; pourquoi donc êtes-vous son père ? le temps s’avance ; il prendra le goût de la paresse ; et lorsque vous songerez à lui donner un état, il n’aura aucune des connaissances nécessaires. Est-ce que ce père ne s’était pas dit à lui-même ces choses cent fois ? Est-ce qu’il ne les avait pas entendues dans la bouche de sa femme, de ses parents, de ses amis ? Que faire donc, que faire ? Lui montrer son fils sous le seul aspect qui l’intéressât, comme son coffre-fort ; lui dire : Cet enfant est votre coffre-fort ; c’est là que toute votre fortune, qui vous coûte tant à amasser, sera un jour déposée ; si vous n’y prenez garde, il gardera mal ; les vertus sont autant de serrures difficiles à ouvrir ; les talents autant de bandes de fer dont vous l’entourerez ; on ne dépense pas tandis que l’on gagne ; et ainsi des autres raisons qui s’adresseront à son vice. Dans le monde et dans la comédie, n’adresser qu’à l’homme de sens les choses qui nous persuaderaient ; parler au fou selon sa folie. Mais telle est notre vanité, que ce qui nous convient est, à notre jugement, ce qu’il y a de mieux.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Sur_le_G%C3%A9nie
Sur le Génie
# Sur le Génie ## SUR LE GÉNIE Il y a dans les hommes de génie, poètes, philosophes, peintres, orateurs, musiciens, je ne sais quelle qualité d’âme particulière, secrète, indéfinissable, sans laquelle on n’exécute rien de très-grand et de beau. Est-ce l’imagination ? Non. J’ai vu de belles et fortes imaginations qui promettaient beaucoup, et qui ne tenaient rien ou peu de chose. Est-ce le jugement ? Non. Rien de plus ordinaire que des hommes d’un grand jugement dont les productions sont lâches, molles et froides. Est-ce l’esprit ? Non. L’esprit dit de jolies choses et n’en fait que de petites. Est-ce la chaleur, la vivacité, la fougue même ? Non. Les gens chauds se démènent beaucoup pour ne rien faire qui vaille. Est-ce la sensibilité ? Non. J’en ai vu dont l’âme s’affectait promptement et profondément, qui ne pouvaient entendre un récit élevé sans sortir hors d’eux-mêmes, transportés, enivrés, fous ; un trait pathétique, sans verser des larmes, et qui balbutiaient comme des enfants, soit qu’ils parlassent, soit qu’ils écrivissent. Est-ce le goût ? Non. Le goût efface les défauts plutôt qu’il ne produit les beautés ; c’est un don qu’on acquiert plus ou moins, ce n’est pas un ressort de nature. Est-ce une certaine conformation de la tête et des viscères, une certaine constitution des humeurs ? J’y consens, mais à la condition qu’on avouera que ni moi, ni personne n’en a de notion précise, et qu’on y joindra l’esprit observateur. Quand je parle de l’esprit observateur, je n’entends pas ce petit espionnage journalier des mots, des actions et des mines, ce tact si familier aux femmes, qui le possèdent dans un degré supérieur aux plus fortes têtes, aux plus grandes âmes, aux génies les plus vigoureux. Cette subtilité, que je comparerais volontiers à l’art de faire passer des grains de millet par le trou d’une aiguille, c’est une misérable petite étude journalière dont toute l’utilité est domestique et minutieuse, à l’aide de laquelle un valet trompe son maître, et son maître trompe ceux dont il est le valet, en leur échappant. L’esprit observateur dont je parle s’exerce sans effort, sans contention ; il ne regarde point, il voit ; il s’instruit, il s’étend sans étudier ; il n’a aucun phénomène présent, mais ils l’ont tous affecté, et ce qui lui en reste c’est une espèce de sens que les autres n’ont pas ; c’est une machine rare qui dit : cela réussira… et cela réussit ; cela ne réussira pas… et cela ne réussit pas ; cela est vrai ou cela est faux… et cela se trouve comme il l’a dit. Il se remarque et dans les grandes choses et dans les petites. Cette sorte d’esprit prophétique n’est pas le même dans toutes les conditions de la vie ; chaque état a le sien. Il ne garantit pas toujours des chutes, mais la chute qu’il occasionne n’entraîne jamais le mépris, et elle est toujours précédée d’une incertitude. L’homme de génie sait qu’il met au hasard, et il le sait sans avoir calculé les chances pour ou contre ; ce calcul est tout fait dans sa tête.
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Des idées accessoires
# Des idées accessoires ## DES IDÉES ACCESSOIRES Exemple. Il se joint dans toutes les têtes, au mot de père, les idées d’existence, d’éducation, de bienfaisance, de soins continus, d’intérêts de toutes les espèces, de dépenses faites, de leçons, de maîtres, d’établissement ; et ces idées entraînent celles de respect de la part des enfants, d’obéissance, de reconnaissance, de vœux pour la conservation de la vie, de douleurs à la mort. Cependant ce père n’a rien fait pour cet enfant ; il ne lui a rien appris ; il l’a traité durement ; il lui a donné l’existence par goût pour le plaisir. Il a été dissipateur, il a rendu la mère malheureuse, il a ruiné la famille, il s’est déshonoré ; il a laissé en mourant les siens sans considération, sans état, sans instruction et sans fortune. Il faut que cet enfant pleure la mort de son père au milieu des amis, des parents, des concitoyens qui s’en réjouissent ; c’est-à-dire qu’on lui impose le rôle d’hypocrite. Un père, une mère dignes des larmes d’un enfant, ce sont les miens, qui m’ont tendrement aimé et qui ont tout fait pour moi depuis que je fus, jusqu’au moment où je les ai perdus. Mais y en a-t-il beaucoup qui méritent les mêmes regrets ? Je n’en crois rien. Que je fasse imprimer ces lignes, à l’instant même tout le monde se révoltera ; on dira que je prêche l’ingratitude aux enfants et que je décrie la paternité. Que les pères me détestent, que les mauvais pères me détestent plus que les autres, je n’en serai pas surpris ; mais je serai haï même des enfants, et ce seront peut-être ceux d’entre ces enfants qui devront le moins à leurs parents qui me détesteront le plus. Les définitions des êtres moraux se font toujours par ce que ces êtres doivent être, et jamais par ce qu’ils sont. On confond sans cesse le devoir avec la chose.
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Sur l’évidence
# Sur l’évidence ## SUR L’ÉVIDENCE Un autre raisonnement qu’on n’a point encore fait en faveur de l’évidence, c’est ce qui arrive dans les affaires de goût. Jamais bon ouvrage a-t-il jamais passé pour mauvais ? Jamais mauvais a-t-il constamment passé pour bon ? Qui est-ce qui donne la sanction aux ouvrages de goût ? est-ce la multitude ?… Non. Elle ne lit point, elle n’entend rien, elle ne sait rien, elle ne pense pas, elle ne sent pas ; ce n’est donc qu’une petite poignée d’hommes éclairés qui la ramène tout à son sentiment, à sa voix ; et dans quel genre ce prodige-là s’opère-t-il ? Dans un genre très-fin, très-délicat, le moins susceptible de lumières, de principes, de démonstrations ? et la pente n’arrête-elle pas aussi ? les obstacles, les ennemis, les partis, les préjugés, les mœurs, les usages, les coutumes, l’ignorance, la passion, le temps même ou le moment ? car un auteur vient trop tôt. Quoi ! le phénomène a lieu dans cette circonstance et il n’aura pas lieu dans une autre ? Les hommes sont amenés dans le goût à l’idée formelle de sentiment où l’on ne démontre rien, et ils seront toujours divisés dans des objets susceptibles d’une démonstration rigoureuse ? Si l’intérêt suppose absolument d’un côté, ne voit-on pas que l’intérêt en doit rendre de l’autre le progrès plus facile ? Qu’on laisse non-seulement penser, mais qu’on laisse venir dire que toutes les questions se tirent au clair, et que l’on prenne pour l’instruction en matière politique le même moyen qu’en matière religieuse ; que la nation soit convaincue de l’un de ces ......, comme elle l’est de l’autre ; qu’il vienne un moment où le paysan qui lira un édit du conseil en puisse sans effort tirer les conséquences favorables ou défavorables, et l’on verra. Pour apprécier la force d’une nation instruite, je m’en rapporterai plutôt aux efforts du despote pour abrutir, qu’aux philosophes découragés. D’où viennent les efforts de ce despote, sinon qu’il sait d’instinct qu’on vient plus aisément à bout de sujets ignorants que de sujets instruits ? * ↑ En blanc dans le manuscrit. Tout ce fragment est, comme on le verra trop bien, un premier jet rapide, où les mots n’ont pu être choisis, ni les phrases mises sur pied. C’est un exemple des défauts inhérents à l’improvisation, et peut-être ces défauts, qui passaient inaperçus dans la conversation de Diderot, n’ont-ils pas été toujours dissimulés avec assez de soin dans ses livres.
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Pensées (Diderot)
# Pensées (Diderot) ## PENSÉES Il y a tant de bizarrerie dans la conduite qu’on est obligé de tenir relativement au succès qu’on se propose et aux caractères, aux circonstances, aux passions et à une infinité de causes qui croisent nos combinaisons, que l’homme le plus sage ne nous paraît souvent faire que le calcul d’un fou. Je n’ai jamais employé mon esprit à justifier les erreurs de mon cœur ; c’est une planche que j’ai toujours sauvée du naufrage. Dans le transport de la passion, je me suis dit à moi-même comme Médée : Video meliora proboque, deteriora sequor ; et je n’ai répondu aux objections de la femme que j’aimais que : Vous avez raison ; mais cela me fera tant de plaisir ! J’ai fait parler le sentiment au lieu du sophisme, et je ne m’en suis pas trouvé plus mal pour le présent et pour l’avenir.
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Regrets sur ma vieille robe de chambre
# Regrets sur ma vieille robe de chambre ## REGRETS SUR MA VIEILLE ROBE DE CHAMBRE OU AVIS À CEUX QUI ONT PLUS DE GOÛT QUE DE FORTUNE. La première édition de ce charmant morceau si connu et si digne de l’être parut en 1772 en une brochure petit in-8ᵒ, sans indication de lieu, mais elle sortait certainement d’une imprimerie suisse. On lit en tête : « M. DIDEROT ayant eu occasion de rendre un service signalé à Mᵐᵉ GEOFFRIN, celle-ci imagina, par reconnaissance, d’aller déménager un jour tous les haillons du réduit philosophique et d’y faire mettre d’autres meubles, qui, quoique beaux, étaient d’une extrême simplicité, et ne sont devenus si recherchés que sous la plume poétique du pénitent en robe de chambre d’écarlate. « Laïs, dont il est parlé dans ces Regrets, est le nom d’un tableau de VERNET ; malgré ce qu’en dit M. DIDEROT, qu’elle ne lui a rien coûté, on est sûr cependant qu’il obligea VERNET de prendre de sa part vingt-cinq louis. Ce n’est rien, mais toujours beaucoup pour une bourse philosophique. Ce n’est pas, assurément, la faute de l’artiste, qui voulait absolument que le philosophe acceptât son tableau ; mais celui-ci voulut, disait-il, en payer au moins les couleurs, et Vernet fut obligé de céder. Cette édition suisse, que nos prédécesseurs ne paraissent pas avoir connue, présente de nombreuses variantes avec les réimpressions subséquentes ; quelques-unes sont des fautes, quelques autres nous ont semblé préférables à la version adoptée. Nous ne signalerons que les cas dans lesquels il pouvait y avoir hésitation. Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis. Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet, ni la mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l’eau. J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l’esclave de la nouvelle. Le dragon qui surveillait la toison d’or ne fut pas plus inquiet que moi. Le souci m’enveloppe. Le vieillard passionné qui s’est livré, pieds et poings liés, aux caprices, à la merci d’une jeune folle, dit depuis le matin jusqu’au soir : Où est ma bonne, ma vieille gouvernante ? Quel démon m’obsédait le jour que je la chassai pour celle-ci ! Puis il pleure, il soupire. Je ne pleure pas, je ne soupire pas ; mais à chaque instant je dis : Maudit soit celui qui inventa l’art de donner du prix à l’étoffe commune en la teignant en écarlate ! Maudit soit le précieux vêtement que je révère ! Où est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de calemande ? Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises ; l’opulence a sa gêne. Diogène ! si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d’Aristippe, comme tu rirais ! Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses. Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique déguenillé ! j’ai quitté le tonneau où je régnais, pour servir sous un tyran. Ce n’est pas tout, mon ami. Écoutez les ravages du luxe, les suites d’un luxe conséquent. Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m’environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie ; entre ces estampes trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l’indigence la plus harmonieuse. Tout est désaccordé. Plus d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté. Une nouvelle gouvernante stérile qui succède dans un presbytère, la femme qui entre dans la maison d’un veuf, le ministre qui remplace un ministre disgracié, le prélat moliniste qui s’empare du diocèse d’un prélat janséniste, ne causent pas plus de trouble que l’écarlate intruse en a causé chez moi. Je puis supporter sans dégoût la vue d’une paysanne. Ce morceau de toile grossière qui couvre sa tête ; cette chevelure qui tombe éparse sur ses joues ; ces haillons troués qui la vêtissent à demi ; ce mauvais cotillon court qui ne va qu’à la moitié de ses jambes ; ces pieds nus et couverts de fange ne peuvent me blesser : c’est l’image d’un état que je respecte ; c’est l’ensemble des disgrâces d’une condition nécessaire et malheureuse que je plains. Mais mon cœur se soulève ; et, malgré l’atmosphère parfumée qui la suit, j’éloigne mes pas, je détourne mes regards de cette courtisane dont la coiffure à points d’Angleterre, et les manchettes déchirées, les bas de soie sales et la chaussure usée, me montrent la misère du jour associée à l’opulence de la veille. Tel eût été mon domicile, si l’impérieuse écarlate n’eût tout mis à son unisson. J’ai vu la Bergame céder la muraille, à laquelle elle était depuis si longtemps attachée, à la tenture de damas. Deux estampes qui n’étaient pas sans mérite : la Chute de la manne dans le désert du Poussin, et l’Esther devant Assuérus du même ; l’une honteusement chassée par un vieillard de Rubens, c’est la triste Esther ; la Chute de la manne dissipée par une Tempête de Vernet. La chaise de paille reléguée dans l’antichambre par le fauteuil de maroquin. Homère, Virgile, Horace, Cicéron, soulager le faible sapin courbé sous leur masse, et se renfermer dans une armoire marquetée, asile plus digne d’eux que de moi. Une grande glace s’emparer du manteau de ma cheminée. Ces deux jolis plâtres que je tenais de l’amitié de Falconet, et qu’il avait réparés lui-même, déménagés par une Vénus accroupie. L’argile moderne brisée par le bronze antique. La table de bois disputait encore le terrain, à l’abri d’une foule de brochures et de papiers entassés pêle-mêle, et qui semblaient devoir la dérober longtemps à l’injure qui la menaçait. Un jour elle subit son sort et, en dépit de ma paresse, les brochures et les papiers allèrent se ranger dans les serres d’un bureau précieux. Instinct funeste des convenances ! Tact délicat et ruineux, goût sublime qui change, qui déplace, qui édifie, qui renverse ; qui vide les coffres des pères ; qui laisse les filles sans dot, les fils sans éducation ; qui fait tant de belles choses et de si grands maux, toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois ; c’est toi qui perds les nations ; c’est toi qui, peut-être, un jour, conduiras mes effets sur le pont Saint-Michel, où l’on entendra la voix enrouée d’un juré crieur dire : À vingt louis une Vénus accroupie. L’intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l’œil. Ce vide fut rempli par une pendule ; et quelle pendule encore ! une pendule à la Geoffrin, une pendule où l’or contraste avec le bronze. Il y avait un angle vacant à côté de ma fenêtre. Cet angle demandait un secrétaire, qu’il obtint. Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle tête de Rubens, il fut rempli par deux La Grenée. Ici est une Magdeleine du même artiste ; là, c’est une esquisse ou de Vien ou de Machy ; car je donnai aussi dans les esquisses. Et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain. J’insulte aussi à la misère nationale. De ma médiocrité première, il n’est resté qu’un tapis de lisières. Ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens. Mais j’ai juré et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront jamais un chef-d’œuvre de la Savonnerie, que je réserverai ce tapis, comme le paysan transféré de sa chaumière dans le palais de son souverain réserva ses sabots. Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j’entre dans mon cabinet ; si je baisse la vue, j’aperçois mon ancien tapis de lisières ; il me rappelle mon premier état, et l’orgueil s’arrête à l’entrée de mon cœur. Non, mon ami, non ; je ne suis point corrompu. Ma porte s’ouvre toujours au besoin qui s’adresse à moi ; il me trouve la même affabilité. Je l’écoute, je le conseille, je le secours, je le plains. Mon âme ne s’est point endurcie ; ma tête ne s’est point relevée. Mon dos est bon et rond, comme ci-devant. C’est le même ton de franchise ; c’est la même sensibilité. Mon luxe est de fraîche date et le poison n’a point encore agi. Mais avec le temps, qui sait ce qui peut arriver ? Qu’attendre de celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui s’est endetté, qui a cessé d’être époux et père, et qui, au lieu de déposer au fond d’un coffre fidèle, une somme utile… Ah, saint prophète ! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en péril, dites à Dieu : Si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le cœur de Denis, n’épargne pas les chefs-d’œuvre qu’il idolâtre ; détruis-les, et ramène-le à sa première pauvreté ; et moi, je dirai au ciel de mon côté : Dieu ! je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté ! Je t’abandonne tout ; reprends tout ; oui, tout, excepté le Vernet. Ah ! laisse-moi le Vernet ! Ce n’est pas l’artiste, c’est toi qui l’as fait. Respecte l’ouvrage de l’amitié et le tien. Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui s’élève à droite ; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que cette masse est belle ! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces rochers couverts de verdure. C’est ainsi que ta main puissante les a formés ; c’est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés. Vois cette terrasse inégale, qui descend du pied des rochers vers la mer. C’est l’image des dégradations que tu as permis au temps d’exercer sur les choses du monde les plus solides. Ton soleil l’aurait-il autrement éclairée ? Dieu ! si tu anéantis cet ouvrage de l’art, on dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des abîmes ? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre ? Écoute la prière de celui-ci qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui rassemble les tristes restes de sa fortune. Ferme l’oreille aux imprécations de ce furieux : hélas ! il se promettait des retours si avantageux ; il avait médité le repos et la retraite ; il en était à son dernier voyage. Cent fois dans la route, il avait calculé par ses doigts le fond de sa fortune ; il en avait arrangé l’emploi : et voilà toutes ses espérances trompées ; à peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses membres nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux. Vois la terreur que tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâce du mal que tu ne lui as pas fait. Cependant, son enfant trop jeune pour savoir à quel péril tu l’avais exposé, lui, son père et sa mère, s’occupe du fidèle compagnon de son voyage ; il rattache le collier de son chien. Fais grâce à l’innocent. Vois cette mère fraîchement échappée des eaux avec son époux ; ce n’est pas pour elle qu’elle a tremblé, c’est pour son enfant. Vois comme elle le serre contre son sein ; vois comme elle le baise. Dieu ! reconnais les eaux que tu as créées. Reconnais-les, et lorsque ton souffle les agite, et lorsque ta main les apaise. Reconnais les sombres nuages que tu avais rassemblés, et qu’il t’a plu de dissiper. Déjà ils se séparent, ils s’éloignent, déjà la lueur de l’astre du jour renaît sur la face des eaux ; je présage le calme à cet horizon rougeâtre. Qu’il est loin, cet horizon ! il ne confine point avec la mer. Le ciel descend au-dessous et semble tourner autour du globe. Achève d’éclaircir ce ciel ; achève de rendre à la mer sa tranquillité. Permets à ces matelots de remettre à flot leur navire échoué ; seconde leur travail ; donne-leur des forces, et laisse-moi mon tableau. Laisse-le-moi, comme la verge dont tu châtieras l’homme vain. Déjà ce n’est plus moi qu’on visite, qu’on vient entendre : c’est Vernet qu’on vient admirer chez moi. Le peintre a humilié le philosophe. Ô mon ami, le beau Vernet que je possède ! Le sujet est la fin d’une tempête sans catastrophe fâcheuse. Les flots sont encore agités ; le ciel couvert de nuages ; les matelots s’occupent sur leur navire échoué ; les habitants accourent des montagnes voisines. Que cet artiste a d’esprit ! Il ne lui a fallu qu’un petit nombre de figures principales pour rendre toutes les circonstances de l’instant qu’il a choisi. Comme toute cette scène est vraie ! Comme tout est peint avec légèreté, facilité et vigueur ! Je veux garder ce témoignage de son amitié. Je veux que mon gendre le transmette à ses enfants, ses enfants aux leurs, et ceux-ci aux enfants qui naîtront d’eux. Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau ; comme tout y est harmonieux ; comme les effets s’y enchaînent ; comme tout se fait valoir sans effort et sans apprêt ; comme ces montagnes de la droite sont vaporeuses ; comme ces rochers et les édifices surimposés sont beaux ; comme cet arbre est pittoresque ; comme cette terrasse est éclairée ; comme la lumière s’y dégrade ; comme ces figures sont disposées, vraies, agissantes, naturelles, vivantes ; comme elles intéressent ; la force dont elles sont peintes ; la pureté dont elles sont dessinées ; comme elles se détachent du fond ; l’énorme étendue de cet espace ; la vérité de ces eaux ; ces nuées, ce ciel, cet horizon ! Ici le fond est privé de lumière et le devant éclairé, au contraire du technique commun. Venez voir mon Vernet ; mais ne me l’ôtez pas. Avec le temps, les dettes s’acquitteront ; le remords s’apaisera ; et j’aurai une jouissance pure. Ne craignez pas que la fureur d’entasser de belles choses me prenne. Les amis que j’avais, je les ai ; et le nombre n’en est pas augmenté. J’ai Laïs, mais Laïs ne m’a pas. Heureux entre ses bras, je suis prêt à la céder à celui que j’aimerai et qu’elle rendrait plus heureux que moi. Et pour vous dire mon secret à l’oreille, cette Laïs, qui se vend si cher aux autres, ne m’a rien coûté. * ↑ On lit dans le Livre de Vérité, de Joseph Vernet, publié par M. Léon Lagrange, ces deux mentions : « Le 10 décembre 1767, j’ay reçu pour un tableau que j’ay fait pour M. Diderot 600 livres. — Dans le mois de novembre 1769 (1768), j’ay reçu de M. Diderot 600 livres pour un tableau que je luy ay fait. » — La première de ces mentions concerne-t-elle un premier tableau payé par Mᵐᵉ Geoffrin pour compléter l’ameublement, et la seconde serait-elle le moyen employé par Diderot pour récompenser Vernet en lui commandant un pendant ? Cela se pourrait. Dans tous les cas, on voit que l’auteur de l’avis (Gessner ? Meister ?) était assez bien informé. * ↑ Variante : fille. * ↑ Variante : fut payé bien cher. * ↑ Variante : pas à. * ↑ Il y a, dans les éditions plus récentes : les bas blancs. Il nous semble que la première leçon était mieux dans le ton général du tableau. * ↑ Variante : la catastrophe. * ↑ Lieu où l’on vend les meubles saisis pour dettes. (Note de l’édition de 1772.) * ↑ Variante : Un troisième tableau. * ↑ Nous hésitons à remplacer ce mot par la variante : fondés, qui nous paraîtrait cependant plus expressive.
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L’Encyclopédie/1re édition/CHRISTIANISME
# L’Encyclopédie/1re édition/CHRISTIANISME CHRISTIANISME, s. m. (Théolog. & Politiq.) c’est la religion qui reconnoît Jesus-Christ pour son auteur. Ne le confondons point ici avec les diverses sectes de Philosophie. L’Evangile, qui contient ses dogmes, sa morale, ses promesses, n’est point un de ces systèmes ingénieux que l’esprit des Philosophes enfante à force de réflexions. La plûpart, peu inquiets d’être utiles aux hommes, s’occupent bien plus à satisfaire leur vanité par la découverte de quelques vérités, toûjours stériles pour la réformation des mœurs, & le plus souvent inutiles au genre humain. Mais Jesus-Christ en apportant au monde sa religion, s’est proposé une fin plus noble, qui est d’instruire les hommes & de les rendre meilleurs. C’est cette même vûe qui dirigea les législateurs dans la composition de leurs lois, lorsque pour les rendre plus utiles, ils les appuyerent du dogme des peines & des récompenses d’une autre vie : c’est donc avec eux qu’il convient plus naturellement de comparer le législateur des Chrétiens, qu’avec les Philosophes. Le Christianisme peut être considéré dans son rapport, ou avec des vérités sublimes & révélées, ou avec des intérêts politiques ; c’est-à-dire, dans son rapport ou avec les félicités de l’autre vie, ou avec le bonheur qu’il peut procurer dans celle-ci. Envisagé sous le premier aspect, il est entre toutes les Religions qui se disent révélées, la seule qui le soit effectivement, & par conséquent la seule qu’il faut embrasser. Les titres de sa divinité sont contenus dans les livres de l’ancien & du nouveau Testament. La critique la plus sévere reconnoît l’authenticité de ces livres ; la raison la plus fiere respecte la vérité des faits qu’ils rapportent ; & la saine Philosophie, s’appuyant sur leur authenticité & sur leur vérité, conclut de l’une & de l’autre, que ces livres sont divinement inspirés. La main de Dieu est visiblement empreinte dans le style de tant d’auteurs & d’un génie si différent, lequel annonce des hommes échauffés dans leur composition d’un autre feu que de celui des passions humaines ; dans cette morale pure & sublime qui brille dans leurs ouvrages ; dans la révélation de ces mysteres qui étonnent & confondent la raison, & qui ne lui laissent d’autre ressource que de les adorer en silence ; dans cette foule d’évenemens prodigieux, qui ont signalé dans tous les tems le pouvoir de l’Être suprême ; dans cette multitude d’oracles, qui perçant à-travers les nuages du tems, nous montrent comme présent ce qui est enfoncé dans la profondeur des siecles ; dans le rapport des deux Testamens si sensible & si palpable par lui-même, qu’il n’est pas possible de ne pas voir que la révélation des Chrétiens est fondée sur la révélation des Juifs. Voyez Testamens (ancien & nouveau), Miracles, Prophéties. Les autres législateurs, pour imprimer aux peuples le respect envers les lois qu’ils leur donnoient, ont aussi aspiré à l’honneur d’en être regardés comme les organes de la Divinité. Amasis & Mnévis, législateurs des Egyptiens, prétendoient avoir reçu leurs lois de Mercure. Zoroastre, législateur des Bactriens, & Zamolxis, législateur des Hétes, se vantoient de les avoir reçues de Vesta ; & Zathraustes, législateur des Arimaspes, d’un génie familier. Rhadamante & Minos, législateurs de Crete, feignoient d’avoir commerce avec Jupiter. Triptoleme, législateur des Athéniens, affectoit d’être inspiré par Cérès. Pythagore, législateur des Crotoniates, & Zaleuchus, législateur des Locriens, attribuoient leurs lois à Minerve ; Lycurgue, législateur de Sparte ; à Apollon ; & Numa, législateur & roi de Rome, se vantoit d’être inspiré par la déesse Egerie. Suivant les relations des Jésuites, le fondateur de la Chine est appellé Fansur, fils du Soleil, parce qu’il prétendoit en descendre. L’histoire du Pérou dit que Manco-Capac & Coya-Mama, sœur & femme de Manco-Capac, fondateurs de l’empire des Incas, se donnoient l’un pour fils & l’autre pour fille du Soleil, envoyés par leur pere pour retirer les hommes de leur vie sauvage, & établir parmi eux l’ordre & la police. Thor & Odin, législateurs des Visigoths, prétendirent aussi être inspirés, & même être des dieux. Les révélations de Mahomet, chef des Arabes, sont trop connues pour s’y arrêter. La race des Législateurs inspirés s’est perpétuée long-tems, & paroît enfin s’être terminée dans Genghizcan, fondateur de l’empire des Mogols. Il avoit eu des révélations, & il n’étoit pas moins que fils du Soleil. Cette conduite des législateurs, que nous voyons si constamment soûtenue, & que nul d’entr’eux n’a jamais démentie, nous fait voir évidemment qu’on a cru dans tous les tems que le dogme d’une Providence, qui se mêle des affaires humaines, est le plus puissant frein qu’on puisse donner aux hommes ; & que ceux qui regardent la religion comme un ressort inutile dans les états, connoissent bien peu la force de son influence sur les esprits. Mais en faisant descendre du ciel en terre comme d’une machine tous ces dieux, pour leur inspirer les lois qu’ils devoient dicter aux hommes, les législateurs nous montrent dans leurs personnes des fourbes & des imposteurs, qui, pour se rendre utiles au genre humain dans cette vie, ne pensoient guere à le rendre heureux dans une autre. En sacrifiant le vrai à l’utile, ils ne s’appercevoient pas que le coup qui frappoit sur le premier, frappoit en même tems sur le second, puisqu’il n’y a rien d’universellement utile qui ne soit exactement vrai. Ces deux choses marchent, pour ainsi dire, de front ; & nous les voyons toûjours agir en même tems sur les esprits. Suivant cette idée, on pourroit quelquefois mesurer les degrés de vérité qu’une religion renferme, par les degrés d’utilité que les états en retirent. Pourquoi donc, me direz-vous, les législateurs n’ont-il pas consulté le vrai, pour rendre plus utile aux peuples la religion sur laquelle ils fondoient leurs lois ? C’est, vous répondrai-je, parce qu’ils les trouverent imbûs, ou plûtôt infectés de la superstition qui divinisoit les astres, les héros, les princes. Ils n’ignoroient pas que les différentes branches du paganisme étoient autant de religions fausses & ridicules : mais ils aimerent mieux les laisser avec tous leurs défauts, que de les épurer de toutes les superstitions qui les corrompoient. Ils craignoient qu’en détrompant l’esprit grossier des vulgaires humains sur cette multitude de dieux qu’ils adoroient, ils ne vinssent à leur persuader qu’il n’y avoit point de Dieu. Voilà ce qui les arrêtoit, ils n’osoient hasarder la vérité que dans les grands mysteres, si célebres dans l’antiquité profane ; encore avoient-ils soin de n’y admettre que des personnes choisies & capables de supporter l’idée du vrai Dieu. « Qu’étoit-ce qu’Athenes, dit le grand Bossuet, dans son hist. univ. la plus polie & la plus savante de toutes les villes Greques, qui prenoit pour athées ceux qui parloient des choses intellectuelles, qui condamna Socrate pour avoir enseigné que les statues n’étoient pas des dieux, comme l’entendoit le vulgaire » ? Cette ville étoit bien capable d’intimider les législateurs, qui n’auroient pas respecté en fait de religion les préjugés qu’un grand poëte nomme à si juste titre les rois du vulgaire. C’étoit sans doute une mauvaise politique de la part de ces législateurs ; car tant qu’ils ne tarissoient pas la source empoisonnée, d’où les maux se répandoient sur les états, il ne leur étoit pas possible d’en arrêter l’affreux débordement. Que leur servoit-il d’enseigner ouvertement dans les grands mysteres l’unité & la providence d’un seul Dieu, si en même tems ils n’étouffoient pas la superstition qui lui associoit des divinités locales & tutélaires ; divinités, à la vérité, subalternes & dépendantes de lui ; mais divinités licentieuses, qui durant leur séjour en terre avoient été sujettes aux mêmes passions & aux mêmes vices que le reste des mortels ? Si les crimes, dont ces dieux inférieurs s’étoient souillés pendant leur vie, n’avoient pas empêché l’Être suprême de leur accorder, en les élevant au-dessus de leur condition naturelle, les honneurs & les prérogatives de la Divinité, les adorateurs de ces hommes divinisés pouvoient-ils se persuader que les crimes & les infamies, qui n’avoient pas nui à leur apothéose, attireroient sur leurs têtes la foudre du ciel ? Le législateur des Chrétiens, animé d’un esprit bien différent de celui de tous les législateurs dont j’ai parlé, commença par détruire les erreurs qui tyrannisoient le monde, afin de rendre sa religion plus utile. En lui donnant pour premier objet la félicité de l’autre vie, il voulut encore qu’elle fit notre bonheur dans celle-ci. Sur la ruine des idoles, dont le culte superstitieux entraînoit mille desordres, il fonda le Christianisme, qui adore en esprit & en vérité un seul Dieu, juste rémunérateur de la vertu. Il rétablit dans sa splendeur primitive la loi naturelle, que les passions avoient si fort obscurcie ; il révéla aux hommes une morale jusqu’alors inconnue dans les autres religions ; il leur apprit à se haïr soi-même, & à renoncer à ses plus cheres inclinations ; il grava dans les esprits ce sentiment profond d’humilité qui détruit & anéantit toutes les ressources de l’amour propre, en le poursuivant jusque dans les replis les plus cachés de l’ame ; il ne renferma pas le pardon des injures dans une indifférence stoïque, qui n’est qu’un mépris orgueilleux de la personne qui a outragé, mais il le porta jusqu’à l’amour même pour les plus cruels ennemis ; il mit la continence sous les gardes de la plus austere pudeur, en l’obligeant à faire un pacte avec ses yeux, de crainte qu’un regard indiscret n’allumât dans le cœur une flamme criminelle ; il commanda d’allier la modestie avec les plus rares talens ; il réprima par une sévérité prudente le crime jusque dans la volonté même, pour l’empêcher de se produire au-dehors, & d’y causer de funestes ravages ; il rappella le mariage à sa premiere institution, en défendant la polygamie, qui, selon l’illustre auteur de l’esprit des lois, n’est point utile au genre humain, ni à aucun des deux sexes, soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse, & encore moins aux enfans pour lesquels le pere & la mere ne peuvent avoir la même affection, un pere ne pouvant pas aimer vingt enfans comme une mere en aime deux. Il eut en vûe l’éternité de ce lien sacré, formé par Dieu même, en proscrivant la répudiation, qui, quoique favorable aux maris, ne peut être que triste pour des femmes, & pour les enfans qui payent toûjours pour la haine que leur pere ont pour leur mere. Voyez le chap. du divorce & de la répudiation du même auteur. Ici l’impiété se confond, & ne voyant aucune ressource à attaquer la morale du Christianisme du côté de sa perfection, elle se retranche à dire que c’est cette perfection même qui le rend nuisible aux états ; elle distille son fiel contre le célibat, qu’il conseille à un certain ordre de personnes pour une plus grande perfection ; elle ne peut pardonner au juste courroux qu’il témoigne contre le luxe ; elle ose même condamner en lui cet esprit de douceur & de modération qui le porte à pardonner, à aimer même ses ennemis ; elle ne rougit pas d’avancer que de véritables Chrétiens ne formeroient pas un état qui pût subsister ; elle ne craint pas de le flétrir, en opposant à cet esprit d’intolérance qui le caractérise & qui n’est propre, selon elle, qu’à former des monstres, cet esprit de tolérance qui dominoit dans l’ancien paganisme, & qui faisoit des freres de tous ceux qu’il portoit dans son sein. Etrange excès de l’aveuglement de l’esprit humain, qui tourne contre la religion même ce qui devroit à jamais la lui rendre respectable ! Qui l’eût cru que le Christianisme, en proposant aux hommes sa sublime morale, auroit un jour à se défendre du reproche de rendre les hommes malheureux dans cette vie, pour vouloir les rendre heureux dans l’autre ? Le célibat, dites-vous, ne peut être que pernicieux aux états, qu’il prive d’un grand nombre de sujets, qu’on peut appeller leur véritable richesse. Qui ne connoît les lois que les Romains ont faites en différentes occasions pour remettre en honneur le mariage, pour soûmettre à ces lois ceux qui fuyoient ses nœuds, pour les obliger par des récompenses & par des peines à donner à l’état des citoyens ? Ce soin, digne sans doute d’un roi qui veut rendre son état florissant, occupa l’esprit de Louis XIV. dans les plus belles années de son regne. Mais partout où domine une religion, qui fait aux hommes un point de perfection de renoncer à tout engagement, que peuvent, pour faire fleurir le mariage & par lui la société civile, tous les soins, toutes les lois, toutes les récompenses du souverain ? Ne se trouvera-t-il pas toûjours de ces hommes, qui aimant en matiere de morale tout ce qui porte un caractere de sévérité, s’attacheront au célibat par la raison même qui les en éloigneroit, s’ils ne trouvoient pas dans la difficulté d’un tel précepte dequoi flatter leur amour propre ? Le célibat qui mérite de tels reproches, & contre lequel il n’est pas permis de se taire, c’est celui, dit l’auteur de l’esprit des lois, qui est formé par le libertinage, celui où les deux sexes se corrompant par les sentimens naturels mêmes, fuyent une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celles qui les rendent toûjours pires : c’est contre celui-là que doit se déployer toute la rigueur des lois ; parce que, comme le remarque ce célebre auteur, c’est une regle tirée de la nature, que plus on diminue le nombre des mariages qui pourroient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits ; & que moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages ; comme lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols. Mais en quoi le célibat, que le Christianisme a adopté, peut-il être nuisible au bien de la société ? Il la prive sans doute de quelques citoyens ; mais ceux qu’il lui enleve pour les donner à Dieu, travaillent à lui former des citoyens vertueux, & à graver dans leurs esprits ces grands principes de dépendance & de soûmission envers ceux que Dieu a posés sur leurs têtes. Il ne leur ôte l’embarras d’une famille & des affaires civiles, que pour les occuper du soin de veiller plus attentivement au maintien de la religion, qui ne peut s’altérer qu’elle ne trouble le repos & l’harmonie de l’état. D’ailleurs, les bienfaits que le Christianisme verse sur les sociétés, sont assez grands, assez multipliés, pour qu’on ne lui envie pas la vertu de continence qu’il impose à ses ministres, afin que leur pureté corporelle les rende plus dignes d’approcher des lieux où habite la Divinité. C’est comme si quelqu’un se plaignoit des libéralités de la nature ; parce que dans cette riche profusion de graines qu’elle produit, il y en a quelques-unes qui demeurent stériles. Le luxe, nous dites-vous encore, fait la splendeur des états ; il aiguise l’industrie des ouvriers, il perfectionne les arts, il augmente toutes les branches du commerce ; l’or & l’argent circulant de toutes parts, les riches dépensent beaucoup ; &, comme le dit un poëte célebre, le travail gagé par la mollesse s’ouvre à pas lents un chemin à la richesse. Qui peut nier que les arts, l’industrie, le goût des modes, toutes choses qui augmentent sans cesse les branches du commerce, ne soient un bien très-réel pour les états ? Or le Christianisme qui proscrit le luxe, qui l’étouffe, détruit & anéantit toutes ces choses qui en sont des dépendances nécessaires. Par cet esprit d’abnégation & de renoncement à toute vanité, il introduit à leur place la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, en un mot la destruction des arts. Il est donc par sa constitution peu propre à faire le bonheur des états. Le luxe, je le sai, fait la splendeur des états ; mais parce qu’il corrompt les mœurs, cet éclat qu’il répand sur eux ne peut être que passager, ou plûtôt il est toûjours le funeste avant-coureur de leur chûte. Ecoutez un grand maître, qui par son excellent ouvrage de l’esprit des lois, a prouvé qu’il avoit pénétré d’un coup de génie toute la constitution des différens états ; & il vous dira qu’une ame corrompue par le luxe, a bien d’autres desirs que ceux de la gloire de sa patrie & de la sienne propre : il vous dira que bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent : il vous dira enfin que bannir le luxe des états, c’est en bannir la corruption & les vices. Mais, direz-vous, la consommation des productions de la nature & de l’art n’est-elle donc pas nécessaire pour faire fleurir les états ? Oüi, sans doute ; mais votre erreur seroit extrème, si vous vous imaginiez qu’il n’y a que le luxe qui puisse faire cette consommation : que dis-je ? elle ne peut devenir entre ses mains que très-pernicieuse ; car le luxe étant un abus des dons de la Providence, il les dispense toûjours d’une maniere qui tourne, ou au préjudice de celui qui en use, en lui faisant tort, soit dans sa personne, soit dans ses biens, ou au préjudice de ceux que l’on est obligé de secourir & d’assister. Je vous renvoye au profond ouvrage des causes de la grandeur & de la décadence des Romains, pour y apprendre quelle est l’influence fatale du luxe dans les états. Je ne vous citerai que ce trait de Juvénal qui nous dit, que le luxe, en renversant l’empire Romain, vengea l’univers dompté des victoires qu’on avoit remportées sur lui. Savior armis luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. Or ce qui renverse les états, comment peut-il leur être utile & contribuer à leur grandeur & à leur puissance ? Concluons donc que le luxe, ainsi que les autres vices, est le poison & la perte des états ; & que s’il leur est utile quelquefois, ce n’est point par sa nature, mais par certaines circonstances accessoires, & qui lui sont étrangeres. Je conviens que dans les monarchies, dont la constitution suppose l’inégalité des richesses, il est nécessaire qu’on ne se renferme pas dans les bornes étroites d’un simple nécessaire. « Si les riches, selon la remarque de l’illustre auteur de l’esprit des lois, n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim : il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes, & que le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulieres n’ont augmenté, que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique : il faut donc qu’il leur soit rendu. Ainsi pour que l’état monarchique se soûtienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l’artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux, aux princes ; sans quoi tout seroit perdu ». Le terme de luxe qu’emploie ici M. de M… se prend pour toute dépense qui excede le simple nécessaire ; dans lequel cas le luxe est ou vicieux ou légitime, selon qu’il abuse ou n’abuse pas des dons de la Providence. En l’interpretant dans le sens que le Christianisme autorise, le raisonnement par lequel ce célebre auteur prouve que les lois somptuaires en général ne conviennent point aux monarchies, subsiste dans toute sa force ; car dès-là que le Christianisme permet les dépenses à proportion de l’inégalité des fortunes, il est évident qu’il n’est point un obstacle aux progrès du commerce, à l’industrie des ouvriers, à la perfection des arts, toutes choses qui concourent à la splendeur des états. Je n’ignore pas que l’idée que je donne ici du Christianisme déplaira à certaines sectes, qui sont parvenues, à force d’outrer ses préceptes, à le rendre odieux à bien des personnes qui cherchent toûjours quelque prétexte plausible pour se livrer à leurs passions. C’est assez le caractere des hérésies de porter tout à l’excès en matiere de morale, & d’aimer spéculativement tout ce qui tient d’une dureté farouche & de mœurs féroces. Les différentes hérésies nous en fournissent plusieurs exemples. Tels ont été, par exemple, les Novatiens & les Montanistes, qui reprochoient à l’Eglise son extrème indulgence, dans le tems même ou pleine encore de sa premiere ferveur, elle imposoit aux pécheurs publics des pénitences canoniques, dont la peinture seroit capable d’effrayer aujourd’hui les solitaires de la Trape : tels ont été aussi les Vaudois & les Hussites, qui ont préparé les voies à la réformation des Protestans ; dans l’Eglise même Catholique, il se trouve de ces prétendus spirituels qui, soit hypocrisie, soit misantropie, condamnent comme abus tout usage des biens de la Providence, qui va au-delà du strict nécessaire. Fiers de leurs croix & de leurs abstinences, ils voudroient y assujettir indifféremment tous les Chrétiens, parce qu’ils méconnoissent l’esprit du Christianisme jusqu’au point de ne savoir pas distinguer les préceptes de l’Evangile d’avec ses conseils. Ils ne regardent nos desirs les plus naturels, que comme le malheureux apanage du vieil homme avec toutes ses convoitises. Le Christianisme n’est point tel que le figurent à nos yeux tous ces rigoristes, dont l’austérité farouche nuit extrèmement à la religion, comme si elle n’étoit pas conforme au bien des sociétés ; & qui n’ont pas assez d’esprit pour voir que ses conseils, s’ils étoient ordonnés comme des lois, seroient contraires à l’esprit de ses lois. C’est par une suite de cette même ignorance, qui détruit la religion en outrant ses préceptes, que Bayle a osé la flétrir comme peu propre à former des héros & des soldats. « Pourquoi non, dit l’auteur de l’esprit des lois qui combat ce paradoxe ? ce seroient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, & qui auroient un très-grand zele pour les remplir ; ils sentiroient très-bien les droits de la défense naturelle ; plus ils croiroient devoir à la religion, plus ils penseroient devoir à la patrie. Les principes du Christianisme bien gravés dans le cœur, seroient infiniment plus forts que ces faux honneurs des monarchies, ces vertus humaines des républiques, & cette crainte servile des états despotiques ». La religion Chrétienne, nous objectez-vous, est intolérante par sa constitution ; par-tout où elle domine, elle ne peut tolérer l’établissement des autres religions. Ce n’est pas tout : comme elle propose à ses sectateurs un symbole qui contient plusieurs dogmes incomprehensibles, il faut nécessairement que les esprits se divisent en sectes, dont chacune modifie à son gré ce symbole de sa croyance. De-là ces guerres de religion, dont les flammes ont été tant de fois funestes aux états, qui étoient le théatre de ces scenes sanglantes ; cette fureur particuliere aux Chrétiens & ignorée des idolâtres, est une suite malheureuse de l’esprit dogmatique qui est comme inné au Christianisme. Le paganisme étoit comme lui partagé en plusieurs sectes ; mais parce que toutes se toléroient entr’elles, il ne voyoit jamais s’allumer dans son sein des guerres de religion. Ces éloges qu’on prodigue ici au paganisme, dans la vûe de rendre odieux le Christianisme, ne peuvent venir que de l’ignorance profonde où l’on est sur ce qui constitue deux religions si opposées entre elles par leur génie & par leur caractere. Préférer les tenebres de l’une aux lumieres de l’autre, c’est un excès dont on n’auroit jamais cru des philosophes capables ; si notre siecle ne nous les eût montrés dans ces prétendus beaux esprits, qui se croyent d’autant meilleurs citoyens qu’ils sont moins Chrétiens. L’intolérance de la religion Chrétienne vient de sa perfection, comme la tolérance du paganisme avoit sa source dans son imperfection. Voyez l’art. Tolérance. Mais parce que la religion Chrétienne est intolérante, & qu’en conséquence elle a un grand zele pour s’établir sur la ruine des autres religions, vous avez tort d’en conclure qu’elle produise aussi-tôt tous les maux que votre prévention vous fait attacher à son intolérance. Elle ne consiste pas comme vous pourriez vous l’imaginer, à contraindre les consciences, & à forcer les hommes à rendre à Dieu un culte desavoüé par le cœur, parce que l’esprit n’en connoît pas la vérité. En agissant ainsi, le Christianisme iroit contre ses propres principes, puisque la Divinité ne sauroit agréer un hommage hypocrite, qui lui seroit rendu par ceux que la violence, & non la persuasion, feroient Chrétiens. L’intolérance du Christianisme se borne à ne pas admettre dans sa communion ceux qui voudroient lui associer d’autres religions, & non à les persécuter. Mais pour connoître jusqu’à quel point il doit être réprimant dans les pays où il est devenu la religion dominante, voyez Liberté de conscience. Le Christianisme, je le sai, a eu ses guerres de religion, & les flammes en ont été souvent funestes aux sociétés : cela prouve qu’il n’y a rien de si bon dont la malignité humaine ne puisse abuser. Le fanatisme est une peste qui reproduit de tems en tems des germes capables d’infecter la terre ; mais c’est le vice des particuliers, & non du Christianisme, qui par sa nature est également éloigné des fureurs outrées du fanatisme, & des craintes imbécilles de la superstition. La religion rend le payen superstitieux, & le Mahométan fanatique ; leurs cultes les conduisent là naturellement (Voyez Paganisme, voyez Mahométisme) : mais lorsque le Chrétien s’abandonne à l’un ou l’autre de ces deux excès, dès-lors il agit contre ce que lui prescrit sa religion. En ne croyant rien que ce qui lui est proposé par l’autorité la plus respectable qui soit sur la terre, je veux dire l’Eglise Catholique, il n’a point à craindre que la superstition vienne remplir son esprit de préjugés & d’erreurs. Elle est le partage des esprits foibles & imbécilles, & non de cette société d’hommes qui perpétuée depuis J. C. jusqu’à nous, a transmis dans tous les âges la révelation dont elle est la fidele dépositaire. En se conformant aux maximes d’une religion toute sainte & toute ennemie de la cruauté, d’une religion qui s’est accrue par le sang de ses martyrs, d’une religion enfin qui n’affecte sur les esprits & les cœurs d’autre triomphe que celui de la vérité, qu’elle est bien éloignée de faire recevoir par des supplices ; il ne sera ni fanatique ni enthousiaste, il ne portera point dans sa patrie le fer & la flamme, & il ne prendra point le couteau sur l’autel pour faire des victimes de ceux qui refuseront de penser comme lui. Vous me direz peut-être que le meilleur remede contre le fanatisme & la superstition, seroit de s’en tenir à une religion qui prescrivant au cœur une morale pure, ne commanderoit point à l’esprit une créance aveugle de dogmes qu’il ne comprend pas : les voiles mystérieux qui les enveloppent ne sont propres, dites-vous, qu’à faire des fanatiques & des enthousiastes. Mais raisonner ainsi, c’est bien peu connoître la nature humaine : un culte révélé est nécessaire aux hommes ; c’est le seul frein qui puisse les arrêter. La plûpart des hommes que la seule raison guideroit, feroient des efforts impuissans pour se convaincre des dogmes dont la créance est absolument essentielle à la conservation des états. Demandez aux Socrates, aux Platons, aux Cicérons, aux Séneques, ce qu’ils pensoient de l’immortalité de l’ame ; vous les trouverez flotans & indécis sur cette grande question, de laquelle dépend toute l’Œconomie de la religion & de la république : parce qu’ils ne vouloient s’éclairer que du seul flambeau de la raison, ils marchoient dans une route obscure entre le néant & l’immortalité. La voie des raisonnemens n’est pas faite pour le peuple. Qu’ont gagné les Philosophes avec leurs discours pompeux, avec leur style sublime, avec leurs raisonnemens si artificieusement arrangés ? tant qu’ils n’ont montré que l’homme dans leurs discours, sans y faire intervenir la Divinité, ils ont toûjours trouvé l’esprit du peuple fermé à tous les enseignemens. Ce n’est pas ainsi qu’en agissoient les législateurs, les fondateurs d’état, les instituteurs de religion : pour entraîner les esprits, & les plier à leurs desseins politiques, ils mettoient entre eux & le peuple le dieu qui leur avoit parlé ; ils avoient eu des visions nocturnes, ou des avertissemens divins ; le ton impérieux des oracles se faisoit sentir dans les discours vifs & impétueux qu’ils prononçoient dans la chaleur de l’enthousiasme. C’est en revêtant cet extérieur imposant ; c’est en tombant dans ces convulsions surprenantes, regardées par le peuple comme l’effet d’un pouvoir surnaturel ; c’est en lui présentant l’appas d’un songe ridicule, que l’imposteur de la Mecque osa tenter la foi des crédules humains, & qu’il ébloüit les esprits qu’il avoit sû charmer, en excitant leur admiration, & captivant leur confiance. Les esprits fascinés par le charme vainqueur de son éloquence, ne virent plus dans ce hardi & sublime imposteur, qu’un prophete qui agissoit, parloit, punissoit, ou pardonnoit en Dieu. A Dieu ne plaise que je confonde les révélations dont se glorifie à si juste titre le Christianisme, avec celles que vantent avec ostentation les autres religions ; je veux seulement insinuer par-là qu’on ne réussit à échauffer les esprits, qu’en faisant parler le Dieu dont on se dit l’envoyé, soit qu’il ait véritablement parlé comme dans le Christianisme & le Judaïsme, soit que l’imposture le fasse parler comme dans le Paganisme & le Mahométisme. Or il ne parle point par la voix du philosophe déiste : une religion ne peut donc être utile qu’à titre de religion révélée. Voyez Déisme & Révélation. Forcé de convenir que la religion Chrétienne est la meilleure de toutes les religions pour les états qui ont le bonheur de la voir liée avec leur gouvernement politique, peut-être ne croyez-vous pas qu’elle soit la meilleure de toutes pour tous les pays : « Car, pourrez-vous me dire, quand je supposerois que le Christianisme a sa racine dans le ciel, tandis que les autres religions ont la leur sur terre, ce ne seroit pas une raison (à considérer les choses en politique & non en théologien) pour qu’on dût lui donner la préférence sur une religion qui depuis plusieurs siecles seroit reçûe dans un pays, & qui par conséquent y seroit comme naturalisée. Pour introduire ce grand changement, il faudroit d’un côté compenser les avantages qu’une meilleure religion procureroit à l’état, & de l’autre les inconvéniens qui résultent d’un changement de religion. C’est la combinaison exacte de ces divers avantages avec ces divers inconvéniens, toûjours impossible à faire, qui avoit donné lieu parmi les anciens à cette maxime si sage, qu’il ne faut jamais toucher à la religion dominante d’un pays, parce que dans cet ébranlement où l’on met les esprits, il est à craindre qu’on ne substitue des soupçons contre les deux religions, à une ferme croyance pour une ; & par-là on risque de donner à l’état, au moins pour quelque tems, de mauvais citoyens & de mauvais fideles. Mais une autre raison qui doit rendre la politique extrèmement circonspecte, en fait de changement de religion, c’est que la religion ancienne est liée à la constitution d’un état, & que la nouvelle n’y tient point ; que celle-là s’accorde avec le climat, & que souvent la nouvelle s’y refuse. Ce sont ces raisons, & autres semblables, qui avoient déterminé les anciens législateurs à confirmer les peuples dans la religion de leurs ancêtres, tout convaincus qu’ils fussent que ces religions étoient contraires par bien des endroits aux intérêts politiques, & qu’on pouvoit les changer en mieux. Que conclure de tout ceci ? que c’est une très-bonne loi civile, lorsque l’état est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre, fût-ce même la Chrétienne ». C’est sans doute une maxime très-sensée & très-conforme à la bonne politique, de ne point souffrir l’établissement d’une autre religion dans un état où la religion nationale est la meilleure de toutes : mais cette maxime est fausse & devient dangereuse, lorsque la religion nationale n’a pas cet auguste caractere ; car alors s’opposer à l’établissement d’une religion la plus parfaite de toutes, & par cela même la plus conforme au bien de la société, c’est priver l’état des grands avantages qui pourroient lui en revenir. Ainsi dans tous les pays & dans tous les tems, ce sera une très-bonne loi civile de favoriser, autant qu’il sera possible, les progrès du Christianisme ; parce que cette religion, encore qu’elle ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, est pourtant de toutes les religions celle qui peut le plus contribuer à notre bonheur dans celle-ci. Son extrème utilité vient de ses préceptes & de ses conseils, qui tendent tous à conserver les mœurs. Il n’a point le défaut de l’ancien Paganisme, dont les dieux autorisoient par leur exemple les vices, enhardissoient les crimes, & allarmoient la timide innocence ; dont les fêtes licentieuses deshonoroient la divinité par les plus infâmes prostitutions & les plus sales débauches ; dont les mysteres & les cérémonies choquoient la pudeur ; dont les sacrifices cruels faisoient frémir la nature, en répandant le sang des victimes humaines que le fanatisme avoit dévoilées à la mort pour honorer ses dieux. Il n’a point non plus le défaut du Mahométisme, qui ne parle que de glaive, n’agit sur les hommes qu’avec cet esprit destructeur qui l’a fondé, & qui nourrit ses frénétiques sectateurs dans une indifférence pour toutes choses ; suite nécessaire du dogme d’un destin rigide qui s’est introduit dans cette religion. S’il ne nie pas avec la religion de Confucius l’immortalité de l’ame, il n’en abuse pas aussi comme on le fait encore aujourd’hui au Japon, à Macassar, & dans plusieurs autres endroits de la terre, où l’on voit des femmes, des esclaves, des sujets, des amis, se tuer pour aller servir dans l’autre monde l’objet de leur respect & de leur amour. Cette cruelle coûtume si destructive de la société, émane moins directement, selon la remarque de l’illustre auteur de l’esprit des lois, du dogme de l’immortalité de l’ame, que de celui de la résurrection des corps ; d’où l’on a tiré cette conséquence, qu’après la mort un même individu auroit les mêmes besoins, les mêmes sentimens, les mêmes passions. Le Christianisme non-seulement établit ce dogme, mais il sait encore admirablement bien le diriger : « Il nous fait espérer, dit cet auteur, un état que nous croyons, non pas un état que nous sentions ou que nous connoissions ; tout, jusqu’à la résurrection des corps, nous mene à des idées spirituelles ». Il n’a pas non plus l’inconvénient de faire regarder comme indifférent ce qui est nécessaire, ni comme nécessaire ce qui est indifférent. Il ne défend pas comme un péché, & même un crime capital, de mettre le couteau dans le feu, de s’appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre ; ces défenses sont bonnes pour la religion que Gengiskam donna aux Tartares : mais le Christianisme défend ce que cette autre religion regarde comme très-licite, de violer la foi, de ravir le bien d’autrui, de faire injure à un homme, de le tuer. La religion des habitans de l’île de Formose leur ordonne d’aller nuds en certaines saisons, & les menace de l’enfer s’ils mettent des vêtemens de toile & non pas de soie, s’ils vont chercher des huîtres, s’ils agissent sans consulter le chant des oiseaux ; mais en revanche elle leur permet l’ivrognerie & le déreglement avec les femmes, elle leur persuade même que les débauches de leurs enfans sont agréables à leurs dieux. Le Christianisme est trop plein de bon sens pour qu’on lui reproche des lois si ridicules. On croit chez les Indiens que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante ; que ceux qui meurent sur les bords de ce fleuve sont exempts des peines de l’autre vie, & qu’ils habitent une région pleine de délices : en conséquence d’un dogme si pernicieux pour la société, on envoye des lieux les plus reculés des urnes pleines des cendres des morts pour les jetter dans le Gange. Qu’importe, dit à ce sujet l’auteur de l’esprit des lois, qu’on vive vertueusement ou non ? on se fera jetter dans le Gange. Mais quoique dans la religion Chrétienne il n’y ait point de crime qui par sa nature soit inexpiable, cependant, comme le remarque très-bien cet auteur à qui je dois toutes ces réflexions, elle fait assez sentir que toute une vie peut l’être ; qu’il seroit très-dangereux de fatiguer la miséricorde par de nouveaux crimes & de nouvelles expiations ; qu’inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d’en contracter de nouvelles, de combler la mesure, & d’aller jusqu’au terme où la bonté paternelle finit. Voyez Pénitence & Impénitence finale. Mais pour mieux connoître les avantages que le Christianisme procure aux états, rassemblons ici quelques-uns des traits avec lesquels il est peint dans le liv. XXIV. ch. iij. de l’esprit des lois. « Si la religion Chrétienne est éloignée du pur despotisme, c’est que la douceur étant si recommandée dans l’évangile, elle s’oppose à la colere despotique avec laquelle le prince se feroit justice & exerceroit ses cruautés. Cette religion défendant la pluralité des femmes, le princes y sont moins renfermés, moins séparés de leurs sujets, & par conséquent plus hommes ; ils sont plus disposés à se faire des lois, & plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout. Pendant que les princes Mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion chez les Chrétiens rend les princes moins timides, & par conséquent moins cruels. Chose admirable ! la religion Chrétienne qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. C’est la religion Chrétienne qui malgré la grandeur de l’empire & le vice du climat, a empêché le despotisme de s’établir en Ethiopie, & a porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe & ses lois. Le prince héritier de l’Ethiopie joüit d’une principauté, & donne aux autres sujets l’exemple de l’amour & de l’obéissance. Tout près de-là on voit le Mahométisme faire renfermer les enfans du roi de Sennao ; à sa mort le conseil les envoye égorger en faveur de celui qui monte sur le throne. Que l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois & des chefs Grecs & Romains, & de l’autre la destruction des peuples & des villes par ces mêmes chefs, Thimur & Gengiskan qui ont dévasté l’Asie ; & nous verrons que nous devons au Christianisme, & dans le gouvernement un certain droit politique, & dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne sauroit assez reconnoître. C’est ce droit des gens qui fait que parmi nous la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses, la vie, la liberté, les lois, les biens, & toûjours la religion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même ». Qu’on me montre un seul défaut dans le Christianisme, ou même quelqu’autre religion sans de très grands défauts, & je consentirai volontiers qu’il soit réprimé dans tous les états où il n’est pas la religion nationale. Mais aussi si le Christianisme se lie très-bien par sa constitution avec les intérêts politiques, & si toute autre religion cause toûjours par quelque endroit de grands desavantages aux sociétés civiles, quelle raison politique pourroit s’opposer à son établissement dans les lieux où il n’est pas reçû ? La meilleure religion pour un état est celle qui conserve le mieux les mœurs : or puisque le Christianisme a cet avantage sur toutes les religions, ce seroit pécher contre la saine politique que de ne pas employer, pour favoriser ses progrès, tous les ménagemens que suggere l’humaine prudence. Comme les peuples en général sont très-attachés à leurs religions, les leur ôter violemment, ce seroit les rendre malheureux, & les révolter contre cette même religion qu’on voudroit leur faire adopter : il faut donc les engager par la voie de la douce persuasion à changer eux-mêmes la religion de leurs peres, pour en embrasser une qui la condamne. C’est ainsi qu’autrefois le Christianisme se répandit dans l’empire Romain, & dans tous les lieux où il est & où il a été dominant : cet esprit de douceur & de modération qui le caractérise ; cette soûmission respectueuse envers les souverains (quelle que soit leur religion) qu’il ordonne à tous ses sectateurs ; cette patience invincible qu’il opposa aux Nérons & aux Dioclétiens qui le persécuterent, quoique assez fort pour leur résister, & pour repousser la violence par la violence : toutes ces admirables qualités, jointes à une morale pure & sublime qui en étoit la source, le firent recevoir dans ce vaste empire. Si dans ce grand changement qu’il produisit dans les esprits, le repos de l’empire fut un peu troublé, son harmonie un peu altérée, la faute en est au Paganisme, qui s’arma de toutes les passions pour combattre le Christianisme qui détruisoit par-tout ses autels, & forçoit au silence les oracles menteurs de ses dieux. C’est une justice qu’on doit au Christianisme, que dans toutes les séditions qui ont ébranlé l’empire Romain jusque dans ses fondemens, aucun de ses enfans ne s’est trouvé complice des conjurations formées contre la vie des empereurs. J’avoue que le Christianisme, en s’établissant dans l’empire Romain, y a occasionné des tempêtes, & qu’il lui a enlevé autant de citoyens, qu’il y a eu de martyrs dont le sang a été versé à grands flots par le Paganisme aveugle dans sa fureur ; j’avoue même que ces victimes ont été les plus sages, les plus courageux, & les meilleurs des sujets : mais une religion aussi parfaite que le Christianisme, qui abolissoit la cruelle coûtume d’immoler des hommes, & qui détruisant les dieux adorés par la superstition, frappoit du même coup sur les vices qu’ils autorisoient par leur exemple ; une telle religion, dis-je, étoit-elle donc trop achetée par le sang Chrétien qui couloit sous le glaive homicide des tyrans ? Si les Anglois ne regrettent pas des flots de sang dans lesquels ils prétendent avoir noyé l’idole du despotisme, s’ils croyent s’en être dédommagés par l’heureuse constitution de leur gouvernement, dont la liberté politique est l’ame ; pense-t-on que le Christianisme puisse laisser des regrets dans le cœur des peuples qui l’ont reçû, quoiqu’il ne s’y soit cimenté que par le sang de plusieurs de ses enfans ? Non sans doute ; il a produit dans la société trop de bien, pour qu’elle ne lui pardonne pas quelques maux nécessairement occasionnés par son établissement. Que prétend-on faire signifier à ces mots, que la religion ancienne est liée à la constitution d’un état, & que la nouvelle n’y tient point ? Si cette religion est mauvaise, dès-lors son vice intérieur influe sur la constitution même de l’état à laquelle elle se lie ; & par conséquent il importe au bonheur de cet état que sa constitution soit changée, puisqu’il n’y a de bonne constitution que celle qui conserve les mœurs. M’alléguerez-vous la nature du climat, auquel se refuse le Christianisme ? Mais quand il seroit vrai qu’il est des climats où la Physique a une telle force que la Morale n’y peut presque rien, est-ce une raison pour l’en bannir ? Plus les vices du climat sont laissés dans une grande liberté, plus ils peuvent causer de desordres ; & par conséquent c’est dans ces climats que la religion doit être plus réprimante. Quand la puissance physique de certains climats viole la loi naturelle des deux sexes, & celle des êtres intelligens ; c’est à la religion à forcer la nature du climat, & à rétablir les lois primitives. Dans les lieux de l’Europe, de l’Afrique, & de l’Asie, où habite aujourd’hui la mollesse Mahométane, & qui sont devenus pour elle des séjours de volupté, le Christianisme avoit su autrefois y forcer la nature du climat, jusqu’au point d’y établir l’austérité, & d’y faire fleurir la continence, tant est grande la force qu’ont sur l’homme la religion & la vérité. Voyez Religion.
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Principes philosophiques sur la matière et le mouvement
# Principes philosophiques sur la matière et le mouvement Je ne sais en quel sens les philosophes ont supposé que la matière était indifférente au mouvement et au repos. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que tous les corps gravitent les uns sur les autres ; c’est que toutes les particules des corps gravitent les unes sur les autres ; c’est que, dans cet univers, tout est en translation ou in nisu, ou en translation et in nisu à la fois. Cette supposition des philosophes ressemble peut-être à celle des géomètres, qui admettent des points sans aucune dimension ; des lignes, sans largeur ni profondeur ; des surfaces, sans épaisseur ; ou peut-être parlent-ils du repos relatif d’une masse à une autre. Tout est dans un repos relatif en un vaisseau battu par la tempête. Rien n’y est en un repos absolu, pas même les molécules agrégatives, ni du vaisseau, ni des corps qu’il renferme. S’ils ne conçoivent pas plus de tendance au repos qu’au mouvement, dans un corps quelconque, c’est qu’apparemment ils regardent la matière comme homogène ; c’est qu’ils font abstraction de toutes les qualités qui lui sont essentielles ; c’est qu’ils la considèrent comme inaltérable dans l’instant presque indivisible de leur spéculation ; c’est qu’ils raisonnent du repos relatif d’un agrégat à un autre agrégat ; c’est qu’ils oublient que, tandis qu’ils raisonnent de l’indifférence du corps au mouvement ou au repos, le bloc de marbre tend à sa dissolution ; c’est qu’ils anéantissent par la pensée, et le mouvement général qui anime tous les corps, et leur action particulière des uns sur les autres qui les détruit tous ; c’est que cette indifférence, quoique fausse en elle-même, mais momentanée, ne rendra pas les lois du mouvement erronées. Le corps, selon quelques philosophes, est, pur lui-même, sans action et sans force ; c’est une terrible fausseté, bien contraire à toute bonne physique, à toute bonne chimie : par lui-même, par la nature de ses qualités essentielles, soit qu’on le considère en molécules, soit qu’on le considère en masse, il est plein d’action et de force. Pour vous représenter le mouvement, ajoutent-ils, outre la matière existante, il vous faut imaginer une force qui agisse sur elle. Ce n’est pas cela : la molécule, douée d’une qualité propre à sa nature, par elle-même est une force active. Elle s’exerce sur une autre molécule qui s’exerce sur elle. Tous ces paralogismes-là tiennent à la fausse supposition de la matière homogène. Vous qui imaginez si bien la matière en repos, pouvez-vous imaginer le feu en repos ? Tout, dans la nature, a son action diverse, comme cet amas de molécules que vous appelez le feu. Dans cet amas que vous appelez feu, chaque molécule a sa nature, son action. Voici la vraie différence du repos et du mouvement ; c’est que le repos absolu est un concept abstrait qui n’existe point en nature, et que le mouvement est une qualité aussi réelle que la longueur, la largeur et la profondeur. Que m’importe ce qui se passe dans votre tête ? Que m’importe que vous regardiez la matière comme homogène ou comme hétérogène ? Que m’importe que, faisant abstraction de ses qualités, et ne considérant que son existence, vous la voyiez en repos ? Que m’importe qu’en conséquence vous cherchiez une cause qui la meuve ? Vous ferez de la géométrie et de la métaphysique tant qu’il vous plaira ; mais moi, qui suis physicien et chimiste ; qui prends les corps dans la nature, et non dans ma tête ; je les vois existants, divers, revêtus de propriétés et d’actions, et s’agitant dans l’univers comme dans le laboratoire, où une étincelle ne se trouve point à côté de trois molécules combinées de salpêtre, de charbon et de soufre, sans qu’il s’ensuive une explosion nécessaire. La pesanteur n’est point une tendance au repos ; c’est une tendance au mouvement local. Pour que la matière soit mue, dit-on encore, il faut une action, une force ; oui, ou extérieure à la molécule, ou inhérente, essentielle, intime à la molécule, et constituant sa nature de molécule ignée, aqueuse, nitreuse, alkaline, sulfureuse : quelle que soit cette nature, il s’ensuit force, action d’elle hors d’elle, action des autres molécules sur elle. La force, qui agit sur la molécule, s’épuise ; la force intime de la molécule ne s’épuise point. Elle est immuable, éternelle. Ces deux forces peuvent produire deux sortes de nisus ; la première, un nisus qui cesse ; la seconde, un nisus qui ne cesse jamais. Donc il est absurde de dire que la matière a une opposition réelle au mouvement. La quantité de force est constante dans la nature ; mais la somme des nisus et la somme des translations sont variables. Plus la somme des nisus est grande, plus la somme des translations est petite ; et, réciproquement, plus la somme des translations est grande, plus la somme des nisus est petite. L’incendie d’une ville accroît tout à coup d’une quantité prodigieuse la somme des translations. Un atome remue le monde ; rien n’est plus vrai ; cela l’est autant que l’atome remué par le monde : puisque l’atome a sa force propre, elle ne peut être sans effet. Il ne faut jamais dire, quand on est physicien, le corps comme corps ; car ce n’est plus faire de la physique ; c’est faire des abstractions qui ne mènent à rien. Il ne faut pas confondre l’action avec la masse. Il peut y avoir grande masse et petite action. Il peut y avoir petite masse et grande action. Une molécule d’air fait éclater un bloc d’acier. Quatre grains de poudre suffisent pour diviser un rocher. Oui, sans doute, quand on compare un agrégat homogène à un autre agrégat de même matière homogène ; quand on parle de l’action et de la réaction de ces deux agrégats ; leurs énergies relatives sont en raison directe des masses. Mais quand il s’agit d’agrégats hétérogènes, de molécules hétérogènes, ce ne sont plus les mêmes lois. Il y a autant de lois diverses, qu’il y a de variétés dans la force propre et intime de chaque molécule élémentaire et constitutive des corps. Le corps résiste au mouvement horizontal. Qu’est-ce que cela signifie ? On sait bien qu’il y a une force générale et commune à toutes les molécules du globe que nous habitons, force qui les presse selon une certaine direction perpendiculaire, ou à peu près, à la surface du globe ; mais cette force générale et commune est contrariée par cent mille autres. Un tube de verre échauffé fait voltiger les feuilles de l’or. Un ouragan remplit l’air de poussière ; la chaleur volatilise l’eau, l’eau volatilisée emporte avec elle des molécules de sel ; tandis que cette masse d’airain presse la terre, l’air agit sur elle, met sa première surface en une chaux métallique, commence la destruction de ce corps : ce que je dis des masses doit être entendu des molécules. Toute molécule doit être considérée comme actuellement animée de trois sortes d’actions ; l’action de pesanteur ou de gravitation ; l’action de sa force intime et propre à sa nature d’eau, de feu, d’air, de soufre ; et l’action de toutes les autres molécules sur elle : et il peut arriver que ces trois actions soient convergentes ou divergentes. Convergentes, alors la molécule a l’action la plus forte dont elle puisse être douée. Pour se faire une idée de cette action la plus grande possible, il faudrait, pour ainsi dire, faire une foule de suppositions absurdes, placer une molécule dans une situation tout à fait métaphysique. En quel sens peut-on dire qu’un corps résiste d’autant plus au mouvement, que sa masse est plus grande ? Ce n’est pas dans le sens que, plus sa masse est grande, plus sa pression contre un obstacle est faible ; il n’y a pas un crocheteur qui ne sache le contraire : c’est seulement relativement à une direction opposée à sa pression. Dans cette direction, il est certain qu’il résiste d’autant plus au mouvement, que sa masse est plus grande. Dans la direction de la pesanteur, il n’est pas moins certain que sa pression ou force, ou tendance au mouvement, s’accroît en raison de sa masse. Qu’est-ce que tout cela signifie donc ? Rien. Je ne suis point surpris de voir tomber un corps, pas plus que de voir la flamme s’élever en haut ; pas plus que de voir l’eau agir en tout sens, et peser, eu égard à sa hauteur et à sa base, en sorte qu’avec une médiocre quantité de fluide, je puis faire briser les vases les plus solides ; pas plus que de voir la vapeur en expansion dissoudre les corps les plus durs dans la machine de Papin, élever les plus pesants dans la machine à feu. Mais j’arrête mes yeux sur l’amas général des corps ; je vois tout en action et en réaction ; tout se détruisant sous une forme ; tout se recomposant sous une autre ; des sublimations, des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces, phénomènes incompatibles avec l’homogénéité de la matière ; d’où je conclus qu’elle est hétérogène ; qu’il existe une infinité d’éléments divers dans la nature ; que chacun de ces éléments, par sa diversité, a sa force particulière, innée, immuable, éternelle, indestructible ; et que ces forces intimes au corps ont leurs actions hors du corps : d’où naît le mouvement ou plutôt la fermentation générale dans l’univers. Que font les philosophes dont je réfute ici les erreurs et les paralogismes ? Ils s’attachent à une seule et unique force, peut-être commune à toutes les molécules de la matière ; je dis peut-être, car je ne serais point surpris qu’il y eût dans la nature telle molécule qui, jointe à une autre, rendît le mixte résultant plus léger. Tous les jours, dans le laboratoire, on volatilise un corps inerte par un corps inerte : et lorsque ceux qui, ne considérant pour toute action dans l’univers que celle de la gravitation, en ont conclu l’indifférence de la matière au repos ou au mouvement, ou plutôt la tendance de la matière au repos, ils croient avoir résolu la question, tandis qu’ils ne l’ont pas seulement effleurée. Lorsqu’on regarde le corps comme plus ou moins résistant, et cela non comme pesant ou tendant au centre des graves, on lui reconnaît déjà une force, une action propre et intime ; mais il en a bien d’autres, entre lesquelles les unes s’exercent en tout sens, et d’autres ont des directions particulières. La supposition d’un être quelconque, placé hors de l’univers matériel, est impossible. Il ne faut jamais faire de pareilles suppositions, parce qu’on n’en peut jamais rien inférer. Tout ce qu’on dit de l’impossibilité de l’accroissement du mouvement ou de la vitesse, porte à-plomb contre l’hypothèse de la matière homogène. Mais qu’est-ce que cela fait à ceux qui déduisent le mouvement dans la matière, de son hétérogénéité ? La supposition d’une matière homogène est bien sujette à d’autres absurdités. Si on ne s’obstine pas à considérer les choses dans sa tête, mais dans l’univers, on se convaincra, par la diversité des phénomènes, de la diversité des matières élémentaires ; de la diversité des forces ; de la diversité des actions et des réactions ; de la nécessité du mouvement : et, toutes ces vérités admises, on ne dira plus : je vois la matière comme existante ; je la vois d’abord en repos ; car on sentira que c’est faire une abstraction dont on ne peut rien conclure. L’existence n’entraîne ni le repos ni le mouvement ; mais l’existence n’est pas la seule qualité des corps. Tous les physiciens qui supposent la matière indifférente au mouvement et au repos, n’ont pas des idées nettes de la résistance. Pour qu’ils pussent conclure quelque chose de la résistance, il faudrait que cette qualité s’exerçât indistinctement en tout sens, et que son énergie fût la même selon toute direction. Alors ce serait une force intime, telle que celle de toute molécule ; mais cette résistance varie autant qu’il y a de directions dans lesquelles le corps peut être poussé ; elle est plus grande verticalement qu’horizontalement. La différence de la pesanteur et de la force d’inertie, c’est que la pesanteur ne résiste pas également selon toutes directions ; au lieu que la force d’inertie résiste également selon toutes directions. Et pourquoi la force d’inertie n’opérerait-elle pas l’effet de retenir le corps dans son état de repos et dans son état de mouvement, et cela par la seule notion de résistance proportionnée à la quantité de matière ? La notion de résistance pure s’applique également au repos et au mouvement ; au repos, quand le corps est en mouvement ; au mouvement, quand le corps est en repos. Sans cette résistance, il ne pourrait y avoir de choc avant le mouvement, ni d’arrêt après le choc ; car le corps ne serait rien. Dans l’expérience de la boule suspendue par un fil, la pesanteur est détruite. La boule tire autant le fil, que le fil tire la boule. Donc la résistance du corps vient de la seule force d’inertie. Si le fil tirait plus la boule que la pesanteur, la boule monterait. Si la boule était plus tirée par la pesanteur que par le fil, elle descendrait, etc., etc.
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Les Confessions (Augustin)
# Les Confessions (Augustin) * Livre premier * Livre deuxième * Livre troisième * Livre quatrième * Livre cinquième * Livre sixième * Livre septième * Livre huitième * Livre neuvième * Livre dixième * Livre onzième * Livre douzième * Livre treizième
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_du_libre_arbitre
Traité du libre arbitre
# Traité du libre arbitre ### TABLE DES MATIÈRES Les deux premiers livres sont traduits par M. l’abbé DEFOURNY. Le troisième livre est traduit par M. l’abbé RAULX. * ↑ Cet ouvrage est dirigé contre les Manichéens, comme saint Augustin le répète plusieurs fois au livre des Rétractations. (Lib. I, ch. IX). Il a été commencé en l’an de Jésus-Christ 388, et terminé en 395.
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La Logique de la science/Première partie
# La Logique de la science/Première partie ## LA LOGIQUE DE LA SCIENCE ### PREMIÈRE PARTIE Comment se fixe la croyance #### I On se soucie peu généralement d’étudier la logique, car chacun se considère comme suffisamment versé déjà dans l’art de raisonner. Mais il est à remarquer qu’on n’applique cette satisfaction qu’à son propre raisonnement sans l’étendre à celui des autres. Le pouvoir de tirer des conséquences des prémisses est de toutes nos facultés celle à la pleine possession de laquelle nous atteignons en dernier lieu, car c’est moins un don naturel qu’un art long et difficile. L’histoire du raisonnement fournirait le sujet d’un grand ouvrage. Au moyen âge, les scolastiques, suivant l’exemple des Romains, firent de la logique, après la grammaire, le premier sujet des études d’un enfant, comme étant très-facile. Elle l’était de la façon qu’ils la comprenaient. Le principe fondamental était, selon eux, que toute connaissance a pour base l’autorité ou la raison. Mais tout ce qui est déduit par la raison repose en fin de compte sur des prémisses émanant de l’autorité. Par conséquent, dès qu’un jeune homme était rompu aux procédés du syllogisme, son arsenal intellectuel passait pour complet. Roger Bacon, ce remarquable génie qui, au milieu du xiiiᵉ siècle, eut presque l’esprit scientifique, n’apercevait dans la conception scolastique du raisonnement qu’un obstacle à la vérité. Il voyait que seule l’expérience apprend quelque chose. Pour nous, c’est là une proposition qui semble facilement intelligible, parce que les générations passées nous ont légué une notion exacte de l’expérience. À Bacon, elle paraissait aussi parfaitement claire, parce que ses difficultés ne s’étaient pas encore dévoilées. De tous les genres d’expériences, le meilleur, pensait-il, était une intuition, une lumière intime qui apprend sur la nature bien des choses que les sens ne pourraient jamais découvrir : par exemple, la transmutation des espèces. Quatre siècles plus tard, l’autre Bacon, le plus célèbre, dans le premier livre du Novum Organum, donnait sa définition si claire de l’expérience, comme d’un procédé qui doit rester ouvert à la vérification et au contrôle. Toutefois, si supérieure aux idées plus anciennes que soit la définition de lord Bacon, le lecteur moderne, qui ne s’extasie pas devant sa hautaine éloquence, est surtout frappé de l’insuffisance de ses vues sur la méthode scientifique. Il suffirait de faire quelques grosses expériences, d’en résumer les résultats suivant certaines formes déterminées, de les effectuer selon la règle en écartant tout ce qui est prouvé faux et acceptant l’hypothèse qui subsiste seule après cela ; de cette façon, la science de la nature serait complète au bout de peu d’années. Quelle doctrine ! « Il a écrit sur la science en grand chancelier, » a-t-on dit. Cette remarque est vraie. Les premiers savants, Kopernik, Tycho-Brahé, Képler, Galilée et Gilbert, eurent des méthodes plus semblables à celles des modernes. Képler entreprit de tracer la courbe des positions de Mars. Le plus grand service qu’il ait rendu à la science a été de prémunir l’esprit humain de cette idée : que c’était ainsi qu’il fallait agir si l’on voulait faire avancer l’astronomie ; qu’on ne devait pas se contenter de rechercher si tel système d’épicycles était meilleur que tel autre, mais qu’il fallait s’appuyer sur des chiffres et trouver ce que la courbe cherchée était en réalité. Il y parvint en déployant une énergie et un courage incomparables, s’attardant longuement, et d’une manière, pour nous, inconcevable, d’hypothèses en hypothèses irrationnelles, jusqu’à ce qu’après en avoir épuisé vingt et une, et simplement parce qu’il était à bout d’invention, il tomba sur l’orbite qu’un esprit bien pourvu des armes de la logique moderne aurait essayé presque tout d’abord. C’est ainsi que tout ouvrage scientifique assez important pour vivre dans la mémoire de quelques générations témoigne de ce qu’il y avait de défectueux dans l’art de raisonner, à l’époque où il fut écrit, et chaque pas en avant fait dans la science a été un enseignement dans la logique. C’est ce qui eut lieu quand Lavoisier et ses contemporains entreprirent l’étude de la chimie. La vieille maxime des chimistes avait été : « Lege, lege, lege, labora, ora, et relege. » La méthode de Lavoisier ne fut pas de lire et de prier, ni de rêver que quelque opération chimique longue et compliquée aurait un certain effet ; de l’exécuter avec une patience désespérante ; puis, après un insuccès inévitable, de rêver qu’avec quelque modification on obtiendrait un autre résultat ; puis de publier le dernier rêve comme réalité. Sa méthode était de transporter son esprit dans son laboratoire et de faire de ses alambics et de ses cornues des instruments de travail intellectuel. Il faisait concevoir d’une façon nouvelle le raisonnement comme une opération qui devait se faire les yeux ouverts, en maniant des objets réels au lieu de mots et de chimères. La controverse sur le darwinisme est de même en grande partie une question de logique. Darwin a proposé d’appliquer la méthode statistique à la biologie. C’est ce qu’on a fait dans une science fort différente pour la théorie des gaz. Sans pouvoir dire ce que serait le mouvement de telle molécule particulière d’un gaz, dans une certaine hypothèse sur la constitution de cette classe de corps, Clausius et Maxwell ont cependant pu, par l’application de la théorie des probabilités, prédire qu’en moyenne telle ou telle proportion de molécules acquerrait dans des circonstances données telles ou telles vitesses, que dans chaque seconde se produirait tel et tel nombre de collisions, etc. De ces données, ils ont pu déduire certaines propriétés des gaz, spécialement en ce qui touche à leurs relations caloriques. C’est ainsi que Darwin, sans pouvoir dire quels seraient sur un individu quelconque les effets de la variation et de la sélection naturelle, démontre qu’à la longue ces lois adapteront les animaux à leur milieu. Les formes animales existantes sont-elles ou non dues à l’action de ces lois ? quelle place doit-on donner à cette théorie ? Tout cela forme le sujet d’une controverse dans laquelle les questions de fait et les questions de logique s’entremêlent d’une singulière façon. #### II Le but du raisonnement est de découvrir par l’examen de ce qu’on sait déjà quelque autre chose qu’on ne sait pas encore. Par conséquent, le raisonnement est bon s’il est tel qu’il puisse donner une conclusion vraie tirée de prémisses vraies ; autrement, il ne vaut rien. Sa validité est donc ainsi purement une question de fait et non d’idée. A étant les prémisses, et B la conclusion, la question consiste à savoir si ces faits sont réellement dans un rapport tel, que si A est, B est. Si oui, l’inférence est juste ; si non, non. La question n’est pas du tout de savoir si, les prémisses étant acceptées par l’esprit, nous avons une propension à accepter aussi la conclusion. Il est vrai qu’en général nous raisonnons juste naturellement. Mais ceci n’est logiquement qu’un accident. Une conclusion vraie resterait vraie si nous n’avions aucune propension à l’accepter, et la fausse resterait fausse, bien que nous ne pussions résister à la tendance d’y croire. Certainement, l’homme est, somme toute, un être logique ; mais il ne l’est pas complètement. Par exemple, nous sommes pour la plupart portés à la confiance et à l’espoir, plus que la logique ne nous y autoriserait. Nous semblons faits de telle sorte que, en l’absence de tout fait sur lequel nous appuyer, nous sommes heureux et satisfaits de nous-mêmes ; en sorte que l’expérience a pour effet de contredire sans cesse nos espérances et nos aspirations. Cependant l’application de ce correctif durant toute une vie ne déracine pas ordinairement cette disposition à la confiance. Quand l’espoir n’est entamé par aucune expérience, il est vraisemblable que cet optimisme est extravagant. L’esprit de logique dans les choses pratiques est une des plus utiles qualités que puisse posséder un être vivant, et peut, par conséquent, être un résultat de l’action de la sélection naturelle. Mais, les choses pratiques mises à part, il est probablement plus avantageux à l’être vivant d’avoir l’esprit plein de visions agréables et encourageantes, quelle qu’en soit d’ailleurs la vérité. Donc, sur les sujets non pratiques, la sélection naturelle peut produire une tendance d’esprit décevante. Ce qui nous détermine à tirer de prémisses données une conséquence plutôt qu’une autre est une certaine habitude d’esprit, soit constitutionnelle, soit acquise. Cette habitude d’esprit est bonne ou ne l’est pas, suivant qu’elle porte ou non à tirer des conclusions vraies de prémisses vraies. Une inférence est considérée comme bonne ou mauvaise, non point d’après la vérité ou la fausseté de ses conclusions dans un cas spécial, mais suivant que l’habitude d’esprit qui la détermine est ou non de nature à donner en général des conclusions vraies. L’habitude particulière d’esprit qui conduit à telle ou telle inférence peut se formuler en une proposition dont la vérité dépend de la validité des inférences déterminées par cette habitude d’esprit. Une semblable formule est appelée principe directeur d’inférence. Supposons, par exemple, qu’on observe qu’un disque de cuivre en rotation vient promptement à s’arrêter quand on le place entre les deux pôles d’un aimant et que nous inférions que ceci arrivera à tous les disques de cuivre. Le principe directeur est ici que ce qui est vrai d’un morceau de cuivre est vrai d’un autre. Ce principe directeur serait plus valide appliqué au cuivre qu’à toute autre substance, le bronze par exemple. On pourrait faire un livre pour relever les plus importants de ces principes directeurs du raisonnement. Ce livre, nous l’avouons, ne serait peut-être d’aucune utilité aux personnes dont toutes les pensées sont tournées vers les choses pratiques et dont l’activité se déploie dans des sentiers tout à fait battus. Les problèmes qui s’offrent à de tels esprits sont affaires de routine qu’on a, une fois pour toutes, appris à traiter en apprenant sa profession. Mais qu’un homme s’aventure sur un terrain qui ne lui est pas familier ou sur lequel les résultats de ses raisonnements ne sont pas sans cesse corrigés par l’expérience, l’histoire tout entière montre que la plus virile intelligence sera souvent désorientée et gaspillera ses efforts dans des directions qui ne la rapprocheront pas du but, qui même l’entraîneront d’un côté tout opposé. C’est comme un navire en pleine mer et à bord duquel personne ne connaît les règles de la navigation. En pareil cas, une étude sommaire des principes directeurs du raisonnement serait certainement utile. Le sujet, toutefois, pourrait à peine se traiter s’il n’était d’abord limité, car presque tout fait peut servir de principe directeur. Mais les faits se trouveront être divisés en deux classes : l’une comprend tous ceux qui sont absolument essentiels comme principes directeurs ; l’autre renferme tous ceux qui offrent un autre genre quelconque d’intérêt comme objet d’investigation. Cette distinction existe entre les faits qui sont nécessairement considérés comme admis lorsqu’on demande si certaine conclusion découle de certaines prémisses, et ceux dont l’existence n’est pas impliquée par cette question. Un instant de réflexion fera voir qu’une certaine catégorie de faits est admise dès qu’on pose cette question logique. Il est implicitement entendu, par exemple, qu’il existe des états d’esprit tels que le doute et la croyance ; que le passage est possible de l’un à l’autre, l’objet de la pensée restant le même, et que cette transition est soumise à des règles qui gouvernent toutes les intelligences. Comme ce sont là des faits que nous devons déjà connaître, avant de pouvoir posséder la moindre conception claire du raisonnement, on ne peut supposer qu’il puisse y avoir encore grand intérêt à en rechercher l’exactitude et la fausseté. D’autre part, il est facile de croire que les règles les plus essentielles du raisonnement sont celles qui se déduisent de la notion même de ce procédé, et, tant que le raisonnement s’y conformera, il est certain que, pour le moins, il ne tirera point des conclusions fausses de prémisses vraies. En réalité, l’importance des faits qu’on peut déduire des postulats impliqués dans une question logique se trouve être plus grande qu’on ne l’eût supposé, et cela pour des raisons qu’il est difficile de faire voir au début de notre étude. La seule que je me bornerai à mentionner est que des concepts qui sont en réalité des produits d’une opération de logique, sans qu’ils paraissent tels au premier abord, se mêlent à nos pensées ordinaires et causent fréquemment de grandes confusions. C’est ce qui a lieu, par exemple, avec le concept de qualité. Une qualité prise en elle-même n’est jamais connue par l’observation. On peut voir qu’un objet est bleu ou vert, mais la qualité bleu ou la qualité vert ne sont point choses qu’on voit, ce sont les produits d’une opération de logique. La vérité est que le sens commun, c’est-à-dire la pensée quand elle commence à s’élever au-dessus du niveau de la pratique étroite, est profondément imprégné de cette fâcheuse qualité logique à laquelle on applique communément le nom d’esprit métaphysique. Rien ne peut l’en débarrasser, sinon une bonne discipline logique. #### III On reconnaît en général la différence entre faire une question et prononcer un jugement, car il y a dissemblance entre le sentiment de douter et celui de croire. Mais ce n’est pas là seulement ce qui distingue le doute de la croyance. Il existe une différence pratique. Nos croyances guident nos désirs et règlent nos actes. Les Assassins (Hatchichins) ou sectateurs du Vieux de la Montagne couraient à la mort au moindre commandement, car ils croyaient que l’obéissance à leur chef leur assurerait l’éternelle félicité. S’ils en avaient douté, ils n’eussent pas agi comme ils le faisaient. Il en est ainsi de toute croyance, en proportion de son intensité. Le sentiment de croyance est une indication plus ou moins sûre, qui s’est enracinée en nous, une habitude d’esprit qui déterminera nos actions. Le doute n’a jamais un tel effet. Il ne faut pas non plus négliger un troisième point de différence. Le doute est un état de malaise et de mécontentement dont on s’efforce de sortir pour atteindre l’état de croyance. Celui-ci est un état de calme et de satisfaction qu’on ne veut pas abandonner ni changer pour adopter une autre croyance. Au contraire, on s’attache avec ténacité non-seulement à croire, mais à croire précisément ce qu’on croit. Ainsi, le doute et la croyance produisent tous deux sur nous des effets positifs, quoique fort différents. La croyance ne nous fait pas agir de suite, mais produit en nous des propositions telles que nous agirons de certaine façon lorsque l’occasion se présentera. Le doute n’a pas le moindre effet de ce genre, mais il nous excite à agir jusqu’à ce qu’il ait été détruit. Cela rappelle l’irritation d’un nerf et l’action réflexe qui en est le résultat. Pour trouver dans le fonctionnement du système nerveux quelque chose d’analogue à l’effet de la croyance, il faut prendre ce qu’on appelle les associations nerveuses : par exemple, l’habitude nerveuse par suite de laquelle l’odeur d’une pêche fait venir l’eau à la bouche. #### IV L’irritation produite par le doute nous pousse à faire des efforts pour atteindre l’état de croyance. Je nommerai cette série d’efforts recherche, tout en reconnaissant que parfois ce nom n’est pas absolument convenable pour ce qu’il veut désigner. L’irritation du doute est le seul mobile qui nous fasse lutter pour arriver à la croyance. Il vaut certainement mieux pour nous que nos croyances soient telles, qu’elles puissent vraiment diriger nos actions de façon à satisfaire nos désirs. Cette réflexion nous fera rejeter toute croyance qui ne nous semblera pas de nature à assurer ce résultat. La lutte commence avec le doute et finit avec lui. Donc, le seul but de la recherche est d’établir une opinion. On peut croire que ce n’est pas assez pour nous, et que nous cherchons non pas seulement une opinion, mais une opinion vraie. Qu’on soumette cette illusion à l’examen, on verra qu’elle est sans fondement. Sitôt qu’on atteint une ferme croyance, qu’elle soit vraie ou fausse, on est entièrement satisfait. Il est clair que rien hors de la sphère de nos connaissances ne peut être l’objet de nos investigations, car ce que n’atteint pas notre esprit ne peut être un motif d’effort intellectuel. Ce qu’on peut tout au plus soutenir, c’est que nous cherchons une croyance que nous pensons vraie. Mais nous pensons que chacune de nos croyances est vraie, et le dire est réellement une pure tautologie. Il est fort important d’établir que le seul but de la recherche est de fixer son opinion. Cela fait d’un seul coup disparaître quelques conceptions de la preuve, vagues et erronées. On peut noter ici quelques-unes de ces conceptions : 1ᵒ Quelques philosophes ont imaginé que, pour entamer une recherche, il suffisait de formuler une question ou de la coucher par écrit. Ils ont même recommandé de commencer l’étude en mettant tout en question. Mais le seul fait de donner à une proposition la forme interrogative n’excite pas l’esprit à la lutte pour la croyance. Il doit y avoir doute réel et vivant ; sans quoi toute discussion est oiseuse. 2ᵒ C’est une idée commune qu’une démonstration doit se poser sur des propositions irréductibles et absolument indubitables. Ces propositions sont, pour une certaine école des principes premiers universels, pour une autre des sensations premières. En réalité, une recherche, pour avoir ce résultat complètement satisfaisant appelé démonstration, n’a qu’à partir de propositions à l’abri de tout doute actuel. Si les prémisses n’inspirent bien réellement aucun doute, elles ne sauraient être plus satisfaisantes. 3ᵒ Il est des gens qui aiment à discuter un point dont tout le monde est convaincu. Mais cela ne peut mener plus loin. Le doute cessant, l’activité intellectuelle au sujet de la question examinée prend fin. Si elle continuait, elle serait sans but. #### V Si l’unique objet de la recherche est de fixer une opinion, et si la croyance est une espèce d’habitude, pourquoi n’atteindrait-on pas le but désiré, en acceptant comme réponse à une question tout ce qu’il nous plaira d’imaginer, en se le répétant, en insistant sur tout ce qui peut conduire à la croyance, et en s’exerçant à écarter avec haine et dédain tout ce qui pourrait la troubler ? Cette méthode simple et sans détours est en réalité celle de bien des gens. Je me souviens qu’on me pressait un jour de ne pas lire certain journal, de crainte que mes opinions sur le libre échange n’en fussent modifiées ; ou, comme on s’exprimait, « de crainte que je ne me laisse abuser par ses sophismes et ses inexactitudes. » — « Vous n’êtes pas, me disait-on, spécialement versé dans l’économie politique ; vous pouvez donc, sur ce sujet, être aisément déçu par des arguments fallacieux. Vous pouvez, en lisant cette feuille, vous laisser entraîner aux doctrines protectionnistes. Vous admettez que la doctrine du libre échange est la vraie, et vous ne voudriez pas croire ce qui n’est pas vrai. » J’ai vu souvent adopter ce système de propos délibéré ; plus souvent encore, une aversion instinctive contre l’état d’indécision, s’accroissant jusqu’à devenir une vague terreur du doute, fait qu’on s’attache convulsivement aux idées qui sont présentes dans le moment. On sent que, si l’on peut seulement se maintenir sans broncher dans sa croyance, on aura tout lieu d’être satisfait, car on ne peut nier qu’une foi robuste et inébranlable ne procure une grande paix d’esprit. Cela peut, il est vrai, produire de pernicieux effets, comme si par exemple on persistait à croire avec quelques fous que le feu ne vous brûlera pas ou qu’on sera damné pour l’éternité, si l’on ingurgite les aliments autrement qu’à l’aide d’une sonde œsophagienne. Mais alors, l’homme qui suit cette méthode n’admettra pas que les inconvénients en surpassent les avantages. « Je reste fermement attaché à la vérité, dira-t-il, et la vérité est toujours salutaire. » Dans beaucoup de cas, il peut très-bien se faire que le plaisir puisé dans le calme de la foi contrebalance, et au delà, tous les inconvénients qui résultent de son caractère décevant. Ainsi, quand il serait vrai que la mort est l’anéantissement, si l’on croit qu’on ira certainement droit au ciel, pourvu qu’on ait accompli certaines pratiques simples, on a un plaisir peu coûteux, que ne suivra pas le moindre désappointement. Des considérations de ce genre semblent avoir une grande influence sur beaucoup de personnes dans les matières religieuses, car souvent on entend dire : Oh ! je ne puis croire telle et telle chose, car je serais damné si je la croyais. L’autruche, lorsqu’elle enfonce la tête dans le sable à l’approche du danger, tient vraisemblablement la conduite qui la rend la plus heureuse. Elle ne voit plus le danger et se dit tranquillement qu’il n’y en a pas, et, si elle est parfaitement sûre qu’il n’y a pas de danger, pourquoi lèverait-elle la tête pour voir ? Un homme peut parcourir la vie en détournant systématiquement ses regards de tout ce qui pourrait amener un changement dans ses opinions, et pourvu seulement qu’il réussisse, — prenant, comme il le fait, pour base de sa méthode deux lois psychologiques fondamentales, — je ne vois pas ce qu’on peut dire contre sa façon d’agir. Ce serait une présomption impertinente d’objecter que son procédé est irrationnel, car cela revient simplement à dire que sa méthode pour fixer la croyance n’est pas la nôtre. Il ne se propose pas d’être rationnel, et, de fait, il parlera souvent avec dédain de la faiblesse et des erreurs de la raison humaine. Laissez-le donc penser comme il lui convient. Cette méthode pour fixer la croyance, qu’on peut appeler méthode de ténacité, ne pourra s’appliquer constamment dans la pratique ; elle a contre elle les instincts sociaux. L’homme qui l’aura adoptée s’apercevra que d’autres hommes pensent autrement que lui, et, dans un moment de bon sens, il lui viendra à l’esprit que les opinions d’autrui sont aussi valables que les siennes ; et cela ébranlera sa confiance en ce qu’il croit. La conception que la pensée ou le sentiment d’un autre peuvent valoir la nôtre est certainement un progrès nouveau et très-important. Elle naît d’un instinct trop fort pour être étouffée chez l’homme, sans danger de destruction pour l’espèce. À moins de vivre en ermite, on influera nécessairement sur les opinions les uns des autres. De cette façon, le problème se ramène à savoir comment se fixe la croyance, non pas seulement chez l’individu, mais dans la société. Qu’on substitue la volonté de l’État à celle de l’individu ; qu’on crée des institutions ayant pour objet de maintenir les doctrines orthodoxes présentes à l’esprit des peuples, de les rappeler continuellement et de les enseigner à la jeunesse ; que la loi ait en même temps le pouvoir d’empêcher l’enseignement, l’apologie ou l’expression des doctrines contraires ; qu’on écarte toutes les causes qui puissent faire appréhender un changement d’idées ; qu’on maintienne les hommes dans l’ignorance, de peur qu’ils n’apprennent d’une façon quelconque à penser autrement ; qu’on enrôle leurs passions de manière à leur faire considérer avec haine et avec horreur toute opinion personnelle ou sortant de l’ornière commune ; qu’on réduise au silence par la terreur ceux qui rejettent la croyance d’État ; que le peuple les chasse et les conspue, ou qu’une inquisition scrute la façon de penser des suspects, et, lorsqu’ils sont trouvés infectés de croyances interdites, qu’ils subissent un châtiment signalé. Si l’on ne pouvait arriver autrement à une complète uniformité, un massacre général de tous ceux qui pensent d’une certaine façon serait, et a été, un moyen fort efficace d’enraciner une opinion dans un pays. Si le pouvoir manque, pour agir ainsi, qu’on dresse une liste d’opinions auxquelles ne puisse adhérer aucun homme ayant la moindre indépendance d’esprit, et qu’on mette les fidèles en demeure d’accepter toutes ces propositions, afin de les soustraire autant que possible à l’influence du reste du monde. Cette méthode a depuis les temps les plus reculés fourni l’un des principaux moyens de maintenir l’orthodoxie des doctrines théologiques et politiques et de leur conserver un caractère catholique ou universel. À Rome en particulier, on l’a pratiquée du temps de Numa Pompilius à celui de Léon XIII. C’est le plus complet exemple qu’en offre l’histoire ; mais, partout où il y a eu un sacerdoce, cette méthode a été plus ou moins appliquée. Partout où il existe une aristocratie ou une association quelconque d’une classe dont les intérêts ont ou sont supposés avoir pour base certaines maximes, on rencontrera nécessairement des traces de cette politique, produit naturel d’un instinct social. Ce système est toujours accompagné de cruautés, qui, lorsqu’on l’applique avec persistance, deviennent des atrocités de la plus horrible sorte aux yeux de tout homme raisonnable. Cette conséquence ne doit pas surprendre, car le ministre d’une société ne se sent pas le droit de sacrifier à la pitié les intérêts de cette société, comme il pourrait sacrifier ses intérêts particuliers. La sympathie et l’instinct de société peuvent ainsi naturellement produire un pouvoir absolument impitoyable. Quand on juge cette méthode de fixer la croyance, qu’on peut appeler la méthode d’autorité, il faut tout d’abord lui reconnaître une immense supériorité intellectuelle et morale sur la méthode de ténacité. Le succès en est proportionnellement plus grand, et de fait elle a mainte et mainte fois produit les plus majestueux résultats. Même les amoncellements de pierres qu’elle a fait entasser à Siam, en Égypte, en Europe ont souvent une sublimité que surpassent à peine les plus grandes œuvres de la nature. À part les époques géologiques, il n’est point de périodes de temps aussi vastes que celles qu’ont parcourues plusieurs de ces croyances organisées. En y regardant de près, on verra qu’il n’en est pas dont les dogmes soient toujours demeurés les mêmes. Mais le changement y est si lent et si imperceptible, pendant la durée d’une vie humaine, que la croyance individuelle reste presque absolument fixe. Pour la grande masse des hommes, il n’y a peut-être pas de méthode meilleure. Si leur plus haute capacité est de vivre dans l’esclavage intellectuel, qu’ils restent esclaves. Toutefois, nul système ne peut embrasser la réglementation des opinions sur tout sujet. On ne peut s’occuper que des plus importants ; sur les autres, il faut abandonner l’esprit humain à l’action des causes naturelles. Cette imperfection du système ne sera pas une cause de faiblesse aussi longtemps que les opinions ne réagiront pas les unes sur les autres, c’est-à-dire aussi longtemps qu’on ne saura point additionner deux et deux. Mais, dans les États les plus soumis au joug sacerdotal, se rencontrent des individus qui ont dépassé ce niveau. Ces hommes ont une sorte d’instinct social plus large ; ils voient que les hommes en d’autres pays et dans d’autres temps ont professé des doctrines fort différentes de celles qu’ils ont eux-mêmes été élevés à croire. Ils ne peuvent s’empêcher de remarquer que c’est par hasard qu’ils ont été instruits comme ils le sont et qu’ils ont vécu au milieu des institutions et des sociétés qui les entourent, ce qui les a fait croire comme ils croient et non pas fort différemment. Leur bonne foi ne peut échapper à cette réflexion qu’il n’y a pas de raison pour estimer leur manière de voir à plus haut prix que celle d’autres nations et d’autres siècles ; et ceci fait naître des doutes dans leur esprit. Ils apercevront ensuite qu’ils doivent nourrir des doutes semblables sur toute croyance qui semble déterminée soit par leur fantaisie propre, soit par la fantaisie de ceux qui furent les créatures des opinions populaires. Adhérer obstinément à une croyance et l’imposer arbitrairement aux autres sont donc deux procédés qu’il faut abandonner, et pour fixer les croyances on doit adopter une nouvelle méthode qui non-seulement fasse naître une tendance à croire, mais qui détermine aussi quelles propositions il faut croire. Qu’on laisse agir sans obstacle les préférences naturelles ; sous leur influence, les hommes, échangeant leurs pensées et considérant les choses de points de vue divers, développeront graduellement des croyances en harmonie avec les choses naturelles. Cette méthode ressemble à celle qui a conduit à maturité les conceptions du domaine de l’art. L’histoire de la philosophie métaphysique en offre un exemple parfait. Les systèmes de cet ordre ne se sont pas d’ordinaire appuyés sur des faits observés, ou du moins ne l’ont fait qu’à un assez faible degré. On les a adoptés surtout parce que les propositions fondamentales en paraissaient agréables à la raison. Cette expression est fort juste, elle désigne non pas les théories qui s’accordent avec l’expérience, mais celles que de nous-mêmes nous inclinons à croire. Platon, par exemple, trouve agréable à la raison que les distances des sphères célestes entre elles soient proportionnelles aux longueurs des cordes qui produisent les harmonies musicales. Ce sont des considérations de ce genre qui ont conduit bien des philosophes à leurs conclusions les plus importantes. Mais c’est là la forme la plus intérieure et la plus rudimentaire de la méthode, car il est évident qu’un autre homme peut trouver plus agréable à sa raison à lui la théorie de Kepler, que les sphères célestes sont proportionnelles aux sphères inscrites et circonscrites aux différents solides réguliers. Le choc des opinions conduira bientôt à s’appuyer sur des préférences d’un caractère plus universel. Soit par exemple la doctrine que l’homme seul agit par égoïsme, c’est-à-dire par la considération que telle façon d’agir lui procurera plus de plaisir que telle autre. Cette idée ne repose absolument sur aucun fait, mais elle a été fort généralement acceptée, comme étant la seule théorie raisonnable. Cette méthode est bien plus intelligente et bien plus respectable aux yeux de la raison qu’aucune de celles mentionnées précédemment. Mais l’insuccès en a été plus manifeste. Elle fait de l’investigation quelque chose de semblable au goût développé : mais malheureusement le goût est toujours plus ou moins une affaire de mode ; c’est pourquoi les métaphysiciens n’ont jamais pu arriver à aucun accord solide. Leurs doctrines philosophiques, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, ont oscillé du matérialisme au spiritualisme. Aussi de cette méthode, dite a priori, sommes-nous amenés nécessairement à la véritable induction. Nous avons considéré cette méthode a priori comme un procédé qui promettait de débarrasser nos opinions des éléments accidentels et arbitraires ; mais l’évolution, si elle tend à éliminer les effets de quelques circonstances fortuites, ne fait qu’augmenter ceux de certaines autres. Cette méthode ne diffère donc point d’une manière très-essentielle de la méthode d’autorité. Le gouvernement peut n’avoir pas levé le doigt pour influencer mes convictions ; je puis avoir été laissé extérieurement complètement libre de choisir par exemple entre la monogamie et la polygamie, et, ne consultant que ma conscience, je puis avoir conclu que la polygamie était une pratique licencieuse en soi. Mais, lorsque je considère que le principal obstacle à l’expansion du christianisme chez un peuple aussi cultivé que les Hindous a été la conviction que notre manière de traiter les femmes est immorale, je ne puis m’empêcher de voir que, bien que les gouvernements n’interviennent pas ici, les sentiments seront en grande partie déterminés par des causes accidentelles. Or il existe des personnes, au nombre desquelles, je dois le croire, se trouve le lecteur, qui, dès qu’elles verront que l’une de leurs croyances est déterminée par quelque circonstance en dehors de la réalité, admettront à l’instant même et non pas seulement des lèvres que cette croyance est douteuse, mais en douteront réellement, de sorte qu’elle cessera d’être une croyance. Pour mettre fin à nos doutes, il faut donc trouver une méthode grâce à laquelle nos croyances ne soient produites par rien d’humain, mais par quelque chose d’extérieur à nous et d’immuable, quelque chose sur quoi notre pensée n’ait point d’effet. Quelques mystiques s’imaginent trouver une méthode de ce genre dans une inspiration personnelle d’en haut. Ce n’est là qu’une forme de la méthode de ténacité, avant que se soit développée la conception de la vérité comme bien commun à tous. Ce quelque chose d’extérieur et d’immuable dont nous parlons ne serait pas extérieur, à notre sens, si l’influence en était restreinte à un individu. Ce doit être quelque chose qui agisse ou puisse agir sur tous les hommes. Bien que ces actions soient nécessairement aussi variables que la condition des individus, la méthode doit pourtant être telle que chaque homme arrive à la même conclusion finale. Telle est la méthode scientifique. Son postulatum fondamental traduit en langage ordinaire est celui-ci : Il existe des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que nous pouvons en avoir. Ces réalités affectent nos sens suivant certaines lois, et bien que nos relations soient aussi variées que nos relations avec les choses, en nous appuyant sur les lois de la perception, nous pouvons connaître avec certitude, en nous aidant du raisonnement, comment les choses sont réellement ; et tous les hommes, pourvu qu’ils aient une expérience suffisante et qu’ils raisonnent suffisamment sur ses données, seront conduits à une seule et véritable conclusion. Ceci implique une conception nouvelle, celle de la réalité. On peut demander d’où nous savons qu’il existe des réalités. Si cette hypothèse est la base unique de notre méthode d’investigation, notre méthode d’investigation ne peut servir à confirmer cette hypothèse. Voici ce que je répondrai : 1° Si l’investigation ne peut être considérée comme prouvant qu’il existe des choses réelles, du moins elle ne conduit pas à une conclusion contraire ; mais la méthode reste toujours en harmonie avec la conception qui en forme la base. Sa pratique ne fait donc pas naître des doutes sur notre méthode, comme cela arrive pour toutes les autres. 2° Le sentiment d’où naissent toutes les méthodes de fixer la croyance est une sorte de mécontentement de ne pouvoir faire accorder deux propositions. Mais alors on admet déjà vaguement qu’il existe un quelque chose à quoi puisse être conforme une proposition. Par conséquent, nul ne peut douter qu’il existe des réalités, ou, si l’on en doutait, le doute ne serait pas une cause de malaise. C’est donc là une hypothèse qu’admet toute intelligence. 3° Tout le monde emploie la méthode scientifique, dans un grand nombre de circonstances, et l’on n’y renonce que lorsqu’on ne voit plus comment l’appliquer. 4° L’usage de la méthode ne m’a pas conduit à douter d’elle ; au contraire, l’investigation scientifique a obtenu les plus merveilleux succès, quand il s’est agi de fixer les opinions. Voilà pourquoi je ne doute ni de la méthode, ni de l’hypothèse qu’elle présuppose. N’ayant aucun doute, et ne croyant pas qu’une autre personne que je peux influencer en ait plus que moi, je crois qu’en dire plus long sur ce sujet ne serait qu’un verbiage inutile. Si quelqu’un a sur ce sujet un doute réel, qu’il l’examine. Le but de ce travail est de décrire l’investigation scientifique. Je vais pour l’instant me borner à relever quelques contrastes entre elle et les autres méthodes. Des quatre méthodes, elle est la seule qui fasse reconnaître quelque différence entre une bonne et une fausse voie. Si l’on adopte la méthode de ténacité et qu’on se cloître à l’abri de toute influence extérieure, tout ce qu’on croit nécessaire pour parvenir à ce but est nécessaire selon l’essence même de cette méthode. Il en est de même avec la méthode d’autorité. L’État peut essayer d’écraser les hérésies par des moyens qui, au point de vue scientifique, semblent très-mal calculés pour atteindre ce but. Mais le seul critérium de cette méthode est ce que pense l’État, de sorte qu’il ne peut l’appliquer à faux. Ainsi pour la méthode a priori. Son principe même consiste à penser comme on est enclin à le faire. Tous les métaphysiciens seront sûrs de faire cela, si enclins soient-ils à juger que leurs confrères se trompent abominablement. Le système d’Hegel admet que tout courant naturel d’idées est logique, bien qu’il soit certain qu’il sera annulé par les contre-courants. Hegel pense que ces courants se succèdent d’une façon régulière, de sorte que, après s’être longtemps égarée dans une voie et dans une autre, l’opinion finit par prendre la bonne direction. Il est en effet vrai que les métaphysiciens atteignent à la fin des idées justes. Le système hégélien de la nature reflète assez bien l’état de la science de son époque, et, l’on peut en être certain, tout ce que l’investigation scientifique aura mis hors de doute sera gratifié par les métaphysiciens d’une démonstration a priori. Avec la méthode scientifique, les choses se passent autrement. Je puis partir des faits connus et observés pour aller à l’inconnu, sans que cependant les règles que je suivrai en agissant ainsi soient telles que les exige l’investigation. Mon critérium, pour savoir si je suis vraiment la méthode, n’est pas un appel direct à mes sentiments et à mes intentions, mais au contraire il implique en lui-même l’application de la méthode ; de là vient que le mauvais raisonnement est aussi bien possible que le bon. Ce fait est le fondement de la partie pratique de la logique. Il ne faut pas supposer que les trois autres méthodes de fixer la croyance n’aient aucune espèce de supériorité sur la méthode scientifique. Au contraire, chacune offre des avantages qui lui sont propres. La méthode a priori se distingue par le caractère agréable de ses conclusions. L’essence de ce procédé est d’adopter toute croyance que nous avons de la propension à admettre. Il y a certaines choses flatteuses pour la vanité de l’homme et que tous nous croyons naturellement, jusqu’à ce que nous soyons réveillés de notre songe par quelque fait brutal. — La méthode d’autorité régira toujours la grande masse des hommes, et ceux qui détiennent dans l’État la force organisée sous diverses formes ne seront jamais convaincus que les doctrines dangereuses ne doivent pas être supprimées de façon ou d’autre. Si la liberté de parler reste à l’abri des formes grossières de contrainte, on assurera l’uniformité d’opinion par une terreur morale que sanctionnera sans restriction la pruderie sociale. Appliquer la méthode d’autorité, c’est avoir la paix. Certains dissentiments sont permis ; d’autres (jugés dangereux) sont interdits. Cela varie suivant les lieux et les temps ; mais, n’importe où vous êtes, laissez voir que vous êtes sérieusement partisan de quelque croyance à l’index, et vous pouvez être certain qu’on vous traitera avec une cruauté moins brutale, mais plus raffinée que si l’on vous tracassait comme un loup. Aussi les plus grands bienfaiteurs de l’intelligence humaine n’ont jamais osé, et n’osent pas encore, dire leur pensée tout entière. Cela fait qu’un nuage de doute plane de prime abord sur toute proposition, considérée comme essentielle au salut de la société. Et, chose assez singulière, la persécution ne vient pas toujours de l’extérieur : l’homme se tourmente lui même et souvent est plongé dans le désespoir, en découvrant qu’il croit à des doctrines que par éducation il considère avec horreur. Aussi l’homme paisible et doux résistera-t-il avec peine à la tentation de soumettre ses opinions à l’autorité. Mais, par-dessus tout, j’admire la méthode de ténacité pour sa force, sa simplicité, sa droite ligne. Ceux qui en font usage sont remarquables par leur caractère décidé, la décision devenant très-faible avec une pareille règle intellectuelle. Ils ne perdent pas leur temps à examiner ce qu’il leur faut ; mais saisissant, prompts comme l’éclair, l’alternative quelconque qui s’offre la première, ils s’y attachent jusqu’au bout, quoi qu’il advienne sans un instant d’irrésolution. Un tel caractère est un de ces dons splendides qu’accompagnent généralement des succès brillants et éphémères. Impossible de ne pas envier l’homme qui peut mettre de côté la raison, bien qu’on sache ce qui doit à la fin en résulter. Tels sont les avantages des autres méthodes sur celle de l’investigation scientifique. On doit bien en tenir compte. Puis on considère qu’après tout on désire que ses opinions soient conformes à la réalité, et qu’il n’y a pas de raison pour que tel soit le résultat de ces trois méthodes. Un tel résultat n’est dû qu’à la méthode scientifique. D’après ces considérations, il faut choisir, et ce choix est bien plus que l’adoption pour l’esprit d’une opinion quelconque : c’est une de ces résolutions qui règleront l’existence et à laquelle, une fois prise, on est obligé de se tenir. Par la force de l’habitude, on reste quelquefois attaché à ses vieilles croyances après qu’on est en état de voir qu’elles n’ont aucun fondement. Mais, en réfléchissant sur l’état de la question, on triomphera de ces habitudes ; on doit laisser à la réflexion tout son effet. Il répugne à certaines gens d’agir ainsi, parce qu’ils ont l’idée que les croyances sont choses salutaires, même quand ils ne peuvent s’empêcher de voir qu’elles ne reposent sur rien. Mais supposons un cas analogue à celui de ces personnes, bien que fort différent. Que diraient-elles d’un musulman converti à la religion réformée qui hésiterait à abandonner ses anciennes idées sur les relations entre les sexes. Ne diraient-elles pas que cet homme doit examiner les choses à fond, de façon à comprendre clairement sa nouvelle doctrine et à l’embrasser en totalité. Par dessus tout, il faut considérer qu’il y a quelque chose de plus salutaire que toute croyance particulière : c’est l’intégrité de la croyance, et qu’éviter de scruter les bases d’une croyance, par crainte de les trouver vermoulues, est immoral tout autant que désavantageux. Avouer qu’il existe une chose telle que le vrai, distinguée du faux simplement par ce caractère que, si l’on s’appuie sur elle, elle conduira au but que l’on cherche sans nous égarer, avouer cela et, bien qu’en en étant convaincu, ne pas oser connaître la vérité, chercher au contraire à l’éviter, c’est là, certes, une triste situation d’esprit. (À suivre.) * ↑ Cela n’est pas tout à fait exact, mais l’est autant qu’il se peut faire en peu de mots. * ↑ Je ne parle point des effets secondaires produits dans certaines circonstances par l’intervention d’autres mobiles.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_de_la_r%C3%A9forme_de_l%E2%80%99entendement_%28trad._Saisset%29
Traité de la réforme de l’entendement (trad. Saisset)
# Traité de la réforme de l’entendement (trad. Saisset) ## DE LA RÉFORME DE L’ENTENDEMENT. L’expérience m’ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous les objets de nos craintes n’ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne prennent ce caractère qu’autant que l’âme en est touchée, j’ai pris enfin la résolution de rechercher s’il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir seul l’âme tout entière, après qu’elle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à l’âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur. Je dis que j’ai pris enfin cette résolution, parce qu’il me semblait au premier aspect qu’il y avait de l’imprudence à renoncer à des choses certaines pour un objet encore incertain. Je considérais en effet les avantages qu’on se procure par la réputation et par les richesses, et il fallait y renoncer, si je voulais m’occuper sérieusement d’une autre recherche. Or, supposé que la félicité suprême consiste par hasard dans la possession de ces avantages, je la voyais s’éloigner nécessairement de moi ; et si au contraire elle consiste en d’autres objets et que je la cherche où elle n’est pas, voilà qu’elle m’échappe encore. Je méditais donc en moi-même sur cette question : est-il possible que je parvienne à diriger ma vie suivant une nouvelle règle, ou du moins à m’assurer qu’il en existe une, sans rien changer toutefois à l’ordre actuel de ma conduite, ni m’écarter des habitudes communes ? chose que j’ai souvent essayée, mais toujours vainement. Les objets en effet qui se présentent le plus fréquemment dans la vie, et où les hommes, à en juger par leurs œuvres, placent le souverain bonheur, se peuvent réduire à trois, les richesses, la réputation, la volupté. Or, l’âme est si fortement occupée tour à tour de ces trois objets qu’elle est à peine capable de songer à un autre bien. La volupté surtout enchaîne l’âme avec tant de puissance qu’elle s’y repose comme en un bien véritable, et c’est ce qui contribue le plus à éloigner d’elle toute autre pensée ; mais après la jouissance vient la tristesse, et si l’âme n’en est pas possédée tout entière, elle en est du moins troublée et comme émoussée. Les honneurs et les richesses n’occupent pas non plus faiblement une âme, surtout quand on recherche toutes ces choses pour elles-mêmes, en s’imaginant qu’elles sont le souverain bien. La réputation occupe l’âme avec plus de force encore ; car l’âme la considère toujours comme étant par soi-même un bien, et en fait l’objet suprême où tendent tous ses désirs. Ajoutez que le repentir n’accompagne point la réputation et les richesses, comme il fait la volupté ; plus au contraire on possède ces avantages, et plus on éprouve de joie, plus par conséquent on est poussé à les accroître ; que si nos espérances à cet égard viennent à être trompées, nous voilà au comble de la tristesse. Enfin, la recherche de la réputation est pour nous une forte entrave, parce qu’il faut nécessairement, pour l’atteindre diriger sa vie au gré des hommes, éviter ce que le vulgaire évite et courir après ce qu’il recherche. C’est ainsi qu’ayant considéré tous les obstacles qui m’empêchaient de suivre une règle de conduite différente de la règle ordinaire, et voyant l’opposition si grande entre l’une et l’autre qu’il fallait nécessairement choisir, je me voyais contraint de rechercher laquelle des deux devait m’être plus utile, et il me semblait, comme je disais tout à l’heure, que j’allais abandonner le certain pour l’incertain. Mais quand j’eus un peu médité là-dessus, je trouvai premièrement qu’en abandonnant les avantages ordinaires de la vie pour m’attacher à d’autres objets, je ne renoncerais véritablement qu’à un bien incertain, comme on le peut clairement inférer de ce qui précède, pour chercher un bien également incertain, lui, non par sa nature (puisque je cherchais un bien solide), mais quant à la possibilité de l’atteindre. Et bientôt une méditation attentive me conduisit jusqu’à reconnaître que je quittais, à considérer le fond des choses, des maux certains pour un bien certain. Je me voyais en effet jeté en un très-grand danger, qui me faisait une loi de chercher de toutes mes forces un remède, même incertain ; à peu près comme un malade, attaqué d’une maladie mortelle, qui prévoyant une mort certaine s’il ne trouve pas un remède, rassemble toutes ses forces pour chercher ce remède sauveur, quoique incertain s’il parviendra à le découvrir ; et il fait cela, parce qu’en ce remède est placée toute son espérance. Et véritablement, tous les objets que poursuit le vulgaire non-seulement ne fournissent aucun remède capable de contribuer à la conservation de notre être, mais ils y font obstacle ; car ce sont ces objets mêmes qui causent plus d’une fois la mort des hommes qui les possèdent et toujours celle des hommes qui en sont possédés. N’y a-t-il pas plusieurs exemples d’hommes qui à cause de leurs richesses ont souffert la persécution et la mort même, ou qui se sont exposés pour amasser des trésors à tant de dangers qu’ils ont fini par payer de leur vie leur folle avarice ! Et combien d’autres qui ont souffert mille maux pour faire leur réputation ou pour la défendre ! Combien enfin, par un excessif amour de la volupté, ont hâté leur mort ! Or voici quelle me paraissait être la cause de tout le mal : c’est que notre bonheur et notre malheur dépendent uniquement de la nature de l’objet que nous aimons ; car les choses qui ne nous inspirent point d’amour n’excitent ni discordes ni douleur quand elles nous échappent, ni jalousie quand elles sont au pouvoir d’autrui, ni crainte, ni haine, en un mot, aucune passion ; au lieu que tous ces maux sont la suite inévitable de notre attachement aux choses périssables, comme sont celles dont nous avons parlé tout à l’heure. Au contraire, l’amour qui a pour objet quelque chose d’éternel et d’infini nourrit notre âme d’une joie pure et sans aucun mélange de tristesse, et c’est vers ce bien si digne d’envie que doivent tendre tous nos efforts. Mais ce n’est pas sans raison que je me suis servi de ces paroles : à considérer les choses sérieusement ; car bien que j’eusse une idée claire de tout ce que je viens de dire, je ne pouvais cependant bannir complètement de mon cœur l’amour de l’or, des plaisirs et de la gloire. Seulement je voyais que mon esprit, en se tournant vers ces pensées, se détournait des passions et méditait sérieusement une règle nouvelle ; et ce fut pour moi une grande consolation ; car je compris ainsi que ces maux n’étaient pas de ceux qu’aucun remède ne peut guérir. Et bien que, dans le commencement, ces moments fussent rares et de courte durée, cependant, à mesure que la nature du vrai bien me fut mieux connue, ils devinrent et plus longs et plus fréquents, surtout lorsque je vis que la richesse, la volupté, la gloire, ne sont funestes qu’autant qu’on les recherche pour elles-mêmes, et non comme de simples moyens ; au lieu que si on les recherche comme de simples moyens, elles sont capables de mesure, et ne causent plus aucun dommage ; loin de là, elles sont d’un grand secours pour atteindre le but que l’on se propose, ainsi que nous le montrerons ailleurs. Ici je veux seulement dire en peu de mots ce que j’entends par le vrai bien, et quel est le souverain bien. Or, pour s’en former une juste idée, il faut remarquer que le bien et le mal ne se disent que d’une façon relative, en sorte qu’un seul et même objet peut être appelé bon ou mauvais, selon qu’on le considère sous tel ou tel rapport ; et de même pour la perfection et l’imperfection. Nulle chose, considérée en elle-même, ne peut être dite parfaite ou imparfaite, et c’est ce que nous comprendrons surtout quand nous saurons que tout ce qui arrive, arrive selon l’ordre éternel et les lois fixes de la nature. Mais l’humaine faiblesse ne saurait atteindre par la pensée à cet ordre éternel ; l’homme conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure à la sienne, où rien, à ce qu’il lui semble, ne l’empêche de s’élever ; il recherche tous les moyens qui peuvent le conduire à cette perfection nouvelle ; tout ce qui lui semble un moyen d’y parvenir, il l’appelle le vrai bien ; et ce qui serait le souverain bien, ce serait d’entrer en possession, avec d’autres êtres, s’il était possible, de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature ? nous montrerons, quand il en sera temps que ce qui la constitue, c’est la connaissance de l’union de l’âme humaine avec la nature tout entière. Voilà donc la fin à laquelle je dois tendre : acquérir cette nature humaine supérieure, et faire tous mes efforts pour que beaucoup d’autres l’acquièrent avec moi ; en d’autres termes, il importe à mon bonheur que beaucoup d’autres s’élèvent aux mêmes pensées que moi, afin que leur entendement et leurs désirs soient en accord avec les miens ; pour cela, il suffit de deux choses, d’abord de comprendre la nature universelle autant qu’il est nécessaire pour acquérir cette nature humaine supérieure ; ensuite d’établir une société telle que le plus grand nombre puisse parvenir facilement et sûrement à ce degré de perfection. On devra veiller avec soin aux doctrines morales ainsi qu’à l’éducation des enfants ; et comme la médecine n’est pas un moyen de peu d’importance pour atteindre la fin que nous nous proposons, il faudra mettre l’ordre et l’harmonie dans toutes les parties de la médecine ; et comme l’art rend faciles bien des choses difficiles et nous profite en épargnant notre temps et notre peine, on se gardera de négliger la mécanique. Mais, avant tout, il faut chercher le moyen de guérir l’entendement, de le corriger autant qu’il est possible dès le principe, afin que, prémuni contre l’erreur, il ait de toute chose une parfaite intelligence. On peut déjà voir par là que je veux ramener toutes les sciences à une seule fin, qui est de nous conduire à cette souveraine perfection de la nature humaine dont nous avons parlé ; en sorte que tout ce qui, dans les sciences, n’est pas capable de nous faire avancer vers notre fin doit être rejeté comme inutile ; c’est-à-dire, d’un seul mot, que toutes nos actions, toutes nos pensées doivent être dirigées vers cette fin. Mais, tandis que nous nous efforçons d’y atteindre et de mettre l’intelligence dans la bonne voie, il nous faut vivre cependant ; et c’est pourquoi nous devons convenir de certaines règles de conduite que nous supposerons bonnes, savoir, les suivantes : I. Mettre ses paroles à la portée du vulgaire et consentir à faire avec lui tout ce qui n’est pas un obstacle à notre but. Car nous avons de grands avantages à retirer du commerce des hommes, si nous nous proportionnons à eux, autant qu’il est possible, et nous préparons ainsi à la vérité des oreilles bienveillantes. II. Ne prendre d’autres plaisirs que ce qu’il en faut pour conserver la santé. III. Ne rechercher l’argent et toute autre chose qu’autant qu’il est nécessaire pour entretenir la vie et la santé, et pour nous conformer aux mœurs de nos concitoyens en tout ce qui ne répugne pas à notre objet. Ces règles posées, je commence par ce qui doit être fait avant tout le reste, et j’essaye de réformer l’entendement, et de le disposer à concevoir les choses de la manière dont elles doivent être conçues pour qu’il nous soit possible d’atteindre notre fin. Or, pour cela, l’ordre naturel exige que je résume les différents modes de perception sur la foi desquels jusqu’ici j’ai affirmé et nié sans crainte de me tromper, afin de choisir le meilleur et tout ensemble de commencer à connaître et mes forces et cette nature que je me propose de perfectionner. À y regarder de près, tous nos modes de perception peuvent se ramener à quatre : I. Il y a une perception que nous acquérons par ouï-dire, ou au moyen de quelque signe que chacun appelle comme il lui plaît. II. Il y a une perception que nous acquérons à l’aide d’une certaine expérience vague, c’est-à-dire d’une expérience qui n’est point déterminée par l’entendement, et qu’on n’appelle de ce nom que parce qu’on a éprouvé que tel fait se passe d’ordinaire ainsi, que nous n’avons à lui opposer aucun fait contradictoire, et qu’il demeure, pour cette raison, solidement établi dans notre esprit. III. Il y a une perception dans laquelle nous concluons une chose d’une autre chose, mais non d’une manière adéquate. C’est ce qui arrive lorsque nous une cause dans un certain effet, ou bien lorsque nous tirons une conclusion de quelque fait général constamment accompagné d’une certaine propriété. IV. Enfin il y a une perception qui nous fait saisir la chose par la seule vertu de son essence, ou bien par la connaissance que nous avons de sa cause immédiate. J’éclaircis tout cela par des exemples. Je sais seulement par ouï-dire quel est le jour de ma naissance, quels furent mes parents, et autres choses semblables sur lesquelles je n’ai jamais conçu de doute. C’est par une expérience vague que je sais que je dois mourir ; car si j’affirme cela, c’est que j’ai vu mourir plusieurs de mes semblables, quoiqu’ils n’aient pas tous vécu le même espace de temps, ni succombé à la même maladie. Je sais par une expérience vague que l’huile a la vertu de nourrir la flamme, et l’eau celle de l’éteindre ; je sais de la même manière que le chien est un animal qui aboie, et l’homme un animal doué de raison, et c’est ainsi que je connais à peu près toutes les choses qui se rapportent à l’usage ordinaire de la vie. Voici maintenant comment nous concluons une chose d’une autre : Ayant perçu clairement que nous sentons tel corps et non pas tel autre, nous en concluons que notre âme est unie à notre corps, laquelle union est la cause de la sensation. Mais quelle est la nature de cette sensation, de cette union, c’est ce que nous ne pouvons comprendre d’une manière absolue. Autre exemple : je connais la nature de la vue et je sais qu’elle a cette propriété que la même chose vue à une grande distance nous paraît moindre que vue de près ; j’en conclus que le soleil est plus grand qu’il ne me semble, et autres choses semblables. On perçoit une chose par la seule vertu de son essence quand, par cela seul que l’on connaît cette chose, on sait ce que c’est que de connaître quelque chose, ou bien quand, par exemple, de cela seul que l’on connaît l’essence de l’âme, on sait qu’elle est unie au corps. C’est par le même mode de connaissance que nous savons que deux plus trois font cinq, et que, étant données deux lignes parallèles à une troisième, elles sont parallèles entre elles, etc. Toutefois les choses que j’ai pu saisir jusqu’ici par ce mode de connaissance sont en bien petit nombre. Mais afin que l’on ait une intelligence plus claire de toutes ces choses, je me bornerai à un exemple unique ; le voici : Trois nombres sont donnés ; on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme le second est aux premiers. Nos marchands disent qu’ils savent ce qu’il y a à faire pour trouver ce quatrième nombre ; ils n’ont pas encore oublié l’opération qu’ils ont apprise de leurs maîtres, opération tout empirique et sans démonstration. D’autres tirent de quelques cas particuliers empruntés à l’expérience un axiome général : ils prennent un cas où le quatrième nombre cherché est évident de lui-même, comme ici : 2, 4, 3, 6 ; ils trouvent par l’expérience que le second de ces nombres étant multiplié par le troisième, le produit, divisé par le premier, donne 6 pour quotient ; et voyant que le même nombre qu’ils avaient deviné sans opération est le nombre proportionnel cherché, ils en concluent que l’opération est bonne pour trouver tout quatrième nombre proportionnel. Quant aux mathématiciens, ils savent par la démonstration de la 19ᵉ proposition du livre VII d’Euclide quels nombres sont proportionnels entre eux ; ils savent par la nature même et par les propriétés de la proposition, que le produit du premier nombre par le quatrième est égal au produit du second par le troisième ; mais ils ne voient pas la proportionnalité adéquate des nombres donnés, ou s’ils la voient, ils ne la voient point par la vertu de la proposition d’Euclide, mais bien par intuition et sans faire aucune opération. Or, pour choisir parmi ces divers modes de perception le meilleur, nous avons besoin d’énumérer rapidement les moyens nécessaires pour atteindre la fin que nous nous proposons ; ce sont les suivants : I. Connaître notre nature, puisque c’est elle que nous désirons perfectionner, et connaître aussi la nature des choses, mais autant seulement qu’il nous est nécessaire ; II. Rassembler par ce moyen les différences, les ressemblances et les oppositions des choses ; III. Savoir ainsi véritablement ce qu’elles peuvent et ce qu’elles ne peuvent point pâtir ; IV. Et comparer ce résultat avec la nature et la puissance de l’homme. On verra ainsi le degré suprême de la perfection à laquelle il est donné à l’homme de parvenir. Après ces considérations, il nous reste à chercher quel est le mode de perception que nous devons choisir. Premier mode. Il est évident de soi-même que le ouï-dire ne nous donne jamais des choses qu’une connaissance fort incertaine, et qu’il n’atteint jamais leur essence, comme cela est manifeste dans l’exemple que nous avons donné ; or l’on ne connaît l’existence propre de chaque chose qu’à la condition de connaître son essence, comme on le verra dans la suite : j’en conclus que toute certitude obtenue par ouï-dire doit être bannie du domaine de la science. Car le simple ouï-dire, sans un développement préalable de l’entendement de chacun, ne peut faire d’impression sur personne. Deuxième mode. On ne peut pas même dire de ce mode qu’il ait l’idée de la proportion qu’il cherche à découvrir. Outre qu’il donne toujours un résultat tout à fait incertain et jamais définitivement acquis, il ne saisit les choses de la nature que par leurs accidents, dont la claire intelligence présuppose la connaissance des essences mêmes. Je conclus que ce mode doit être rejeté comme le premier. Troisième mode. Il faut reconnaître qu’il nous donne l’idée de la chose, et qu’il nous permet de conclure sans risque de nous tromper ; néanmoins il n’a pas en soi la vertu de nous mettre en possession de la perfection à laquelle nous aspirons. Le quatrième mode seul saisit l’essence adéquate de la chose, et d’une manière infaillible ; c’est donc celui dont nous devrons faire principalement usage. Or, comment doit-on s’y prendre pour arriver, par ce mode de connaissance, à l’intelligence des choses qui nous sont inconnues, et cela dans le plus bref délai ? c’est ce que nous allons expliquer. Nous savons quel mode de connaissance nous est nécessaire ; il faut tracer maintenant la voie et la méthode au moyen de laquelle nous connaîtrons par ce mode de connaissance les choses que nous avons besoin de connaître. Et d’abord il faut remarquer que nous n’irons pas nous perdre de recherche en recherche dans un progrès à l’infini : je veux dire que pour trouver la meilleure méthode propre à la recherche de la vérité, nous n’aurons pas besoin d’une autre méthode à l’aide de laquelle nous recherchions la méthode propre à la recherche de la vérité ; et que, pour découvrir cette seconde méthode, nous n’aurons pas besoin d’en avoir une troisième, et ainsi à l’infini. Il en est de la méthode comme des instruments matériels, à propos desquels on pourrait faire le même raisonnement. Pour forger le fer, il faut un marteau, mais pour avoir un marteau il faut que ce marteau ait été forgé, ce qui suppose un autre marteau et d’autres instruments, lesquels à leur tour supposent d’autres instruments, et ainsi à l’infini. C’est bien en vain qu’on s’efforcerait de prouver, par un semblable argument, qu’il n’est pas au pouvoir des hommes de forger le fer. Au commencement, les hommes, avec les instruments que leur fournissait la nature, ont fait quelques ouvrages très-faciles à grand’peine et d’une manière très-imparfaite, puis d’autres ouvrages plus difficiles avec moins de peine et plus de perfection, et en allant graduellement de l’accomplissement des œuvres les plus simples à l’invention de nouveaux instruments et de l’invention des instruments à l’accomplissement d’œuvres nouvelles, ils en sont venus, par suite de ce progrès, à produire avec peu de labeur les choses les plus difficiles. De même l’entendement par la vertu qui est en lui se façonne des instruments intellectuels, au moyen desquels il acquiert de nouvelles forces pour de nouvelles œuvres intellectuelles, produisant, à l’aide de ces œuvres, de nouveaux instruments, c’est-à-dire se fortifiant pour de nouvelles recherches, et c’est ainsi qu’il s’avance de progrès en progrès jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse. Qu’il en soit ainsi de l’entendement, c’est ce qu’il est facile de voir, pourvu que l’on comprenne et ce qu’est la méthode propre à la recherche de la vérité, et ce que sont ces instruments naturels qui suffisent à l’invention d’instruments nouveaux et aux recherches ultérieures. C’est ce que je montre de la manière suivante : L’idée vraie (car nous sommes en possession d’idées vraies) est quelque chose de différent de son objet. Autre chose est le cercle, autre chose l’idée du cercle. L’idée du cercle n’est pas quelque chose qui ait une circonférence, un centre, comme le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même. Étant différente de son objet, l’idée sera par elle-même quelque chose d’intelligible ; je veux dire que l’idée, considérée dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective ; et à son tour cette autre essence objective, vue en elle-même, sera quelque chose de réel et d’intelligible, et ainsi indéfiniment. Pierre, par exemple, est quelque chose de réel ; l’idée vraie de Pierre est l’essence objective de Pierre ; elle a en elle-même quelque chose de réel, et elle est toute différente de Pierre lui-même. Mais puisque l’idée de Pierre est quelque chose de réel, ayant en soi son essence propre, elle sera quelque chose d’intelligible, c’est-à-dire qu’elle sera l’objet d’une autre idée, laquelle possédera objectivement en elle-même tout ce que l’idée de Pierre possède formellement ; et à son tour cette nouvelle idée, qui est l’idée de l’idée de Pierre, a son essence propre, et pourra devenir l’objet d’une autre idée, et ainsi indéfiniment. C’est ce dont chacun peut faire l’expérience ; ne sait-on pas ce qu’est Pierre ? de plus, ne sait-on pas qu’on le sait ? de plus, ne sait-on pas qu’on sait qu’on le sait, etc. ? D’où l’on voit que pour comprendre l’essence de Pierre il n’est pas nécessaire de comprendre l’idée même de Pierre, et bien moins encore l’idée de l’idée de Pierre ; et c’est comme si l’on disait qu’il n’est pas nécessaire, pour savoir, que l’on sache que l’on sait, et bien moins encore que l’on sache que l’on sait que l’on sait, non plus qu’il n’est nécessaire pour comprendre l’essence du triangle, de comprendre l’essence du cercle. C’est justement le contraire qui a lieu dans ces idées ; en effet, pour savoir que je sais, il est nécessaire d’abord que je sache ; d’où il suit évidemment que la certitude n’est autre chose que l’essence objective de l’objet, je veux dire que la manière dont nous sentons l’essence formelle de l’objet est la certitude elle-même ; d’où il suit encore évidemment qu’il suffit pour reconnaître la certitude de la vérité, d’avoir l’idée vraie de l’objet, et qu’il n’est besoin d’aucun autre signe ; car, ainsi que nous l’avons montré, il n’est pas nécessaire, pour savoir, que je sache que je sais. D’où il suit encore évidemment que celui-là seul sait ce qu’est la suprême certitude qui possède l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose, la certitude et l’essence objective ne faisant qu’un. Mais puisque l’homme n’a besoin d’aucun signe pour reconnaître la vérité, et qu’il lui suffit de posséder les essences objectives des choses, ou, ce qui revient au même, les idées, pour bannir le doute loin de lui, il s’ensuit que la vraie méthode ne consiste pas à rechercher le signe de la vérité, les idées une fois acquises, mais que la vraie méthode enseigne dans quel ordre nous devons chercher la vérité elle-même, ou les essences objectives des choses, ou les idées, toutes expressions synonymes. La méthode doit nécessairement traiter de la faculté de raisonner et de la faculté de concevoir : je veux dire que la méthode n’est pas le raisonnement lui-même par lequel nous concevons les causes des choses, et qu’elle est encore bien moins la conception même de ces causes. Toute la méthode se réduit à comprendre ce qu’est l’idée vraie, à la distinguer de toutes les perceptions qui ne sont pas elle, à interroger sa nature, et à connaître par là la puissance de notre intelligence, et à gouverner tellement notre esprit qu’il comprenne tout ce qu’il lui est donné de comprendre selon la loi que nous lui faisons, en lui dictant, pour l’aider, certaines règles bien déterminées et en lui évitant d’inutiles efforts. D’où il suit, en résumant ce qui précède, que la méthode n’est autre chose que la connaissance réflexive, c’est-à-dire l’idée de l’idée ; et comme on ne possède l’idée de l’idée qu’à la condition de posséder d’abord l’idée, on ne possédera aussi la méthode qu’à la condition de posséder d’abord l’idée. La bonne méthode, par conséquent, sera celle qui enseigne comment il faut diriger l’esprit sous la loi de l’idée vraie. Or, comme le rapport qui existe entre deux idées est le même que le rapport qui existe entre les essences formelles de ces idées, il s’ensuit que la connaissance réflexive qui a pour objet l’être absolument parfait sera supérieure à la connaissance réflexive qui a pour objet les autres idées ; c’est-à-dire que la méthode parfaite est celle qui enseigne à diriger l’esprit sous la loi de l’idée de l’Être absolument parfait. Par là, on comprend facilement comment l’esprit, à mesure qu’il acquiert de nouvelles idées, acquiert de nouveaux instruments à l’aide desquels il s’élève avec plus de facilité à des conceptions nouvelles. En effet, comme cela ressort de nos paroles, il faut qu’avant toutes choses il existe en nous une idée vraie, semblable à un instrument naturel, et qu’en même temps qu’elle est comprise par l’esprit, elle nous fasse comprendre la différence qui existe entre elle et toutes les autres perceptions. C’est en cela que consiste une partie de la méthode ; et comme il est clair que l’esprit se comprend d’autant mieux qu’il a l’intelligence d’un plus grand nombre d’objets de la nature, il en résulte que cette partie de la méthode sera d’autant plus parfaite que l’esprit aura l’intelligence d’un plus grand nombre d’objets, et qu’elle sera absolument parfaite quand l’esprit connaîtra l’Être absolument parfait, soit en tendant vers lui, soit en se repliant sur soi-même. Ensuite, plus l’esprit connaît d’objets, mieux il comprend et ses propres forces et l’ordre de la nature ; mais mieux il connaît ses propres forces, plus facilement il peut se diriger lui-même et se tracer des règles ; et mieux il connaît l’ordre de la nature, plus facilement il peut, en se gouvernant, s’épargner de vains efforts. Or, c’est en cela que consiste la méthode tout entière, comme nous l’avons dit. Ajoutez que l’idée est objectivement ce qu’est son objet réellement. Si donc vous admettez dans la nature une chose qui n’ait aucun rapport avec les autres choses, et si vous posez en même temps son essence objective, comme l’essence objective doit représenter exactement l’essence formelle, elle n’aura aucun rapport avec les autres idées de notre esprit, c’est-à-dire que nous n’en pourrons tirer aucune conclusion ; au contraire, les choses qui soutiennent des rapports avec les autres choses, comme sont tous les objets qui existent dans la nature, seront comprises par l’esprit, et en même temps leurs essences objectives soutiendront entre elles les mêmes rapports que leurs objets entre eux, c’est-à-dire que nous déduirons de ces idées d’autres idées qui à leur tour soutiendront certains rapports ; et c’est ainsi que, nos instruments se multipliant, nous pourrons marcher en avant ; ce que nous voulions démontrer. De cette dernière proposition que nous venons d’énoncer, savoir, que l’idée doit représenter exactement l’essence formelle de l’objet, il résulte encore évidemment que notre esprit, pour reproduire une image fidèle de la nature, doit déduire toutes ses idées de celle qui reproduit l’origine et la source de la nature tout entière, afin qu’elle devienne elle-même la source de toutes les autres idées. On s’étonnera peut-être qu’après avoir dit que la bonne méthode est celle qui enseigne à diriger l’esprit sous la loi de l’idée vraie, nous l’ayons prouvé par le raisonnement, ce qui semble montrer que ce n’est pas une chose évidente d’elle-même. On pourra donc nous demander si nous raisonnons bien. Si nous raisonnons bien, nous devrons prendre pour point de départ une idée vraie, et comme, pour être sûr qu’on a pris pour point de départ une idée vraie, il faut une démonstration, nous devrions appuyer notre premier raisonnement sur un second, celui-ci sur un troisième, et ainsi à l’infini. À cela je réponds que si quelqu’un, par je ne sais quel heureux destin, eût procédé méthodiquement dans l’étude de la nature, c’est-à-dire que sous la loi de l’idée vraie il eût acquis de nouvelles idées dans l’ordre convenable, il ne lui fût jamais arrivé de douter de la vérité de ses connaissances, parce que la vérité, comme nous l’avons montré, se manifeste par elle-même, et la science de toutes choses serait venue en quelque sorte au-devant de ses désirs. Mais parce que cela n’arrive jamais ou n’arrive que rarement, j’ai été forcé d’établir ces principes, afin que nous pussions acquérir avec réflexion et avec effort ce que nous ne pouvons devoir aux faveurs du destin, et en même temps afin de montrer que pour établir la vérité et bien raisonner il n’est besoin d’aucun instrument, mais que la vérité seule et le raisonnement seul suffisent ; car c’est en raisonnant bien que j’ai confirmé un bon raisonnement et que j’essaye encore de le confirmer. Ajoutez à cela que de cette manière les hommes prennent l’habitude de la méditation intérieure. Quant aux raisons qui nous empêchent de procéder avec ordre dans les recherches sur la nature, ce sont d’abord les préjugés, dont nous examinerons les causes plus tard dans notre Philosophie ; c’est aussi, comme nous le montrerons, la nécessité d’établir de nombreuses et d’exactes distinctions, ce qui est un pénible travail ; c’est enfin la condition des choses humaines, qui sont, comme on l’a montré, dans un changement perpétuel ; et il y a encore beaucoup d’autres raisons dont nous ne nous occupons pas. Si quelqu’un demande pourquoi je n’ai pas commencé tout d’abord par exposer dans l’ordre convenable les vérités de la nature (la vérité se manifestant par elle-même), je lui réponds en le priant, s’il rencontre par hasard dans ce Traité quelques propositions paradoxales, de ne pas les rejeter d’abord comme erronées, mais de considérer auparavant l’ordre et l’enchaînement sur lequel elles s’appuient, et alors il ne lui restera plus aucun doute que nous n’ayons atteint la vérité. Voilà pourquoi j’ai commencé par ces préliminaires. Ou bien encore quelque sceptique restera peut-être dans le doute tant sur la première vérité que nous avons que sur toutes celles que nous déduirons ensuite de la première, prise pour règle et pour loi. Mais s’il ne parle pas contre sa conscience, il faut qu’il soit de ces hommes qui naissent avec un esprit profondément aveuglé, ou qui se laissent égarer par les préjugés, c’est-à-dire par quelque influence étrangère. Ces gens-là ne se sentent pas eux-mêmes ; affirment-ils, restent-ils dans le doute, ils ne savent ni s’ils affirment ni s’ils doutent ; ils disent qu’ils ne savent rien, et cela même, qu’ils ne savent rien, ils disent qu’ils l’ignorent ; et ils ne disent même pas cela d’une manière absolue ; ils craignent d’avouer qu’ils existent, au moins pendant qu’ils ne savent rien ; tellement qu’ils devraient enfin rester muets, de peur de supposer l’existence de quelque chose qui sente quelque peu la vérité. Avec de telles gens, il ne faut point parler de sciences (car, pour ce qui est de la vie et des relations de la société, la nécessité les a contraints de supposer qu’ils existent, de rechercher leur intérêt, d’affirmer, de nier avec serment). En effet, quelque chose leur est-elle prouvée, ils ne savent si le raisonnement est démonstratif ou s’il est faux. Nient-ils, accordent-ils, font-ils des objections, ils ne savent point qu’ils nient, qu’ils accordent, qu’ils font des objections. À ce point qu’il faut les considérer comme des automates absolument privés d’intelligence. Reprenons en peu de mots l’objet de ce Traité. Jusqu’ici nous avons premièrement déterminé la fin vers laquelle nous avons à cœur de diriger nos pensées. Nous avons en second lieu reconnu quelle est parmi nos perceptions la meilleure, celle par laquelle nous pourrons atteindre à la perfection de notre nature. Nous avons vu, en troisième lieu, dans quelle voie notre esprit doit d’abord entrer pour bien commencer ; nous avons dit qu’il devait procéder à la recherche de la vérité, en prenant pour règle la première idée vraie qui lui serait donnée, et en poursuivant sa recherche selon des lois déterminées. Or, pour cela, il faut que la méthode satisfasse aux conditions suivantes : premièrement, qu’elle distingue l’idée vraie de toutes les autres perceptions, et qu’elle écarte l’esprit de toutes ces perceptions ; secondement, qu’elle trace des règles qui enseignent à percevoir les choses inconnues à l’image des idées vraies ; troisièmement, qu’elle ordonne les choses de telle façon que l’esprit ne s’épuise pas en efforts inutiles. Cette méthode bien connue, nous avons vu, en quatrième lieu, qu’elle serait parfaite du moment que nous serions en possession de l’idée de l’Être absolument parfait. C’est donc une remarque qui doit être faite dès le commencement qu’il nous faut arriver par le chemin le plus court possible à la connaissance d’un tel être. Commençons par la première partie de la méthode, qui consiste, comme nous l’avons dit, à distinguer, à séparer l’idée vraie de toutes les autres perceptions, et à en tenir l’esprit écarté, de peur qu’il ne confonde les idées fausses, les idées fictives, les idées douteuses avec les idées vraies. J’ai dessein de m’étendre longuement sur ce point ; c’est que je veux retenir longtemps l’esprit des lecteurs dans la considération d’une chose aussi nécessaire ; c’est encore qu’il est beaucoup d’hommes qui doutent même des idées vraies, parce qu’ils n’ont jamais fait attention à la différence qui distingue la perception vraie de toutes les autres perceptions. Ils ressemblent à des hommes qui, pendant qu’ils veillaient, ne doutaient point qu’ils ne veillassent, mais qui, s’étant imaginé une fois en songe, comme cela arrive, qu’ils veillaient, et ayant reconnu ensuite leur erreur, se prennent à douter même des objets de la veille, ce qui n’aurait pas lieu s’ils savaient distinguer le sommeil de la veille. J’avertis en passant que je n’expliquerai pas ici l’essence de chaque perception ni sa cause immédiate ; cela concerne la philosophie ; je me bornerai à ce qu’exige la méthode, c’est-à-dire aux caractères des perceptions fictives, fausses et douteuses, et aux moyens de nous en délivrer. Prenons pour premier objet de nos recherches l’idée fictive. Toute perception a pour objet, soit une chose considérée en tant qu’elle existe, soit seulement l’essence d’une chose ; mais comme la fiction ne s’applique guère qu’aux choses considérées en tant qu’elles existent, c’est de ce genre de perception que je parlerai d’abord : je veux dire celle où l’on feint l’existence d’un objet, et où l’objet ainsi imaginé est compris ou supposé compris par l’entendement. Par exemple, je feins que Pierre, que je connais, s’en va chez lui, vient me voir, et autres choses pareilles. À quoi se rapporte une telle idée ? elle se rapporte aux choses possibles, et non aux choses nécessaires ou aux choses impossibles. Or, j’appelle impossible une chose dont la nature est telle qu’il implique contradiction qu’elle existe ; nécessaire, celle dont la nature est telle qu’il implique contradiction qu’elle n’existe pas ; possible, celle dont l’existence est telle que, par sa nature, il n’implique contradiction ni qu’elle existe ni qu’elle n’existe pas. Dans ce dernier cas, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de la chose dépend de causes qui nous sont inconnues tout le temps que nous feignons qu’elle existe ; mais si la nécessité ou l’impossibilité de son existence, laquelle dépend de causes étrangères, nous était connue, il ne serait en notre pouvoir de rien feindre en ce qui la concerne. D’où il suit que si l’on nous accordait, par hypothèse, qu’il existe quelque dieu ou quelque être omniscient, il ne serait pas en son pouvoir de rien feindre. Car, en ce qui me touche, dès que je sais que j’existe, je ne puis plus feindre que j’existe ou que je n’existe pas ; de même je ne puis feindre un éléphant qui passerait par le trou d’une aiguille ; je ne puis non plus, dès que je connais la nature de Dieu, feindre qu’il existe ou qu’il n’existe pas ; il en faut dire autant de la Chimère, dont la nature est telle qu’il implique contradiction qu’elle existe. De tout cela ressort avec évidence cette proposition déjà énoncée, que la fiction ne saurait atteindre jusqu’aux vérités éternelles. Mais avant d’aller plus loin, il faut remarquer en passant que la différence qui existe entre l’essence d’une chose et l’essence d’une autre chose est la même que celle qui se rencontre entre l’actualité ou l’existence de l’une et l’actualité ou l’existence de l’autre ; tellement que si nous voulions concevoir l’existence d’Adam, par exemple, simplement par le moyen de l’existence en général, ce serait absolument la même chose que si, pour concevoir son essence, nous remontions à la nature de l’être, et que nous définissions Adam : ce qui est. Ainsi, plus l’existence est conçue généralement, plus elle est conçue confusément, et plus facilement elle peut être attribuée à un objet quelconque. Au contraire, dès que nous concevons l’existence plus particulièrement, nous la comprenons plus clairement, et il est aussi plus difficile de l’attribuer fictivement à quelque chose si ce n’est à l’une de celles que nous ne rapportons pas à l’ordre et l’enchaînement de la nature. Cela méritait d’être remarqué. C’est ici le lieu de considérer les choses que nous appelons d’ordinaire des fictions, bien que nous comprenions clairement qu’elles n’existent pas de la façon dont nous les imaginons. Par exemple, je sais que la terre est ronde ; mais rien ne m’empêche de dire à quelqu’un que la terre est la moitié d’un globe, et qu’elle ressemble à la moitié d’une pomme sur une assiette ; ou bien que le soleil tourne autour de la terre, et autres choses semblables. Réfléchissons-y, et nous ne verrons rien dans tout cela qui ne soit parfaitement d’accord avec ce que nous avons déjà dit. Il suffit que nous remarquions, d’abord, que nous avons pu nous tromper et avoir maintenant conscience de nos erreurs ; et ensuite, qu’il nous est permis de feindre que les autres sont dans la même erreur que nous, ou peuvent, comme nous, y tomber ; nous pouvons, dis-je, feindre cela tant que nous n’y voyons pas d’impossibilité. Lors donc que je dis à quelqu’un que la terre n’est pas ronde, etc., je ne fais autre chose que rappeler en ma mémoire une erreur qui a peut-être été la mienne, ou dans laquelle j’ai pu tomber, et feindre ensuite ou penser que celui à qui je parle est encore ou peut tomber dans la même erreur. Je puis feindre cela, comme je l’ai dit, tant que je n’aperçois ni impossibilité ni nécessité ; si je voyais clairement l’une ou l’autre, je ne pourrais rien feindre, et il faudrait dire simplement que je me suis efforcé de feindre quelque chose. Il nous reste à parler de certaines suppositions que l’on fait dans les problèmes, et qui parfois sont impossibles. Par exemple, quand on dit : Supposons que cette chandelle qui brûle ne brûle pas, ou bien supposons qu’elle brûle dans un espace imaginaire ou dans un lieu où ne se trouve aucun corps. Nous faisons toutes sortes de suppositions de ce genre, bien qu’en définitive nous en comprenions clairement l’impossibilité. Mais dans ce cas il n’y a pas fiction ; car, dans le premier exemple, je ne fais autre chose que rappeler à ma mémoire une autre chandelle qui ne brûle pas (ou bien je conçois cette même chandelle sans flamme), et ce que je pense de cette autre chandelle, je le comprends de même de la première tant que je ne fais pas attention à la flamme. Dans le second exemple, je ne fais encore autre chose que retirer ma pensée de tous les corps environnants, et appliquer mon esprit tout entier à la considération de cette chandelle, prise uniquement en elle-même ; et j’en conclus que cette chandelle n’a plus à redouter aucune cause de destruction, de telle sorte que, si elle n’était environnée de corps étrangers, et la chandelle et la flamme demeureraient immuablement les mêmes, et autres choses semblables. Il n’y a donc point là de fictions, mais de véritables et pures assertions. Arrivons aux fictions qui concernent les essences, soit seules, soit mêlées de quelque actualité ou existence. Et ce qu’il importe surtout de considérer, c’est que moins l’esprit comprend, tout en percevant beaucoup, plus grande est la faculté qu’il a de feindre, et plus il comprend, plus cette faculté diminue. Comme nous avons vu plus haut, par exemple, que nous ne pouvions, tant que nous pensons, feindre que nous pensons à la fois et ne pensons pas ; de même, lorsque la nature du corps nous est connue, nous ne pouvons feindre une mouche infinie ; ou bien, lorsque la nature de l’âme nous est connue, nous ne pouvons la feindre carrée, bien que nous puissions énoncer toutes ces choses. Mais, comme il a été dit, moins les hommes connaissent la nature, et plus il est en leur pouvoir de feindre mille choses : des arbres qui parlent, des hommes qui se métamorphosent soudain en pierres, en fontaines, des spectres qui apparaissent dans des miroirs, rien qui devient quelque chose, et jusqu’aux dieux prenant la figure des bêtes ou des hommes, et une infinité de choses du même genre. Mais il est des gens qui croient que la fiction est limitée par la fiction, et non par l’intelligence ; c’est-à-dire qu’après avoir feint une chose, et avoir affirmé, par un acte libre de la volonté, l’existence de cette chose, déterminée d’une certaine manière dans la nature, il ne nous est plus possible de la concevoir autrement. Par exemple, après avoir feint (pour parler leur langage) que la nature du corps est telle ou telle, il ne m’est plus permis de feindre une mouche infinie ; après avoir feint l’essence de l’âme, il ne m’est plus permis d’en faire un carré, etc. Cela a besoin d’être examiné. D’abord, ou bien ils nient, ou bien ils accordent que nous pouvons comprendre quelque chose. L’accordent-ils ; ce qu’ils disent de la fiction, ils devront nécessairement le dire aussi de l’intelligence. Le nient-ils ; voyons donc, nous qui savons que nous savons quelque chose, ce qu’ils disent. Or, voici ce qu’ils disent : l’âme est capable de sentir et de percevoir de plusieurs manières, non pas elle-même, non pas les choses qui existent, mais seulement les choses qui ne sont ni en elle-même ni ailleurs : en un mot, l’âme, par sa seule vertu, peut créer des sensations, des idées, sans rapport avec les choses, à ce point qu’ils la considèrent presque comme un dieu. Ils disent donc que notre âme possède une telle liberté qu’elle a le pouvoir et de nous contraindre et de se contraindre elle-même et de contraindre jusqu’à sa liberté elle-même. En effet, lorsque l’âme a feint quelque chose et qu’elle a donné son assentiment à cette fiction, il ne lui est plus possible de se représenter ou de feindre la même chose d’une manière différente ; et en outre, elle se trouve condamnée à se représenter toutes choses de façon qu’elles soient en accord avec la fiction primitive. C’est ainsi que nos adversaires se trouvent obligés par leur propre fiction d’accepter toutes les absurdités qu’on vient d’énumérer, et que nous ne prendrons pas la peine de combattre par des démonstrations. Nous abandonnerons l’erreur à son délire, mais nous aurons soin de recueillir de cette argumentation quelque vérité qui importe à notre objet : c’est à savoir, que si l’esprit applique son attention à une chose feinte et fausse de sa nature, pour la considérer, la comprendre, et en déduire régulièrement les vérités qu’on en peut inférer, il lui sera facile de mettre à découvert sa fausseté ; au contraire, que l’idée feinte soit vraie de sa nature, et que l’esprit s’y applique pour la comprendre et en déduire régulièrement les vérités qui en découlent, il procédera heureusement de déduction en déduction, sans que la chaîne se rompe, à peu près comme nous avons vu tout à l’heure qu’il mettait aussitôt en pleine lumière l’absurdité de la fiction fausse et de ses conséquences. Nous n’avons donc pas à craindre de feindre une chose, du moment que nous en avons une perception claire et distincte ; car, qu’il nous arrive de dire que des hommes se métamorphosent subitement en bêtes, c’est là une proposition très-générale, et si générale que nous n’avons dans l’esprit aucune conception, aucune idée, aucun rapport précis d’un sujet à un prédicat ; autrement, nous apercevrions en même temps et le moyen et la cause de ce phénomène. De plus, nous ne faisons guère attention à la nature du sujet et du prédicat. Or, il suffit que l’idée qui sert de point de départ ne soit pas une idée fictive, et que toutes les autres idées en soient déduites pour réprimer aussitôt notre penchant à feindre. Ensuite, toute idée fictive n’étant ni claire ni distincte, mais seulement confuse, et toute confusion venant de ce que l’esprit ne connaît qu’en partie une chose qui est un tout indivisible ou qui est composée de plusieurs parties, et de ce qu’il ne distingue pas le connu de l’inconnu, et en outre, de ce qu’il porte son attention, tout ensemble et sans rien distinguer, sur toutes les choses qui sont contenues dans un autre, il s’ensuit, en premier lieu, que si nous avons l’idée d’une chose parfaitement simple, cette idée ne pourra pas ne pas être claire et distincte. Car cette chose ne saurait être connue en partie ; elle sera connue tout entière ou point du tout. Il s’ensuit, en second lieu, que si nous divisons en ses parties simples une chose composée, et que nous attachions séparément notre attention sur chacune de ces parties, toute confusion se dissipera aussitôt. Il s’ensuit, en troisième lieu, que nulle fiction ne peut être simple, mais qu’elle est toujours composée d’idées diverses, confuses, empruntées à des sujets divers et à des actions diverses qui existent dans la nature ; ou mieux, elle est le résultat de l’attention embrassant ensemble, sans aucun assentiment de l’esprit, toutes ces diverses idées. Car une fiction qui serait simple serait claire et distincte, par conséquent vraie ; et une fiction qui ne serait que l’assemblage d’idées distinctes serait claire et distincte, par conséquent vraie. Par exemple, dès que nous connaissons la nature du cercle et du carré, il ne nous est plus possible de mêler ensemble ces deux figures, et d’imaginer un cercle carré, non plus qu’une âme carrée, et autres choses semblables. Concluons rapidement, et montrons en résumant que nous n’avons nullement à craindre de confondre ce qui n’est qu’une fiction avec les idées vraies. Pour le premier genre de fiction dont nous avons parlé, celle où la chose est clairement conçue, nous avons vu que si l’existence de cette chose nous est donnée comme une vérité éternelle, elle est par là même inaccessible à la fiction. Si l’existence de la chose conçue n’est pas une vérité éternelle, il faut seulement comparer son existence à son essence, et considérer l’ordre de la nature. Dans le second genre de fiction, que nous avons dit être le résultat de l’attention enveloppant sans l’assentiment de l’esprit différentes idées confuses empruntées à divers objets et diverses actions de la nature, nous avons vu que nous pouvions feindre une chose absolument simple, et qu’il en est de même d’une chose composée, pourvu que nous attachions notre attention aux éléments simples qui la constituent. Bien plus, il n’est pas même en notre pouvoir de feindre quelque action qui se rapporterait à ces objets et qui ne serait pas vraie ; car nous serions obligés de considérer en même temps les causes et les motifs de cette action. Cela étant ainsi compris, passons à la recherche de la nature de l’idée fausse ; voyons à quels objets elle s’applique, et comment nous pourrons nous garder de tomber dans de fausses perceptions. Cette double tâche ne nous présentera déjà plus tant de difficultés après la recherche que nous avons déjà faite de l’idée fictive. Car il n’y a entre l’idée fausse et l’idée fictive d’autre différence que celle-ci : l’idée fictive suppose l’assentiment, c’est-à-dire (comme nous l’avons déjà expliqué dans une note) que tandis que l’esprit est en face des représentations, aucune cause ne s’offre à lui dont il puisse, comme dans le cas de l’idée fictive, conclure que ce qu’il pense ne vient pas des objets extérieurs et n’est guère autre chose qu’un songe fait les yeux ouverts ou dans l’état de veille. Ainsi l’idée fausse se rapporte à l’existence d’une chose dont l’essence est connue, ou bien à cette essence même, de la même manière que l’idée fictive. Se rapporte-t-elle à l’existence de la chose, elle se corrige de la même manière que l’idée fictive dans le même cas. Se rapporte-t-elle à son essence, elle se corrige encore de la même manière que la fiction. Car si la nature de la chose connue suppose nécessairement l’existence, il est impossible que nous nous trompions relativement à son existence ; mais si l’existence de la chose n’est pas une vérité éternelle comme son essence, au contraire, si la nécessité ou l’impossibilité de son existence dépendent des causes externes, alors suivez en tout la marche que nous avons indiquée quand nous traitions de la fiction : ici comme là, l’erreur se corrige de la même manière. Quant à l’idée fausse qui se rapporte à des essences ou à des actions diverses, de telles perceptions sont nécessairement confuses, étant composées de diverses et confuses perceptions de choses qui existent dans la nature, comme quand on persuade aux hommes que des divinités résident dans les forêts, les statues, les brutes, et dans d’autres êtres encore, que l’on trouve des corps dont l’arrangement seul produit l’entendement, que des cadavres raisonnent, marchent, parlent, que Dieu se trompe, et autres choses semblables. Mais les idées qui sont claires et distinctes ne peuvent jamais être fausses ; car les idées de choses qui sont conçues clairement et distinctement sont ou absolument simples ou composées d’idées absolument simples, c’est-à-dire déduites d’idées absolument simples. Or qu’une idée absolument simple ne puisse être fausse, c’est ce que chacun pourra voir pourvu qu’il sache ce qu’est le vrai, c’est-à-dire l’entendement, et en même temps ce qu’est le faux. Car, quant à ce qui concerne l’essence du vrai, il est certain que la pensée vraie ne se distingue pas de la fausse seulement par la dénomination extrinsèque, mais surtout par l’intrinsèque. En effet, si un artisan conçoit un instrument, bien que cet instrument n’ait jamais existé et ne doive jamais exister, néanmoins sa pensée est vraie ; et cette pensée est la même, que l’instrument existe ou non. Et au contraire, si quelqu’un dit que Pierre existe sans savoir si Pierre existe, sa pensée, par rapport à lui-même, est fausse, ou, si vous aimez mieux, n’est pas vraie, quoique Pierre existe réellement. Cette énonciation, Pierre existe, n’est pas vraie que rapport à celui qui sait certainement que Pierre existe. D’où il suit que dans les idées il y a quelque chose de réel qui distingue les vraies des fausses ; et c’est ce que nous devons chercher dès à présent, afin de posséder une excellente règle de vérité (car, comme nous l’avons dit, c’est d’après la règle des idées vraies que chacun doit déterminer ses pensées, et la méthode est une connaissance réflexive) et aussi afin de connaître les véritables propriétés de l’entendement. Et il ne faut pas croire que la différence entre les pensées vraies et les pensées fausses vienne de ce que la pensée vraie est la connaissance d’une chose par ses premières causes ; en quoi, je l’avoue, elle différerait beaucoup de la fausse, comme je l’ai dit plus haut. Car la pensée vraie est celle qui représente objectivement l’essence d’un principe qui ne relève pas d’une cause supérieure et qui est conçu en soi et par soi. Aussi l’essence de la pensée vraie doit-elle résider dans la pensée elle-même, sans aucun rapport à d’autres pensées ; elle ne reconnaît pas l’objet comme sa cause, mais elle doit dépendre de la puissance même et de la nature de l’entendement. Car supposons que l’entendement vînt à percevoir quelque être nouveau qui n’a jamais existé, comme, par exemple, quelques-uns conçoivent l’intelligence de Dieu avant la création (laquelle conception, sans nul doute, n’est produite par aucun objet), et que l’entendement déduisît légitimement de cette perception d’autres idées, toutes ces idées seraient vraies, sans être pourtant déterminées par aucun objet externe ; mais elles dépendraient uniquement de la puissance et de la nature de l’entendement. Ainsi, ce qui constitue l’essence de la pensée vraie, nous devons le chercher dans cette même pensée, et le déduire de la nature de l’entendement. Pour faire cette recherche plaçons sous nos yeux une idée vraie dont nous sachions d’une certitude complète que l’objet dépend de notre faculté de penser, sans qu’il puisse avoir aucune réalité dans la nature. Avec une telle idée, il nous sera plus facile, comme cela ressort de ce que nous avons déjà dit, de faire la recherche que nous nous proposons. Par exemple, pour concevoir la formation d’un globe, je conçois à mon gré une cause quelconque, savoir, un demi-cercle tournant autour de son centre et engendrant ainsi un globe ; sans aucun doute c’est là une idée vraie, et quoique nous sachions que dans la nature aucun globe n’a été produit de cette façon, cependant cette perception est vraie, et nous avons conçu une manière très-facile de former un globe. Il faut remarquer que cette perception affirme la rotation d’un demi-cercle, laquelle affirmation serait fausse, si elle n’était jointe à la conception du globe ou de la cause déterminant un pareil mouvement, ou d’une manière absolue, si cette affirmation était isolée ; car alors l’esprit tendrait uniquement à affirmer le seul mouvement du demi-cercle, lequel n’est pas contenu dans la conception du demi-cercle ne se déduit d’aucune cause capable de produire le mouvement. Ainsi la fausseté consiste en ceci seulement que nous affirmons d’une chose quelque propriété qui n’est pas contenue dans la conception que nous avons de cette chose, comme le mouvement ou le repos relativement à notre demi-cercle. De là il résulte que les idées simples ne peuvent pas ne pas être vraies : par exemple, l’idée simple de demi-cercle, de mouvement, de quantité, etc. Tout ce que ces idées contiennent d’affirmation est adéquat à la conception que nous en avons et ne s’étend pas au delà ; il nous est permis de former à notre gré des idées simples, sans que nous ayons à craindre de nous tromper. Il ne nous reste donc plus qu’à chercher par quelle puissance notre esprit peut former ces idées simples et jusqu’où s’étend cette puissance ; cela une fois trouvé, nous verrons facilement quel est le plus haut degré de connaissance auquel nous puissions parvenir. Il est en effet certain que la puissance de notre esprit ne s’étend pas à l’infini ; car lorsque nous affirmons d’une chose une autre chose qui n’est pas contenue dans la conception que nous avons formée de la première, cela marque le défaut de notre perception, ou bien cela indique que nous avons perçu des pensées ou idées pour ainsi dire mutilées et tronquées. C’est ainsi que nous voyons que le mouvement du demi-cercle est faux dès qu’il est isolé dans l’esprit, et qu’il est vrai s’il est joint à la conception du globe ou à celle de quelque cause qui détermine un semblable mouvement. Que s’il est dans la nature d’un être pensant, comme on le voit dès le premier abord, de former des pensées vraies ou adéquates, il est certain que les pensées inadéquates ne sont produites en nous que parce que nous sommes une partie de quelque Être pensant dont les pensées, les unes dans leur entière vérité, les autres par parties seulement, constituent notre intelligence. Mais ce qu’il faut encore considérer et qui n’avait pas mérité de l’être à propos de la fiction, c’est qu’il arrive que certaines choses qui se présentent à l’imagination existent aussi dans l’entendement, c’est-à-dire sont conçues clairement et distinctement ; et alors, tant que nous ne séparons pas ce qui est distinct de ce qui est confus, la certitude, c’est-à-dire l’idée vraie, se trouve mêlée à des idées indistinctes. Par exemple, certains stoïciens ont entendu prononcer par hasard le mot d’âme, et dire que l’âme est immortelle, deux choses qu’ils n’imaginaient qu’avec confusion. Ils imaginaient aussi et en même temps ils comprenaient que les corps les plus subtils pénètrent tous les autres et ne sont pénétrés par aucun. Imaginant tout cela, et tout ensemble se tenant assurés de la certitude de l’axiome précédent, ils acquéraient aussitôt la certitude que l’esprit n’est autre chose que ces corps très-subtils, que ces corps si subtils ne se divisent pas, etc., etc. Voulons-nous nous délivrer aussi de ce danger, il suffit que nous nous efforcions d’examiner toutes nos perceptions d’après la règle de l’idée vraie qui nous est donnée. Soyons en garde, comme nous l’avons dit dès le commencement, contre tout ce que nous tenons d’un ouï-dire ou d’une expérience vague. Ajoutez qu’une telle erreur vient de ce que l’on conçoit les choses trop abstractivement ; car il est clair de soi que ce que je conçois dans son véritable objet, je ne puis l’appliquer à un autre. Cette erreur vient, en outre, de ce que l’on ne comprend pas les premiers éléments de toute la nature ; et c’est ainsi qu’en procédant sans ordre et en confondant la nature avec les principes abstraits, bien qu’ils soient de véritables axiomes, on s’aveugle soi-même et on renverse l’ordre de la nature. Pour nous, si nous procédons avec le moins d’abstraction possible, si nous remontons autant qu’il se peut faire aux premiers éléments, c’est-à-dire à la source et à l’origine de la nature, une telle erreur n’est plus à redouter. Or, en ce qui concerne l’origine de la nature, il n’est nullement à craindre que nous la confondions avec des abstractions ; car lorsque l’on a une conception abstraite, comme sont tous les universaux, ces universaux s’étendent toujours dans l’esprit bien au delà des êtres particuliers qui peuvent réellement exister dans la nature. Après cela, comme dans la nature il y a beaucoup de choses dont la différence est si petite qu’elle échappe presque à l’intelligence, alors (si l’on conçoit ces choses abstractivement) il peut facilement arriver qu’on les confonde. Mais comme l’origine de la nature, ainsi que nous le verrons plus tard, ne peut être conçue d’une manière ni abstraite, ni universelle, et ne peut s’étendre dans l’esprit plus qu’elle ne s’étend dans la réalité, et qu’elle n’a aucune ressemblance avec les êtres soumis au changement, il n’y a point à redouter de confusion dans cette idée, pourvu que nous possédions la règle de vérité (que nous avons déjà posée), c’est à savoir, cet Être unique, infini, c’est-à-dire l’être qui est tout l’être, et hors duquel il n’y a rien. Après avoir traité de l’idée fausse, il nous reste à faire les mêmes recherches sur l’idée douteuse, c’est-à-dire à déterminer quelles sont les choses qui nous peuvent amener à douter, et en même temps comment on peut détruire le doute. Je parle du vrai doute qui s’empare de l’esprit, et non pas de celui que nous voyons se produire en paroles, lorsqu’on affirme que l’on doute d’une chose dont l’esprit ne doute pas. Ce n’est point à la méthode de corriger ce vice ; il s’agit simplement de faire des recherches sur l’obstination et sur les moyens de la guérir. Jamais il n’y a dans l’âme aucun doute produit par la chose même dont on doute, c’est-à-dire que s’il n’y a dans l’âme qu’une seule idée, qu’elle soit vraie ou fausse, aucun doute, aucune certitude même ne sera produite, mais seulement une certaine sensation. Car l’idée n’est en soi rien autre qu’une certaine sensation ; le doute viendra d’une autre idée qui ne sera ni assez claire, ni assez distincte pour que nous puissions en conclure rien de certain au sujet de la chose dont il s’agit, c’est-à-dire qu’en général l’idée qui nous jette dans le doute n’est pas claire et distincte. Exemple : si quelqu’un n’a jamais été amené à penser que les sens nous trompent, soit par expérience, soit de toute autre façon, il ne doutera jamais si le soleil est plus grand ou plus petit qu’il ne paraît. Voilà pourquoi les paysans s’étonnent lorsqu’ils entendent dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe terrestre. Mais que l’on pense aux erreurs qui viennent des sens, alors le doute s’élève dans l’esprit ; et qu’après avoir douté on vienne à acquérir une véritable connaissance des sens, que l’on sache comment, au moyen des organes, les choses sont représentées à distance, alors le doute disparaît de nouveau. D’où il suit que nous ne pouvons pas révoquer en doute les idées vraies, sous prétexte qu’il existe peut-être un Dieu trompeur qui nous abuse dans les choses même les plus certaines ; nous ne pouvons le faire que dans le cas où nous n’avons aucune idée claire et distincte, c’est-à-dire dans le cas où, revenant attentivement sur la connaissance que nous avons de l’origine de toutes choses, nous ne trouvons rien qui nous apprenne que Dieu n’est pas trompeur, et qui nous l’apprenne avec la même certitude que lorsque nous voyons en réfléchissant sur la nature du triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits. Mais si nous avons de Dieu une connaissance égale à celle que nous avons d’un triangle, tout doute disparaît aussitôt. Et de la même manière que nous pouvons parvenir à cette connaissance du triangle, quoique nous ne sachions pas d’une manière certaine si quelque suprême trompeur ne nous abuse point, de la même manière aussi nous pouvons parvenir à une connaissance semblable de Dieu, quoique nous ne sachions pas d’une manière certaine s’il n’existe point un suprême trompeur. Et pourvu que nous ayons cette connaissance, elle suffira, je le répète, pour ôter toute espèce de doute que nous pourrions avoir sur les idées claires et distinctes. Si donc on procède rigoureusement en recherchant d’abord ce qu’il faut d’abord rechercher, sans jamais passer un anneau de la chaîne qui unit les choses, si on sait comment il faut déterminer les questions avant de les résoudre, on n’aura jamais que des idées très-certaines, c’est-à-dire claires et distinctes ; car le doute n’est autre chose que la suspension de l’esprit sur une affirmation ou une négation qu’il prononcerait sans hésiter, s’il n’ignorait quelque chose dont le défaut rend sa connaissance imparfaite. D’où il faut conclure que le doute résulte toujours de ce que l’on a procédé sans ordre dans ses recherches. Voilà ce que j’avais promis d’exposer dans cette première partie de la méthode. Mais pour ne rien omettre de ce qui peut conduire à la connaissance de l’entendement et de ses facultés, je dirai encore quelques mots de la mémoire et de l’oubli. Ce qu’il y a ici de plus remarquable, c’est que la mémoire est fortifiée par le secours de l’entendement, et aussi sans le secours de l’entendement. Car, en premier lieu, plus une chose est intelligible, plus facilement elle est retenue ; et au contraire, moins elle est intelligible, plus facilement nous l’oublions. Par exemple, je prononce devant quelqu’un un certain nombre de mots sans suite ; on les retiendra beaucoup plus difficilement que si je prononçais les mêmes mots sous la forme d’une narration. La mémoire est fortifiée aussi sans le secours de l’entendement, et cela par la force avec laquelle l’imagination ou le sens qu’on appelle commun est frappé de quelque objet corporel particulier. Je dis particulier, car ce n’est que par les objets particuliers que l’imagination est frappée. Qu’on lise, par exemple, une seule pièce d’intrigue amoureuse, on la retiendra parfaitement tant qu’on n’en aura pas lu plusieurs du même genre, parce qu’alors elle est seule à régner dans l’imagination ; mais qu’il y en ait dans l’esprit plusieurs du même genre, nous les imaginons toutes ensemble, et il est facile de les confondre. Je dis aussi corporel, car ce ne sont que les corps qui ont prise sur l’imagination. Puis donc que la mémoire est fortifiée par l’entendement et aussi sans l’entendement, il faut en conclure qu’elle est quelque chose de différent de l’entendement, et que, dans l’entendement considéré en soi, il n’y a ni mémoire ni oubli. Que sera donc la mémoire ? rien autre chose que la sensation même des impressions du cerveau, accompagnée de l’idée d’une durée déterminée qui s’est écoulée depuis cette sensation. C’est ce que montre bien la réminiscence : car alors l’âme pense à la sensation, mais sans la notion d’une durée continue ; et ainsi l’idée de cette sensation n’est pas la durée même de la sensation, c’est-à-dire la mémoire elle-même. Quant aux idées elles-mêmes, sont-elles sujettes à quelque corruption, c’est ce que nous verrons dans la Philosophie. Et si quelqu’un trouvait tout cela trop absurde, il suffirait au but que nous nous proposons qu’il songeât que plus une chose est particulière, plus il est facile de la retenir, comme le prouve l’exemple précédemment cité d’une comédie. En outre, plus une chose est intelligible, plus il est facile de la retenir. D’où il résulte que nous ne pourrons pas ne pas retenir une chose extrêmement particulière et suffisamment intelligible. Nous avons donc établi une distinction entre les idées vraies et les autres perceptions, et nous avons montré que les idées fictives, fausses et autres semblables ont leur origine dans l’imagination, c’est-à-dire dans certaines sensations fortuites, pour ainsi parler, et sans liaison, qui ne viennent pas de la puissance même de l’âme, mais de causes externes, selon que le corps, dans le rêve ou dans la veille, reçoit divers mouvements. Si vous aimez mieux, concevez ici par l’imagination ce que vous voudrez, pourvu que ce soit quelque chose de différent de l’entendement, et quelque chose qui mette l’âme dans la situation d’un être passif ; car il est indifférent que vous pensiez une chose ou une autre, une fois que nous savons que l’imagination est quelque chose de confus qui rend l’âme passive, et que nous savons en même temps comment nous pouvons nous en affranchir au moyen de l’entendement. Qu’on ne s’étonne pas non plus que, sans avoir prouvé encore qu’il y ait un corps et d’autres choses nécessaires, je parle de l’imagination, du corps et de sa constitution. Car, comme je l’ai dit, il est indifférent que je pense une chose ou une autre, une fois que je sais que c’est quelque chose de confus, etc. Nous avons fait voir que l’idée vraie est simple ou composée d’idées simples ; nous avons fait voir ce qu’elle montre, et de quelle manière, et pourquoi telle chose est ou a été faite ; nous avons fait voir aussi que les effets objectifs des choses dans l’âme s’y produisent à l’image de ce qu’il y a de formel dans l’objet lui-même, ce qui est la même chose que ce qu’ont dit les anciens : que la véritable science procède de la cause à l’effet ; seulement ils n’ont jamais, que je sache, conçu, comme nous l’avons fait ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et comme un automate spirituel. De là nous avons acquis autant que possible dès le commencement la connaissance de notre entendement et une règle concernant l’idée vraie, telle que nous ne craignons plus de confondre le vrai avec le faux ou avec les produits de l’imagination. Nous ne nous étonnerons pas non plus de comprendre par l’entendement certaines choses qui ne tombent pas sous l’imagination, et d’en trouver d’autres dans l’imagination qui répugnent complètement à l’entendement, tandis que d’autres enfin s’accordent avec lui, puisque nous savons que les opérations que produisent les imaginations ont lieu suivant certaines lois entièrement différentes des lois de l’entendement, et que l’âme dans l’imagination n’a qu’un rôle passif. On comprend facilement par là avec quelle facilité peuvent tomber dans des erreurs grossières ceux qui n’ont pas distingué avec soin l’imagination et l’entendement : ils croient, par exemple, que l’étendue doit être dans un lieu, qu’elle doit être finie, que les parties en sont réellement distinctes les unes des autres, qu’elle est le premier et unique fondement de toutes choses, qu’elle occupe dans un temps plus d’espace que dans un autre, et autres assertions semblables, qui toutes sont contraires à la vérité, comme nous le montrerons en son lieu. Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire que, selon qu’une certaine disposition du corps fait qu’ils se sont arrangés vaguement dans la mémoire, nous nous formons beaucoup d’idées chimériques, il ne faut pas douter que les mots, ainsi que l’imagination, puissent être cause de beaucoup de grossières erreurs, si nous ne nous tenons fort en garde contre eux. Joignez à cela qu’ils sont constitués arbitrairement et accommodés au goût du vulgaire, si bien que ce ne sont que des signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination, et non pas telles qu’elles sont dans l’entendement ; vérité évidente si l’on considère que la plupart des choses qui sont seulement dans l’entendement ont reçu des noms négatifs, comme immatériel, infini, etc., et beaucoup d’autres idées qui, quoique réellement affirmatives, sont exprimées sous une forme négative, telle qu’incréé, indépendant, infini, immortel, et cela parce que nous imaginons beaucoup plus facilement les contraires de ces idées, et que ces contraires, se présentant les premiers aux premiers hommes, ont usurpé les noms affirmatifs. Il y a beaucoup de choses que nous affirmons et que nous nions parce que telle est la nature des mots, et non pas la nature des choses. Or, quand on ignore la nature des choses, rien de plus facile que de prendre le faux pour le vrai. Évitons encore une grande cause de confusion qui empêche l’entendement de se réfléchir en lui-même. La voici : lorsque nous ne faisons pas de distinction entre l’imagination et l’intellection, nous croyons que les choses que nous imaginons plus facilement sont plus claires pour nous, et que tout ce que nous imaginons, nous le comprenons : d’où il résulte que nous mettons le premier ce qui doit être mis le dernier ; l’ordre naturel de notre marche se trouve renversé, et il n’y a plus de conclusion légitime. Maintenant, pour en venir à la seconde partie de cette méthode, j’exposerai d’abord le but que je m’y propose et les moyens de l’atteindre. Le but, c’est d’avoir des idées claires et distinctes, telles qu’elles résultent de l’esprit pur, et non des mouvements fortuits du corps. Ensuite, pour réduire toutes les idées en une, nous nous efforcerons de les enchaîner et de les ordonner de telle sorte que notre esprit, autant que possible, reproduise objectivement ce qu’il y a de formel dans la nature par rapport au tout et par rapport à ses parties. Sur le premier point, comme nous l’avons déjà dit, il importe à notre fin dernière que toute chose soit conçue ou pour sa seule essence, ou par sa cause immédiate. En effet, si la chose existe en soi, ou, comme on dit ordinairement, si elle est sa propre cause à elle-même, elle ne peut être comprise alors que par sa seule essence ; si au contraire elle n’est pas en soi, mais qu’elle ait besoin d’une cause étrangère pour exister, alors c’est par sa cause immédiate qu’elle doit être comprise : car, en réalité, connaître l’effet n’est pas autre chose qu’acquérir une connaissance plus parfaite de la cause. Nous ne pourrons donc jamais, en nous livrant à l’étude des choses, rien conclure des abstractions, et nous devrons prendre bien garde de confondre ce qui est seulement dans l’entendement avec ce qui est dans les choses. Mais la meilleure conclusion est celle qui se tirera d’une essence particulière affirmative, c’est-à-dire d’une définition vraie ou légitime. Car des axiomes universels seuls l’esprit ne peut descendre aux choses particulières, puisque les axiomes s’étendent à l’infini, et ne déterminent pas l’entendement à contempler une chose particulière plutôt qu’une autre. Ainsi le véritable moyen d’inventer, c’est de former ses pensées en partant d’une définition donnée, ce qui réussira d’autant mieux et d’autant plus facilement qu’une chose aura été mieux définie. Ainsi le pivot de toute cette seconde partie de la méthode, c’est la connaissance des conditions d’une bonne définition, et ensuite du moyen de les trouver. Je traiterai donc d’abord des conditions de la définition. Une définition pour être dite parfaite devra expliquer l’essence intime de la chose, à laquelle il faudra prendre garde de substituer quelque propriété particulière. Pour expliquer ceci, et pour ne pas me servir d’exemples par lesquels j’aurais l’air de vouloir signaler les erreurs des autres, je prendrai l’exemple d’une chose abstraite, et qu’il importe peu de définir d’une manière ou d’une autre, telle que le cercle. Si on le définit une figure dans laquelle toutes les lignes menées du centre à la circonférence sont égales, personne n’est sans voir qu’une telle définition n’explique pas le moins du monde l’essence du cercle, mais seulement une de ses propriétés ; et quoique, comme je l’ai dit, cela importe peu relativement aux figures et aux êtres de raison, cela importe beaucoup relativement aux êtres physiques et réels, parce que les propriétés des choses ne peuvent être comprises tant qu’on en ignore l’essence. Que si nous laissons celle-ci de côté, l’enchaînement de l’entendement qui doit reproduire l’enchaînement de la nature est nécessairement détruit, et nous manquons absolument notre but. Pour nous affranchir de cette cause d’erreur, il faudra donc observer dans la définition les règles suivantes : I. S’il s’agit d’une chose créée, la définition devra, comme nous l’avons dit, en comprendre la cause immédiate. Par exemple, il faudrait d’après cette règle définir ainsi le cercle : une figure décrite par toute ligne dont une extrémité est fixe et l’autre mobile ; définition qui comprend évidemment la cause immédiate. II. Il faut que la conception de la chose ou la définition soit telle que toutes les propriétés de la chose, tant qu’elle est considérée seule et non jointe à d’autres, puissent en être conclues, comme on peut le voir dans cette définition du cercle. Car on en conclut évidemment que toutes les lignes menées du centre à la circonférence sont égales ; il est si évident que c’est là une condition nécessaire de la définition, pour peu qu’on veuille y faire attention, que je crois inutile d’y insister et de le démontrer, et même de faire voir que par cette seconde condition toute définition doit être affirmative. Je parle de la définition intellectuelle, me souciant peu de la définition verbale, que la pénurie des mots m’obligera peut-être quelquefois d’exprimer sous forme négative, quoiqu’elle soit comprise affirmativement. Voici maintenant les règles de la définition pour les choses incréées. I. Mettre à part toute cause, c’est-à-dire n’avoir besoin pour expliquer l’objet défini de rien autre chose que de son être. II. Étant donnée la définition de la chose, il ne doit plus y avoir lieu à cette question : existe-t-elle ? III. N’introduire dans la définition aucun substantif qui puisse être adjectivé, c’est-à-dire ne point expliquer l’objet défini par des abstraits. IV. Enfin, quoique cela ne soit pas très-nécessaire à remarquer, il faut que de la définition de la chose toutes ces propriétés puissent être conclues. C’est là encore une règle évidente pour peu qu’on y fasse attention. J’ai dit encore que la meilleure conclusion est celle qui se tire d’une conclusion particulière affirmative. Car plus une idée est spéciale, plus elle est distincte, et par suite, plus elle est claire. Nous devons donc le plus possible chercher la connaissance des choses particulières. Quant à l’ordre de nos perceptions, il faut, pour les ordonner et les lier, rechercher, autant que cela se peut et que la raison le demande, s’il y a quelque être (et en même temps quel il est) qui soit cause de toutes choses, de telle sorte que son essence objective soit aussi la cause de toutes nos idées ; et alors notre esprit, comme nous l’avons dit, reproduira le plus exactement possible la nature, car il en contiendra objectivement l’essence, l’ordre et l’union. D’où nous pouvons voir qu’il nous est tout à fait nécessaire de tirer toutes nos idées des choses physiques, c’est-à-dire des êtres réels, en allant, suivant la série des causes, d’un être réel à un autre être réel, sans passer aux choses abstraites et universelles, ni pour en conclure rien de réel, ni pour les conclure de quelque être réel ; car l’un et l’autre interrompent la marche véritable de l’entendement. Mais il faut remarquer que par la série des causes et des êtres réels je n’entends point ici la série des choses particulières et changeantes, mais seulement la série des choses fixes et éternelles. Car pour la série des choses particulières sujettes au changement, il serait impossible à la faiblesse humaine de l’atteindre, tant à cause de leur multitude innombrable qu’à cause des circonstances infinies qui se rencontrent dans une seule et même chose et peuvent être cause qu’elle existe ou n’existe pas ; puisque l’existence de ces choses n’a aucune connexion avec leur essence, ou, comme nous l’avons déjà dit, puisqu’elle n’est pas une vérité éternelle. Mais, après tout, il n’est pas besoin que nous en comprenions la série, l’essence des choses sujettes au changement ne se tirant pas de leur ordre d’existence, lequel ne nous représente que des dénominations extrinsèques, des relations ou tout au plus des circonstances, toutes choses bien éloignées de l’essence intime. Celle-ci ne peut être demandée qu’aux choses fixes et éternelles, et aux lois qui y sont inscrites comme dans leurs véritables codes et selon lesquelles toutes les choses particulières se produisent et s’ordonnent. Bien plus, les choses particulières et changeantes dépendent de ces choses fixes si intimement, et pour ainsi parler, si essentiellement, qu’elles ne peuvent sans elles ni exister ni être conçues. D’où il résulte que ces choses fixes et éternelles, quoique particulières, seront pour nous, à cause de leur présence en tout l’univers et de l’étendue de leur puissance, comme des universaux, c’est-à-dire comme les genres des définitions des choses particulières et changeantes, et comme les causes immédiates de toutes choses. Mais s’il en est ainsi, c’est encore, à ce qu’il semble, une assez grande difficulté de parvenir à la connaissance des choses singulières, car de les concevoir toutes en même temps, cela est bien au-dessus des forces de l’entendement humain. L’ordre qui fait qu’une chose doit être comprise avant une autre ne se tire pas, comme nous l’avons dit, de leur série dans l’existence, ni même des choses éternelles ; car là tout est naturellement simultané. Il nous faut donc chercher d’autres secours que ceux dont nous nous servons pour comprendre les choses éternelles et leurs lois. Toutefois ce n’est point ici le lieu d’en parler : cela ne sera nécessaire que quand nous aurons acquis une connaissance suffisante des choses éternelles et de leurs lois infaillibles, et que la nature de nos sens nous sera devenue manifeste. Avant de nous disposer à prendre connaissance des choses particulières, il sera convenable de parler de ces secours qui tous tendent à nous enseigner le moyen de faire usage de nos sens, l’ordre et les lois des expériences qui doivent suffire à déterminer la chose que l’on recherche, enfin, à nous faire conclure selon quelles lois éternelles elle a été produite et quelle en est la nature intime, comme je le montrerai en son lieu. Ici, pour en revenir au but que je me propose, je tâcherai seulement d’exposer ce qui me semble nécessaire pour parvenir à la connaissance des choses éternelles, et pour en former les définitions suivant les conditions précédemment indiquées. Pour cela il faut se rappeler ce que nous avons dit plus haut, à savoir, que lorsque l’esprit s’applique à une certaine pensée, pour l’examiner et en déduire dans un bon ordre ce qui peut en être légitimement déduit, si elle est fausse, il en découvrira la fausseté ; si, au contraire, elle est vraie, alors il continuera heureusement et sans interruption à en déduire des vérités ; cela, dis-je, est nécessaire à notre sujet, car nos pensées n’ont hors d’elles-mêmes aucun fondement sur lequel elles aient à s’appuyer. Si donc nous voulons appuyer nos recherches sur la première chose de toutes, il est nécessaire qu’il y ait quelque fondement qui les porte de ce côté. Ensuite, parce que la méthode est la connaissance réflexive elle-même, ce fondement qui doit assurer nos pensées ne peut être autre chose que la connaissance de ce qui constitue l’essence de la vérité, et celle de l’entendement, de ses propriétés et de ses facultés ; celle-ci acquise, nous aurons un fondement sur lequel nous établirons nos pensées, et une voie par laquelle l’entendement, selon que sa capacité le comporte, pourra parvenir à la connaissance des choses éternelles, eu égard aux facultés dont il dispose. Que s’il appartient à la nature de la pensée de former des idées vraies, comme on l’a montré dans la première partie, il faut ici demander ce que nous entendons par faculté et pouvoir de l’entendement. Or, puisque la principale partie de notre méthode est de bien comprendre les forces de l’entendement et sa nature, nous sommes nécessairement obligés (par ce que j’ai dit dans cette seconde partie de la méthode) de déduire tout cela de la définition même de la pensée et de l’entendement. Mais jusqu’ici nous n’avons eu aucune règle pour trouver les définitions ; et puisque nous ne pouvons exposer ces règles que si nous connaissons la nature, c’est-à-dire la définition de l’entendement et son pouvoir, il suit de là que la définition de l’intelligence doit être claire par elle-même, ou que nous ne pouvons rien comprendre. Cependant elle n’est pas absolument claire par elle-même ; mais de ce que ses propriétés, comme tout ce que nous tenons de l’entendement, ne peuvent être connues clairement et distinctement que si l’on en connaît la nature, la définition de l’entendement sera intelligible par elle-même si nous faisons attention à ses propriétés que nous connaissons clairement et distinctement. Énumérons donc ici les propriétés de l’entendement, examinons-les, et commençons à traiter de nos instruments naturels. Les propriétés de l’entendement que j’ai principalement remarquées et que je comprends clairement sont les suivantes : I. Il enveloppe la certitude, c’est-à-dire qu’il sait que les choses sont formellement telles qu’elles sont objectivement en lui-même. II. Il perçoit certaines choses, c’est-à-dire qu’il forme certaines idées absolument, et d’autres en les tirant d’idées antérieures ; ainsi il forme l’idée de la quantité d’une manière absolue, indépendamment de toute autre pensée ; mais il ne forme les idées de mouvement qu’en considérant l’idée de quantité. III. Celles qu’il forme absolument expriment l’infinité ; celles qu’il tire d’autres idées sont déterminées. Ainsi, l’idée de quantité, si elle est perçue dans une cause déterminée, détermine la quantité ; comme lorsqu’on perçoit un corps formé par le mouvement d’un plan, ou un plan par le mouvement d’une ligne, ou enfin une ligne par le mouvement d’un point : toutes perceptions qui ne servent pas à comprendre, mais à déterminer la quantité. Ce qui le prouve, c’est que nous les concevons comme formées en quelque sorte par le mouvement ; et cependant le mouvement n’est perçu que lorsqu’on a perçu la quantité ; et nous pouvons même continuer le mouvement à l’infini pour former une ligne infinie, ce que nous ne pourrions faire, si nous n’avions l’idée d’une quantité infinie. IV. Il forme les idées positives avant les négatives. V. Il perçoit les choses, non pas tant sous la condition de la durée que sous un certain caractère d’éternité et en nombre infini ; ou plutôt, en percevant les choses, il ne considère ni le nombre ni la durée, au lieu que, quand il imagine, il les perçoit dans un nombre déterminé, dans une durée et avec une quantité déterminées. VI. Les idées que nous formons claires et distinctes semblent résulter de la seule nécessité de notre nature, de telle sorte qu’elles semblent dépendre de notre seul pouvoir ; c’est le contraire pour les idées confuses, car elles sont formées souvent malgré nous. VII. L’esprit peut déterminer de plusieurs manières les idées que l’entendement tire d’autres idées ; comme, par exemple, pour déterminer le plan d’une ellipse, il suppose une pointe adhérente à une corde qui se meut autour de deux centres, ou bien il conçoit une infinité de points toujours dans le même rapport et dans un rapport déterminé à une ligne droite donnée, ou un cône coupé par un plan oblique, de telle sorte que l’angle d’inclinaison soit plus grand que l’angle au sommet du cône ; ou enfin il s’y prend d’une infinité d’autres manières. VIII. Plus les idées expriment de perfection dans leur objet, plus elles sont parfaites ; car nous n’admirons pas autant l’architecte qui a tracé le plan d’une petite chapelle que celui qui a conçu un temple magnifique. Je n’insiste pas sur les autres choses que l’on rapporte à la pensée, comme l’amour, la joie, etc. ; car elles ne font rien à notre sujet présent, et ne peuvent même être conçues, si l’entendement ne l’a été déjà : car, ôtez la perception, tout le reste n’est plus. Les idées fausses et les idées fictives n’ont rien de positif (comme nous l’avons amplement montré) qui les fasse nommer fausses ou fictives ; si elles sont considérées comme telles, c’est seulement par le défaut de connaissance qui s’y rencontre. Ainsi les idées fausses et fictives, en tant que telles, ne peuvent rien nous enseigner de l’essence de la pensée, et c’est aux propriétés positives, précédemment énumérées, qu’il faut la demander, c’est-à-dire qu’il faut déterminer un principe commun d’où résultent nécessairement ces propriétés, de sorte qu’étant donné ce principe, elles suivent nécessairement, et qu’elles soient supprimées, si on le supprime…. * ↑ Cet avis au lecteur est de Louis Meyer, ami de Spinoza et éditeur de ses œuvres. — J’ajouterai quelques mots : le De intellectus emendatione a été publié avec l’Éthique. Il paraît que ces deux traités ont été composés vers la même époque. Spinoza, dans le De intellectus emendatione, renvoie fréquemment à un ouvrage qu’il appelle Mea Philosophia, et qu’il cite, tantôt comme s’il l’avait terminé, tantôt comme s’il avait seulement dessein ou s’il était en train de le composer. Cette Philosophia est évidemment l’Éthique. — Toutes les notes du De intellectus emendatione sont de Spinoza. Elles témoignent de la juste importance qu’il donnait à ce traité, et de l’état d’imperfection où il l’a laissé. (Note de Saisset) * ↑ J’aurais pu expliquer tout ceci avec plus d’étendue et d’une façon plus nette en distinguant les richesses qu’on recherche pour elles-mêmes de celles qu’on désire pour l’honneur qu’elles procurent, pour la débauche, pour la santé ou pour le progrès des sciences et des arts ; mais ce n’est point ici le moment d’approfondir avec soin cette matière, que je me réserve de traiter en son lieu. * ↑ Ces choses seront expliquées plus amplement en leur lieu. * ↑ Remarquez que je ne veux énumérer ici que les sciences nécessaires à notre but, et encore que je ne m’occupe pas de leur enchaînement. * ↑ Les sciences ont une fin unique, vers laquelle elles doivent toutes être dirigées. * ↑ Ici la considération de l’effet ne nous fait rien comprendre touchant la nature de la cause. C’est ce qui est assez évident, soit parce que nous ne parlons jamais de la cause qu’en termes très-généraux, comme ceux-ci : Il existe donc quelque chose, il existe donc quelque puissance, etc. ; soit parce que nous ne l’exprimons que d’une manière négative : Ce n’est donc pas ceci, ou cela, etc. Quand le cas est favorable, on attribue bien à la cause quelque propriété empruntée à l’effet et clairement conçue, comme nous le montrerons dans un exemple ; mais cette propriété se rapporte toujours à l’effet, et n’est jamais l’essence propre de la chose. * ↑ Cet exemple met en évidence ce que je disais dans la note précédente. En effet, par cette union du corps et de l’âme nous ne comprenons pas autre chose que la sensation elle-même, c’est-à-dire l’effet, d’où nous concluons la cause, laquelle échappe à toutes les prises de notre intelligence. * ↑ Une telle conclusion, quoique certaine, n’est pourtant pas suffisamment sûre, à moins qu’on ne prenne de grandes précautions ; si on ne les prend pas, on tombe aussitôt dans l’erreur. En effet, quand nous concevons les choses d’une manière si abstraite, et non dans leur véritable essence, aussitôt l’imagination met partout la confusion. Pourquoi ? c’est que ce qui est un en soi, les hommes l’imaginent multiple ; et les choses qu’ils conçoivent abstraitement, séparément, confusément, ils leur imposent des noms dont ils ont coutume de se servir pour exprimer des objets beaucoup plus familiers. De là il résulte qu’ils imaginent ces choses à la ressemblance des objets auxquels ces noms ont appartenu dans l’origine. * ↑ Ici je traiterai avec un peu plus de détails de l’expérience, et j’examinerai la méthode des empiriques et des nouveaux philosophes. * ↑ Par ces mots, par la vertu qui est en lui, j’entends tout ce qui est dans l’esprit sans avoir été produit par les causes extérieures ; c’est ce que j’expliquerai plus tard dans ma Philosophie. * ↑ Je dis ici œuvres : j’en expliquerai la nature dans ma Philosophie. * ↑ Remarquez que nous ne montrerons pas seulement ici ce que nous venons d’annoncer ; nous montrerons encore que nous avons procédé avec ordre jusqu’à ce moment, et plusieurs autres choses tout à fait nécessaires à savoir. * ↑ Remarquez que nous ne posons pas ici la question de savoir comment la première essence objective est innée en nous. Cela se rapporte à la théorie de la nature, où toutes ces choses sont amplement expliquées, et où l’on montre que sans l’idée il n’y a ni affirmation possible, ni négation, ni volonté. * ↑ J’explique dans ma Philosophie ce que c’est pour l’esprit que chercher. * ↑ Avoir des rapports avec les autres choses, c’est être produit par elles ou les produire. * ↑ De même qu’ici nous n’avons aucun doute sur la vérité de notre connaissance. * ↑ Voyez plus loin la note sur les hypothèses dont nous avons une claire intelligence ; la fiction consiste à dire que ces hypothèses ont une existence réelle. * ↑ C’est qu’en effet la chose, pourvu qu’on la comprenne, se manifeste d’elle-même, et nous n’avons besoin que de la voir, sans recourir à aucune démonstration. De même le contraire, pour nous apparaître dans toute sa fausseté, n’a besoin que d’être mis devant l’esprit, comme on le verra lorsque nous parlerons des fictions qui concernent les essences. * ↑ Remarquez que les gens qui disent qu’ils doutent de l’existence de Dieu n’en ont que le nom dans la bouche, ou imaginent quelque chose qu’ils appellent Dieu ; mais ce quelque chose ne convient point à la vraie nature de Dieu, comme je le montrerai au lieu convenable. * ↑ Je vais montrer tout à l’heure que la fiction ne peut s’appliquer aux vérités éternelles. Par vérité éternelle, j’entends celle qui, si elle est affirmative, ne pourra jamais devenir négative. Telle est cette première et éternelle vérité, Dieu est ; mais Adam pense n’est pas une vérité éternelle. La Chimère n’existe pas est une vérité éternelle, mais non cette proposition, Adam n’existe pas. * ↑ Plus loin, en montrant le genre de fiction qui concerne les essences, nous montrerons clairement que la fiction ne produit et ne représente à l’esprit rien de nouveau ; que toutes les choses qui se trouvent dans le cerveau ou dans l’imagination sont simplement rendues présentes à la mémoire ; que l’esprit aperçoit toutes ces choses ensemble et d’une manière confuse. Par exemple, la faculté de parler et ce que nous appelons un arbre sont représentés à la mémoire ; et comme l’esprit ne voit ces choses que confusément et sans rien distinguer, il imagine que l’arbre parle. Il en arrive de même de l’existence, surtout, comme il a été dit, lorsque nous la concevons d’une manière aussi générale que l’être ; car alors elle peut s’appliquer à toutes les choses qui se présentent ensemble à la mémoire. Cela vaut la peine d’être remarqué. * ↑ Il en faut dire autant des hypothèses que l’on fait pour expliquer certains mouvements qui accompagnent les phénomènes célestes, avec cette différence qu’en appliquant ces hypothèses aux mouvements célestes, on en tire des conclusions sur la nature des cieux, laquelle peut être différente, d’autant plus qu’il y a mille autres causes par lesquelles on pourrait rendre compte de ces mouvements. * ↑ Il arrive souvent qu’un homme rappelle à son souvenir ce mot d’âme, et qu’en même temps il compose quelque figure matérielle ; et parce que ces deux représentations se trouvent ensemble dans son esprit, il se persuade facilement qu’il imagine et qu’il feint une âme matérielle, ne distinguant pas le nom de la chose elle-même. Je prie le lecteur de ne pas se hâter de rejeter ce que j’avance, et il n’aura jamais lieu de le faire, je pense, s’il est attentif aux exemples que je donne et à la suite du discours. * ↑ Je semble conclure cela de l’expérience ; et peut-être refuserait-on d’y croire, faute de preuve ; si l’on en veut une absolument, la voici : Il n’existe rien dans la nature qui n’obéisse à ses lois ; et comme tout arrive par elles dans un invincible enchaînement, de façon que chaque chose produise suivant des lois déterminées des effets déterminés, il s’ensuit que l’esprit, aussitôt qu’il possède la vraie conception d’une chose, reproduit objectivement la série de ses effets. Voyez plus bas le passage où je parle de l’idée fausse. * ↑ Remarquez bien que la fiction ne diffère du songe que par cela seul que dans les songes nous n’apercevons pas les causes extérieures que nous apercevons par les sens dans la veille. C’est de là que l’on conclut que les représentations qui se produisent dans le sommeil ne se rapportent pas à des objets extérieurs à nous. Nous verrons que l’erreur n’est que le songe d’un homme éveillé ; à un certain degré, elle devient le délire. * ↑ Ce ne sont pas là les attributs de Dieu qui manifestent son essence, comme je le montrerai dans ma Philosophie. * ↑ Cela a été démontré plus haut. Si en effet un tel être n’existait pas, il ne pourrait jamais être produit, et ainsi l’esprit pourrait concevoir plus que la nature ne pourrait fournir ; ce qui a été plus haut reconnu faux. * ↑ C’est-à-dire que nous savons que les sens nous ont quelquefois trompés, mais nous ne le savons que confusément ; car nous ignorons comment les sens nous trompent. * ↑ Si la durée de la sensation est indéterminée, le souvenir est imparfait ; c’est ce que chacun semble avoir appris de la nature ; car souvent, pour mieux croire ce qu’une personne nous dit, nous demandons en quel lieu et dans quel temps le fait est arrivé ; et quoique les idées elles-mêmes aient leur durée dans l’esprit, cependant, accoutumés que nous sommes à déterminer la durée au moyen d’une certaine mesure du mouvement, ce qui a lieu encore au moyen de l’imagination, nous n’avons aucun souvenir qui se rapporte aux choses de l’esprit pur. * ↑ La principale règle de cette partie, c’est, comme cela résulte de la première partie, de faire le recensement de toutes les idées qui nous viennent du pur entendement, pour les distinguer de celles qui sont le produit de l’imagination ; distinction qui ressort des propriétés différentes de chacune des deux facultés, l’imagination et l’intellection. * ↑ Remarquez qu’il résulte de là que nous ne pouvons rien comprendre dans la nature sans étendre en même temps la connaissance que nous avons de la première cause ou de Dieu. * ↑ Voyez ci-dessus, p. 303 et suiv.
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Des suprêmes biens et des suprêmes maux
# Des suprêmes biens et des suprêmes maux ## LIVRE PREMIER ### CHAPITRE PREMIER Préambule. Je n’ignorais pas, Brutus, en confiant à la langue latine des sujets déjà traités en grec par des philosophes d’un grand génie et d’un profond savoir, que mon travail allait encourir des reproches divers. Les uns, sans être absolument dépourvus d’instruction, ne peuvent souffrir qu’on s’applique à la philosophie. Les autres ne la désapprouvent pas à ce point, pourvu qu’on s’en occupe avec modération ; mais ils voudraient qu’on y consacrât un peu moins d’étude et de peine. Il y en aura d’autres qui, sachant le grec et méprisant leur propre langue, diront qu’ils aiment mieux prendre la peine de lire les grecs. Enfin, je n’en doute point, quelques-uns me rappelleront à d’autres études : ce genre d’écrire, diront-ils, quel qu’en soit le charme, ne convient pas assez à votre rang et à votre caractère. Il ne sera pas inutile, je crois, de répondre à chacun d’eux en particulier. Il est vrai que j’ai déjà suffisamment répondu aux ennemis de la philosophie dans ce livre où je l’ai défendue hautement contre les reproches et les accusations d’Hortensius. Mon livre ayant eu votre approbation et celle des personnes que j’ai crues pouvoir en juger, j’ai entrepris de continuer, de peur de paraître exciter seulement la curiosité des hommes, sans être capable de la retenir. Quant à ceux qui permettent de s’adonner à la philosophie, mais sobrement, ils demandent une modération très-difficile dans une étude qui, une fois entreprise, ne peut plus être retenue ni réprimée. Ainsi, ceux même qui veulent nous éloigner tout à fait de la philosophie sont, jusqu’à un certain point, plus équitables que ceux qui veulent donner des limites à une matière infinie, et qui exigent une ardeur médiocre dans une étude dont on ne connaît jamais mieux le prix que quand on la pousse le plus loin possible. En effet, si l’on peut parvenir à la véritable sagesse, il ne suffit pas de l’avoir acquise, il faut en jouir. Si l’acquisition en est longue et pénible, on ne doit pas cesser de chercher le vrai, qu’on ne l’ait trouvé ; et il serait honteux de manquer de persévérance et de courage dans ses poursuites, quand on a pour but la suprême beauté. Si la philosophie est un sujet sur lequel je prenne plaisir à écrire, pourquoi m’envier un plaisir honnête ? Et si c’est une tâche que je me suis faite, pourquoi m’empêcher de m’exercer l’esprit ? On peut pardonner aux intentions bienveillantes du Chrémès de Térence, qui ne veut pas que son nouveau voisin Fouille le sol, laboure et porte des fardeaux ; il ne veut que lui épargner un travail fatigant et pénible ; mais il n’en est pas ainsi de ces amis indiscrets, qui prétendent me détourner d’un travail plein de charmes pour moi. ### CHAPITRE II Préambule (suite). Il n’est pas peut-être si aisé de bien répondre à ceux qui ne font nul cas de ce qu’on traduit dans notre langue, quoiqu’on ait sujet de s’étonner que des gens qui ne laissent pas de prendre plaisir à des tragédies latines, traduites du grec mot pour mot, ne puissent pas souffrir la langue de la patrie dans le développement des sujets les plus graves. Est-il, en effet, un homme assez ennemi du nom romain, pour refuser de lire ou la Médée d’Ennius, ou l’Antiope de Pacuvius, et pour oser dire qu’il Se plaît à lire les mêmes pièces dans Euripide, mais sans pouvoir en supporter les traductions ? IL faudra donc, dira-t-il, se résoudre à lire les Synéphèbes de Cécilius, ou l’Andrienne de Térence, plutôt que l’une et l’autre dans Ménandre ? Pourquoi pas ? Bien plus, quoique l’Electre soit admirable dans Sophocle, et que la traduction d’Atilius soit fort mal écrite, je ne laisse pas pourtant de la lire dans Atilius. Licinius dit de lui : C’est un écrivain de fer, Mais c’est un écrivain, et l’on devra le lire. Ce serait avoir, en vérité, ou trop de nonchalance, ou trop de délicatesse, que de ne pas vouloir jeter les yeux sur nos poëtes. Pour moi, je ne saurais regarder comme instruit un homme qui ignore notre littérature. Quoi ! ces vers : Plût au ciel que les bois…Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu. ne nous plaisent pas moins dans Ennius que dans Euripide ; et nous ne voudrions pas voir enrichir notre langue des idées de Platon sur le bonheur et la vertu ? Que dis-je ? si je n’écris point en simple traducteur f, mais qu’en exposant ce 5. C’est le commencement d’un vers d’Ennius : Utinam ne in nemore Pelio securibus Cæsa accidisset abiegna ad terram trabes. V. Crc., De Fato, ce. xv ; Rhet. ad Herenn., Il, xxu. Ces vers sont de la Médée d’Ennius, traduite de celle d’Enripide. V. Eurte., Med., 1. 6. C’est ce que fait trop souvent Cicéron dans ses ouvrages philo que les Grecs ont avancé, je marque ce que j’en pense, et que je donne un autre tour, un autre ordre à ce qu’ils ont dit, pourquoi préférera-t-on ce que les Grecs ont écrit à ce qui ne manquera dans notre langue ni d’éclat ni de nouveauté ? Si l’on prétend que toutes les matières ont été épuisées par les Grecs, pourquoi donc ceux-là même qui parlent de cette sorte, lisent-ils tant de différents auteurs grecs sur une même matière ? Chrysippe, par exemple, n’a rien oublié de ce qui se pouvait dire en faveur des stoïciens : cependant on lit là-dessus le stoïcien Diogène, Antipater, Mnésarque, PanétiusErreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu., plusieurs autres, et surtout notre ami PosidoniusErreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu.. Quoi ! Théophraste, traitant sophiques, et ses concitoyens avaient raison de le lui reprocher. 1. 2. 3. 4. 5. 6. Panétius, stoïcien, de Rhodes ; disciple d’Antipater, précepteur de Scipion. Cicéron l’admire ; il fait mieux, il le copie. Le De Officiis est une imitation du Fssi to5 xazovros, de Panétius. T. Posidonius d’Apamée, disciple de Panétius, ami et maître deCi- céron. On a conservé de lui un mot célèbre. V. DIOGÈxE LAERCE, x, 3 : « Pompée, à son retour de Syrie, passant par Rhodes où était Posido- « nius, ent le dessein d’aller entendre un philosophe de cette réputation. « Etant venu à la porte de la maison, on lui défendit, contre la coutume « ordinaire, de frapper : le portier, jeune homme, lui apprit que Posido- « nius était incommodé de la goutte ; mais cela ne put empêcher Pompée « de rendre visite au philosophe. Après avoir été introduit, il lui témoi- « gna quelle peineilressentait de ne pouvoir l’entendra.—Vous le pouvez, « reprit Posidonius ; et il ne sera pas dit qu’une douleur corporelle soit « Cause qu’un aussi grand homme aitinutilement pris la peinedese rendre « chez moi. Ensuite ce philosophe, dans son lit, commença à discourir « avec gravité et éloquence sur ce principe : Qu’il n’y a de bon que ce qui « est honnëète. À diverses reprises, dans le moment où la douleur s’élan- « çait avec plus de force : —Douleur, s’écriait-il, tu as beat faire ; quelque « importune que tu sois, je n’avouerai jamais que tu sois un mal.—On matières dont Aristote avait parlé avant lui, ne fait-il pas encore plaisir à lire ? Et les épicuriens n’écrivent-ils pas tous les jours autant qu’ils veulent sur des sujets déjà traités par Épicure et par les anciens ? Si les Grecs sont lus par les Grecs sur les mêmes choses traitées d’une manière différente, pourquoi les Latins, qui les ont aussi traitées avec la même diversité, ne seront-ils pas lus par les Latins ? ### CHAPITRE III Préambule (suite). Et quand même je ne ferais que traduire Platon ou Aristote, comme nos poètes ont traduit les tragédies grecques, mes concitoyens me sauraient-ils peu de gré de leur faire connaître de la sorte des esprits sublimes et presque divins ? Mais c’est ce que je n’ai point encore fait : et toutefois, quand l’occasion s’offrira de traduire quelques endroits des deux grands hommes que je viens de nommer, de même qu’Ennius a traduit quelques endroits d’Homère, et Afranius de Ménandre, je ne m’interdis pas cette liberté. Je ne veux point ressembler à notre Lucilius, qui n’écrit pas, dit-il, pour tout le monde. Eh ! que ne puis-je même avoir pour lecteurs Persius, Scipion l’Africain, et Rutilius, dont il craignait tant le jugement, qu’il disait que ce n’était que pour les Tarentins, pour les habitants de Consente et pour les Siciliens qu’il écrivait ! C’est une de ses ingénieuses plaisanteries : mais il n’y avait pas alors beaucoup de savants personnages, de l’approbation desquels il dût se mettre fort en peine ; et dans tout ce qu’il a écrit, il y a plus d’agrément que de savoir. Pour moi, quel lecteur aurais-je à redouter, puisque c’est à vous, qui ne le cédez pas aux Grecs mêmes, que j’adresse mon ouvrage, en retour de votre excellent livre sur la Vertu ? Mais je crois que, s’il en est qui n’aiment pas ces ouvrages en langue vulgaire, c’est qu’ils sont tombés sur des livres mal écrits en grec, et encore plus mal traduits. Alors, je suis de leur avis, pourvu qu’ils pensent de même des originaux. Quant aux ouvrages remarquables par l’excellence de la pensée, la gravité et l’ornement de la diction, qui pourra refuser de les lire, à moins de vouloir passer tout à fait pour Grec, comme Albucius, que Mucius Scévola, préteur, salua en grec à Athènes ? Lucilius, qui a ici beaucoup de grâce et d’esprit, fait dire à Mucius : « Albucius, vous comptez donc pour rien Que dans ses murs Rome vous ait vu naître ? Mais, puisque c’est d’Athènes citoyen Que vous voulez dans Athènes paraître, Pour vous traiter comme vous voulez l’être, Je vous reçois en vous disant : χαϊρε ! ” Au même instant toute la compagnie, Jusqu’aux licteurs, lui crie aussi ; χαϊρε ! Et de là vint qu’il fut toute sa vie De Mucius ennemi déclaré. » Mucius avait sans doute raison ; et je ne saurais assez m’étonner de voir le peu de cas que certaines personnes font de notre langue. Ce n’est pas ici le lieu de traiter un pareil sujet ; mais j’ai toujours cru, et je m’en suis souvent expliqué, que la langue latine non-seulement n’est point pauvre, comme ils se l’imaginent, mais qu’elle est même plus riche que la langue grecque. A-t-on jamais vu, par exemple, sans prétendre me citer moi-même, nos bons orateurs ou nos bons poètes, depuis qu’ils ont eu des modèles à imiter, manquer de termes pour exprimer élégamment tout ce qu’ils ont voulu dire ? ### CHAPITRE IV Préambule (suite). Quant à moi, qui, au milieu des fatigues, des travaux et des périls du forum, n’ai jamais abandonné le poste où le peuple romain m’avait placé, je dois sans doute, autant qu’il est en moi, travailler aussi à éclairer mes concitoyens par mes études et mes veilles. Sans vouloir m’opposer au goût de ceux qui aiment mieux lire les Grecs, pourvu qu’effectivement ils les lisent et ne se contentent pas de le faire croire, je serai du moins utile et à ceux qui voudront cultiver les deux langues, et à ceux qui pourront s’en tenir maintenant à la langue de leur patrie. Pour ceux qui voudraient que j’écrivisse sur toute autre chose que sur la philosophie, ils devraient être plus équitables, et songer que j’ai déjà beaucoup écrit sur divers sujets, et plus qu’aucun autre Romain, sans compter ce que je puis écrire encore ; et cependant quiconque voudra s’appliquer à lire mes ouvrages sur la philosophie, trouvera qu’il n’y a point de matière dont on puisse retirer plus d’avantage. Mais, entre les recherches précieuses de la philosophie, en est-il de préférable à celle qui fait en particulier le sujet de ces livres, savoir quelle est la fin principale à laquelle il faut tout rapporter, et ce que la nature doit ou rechercher comme le plus grand des biens, ou éviter comme le plus grand des maux ? Les sentiments des plus savants hommes étant partagés sur cette question, puis-je regarder la recherche de la vérité la plus importante pour la conduite de toute la vie, comme une occupation qui ne réponde pas à l’opinion qu’on veut bien avoir de moi ? Quoi ! deux grands personnages de la république, P. Scévola et M. Manilius, auront consulté ensemble si l’enfant d’une esclave doit être regardé comme un fruit qui appartient au maître de l’esclave ? M. Brutus aura été là-dessus d’un avis différent du leur : et comme c’est une question de droit assez subtile, et qui est de quelque usage dans la société, on lira volontiers et leurs dissertations et d’autres du même genre ; et on négligera ce qui embrasse le cours entier de la vie ? Leurs études, si l’on veut, ont plus d’intérêt pour le vulgaire ; les nôtres sont plus fécondes. Il est vrai que c’est aux lecteurs à juger ; mais je puis toujours dire que je crois avoir développé ici toute la question sur les suprêmes biens et les suprêmes maux, et que, non content d’avoir exprimé mon opinion, j’ai rassemblé dans ce traité tout ce qu’ont dit sur ce point les différentes sectes philosophiques. CHAPITRE V. DÉBUT DU DIALOGUE. Pour commencer par le plus aisé, je vais examiner l’opinion d’Épicure, si connue de tout le monde ; et je l’exposerai avec autant de soin et d’impartialité que pourraient le faire ceux qui la soutiennent ; car je ne songe qu’à chercher la vérité, et nullement à combattre ni à vaincre un adversaire. Le système d’Épicure sur la volupté fut un jour défendu soigneusement devant moi par L. Torquatus, homme d’une instruction profonde ; et je lui répondis en présence de C. Triarius, jeune homme sage et de beaucoup d’esprit. L’un et l’autre m’étant venus voir dans ma maison auprès de Cumes, la conversation tomba d’abord sur les lettres, qu’ils aimaient passionnément tous deux. Torquatus me dit ensuite : — Puisque nous vous trouvons ici de loisir, il faut que je sache de vous, non pas pourquoi vous haïssez Épicure, comme font ordinairement ses antagonistes, mais pourquoi vous n’approuvez pas un homme que je crois être le seul qui ait vu la vérité, un philosophe qui a affranchi l’esprit des hommes des plus grandes erreurs, et qui leur a donné tous les préceptes nécessaires pour vivre dans la sagesse et le bonheur. Pour moi, je m’imagine que, s’il n’est pas de votre goût, c’est qu’il a plus négligé les ornements du discours que Platon, Aristote et Théophraste ; car d’ailleurs je ne saurais me persuader que vous ne soyez pas de son sentiment. — Voyez, Torquatus, combien vous vous trompez, lui répondis-je. Le style d’Épicure ne me choque point ; il dit ce qu’il veut dire, et il le fait fort bien entendre. Je ne suis pas fâché de trouver de l’éloquence dans un philosophe ; mais ce n’est pas ce que j’y cherche. C’est uniquement sur les choses mêmes qu’Épicure ne me satisfait pas en plusieurs endroits. Cependant, autant de têtes, autant d’opinions, et je puis bien me tromper. — En quoi donc ne vous satisfait-il pas ? reprit-il. Car, pourvu que vous ayez bien compris ce qu’il dit, je ne doute point que vous ne soyez un juge très-équitable. — J’ai entendu Phèdre et Zénon, lui répondis-je, et à moins que vous ne les soupçonniez de m’avoir trompé, vous devez croire que je possède parfaitement la doctrine d’Épicure. Leur zèle est tout ce qui m’a plu. Je les ai même entendus souvent avec Atticus, qui les admirait tous deux, et qui aimait particulièrement Phèdre. Quelquefois nous nous entretenions sur ce qu’ils avaient dit, et jamais nous n’avions de dispute sur le sens des paroles, mais seulement sur les opinions. PREMIÈRE PARTIE Exposition et critique provisoire du système d’Épicure CHAPITRE VI. CRITIQUE DE LA PHYSIQUE D’ÉPICURE. Encore une fois, reprit-il, sur quoi Épicure ne vous contente-t-il pas ? — D’abord, dis-je, sa physique, dont il est le plus fier, est toute d’emprunt. Il répète ce que dit Démocrite, et quand il change quelque chose, il me semble que c’est toujours en mal. Les atomes, selon Démocrite, (car c’est ainsi qu’il appelle de petits corpuscules qui sont indivisibles à cause de leur solidité) sont incessamment portés de telle sorte dans le vide infini, où il ne peut y avoir ni haut ni bas ni milieu, que, venant à s’attacher ensemble dans leurs tourbillons continuels, ils forment tout ce que nous voyons. Il veut aussi que ce mouvement ne provienne d’aucun principe, mais qu’il ait existé de toute éternité. Épicure, là où il suit Démocrite, ne se trompe presque point. Mais, outre que je ne suis guère du sentiment de l’un ni de l’autre sur plusieurs questions, j’en suis moins encore dans la manière dont ils envisagent la nature. Quoiqu’il y ait dans la nature deux principes, la matière dont tout est fait, et ce qui donne la forme à chaque chose, ils n’ont parlé que de la matière, et ils n’ont pas dit un mot de la cause efficiente de tout. Voilà en quoi ils ont manqué l’un et l’autre ; mais voici les erreurs propres d’Épicure. Il prétend que les atomes se portent d’eux-mêmes directement en bas, et que c’est là le mouvement de tous les corps ; ensuite l’habile philosophe venant à songer que, si tous les atomes se portaient toujours en bas par une ligne directe, il n’arriverait jamais qu’un atome pût toucher l’autre, il a subtilement imaginé un mouvement imperceptible de déclinaison, par le moyen duquel les atomes venant à se rencontrer s’embrassent, s’accouplent, adhèrent l’un à l’autre. Je vois ici une fiction puérile, et je vois en même temps qu’elle ne peut même être favorable à son système. En effet, c’est par une pure fiction qu’il donne aux atomes un léger mouvement de déclinaison, dont il n’allègue aucune cause, ce qui est honteux à un physicien, et qu’il leur ôte en même temps, sans aucune cause, le mouvement direct de haut en bas qu’il avait établi dans tous les corps. Et cependant, avec toutes les suppositions qu’il invente, il ne peut venir à bout de ce qu’il prétend. Car, si tous les atomes ont également un mouvement de déclinaison, jamais ils ne s’attacheront ensemble. Que si les uns l’ont, les autres point : premièrement, c’est leur assigner gratuitement différents emplois que de donner un mouvement direct aux uns, et un mouvement oblique aux autres ; et avec tout cela (c’est un reproche qu’on peut faire également à Démocrite), il n’en sera pas moins impossible que cette rencontre fortuite d’atomes produise jamais l’ordre et la beauté de l’univers. Il n’est pas même d’un physicien de croire des corps si petits qu’ils soient indivisibles : jamais il ne l’aurait cru s’il eût mieux aimé apprendre la géométrie de Polyène son ami, que de la lui faire désapprendre. Démocrite, qui était habile en géométrie, croit que le soleil est d’une grandeur immense ; Épicure lui donne environ deux pieds, et il le suppose à peu près tel que nous le voyons, un peu plus ou un peu moins grand ; de sorte qu’il dénature tout ce qu’il change. Du reste, c’est de Démocrite qu’il a pris les atomes, le vide, et les images qu’il appelle ίδ, par la rencontre desquelles non-seulement nous voyons, mais aussi nous pensons : c’est aussi de lui qu’il a pris cette étendue à l’infini qu’il nomme άί, et cette multitude innombrable de mondes qui naissent et qui périssent à toute heure : et quoique je n’approuve nullement ces imaginations-là dans Démocrite, je ne puis souffrir qu’un homme qui les a toutes prises de lui s’attache, comme il fait, à le blâmer, lorsque bien d’autres le louent. CHAPITRE VII. CRITIQUE DE LA LOGIQUE D’ÉPICURE. CRITIQUE PROVISOIRE DE SA MORALE. Quant à la logique, qui est la seconde partie de la philosophie destinée à former le raisonnement et à lui servir de guide, votre Épicure est entièrement dépourvu et dénué de tout ce qui peut y servir : il ôte toutes les définitions ; il n’enseigne ni à distinguer, ni à diviser, ni à tirer une conclusion, ni à résoudre un argument captieux, ni à développer ce qu’il peut y avoir d’ambigu dans un raisonnement ; et enfin il fait les sens tellement juges de tout, qu’il pense que, si une fois ils ont pris une chose fausse pour une vraie, on ne peut plus s’assurer de pouvoir juger sainement de rien. Le point sur lequel Épicure insiste le plus, c’est cette question où la nature elle-même, comme il dit, apporte la solution et la preuve, je veux parler de la volupté et de la douleur : c’est à ces deux choses qu’il rapporte tout ce que nous recherchons ou évitons. Cette doctrine est d’Aristippe, et elle a été mieux et plus librement soutenue par les philosophes de sa secte que par Épicure. Cependant rien ne paraît plus indigne d’un homme qu’une pareille opinion ; et il me semble que la nature nous a faits pour quelque chose de plus grand. Peut-être suis-je dans l’erreur ; mais je ne puis croire cependant que celui qui eut le premier le nom de Torquatus, à cause du collier qu’il arracha à l’ennemi, le lui ait arraché par un sentiment de volupté ; ni que par le même sentiment il ait combattu contre les Latins devant Véséris, dans son troisième consulat. Et quand il fit trancher la tête à son fils, ne se priva-t-il pas d’un plaisir bien doux et bien sensible, puisque par là il préféra aux sentiments de la nature les plus vifs ce qu’il croyait devoir à la majesté de l’autorité consulaire ? Quoi ! lorsque T. Torquatus, celui qui fut consul avec Cn. Octavius, voulut que son fils, qu’il avait émancipé pour être adopté par Décius Silanus, plaidât soi-même sa cause devant lui pour se défendre contre les députés des Macédoniens, qui l’accusaient de concussion, et qu’après avoir entendu les deux parties, il prononça qu’il ne lui paraissait pas que son fils se fût comporté dans le commandement comme ses ancêtres, et qu’il lui défendit de se présenter davantage devant lui : croyez-vous que ce fût alors un sentiment de volupté qui le fit agir ? Mais, laissant à part ce que tout bon citoyen est obligé de faire pour sa patrie, et non-seulement les plaisirs dont il se prive, mais encore les périls où il s’expose, les fatigues et même les maux qu’il endure, en aimant mieux tout souffrir que de manquer jamais à son devoir, je viens à ce qui est moins considérable, mais qui ne prouve pas moins. Quel plaisir trouvez-vous, vous Torquatus, et quel plaisir Triarius trouve-t-il dans l’étude continuelle des lettres, dans les recherches de l’histoire, à feuilleter sans cesse les poètes et à retenir tant de vers ? Et n’allez pas me répondre que c’est là une volupté pour vous, et que les belles actions des Torquatus en étaient une pour eux. Ce n’est pas ce qu’Épicure répond à une semblable objection ; ce n’est pas non plus ce que vous y devez répondre, ni vous, ni tout homme de bon sens qui sera un peu instruit de ces matières ; et enfin ce n’est pas là ce qui fait qu’il y a tant d’épicuriens. Non, ce qui attire d’abord la multitude, c’est qu’elle s’imagine qu’Épicure prétend qu’une chose juste et honnête cause par elle-même du plaisir et de la volupté. Mais on n’y prend pas garde ; tout son système serait renversé s’il en était ainsi. Car, s’il convenait que les choses louables et honnêtes fussent agréables par elles-mêmes, sans aucun rapport au corps, il s’ensuivrait que la vertu et les connaissances de l’esprit seraient désirables pour elles-mêmes ; et c’est de quoi il ne demeure pas d’accord. Je ne puis donc pas approuver Épicure dans tout ce que je viens de vous dire. D’ailleurs je voudrais, ou qu’il eût été plus profond dans les sciences, car vous serez forcé d’avouer qu’il ne l’est guère dans ce qui fait que les hommes sont appelés savants ; ou qu’il n’eût pas essayé de détourner les autres de le devenir, quoiqu’il me semble que pour vous deux il a fort mal réussi. CHAPITRE VIII. RÉPONSE AUX CRITIQUES ADRESSÉES À ÉPICURE. Après que j’eus parlé de la sorte, plutôt pour les faire parler eux-mêmes que dans un autre dessein, Triarius dit en souriant : “ Il ne s’en faut guère que vous n’ayez effacé Épicure du rang des philosophes ; car tout le mérite que vous lui laissez, c’est d’être intelligible pour vous, de quelque façon qu’il s’énonce. Sur la physique, il a pris des autres tout ce qu’il a dit ; encore ce qu’il en a dit n’est-il pas trop à votre goût ; et ce qu’il a voulu corriger de lui-même, il l’a toujours fait très-mal à propos. Il n’a eu aucune connaissance de la dialectique ; et, en mettant le souverain bien dans la volupté, premièrement il s’est fort trompé ; en second lieu il n’a rien dit qui vînt de lui, et il a tout emprunté d’Aristippe, qui l’avait mieux exprimé. Enfin, dites-vous, c’était un ignorant. — Il est impossible, repris-je, ô Triarius, que, quand on diffère d’opinion avec un autre, on n’assigne pas le motif de cette différence ; car qui m’empêcherait d’être épicurien, si j’approuvais les opinions d’Épicure, qu’on peut apprendre en se jouant ? Il ne faut donc pas trouver mauvais que ceux qui disputent ensemble parlent l’un contre l’autre pour se réfuter. Mais on doit bannir de la discussion l’aigreur, la colère, l’emportement, l’opiniâtreté, qui sont en effet indignes de la philosophie. — Vous avez raison, dit Torquatus ; il est impossible de disputer sans blâmer le sentiment de son adversaire. Mais ce qui n’est pas permis, c’est la chaleur et l’entêtement. Au reste, si vous le trouvez bon, j’aurais quelque chose à répondre à ce que vous avez dit. — Croyez-vous donc, lui répliquai-je, que j’aurais tenu ce langage, si je n’avais eu envie de vous entendre ? — Eh bien ! reprit-il, aimez-vous mieux parcourir ensemble toute la doctrine d’Épicure, ou ne parler que de la seule volupté dont il est maintenant question ? — A votre choix, lui répondis-je. — Alors, dit-il, je m’arrêterai à ce seul objet, qui est de la plus haute importance ; nous remettrons à une autre fois ce qui regarde la physique ; je vous prouverai alors la déclinaison des atomes, et la grandeur du soleil telle qu’Épicure la suppose, et je vous ferai voir qu’il a repris et réformé très-sagement beaucoup de choses dans le système de Démocrite. Quant à présent, je ne parlerai que de la volupté, et je ne dirai rien de nouveau ; mais je ne laisse pas d’espérer de vous convaincre. — Je ne suis point opiniâtre, lui répondis-je ; je vous promets de vous donner mon assentiment, si vous pouvez me prouver ce que vous avancez. – Je le ferai, ajouta-t-il, si vous demeurez dans la même disposition que vous témoignez. Mais j’aimerais mieux parler de suite, que d’interroger ou d’être interrogé. — Comme il vous plaira, lui dis-je. — Voici son discours. ## SECONDE PARTIE Exposition de la morale d’Épicure. ### CHAPITRE IX. Le souverain bien est le plaisir. Morale du plaisir. « Je commencerai d’abord, dit-il, par garder la méthode d’Épicure, dont nous examinons la doctrine ; et j’établirai ce que c’est que le sujet de notre dispute, non pas que je croie que vous l’ignoriez, mais afin de procéder avec ordre. Nous cherchons donc quel est le plus grand des biens : et du contentement de tous les philosophes, ce doit être celui auquel tous les autres biens doivent se rapporter, et qui ne se rapporte à aucun autre. Ce bien-là, selon Épicure, est la volupté, qu’il prétend être le souverain bien ; il regarde aussi la douleur comme le plus grand des maux : et voici sa manière de le prouver. Tout animal, dès qu’il est né, aime la volupté, et la recherche comme un très-grand bien ; il hait la douleur, et l’évite autant qu’il peut, comme un très-grand mal ; et tout cela, il le fait lorsque la nature n’a point encore été corrompue en lui, et qu’il peut juger le plus sainement. On n’a donc pas besoin de raisonnement ni de preuves pour démontrer que la volupté est à rechercher, et que la douleur est à craindre. Cela se sent, comme on sent que le feu est chaud, que la neige est blanche, et que le miel est doux ; et il est inutile d’appuyer par des raisonnements ce qui se fait sentir suffisamment de soi-même. Car il y a différence, dit Épicure, entre ce qu’on ne peut prouver qu’à force de raisons, et ce qui ne demande qu’un simple avertissement. Les choses abstraites et comme enveloppées ont besoin d’étude pour être bien démêlées et éclaircies ; les autres, il suffit de les indiquer. Comme donc, en ôtant de l’homme les sens, il ne reste plus rien, il est nécessaire que sa nature même juge de ce qui est conforme ou contraire à la nature : que peut-elle donc percevoir ou juger qui la porte à rechercher autre chose que la volupté, et à fuir autre chose que la douleur ? Il y a des gens parmi nous qui poussent l’argument encore plus loin : ce n’est pas seulement par les sens, disent-ils, qu’on juge de ce qui est bon, et de ce qui est mauvais ; mais on peut connaître aussi, par l’esprit et par la raison, que la volupté est d’elle-même à rechercher et que la douleur est d’elle-même à craindre : ainsi donc la recherche de l’une et la fuite de l’autre sont naturelles et comme innées à nos âmes. Il en est d’autres enfin, et je pense comme eux, qui, voyant un si grand nombre de philosophes soutenir qu’il ne faut mettre ni la volupté au rang des biens, ni la douleur au rang des maux, disent que, loin de nous reposer sur la bonté de notre cause, il faut examiner avec soin tout ce qui se peut dire sur la volupté et sur la douleur. CHAPITRE X. LA PEINE PEUT ÊTRE UN MOYEN POUR OBTENIR LE PLAISIR. MORALE DE L’UTILITÉ. Pour vous faire mieux connaître d’où vient l’erreur de ceux qui blâment la volupté, et qui louent en quelque sorte la douleur, je vais entrer dans une explication plus étendue, et vous faire voir tout ce qui a été dit là-dessus par l’inventeur de la vérité, et, pour ainsi dire, par l’architecte de la vie heureuse. Personne, dit Épicure, ne craint ni ne fuit la volupté en tant que volupté, mais en tant qu’elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent pas en faire un usage modéré et raisonnable ; et personne n’aime ni ne recherche la douleur comme douleur, mais parce qu’il arrive quelquefois que, par le travail et par la peine, on parvient à jouir d’une grande volupté. En effet, pour descendre jusqu’aux petites choses, qui de vous ne fait point quelque exercice pénible pour en retirer quelque sorte d’utilité ? Et qui pourrait justement blâmer, ou celui qui rechercherait une volupté qui ne pourrait être suivie de rien de fâcheux, ou celui qui éviterait une douleur dont il ne pourrait espérer aucun plaisir. Au contraire, nous blâmons avec raison et nous croyons dignes de mépris et de haine ceux qui, se laissant corrompre par les attraits d’une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. J’en dis autant de ceux qui, par mollesse d’esprit, c’est-à-dire par la crainte de la peine et de la douleur, manquent aux devoirs de la vie. Et il est très-facile de rendre raison de ce que j’avance. Car, lorsque nous sommes tout à fait libres, et que rien ne nous empêche de faire ce qui peut nous donner le plus de plaisir, nous pouvons nous livrer entièrement à la volupté et chasser toute sorte de douleur ; mais, dans les temps destinés aux devoirs de la société ou à la nécessité des affaires, souvent il faut faire divorce avec la volupté, et ne se point refuser à la peine. La règle que suit en cela un homme sage, c’est de renoncer à de légères voluptés pour en avoir de plus grandes, et de savoir supporter des douleurs légères pour en éviter de plus fâcheuses. Qui m’empêchera, moi dont c’est là le système, de rapporter à ces principes tout ce que vous avez dit des Torquatus, mes ancêtres ? Et ne croyez pas qu’en les louant comme vous avez fait, avec tant de marques d’amitié pour moi, vous m’ayez séduit, ni que vous m’ayez rendu moins disposé à vous réfuter. Comment, je vous prie, interprétez-vous ce qu’ils ont fait ? Quoi ! vous êtes persuadé que, sans songer à l’utilité et à l’avantage qui pourrait leur en revenir, ils se soient jetés au travers des ennemis, et qu’ils aient sévi contre leur propre sang ! Les bêtes même, dans leur plus grande impétuosité, ne font rien sans qu’on puisse connaître pourquoi elles le font, et vous croirez que de si grands hommes ont fait de si grandes choses sans motif ! Nous examinerons bientôt quelle peut en avoir été la cause : en attendant, je croirai que, s’ils ont eu en cela quelque objet, la vertu seule n’est point ce qui les a portés à ces actions vraiment éclatantes. Le premier Torquatus alla hardiment arracher le collier à l’ennemi ; mais il se couvrit en même temps de son bouclier, pour n’être pas tué : il s’exposa à un grand péril, mais à la vue de toute l’armée. Et quel a été le prix de cette action ? La gloire, l’amour de ses concitoyens, gages les plus assurés d’une vie calme et tranquille. Il condamna son fils à la mort : si ce fut sans motif, je voudrais n’être pas descendu d’un homme si dur et si cruel ; si ce fut pour établir la discipline militaire aux dépens des sentiments de la nature, et pour contenir les troupes, par cet exemple, dans une guerre dangereuse, il pourvut par là au salut de ses concitoyens, d’où il savait que le sien devait dépendre. Le même raisonnement s’étend bien loin ; car ce qui donne ordinairement un beau champ à l’éloquence, et principalement à la vôtre, lorsqu’en rapportant les grandes actions des hommes célèbres vous faites entendre qu’ils n’y ont été excités par aucun intérêt particulier, mais par le seul amour de la vertu et de la gloire, se trouve entièrement renversé par l’alternative que je viens de poser, ou qu’on ne se dérobe à aucune volupté que dans la vue d’une volupté plus grande, ou qu’on ne s’expose à aucune douleur que pour éviter une douleur plus cruelle. CHAPITRE XI. QU’EST-CE QUE LE PLAISIR ? Mais c’est assez parler, en ce moment, des glorieuses actions des grands personnages : ce sera bientôt le lieu de faire voir que toutes les vertus en général tendent à la volupté. Il faut maintenant définir la volupté, pour ôter aux ignorants tout sujet de se tromper, et pour montrer combien une secte qui passe pour être toute voluptueuse et toute sensuelle, est réellement grave, sévère et retenue. Nous ne cherchons pas, en effet, la seule volupté qui chatouille la nature par je ne sais quelle douceur secrète, et qui excite des sensations agréables ; mais nous regardons comme une trèsgrande volupté la privation de la douleur. Or comme, du moment que nous ne sentons aucune douleur, nous avons de la joie, et comme tout ce qui donne de la joie est volupté, ainsi que tout ce qui blesse est douleur, c’est avec raison que la privation de toute sorte de douleur est appelée volupté. Si, lorsqu’on a chassé la soif et la faim par le boire et le manger, c’est une volupté de ne plus sentir de besoin, c’en est une aussi dans toutes les autres choses que de n’avoir aucune douleur. C’est pourquoi Épicure n’a voulu admettre aucun milieu entre la douleur et la volupté ; et ce que quelques-uns ont regardé comme un milieu entre l’une et l’autre, je veux dire la privation de toute douleur, il l’a regardé, lui, non-seulement comme une volupté, mais comme une extrême volupté, soutenant que la privation de toute douleur est le dernier terme où puisse aller la volupté, qui peut bien être diversifiée en plusieurs manières, mais qui ne peut jamais être augmentée et agrandie. Je me souviens d’avoir ouï dire à mon père, qui se moquait agréablement des stoïciens, qu’à Athènes, dans le Céramique, il y a une statue de Chrysippe assis, qui avance la main, parce qu’il avait coutume de l’avancer quand il voulait faire quelque question. Votre main, dans l’attitude où elle est, disait un stoïcien, désire-t-elle quelque chose ? Non, sans doute. Mais, si la volupté était un bien, ne la désirerait-elle pas ? Je le crois. La volupté n’est donc pas un bien. La statue, disait mon père, si elle avait pu parler, n’aurait pas parlé de la sorte ; et cette conclusion ne porte que contre Aristippe et contre les cyrénaïques, nullement contre Épicure. Car, s’il n’y avait de volupté que celle qui chatouille les sens et qui excite une titillation agréable, la main ne se contenterait pas de ne point sentir de douleur, à moins qu’elle n’eût aussi quelque mouvement de volupté. Que si n’avoir nulle douleur est une très-grande volupté, comme Épicure le soutient : en premier lieu, Chrysippe, on a eu raison de dire que votre main, en la situation où elle est, ne désire rien ; mais ensuite on a eu tort de prétendre que, si la volupté était un bien, elle la désirerait ; car comment pourrait-elle désirer ce qu’elle a, puisque, se trouvant sans douleur, elle est dans la volupté ? CHAPITRE XII. NOUVEL ESSAI POUR DÉMONTRER RATIONNELLEMENT QUE LE PLAISIR EST LE SOUVERAIN BIEN. Que la volupté soit le suprême bien, on peut aisément le démontrer. Supposons, par exemple, qu’un homme jouît continuellement de toutes sortes de voluptés, tant du corps que de l’esprit, sans qu’aucune douleur ni aucune crainte le troublât le moins du monde, pourrait-on s’imaginer un état plus heureux et plus désirable ? car il faudrait qu’un tel homme eût l’âme ferme, et qu’il ne craignît ni la mort ni la douleur : qu’il ne craignît point la mort, parce que c’est la privation de toute sensibilité ; qu’il ne craignît point la douleur, parce que, si elle dure longtemps, elle est légère, et que, si elle est grande, elle dure peu ; et qu’ainsi l’excès en est contre-balancé par le peu de durée, et la longueur par le peu de souffrance. A cela, si vous joignez que l’homme dont nous parlons ne se laisse point inquiéter par la crainte des dieux, et que même il sache jouir des voluptés passées en les rappelant sans cesse dans son souvenir, encore une fois, que pourrait-il y avoir à ajouter à un état si heureux ? Supposons, au contraire, un homme accablé de toutes sortes de douleurs d’esprit et de corps, sans espérer qu’elles puissent jamais diminuer, sans avoir jamais goûté aucun plaisir, et sans s’attendre à en avoir jamais aucun : pourra-t-on jamais se figurer un état plus misérable ? Que si une vie remplie de douleurs est ce qu’il y a de plus à craindre, sans doute le plus grand des maux est de passer sa vie dans la douleur ; et, par la même raison, le plus grand des biens est de vivre dans la volupté. Notre esprit n’a rien autre chose où il puisse s’arrêter comme à sa fin, que la volupté ; et toutes nos craintes, tous nos chagrins se rapportent à la douleur, sans que naturellement nous puissions être, ni sollicités à rien que par la volupté, ni détournés de rien que par la douleur. Enfin, la source de nos désirs et de nos craintes est dans la volupté ou dans la douleur ; et, d’après ce principe, il est clair que tout ce qu’on fait de plus louable et de plus honnête, se fait par rapport à la volupté. Comme donc, selon tous les philosophes, le plus grand des biens est ce qui ne se rapporte à aucune autre chose, et à quoi toutes choses se rapportent comme à leur fin, il faut nécessairement avouer que le souverain bien est de vivre avec volupté. CHAPITRE XIII. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. PREMIÈRE VERTU : LA SAGESSE. Ceux qui font consister le souverain bien dans la vertu, et qui, séduits par le seul éclat du nom, ne comprennent pas ce que la nature demande, se trouveraient délivrés d’une grande erreur s’ils voulaient croire Épicure. Pour vos vertus, qui sont si excellentes et si belles, qui pourrait les trouver belles et les désirer si elles ne produisaient pas la volupté ? Ce n’est point à cause de la médecine même qu’on estime la science de la médecine, mais à cause de la santé qu’elle procure ; et, dans un pilote, ce n’est point l’art de naviguer dont on fait cas, mais l’utilité qu’on en retire : il en est de même de la sagesse, qui est l’art de la vie ; si elle n’était bonne à rien, on n’en voudrait point ; on n’en veut que parce qu’elle nous procure l’acquisition et la jouissance de la volupté. Vous voyez de quelle nature est la volupté dont j’entends ici parler, afin qu’un mot qu’on prend souvent en mauvaise part ne décrédite point mes discours. L’ignorance de ce qui est bon ou mauvais est le principal inconvénient de la vie ; et comme l’erreur où l’on est là-dessus prive souvent les hommes des plaisirs les plus sensibles, et les livre souvent aussi à des peines inconcevables, il n’y a que la sagesse qui, nous dépouillant de toutes sortes de mauvaises craintes et de mauvais désirs, et nous arrachant le bandeau des fausses opinions, puisse nous conduire sûrement à la volupté. Il n’y a que la sagesse qui bannisse le chagrin de notre esprit, qui nous empêche de nous abandonner à de mauvaises frayeurs, et qui, éteignant en nous par ses préceptes l’ardeur des désirs, puisse nous faire mener une vie tranquille : car les désirs sont insatiables, et non-seulement ils perdent les particuliers, mais souvent ils ruinent les familles entières, et même les républiques. De là viennent les haines, les dissensions, les discordes, les séditions, les guerres. Et ce n’est point seulement au dehors que les cupidités agissent avec une impétuosité aveugle ; elles combattent les unes contre les autres au dedans de nous-mêmes, et elles ne sont jamais d’accord. Comme il serait donc impossible que la vie ne devînt par là très-amère, le sage seul, en retranchant en lui toute sorte de crainte frivole et d’erreur, et en se renfermant dans les bornes de la nature, peut mener une vie exempte de crainte et de chagrin. En effet, quoi de plus utile et de plus propre à contribuer à la félicité de la vie, que la division qu’Épicure a faite des désirs : les uns naturels et nécessaires, les autres naturels, mais non nécessaires, et les autres ni naturels ni nécessaires ? On satisfait les nécessaires sans beaucoup de peine et sans beaucoup de dépense ; les naturels n’en demandent pas même beaucoup, parce que les choses dont la nature se contente sont aisées à acquérir, et ont leurs bornes, mais les cupidités inutiles n’en ont point. CHAPITRE XIV. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. SECONDE VERTU : LA TEMPÉRANCE. Si toute la vie des hommes est troublée par l’erreur et par l’ignorance, et si la sagesse seule peut nous exempter de la guerre des passions, nous délivrer de toute sorte de terreur, nous apprendre à supporter les injures de la fortune, et nous enseigner tous les chemins qui vont au repos et à la tranquillité, pourquoi ferons-nous difficulté de dire qu’il faut rechercher la sagesse à cause de la volupté, et qu’ qu’il faut éviter l’ignorance et la folie à cause des maux qu’elles entraînent avec elles ? Je dirai par la même raison qu’il ne faut point rechercher la tempérance pour elle-même, mais pour le calme qu’elle apporte dans les esprits, en les mettant dans une assiette douce et tranquille : car j’appelle tempérance cette vertu qui nous avertit qu’il faut suivre la raison dans les choses qui sont à rechercher ou à fuir. Et ce n’est pas assez qu’elle nous fasse juger ce qu’on doit faire ou ne pas faire ; il faut de plus savoir s’en tenir à ce qu’on a jugé. Mais combien y a-t-il de gens qui, ne pouvant demeurer fermes dans aucune résolution, et séduits par quelque apparence de volupté, se livrent de telle sorte à leurs passions, qu’ils s’y laissent emporter sans prendre garde à ce qui leur en peut arriver ! Et de là vient que, pour une volupté médiocre, peu nécessaire, et dont ils auraient pu se passer facilement, non-seulement ils tombent dans de grandes maladies, dans l’infortune et dans l’opprobre, mais souvent même ils en sont punis par les lois. Mais ceux qui ne veulent de la volupté qu’autant qu’elle ne peut avoir de suites funestes, et qui sont assez fermes dans leur sentiment pour ne point se laisser emporter ou plaisir dans les choses dont ils ont une fois jugé devoir s’abstenir, ceux-là trouvent une grande volupté en méprisant la volupté même. Ils savent aussi quelquefois souffrir une douleur médiocre, pour en éviter une plus grande ; d’où fuir et qu’aussi, lorsqu’on embrasse la tempérance, ce n’est point comme étant ennemie des voluptés, mais comme en promettant de plus grandes que celles dont elle prive. CHAPITRE XV. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. TROISIÈME VERTU : LE COURAGE. Je dis à peu près la même chose de la force d’âme ; car ni l’exercice du travail ni la souffrance des douleurs ne sont à rechercher pour eux-mêmes, non plus que la patience, ni les soins ni les veilles, ni même la vertu active, objet des louanges, ni enfin le courage ; mais il n’est rien qu’on ne brave pour vivre ensuite sans inquiétude et sans crainte, et pour se délivrer, autant qu’il est possible, le corps et l’esprit de tout ce qui peut faire de la peine. Et comme la crainte de la mort trouble la tranquillité de la vie ; comme c’est un misérable état de succomber à la douleur, ou de la supporter avec faiblesse ; comme, par une semblable lâcheté, plusieurs ont abandonné leurs parents, leurs amis, leur patrie, et se sont enfin perdus eux-mêmes : ainsi, tout au contraire, un esprit ferme et élevé s’affranchit de toute idée pénible lorsqu’il méprise la mort qui remet tous les hommes dans l’état où ils étaient avant de naître ; lorsqu’il est préparé à la douleur, sachant que les extrêmes douleurs finissent bientôt plusieurs intervalles de relâche, et que, pour les autres, selon que nous les trouvons tolérables ou non, nous sommes maîtres, ou de les supporter, ou de nous en délivrer en sortant de la vie comme d’un théâtre. Nous ne croyons donc point que ce soit pour elles-mêmes qu’on blâme la timidité et la faiblesse, ou qu’on loue l’intrépidité et la force ; mais on rejette les unes parce que la douleur en est inséparable, on estime les autres parce que la volupté les suit. CHAPITRE XVI. LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR. QUATRIÈME VERTU : LA JUSTICE. Il reste à parler de la justice, et nous aurons parlé de toutes les vertus. Mais ce qui a été dit des trois autres convient encore à celle-ci ; et ce que j’ai déjà montré de la sagesse, de la tempérance et de la force d’âme, qu’elles étaient tellement jointes avec la volupté, qu’on ne les en pouvait séparer, il faut l’appliquer à la justice, qui non-seulement ne nuit à personne, mais qui toujours donne confiance et calme les esprits, et par elle-même, et par cette espérance qu’on ne manquera d’aucune des choses qu’une nature non corrompue peut désirer. De même que l’imprudence, le désir passionné et la lâcheté sans cesse tourmentent l’âme, sans cesse l’agitent et y apportent le trouble ; ainsi l’injustice, dès qu’elle réside dans l’esprit, par sa seule présence y met le trouble ; et si, de plus, elle a formé quelque entreprise, l’eût-elle accomplie secrètement, elle ne peut prendre confiance et croire que la chose restera toujours secrète. Le méchant ne peut cacher ses actions : le soupçon, l’opinion publique, la renommée les poursuit ; vient ensuite l’accusateur, le juge ; plusieurs enfin, comme sous votre consulat, se dénoncent eux-mêmes. S’il y a des hommes assez puissants pour être en état de ne point craindre le châtiment des lois, ils ne laissent pas pour cela d’avoir peur des dieux ; et les soins qui les dévorent, les inquiétudes qui les déchirent nuit et jour, ils les regardent comme un supplice que les dieux immortels leur envoient. Ce qu’on pourrait donc retirer d’utilité ou de plaisir d’une mauvaise action, peut-il diminuer autant les maux et les peines de la vie, que la mauvaise action les augmente, soit par les reproches qu’on s’en fait, soit par la punition des lois qu’on appréhende, soit par la haine publique qu’on s’attire ? Il est vrai qu’il y a des gens qui, au comble des biens, des honneurs et des dignités, environnés de plaisirs, loin de pouvoir assouvir leurs cupidités par une voie injuste, les sentent au contraire s’allumer davantage tous les jours ; mais ces gens-là ont plus besoin d’être enchaînés que d’être instruits. La véritable raison invite donc à la justice, à l’équité et à la fidélité tous les hommes d’un esprit sain. Et que ceux qui n’ont ni esprit ni ressources ne croient pas trouver leur intérêt dans l’injustice ; il ne peut y avoir pour eux de succès, ou au moins de succès durables. Quant à ceux qui ont du génie ou de la fortune, leur intérêt est de faire le bien : de là naît l’estime publique, et, ce qui contribue le plus au repos de la vie, l’amour de nos semblables. Quelle raison de tels hommes auraient-ils donc d’être injustes ? Les désirs naturels sont faciles à contenter, sans faire tort à personne, et il ne faut pas se laisser aller aux autres, qui ne portent à rien de vraiment désirable ; car on ne saurait faire d’injustice qu’on n’y perde plus qu’on n’y gagne. La justice n’est donc pas à rechercher pour elle-même, mais seulement pour l’avantage qu’on en retire. Il est agréable d’être aimé et estimé de tout le monde, parce qu’alors la vie est plus sûre et plus douce. Ce n’est donc pas seulement pour éviter les inconvénients du dehors que nous croyons qu’il faut s’interdire l’injustice, mais principalement parce qu’elle ne laisse jamais respirer en paix ceux qui lui donnent entrée. J’expliquerai en peu de mots ce qui est inséparable de cette doctrine si juste et si vraie. Ce n’est point en établissant la volupté pour le plus grand des biens, et la douleur pour le plus grand des maux, qu’on se trompe ; c’est en ignorant quelles sont les choses qui peuvent véritablement procurer de la volupté, ou causer de la douleur. J’avoue cependant que les plaisirs et les peines de l’esprit viennent des plaisirs et des peines du corps, et je conviens de ce que vous disiez tantôt, que ceux d’entre nous qui pensent autrement, et qui sont en assez grand nombre, ne peuvent jamais soutenir leur opinion. Il est vrai que la volupté de l’esprit donne de la joie, et que la tristesse de l’esprit cause de la douleur ; mais elles viennent du corps, et c’est an corps qu’elles se rapportent : ce qui ne m’empêche pas de reconnaître que les voluptés et les peines de l’esprit sont plus grandes que celles du corps. Par le corps, effet, nous ne pouvons avoir de sensation que des choses présentes ; par l’esprit nous sentons celles qui ne sont plus et celles qui seront. Quoique nous souffrions également de l’âme quand nous souffrons du corps, cependant ce peut être un grand surcroît de douleur si nous nous figurons, par exemple, qu’un mal éternel et infini nous menace. Et ce que je dis de la douleur, on peut l’appliquer à la volupté ; elle a bien plus de charmes quand l’esprit ne craint point qu’elle finisse. C’est là une preuve évidente qu’une extrême volupté ou une extrême douleur d’esprit contribue encore plus à rendre la vie heureuse ou misérable, que les mêmes impressions, si elles n’étaient que corporelles. Nous ne prétendons pas, au reste que, dès qu’on n’a plus de volupté, vient aussitôt le chagrin, à moins que par hasard la volupté ne cède la place à la douleur ; au contraire, nous regardons comme un motif de joie l’absence de la douleur, quand même cette absence ne serait suivie d’aucune volupté sensible ; et par là on peut juger quelle grande volupté c’est que de ne sentir aucune douleur. Mais, comme l’attente des biens que nous espérons nous donne de la joie, le souvenir de ceux dont nous avons joui ne nous rend pas moins heureux. Les fous se font un tourment des maux qui ne sont plus ; les sages, grâce à leur mémoire, se font un plaisir nouveau de leurs plaisirs passés. Or, il ne dépend que de nous d’ensevelir en quelque sorte dans un perpétuel oubli les choses fâcheuses, et de renouveler sans cesse les souvenirs agréables. Notre esprit, fixé attentivement sur le passé, peut faire renaître pour nous la douleur ou la joie. CHAPITRE XVIII. ÉLOGE D’ÉPICURE. Ô route du bonheur facile, directe, ouverte à tous ! Si le sort le plus désirable est de vivre sans douleur et sans chagrin, et de jouir des plus grands plaisirs du corps et de l’esprit, peut-on dire que nous ayons rien oublié ici de tout ce qui peut rendre la vie agréable, et conduire au souverain bien que nous cherchons ? Cet homme que vous dites esclave de la volupté, Épicure vous crie qu’il n’est point de bonheur sans sagesse, honnêteté, vertu ; ni de sagesse, d’honnêteté, de vertu, sans bonheur. En effet, puisqu’il ne peut y avoir de calme dans une ville où il y a sédition, ni dans une maison dont les maîtres sont divisés, comment un esprit qui n’est pas d’accord avec lui-même peut-il jouir de quelque volupté qui soit pure ? Tant qu’il se trouvera agité de divers sentiments, il est impossible qu’il goûte le calme et le repos. Si les maladies du corps sont un obstacle à l’agrément de la vie, à combien plus forte raison les maladies de l’esprit seront-elles un tourment ? J’entends par là ces désirs effrénés et insatiables des richesses, de la domination et des voluptés sensuelles ; ajoutez-y les chagrins et les ennuis dont se laissent continuellement ronger ceux qui ne veulent pas concevoir qu’il ne faut jamais se tourmenter de ce qui n’est point une douleur du corps actuelle, ou de ce qui ne traîne point infailliblement une douleur à sa suite : et comptez le petit nombre de ceux que n’attaque pas quelqu’une de ces maladies, et qu’elle ne rend pas nécessairement malheureux. Vient ensuite la mort, que ces hommes voient, comme le rocher de Tantale, toujours pendre sur eux. Puis la superstition, qui ne laisse jamais en repos ceux qui en sont imbus. Ils ne savent ni se ressouvenir avec plaisir des biens qu’ils ont eus, ni jouir comme il faut de ceux qu’ils ont ; et ils tremblent à toute heure dans la crainte d’un avenir dont l’incertitude les tient dans de continuelles angoisses. Surtout quand ils viennent à s’apercevoir qu’ils ont travaillé inutilement pour acquérir des richesses, du pouvoir, de l’autorité et de la gloire, et que tous les plaisirs dont ils se proposaient de jouir, et qui leur ont coûté tant de peines, leur échappent sans retour, ils s’abandonnent alors à une entière désolation. On en voit d’autres d’un esprit pusillanime et étroit, qui toujours désespèrent de tout, ou qui sont méchants, envieux, difficiles à vivre, médisants, difformes ; d’autres, toujours en proie à des amours frivoles ; d’autres, turbulents, audacieux, injustes, emportés, et en même temps légers et intempérants, et dont l’esprit n’est jamais dans une même situation. De tels hommes ne cessent point de souffrir. Comme, parmi tant de fous, il n’y en a pas un qui connaisse le bonheur, il n’y a aussi aucun sage qui ne soit vraiment heureux. Et nous sommes mieux fondés que les stoïciens à le soutenir ; car il n’y a, disent-ils, de vrai bien que je ne sais quelle ombre qu’ils appellent l’honnête, nom plus beau que solide ; et ils prétendent que la vertu, avec cet appui, ne cherche aucun autre bien, et qu’elle se suffit à elle-même pour être heureuse. CHAPITRE XIX. LE SAGE STOÏCIEN ET LE SAGE ÉPICURIEN. INUTILITÉ DE LA LOGIQUE STOÏCIENNE ET NÉCESSITÉ DE LA PHYSIQUE ÉPICURIENNE. Ce n’est pas que les stoïciens ne puissent avancer une pareille doctrine, non-seulement sans que nous nous y opposions, mais même avec approbation de notre part : car voici quel est le sage, suivant Épicure. Le sage est borné dans ses désirs ; il méprise la mort ; il pense des dieux immortels ce qu’il en faut croire, mais sans aucune mauvaise frayeur ; et s’il faut sortir de la vie, il n’hésite pas. C’est ainsi qu’il est toujours dans la volupté, parce qu’il n’y a aucun temps où il n’ait plus de voluptés que de douleurs. II se souvient agréablement des choses passées ; il jouit des plaisirs présents, et mesure par la réflexion leur quantité et leur qualité ; il n’est pas comme suspendu aux futurs événements : il les attend avec calme ; comme il est très-éloigné de tous les défauts et de toutes les erreurs dont nous venons de parler, il sent une volupté inconcevable quand il compare sa vie avec celle des fous ; et lorsqu’il lui survient des douleurs, il sait en faire la compensation, et il trouve qu’elles ne sont jamais si grandes qu’il n’ait toujours plus à jouir qu’à souffrir. Épicure dit encore très-bien que la fortune a peu d’empire sur la vie du sage, qu’il n’y a point d’affaires si importantes qu’il ne puisse conduire par la raison et la réflexion, et qu’on ne peut éprouver une volupté plus grande dans toute l’infinité des temps que le sage dans le temps borné de sa vie. Quant à votre dialectique, il l’a regardée comme ne servant ni à vivre plus heureusement ni à mieux raisonner ; mais il a donné beaucoup d’importance à la physique. Par cette science, en effet, nous pouvons connaître le sens des mots, la nature du discours, les conséquences vraies ou fausses ; et d’autre part, instruits de la nature de toutes choses, nous sommes débarrassés de toute superstition, nous sommes délivrés de la crainte de la mort, nous ne sommes plus troublés par cette ignorance d’où naissent souvent d’horribles terreurs. La morale même ne peut que gagner à la connaissance de ce que demande la nature. Alors, dirigés par cette règle qui semble descendue du ciel, et y rapportant tous nos jugements, aucun autre langage ne pourra nous convaincre. Au contraire, si nous n’avons pas la connaissance de la nature, nous ne pourrons jamais défendre les jugements des sens. Or, tout ce que nous apercevons par l’âme tire son origine des sens. Si leur rapport est fidèle, comme Épicure l’enseigne, on peut avoir une véritable perception de quelque chose ; au lieu que ceux qui disent que, par les sens, on ne peut avoir de véritable perception, et qui les récusent pour juges, sont incapables, une fois les sens mis à part, d’expliquer même ce qu’ils veulent dire. Enfin, sans l’étude et la science des choses de la nature, il n’y aurait rien sur quoi on pût fonder la conduite de la vie. C’est de là qu’on tire la fermeté d’esprit contre la peur de la mort et contre la superstition ; en pénétrant dans les secrets de la nature, on parvient à avoir l’esprit tranquille ; en approfondissant bien ce que c’est que les passions, on devient modéré : enfin, comme je l’ai démontré naguère, on arrive à posséder la règle de la connaissance qui donne la rectitude au jugement et apprend à distinguer le vrai du faux. CHAPITRE XX. THÉORIES ÉPICURIENNES DE L’AMITIÉ. Il me reste maintenant à parler d’une chose qui appartient nécessairement à la question que nous traitons ; c’est l’amitié, qui, selon vous, est anéantie, s’il est vrai que la volupté soit le plus grand des biens. Mais, loin qu’Épicure donne aucune atteinte à l’amitié, il a dit au contraire que, “ de tout ce que la sagesse peut acquérir pour rendre la vie heureuse, l’amitié est ce qu’il y a de plus excellent, de plus fécond, de plus avantageux. ” Ce qu’il a enseigné par ses discours, il l’a confirmé par sa vie et par ses mœurs ; et on appréciera mieux ce mérite, si l’on se souvient des anciennes fables, où, en remontant d’Oreste jusqu’à Thésée, on trouve à peine trois couples d’amis. Quelle nombreuse troupe d’amis, étroitement liés l’un à l’autre, Épicure n’avait-il point rassemblés dans une seule maison de peu d’étendue ! Tous les épicuriens ne suivent-ils pas encore son exemple ? Mais revenons à notre sujet ; ce ne sont point les hommes dont nous avons à parler. Dans la discussion sur l’amitié, je trouve parmi les nôtres trois opinions différentes. Quelques-uns nient que les voluptés qui regardent nos amis soient pour nous à rechercher par elles-mêmes, comme celles qui nous regardent. L’amitié semble un peu ébranlée par ce système ; mais on peut soutenir cette opinion, et, suivant moi, la réponse est facile. L’amitié, disent-ils, aussi bien que les vertus, est inséparable de la volupté. La vie d’un homme seul et sans amis étant exposé à des dangers, à des alarmes continuelles, la raison même nous porte à nous faire des amis ; et dès qu’on est parvenu à se les procurer, l’esprit tranquille et rassuré ne peut plus renoncer à l’espoir d’en retirer quelque volupté. Or, de même que les marques de mépris sont entièrement contraires à la volupté, de même rien n’est plus propre à procurer la volupté et à l’entretenir qu’une amitié réciproque, qui non-seulement est d’un commerce délicieux dans le présent même, mais qui nous donne lieu aussi de nous en promettre de grands secours dans la suite. Comme il est donc impossible de mener une vie véritablement heureuse sans l’amitié, et d’entretenir longtemps l’amitié si nous n’aimons nos amis comme nous-mêmes, alors il arrive qu’on aime ses amis de cette sorte, et que l’amitié se joignant ainsi à la volupté, on ne sent pas moins de joie ou de peine que son ami de tout ce qui lui arrive d’agréable ou de fâcheux. Ainsi un homme sage aura toujours les mêmes sentiments pour les intérêts de ses amis que pour les siens propres ; et tout ce qu’il ferait pour se procurer à lui-même du plaisir, il le fera avec joie pour en procurer à son ami. Voir comment ce que nous avons dit, que la volupté est inséparable de la vertu, doit s’entendre aussi de l’amitié ; et “ la même connaissance, dit Épicure, qui nous a rendus fermes contre l’appréhension d’un mal perpétuel ou de longue durée, nous a fait voir que, dans ce temps borné de la vie, l’amitié est le secours le plus sûr qu’on puisse posséder. ” Il y a d’autres épicuriens qui, craignant trop vos reproches, et appréhendant que ce ne soit porter atteinte à l’amitié, de dire qu’elle n’est à rechercher qu’à cause de la volupté, font une distinction ingénieuse. Ils demeurent bien d’accord que c’est la volupté qui fait les premières liaisons de l’amitié : mais, disent-ils, quand l’usage les a rendues plus étroites et plus intimes, l’amitié seule agit et se fait sentir ; alors, indépendamment de toute sorte d’utilité, on chérit ses amis uniquement pour eux-mêmes. En effet, si les maisons, les temples, les villes, les lieux d’exercices, la campagne, les chiens, les chevaux, les divertissements, vous deviennent chers par l’habitude qu’on prend de s’exercer ou de chasser, combien plus facilement et plus justement l’habitude produira-t-elle le même effet à l’égard des hommes ! Enfin, le troisième sentiment de quelques-uns des nôtres sur l’amitié, est qu’il se forme entre les sages une sorte de pacte qui les engage à n’aimer pas moins leurs amis qu’eux-mêmes ; ce que nous comprenons aisément, puisqu’il est facile de se convaincre, par de nombreux exemples, qu’au fond rien n’est plus propre à rendre la vie agréable qu’une parfaite liaison d’amitié. Par tant de raisons, on peut juger que, bien loin de détruire l’amitié en mettant le souverain bien dans la volupté, il serait même impossible, sans cela, d’établir aucune liaison d’amitié entre les hommes. CHAPITRE XXI. Conclusion. Si les principes que je viens de développer sont plus clairs et plus lumineux que le soleil même ; s’ils sont puisés à la source de la nature ; s’ils sont confirmés par le témoignage infaillible des sens ; si les enfants, si les bêtes mêmes, dont le jugement ne peut être corrompu ni altéré, nous crient, par la voix de la nature, que rien ne peut rendre heureux que la volupté, et que rien ne peut rendre malheureux que la douleur, quelles actions de grâces ne devons-nous pas à celui qui, sensible à cette voix, a si bien entendu et pénétré tout ce qu’elle veut dire, qu’il a mis tous les sages dans le chemin d’une vie heureuse et tranquille ? Si même Épicure vous paraît peu savant, c’est qu’il a cru qu’il n’y avait de science utile que celle qui apprend à pouvoir vivre heureusement. Aurait-il voulu employer le temps comme nous avons fa it, Triarius et moi, par votre conseil, à feuilleter les poètes, dans lesquels on ne trouve que des amusements d’enfant et rien de solide ? ou se serait-il épuisé, comme Platon, à étudier la musique, la géométrie, les nombres, et le cours des astres ; sciences qui, étant toutes fondées sur des principes faux, ne peuvent jamais nous conduire à la vérité, et qui, nous y conduiraient-elles, ne pourraient rendre la vie ni meilleure ni plus agréable ? Se serait-il attaché à tous ces arts, pour délaisser l’art de vivre, art si grand, si laborieux, si fructueux ? Non, Épicure n’était point ignorant, mais ceux-là le sont qui croient devoir apprendre jusqu’en leur vieillesse des choses qu’il est honteux aux enfants de ne pas avoir apprises. Je viens, dit Torquatus en finissant, d’exposer mon opinion, et je n’ai eu d’autre intention que de provoquer votre jugement. Jamais, jusqu’à présent, je n’avais trouvé l’occasion de parler sur ce point avec autant de liberté. ## LIVRE SECOND CRITIQUE DE LA MORALE CHAPITRE I. Préambule. Alors, comme ils avaient tous deux les yeux sur moi et qu'ils semblaient prêts à m'écouter : - Ne me regardez pas, je vous en prie, leur dis-je, comme un philosophe qui veuille faire une leçon publique ; ce que je n'ai même jamais guère approuvé dans aucun philosophe. Socrate, qu'on peut à bon droit appeler le père de la philosophie, a-t-il jamais rien fait de semblable ? C'était l'usage de ceux que l'on appelait alors sophistes. Gorgias le Léontin fut le premier d'entre eux qui osa demander en public qu'on le questionnât, c'est-à-dire qu'on lui désignât sur quoi on voulait qu'il discourût : entreprise hardie, et je dirais même téméraire, si cet usage n'avait passé depuis jusqu'à nos philosophes. Pour Socrate, comme nous voyons dans Platon, il se moquait de Gorgias et de tous les autres sophistes ; et c'était au contraire en questionnant ceux avec qui il s'entretenait, qu'il avait coutume de tirer d'eux leurs sentiments, pour y répondre ce qu'il jugeait à propos. Cette coutume ayant été quelque temps négligée après lui, Arcésilas la renouvela, et voulut que ceux qui désireraient apprendre quelque chose de lui, commençassent par dire eux-mêmes leurs sentiments, au lieu de l'interroger ; après quoi il parlait à son tour, mais en laissant toujours à ceux qui venaient l'entendre la liberté de soutenir leur opinion contre lui, tant qu'ils trouveraient à lui répondre. Chez tous les autres philosophes, celui qui avait fait quelque question se taisait ensuite ; et c'est ce qui se pratique encore aujourd'hui dans l'académie : lorsque celui qui veut être instruit a dit, par exemple, “ Il me semble que la volupté est le souverain bien, ” alors le philosophe soutient l'opinion contraire dans un discours continu ; de sorte qu'il est aisé de voir que ceux qui ont dit “ telle chose me paraît ainsi, ” ne sont pas de l'avis qu'ils viennent d'exprimer, mais qu'ils désirent entendre développer l'avis contraire. Je crois que nous faisons mieux. Non-seulement Torquatus a exprimé son sentiment, mais il nous a dit aussi les raisons de ce sentiment. Pourtant, quoique j'aie pris un extrême plaisir au discours continu qu'il a fait, il me semble que, dans les disputes où l'on insiste sur chaque chose en particulier et où l'on sait ce que chacun admet ou rejette, la conclusion qui se tire des points accordés est bien plus facile, et que par là on parvient plus sûrement au but. Lorsqu'un discours va comme un torrent, quoique toutes les idées importantes s'y trouvent, on ne peut ni en arrêter la rapidité, ni en retenir presque rien. Dans toute discussion réglée et méthodique, ceux qui disputent ensemble doivent d'abord, à l'exemple des jurisconsultes qui déterminent le point à juger, établir clairement l'état de la question. PREMIÈRE PARTIE DE LA CRITIQUE. Théorie épicurienne du plaisir. LE SOUVERAIN AGRÉABLE. CHAPITRE II. QU'EST-CE QUE LE PLAISIR ? Épicure a fort approuvé cette méthode que Platon a établie dans son Phèdre, et il a cru qu'il fallait en user de même en toutes sortes de disputes ; mais il a négligé une chose qui en est la conséquence nécessaire. Il ne veut pas qu'on définisse rien, sans quoi pourtant il est difficile que des personnes qui discutent ensemble soient bien d'accord de ce qui fait le sujet de leur discussion, comme il nous arrive à présent. Car ce que nous cherchons, c'est le souverain bien ; et pouvons-nous jamais convenir entre nous de ce que c'est, si auparavant nous n'examinons ce que nous entendons par souverain bien ? Or, cette espèce d'examen et d'éclaircissement des choses cachées, par lequel on montre ce que chaque chose est en soi, c'est là ce que nous appelons définition ; et vous-même vous en avez fait quelques-unes sans y penser. Vous avez dit, par exemple, de cette dernière fin qu'on se propose dans toutes ses actions, que c'est à quoi se rapporte tout ce qu'on fait, et qui ne se rapporte à quoi que ce soit. On ne peut rien de mieux. Je ne doute point même que, s'il en avait été besoin, vous n'eussiez défini le bien, et que vous n'eussiez dit que le bien est ce que la nature nous porte à désirer, ou ce qui nous est avantageux et utile, ou enfin ce qui nous plaît le plus. Et puisque vous ne haïssez pas les définitions, je désirerais, si vous le trouvez bon, que vous voulussiez aussi définir ce que c'est que la volupté dont nous parlons aujourd'hui. - Comme s'il y avait quelqu'un, me répondit-il, qui ne sût pas ce que c'est que la volupté, ou qui, pour l'apprendre mieux, eût besoin d'une définition ! - Je dirais que c'est moi qui ne le sais point, lui répliquai-je alors, s'il ne me semblait que je me suis bien mis dans l'esprit ce que c'est. Mais je vous dis que c'est Épicure lui-même qui n'en sait rien, et qui vacille en cela ; et que lui, qui répète souvent qu'il faut avoir soin d'exprimer le sens des termes, n'entend pas quelquefois celui du mot volupté. CHAPITRE Ill. CONFUSION ÉTABLIE PAR ÉPICURE ENTRE LE PLAISIR ET L'ABSENCE DE DOULEUR. - Cela serait plaisant, reprit-il en souriant, qu'un homme qui dit que la volupté est la fin où tendent tous les désirs, et le plus grand de tous les biens, ne sût pas ce que c'est que la volupté. - Mais ou c'est lui, répliquai-je, ou c'est tout le reste du monde qui l'ignore. - Comment l'entendez-vous ? dit-il. - C'est, dis-je, que tout le monde prétend que la volupté est ce qui excite agréablement les sens et qui les remplit de quelque sensation délicieuse. - Et vous imaginez-vous, me répondit-il, qu'Épicure ignore cette sorte de volupté ? - Non, lui dis-je, il ne l'ignore pas toujours ; et même il ne la connaît que trop quelquefois, puisqu'il dit qu'il ne peut comprendre qu'il y ait, ni qu'il puisse y avoir, d'autre bien que celui de boire et de manger, ou le plaisir des oreilles, ou celui des voluptés sensuelles. Est-ce que ce ne sont pas là ses propres paroles ? - Croyez-vous que j'en aie honte, répondit-il, et que je ne puisse pas vous montrer dans quel sens il les dit ? - Je ne doute point, repris-je, que vous ne le puissiez aisément ; et je n'ai garde de croire que vous ayez honte d'être du sentiment d'un homme qui est le seul, que je sache, qui ait osé s'appeler lui-même sage. Car, pour Métrodore, on croit qu'il n'en prit pas le nom de lui-même, mais seulement qu'il ne le refusa pas, quand il le reçut d'Épicure. Et quant aux sept qu'on appelle sages, ce ne fut point par leurs suffrages propres, mais par celui des peuples, qu'ils en reçurent le nom. Ce que je soutiens, c'est que, dans l'endroit que je viens de dire, Épicure a entendu le mot de volupté comme tout le monde l'entend ; car tout le monde pense que notre volupté, ήή chez les Grecs, exprime un mouvement agréable, qui réjouit les sens. - Que demandez-vous donc de plus ? répliqua-t-il. - Je vous le dirai, repris-je ; et plutôt pour m'instruire que pour vous reprendre, ou pour reprendre Épicure. - Et moi, répondit-il, je serai aussi plus aise d'avoir à m'instruire qu'à reprendre. - Vous savez bien, continuai-je, quel est le souverain bien auquel Hiéronyme le Rhodien dit qu'il faut tout rapportez ? - Oui, répondit-il ; c'est, selon lui, l'absence de la douleur. - Mais de la volupté, qu'en dit-il ? - Il soutient qu'elle n'est point désirable pour elle-même. - Il croit donc, repris-je, qu'autre chose est d'avoir du plaisir, et autre chose de n'avoir point de douleur. - C'est en quoi il se trompe tort, répliqua-l-il, car, selon que je l'ai déjà montré, le dernier terme de la volupté, c'est la cessation de toute douleur. - Nous verrons dans la suite, lui dis-je, ce qu'il faut entendre par absence de douleur : cependant, si vous n'êtes fort opiniâtre, vous devrez convenir nécessairement qu'avoir de la volupté, et n'avoir point de douleur, sont deux choses fort différentes. - Je serai donc opiniâtre en cela, reprit-il, car je tiens que ce n'est que la même chose. - Dites-moi, je vous prie, lui dis-je, un homme qui a soif a-t-il du plaisir quand il boit ? - Qui peut en douter ? - A-t-il le même plaisir quand la soif est apaisée ? - Non ; c'est une autre sorte de plaisir : car, lorsqu'il a étanché sa soif, il est dans la stabilité de la volupté ; et quand il l’étanche, il est dans le mouvement de la volupté. - Pourquoi appelez-vous donc d'un même nom des choses si différentes ? - Avez-vous donc déjà oublié ce que j'ai dit, que, dès qu'on n'a plus de douleur, la volupté peut bien recevoir quelque variété ; mais de l’accroissement, non ? - Je m'en souviens ; vous vous êtes expliqué en termes très-purs, mais ambigus ; car le mot de variété se dit, au propre, de plusieurs couleurs, et se transporte à beaucoup d'autres idées différentes. On le dit d'un poème et d'un discours, on l'applique aux mœurs et à la fortune, et on l'applique aussi à la volupté, lorsqu'on reçoit de la volupté de plusieurs choses différentes qui peuvent en procurer. Si vous me disiez que c'est de cette variété-là que vous voulez parler, je vous entendrais ; et même je vous entends sans que vous me le disiez. Mais je ne saurais comprendre ce que vous entendez par variété lorsque vous dites que, quand on est sans douleur, on est dans une extrême volupté ; et que, quand par exemple on mange quelque chose qui plaît, la volupté est alors en mouvement : ce qui fait bien une variété de volupté, mais qui n’ augmente point la volupté de ne point souffrir, à laquelle je ne sais pourquoi vous donnez le nom de volupté. CHAPITRE IV. L'ABSENCE DE DOULEUR, ÉTAT INTERMÉDIAIRE ENTRE LE PLAISIR ET LA DOULEUR. - Eh ! reprit-il, quoi de plus doux que de n'avoir point de douleur ? - Je le veux bien, lui dis-je : car ce n'est point encore là de quoi il est question ; mais cela fait-il que la volupté soit la même chose que l'absence de douleur ? - La même, sans doute, et l'absence de douleur est un plaisir si grand qu'il n'en peut exister de plus grand. - Pourquoi donc, en mettant ainsi le souverain bien à n'avoir point de douleur, ne vous attachez-vous pas à soutenir uniquement cela seul ? Et qu'est-il nécessaire d'amener la volupté au milieu des vertus, comme une courtisane dans une assemblée d'honnêtes femmes ? Mais vous direz qu’il n'y a rien d'odieux dans la volupté que le nom, et que nous n'entendons point quelle est la volupté d'Épicure. Toutes les fois qu'on me dit une chose de cette nature (et on me la dit souvent), j'avoue que, quelque modéré que je sois dans la dispute, je ne laisse pas de me surprendre un léger mouvement de colère. Quoi ! je n'entendrais pas ce que le mot ήή veut dire en grec, et celui de volupté en notre langue ! Laquelle donc des deux langues est-ce que je n'entends pas ? Et puis, comment se pourrait-il faire que je ne le susse point, et que tous ceux qui ont voulu être être épicuriens l’aient compris à l’instant même, puisque vos sages prouvent à merveille que, pour devenir philosophe, on n’a que faire d’être savant ? Aussi, comme nos ancêtres tirèrent Cincinnatus de la charrue pour le faire dictateur, de même, vous, vous ramassez dans tous les bourgs de braves gens sans doute, mais qui ne savent rien. Ces gens-là entendront donc ce qu’Epicure dit : moi je ne l’entendrai pas ? Pour vous montrer que je l’entends, je vous dis encore une fois que volupté, dans notre langue, est la même chose que ce qu’Épicure appelle ήόονή. Quelquefois nous sommes en peine de trouver chez nous un mot qui rende parfaitement un mot grec ; ici, point d’incertitude. Il n’y a aucun terme en latin qui puisse mieux répondre au terme grec que celui de volupté. Tous ceux qui parlent latin ont coutume d’entendre deux choses par ce mot : une grande joie dans l’esprit, une sensation agréable dans le corps. Ainsi, dans Trabéa, ce jeune homme appelle du nom de joie une extrême volupté d’esprit ; de même que cet autre dans Cécilius, qui s’écrie qu’il est joyeux de toutes les joiesErreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu.. Il y a cependant cette différence, que la volupté se dit même par rapport à l’esprit ; chose vicieuse, selon les stoïciens, qui, parlant de cette volupté, la définissent un transport sans raison de l’âme qui croit jouir d’un grand bienErreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu. : mais, pour ce qui est des mots de joie et de gaieté, ils ne se disent point proprement du corps ; tandis que, de l’aveu de tous ceux qui parlent bien, la volupté se dit du plaisir qui est excité par quelque sensation 4. « Omnibus letitiis letum. » Ce fragment de vers est d’une comédie de Cécilius. (V. Pro Cæl., c. 16.) 5. « Sublationem animé sine ratione, opinantis se magno bono frui. » Une définition semblable se trouve dans les Tusculanes, IV, 13 : « Sine ratione animi elationem. » V. Dioc. L., VII, 114 : ’Häsvñn &£ Eëotw &Xoyoc Émapots p” aiperæ Goxobvre dmépyeuv. — Cette joie des sens, qui consiste en une sorte de transport où l’imagination (ocvcasia) et l’opi- nion (86Éa) sont tout, et où la raison n’a point de part (&)oyos), était rejetée par les stoïciens comme indigne de l’homme ; elle est acceptée par les épicuriens comme le bien suprème. si vous voulez, ce plaisir à l'esprit ; car jucundum vient de juvare, qui s'applique à tous les deux ; pourvu que vous conveniez qu'entre celui qui dit : Je suis si transporté de joie Que je ne sais plus où je suis ; et celui qui dit : Je ne sais quel feu me dévore, dont l'un ne se sent pas de joie, et l'autre est déchiré de douleur, il y a un troisième personnage qui dit : Encore que notre connaissance Soit toute nouvelle entre nous ; et que ce dernier personnage n'est ni dans la joie ni dans la douleur. Vous avouerez aussi qu'entre celui qui jouit des plaisirs sensuels qu'il a désirés, et celui qui souffre de cruelles douleurs, il y a encore celui qui n'est ni dans l'un ni dans l'autre état. CHAPITRE V. L’ABSENCE DE DOULEUR, ÉTAT INTERMÉDIAIRE ENTRE LE PLAISIR ET LA DOULEUR (suite). Vous semble-t-il maintenant que j’entende assez la force des mots, et que j’aie encore besoin d’apprendre à parler grec ou latin ? Cependant, comme je crois savoir assez bien le grec, prenez garde que, si je n'entendais pas ce qu'Épicure a voulu dire, ce ne fût sa faute, pour avoir voulu s'exprimer d'une manière inintelligible. C’est ce qui arrive dans deux circonstances, sans qu'on y trouve à redire : l'une, quand on s'exprime tout exprès obscurément, comme on dit que fit Héraclite, qu'on surnomme l'obscur ou le ténébreux parce qu'il avait parlé très-obscurément des choses de la nature ; l'autre, quand l'obscurité d'une matière, et non pas celle des paroles, fait qu'on n'entend pas toujours, comme dans le Timée de Platon. Pour Épicure, il me paraît qu'il a parlé le plus intelligiblement qu'il a pu, et qu'il n'a parlé ni de quelque chose d'obscur, comme les physiciens, ni de quelque chose de subtil, comme les mathématiciens, mais d'un sujet facile, clair et connu de tout le monde. Je vois bien cependant qu'au fond vous ne niez pas que je comprenne ce que veut dire volupté, mais seulement ce qu'Épicure a voulu dire par ce mot. Alors ce n'est pas moi qui ne sais pas le sens du mot ; c'est lui qui a voulu parler à sa manière, et qui s'est peu soucié de l'usage. S'il a voulu dire la même chose qu'Hiéronyme, qui soutient que le souverain bien est de vivre sans douleur, pourquoi le met-il dans la volupté, et non pas dans l'absence de la douleur, comme ce philosophe, qui du moins entend ce qu'il dit ? S'il croit qu'il faille y joindre aussi cette volupté qu'il appelle volupté en mouvement (car c'est le nom qu'il donne à une sensation agréable, et il appelle volupté stable l'absence de la douleur), quel est son but, puisqu'il est impossible qu'un homme qui se connaît lui-même, c'est-à-dire qui sent ses propres sensations, regarde l'absence de la douleur et la volupté comme une seule et même chose ? C'est vouloir faire violence à nos sens, Torquatus, que de vouloir arracher de nos esprits la notion attachée aux termes consacrés par l'usage. Et qui ne voit pas qu'il y a trois états dans notre nature ? l'un, quand nous sommes dans la volupté ; l'autre, quand nous sommes dans la douleur ; et celui où nous sommes maintenant : car je crois que vous n’êtes tous deux ni dans la douleur, comme ceux qui souffrent ; ni dans la volupté, comme ceux qui sont à une bonne table : et entre ces deux états il y a une infinité de gens qui ne sont ni dans l'un ni dans l'autre. - Nullement, repartit Torquatus, et je dis que tout homme qui est sans douleur est dans la volupté, et même dans une extrême volupté. - Ainsi, repris-je, celui qui, n'ayant aucune soif, verse à boire à un autre, et celui qui a grand’soif et qui boit, ont tous deux le même plaisir ? CHAPITRE VI. ÉTABLIR À LA FOIS COMME FIN LE PLAISIR ET L’ABSENCE DE DOULEUR, C'EST ADMETTRE DEUX SOUVERAINS BIENS. - Laissons là les interrogations, dit Torquatus, comme je voulais que d'abord on les laissât, prévoyant bien ce qu'il y a de captieux dans votre dialectique. - Vous voulez donc, répondisje, que je parle plutôt en orateur qu'en dialecticien ? - Comme si un discours continu, me dit-il, ne convenait pas aussi bien aux philosophes qu'aux rhéteurs ! - Zénon le stoïcien, repris-je, a, d'après Aristote, distribué en deux parties tout ce qui regarde le discours : la rhétorique, qu'il comparait à la main ouverte, parce que les orateurs donnent plus de développement à leurs pensées ; et la dialectique, qu'il comparait à la main fermée, parce que les dialecticiens sont plus serrés dans ce qu'ils disent. Je vous obéirai donc, et je parlerai, si je puis, en orateur qui traite un sujet de philosophie, et non pas en orateur dans le barreau, où il n'est guère permis de rien approfondir, parce qu'on parle pour être entendu de tout le monde. Mais, Torquatus, lorsque Épicure méprise la dialectique, qui seule apprend à bien connaître l'état d'une question, à en bien juger et à en bien discourir, et quand il ne veut pas qu'on fasse aucune distinction dans les choses qu'il enseigne, il me semble qu'il ne peut jamais se soutenir : notre discussion même nous en offre la preuve. Épicure dit, et vous dites, comme lui, que la volupté est le souverain bien. Il faut donc définir ce que c'est que la volupté ; autrement on ne saurait parvenir à l'objet de cette recherche ; et s'il l'avait bien expliqué, il n'hésiterait pas comme il fait. Alors, ou il soutiendrait, à l'exemple d'Aristippe, la volupté qui chatouille les sens, et que les bêtes mêmes appelleraient volupté, si elles pouvaient parler ; ou, s'il aimait mieux se servir de sa langue particulière que de s'en tenir à la langue usitée Sur les bords de l'Attique, aux remparts de Mycènes, et chez tous les Grecs cités dans ce passage, il n'appellerait volupté que l'absence de douleur, et mépriserait la volupté d'Aristippe ; ou enfin, s'il approuvait l'une et l'autre, comme en effet il les approuve, il joindrait l'absence de la douleur à la volupté, et regarderait l'une et l'autre comme deux biens suprêmes. Plusieurs philosophes, en effet, et des philosophes du premier ordre, ont reconnu à la fois deux souverains biens. Aristote, par exemple, a joint la prospérité d'une vie accomplie avec la pratique de la vertu ; Calliphon à l'honnêteté d'une vie heureuse a joint la volupté ; Diodore y a joint l'absence de la douleur : et si Épicure avait été aussi bien du sentiment d'Hiéronyme que de celui d'Aristippe, il n'aurait pas dû manquer de les joindre ensemble. Pour eux, comme leurs opinions sont différentes, ils ont établi deux souverains biens différents ; et comme l'un et l'autre parlent très-bien grec, Aristippe, qui met le souverain bien dans la volupté, ne dit jamais que l'absence de la douleur soit une volupté ; et Hiéronyme, qui le met à n'avoir aucune douleur, bien loin de se servir indifféremment du mot de volupté pour celui d’impassibilité, ne met pas même la volupté au nombre des choses désirables. CHAPITRE VII. DOCTRINE D'ÉPICURE SUR LES VOLUPTÉS SENSUELLES. Ne croyez pas, en effet, que la différence ne soit ici que dans les termes ; car ce sont deux choses qu'être sans douleur et être dans la volupté. Cependant vous autres, non-seulement vous comprenez sous un même terme deux choses très-distinctes, ce qui se pourrait souffrir ; mais vous vous efforcez de faire une seule chose de deux, ce qui est absolument impossible. Comme Épicure les admet toutes deux, il aurait dû les proposer toutes deux séparément ; mais il ne les distingue jamais par des termes différents : en effet, en parlant de ce que tout le monde appelle volupté, et qu'il loue en plusieurs endroits, il n'hésite point à dire qu'il n'a pas le moindre soupçon d'aucun bien qui soit différent de la volupté dont parle Aristippe ; et cela, il le dit dans l'endroit où il parle uniquement du souverain bien. Dans un autre livre, livre, où l’on assure qu’il a rassemblé de courtes maximes comme des oracles de sagesse, il dit ces propres paroles que vous connaissez assurément, Torquatus ; car qui est celui d’entre vous qui n’a pas appris par cœur les Maximes fondamentales d’Épicure, ces graves sentences où il a compris, en peu de mots, ce qui fait le bonheur ? Ma traduction est-elle fidèle ? écoutez-moi : « Si les choses qui donnent de la volupté, dit-il, délivraient de la crainte des dieux, et de celle de la mort et de la douleur, et qu’elles apprissent à mettre des bornes aux cupidités, je n’aurais aucun motif de blâmer les voluptueux, qui, environnés de plaisirs, seraient sans douleur et sans chagrin, c’est-à-dire sans aucun mal. » Ici Triarius ne put se contenir ; mais, se tournant vers Torquatus : — Cela est-il dans Épicure ? lui dit-il. — Et il me parut qu’il parlait de la sorte, non pas qu’il ne le sût bien, mais pour le faire avouer à Torquatus. Mais lui, sans s’embarrasser et avec confiance : — Oui, dit-il, ce sont les propres paroles d’Épicure ; mais vous n’entendez pas sa pensée. — S’il dit une chose, repris-je alors, et qu’il en pense une autre, c’est une raison pour que je ne sache pas ce qu’il pense ; mais ce n’en est pas une pour que je n’entende pas ce qu’il dit ; et lorsqu’il prétend que les voluptueux ne sont pas à blâmer, pourvu qu’ils soient sages, il dit une absurdité, comme s’il disait que les parricides ne sont pas à blâmer, pourvu qu’ils ne se laissent point aller à leurs cupidités, et qu’ils ne craignent ni les dieux, ni la mort, ni la douleur. Mais pourquoi ces réserves en faveur des voluptueux, et pourquoi supposer des gens qui, vivant voluptueusement, trouveraient grâce devant un si grand philosophe, pourvu qu’ils fussent en garde sur tout le reste ? Vous-même, Epicure, pourriez-vous vous empêcher blâmer des gens qui s'abandonneraient à toutes sortes de voluptés, puisque vous dites que la souveraine volupté est de n'avoir point de douleur ? Et parmi vos voluptueux, combien n'en trouverons-nous pas d'assez peu superstitieux pour manger ce qu'on offre dans les plats à l'autel, et craignant si peu la mort qu'ils ont à toute heure dans la bouche cet endroit d'Hymnis : Donnez-moi six mois de plaisir, Je donne à Platon le septième. Quant à la douleur, Épicure, dont ils suivent les ordonnances, leur en fournit le remède : “ Si elle est grande, elle est courte ; si elle est longue, elle est légère. ” Mais voici ce que je ne puis comprendre : quel voluptueux mettra des bornes à ses cupidités ? CHAPITRE VIII. DOCTRINE D'ÉPICURE SUR LES VOLUPTÉS SENSUELLES (suite). Que sert donc à Épicure de dire “ qu'il ne trouverait rien à blâmer dans un voluptueux, s'il mettait des bornes à ses cupidités ? ” C'est dire : “ je ne blâmerais pas les hommes sensuels s'ils n'étaient pas sensuels ; ” ni moi non plus les méchants, s'ils n'étaient pas méchants. Quoi ! cet homme si sévère ne croit pas que la sensualité soit d'elle-même condamnable ? Et pour vous dire vrai, Torquatus, il a raison de ne le pas croire, si la volupté est le souverain bien : car il n'est pas ici question de ces sensuels outrés, qui vomissent sur la table, qu'il faut emporter du festin, et qui, dès le lendemain, l'estomac encore plein de crudités, se livrent aux mêmes excès ; qui se vantent de n'avoir jamais vu ni coucher ni lever le soleil, et qui, après avoir dissipé leur patrimoine, sont réduits à n'avoir plus rien. Il n'y a personne qui puisse croire que la vie de ces sortes de gens soit agréable. Mais parlez-moi de ces voluptueux de bon ton et de bon goût, qui ont d'excellents cuisiniers, des pâtissiers choisis, la meilleure marée, la meilleure volaille, le meilleur gibier, et qui savent éviter les indigestions ; “ auxquels on verse le vin à plein dans les coupes d'or, ” comme dit Lucilius, “ qui d'ailleurs ne prendraient rien à autrui, pourvu qu'ils possèdent du pouvoir et une bourse pleine, ” qui savent enfin se divertir et goûter tous les plaisirs sans lesquels Épicure s'écrie qu'il ne connaît point de bonheur ; joignez-y, si vous voulez, des esclaves jeunes et beaux pour servir à table ; et que les tapis, l'argenterie, l'airain de Corinthe, le lieu même, et la maison, répondent à ces apprêts. De tels hommes vivent-ils bien ? vivent-ils heureusement ? je ne le dirai jamais. Je ne nie pas que la volupté ne soit volupté ; mais je nie que ce soit le souverain bien. Lorsque Lélius, qui avait été disciple de Diogène le stoïcien, et ensuite de Panétius, fut appelé sage, ce ne fut pas qu'il n'eût pas de goût pour une table bien servie (car le bon goût de l'esprit n'empêche pas celui du palais), mais parce qu'il compta ce plaisir pour peu de chose. Pour te priser, oseille, on n'a qu'à te connaître, S'écria tout d'un coup le sage Lélius ; Et vous, dit-il, Gallonius, Des gloutons le chef et le maître. Vous vivez d'esturgeon, de morceaux délicats, Tout votre bien s'épuise en bonne chère ; Mais jamais vous n'avez su faire Un véritable bon repas. Comme Lélius ne place nul bien dans la volupté, il nie que celui qui fait tout consister dans la volupté ait jamais dîné bien. Il ne nie pas que Gallonius ait jamais dîné avec plaisir, - il ne le pourrait, - mais qu'il ait jamais dîné bien. En homme sage et austère, il distingue ce qui donne de la volupté d'avec ce qui est bon. Ainsi il est sûr que ceux qui font véritablement un bon repas mangent toujours avec plaisir ; mais ceux qui mangent avec plaisir ne font pas, pour cela, un repas qui soit véritablement bon. Quant à Lélius, il n'en faisait point qui ne le fussent. Pourquoi cela ? Lucilius nous l'apprend. Tout y était “ bien cuit, bien apprêté ”. Mais quels étaient les principaux mets ? “ Des entretiens sages. ” Ensuite ? “ L'appétit. ” Il ne se mettait jamais à table que pour satisfaire, d'un esprit tranquille, à ce que demandait la nature. Il a donc raison de parler ainsi de Gallonius, dont la gourmandise se satisfaisait sans doute, mais sans faire un bon repas. Pourquoi ? parce que rien ne peut être bon que ce qui est raisonnable, frugal, honnête : or, tels n'étaient point les repas de Gallonius. Lélius ne préférait donc point le goût de l'oseille à celui de l'esturgeon ; mais il négligeait la délicatesse du goût ; ce qu'il n'aurait pas fait s'il avait mis le souverain bien dans la volupté. SECONDE PARTIE DE LA CRITIQUE. Théorie épicurienne des désirs. Le souverain désirable. CHAPITRE IX. LES TROIS ESPÈCES DE DÉSIRS, D'APRÈS ÉPICURE. Il faut donc éloigner la volupté, pour que la sagesse soit permise et dans les actions et dans les discours. Et s'il en est ainsi, pouvons-nous dire que la volupté, qui même n'est pas permise à table, soit le souverain bien de la vie ? Mais d'où vient qu'Épicure parle de trois sortes de désirs : les uns, naturels et nécessaires ; les autres, naturels aussi, mais non nécessaires ; et les autres, ni nécessaires ni naturels ? C'est une division mal faite. II n'y a que deux genres de désirs, et il en fait trois : ce n'est pas là diviser, c'est rompre en pièces. Ceux qui ont appris les sciences qu'il méprise ont l'habitude de faire la division suivante : il y a deux sortes de désirs, les uns naturels, les autres nés d'une opinion vaine, et entre les naturels il y en a de nécessaires et de non nécessaires. C'est ainsi que sa division eût été bonne : car dans une division il est mal de confondre l'espèce avec le genre. Mais passons-lui cela, puisque la justesse des expressions n'est rien pour lui, et qu'il aime à tout confondre ; qu'il parle à sa mode, pourvu que, du moins, il pense bien. Je n'approuve pourtant pas trop, quoique je le souffre, qu'un philosophe propose de mettre des bornes aux passions. Peut-on en donner à la cupidité ? II faut la déraciner entièrement. Et peut-on avoir quelque convoitise qu'on ne soit justement blâmé blâmé d’y être enclin ? Autrement l’avarice aurait sa mesure ; l’adultère, sa mesure ; la débauche, sa mesure. Quelle philosophie que celle qui ne s’occupe pas à détruire le vice, mais seulement à le régler ! Au fond, quoique je blâme les termes de sa division, je ne laisse pas d’en approuver la substance. Qu’il appelle donc naturelles ce qu'il appelle désirs, et qu'il réserve ce mot pour d'autres choses ; afin que, quand il parlera d'avarice, d'intempérance et de tous les autres vices considérables, il ait le droit de les accuser. Comme c'est néanmoins une liberté qu'il prend souvent, que de se négliger dans les expressions, je n'insiste pas : un si grand et si illustre philosophe peut développer librement ses dogmes. Cependant en s'attachant, comme il fait, à la volupté, dans le sens que tout le monde donne à ce mot, il tombe quelquefois dans de si grands embarras, qu'il semble qu'il n'y ait rien de si honteux qu'il ne puisse faire sans témoins. Ensuite, après qu'il en a lui-même rougi (car la force de la nature est grande), il a recours à dire qu'on ne peut rien ajouter à la volupté de celui qui n'a point de douleur. Mais l'état d'impassibilité ne s'appelle point volupté. N'importe, dit-il, je ne me mets point en peine du nom. Mais ce sont deux choses entièrement différentes. Eh bien ! répondra-t-il, je trouverai des gens moins fâcheux et moins vétilleux que vous n'êtes, à qui je persuaderai facilement tout ce que je voudrai. Mais, si c'est une extrême volupté que de n'avoir point de douleur, pourquoi ne disons-nous pas que c'est une extrême douleur que de n'avoir point de volupté ? C'est, dit-il, parce que ce n'est pas la volupté, mais la privation de la douleur, qui est opposée à la douleur. Mais il ne voit pas que ce serait alors un grand argument contre lui que cette volupté, sans laquelle il n’y a, dit-il, aucun bonheur, et qu’il place dans les jouissances du goût, de l’ouïe, et dans d’autres sensations qu’on ne pourrait exprimer sans blesser la décence ; il ne voit pas, ce philosophe grave et sévère, que ce bien, le seul qu’il connaisse, n’est pas même désirable, puisque, selon lui, nous n’avons pas besoin de cette sorte de plaisir, lorsque nous n’éprouvons pas de douleur. Quelle contradiction ! S’il avait appris à définir et à diviser, s’il savait la force et l’usage des termes, il ne serait jamais tombé dans ces difficultés. Mais vous voyez ce qu’il fait ; il appelle volupté ce que jamais personne n’a appelé de la sorte, je veux dire l’impassibilité ; et ce que tout le monde appelle volupté, et qui est très-différent de l’impassibilité, il veut que ce ne soit qu’une même chose. Quelquefois il semble faire si peu de cas de ces plaisirs qu’il nomme volupté en mouvement, qu’à l’entendre parler on le prendrait pour un vrai Curius ; et quelquefois il les loue jusqu’à dire qu’il ne comprend pas qu’il puisse y avoir d’autre bien. Un tel langage aurait plutôt besoin d’être réprimé par un censeur que d’être réfuté par un philosophe : car le vice de son discours passe jusqu’à la corruption des mœurs. Il ne blâme point la luxure, pourvu qu’elle se donne des bornes et qu’elle soit exempte de crainte. Il parait ici chercher des disciples. Faites-vous philosophes, dit-il aux hommes, et alors toutes les voluptés vous seront permises. Selon lui, il faut remonter à la naissance des animaux pour trouver la source du vrai bien. Dès que l’animal est ne, il aime la volupté, il la désire comme un bien, et il craint la douleur comme un mal ; et c’est alors que, n’étant point encore dépravé, il juge parfaitement des biens et des maux. Voilà ce que vous avez dit, Torquatus ; et les vôtres parlent de même. Quelle illusion ! est-ce par la volupté stable, ou par la volupté en mouvement, termes que nous apprenons à l’école d’Épicure, qu’un enfant au berceau jugera du plus grand des biens et du plus grand des maux ? Si c’est par une volupté stable, la nature ne veut alors autre chose que sa propre conservation, et nous l’accordons. Si c’est, comme vous le dites, par une volupté en mouvement, il n’y aura point de volupté honteuse à laquelle il ne faille se livrer. Ajoutez que cet enfant nouvellement né n’aura point commencé par la souveraine volupté, qui est, selon vous, l’absence de la douleur. Épicure même ne s’est jamais servi de l’exemple ni des enfants ni des bêtes, qu’il appelle le miroir de la nature, pour montrer que la nature nous a appris à désirer la volupté de n’avoir point de douleur : car cette sorte de volupté ne peut exciter aucun désir, et l’état de pure privation ne peut faire aucune impression dans l’esprit. Sur ce point Hiéronyme est extrêmement trompé : il n'y a que la volupté sensible qui soit capable de pousser à agir. Ainsi, toutes les fois que, par l'exemple des enfants et des bêtes, Épicure veut prouver qu'on se porte naturellement à la volupté, il parle toujours de la volupté en mouvement, et jamais de la volupté stable, qui n'est qu'une privation de douleur. Or, y a-t-il de la convenance à faire commencer la nature par une sorte de volupté, et à mettre le souverain bien dans une autre ? CHAPITRE XI. LES ÊTRES NE TENDENT PAS NATURELLEMENT AU PLAISIR, MAIS À LA CONSERVATION DE LEUR ÊTRE. Pour ce qui est du jugement des bêtes, je le compte pour rien. Je veux qu'il n'ait point été dépravé, mais il peut être faux : et comme un bâton, quoiqu'il n'ait point été courbé exprès, peut être venu tortu sur l'arbre ; de même, quoique la la nature des bêtes n’ait pas été dépravée par la discipline, elle peut l’être d’elle-même. Au reste, la nature ne porte point d’abord un enfant à la volupté, mais seulement à sa propre conservation : car, dès qu’il est né, il s’aime, et tout ce qui est de lui ; premièrement les deux parties principales dont il est composé, l’esprit et le corps, et ensuite leurs différentes parties, car il y en a sans doute de principales dans l’un et dans l’autre : et quand il vient à en avoir quelque légère connaissance, et qu’il commence à discerner, alors il se porte à ce que la nature a mis d’abord en lui, et il tâche d’éviter ce qui y est contraire. De savoir si, dans ces premiers commencements de la nature, il y a quelque sentiment de volupté, c’est une grande question ; mais de croire que, quand cela serait, il n’y eût rien au-dessus de la volupté, et qu’elle fût préférable aux facultés de l’âme, à celles des sens, à la conservation de tout le corps, et à la santé, c’est à mon avis une très-grande folie : et voilà sur quoi roule toute la dispute des vrais biens et des vrais maux. Polémon, et avant lui Aristote, ont cru que les premiers biens désirés par la nature étaient ceux dont je viens de parler : et c’est ce qui a donné lieu à l’ancienne académie et aux péripatéticiens de mettre le souverain bien à vivre selon la nature, c’est-à-dire à suivre à la fois la nature et la vertu. Calliphon y ajoute la volupté ; Diodore, l’absence de la douleur ; et c’est à toutes ces choses-là conjointement que les uns et les autres ont attaché le souverain bien. Aristippe ne l’a attaché qu’à la volupté ; les stoïciens veulent qu’il consiste à se conformer à la nature, ce qu’ils disent n’appartenir qu’à la vertu et à l’honnêteté, et qu’ils interprètent vivre avec une telle intelligence des choses qui arrivent naturellement, qu’on puisse choisir celles qui sont conformes à la nature, et rejeter celles qui y sont contraires. Ainsi il y a trois définitions du souverain bien qui en excluent l’honnêteté : celle d’Aristippe ou d’Épicure, celle d’Hiéronyme, et celle de Carnéade. Il y en a trois autres où l’on ajoute quelque chose à l’honnêteté : celles de Polémon, de Calliphon, de Diodore. Il y en a enfin une seule, celle de Zénon, qui n’admet que l’honnêteté ou la vertu ; car depuis longtemps Pyrrhon, Ariston, Hérille, ont été abandonnés. Les autres ont accordé leurs fins à leurs principes : Aristippe, la volupté ; Hiéronyme, l’absence de la douleur ; Carnéade, la jouissance des biens naturels. Pour Épicure, qui fait de la volupté l’objet de nos premiers désirs, s’il voulait parler de celle d’Aristippe, il devait comme lui en faire le bien suprême ; et s’il voulait parler de celle d’Hiéronyme, il devait faire de cette sorte de volupté l’objet des premiers désirs. 1. Ariston, de Chio, fut quelque temps disciple de Zénon le stoïcien. Il croyait, comme Zénon, que tout est indifférent, hormis le vice et la vertu ; mais il se séparait de lui en ce qu’il n’admettait aucun degré de dignité (äka, àxaftix) entre les choses indifférentes, qui doivent demeurer telles, non-seulement pour la volonté (Boÿ}nots), mais même pour les tendances naturelles (Gsuxi xal agopuai) : il prenait le terme d’äftzsopia dans son sens absolu. Ariston est un des premiers qui ont comparé la vie à une comédie où peu importent les rôles qui sont donnés à chacun, pourvu qu’il les joue bien. (V. notre Manuel d’Épictète, p. 21). La dialectique des stoïciens ressemblait, selon lui, aux toiles d’araignées où on s’embarrasse sans profit. La seule science digne de ce nom, c’est la morale. (V. Dioc., LaAER., VII, 22.) PARTIE DE LA CRITIQUE Théorie épicurienne de la vertu. Le souverain bien. CHAPITRE XII. LA RAISON PEUT SEULE JUGER DU SOUVERAIN BIEN. Les sens mêmes, dit Épicure, jugent que la volupté est le bien, et que la douleur est le mal. C'est là attribuer aux sens plus d'autorité qu'il ne leur appartient. Lorsque les lois nous font juges des affaires privées, nous ne pouvons juger que de ce qui est de notre compétence ; et c'est inutilement que le juge, en prononçant une sentence, a coutume de dire : s'il m'appartient d'en juger ; car, si la cause est hors de sa compétence, rien n'est jugé quand même il ne le dirait pas. Quelles sont les choses soumises au jugement des sens ? ce qui est doux ou amer, poli ou rude, proche ou éloigné, mobile ou immobile, rond ou carré. Mais quelle sentence prononcera donc la raison, avec la science des choses divines et humaines qui est la véritable sagesse, et avec les vertus que la raison regarde comme les maîtresses de tout, et que vous faites les suivantes et Ies servantes de la volupté ? Elle prononcera sans doute, premièrement qu'il ne doit point être ici question de la volupté, non-seulement pour être mise sur le trône du souverain bien, mais non pas même pour y avoir aucune place à côté de l'honnêteté. Elle n'accordera non plus aucune prééminence, ni à l'opinion d’Hiéronyme, ni à celle de Carnéade, et jamais elle n'approuvera qu'on fasse consister le souverain bien ni dans la volupté, ni dans l'absence de la douleur, ni dans quoi que ce soit où l'honnête n'entre pas. Ainsi il ne lui restera plus que deux opinions à examiner ; et alors, ou elle reconnaîtra qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, rien de mal que ce qui est honteux ; et que tout le reste ou n'a aucune valeur, ou n'en a pas une assez considérable pour devoir être ni désiré ni évité, mais seulement pour être choisi ou rejeté, suivant l'occasion ; ou elle préférera l'opinion qui joint à l'honnêteté les avantages d'une vie heureuse, enrichie de tous ces biens primitifs que la nature donne et permet. Mais elle prononcera encore mieux sur ces deux opinions après avoir examiné d'abord si c'est dans les choses ou dans les mots qu'elles diffèrent. CHAPITRE XIII. LA RAISON EXCLUT DU SOUVERAIN BIEN TOUT ÉLÉMENT QUI PUISSE ALTÉRER L'IDÉE DE L’HONNÊTE. C'est ce que je veux faire aussi, en suivant la route que la raison semble me tracer ; et pour abréger les disputes, je commence par dire qu'il faut retrancher absolument de la philosophie les opinions de ceux qui retranchent la vertu du souverain bien ; et surtout celle d'Aristippe et des cyrénaïques, ses sectateurs, qui n'ont pas eu honte de le faire consister dans la volupté qui chatouille les sens, en méprisant cette absence de douleur dont parle Épicure. Ces gens-là n'ont pas vu que, comme la nature a dressé en quelque sorte elle-même le cheval pour la course, le bœuf pour le labourage, et le chien pour la chasse, elle a aussi fait naître l'homme, comme un dieu mortel, pour deux choses, suivant la pensée d'Aristote : pour l'intelligence et pour l'action. Eux, au contraire, ils ont prétendu que cet être divin n'était né que pour manger et pour se reproduire, comme les bêtes brutes. Je ne vois rien de plus absurde. Voilà les reproches que mérite Aristippe, qui a regardé ce que tout le monde entend par volupté non-seulement comme le souverain bien, mais comme le seul vrai bien. Sans doute vos philosophes ne partagent point cette erreur ; mais son erreur, à lui, est vraiment impardonnable. En effet, la figure même du corps humain, et l'intelligence dont l'homme est doué, font bien voir qu'il n'est pas né seulement pour jouir de la volupté des sens. Il ne faut pas s'arrêter beaucoup plus sérieusement à Hiéronyme, qui met le souverain bien dans l'absence de la douleur, comme font quelquefois, et trop souvent même, les épicuriens : car si la douleur est un mal, il ne s'ensuit pas que pour vivre heureux il suffise de n'avoir point de douleur ; et il faut laisser dire à Ennius : C’est un assez grand bien que l'absence du mal. Pour nous, jugeons de la félicité de la vie, non par l'éloignement seul du mal, mais par l'acquisition du vrai bien ; et appliquons-nous à le chercher, non dans la mollesse et dans la volupté, comme Aristippe, ni dans l'absence de la douleur, comme Hiéronyme, mais dans la pratique des actions vertueuses et dans les plus sages méditations. Ce que je viens de dire du souverain bien d'après l'un et l'autre, se peut dire de l'opinion de Carnéade, quoiqu'il l'ait avancée plutôt pour combattre les stoïciens, contre lesquels il était en guerre, que pour soutenir ses propres sentiments ; car le souverain bien dont il parle est de telle nature, qu'étant joint à la vertu, non-seulement il mériterait d'être admis, mais il pourrait mettre le comble à la félicité de la vie ; et c'est ici l'objet de la question. Quant à ceux qui ajoutent à la vertu, ou la volupté que la vertu méprise, ou l'absence de la douleur, qui n'a rien de mauvais en soi, mais qui ne peut jamais être un souverain bien, ils y ajoutent des choses qui n'en valent pas la peine, et je ne comprends pas pourquoi ils sont en cela si ménagers et si avares. Comme s'il leur fallait acheter de leur argent de quoi habiller la vertu, ils ne lui donnent que des choses de nulle valeur, et ils lui en donnent seulement une ou deux, au lieu de l'accompagner de tout ce qui est conforme aux vœux primitifs de la nature. Pyrrhon et Ariston ayant compté pour rien ces principes naturels, au point de n'établir aucune différence entre se porter bien et être malade, il y a longtemps qu'on a cessé de disputer contre eux. En voulant réduire tout à la vertu seule, jusqu'à lui ôter le choix des choses et ne lui laisser ni origine ni fondement, ils ont détruit la vertu même qu'ils cherchaient à embrasser. Hérille, qui a voulu tout renfermer dans la science, a eu quelque bien véritable pour objet, mais non pas le plus grand des biens, ni un bien qui pût servir à toute la conduite de la vie. On l'a donc aussi abandonné et, depuis Chrysippe, personne n'a disputé contre lui. CHAPITRE XIV. DÉFINITION DE L’HONNÊTE. II ne reste que vous autres à combattre ; car avec les académiciens, qui n'affirment jamais rien, comme s'ils désespéraient qu'on pût connaître la vérité, et qui ne font que suivre ce qui leur paraît le plus vraisemblable, on ne sait comment s'y prendre. Mais, contre Épicure, on est d'autant plus embarrassé qu'il joint ensemble deux sortes de voluptés, que lui et ses amis ont vivement soutenues et qui ont eu ensuite beaucoup de défenseurs, et qu'il est arrivé, je ne sais comment, comment, que le juge qui a le moins d’autorité et le plus de pouvoir, je veux dire le peuple, fortifie extrêmement leur parti. Si nous ne les réfutons cependant, il faut renoncer à tout sentiment de vertu, d’honneur, de véritable gloire. Ainsi, laissant à part toutes les autres opinions, c’est désormais, non pas à moi à disputer contre vous, Torquatus, mais à la vertu à combattre contre la volupté. Ce n’est pas une lutte indifférente, suivant l’ingénieux Chrysippe, et de ce combat dépend la question du souverain bien. Je suis persuadé du moins que, si je puis parvenir à faire voir qu’il y a quelque chose d’honnête, qui mérite d’être recherché à cause de lui-même, j’aurai absolument renversé toutes vos maximes. Je vais donc l’essayer en peu de mots, comme le temps l’exige, et j’examinerai ensuite toutes vos raisons, Torquatus, si je puis m’en souvenir. Par l’honnête, nous entendons ce qui est tel que, faisant abstraction de toute sorte d’utilité, et sans aucune vue d’intérêt, on puisse y attacher de l’estime et de la gloire ; et, quoique cette définition en donne à peu près l’idée, on le connaît encore mieux par le témoignage universel de l’opinion et par l’exemple de tant d’hommes vertueux qui, sans aucun autre motif que celui du beau, du juste et de l’honnête, ont fait bien des choses dont ils voyaient aisément qu’ils n’avaient nul profit à espérer. Quelle est, en effet, la principale supériorité de l’homme sur les bêtes ? c’est ce noble présent de la nature, la raison ; cette intelligence vive et perçante, qui examine, qui pénètre plusieurs choses en même temps ; cette sagacité d’esprit qui voit les causes et les conséquences, qui établit les rapports, qui joint les objets séparés, qui assemble l’avenir avec le présent, et qui comprend l’état de tout le cours de la vie. Par la raison l’homme recherche la société des autres hommes, et il se conforme à leurs manières, à leur langage, à leurs coutumes ; en sorte que, de l’amitié de ses parents et de sa famille, il passe à celle de ses concitoyens, et s’étend enfin à celle de tous les mortels. L’homme, ainsi que Platon l’écrivait à Archytas, doit se souvenir qu’il n’est pas né seulement pour lui, mais pour les siens et pour sa patrie, et qu’il ne lui reste qu’une petite portion de lui-même dont il soit le maître. De plus, comme l'envie de découvrir la vérité lui est naturelle (ce qui se voit aisément lorsque, dans notre loisir, nous cherchons même à savoir les mystères célestes), de là vient que nous aimons tout ce qui est vrai, comme la fidélité, la simplicité, la constance ; et que nous haïssons tout ce qui est faux et qui nous trompe, comme la fraude, le parjure, la malignité, l'injustice. Enfin la raison a en elle-même je ne sais quelle force sublime et fière, plus faite pour commander que pour obéir, et qui regarde tous les accidents humains, non-seulement comme supportables, mais comme légers à supporter ; véritable puissance de l’âme, qui ne craint rien, ne cède à personne, et garde toujours la victoire. À ces trois genres de l'honnête, il faut en joindre un quatrième qui jouit de la même beauté et se rattache à tous les trois : l'ordre et la proportion, qu'on transporte des objets sensibles aux choses morales, et qui, naissant des trois premières vertus, règle de telle sorte les discours et les actions qu'on évite d'agir au hasard, qu'on ne nuit à personne ni de paroles ni autrement, et qu'on se garde bien de rien faire et de rien dire qui paraisse indigne d'un noble caractère. CHAPITRE XV. L'HONNÊTE D’APRÈS ÉPICURE. Voilà précisément, Torquatus, ce que c'est que l'honnêteté, qui consiste dans les quatre vertus dont vous avez aussi parlé. Votre Épicure dit qu'il ne sait ce que c'est, ni ce que veulent dire ceux qui prennent l'honnêteté pour mesure du souverain bien. Il prétend que rapporter toutes choses à l'honnêteté, sans y joindre la volupté, c'est dire des paroles vides de sens (ce sont ses propres termes), et qu'il ne saurait comprendre ce qu'on peut entendre par le mot d'honnêteté. En effet, suivant l'usage, dit-il, on n'appelle honnête que ce que l'opinion publique estime glorieux. Cette gloire, ajoute-t-il, peut à la vérité être quelquefois plus agréable que certaines voluptés ; mais jamais on ne la recherche que pour la volupté même. Voyez-vous combien nous différons de sentiment ? Un noble philosophe qui a ébranlé, non-seulement la Grèce et l'Italie, mais presque toutes les nations barbares, dit qu'il ne peut comprendre ce que c'est que l'honnêteté sans la volupté, à moins que peut-être on n'entende parler de ces éloges que donne le bruit populaire : et moi je dis que cela même est souvent honteux, et que, si quelquefois il ne l'est pas, ce n'est point à cause des applaudissements du peuple. Non, le bien, le juste, le glorieux, n'est pas appelé l'honnête parce que la multitude le loue, mais parce qu'il l'est en effet ; et quand même les hommes, ou n'en connaîtraient rien, ou n'en diraient rien, il ne laisserait pas d'être louable et estimable par sa propre beauté. Aussi cette force de la nature, à laquelle on ne peut résister, a fait dire en un autre endroit a Épicure, ce que vous avez déjà dit vous-même, qu'on ne peut vivre agréablement, si l'on ne vit honnêtement. Honnêtement veut-il dire ici la même chose qu'agréablement ? Ce serait dire qu'on ne peut vivre honnêtement, si l'on ne vit honnêtement. Ou veut-il dire, si l'on n'est loué du public ? Ce serait dire que sans les éloges de la multitude on ne peut vivre agréablement ; et alors, quelle honte ! il fait dépendre de l'opinion des fous le bonheur des sages. Qu'entend-il donc ici par le mot honnête ? Rien, assurément, que ce qui mérite par soi-même d'être loué : car, s'il n'entend que ce que la volupté fait rechercher, qu'y a-t-il de louable dans ce que le marché peut fournir ? Il n'est pas homme non plus, ni à vouloir entendre par l'honnêteté l'approbation du peuple, ni à prétendre que sans cette approbation il serait impossible d'être heureux, puisqu'il fait assez de cas de l'honnêteté pour dire qu'elle est une condition du bonheur ; et il n'a pu entendre par ce mot que ce qui est juste, droit, et louable par sa nature, par son essence, par soi-même. CHAPITRE XVI. LA SAGESSE ET LA JUSTICE N'ONT PAS LEUR FIN DANS LE PLAISIR. Aussi, lorsque vous disiez qu'Épicure ne cessait de crier qu'on ne peut vivre agréablement si l'on ne vit honnêtement, sagement et justement, il me semblait, Torquatus, que vous triomphiez ; et la dignité des choses qu'on a coutume d'entendre par là donnait tant de force à vos paroles, que vous en deveniez plus fier, et qu'insistant avec ardeur, et me regardant, vous sembliez me dire : Vous voyez donc qu'Épicure loue quelquefois l'honnêteté et la justice. Que vous aviez bonne grâce à vous servir de ces termes, sans lesquels il n'y aurait plus ni philosophie ni philosophes ! Oui, ce sont les termes de sagesse, de justice, de courage et de tempérance, si peu familiers pourtant à Épicure, qui ont fait que tant de grands hommes se sont adonnés à l'étude de la philosophie. Quoique la vue, dit Platon, soit le sens le plus subtil, l’œil ne saurait découvrir la sagesse. Quels ardents amours elle exciterait, si elle était visible ! Pourquoi ? est-ce parce qu'elle est habile à forger des voluptés ? Pourquoi loue-t-on aussi la justice ? et d'où vient cet ancien proverbe, On pourrait jouer avec lui dans les ténèbres ? Ce mot a un sens très-étendu ; il nous apprend que ce n'est point la considération des hommes, mais celle des choses mêmes qui doit régler nos actions. Quant à ce que vous avez dit, que les méchants sont tourmentés non-seulement par les remords de leur propre conscience, mais encore par la frayeur des peines que les lois leur infligent, ou qu'ils craignent d'avoir à souffrir tôt au tard : pourquoi n'avez-vous parlé que d'un homme faible et timide, toujours prêt à se tourmenter lui-même ? Imaginez-vous un homme adroit, qui rapporte tout à ses fins, un homme rusé, fourbe, corrompu, habile à tromper en secret, sans témoin, sans complice : que fera sur lui la frayeur des peines ? Croyez-vous que je vous veuille parler du préteur L. Tubulus, qui, présidant le tribunal où l'on jugeait les meurtres, prit si ouvertement de l'argent de ceux qu'il devait juger, que l'année d'après P. Scévola, tribun, porta l'affaire au peuple pour savoir s'il ne voulait pas qu'on la poursuivît ? Dès que le sénat, sur le décret du peuple, eut ordonné à Cn. Cépion, consul, d'en faire informer, Tubulus prit aussitôt le parti d'aller de lui-même en exil, sans oser se défendre. La corruption était trop manifeste. CHAPITRE XVII. LA JUSTICE N'A PAS SA FIN DANS LE PLAISIR (suite). L’INJUSTICE HABILE. Ce n'est donc pas seulement d'un homme simplement méchant qu'il faut parler, mais d'un homme méchant et habile, comme Q. Pompéius dans le traité de Numance ; ni d'un homme qui ait peur de tout, mais d'un homme qui compte pour rien les reproches de sa conscience, qu'il n'a pas de peine à faire taire. Car, bien loin qu'un homme méchant, couvert et caché se laisse découvrir, il fera si bien qu'il paraîtra indigné du crime d'autrui ; et c'est en quoi consiste l'habileté des fourbes. Je me souviens d'avoir assisté à une consultation que faisait P. Sextilius Rufus : il se portait héritier de Q. Fadius Gallus, dans le testament duquel il était écrit qu'il avait prié Sextilius de faire passer toute la succession à sa fille Fadia. Sextilius le niait, et il pouvait le nier impunément ; car qui l'aurait pu convaincre ? Mais aucun de nous ne le croyait ; et il était plus vraisemblable que le mensonge était du côté de celui qui avait intérêt à mentir, que du coté d'un homme qui attestait qu'il avait prié Sextilius d'une chose dont il avait dû le prier. Sextilius ajoutait qu'ayant juré d'observer la loi Voconia, il n'osait pas aller contre, à moins qu'on n'en jugeât autrement. J'étais fort jeune alors, mais il y avait à cette assemblée de très-graves personnages ; et aucun ne fut d'avis qu'il donnât plus à Fadia que ce qu'elle devait avoir par la loi. Sextilius eut là une grande succession, dont il n'aurait pas retenu un sesterce, s'il avait obéi à l'opinion de ceux qui soutiennent qu'il faut toujours préférer l'honnête à l'utile. Vous imaginez-vous qu'il en ait eu après cela quelque remords, quelque inquiétude ? Rien moins. Il ne voulait que devenir riche, il le devint, et par conséquent il en fut très-aise : car il faisait grand cas de l'argent, et surtout d'un argent qui n'était point acquis contre la loi, mais par la loi. Et ne devez-vous pas aussi, vous autres, vous exposer à toutes sortes de dangers pour acquérir des richesses, puisqu'elles procurent les plus grandes voluptés ? Si nos philosophes, qui regardent les choses justes et honnêtes comme désirables par elles-mêmes, tiennent qu'on doit s'exposer à tous les périls pour l'amour de ce qui est juste et honnête, les vôtres, qui mesurent tout par la seule volupté, doivent s'exposer à tout pour l'amour de la volupté. Plus l'affaire sera importante et l'héritage considérable, plus l’argent qu'on en pourra tirer procurera de plaisirs ; et, si votre Épicure veut s'en tenir à ses principes sur le souverain bien, il faudra qu'il fasse comme Scipion, lorsqu'il se proposa de faire repasser Annibal d'Italie en Afrique : de même que ce grand homme, qui n'avait pour but que l'honneur, ne craignit pas de braver les plus affreux périls ; ainsi votre sage, quand il sera excité par quelque grand profit, luttera, pour son plaisir, contre la fortune. Si son crime ne se découvre point, il s'en applaudira : s'il est pris sur le fait, il méprisera la punition des lois ; car il est préparé à ne se point soucier de la mort, il est préparé à l'exil, et même à la douleur, que vous regardez comme intolérable, quand vous l'envisagez comme le supplice des méchants, mais que vous trouvez facile à supporter quand vous dites que votre sage a toujours plus de plaisir que de douleur. CHAPITRE XVIII. LA JUSTICE N'A PAS SA FIN DANS LE PLAISIR (suite). L'INJUSTICE PUISSANTE ET CACHÉE. Pour ne laisser rien à dire, figurez-vous qu'un méchant homme soit non-seulement adroit et habile, mais qu'il soit même aussi puissant que Crassus, qui n'usait du moins que de son bien ; ou, si vous voulez, aussi puissant que l'est aujourd'hui notre Pompée, à qui l'on a obligation de tout ce qu'il fait de juste, puisqu'il pourrait être injuste impunément. Figurez-vous de plus combien on peut faire de choses injustes qui ne soient point sujettes à être reprises. Si votre ami, en mourant, vous prie de rendre sa succession à sa fille, mais qu'il n'en ait rien écrit, comme avait fait Q. Fadius, et qu'il n'en ait parlé à personne, que ferez-vous ? Pour vous, Torquatus, vous la rendriez ; Épicure même la rendrait peut-être aussi, comme fit un des plus savants et un des plus honnêtes hommes du monde, Sextus Péducéus, qui nous a laissé dans son fils une image de ses qualités et de ses vertus. C. Plotius, noble chevalier romain de la ville de Nursia, lui ayant laissé tout son bien, sans qu'on sût à quelle condition, il alla trouver aussitôt sa veuve, qui ne savait rien de l'intention de son mari, la lui exposa, et lui remit toute la succession entre les mains. Or, à vous, Torquatus, qui en eussiez très-assurément usé de même, je vous demande : Ne comprenez-vous pas qu'il faut que la nature ait une grande force, puisque, vous qui rapportez tout à votre propre commodité, ou, comme vous avez coutume de dire, à la volupté, vous feriez des choses où il est évident que la volupté aurait moins de part que le devoir, et où la droite nature l'emporterait sur une raison dépravée ? Si vous saviez, dit Carnéade, qu'il y eût un serpent en quelque endroit, et qu'un homme qui n'en saurait rien, et à la mort duquel vous gagneriez, voulut s'aller asseoir dessus, vous feriez mal de ne l'en pas empêcher : cependant vous auriez pu impunément ne pas l'avertir ; car qui vous aurait pu convaincre ? Mais c'est trop nous arrêter : il est clair que, si la fidélité et la justice ne partent pas de la nature même, et si au contraire on rapporte tout à sa propre utilité, il ne saurait y avoir d'homme de bien. J'ai traité assez longuement ces questions, par la bouche de Lélius, dans mes Livres de la République. CHAPITRE XIX. LA TEMPÉRANCE ET LE COURAGE N'ONT PAS LEUR FIN DANS LE PLAISIR. Faites-en l'application à la modestie, à la tempérance, qui est la modération des cupidités, et qui les soumet à la raison. Sera-ce garder suffisamment la pudeur, que de prendre sans témoin un plaisir honteux ; ou plutôt n'y a-t-il pas des choses qui sont d'elles-mêmes honteuses, quand elles ne seraient suivies d'aucune infamie ? Et les grands hommes, les hommes courageux, n'est-ce qu'après avoir compté avec les voluptés qui leur en peuvent revenir, qu'ils marchent au combat et qu'ils répandent tout leur sang pour leur patrie ? n'est-ce pas plutôt une noble ardeur, un noble enthousiasme ? Que si ce grand Torquatus, si sévère dans le commandement, avait pu nous entendre, lequel de nous deux croyez-vous qu'il aurait entendu plus volontiers, ou moi, qui disais qu'il n'a jamais regardé son propre avantage dans ce qu'il a fait, et qu'il n'a envisagé que la république ; ou vous, qui souteniez qu'il n'a rien fait que pour lui ? Si vous eussiez même osé vous vous expliquer plus clairement, vous auriez dit qu’il n’a rien fait que pour la volupté ; et comment croyez-vous qu’il l’eût pris ? Soit ; que Torquatus, si vous le voulez, ait songé à son intérêt (car, en parlant d’un si grand homme, j’aime mieux me servir du mot d’intérêt que de celui de volupté). Mais son collègue P. Décius, celui qui porta le premier le consulat dans sa famille, avait-il aussi la volupté en vue lorsqu’il se dévoua, et qu’il poussa son cheval à toute bride au milieu des troupes des Latins ? Quand et où aurait-il pu satisfaire sa volupté, puisqu’il courait à une mort certaine, et qu’il y courait avec plus d’ardeur qu’Epicure n’en demande pour la recherche de la volupté ? Que si cette action n’avait pas été véritablement louable, ni son fils, dans son quatrième consulat, ne l’aurait imitée ; ni son petit-fils, qui, étant consul, commanda l’armée contre Pyrrhus, et mourut généreusement dans le combat, n’aurait été la troisième victime de sa race qui se serait sacrifiée au salut de la république. J’abrège ces exemples. Les Grecs m’en fournissent peu : Léonidas, Epaminondas, et trois ou quatre autres ; mais si je voulais me mettre à recueillir ceux des Romains, oui ; la volupté elle-même viendrait se livrer à la vertu pour se faire enchaîner. Le temps nous manque ; et d’ailleurs, comme A. Varius, juge sévère et rigide, lorsqu’on avait produit des témoins dans une affaire et qu’on voulait en produire encore d’autres, disait à celui qui siégeait avec lui : Ou voilà assez de témoins, ou je ne sais pas ce qu’on entend par assez ; de même je crois vous avoir assez rapporté de témoignages illustres. Mais vous, Torquatus, vous qui êtes si digne de vos ancêtres, est-ce la volupté qui vous porta, fort jeune encore, à arracher le consulat à P. Sylla et à le faire donner à votre père ? il donc aussi un voluptueux ? Quel personnage ! quel consul ! quel citoyen en tout temps et surtout après son consulat ! Moi-même, avec son appui, dans des circonstances funestes, j'ai plus songé à la république qu’à moi-même. Mais qu'il faisait beau vous entendre, lorsque vous mettiez d'un côté un homme nageant dans les plaisirs, sans le moindre sentiment, sans la moindre crainte de douleurs ; et de l'autre, un homme livré à toutes sortes de douleurs, sans aucun soulagement et sans aucune espérance ; que vous demandiez ensuite si l'on pouvait se figurer un homme, ou plus heureux que le premier, ou plus misérable que l'autre ; et qu'enfin vous veniez à conclure que la douleur était le plus grand mal, et la volupté le plus grand bien ! CHAPITRE XX. PORTRAIT DU VOLUPTUEUX ET DE L’HOMME VERTUEUX. Vous n'avez pu connaître L. Thorius Balbus, de Lanuvium. Il vivait de telle sorte, qu'on ne pouvait s'imaginer de volupté si exquise ni si recherchée dont il ne jouît. Il aimait les plaisirs, il savait les choisir avec goût, il était riche. La superstition était si loin de son âme, qu'il méprisait tous ces petits sacrifices, tous ces petits temples de sa patrie ; et il craignait si peu la mort, qu'il a été tué à l'armée, en combattant pour Rome. Il donnait pour borne à ses désirs, non la division d'Épicure, mais la satiété. Cependant il avait soin de sa santé : il faisait un exercice modéré pour que la faim et la soif pussent assaisonner ses repas ; il ne mangeait que des choses délicates et faciles à digérer ; il buvait d'excellent vin, mais sans se permettre d'excès nuisible. Il se livrait d'ailleurs à tous ces plaisirs sans lesquels Épicure dit qu'il ne comprend pas qu'il y ait de bonheur. Il n'avait aucune incommodité ; il était même capable de soutenir une douleur sans faiblesse, quoique plus disposé à consulter les médecins que les philosophes. Une santé ferme, un teint frais, tous les moyens de plaire, enfin, une vie toute remplie de voluptés, rien ne lui manquait. Voilà pour vous un homme heureux : votre système vous force à le croire. Et moi je n'ose vous dire qui je lui préfère. La vertu vous le dira elle-même pour moi, et elle n'hésitera pas un moment à lui préférer M. Régulus. Il était retourné volontairement de Rome à Carthage, sans y être contraint que par la foi qu'il en avait donnée aux ennemis : et au milieu de tout ce qu'ils lui font souffrir par les veilles et par la faim, la vertu ne laisse pas de le proclamer plus heureux que Thorius buvant sur un lit de roses. Régulus avait été deux fois consul ; il avait commandé de grandes armées ; il avait triomphé : rien de tout cela pourtant ne lui semblait si noble que l'état où il s'était généreusement exposé, pour ne point manquer à sa parole ; et cet état, qui nous paraît aujourd'hui si misérable, était délicieux pour lui qui souffrait. Ce n'est point seulement par la joie et les plaisirs, par les jeux et les ris, compagnie ordinaire de la frivolité, qu'on est heureux ; les grandes âmes sont heureuses par leur constance et leur fermeté. Lucrèce, que le fils d'un roi venait d'outrager, prit les Romains à témoin, et se tua. L'indignation que le peuple en conçut fut cause que Rome, par le moyen de Brutus, se mit en liberté ; et pour honorer la mémoire de cette femme, dès la première année, et son mari et son père furent élevés au consulat. Soixante ans après, L. Virginius, qui n'était qu'un homme du peuple, tua lui-même sa propre fille, plutôt que de souffrir qu'elle fût livrée à la brutalité d'Appius Claudius, qui était alors tout-puissant. CHAPITRE XXI. Il faut, Torquatus, ou que vous condamniez ces actions, ou que vous abandonniez la cause de la volupté. Et quelle est, après tout, cette cause en faveur de laquelle on ne peut alléguer aucun des grands hommes de l’antiquité ? au lieu que, pour témoins et partisans de la nôtre, nous vous produisons de grands personnages, qui ont passé toute leur vie dans de glorieux travaux, et qui ne voulaient pas même entendre parler de volupté : vous autres épicuriens, vous demeurez muets là-dessus dans vos disputes. Je n’ai jamais oui nommer dans l’école d’Épicure, ni Lycurgue, ni Solon, ni Miltiade, ni Thémistocle, ni Epaminondas, qui sont dans la bouche de tous les autres philosophes : et aujourd’hui que nous traitons aussi ces matières, Atticus, si profondément instruit de nos antiquités, pourra nous fournir des exemples non moins illustres. Ne vaut-il pas mieux en dire quelque chose que de remplir tant de volumes de Thémiste seule ? C’est un privilége des Grecs : nous leur devons la philosophie et toutes les belles connaissances ; mais il n’en est pas moins vrai qu’ils prennent des libertés qui nous sont interdites. Les stoïciens et les péripatéticiens sont en contestation : ceux-là disent qu’il n’y a rien de bien que ce qui est honnête ; ceux-ci disent qu’on ne peut trop louer, trop estimer, trop élever ce qui est honnête, mais qu’il ne laisse pas d’y voir encore d’autres soit en nous, soit hors de nous. Le combat entre eux est noble et la dispute est illustre, car elle roule toute sur la vertu ; mais, quand on dispute contre les épicuriens, il faut nécessairement entendre souvent parler des plaisirs obscènes dont Épicure lui-même parle très-souvent. Croyez-moi, Torquatus, ce n'est pas là une opinion que vous puissiez défendre, si vous voulez faire réflexion sur vous-même, sur vos propres sentiments, sur toute votre conduite. Vous serez honteux d'avoir soutenu son parti, quand vous songerez à la peinture que Cléanthe faisait de la volupté. Il voulait que ses auditeurs se figurassent la Volupté représentée dans un tableau, magnifiquement vêtue en reine, et assise sur un trône avec les Vertus autour d'elle, comme ses suivantes, qui, n'ayant d'autre attention qu'à la servir, viendraient, si la peinture le pouvait permettre, s'approcher de temps en temps de son oreille pour l'avertir de ne faire rien qui pût blesser les esprits des hommes, ou qui pût lui causer quelque douleur : “ Nous autres Vertus, semblent-elles dire, nous ne sommes faites que pour vous servir, et c'est là tout notre devoir. ” CHAPITRE XXII. LA VERTU ÉPICURIENNE SE RÉDUIT À L'HYPOCRISIE. Mais Épicure, me direz-vous, et c'est là votre fort, nie qu'on puisse vivre agréablement, si l'on ne vit honnêtement ; comme si je ne voulais que savoir ce qu'il affirme ou ce qu'il nie. Non, il s'agit ici de voir ce que doit dire un homme qui met le souverain bien dans la volupté. Eh ! quelle raison m'apporterez-vous pour prouver que Thorius, C. Hirrius Postumius, et Orata, leur maître à tous, n'aient pas vécu agréablement ? Épicure lui-même soutient que la vie des gens voluptueux n'est point blâmable, pourvu qu'ils ne soient point assez faibles pour se laisser aller à de vaines cupidités et à de vaines frayeurs. Et en promettant le remède des unes et des autres, il promet toute licence à la volupté. Il dit, en effet, qu'il ne trouve aucun sujet de reproche dans la vie d'un voluptueux qui ne désire ni ne craint rien. Il n'est donc pas possible qu'en rapportant tout à la volupté, vous n’abandonniez pas la vertu : car celui qui ne s'abstient de l'injustice que par intérêt personnel ne mérite point le nom d'homme juste. Vous connaissez le vers : N'est point pieux qui ne l'est que par crainte. Il n'y a rien assurément de plus vrai ; car un homme qui n'est juste que parce qu'il craint, n'est point juste ; et il cessera de l'être dès qu'il cessera de craindre. Or, il cessera de craindre, s'il peut cacher son injustice, ou s'il est assez puissant pour la soutenir ; il aimera toujours mieux paraître homme de bien sans l’être, que de l'être et de ne le paraître pas. Ainsi vous voyez qu'au lieu d'une justice vraie et solide, vous vous proposez une justice fausse et simulée ; et vous nous ordonnez, en quelque sorte, de mépriser le témoignage infaillible de notre de notre conscience, pour obéir aux incertitudes de l’opinion. On peut dire de toutes les autres vertus ce que je viens de dire de la justice : c’est les fonder en l’air que de les fonder sur la volupté, comme vous faites. Pourrions-nous alors, par exemple, admirer dans l’ancien Torquatus une véritable force d’âme ? Vous avez beau me dire que je ne puis vous corrompre : j’aime à parler des grands hommes de votre famille et de votre nom ; et même j’ai toujours devant les yeux combien, dans les temps que tout le monde sait, A. Torquatus me donna des marques d’amitié qui me seront toujours chères. Elles devraient pourtant me l’être bien moins, si je croyais qu’en cela il n’eût regardé que son intérêt et non pas le mien, à moins que vous n’en reveniez à dire que tout le monde a toujours intérêt de bien faire. Si vous le dites, j’ai gagné ; car je ne prétends autre chose dans notre dispute, sinon que le fruit du devoir est le devoir même. Mais ce n’est pas là ce que veut votre sage ; il veut tirer la volupté de toutes choses, comme un salaire qu’il exige. Je reviens à l’ancien Torquatus. Si ce fut en vue de la volupté qu’il en recevrait, qu’il combattit contre le Gaulois auprès de l’Anio, et s’il lui arracha ce collier auquel il dut son surnom pour quelque autre motif que pour faire une action digne d’un homme de courage, il n’est plus tel pour moi. Que si la modestie, l’honneur, la pudeur, en un mot la tempérance, ne se maintiennent que par la crainte de la punition ou de l’infamie, et si elles ne se conservent, pour ainsi dire, par leur propre sainteté ; à quels adultères, à débauches honteuses ne se laissera-t-on point aller, dès qu'on pourra être sûr du secret ou de l'impunité ! Mais que veut dire, à votre avis, Torquatus, qu'étant du nom, du mérite et de la réputation dont vous êtes, vous n'osiez pas avouer devant tout le monde ce qui vous fait agir et penser, quel est votre plan, votre but, et ce que vous jugez de plus excellent dans la vie ? Quand vous entrerez en charge, et que vous serez monté à la tribune, il faudra que vous déclariez au peuple quelles seront les règles de votre juridiction ; et peut-être même, suivant la coutume, direz-vous quelque chose de vos ancêtres et de vous : eh bien ! proclamerez-vous alors que, dans toute votre magistrature, vous ne ferez rien que pour l'amour de la volupté, et que vous n'avez jamais rien fait jusqu'ici que dans la même vue ? Me croyez-vous donc si dépourvu de sens, me direz-vous, que j'aille parler de la sorte devant une multitude ignorante ? Mais dites-le du moins quand vous serez dans le tribunal à rendre justice ; ou, si vous craignez le monde dont vous serez alors environné, dites-le dans le sénat. Vous n'en ferez rien ; et pourquoi, si ce n'est parce que ce serait faire un honteux aveu ? Vous nous prenez donc, Triarius et moi, pour des gens à qui l'on puisse tout dire ? CHAPITRE XIII. LA DOCTRINE ÉPICURIENNE REPOSE SUR L'HYPOCRISIE. Mais soit ; c'est le mot de volupté qui manque de noblesse ; c' est nous peut-être qui ne l'entendons pas. Voilà votre réponse ordinaire. Quelle difficulté, en effet, quelle obscurité ! Quoi ! lorsqu'on parle d'atomes et d'intermondes, choses qui ne sont ni ne peuvent être, j'entendrai bien ce qu'on veut dire ; et je ne pourrai pas comprendre ce que c'est que la volupté, que les moineaux mêmes connaissent ? Mais que direz-vous si je vous fais avouer que, non-seulement je connais ce que c'est que la volupté en général, qui n'est autre chose qu'un mouvement agréable dans les sens, mais que je sais aussi ce que c'est que la volupté dont vous entendez parler, tant celle que je viens de dire, que vous appelez volupté en mouvement, et qui peut recevoir diverses modifications, que celle que vous appelez volupté stable, qui ne peut recevoir d'accroissement, et que vous faites consister dans l'absence de la douleur ? Je veux qu'il ne s'agisse que de celle-ci : en quelle assemblée oserez-vous jamais dire que vous ne faites rien que pour n'avoir aucune douleur ? Que si cela ne vous paraît pas encore assez honnête à dire, dites que vous ne ferez rien, ni dans toute votre magistrature, ni dans tout le cours de votre vie, que pour votre propre utilité ; rien que ce qui vous conviendra ; rien enfin que pour l'amour de vous-même. Quels cris ne s'élèveront point alors contre vous, et quelle espérance vous restera-t-il d'obtenir le consulat, qui paraît vous être destiné ? Quoi ! vous suivrez secrètement, et ne laisserez voir qu'à vos amis les plus intimes, des sentiments que vous n'oseriez témoigner en public ? Au contraire, vous avez toujours à la bouche, comme les péripatéticiens et les stoïciens, les mots “ d'équité, de devoir, de droiture et d'honnêteté ; ” vous dites “ qu'il ne faut rien faire qui ne soit digne de l'empire, digne du peuple romain ; qu'il faut braver tous les périls pour la république, mourir pour la patrie. ” Quand vous parlez ainsi dans les tribunaux, au sénat, nous vous admirons, imbéciles que nous sommes, et vous en riez en vous-même : car, dans tout cela, pas un mot de volupté, ni de celle que vous appelez en mouvement, et que toute la ville, toute la campagne, tout ce qui parle notre langue, appelle volupté aussi bien que vous ; ni de celle qui est stable, et que personne n'a jamais nommée volupté, que vous seuls. CHAPITRE XXIV. CRITIQUE DE L’AMITIÉ ÉPICURIENNE. – L’UTILITÉ ET L’AMITIÉ. Voyez si vous faites bien de parler comme nous, quand vous pensez si différemment. II serait indigne de vous de composer votre visage et votre démarche, afin de paraître plus grave ; et vous ne craindrez pas de vous composer de telle sorte dans vos discours, que vous parlerez d'une façon, pendant que vous penserez d'une autre ; vous changerez même de sentiments comme d'habits ; vous aurez chez vous des opinions secrètes, et vous tromperez le peuple en gardant pour vous la vérité ! Encore une fois, est-ce bien ? Pour moi, je ne crois de bonnes opinions que celles qui sont honnêtes, qui sont louables, qui sont glorieuses, qu'on peut laisser voir dans le sénat, devant le peuple, en toutes sortes d'assemblées, et qui n'exposent pas un homme à penser sans honte ce qu'il a honte de dire. Mais quelle place resterait-il à l'amitié ? peut-on être ami d'un autre sans l'aimer pour lui-même ? Aimer, d'où nous est venu le mot d'amitié, qu'est-ce autre chose que de vouloir toute sorte de bien à quelqu'un, quand même il ne nous en reviendrait rien ? Il ne me sera pas inutile, direz-vous, d'être ami désintéressé. Dites plutôt que vous pourrez trouver quelque avantage à le paraître ; car pour l'être, c’est ce qui est impossible, impossible, à moins que vous n’aimiez véritablement, parce que l’amitié n’a sa source qu’en elle-même. Mais c’est à l’utilité que je m’attache, direz-vous. Votre amitié subsistera donc tant que vous y trouverez de l’utilité ; et si l’utilité en a fait la liaison, le défaut d’utilité en fera aussi la rupture. Que ferez-vous pourtant lorsque votre ami, comme il arrive souvent, viendra à ne pouvoir plus vous être utile ? L’abandonnerez-vous aussitôt ? Quelle amitié ! Continuerez-vous à l’aimer ? Sera-ce alors être d’accord avec vous-même, vous qui avez soutenu que l’amitié n’est désirable que pour l’utilité qu’on en retire ? « Mais si je cessais d’être son ami, j’aurais à craindre la haine publique. » Pourquoi, si ce n’est parce que la chose est d’elle-même honteuse ? Et si vous persistez, par suite de cette crainte, il faudra que, pour secouer un attachement inutile, vous souhaitiez que la mort vous délivre de votre ami. Que si, non-seulement vous n’en retirez aucune utilité, mais que de plus vos affaires en souffrent, qu’il faille vous donner de grandes peines pour lui, et même exposer votre vie, ne viendrez-vous point alors à songer que chacun est né pour soi ? Vous donnerez-vous en otage à un tyran pour sauver la vie à votre ami, comme ce pythagoricien qui se remit entre les mains du tyran de Sicile ? Nouveau Pylade, direz-vous que vous êtes Oreste, afin de mourir à sa place ? ou si vous étiez Oreste, vous nommeriez-vous pour sauver Pylade ? et si vous n’y pouviez réussir, demanderiez-vous à périr avec lui ? CRITIQUE DE L'AMITIÉ ÉPICURIENNE (suite). LES AMIS D’ÉPICURE. Oui, sans doute, vous le feriez, Torquatus ; car je crois qu'il n'y a rien de louable et de glorieux que la crainte de la douleur ou de la mort pût vous empêcher de faire. Mais il ne s'agit pas ici de ce que vous feriez par grandeur d'âme ; il ne s'agit que de votre opinion. Celle que vous soutenez, et les préceptes que vous approuvez, renversent l'amitié de fond en comble, quoique votre maître ne cesse de l'élever jusqu'au ciel. Mais vous dites qu'il a été lui-même très-ferme dans ses amitiés : encore une fois, je ne nie pas qu'il n'ait été un homme de probité, un homme doux et humain ; ce n'est pas de ses mœurs qu'il est question, c'est de sa doctrine. Je laisse aux Grecs leur emportement et leur aigreur dans la dispute, et les injures dont ils accablent ceux qui ne sont pas de leur sentiment. Mais s'il est vrai qu'il ait été fidèle en amitié (car je n’affirme rien là-dessus), il n'en a pas moins fait un mauvais système. “ Mais il a eu, dites-vous, de nombreux approbateurs. ” Avec raison, peut-être ; mais le témoignage de la multitude est un argument assez faible ; car, dans tous les arts, dans tous les genres d'étude, dans toute espèce de science, comme dans la vertu même, rien n'est plus rare que d'y exceller. Par cela même qu'Épicure a été homme de bien, qu'il y a toujours eu et qu'il y a encore beaucoup de ses sectateurs fermes dans leurs amitiés, graves et constants dans toute leur conduite, et se gouvernant, non d'après la volupté, mais d'après le devoir, on reconnaît combien la vertu l'emporte sur la volupté. En effet, quelques-uns vivent de manière à réfuter leur opinion par leur vie. Tandis qu'assez d'autres gens disent beaucoup mieux qu'ils ne font, ceux-ci, au contraire, font beaucoup mieux qu'ils ne disent. CHAPITRE XXVI. CRITIQUE DE L’AMITIÉ ÉPICURIENNE (suite). LES TROIS THÉORIES ÉPICURIENNES SUR L'AMITIÉ. Mais tout cela ne va pas à notre but. Arrêtons-nous à ce que vous avez dit sur l'amitié. Il m'a semblé n'y reconnaître qu'une maxime d'Épicure : que l'amitié était inséparable de la volupté, puisque, sans l'amitié, on ne pourrait vivre en sûreté, ni sans crainte, ni avec plaisir. Je crois y avoir assez répondu. Ce que vous avez dit ensuite est plus honnête, et ce n'est pas d'Épicure, que je sache, mais de quelques nouveaux épicuriens : que d'abord c'est pour sa propre utilité qu'on cherche à se faire des amis, mais que, l'amitié une fois affermie par l'habitude, c'est pour eux qu'on les aime, sans aucune vue d'utilité. Quoiqu'on puisse encore faire ici plus d'une objection, je prends pourtant ce qu'on me donne. Si ce n'est pas assez pour eux, c'en est assez pour moi. Ils conviennent enfin qu'on peut faire quelque chose de bien sans aucune vue d'utilité. Vous avez encore avancé que d'autres, parmi vous, disent que les gens sages s'obligent, par une espèce de traité, d'avoir les uns pour les autres les mêmes sentiments qu'ils ont pour eux-mêmes ; que cela se peut faire ; que même cela s'est fait souvent, et que rien ne peut contribuer davantage à la volupté. Mais, s'ils ont pu faire le traité de s'aimer réciproquement sans nul intérêt, que ne font-ils celui d'aimer de même, sans nul intérêt, la justice, la tempérance et toutes les autres vertus ? Au fond, si l'on ne contracte amitié que dans la vue de l'utilité qui peut en revenir, et si ce n'est l'amitié même qu'on cherche dans l'amitié, qui doute qu'à l'occasion on ne vienne à préférer ses biens, ses revenus, tous ses intérêts à ses amis ? Rappelez encore ici, vous en êtes le maître, les belles choses qu'Épicure a dites à la louange de l'amitié : je ne cherche pas ce qu'il dit, mais ce qu'il peut dire d'après son système. “ On se fait des amis pour l'utilité ! ” Croyez-vous donc que Triarius puisse vous être plus utile que les greniers que vous avez à Pouzzoles ? Rassemblez tous vos lieux communs. “ Des amis nous protègent ! ” Mais ne trouvez-vous pas assez de protection en vous-même, dans les lois, et dans les liaisons et les habitudes que vous avez d'ailleurs ? Pour le mépris, vous n'avez pas à le craindre. Vous échapperez facilement à la haine et à l'envie de vos concitoyens : Épicure donne là-dessus des préceptes. Mais vous qui faites un si noble usage de vos grands biens, vous n'aurez pas besoin, pour votre défense, de cette amitié de Pylade ; la bienveillance publique vous sert de rempart. “ Mais ne faut-il pas, direz-vous, quelque confident de toutes nos idées gaies ou tristes, en un mot de nos secrets ? ” Confiez-les à vous-même, ou, si vous voulez un confident, un ami ordinaire peut vous suffire. Admettons cependant que tout cela puisse servir : quelle comparaison à faire, pour l'utilité, avec une si grande fortune ? Ainsi vous voyez que, si vous fondez l'amitié sur l'amitié même, il n'y a rien de plus excellent ; mais que, si vous l'établissez sur l'utilité, les revenus de vos terres l'emporteront sur les liaisons les plus intimes. Il faut que ce soit moi-même que vous aimiez, et non ce qui est à moi, pour que nous puissions être de vrais amis. QUATRIÈME PARTIE DE LA CRITIQUE. Théorie épicurienne du bonheur. CHAPITRE XXVII. DE LA CERTITUDE ET DE LA DURÉE DU BONHEUR, SELON ÉPICURE. Mais je m’étends trop sur une chose très-évidente : car, après avoir démontré qu'il ne peut y avoir ni vertu ni amitié si l'on rapporte tout à la volupté, de nouvelles preuves semblent inutiles. Cependant, pour répondre à tout, je vais examiner en peu de mots le reste de votre discours. Puisque le but de la philosophie est le bonheur, et que c’est pour cela que les hommes l’ont étudiée ; que, parmi bien d’autres opinions, la vôtre le place dans la volupté, comme elle fait consister le malheur de la vie dans la douleur, il faut voir d’abord ce que c’est, selon vous, que de vivre heureusement. Vous conviendrez, je crois, que, s’il est vrai que le bonheur existe, il doit dépendre du sage. Un bonheur qu’on pourrait perdre ne serait pas le vrai bonheur. Or, qui peut espérer jouir toujours d’un bonheur périssable et fragile ? Mais celui qui se défie de la perpétuité de son bonheur, craint nécessairement de devenir malheureux en le perdant. Or, personne ne peut être heureux avec la crainte de très-grands maux. Personne ne peut donc être heureux. Ce n’est point, en effet, par quelque partie de la vie, mais par la vie tout entière, qu’on doit juger du bonheur. On ne peut appeler une vie heureuse, si elle ne l’est parfaitement et absolument, ni dire quelqu’un heureux à un moment, malheureux à un autre : car celui qui s’estimera pouvoir être malheureux ne sera pas heureux. Mais lorsque, par la sagesse, on s’est rendu la vie heureuse, elle est aussi stable que la sagesse même dont elle est l’ouvrage ; et alors il n’est plus besoin d’attendre la fin de la vie pour juger du bonheur, comme Solon, dans Hérodote, l’enseigne à Crésus. Mais, disiez-vous, Épicure prétend que la longueur du temps ne fait rien pour le bonheur, et que la volupté dont on jouit pendant quelques instants n'est pas moindre en elle-même que celle qui dure toujours. Étrange contradiction ! Lui qui met le souverain bien dans la volupté, il nie que la volupté puisse être plus grande dans un temps infini que dans un espace de temps limité. Pour celui qui met le souverain bien dans la vertu, il est bien fondé à dire que la vie est parfaitement heureuse dès que la vie est parfaite, et qu'ainsi le temps n'ajoute rien au souverain bien. Mais celui qui croit que c'est la volupté qui rend la vie heureuse, ne peut pas dire raisonnablement la même chose : car, si la durée de la volupté n'ajoute rien à la volupté, la durée de la douleur n'ajoute rien non plus à la douleur ; et si la durée de la douleur augmente la douleur, il faut nécessairement que la durée de la volupté augmente aussi la volupté, et la rende plus désirable. Pourquoi donc Épicure, en parlant du Dieu suprême, l'appelle-t-il toujours bienheureux et éternel ? Car si l'éternité du bonheur ne fait rien au bonheur, Jupiter n'est pas plus heureux que lui, puisqu'ils jouissent tous deux du même souverain bien, qui est la volupté. “ Mais Épicure est sujet à la douleur. ” La douleur n'est rien pour lui ; car il prétend que, quand même on le brûlerait, il ne laisserait pas de dire : Que cela est doux ! Par où donc Jupiter peut-il l'emporter sur lui, s'il ne l'emporte par l'éternité ? Que peut-il même y avoir de bon dans l'éternité, si ce n'est la jouissance d'une souveraine volupté, et éternelle ? Mais de quoi sert-il de parler magnifiquement, quand on se contredit ? Le bonheur de la vie, selon vous, consiste dans la volupté du corps ; j'ajouterai, et même dans celle de l'esprit, pourvu que celle-ci, comme vous le prétendez, dépende de l'autre. Or, cette volupté, qui pourra l'assurer pour toujours au sage ? Les choses qui donnent de la volupté ne dépendent pas de lui, dès que ce n'est pas dans la sagesse que vous faites consister son bonheur, mais dans les choses que vous prétendez que la sagesse doit acquérir pour la volupté, et qui, étant entièrement étrangères à la sagesse, sont sujettes au hasard. Le bonheur est alors dans les mains de la fortune : et cependant Épicure dit que la fortune n'est rien pour le sage. CHAPITRE XXVIII DE LA POSSIBILITÉ DU BONHEUR, SELON ÉPICURE. Tout cela, direz-vous, est peu considérable. Épicure nous apprend apprend que le sage est assez riche des seuls biens de la nature, qui sont toujours sous notre main. Soit, et je pense comme lui ; mais voici encore une contradiction. Il soutient qu’il n’y a pas moins de volupté à se nourrir des choses les plus viles, et à ne boire que de l’eau, qu’à jouir de tout le luxe de la table. S’il disait que, pour vivre heureusement, il n’importe pas de quoi on vive, j’en serais d’accord ; et je le louerais même, car il dirait vrai. Et quand Socrate, qui ne faisait nul cas de la volupté, dit que le meilleur assaisonnement du boire et du manger est la soif et la faim, je l’écouteErreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu. ; mais je n’écoute pas un homme qui, rapportant tout à la volupté, parle comme Pison Frugi<refCalpurnius Pison, surnommé Frugi à cause de sa sobriété proverbiale. (V. Tusc., III, 20).></ref> et vit comme Gallonius, car je ne puis croire qu’il exprime sa véritable pensée. Il dit que les biens de la nature sont sous notre main, parce 1. 2. C’était une des paroles familières à Socrate, V. les émore- bles, 1, 3 : u Socrate ne prenait de nourriture qu’autant qu’il en pou- vait prendre avec plaisir ; et quand il se mettait à manger. l’appétit Jui servait d’assaiscnnement ; toute hoïisson lui était agréable, parce qu’il ne buvait pas sans avoir £o : f. » « Le sophiste Antiphon vint un jour le voir, et Ini parla ainsi : « Je croyais, Socrate, qne ceux qui jro- fessent la philosophie devaient être plus heureux ; mais il me semble que vous tirez de la stgesse un parti tout contraire. À la manière dont vous vivez, un ecclave traité comme vous ne resterait pas chez son maître. Vous faites votre =ourriture des mets les plus grossiers et des plus viles Loissons. C’est peu d’être couvert d’un méchant mantcan qui vous sert hiver comme été ; vous n’avez ni chanssure ni tunique. De plus, vous refusez de l’argent. — Antiphon, répondit Socrate, vous me paraissez croire que je vis bien tristement, et, j’en suis sûr, vons aimeriez mieux mourir que de vivre comme moi. Voyons donc ce que vous trouvez de si dur dans ma façon de vivre… Vous méprisez mes a’iments ; sont-ils moins salubres que les vôtres, moins nourrissants, plus difficiles à trouver, plus rares ct plus chers ? ou bien cnfin les mets que l’on vous assaisonne sont-ils plus agréables à votre palais que ceux que je me procure ? Jgnorez-vous qu’avec un bon appétit on n’a pas besoin d’assaisonnement ? » (Wémorables, I. G.) « Un autre sa plaignait d’éprouver du dégoût à table : — Acumène, lui dit-il enseigne un bon remède à ce mal. — Lequel ? — C’est de manger peu ; les mcts en paraissent plus agréables ; on dépense moins, et l’on se porte mieux. » (fbid., IT, 52.) elle se contente de peu. Sans doute, si vous n’attachiez pas tant de prix à la volupté. Lorsqu'il dit ensuite que les choses les plus viles ne font pas moins de plaisir à manger que les plus exquises, non-seulement il manque de jugement, mais il manque aussi de goût. C'est à ceux qui méprisent la volupté de dire qu'ils ne préfèrent pas un esturgeon à un hareng. Mais un homme qui met, comme lui, le souverain bien dans la volupté, ne doit pas juger des choses par la raison, mais par les sens, et il doit regarder comme meilleur ce qui les flatte le plus. Mais je veux qu'on puisse avoir de grandes voluptés pour peu, et presque pour rien ; je veux qu'on ne trouve pas moins de plaisir au cresson qui était, suivant Xénophon, la nourriture des Perses, qu'aux tables syracusaines dont Platon blâme si fort les délices ; enfin je veux que la volupté soit aussi facile à avoir qu'il vous plaira de le supposer : que dirons-nous de la douleur, dont les tourments sont quelquefois si cruels que, si la douleur est le plus grand des maux, il est impossible que la vie, dans de grandes douleurs, soit heureuse ? Métrodore, qui est presque un autre Épicure, dit que “ c'est être heureux que d'avoir une bonne constitution, et de pouvoir s'assurer qu'elle sera toujours bonne ; ” mais quelqu'un peut-il s'assurer d'être en santé, je ne dis pas toute une année, mais tout un jour ? On craindra donc le plus grand des maux, la douleur, même absente ; car elle peut survenir à tout moment. Et quel est le bonheur compatible avec la crainte du plus grand des maux ? Mais Épicure a donné le secret de ne pas se soucier de la douleur. Il y a d'abord de l'absurdité à dire qu'on doive ne pas se soucier d'un très-grand mal : mais quel est, au fond, le secret qu'il donne ? “ Une très-grande douleur dure peu. ” Premièrement, qu'entendez-vous par durer peu ? et ensuite, par une très-grande douleur ? Quoi ! une très-grande douleur ne peut pas durer plusieurs jours ? Prenez garde qu'elle ne puisse durer plusieurs mois, à moins que vous n'entendiez parler d'une douleur qui tue sur-le-champ. Mais qui craint une pareille douleur ? Calmez plutôt celle dont j'ai vu tourmenté un de mes amis, Cn. Octavius, fils de Marcus, le meilleur et le plus aimable des hommes. Combien n'éprouva-t-il pas de souffrances, non pas une seule fois et peu de temps, mais à de fréquentes et longues reprises ! En quel étrange état ne l'ai-je point vu, lorsqu'il sentait par tout le corps un feu qui le dévorait ! Et cependant, comme la douleur n'est réellement pas le souverain mal, il n'était pas malheureux, il était souffrant. Le malheur eût été de vivre honteusement au milieu des voluptés et des vices. CHAPITRE XXIX. DES REMÈDES CONTRE LA DOULEUR. Ainsi, quand vous dites qu'une grande douleur est courte et que celle qui est longue est légère, je ne sais pas trop ce que cela signifie ; car j'ai vu des douleurs vives et longues. Il y a quelque chose qui les rend plus tolérables que tout ce que vous proposez, mais que vous ne sauriez mettre en usage, vous qui n'aimez point la vertu pour elle-même. Ce sont les préceptes, et, pour ainsi dire, les lois que la force d'âme donne aux hommes pour les empêcher d'être efféminés dans la douleur. Par là on apprend qu'il est honteux, non pas de se plaindre, car cela est quelquefois nécessaire, mais de remplir des cris de Philoctète les rochers de Lemnos : Ses plaintes, ses sanglots, ses longs gémissements, Répandent dans les airs l'horreur de ses tourments. Qu'Épicure aille donc, s'il peut, lui dire ses paroles magiques, Lorsque, livrant son corps aux plus cuisantes peines, Le noir venin de I'hydre a passé dans ses veines. Qu'Épicure lui parle ainsi : “ Philoctète, si la douleur est vive, elle dure peu. ” Mais déjà il y a dix ans qu'il gémit dans le fond de son rocher. “ Si elle est longue, elle est légère ; elle donne des intervalles de repos. ” Mais sont-ils fréquents ? Et puis, quelle sorte de relâche, quand le souvenir des douleurs passées est encore tout récent, et qu'on est à tout moment dans la frayeur qu'elles ne reviennent ? “ Qu'il meure ! ” dit-il. Ce serait peut-être le meilleur ; mais que devient ce grand principe, qu'il y a toujours plus de volupté que de douleur dans la vie du sage ? Alors, ne faites-vous pas mal de lui conseiller de mourir ? Dites-lui plutôt qu'il est indigne d'un homme de se laisser abattre à la douleur, et d'y succomber ; car ce n'est qu'un pur verbiage que de dire : “ Si elle est grande, elle est courte ; si elle est longue, elle est légère. ” La vertu, la grandeur d'âme, la patience, la force, voilà les remèdes de la douleur. CHAPITRE XXX. UNE LETTRE D’ÉPICURE MOURANT. Pour vous en convaincre, sans aller plus loin, écoutez les aveux d'Épicure mourant, et voyez combien ses actions diffèrent de ses dogmes. ÉPICURE À HERMARCHUS, SALUT. “ Je suis au plus heureux jour de ma vie, et en même temps au dernier, lorsque je vous écris ceci. J'ai des douleurs d'entrailles si cruelles, qu'elles ne peuvent l'être davantage. ” - Voilà certes un homme malheureux, si la douleur est le plus grand de tous les maux. Mais écoutons-le lui-même : - “ Tout cela est pourtant compensé par la joie que me donne le souvenir de mes dogmes, et des découvertes que j'ai faites. Vous, cependant, pour marque de l'amitié que vous avez toujours eue pour moi et pour la philosophie dès votre jeunesse, souvenez-vous d'avoir soin des enfants de Métrodore. ” Je ne préfère plus à une pareille mort, ni celle de Léonidas, ni celle d'Épaminondas. Celui-ci ayant défait les Lacédémoniens à Mantinée, et se sentant mourir d'une grande blessure qu'il avait reçue, dit en revenant à lui : - Mon bouclier est-il sauvé ? - Oui, lui répondirent ses amis en pleurs. - Les ennemis sont-ils en fuite ? - Oui, lui dirent-ils encore. - Content de cette réponse, il ordonna qu'on lui arrachât le javelot qui lui avait percé le corps, et l'abondance du sang qui sortit le fit expirer aussitôt dans la joie et dans la victoire. Léonidas, roi de Sparte, n'avait que trois cents hommes avec lui pour disputer le passage des Thermopyles à l'armée innombrable des Perses ; il le disputa, et préféra une glorieuse mort à une fuite honteuse. La mort des grands capitaines a quelque chose de plus éclatant que celle des philosophes, qui meurent ordinairement dans leur lit. Épicure cependant veut rendre la sienne glorieuse : “ Mes cruelles douleurs, dit-il, sont compensées par ma joie. ” Je reconnais, Épicure, les paroles d'un philosophe ; mais vous avez oublié ce que votre système vous obligeait à dire. Si les dogmes dont le souvenir vous donne de la joie sont vrais, s'il y a quelque raison dans vos découvertes et vos écrits, vous ne pouvez avoir de joie, puisque rien en vous ne peut plus être rapporté au plaisir du corps, et que vous avez toujours dit que c'est au corps seul qu'on rapporte la joie et la douleur, “ J'ai, dit-il, la joie du passé. ” De quel passé ? Si c'est d'un passé qui ait rapport au corps, je vois que vos douleurs vous paraissent compensées par vos découvertes, et non par le souvenir de vos plaisirs corporels. Si c'est d'un passé qui ait rapport à l'esprit, vous vous contredites ; car vous avez toujours nié qu'il pût y avoir aucun plaisir qui n'eût rapport au corps. Mais pourquoi recommandez-vous ensuite les enfants de Métrodore ? et dans cette attention, que je trouve si bienveillante et si fidèle, le corps entre-t-il pour quelque chose ? CHAPITRE XXXI. DIGRESSION SUR LE TESTAMENT D'ÉPICURE. Tournez-vous de tous côtés, Torquatus ; vous ne trouverez rien dans cette belle lettre d’Épicure qui s'accorde avec sa doctrine : au contraire, il s'y réfute lui-même ; et ce n'est que par l'opinion qu'il a laissée de sa probité et de ses mœurs, que ses écrits ont eu tant de cours. Le soin qu'il a de recommander de jeunes enfants, le souvenir d'une amitié longtemps cultivée, et l'attention aux devoirs de la vie sur le point de mourir, marquent en lui une probité naturelle et gratuite, qui ne pouvait alors être excitée ni par la volupté ni par l'espoir de la récompense. Ainsi, pour être entièrement convaincus que ce qui est juste et honnête est désirable pour lui-même, quel plus grand témoignage en cherchons-nous que celui que par sa lettre il nous en donne en mourant ? Mais comme, après avoir traduit sa lettre presque mot à mot, je crois devoir la louer, quoiqu'elle ne s'accorde aucunement avec sa doctrine ; aussi je trouve que son testament est non-seulement fort éloigné de la gravité d'un philosophe, mais fort différent encore de ses propres dogmes. En effet, il a écrit souvent fort au long, et très-expressément dans le livre que j'ai cité, “ que la mort ne nous touche en rien, parce que ce qui est dans une entière dissolution n'a nul sentiment, et que ce qui n'a nul sentiment ne peut nous intéresser. ” Ici même il pouvait s'exprimer mieux ; car il ne dit pas très-clairement ce qu'il entend par ce qui est alors dans une entière dissolution. Je ne laisse pas pourtant de saisir sa pensée. Mais, je le demande, puisque par cette dissolution, c'est-à-dire par la mort, toute sorte de sentiment est éteint, et qu'alors il ne reste plus rien qui nous appartienne, pourquoi a-t-il tant de soin d'ordonner “ qu'Amynomaque et Timocrate, ses héritiers, donnent tous les ans, au mois de Gamélion, tout ce qu'il faudra pour célébrer le jour de sa naissance, suivant qu'Hermarchus l’aura réglé ? et que chaque mois, tous les vingtièmes de la lune, ils donnent aussi tout ce qu'il faudra pour traiter ceux avec qui il avait philosophé, et pour honorer sa mémoire et celle de Métrodore ? ” Je ne puis nier que cela ne soit véritablement d'un homme spirituel et aimable ; mais je nie qu'il soit d'un philosophe, et surtout d'un physicien, comme il voulait être, de supposer qu'il y ait un jour de naissance qui revienne tous les ans. Quoi ! le jour qui a été peut-il revenir plusieurs fois ? Assurément non. Est-ce un jour tout pareil ? Nullement ; si ce n'est lorsque après des milliers d'années les astres reviendront en même temps au point d'où ils étaient alors partis. Il n'y a donc point de jour natal. Mais c'est le nom qu'on lui donne. Est-ce que je ne le savais pas ? Supposez même qu'il y en ait un, faudra-t-il le célébrer encore après la mort ? et cela devra-t-il être ordonné par le testament d'un homme qui a prononcé, comme une espèce d'oracle, qu'après la mort nous n'avions plus de part à rien ? Reconnaît-on ici le philosophe qui avait parcouru en esprit une infinité de mondes et des régions innombrables qui n'ont ni rivages ni bornes ? Démocrite a-t-il jamais rien ordonné de semblable ? Je ne parle point des autres, je ne parle que de lui, parce que c'est lui qu'Épicure a principalement suivi. Que si Épicure avait à marquer un jour, pourquoi plutôt celui où il était né que celui où il était devenu sage ? Il ne le serait pas devenu, direz-vous, s'il n'était venu au monde. Ni pareillement si sa grand'mère n'y fût venue. C'est affaire aux ignorants, Torquatus, de vouloir qu'après leur mort on donne des festins pour honorer leur mémoire. Et comment ces festins-là se passent-ils, et à combien de plaisanteries sur votre compte n'ont-ils pas donné lieu ! Je les supprime ; car je hais les querelles. Je vous dirai seulement qu'il aurait beaucoup mieux valu que les amis d'Épicure eussent d'eux-mêmes célébré le jour de sa naissance, et qu'il ne l'eût pas ordonné par son testament. CHAPITRE XXXII. LE BONHEUR ET LA MÉMOIRE DES PLAISIRS D'APRÉS ÉPICURE. Mais pour revenir à notre sujet (car nous parlions de la douleur, quand nous en avons été détournés par la lettre d'Épicure), voici, je crois, le raisonnement qu'on peut faire. Celui qui est dans le plus grand des maux, ne peut pas, tant qu'il y est, être heureux. Or le sage est toujours heureux, et il est pourtant quelquefois dans la douleur. Donc la douleur n'est pas le plus grand des maux. Qu'est-ce enfin que cette pensée : “ Les voluptés passées ne sont jamais écoulées pour le sage ; et à l'égard des maux, il faut ne s'en pas ressouvenir ? ” Est-ce donc qu'il dépend de nous de nous souvenir ou non ? Thémistocle répondit un jour à Simonide ou à quelque autre qui lui promettait de lui apprendre l'art de la mémoire : “ J'aimerais mieux l'art de l'oubli ; car je me ressouviens malgré moi de ce que je ne veux pas, et je ne puis oublier ce que je voudrais. ” La réponse de Thémistocle est ingénieuse ; et au fond le souvenir et l'oubli dépendent si peu de nous, que c'est exercer trop d'empire pour un philosophe que de défendre de se souvenir. Voilà un ordre qui rappelle ceux de votre Manlius, ou quelque chose de plus dur encore : puis-je faire l'impossible ? Mais n'y a-t-il pas quelque douceur dans le souvenir des maux passés ? Nos proverbes sont bien plus véritables que ses dogmes ; car on dit ordinairement : “ les peines passées sont agréables. ” Euripide dit fort bien dans un vers qui est connu de tout le monde, et que je rendrai, si je puis : Il est doux de songer aux maux qu'on a soufferts. Quant au souvenir des plaisirs qu'on a eus, si vous entendiez parler de plaisirs tels que ceux qui pouvaient consoler Marius banni, dénué de tout, et caché dans un marais, c'est-à-dire le souvenir de ses trophées, je serais de votre sentiment ; car la vie d'un homme sage ne pourrait être parfaitement heureuse jusqu'à la fin, s'il venait à perdre entièrement la mémoire de tout ce qu'il a fait de louable. Mais vous, vous ne placez le bonheur que dans le souvenir des voluptés, et des voluptés corporelles : car si vous en admettiez d'autres, il serait faux de soutenir que le corps a toujours part à tous les plaisirs de l'esprit. Que si une volupté corporelle fait encore plaisir quand elle est passée, je ne comprends pas pourquoi Aristote se moque si fort de l'inscription où Sardanapale se vante d'avoir emporté toutes les voluptés avec lui dans le tombeau. Comment, dit-il, a-t-il pu sentir après la mort des plaisirs que même durant sa vie il n'a pu sentir que dans le moment qu'il en jouissait ? Les voluptés du corps sont donc passagères et s'envolent dans un instant ; et souvent, comme il ajoute, elles laissent plutôt de quoi s'en repentir que de quoi s'en souvenir agréablement. Scipion l'Africain était bien autrement heureux lorsque, après avoir dit à sa patrie : Cessez, Rome, cessez…, et le reste qui est admirable, il ajoute : De mes travaux guerriers votre gloire est le fruit. Il fait sa joie des travaux qu'il a soufferts : vous voulez, vous, que le souvenir des voluptés fasse la nôtre. Il rappelle dans son esprit des choses qui n'ont aucune relation aux voluptés du corps : le corps est tout pour vous. CHAPITRE XXXIII. IL EXISTE DES PLAISIRS SUPÉRIEURS AUX PLAISIRS DU CORPS ET QUI N'EN PROVIENNENT PAS. Quand vous affirmez que tous les plaisirs et toutes les douleurs de l'esprit tiennent aux plaisirs et aux douleurs du corps, comment pouvez-vous le soutenir ? Quoi, Torquatus ! car je sais à qui je parle, ne prenez-vous jamais plaisir à rien qui n'ait rapport au corps, et rien ne vous fait-il plaisir par soi-même ? Je ne parle plus de la gloire, de l'honneur, de la beauté, même de la vertu : voici des choses bien plus légères. Quand vous composez un poème ou un discours ; quand vous écrivez, quand vous lisez ; quand vous parcourez en esprit les événements et les pays divers ; que dis-je ? une statue, un tableau, un beau lieu, une fête, une chasse, la maison de plaisance de Lucullus (car si je disais la vôtre, vous auriez un faux-fuyant ; vous diriez qu'il y a ici quelque chose de corporel), tout cela enfin, le rapportez-vous purement au corps, et n'y trouvez-vous rien qui vous fasse de soi-même quelque plaisir ? Ou vous serez très-opiniâtre, si vous persistez à soutenir que tout ce que je viens de vous marquer se rapporte au corps ; ou, si vous avouez que non, il faut que vous renonciez à toute la doctrine d'Épicure sur la volupté. Les plaisirs et les peines de l'esprit, dites-vous encore, sont au-dessus des peines et des plaisirs corporels, parce que l'esprit embrasse le présent, le passé et l'avenir, et que le corps ne jouit que du présent ; mais comment pourriez-vous me prouver que celui qui se réjouit de quelque chose pour l'amour de moi, en ait plus de joie que moi-même ? La volupté de l'esprit, dites-vous, vient de la volupté du corps, et elle elle est plus vive ; et c’est ainsi, selon vous, qu’on a plus de plaisir à féliciter un autre qu’à jouir soi-même. Mais, en voulant faire votre sage heureux par l’avantage que vous lui donnez d’avoir des voluptés d’esprit plus vives en tout que celles lu corps, vous ne prenez pas garde à une chose : c’est que par là vous lui donnez aussi des peines d’esprit bien plus grandes que toutes celles du corps ; et qu’ainsi, de toute nécessité, vous rendez quelquefois très-misérable celui que vous voulez rendre toujours heureux : bonheur impossible, tant que vous rapporterez tout à la volupté et à la douleur. Il faut donc, Torquatus, chercher quelque autre souverain bien pour l’homme, et laisser la volupté aux bêtes, dont vous invoquez ici le témoignage. La nature même, en les portant à faire beaucoup de choses pénibles, comme de mettre au monde et d’élever leurs petits, ne montre-t-elle pas qu’elle leur a proposé quelque autre chose que la seule volupté ? Quelques-unes se plaisent aux courses, aux voyages. Il y en a qui volent toujours par bandes, et qui imitent en quelque façon nos sociétés. D’autres nous laissent voir des traces de piété, de connaissance, de mémoire, et même de discipline. Les bêtes auront donc en elles des images de la vertu humaine, distinctes de la volupté : et il n’y aura de vertu dans les hommes que pour l’amour de la volupté ! et nous croirons que l’homme, si supérieur à tout le reste des animaux, n’a reçu de la nature aucun avantage qui n’appartienne qu’à lui ! CHAPITRE XXXIV. Il EXISTE UNE FIN SUPÉRIEURE AU PLAISIR, ET QUE LA PENSÉE DE L'HOMME DOIT POURSUIVRE. S'il fallait rapporter uniquement toutes choses à la volupté, sans doute les bêtes l'emporteraient de beaucoup sur nous ; puisque la nature, d'elle-même, et sans qu'il leur en coûte rien, leur fournit abondamment tout ce qu'il faut pour leur nourriture, et que nous, avec beaucoup de travail, nous avons à peine ce qui suffit pour la nôtre. Je ne pourrai donc jamais croire que le souverain bien des hommes et des bêtes soit le même. Si nous ne devons avoir, comme elles, que la volupté pour objet, qu'est-il besoin de ces longues et sublimes études, de ce concours de nobles connaissances, de ce cortège de vertus ? C'est à peu près comme si Xerxès, après avoir réuni tant de vaisseaux et tant de troupes de cavalerie et d'infanterie, après avoir fait un pont de bateaux sur l’Hellespont et percé le mont Athos, voyagé à pied sur les flots et navigué à travers la terre, se trouvant au milieu de la Grèce envahie de tous côtés par ses armes, eût répondu à quelqu'un qui lui aurait demandé la cause d'une si grande expédition et d'une guerre si terrible, qu'il était venu chercher du miel du mont Hymette. N'eût-on pas trouvé qu'un tel motif n'exigeait pas tant d'appareil et tant d'efforts ? Et nous aussi, après avoir travaillé à rendre le sage accompli en toutes sortes de connaissances et de vertus, non pour qu'il traverse la mer à pied comme Xerxès, ni pour qu'il ouvre une montagne à ses flottes, mais pour qu'il embrasse par la pensée tout le ciel, toute toute la terre et toutes les mers, si nous disions qu’il n’a en vue que la volupté, ne serait-ce pas dire qu’il n’a tant fait que pour conquérir un peu de miel ? Croyez-moi, Torquatus, nous sommes nés pour quelque chose de plus noble et de plus grand : considérez toutes les facultés de l’âme, qui conserve la mémoire indélébile d’une multitude d’objets ; qui en voit la conséquence par une sorte de divination ; qui sait régler ses désirs par la bienséance et la pudeur ; qui respecte la justice comme une fidèle gardienne de la société des hommes ; et qui, dans les fatigues et les périls, s’arme d’un ferme mépris de la douleur et de la mort. Considérez ensuite toute la structure du corps humain, et vous verrez que tout y semble fait pour tenir compagnie à la vertu, et pour la servir. Que si, à l’égard même du corps, il y a beaucoup de choses préférables à la volupté, comme la beauté, la force, l’agilité, la santé ; à combien plus forte raison en peut-on dire autant de l’esprit, dans lequel les anciens ont cru qu’il y avait quelque chose de céleste et de divin ? Si le souverain bien consistait dans la volupté, comme vous le dites, il faudrait souhaiter de pouvoir passer les jours et les nuits, sans aucune interruption, dans la jouissance de toutes les voluptés qui pourraient charmer le plus les sens et les enivrer de plaisir. Mais quel est l’homme, digne de ce nom, qui voulût jouir tout un jour d’une pareille volupté ? Les cyrénaïques ne s’y refuseraient pas. Vous êtes plus retenus ; ils sont plus conséquents dans leurs principes. Mais, pour ne point parler des premiers arts sans lesquels la vie humaine, comme disaient nos ancêtres, est réduite à un état d’inertie, croyez-vous que ces hommes de génie, je ne dis pas Homère, Archiloque et Pindare, mais Phidias même, Polyclète, Zeuxis, aient jamais eu la volupté en vue dans leur art ? Ainsi donc un ouvrier qui voudra faire de belles figures aura un plus noble but qu’un grand citoyen qui voudra faire de belles actions ? D’où vient une erreur si étrange et si répandue parmi les hommes, si ce n’est de ce que celui qui a prononcé que le souverain bien consistait dans la volupté, n’a pas consulté la partie de l’esprit où résident la raison et la sagesse, mais plus faible partie de l’âme ? Je vous le demande, en effet : s'il y a des dieux (car Épicure en admet aussi), comment peuvent-ils être heureux, puisqu'ils ne jouissent d'aucune volupté corporelle ? et s'ils sont heureux sans cela, pourquoi ne voulez-vous pas que le sage puisse être heureux de même ? CHAPITRE XXXV. IL EXISTE UNE FIN SUPÉRIEURE AU PLAISIR, ET QUE LES ACTIONS DE L'HOMME DOIVENT RÉALISER. Lisez, Torquatus, non les éloges des héros d’Homère, non les éloges de Cyrus, d'Agésilas, d'Aristide, de Thémistocle, de Philippe et d'Alexandre ; lisez les éloges de nos Romains, les éloges de ceux de votre maison : vous ne verrez personne qui ait été loué pour avoir été un excellent artisan de voluptés. Ce n'est pas là ce que portent les inscriptions de nos monuments ; voyez celle qu'on a faite pour Calatinus à la porte Capène : CELUI QUE LA VOIX PUBLIQUE A RECONNU POUR AVOIR ÉTÉ LE PREMIER DE TOUT LE PEUPLE. Croyez-vous que tout le monde ait reconnu Calatinus pour le premier citoyen, parce qu'il était plus entendu que tout autre dans ce qui regardait la volupté ? Et quels sont les jeunes gens dont le grand caractère nous donne de brillantes espérances ? parlons-nous ainsi de ceux qui nous paraissent devoir un jour tout sacrifier à leurs intérêts et à leurs plaisirs ? Ne voyez-vous pas quel désordre et quel renversement versement de tels principes produiraient dans toute la société ? Plus de bienfaits, plus de reconnaissance : tous les nœuds sont rompus. Si vous ne rendez service que pour vous-même, ce n’est plus un bienfait, c’est un trafic ; et l’on ne doit pas de reconnaissance à celui qui ne fait rien que pour son intérêt. Il faut pareillement que toutes les vertus tombent dans le mépris, dès qu’on a reconnu le règne de la volupté ; et si une fois on compte l’honnêteté pour rien, il ne sera pas aisé de prouver que des actions honteuses ne peuvent être reprochées au sage. Enfin, pour ne pas en dire plus (car je n’aurais jamais fait), il faut que la véritable vertu ferme la porte à la volupté. Et c’est sur quoi, Torquatus, vous n’avez rien à attendre de moi. Interrogez votre conscience ; examinez avec soin votre âme, et demandez-vous lequel vous aimeriez mieux, ou de passer tranquillement toute votre vie dans le sein de la volupté, sans nulle douleur, et, — ce que vous avez coutume d’ajouter dans votre école, mais qui n’est pas possible, — sans aucune crainte de douleur ; ou bien de vous rendre utile à toute la terre, en étendant votre secours sur tous ceux qui en auraient besoin, dussiez-vous avoir à souffrir tout ce qu’Hercule a souffert dans ses travaux. Nos pères se sont servis de ce terme, même en parlant d’un dieu, pour nous apprendre que le travail ne doit pas être évité par les hommes. J’exigerais de vous que vous me répondissiez, et je vous y obligerais, autant qu’il me serait possible, si je ne craignais de vous entendre dire qu’Hercule lui-même, dans tout ce qu’il a accompli avec tant d’efforts pour le salut des peuples, n’a jamais rien fait que pour la volupté. Après que j’eus ainsi parlé : — Je sais à qui rendre compte de cet entretien, me dit Torquatus, et, quoique je pusse y répondre quelque chose de moi-même, j’aime pourtant mieux en charger nos amis, qui sont plus prêts que moi. — Je crois, lui dis-je, que vous voulez parler de Syron et de Philes plus savants des hommes. - Vous l'avez dit, reprit-il. - Eh bien ! faites comme il vous plaira, repartis-je ; mais n'aurait-il pas été à propos que Triarius eût dit quelque chose sur notre dispute - Non, non, répondit Torquatus en souriant. Vous, au moins, votre attaque est douce ; mais, pour lui, il nous maltraite avec toute la dureté des stoïciens. - Je serai bien plus hardi à l'avenir, répliqua Triarius : car je serai muni de tout ce que je viens d'entendre ; mais je ne vous attaquerai pas que vous n'ayez été bien préparé par ceux que vous voulez consulter. - Ici finirent notre promenade et notre discussion . * ↑ Le titre De finibus bonorum et malorum est traduit d’ordinaire par Des bornes des biens et des maux, ou Des vrais biens et des vrais maux. C’est là, semble-t-il, une traduction peu exacte. En effet, Cicéron ne s’occupe proprement, dans ce livre, ni de délimiter les biens et les maux, ni de distinguer les biens et les maux apparents des biens et des maux véritables. L’objet qu’il se propose est nettement indiqué l. I, ch. ix : « Quærimus quid sit extremum, quid ultimum bonorum, quod omnium philosophorum sententia tale debet esse, ut ad id omnia referri oporteat ; ipsum autem nusquam. » Ce ne sont donc pas seulement les vrais biens et les vrais maux que Cicéron recherche : il poursuit avec toute l’antiquité le souverain bien, τὸ τέλος, τὸ οὗ ἕνεϰα (v. Platon, Lysis ; Aristote, Éthique à Nicomaque, init. ; J. Stobée, Eclogœ Ethicœ, p. 278, éd. Heeren ; Sextus Empiricus, Pyrrh. Hypotyp., I, 25). Cicéron ne fait que traduire en latin le titre des traités grecs Περὶ τέλους et Περὶ τέλων. Ce qui a longtemps embarrassé les commentateurs, c’est le mot malorum. J. Scaliger (De subtil. exerc., CCL) et Muret (Var. Lect., xvii, I) blâment tous deux Cicéron d’avoir employé l’expression fines malorum. Mais, comme le remarquent Davies et Madvig, Cicéron n’a fait, ici encore, que traduire le grec : τελιϰά ϰαϰά (v. Diog. Laer., ii, 97). Une fois le τέλος ou le finis conçu comme le terme suprême auquel vient se rattacher toute la série des biens, quoi de plus naturel que de supposer un autre terme placé, en quelque sorte, à l’autre bout de la série, et auquel viendraient se rapporter tous les maux ? L’idée de suprême bien appelle logiquement l’idée contraire de suprême mal. Voir à ce sujet Académiques, II, ch. xlii : « Fines constituendi sunt ad quos et bonorum et malorum summa referatur. » Par suprême mal Cicéron n’entend pas d’ailleurs un mal réel qui existerait en dehors de la pensée humaine et s’opposerait à la réalisation du bien ; il entend simplement la notion logiquement contraire à celle du bien suprême. Le finis bonorum, c’est ce que, dans notre conduite, nous devons poursuivre à tout prix ; le finis malorum, c’est ce que nous devons à tout prix éviter : « Quid sequatur natura ut summum ex rebus expetendis, quid fugiat ut extremum malorum.. » (l, iv.) En résumé, le titre de Cicéron est parfaitement plausible et peut être rendu assez exactement en français.. * ↑ Ce livre avait pour titre : Hortensius (v. De divinat., II ; Tusc, , Il et III). Il a été perdu. * ↑ Heautontimorumenos, I, i, 17. * ↑ Il n’était pas, en effet, aussi aisé de leur répondre, parce qu’il y avait une part de vérité dans ce qu’ils disaient. Les simples traductions ne valent-elles pas toujours moins que l’original ? * ↑ Même argument dans les Académiques i, 3. * ↑ L’Antiope était une tragédie d’Euripide traduite par Pacuvius. Quelques fragments nous en restent. (V. Ribbeck, Trag. lat. reliq., p. 62.) * ↑ Les Synéphèbes, ou les jeunes camarades, comédie de Ménandre traduite par Cécilius. Il nous en reste quelques fragments. (V. Ribbeck, p. 58). * ↑ Atilius, vieux poëte. Un vers d’une de ses comédies est cité par Cicéron (Ad Att., xiv, 20). * ↑ On ne sait quel est ce Licinius. * ↑ Pourquoi préférera-t-on Aristote ou Platon à Cicéron ? * ↑ Chrysippe, disciple de Cléanthe, qui était lui-même disciple et successeur de Zénon. C’est le philosophe de l’antiquité qui a le plus écrit. Cicéron a dû lui emprunter beaucoup dans le De finibus. * ↑ Diogène le Babylonien fut disciple de Chrysippe. Du temps de la seconde guerre punique, les Athéniens l’envoyèrent à Rome avec Carnéade l’académicien et Critolaüs le péripatéticien. * ↑ Antipater, disciple de ce Diogène, précepteur du vieux Caton, ou du moins son ami. (V. de Offic, iii.) * ↑ Sur Mnésarque, disciple de Panétius, v. De Orat., I, xlv ; Acad., II, xcvi. On n’en sait que ce que Cicéron en a dit. * ↑ Enfin nous entrons dans le vif du sujet. On est trop souvent forcé, en lisant Cicéron, de se rappeler les paroles de Montaigne : « Ses préfaces, définitions, partitions, étymologies consument la plupart de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de moëlle est étouffé par ses longueries d'apprêt » (Ess., II, x.) * ↑ Cf. Diog. L., X, 37, et les Extraits. * ↑ On voit comment l’épicurisme, plaçant le souverain bien et la fin de l’homme dans la sensibilité, se trouve peu à peu forcé, pour atteindre cette fin même, de travailler au perfectionnement de l’intelligence. Epicure vante la science et la sagesse, blâme et rejette l’ignorance. Voir, dans les Extraits d’Epicure, l’éloge de la philosophie. * ↑ Voici la constance stoïque déduite de la tempérance épicurienne ; la ϰαρτερία devient un moyen en vue de l’ήόονή. * ↑ La tempérance est la vertu principale dans toute morale fondée sur l’utilité. C’est en effet cette vertu qui sépare essentiellement l’utilitarisme de la morale du plaisir. * ↑ Ainsi la vertu de tempérance n’est pas autre chose pour Epicure que l’art pratique d’échapper à trois grandes sanctions : sanction naturelle (maladie et souffrance), sanction de l’opinion (opprobre) ; sanction légale (châtiment). Cette vertu repose en réalité sur la crainte. * ↑ Volupté singulière : en quoi peut-elle consister, puisque Epicure supprime par hypothèse tout sentiment moral ? * ↑ Les épicuriens, n’admettant pas de distinction véritable entre le corps et l’âme, formés l’un et l’autre d’atomes plus ou moins ronds et lisses, ne pouvaient admettre que des distinctions secondaires entre les plaisirs du corps et ceux de l’âme. Selon Epicure, le plaisir de l’âme n’est qu’un souvenir ou une anticipation (πρωτοπάθεια) plus ou moins déguisée des plaisirs du corps (Clem. Alex., II, Stromat., p. 179). Si les voluptés de l’âme sont préférables à celles du corps, c’est qu’elles embrassent à la fois le passé et l’avenir, tandis que celles du corps sont bornées au moment présent. V. les Extraits d’Epicure. La doctrine utilitaire d’Epicure est ici en complet désaccord avec la doctrine d’Aristippe et des cyrénaïques, qui soutenaient la prééminence des peines et des plaisirs du corps sur les peines et les plaisirs do l’âme. (Diogèse Laerce, II, 8.) * ↑ V. ce récit dans Tite-Live, III, et Valère Maxime, IV. * ↑ C’était la faute de la langue latine. * ↑ Trabéa, vieux poëte comique, Le vers auquel Cicéron fait ici allusion est cité presque tout entier dans les Tusculanes (iv, 35) : “ Ille qui voluptatem animi nimiam summum esse errorem arbitratur. ” * ↑ V. les Extraits d’Epicure. * ↑ Il essaie plutôt une réfutation par l’absurde. La pensée d’Épicure revient à celle-ci : les voluptueux ne seraient pas blâmables s’ils possédaient ce qui précisément est incompatible avec leurs voluptés : ils ne peuvent le posséder, ils sont donc blâmables. * ↑ C’est ce que ne se feront pas faute de dire, avec Bentham, les utilitaires modernes. (V. les Extraits et Documents). “ Je ne blâmerais pas, s’écrie Bentham, le plus odieux auteur du plus horrible des crimes, si la somme de ses plaisirs devait jamais surpasser celle de ses peines : mais cela n’est pas. ” (Introduction to the Principles of morals, i). * ↑ Cicéron répète ici les arguments plus ou moins sophistiques des stoïciens, qui ne voulaient pas simplement régler, mais supprimer les passions. Ces arguments ne s’adressaient pas aux seuls épicuriens ; Cicéron les reproduit et les développe dans les Tusculanes (IV, xvii), à propos des péripatéticiens. “ Mollis et enervata putanda est peripateticorum ratio et oratio, qui perturbari animos necesse esse dicunt, sed adhïbent modum quemdam, quem ultra progredi non oporteat. Modum tu adhibes vitio ? an vitium nullum est, non parere rationi ? an ratio parum præcipit, nec bonum illud esse, quod aut cupias ardenter, aut adeptus efferas te insolenter ? nec porro malum, quo aut oppressus jaceas aut, ne opprimare, mente vix constes ? eaque omnia aut nimis tristia aut nimis læta errore fieri ? Qui si error stultis extenuetur die, ut, quum res cadem maneat, aliter ferant inveterata, aliter recentia, sapientes ne attingat quidem omnino. Etenim quis erit tindem modus iste ? Quæramus enim modum ægritudinis in quo operæ plurimum ponitur. Ægre tulisse P. Rupilium fratris repulsam consulatus, scriptum apud Fannium est. Sed tamen transisse videtur modum, quippe qui ob eam causam a vita recesserit ; moderatius igitur ferre debuit. Quid ? si, quum id ferret modice, mors liberorum accessisset ? Nata esset ægritudo nova, sed ea modica ; magna tamen facta esset accessio. Quid ? si deinde dolores graves corporis, si bonorum amissio, si cæcitas, si exsilium, si pro singulis malis ægritudines accederent, sununa ea ficret, quæ non sustineretur. Qui modum igitur vitio quærit, siniliter facit, ut si posse putct eum, qui se e Leucata præcipitaverit, sustinere se, quum velit. Ut enim id non potest, sic animus perturbatus et incitatus nec cohibere se potest mec, quo loco vult, insistere. Omninoque, quæ crescentia perniciosa sunt, eadem sunt vitiosa nascentia. Ægritudo autem ceteræque perturbationes amplificatæ certe pestiferæ sunt ; igitur etiam susceptæ contiauo in magna pestis parte versantur. Etenim ipsæ se impellunt, ubi semel a ratione discessum est ; ipsaque sibi imbecillitas indulget, in altumque provehitur imprudens, nec reperit locum consistendi. Quamobren nihil interest, utrum moderatas perturbationes approbent, an moderatam injustitiam, moderatam ignaviam, moderatam intemperantiam. Qui enim vitiis modum apponit, is partem suscipit vitiorum. Quod quum ipsum per se odiosum est, tum eo molestius, qui sunt in lubrico, incitataque semel proclive labuntur sustinerique nullo modo possunt. ” * ↑ Sans doute, une fois qu’on est sans douleur, on n’a plus rien à désirer, selon Épicure, parce que l’absence de douleur est le plaisir suprême ; mais on peut du moins désirer d’être sans douleur, on peut désirer de n’avoir plus rien à désirer. * ↑ Ce n’est pas une contradiction aussi grossière que le dit Cicéron. V. notre Histoire de la morale utilitaire, t. I. * ↑ Curius, le vainqueur des Samnites. Les ambassadeurs des Samnites étant venus le trouver au moment où il faisait rôtir des raves pour son souper, et le pressant d’accepter un présent, il leur répondit : “ J’aime mieux commander aux riches que d’être riche. ” * ↑ Cicéron est-il de bonne foi ici ? Les anciens se croyaient permis, dans la discussion, ou, comme ils disaient, dans la “ dispute, ” d’interpréter ainsi en son plus mauvais sens la pensée de leurs adversaires. * ↑ “ O la grande félicité dont jouissent ces gens-là, — dira Plutarque en parlant des Epicuriens, — s’éjouissant de ce qu’ils n’endurent point de mal ! N’ont-ils pas bien occasion de s’en glorifier en s’appelant égaux aux dieux immortels ! de jeter des cris de fureur, de se livrer à tous les transports des bacchantes, par la pensée de l’excellence des biens dont ils jouissent, parce que, à la honte de tous les autres mortels, ils ont seuls découvert un bonheur divin, qui consiste dans l’exemption de tout mal ! Ainsi leur félicité égale celle des moutons et des pourceaux, puisqu’ils la font consister dans les jouissances du corps ou dans celles de l’âme par le corps. Quant aux animaux qui sont un peu plus gentils * ↑ Polémon, disciple de Xénocrate, l’un des maîtres de Zénon (Diog. Laerc., IV, 3 ; VII, 1, 25). * ↑ La définition de Zénon renfermait encore une autre idée, celle de la nature conçue comme le type suprême auquel nous devons conformer notre conduite. C’est cette idée d’une sorte de bien naturel antérieur à la volonté, qui, venant s’ajouter à l’idée du bien moral, a fait la faiblesse du système stoïcien. * ↑ Pyrrhon, d’Élis (Péloponèse), le chef de l’école sceptique, florissait vers 340 avant J.-C. On sait peu de chose de sa vie. Il suivit Alexandre le Grand dans l’expédition d’Asie ; à son retour, il reçut de ses concitoyens la dignité de grand-prêtre. Un jour, dit-on, comme il voyageait en pleine mer, une tempête survint ; au milieu de l’alarme universelle, Pyrrhon, montrant aux passagers un cochon qui mangeait paisiblement : « Voilà, dit-il, quelle doit être la sécurité du sage. » (Diog., l. IX.) — Le système de Pyrrhon, que rédigea son disciple Timon de Phliunte, est un scepticisme absolu : reprenant les arguments des sophistes et de Démocrite, il s’efforce de montrer que nous ne pouvons rien connaître de vrai, et que les contraires peuvent s’affirmer également sur toutes choses, en particulier sur la morale. La raison humaine n’a qu’un but, le bonheur, et pour parvenir à ce bonheur, il faut faire attention à trois choses : d’abord à la nature des objets, ensuite à leurs rapports avec nous, enfin aux conséquences (sensibles) de ces rapports. (Arist. ap. Eus., Præp. ev., XIV, 18.) Quant à une morale qui, loin d’être l’effet de ces rapports sensibles, en serait la règle, leur serait antérieure et supérieure, Pyrrhon la nie de toutes ses forces. « Il n’y a rien, disait-il, de beau ou de laid, de juste ou d’injuste ; et de même pour toutes choses : rien n’est enréalité, mais c’est selon la loi ou l’habitude que les hommes agissent toujours. » Ainsi l’homme est incertain par rapport à toutes choses, et cette incertitude universelle devient une indifférence universelle ; c’est dans cette indifférence à tout, dans la suspension de tout jugement que consiste le souverain bien : έποχή, άφασία, άρρεψία, άϰαταληψία. * ↑ Hérille, de Chalcédoine, disciple de Zénon, qu’il abandonna plus tard, comme Ariston. Il mettait le souverain bien dans la science. * ↑ Allusion à quelque passage du traité de Chrysippe Περί τέλων. * ↑ V. les lettres attribuées à Platon (IX). * ↑ ᵉᵗ On connait la mort de P. Décius Mus. Dans une guerre contre les Latins, l’oracle consulté avait répondu que l’armée dont le général se dévouerait aux dieux mânes remporterait la victoire. Décius se dévoua, et l’armée romaine enthousiasmée gagna le combat. * ↑ Cicéron est injuste envers les Grecs. * ↑ Personnage inconnu. * ↑ Ce ne sont pas des témoignages qu’il faudrait dans cette discussion philosophique, ce sont des arguments. * ↑ C’est sous le consulat de Torquatus qu’eut lieu la première conjuration de Catilina et de Pison. (V, Pro Sylla et In Pisonem) * ↑ Thémiste, de Lampsaque, fille de Zoïle. Sur les lettres qu’Epicure lui écrivit, voir Diogène Laerce, N, init, Epicure lui dédia un livre intitulé Néoclès. * ↑ V. les livres III et IV du De finibus. * ↑ Les critiques de Cicéron sont souvent superficielles ; mais, quand il est question de la justice et des vertus sociales, il reprend l’avantage. L’épicurisme peut encore se soutenir lorsqu’il s’agit des vertus individuelles : l’intérêt individuel s’accorde assez bien avec la sagesse, la tempérance, le courage ; mais il ne saurait produire la justice. La morale utilitaire, fondée sur l’hypothèse de l’égoïsme universel, ne peut expliquer ni inspirer le désintéressement qu’exige la société humaine. * ↑ Réflexion fort juste : la morale de l’intérêt supprime toute reconnaissance. * ↑ C’est la maxime familière aux stoïciens que Sénèque exprimera en disant : gratuito est virtus ; virtutis præmium ipsa virtus. * ↑ Il veut tirer le plaisir des choses extérieures, au lieu de le tirer, comme le stoïcien, de sa propre-conscience, et il méconnaît l’essence de la vertu, qui est de ne vouloir point de salaire. * ↑ Belle idée, que Cicéron ne sait pas développer. * ↑ On connaît l’histoire de Damon et de Pythias. Pythias, condamné à mort par Denys le tyran, demanda quelques jours de délai : Damon le pythagoricien se remit comme otage entre les mains du tyran, et Pythias resta libre ; mais il revint au jour prescrit pour reprendre sa place et subir sa peine. Le tyran touché lui fit grâce. * ↑ Voir, dans les Extraits d’Epicure, ce qui concerne l’amitié. V. aussi les Extraits d’Helvétius et de Bentham ; Epicure a dit : “ Il faut quelquefois mourir poux son ami. ” * ↑ Le mot même de philosophie désignait pourtant autre chose que la recherche du bonheur. * ↑ Le bonheur, tel que le conçoivent les épicuriens. * ↑ Dans la doctrine d’Epicure. Ce syllogisme a dû être emprunté par Cicéron à quelque ouvrage stoïcien. D’après les stoïciens, en effet, l’essence même du bonheur, c’est qu’il dépend de nous. Le faire dépendre des choses extérieures, par exemple du plaisir et de la peine que les événements peuvent nous donner ou nous ôter, c’est le méconnaitre et Le nier. Le véritable bonheur réside dans la véritable liberté de l’âme et dans la conscience de cette liberté. Le bonheur ainsi conçu peut être absolu, parce qu’il ne dépend que de nous. * ↑ On se rappelle le récit d’Hérodote. Crésus demandant à Solon quel était, à son avis, l’homme le plus heureux du monde, Solon lui nomma d’abord Tellus d’Athènes, puis Cléobis et Biton. Le roi, qui s’attendait à être nommé, entra en colère (Hérodote, I, 32) : “ Athénien, dit-il, faites-vous donc si peu de cas de ma félicité, que vous me jugiez indigne d’être comparé avec de simples citoyens ? — Seigneur, * ↑ V. les Extraits d’Epicure. * ↑ Epicure vivait-il comme Gallonius ? (V. ch. VIII, 24.) * ↑ C’est pourtant un fait psychologique qui peut parfaitement se produire. L’argument est ingénieux, mais ne prouve guère. * ↑ Epicure y prenait bien garde ; mais, selon lui, il dépend du sage d’écarter tonte peine de l’âme. * ↑ La forme est trop oratoire ; mais la pensée est profonde. * ↑ Cette objection sera reproduite bien souvent contre les utilitaires. En fait, il n’y peuvent répondre. V. les Extraits d’Helvétius. * ↑ C’est en effet ce qu’eût répondu Epicure. Mais il ne s’agit pas, dans le problème moral, de savoir ce qu’un homme a fait, cet homme fût-il Hercule, mais ce que l’homme doit faire.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_bassins_%C3%A0_cupule--Bibliographie
Les bassins à cupule/Bibliographie
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Paris : Hachette, 1908. ## Sommaire * Introduction et présentation * La construction des bassins à cupule ** L’établissement des parois ** Les aménagements hydrauliques et de récupération * L’environnement des bassins ** L’emplacement géographique des sites à bassins ** L’évolution des sites ** L’organisation de la production ** L’histoire des sites * Les interprétations des bassins à cupule ** Premières hypothèses ** Un cas exceptionnel : les bassins des Trains d’Écurat ** Les interprétations viticoles ** Des bassins à salsamenta ? * Conclusion * Recensement A * Recensement B * Bibliographie
2,010
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Colombe_et_la_Fourmi
La Colombe et la Fourmi
# La Colombe et la Fourmi * La Colombe et la Fourmifable de Jean de La Fontaine (1668)« L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits. » ## Éditions Éditions en français : * La Colombe et la Fourmi (1678, publié dans Fables de La Fontaine) * La Colombe et la Fourmi (1874, publié dans Fables de La Fontaine)
2,018
https://fr.wikipedia.org/wiki/Testament_expliqu%C3%A9_par_%C3%89sope_%28Collinet%29
Testament expliqué par Ésope (Collinet)
# Testament expliqué par Ésope (Collinet) Rediriger vers :
2,019
https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_et_Identit%C3%A9--L%E2%80%99habitat_fouger%C3%AAtais%2C_un_patrimoine_de_%C2%AB_belles_pierres._%C2%BB
Patrimoine et Identité/L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. »
# Patrimoine et Identité/L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. » ## Sommaire * 1 L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres » * 2 Le règne du schiste * 3 Les maisons rurales et paysannes. ** 3.1 Localisation, matériaux et particularités : des maisons rurales. *** 3.1.1 Une localisation dictée par la nature. *** 3.1.2 L’ardoise, matériaux de base des différents éléments de la maison fougerêtaise. *** 3.1.3 Les particularités de l’habitat aux Fougerêts. ** 3.2 Organisations de la maison, du hameau et des bâtiments annexes : la maison paysanne. *** 3.2.1 L’organisation intérieure de l’habitat. *** 3.2.2 La maison au cœur du hameau. * 4 Manoirs et châteaux. ** 4.1 Les manoirs. ** 4.2 Les châteaux. * 5 Sommaire: ### L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres » Au sein d’un paysage, la présence de l’homme s’observe à travers son habitat. Cet habitat est étroitement lié à la fois à la nature mais aussi aux activités humaines qui se sont développées dans cet environnement naturel. Il y a aux Fougerêts une importante quantité de maisons qui illustrent ces relations, en raison de leur localisation, des matériaux utilisés et de l’orientation économique. Les maisons dites traditionnelles antérieures au XX ème siècle, les manoirs et châteaux, en sont un parfait exemple. Il apparaît que ce patrimoine fougerêtais est de toute première importance par son existence, sa qualité et ses originalités. Son étude permet également de mieux comprendre la communauté locale sur une longue durée. Je vais pouvoir, au travers de l’habitat, appréhender certaines caractéristiques de la société fougerêtaise. ### Le règne du schiste Le schiste des Fougerêts est primordial lorsque l’on prétend présenter le patrimoine architectural de la commune. Sa couleur varie entre le bleu clair et le bleu très foncé, presque noire. La plupart des habitations des Fougerêts est bâtie en pierres locales. Il existe sur le territoire de la commune de nombreuses fosses ou « perrières », exploitations anciennes de l’« arkose de Bains », nom scientifique donné à ce schiste de couleur bleue. A Saint-Jacob, s’étendaient des grandes ardoisières qui ont été exploitées jusqu’en 1860 ; aujourd’hui la végétation y a repris ses droits, et le lieu est particulièrement dangereux en raison de la profondeur des fosses et de l’eau qui s’est accumulée. Il subsiste les traces d’autres ardoisières à la Ville Caro et à la Jouardays mais l’exploitation semble n’avoir été que temporaire et plus récente. L’importance du schiste aux Fougerêts est une réalité qu’il est impossible d’ignorer lorsque l’on parcourt les hameaux de la commune. * ↑ C’est ainsi que l’on nomme les exploitations d’ardoise, les travailleurs sont « les périoux. » * ↑ Il y a trente ans, un agriculteur est allé chercher des pierres à la Ville Caro pour construire un bâtiment annexe à son exploitation agricole. ### Les maisons rurales et paysannes. Il s’agit d’un patrimoine d’une exceptionnelle richesse. Sur le territoire de la commune, j’ai pu observer la quantité et la qualité de ces maisons. La maison « traditionnelle » fougerêtaise telle que je l’entends, c’est une maison caractéristique de son milieu naturel et de la société qui l’a bâtie. Il s’agit en l’occurrence d’une modeste maison en pierre qui n’est jamais isolée mais située au sein d’un regroupement d’habitation, le hameau. Les maisons aux Fougerêts peuvent être aisément datées grâce aux nombreuses inscriptions, aux informations du Cadastre et selon certaines caractéristiques architecturales. Je vais donc exposer les grands traits de cet habitat traditionnel m’attachant tout d’abord à présenter l’aspect de ces maisons, c’est à dire la localisation, les matériaux employés pour la construction et quelques particularités locales. Ensuite, je mettrais en évidence leur organisation intérieure, mais également l’organisation au sein du hameau avec les bâtiments annexes. Ces présentations illustreront le véritable caractère rural de cet habitat, c’est à dire lié à la nature et à son exploitation, mais aussi sa continuité dans le temps. * ↑ Par exemple, il faut, pour le XIX ème siècle, comparer les habitations mentionnées sur le Cadastre de 1824 et celles qui sont observables aujourd’hui. #### Localisation, matériaux et particularités : des maisons rurales. ##### Une localisation dictée par la nature. La première approche de cet habitat doit être géographique, en ce sens que la localisation n’est pas le fruit du hasard. Les maisons « traditionnelles » sont généralement implantées sur les crêtes et sur les versants. Cette localisation se comprend parce qu’il s’agit souvent « (…) des lieux de passages et d’échanges, qui coïncident avec les zones d’exploitation agricole et de pêche (…) ». Aux Fougerêts, il n’y a pas d’habitations dans la zone des marais, mais certains regroupements humains se sont constitués à proximité de l’Oust. Launay, Marzan, les Loulais et la Grionnais sont d’anciennes fermes et hameaux de pêcheurs qui bénéficiaient de la présence de terres de pâture et de la rivière. Sur les versants de la vallée, la population s’est fixée le long d’anciens chemins bocagers qui reliaient les crêtes aux marais, près des parcelles agricoles, à l’abri des haies et talus. J’ai noté également que la nature a eu pour conséquence d’orienter les façades des maisons vers le sud, afin de profiter au maximum des rayons du soleil. Dans chaque hameau, les habitations s’alignent le long du chemin ou de la route, comme par exemple à la Corbais. L’alignement prévaut partout. Les habitations de la fin du XIX ème siècle ne dérogent pas à la règle. * ↑ Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine, Oust et Vilaine, Pays de traditions : la culture populaire, marqueur d’identité, 2000, page 97. ##### L’ardoise, matériaux de base des différents éléments de la maison fougerêtaise. Qu’elles soient du XIX ème ou plus anciennes, les maisons aux Fougerêts sont toutes construites en schiste. Cette richesse géologique locale a permis le développement d’une certaine qualité dans la construction. L’ardoise est présente dans presque tous les éléments qui constituent une maison, c’est à dire les murs, les jambages, les linteaux, les fenêtres et les cheminées. * ↑ Les jambages et le linteau sont les deux éléments constitutifs d’une porte. Les jambages sont verticaux et soutiennent le linteau. Les pans de murs sont constitués de plaques de schiste d’épaisseurs variables et de tailles diverses, entre lesquelles de la terre argileuse, du sable et quelques petites pierres sont insérés. Les plaques de schiste sont assemblées entre elles par un mortier, mélange de terre et de chaux, solidifiant l’ensemble. L’épaisseur des murs est, elle aussi, très variable de cinquante centimètres à presque un mètre selon les maisons. Il est possible de rencontrer des « mixtes », c’est à dire des murs construit en alternance de schiste et de grès ou bien de schiste et de granite. L’exemple, le plus frappant est celui de la maison des Boissières, où de grandes plaques de schiste sans mortier apparent forment les murs, tandis que les ouvertures sont en granite. Les blocs de quartz sont également utilisés dans les murs mais pour des raisons différentes. Les témoignages que j’ai recueillis aux Fougerêts ne donnent pas de réelles explications, certains pensent que c’est par manque de pierres. Ces pierres portent le nom de « belions ». Ils sont utilisés, en fait sous les murs périphériques, pour empêcher que l’humidité monte. Elles sont aussi placées en « (…) semi de pierres blanches pour équilibrer toutes les vibrations ou résonances venant des matériaux. » Il y a de nombreux exemples de l’utilisation des quartz pour la construction, et de belions pour la protection, comme à la Vigne et même dans un édifice religieux, la chapelle de Saint-Jacob. Toutefois, c’est l’ardoise qui est majoritairement utilisée dans les constructions des maisons à toute époque. * ↑ Albert POULAIN, « Quartz ou Belions » in Les Annales de l’A.P.P.H.R, Tome 4, 1999. Fichier:Belionsvigne.jpg Les portes sont aussi des traits caractéristiques de l’habitat « traditionnel ». Les deux éléments de la porte peuvent être analysés séparément. Les jambages de ces maisons sont constitués de différents schistes, plus ou moins épais, extraits des carrières des Fougerêts. Le jambage le plus fréquent dans les maisons « traditionnelles » est construit à partir de schiste feuilleté, de faible épaisseur, sur lequel repose le linteau. Il y a rarement de chanfrein sur les jambages de l’habitat aux Fougerêts. Ces jambages permettent une datation assez précise. Les jambages en granite sont rares sauf pour les maisons les plus cossues comme aux Boissières. Les linteaux ont, me semble t-il, une réelle valeur dans ce patrimoine de « belles pierres » en raison de leurs variétés et des nombreuses inscriptions qui y figurent. La partie supérieure des portes est le plus souvent constituée d’un bloc de schiste monolithe d’une épaisseur généralement très importante (près de quarante centimètres dans une maison du bourg), et d’une longueur impressionnante de plus d’un mètre. Fichier:Maisonbrousse.jpg Les décorations et les inscriptions sur ces linteaux sont de style très varié. J’ai pu observer des fleurs de lys de petite taille, à la Brousse et dans le bourg face à l’église, gravées au centre ou aux bords du linteau. J’ai relevé de nombreux exemples de linteaux avec chanfrein et accolade, associés quelques fois à d’autres inscriptions comme une date ou bien une fleur de lys. Fichier:Chanfreinbourg.jpg Les portes de ces maisons dites traditionnelles ne sont pas toutes constituées de pierre, le bois ou bien le granite remplacent parfois le schiste, comme à Launay. Mais ce sont des cas rares car le granite, aux Fougerêts, est caractéristique des matériaux de construction des demeures plus riches comme les manoirs et châteaux. Les fenêtres de l’habitat rural et paysan sont de faible taille ne laissant entrer que très peu de lumière. Dans les exemples les plus anciens, les ouvertures sont souvent asymétriques. Il y a une petite fenêtre près de la porte, et au-dessus de celle-ci se trouve une gerbière. La gerbière est une ouverture pratiquée dans le toit, sans faîtage, pour permettre l’accès au grenier. Fichier:Maisonauteperrigue.jpg C’est par-là que le foin à l’été était stocké après les moissons. Dans les maisons du XIX ème siècle, les petites fenêtres ont été remplacées par des ouvertures symétriques, au rez-de-chaussée et au premier étage. Les gerbières ont disparu, laissant place aux fenêtres modernes du grenier avec un faîtage droit. Les cheminées sont des éléments importants des maisons aux Fougerêts. Les cheminées sont constituées de trois éléments distincts. Il y a, tout d’abord, deux corbelets en schiste de très grande longueur, presque deux mètres. Sur ces corbelets repose une autre plaque de schiste mieux taillée, d’environ cinq centimètres d’épaisseur en moyenne, et qui fait généralement une quarantaine de centimètres de largeur. La hotte qui constitue le conduit de cheminée est également en schiste. Fichier:Chemineeperrigue.jpg La majorité de ces cheminées fonctionne encore et est rénovée. Par ailleurs, j’ai pu remarquer à la Brousse que la plaque centrale de schiste était remplacée par une planche de bois. ##### Les particularités de l’habitat aux Fougerêts. Je vais exposer quelles sont les particularités qui font la richesse de ces maisons dans la commune des Fougerêts. Premièrement, ces maisons sont très nombreuses. Il y a très peu d’habitations construites ces cinquante dernières années, seulement quelques-unes à l’Auté Garel, à Saint-Jacob et au Bourg. Le dossier, de pré-inventaire des Fougerêts, du Service de l’Inventaire de la D.R.A.C réalisé en 1982, recense trois cent trente-cinq maisons de type ancien. Ce patrimoine n’a pas été phagocyté par un développement résidentiel de trop grande importance. Les seuls lotissements, dont l’un en construction, se situent à proximité du bourg. Il existe également un intérêt local pour ces maisons comme l’indique les permis de construire accordés en 2000. En effet, sur un total de trente-huit permis, un seul pour une nouvelle maison d’habitation, quatorze pour des garages, deux pour des vérandas et dix pour des rénovations. J’ai été surpris par l’importance des inscriptions surtout celles des linteaux. Ces inscriptions indiquent vraisemblablement l’année de construction ou bien le nom du propriétaire ou du constructeur. La plus ancienne date que j’ai recensée est gravée sur le linteau d’une maison du bourg, il s’agit de « 1616. » Malheureusement, cette maison a été restaurée au XIX ème ou XX ème siècle comme l’indique l’élévation en étage et la symétrie des ouvertures. Deux inscriptions à la Brousse et au Préaudor indiquent la même année « 1645. » A celle du Préaudor, « IAN RIVIERE P. WE : AYE IHS » est ajouté mais selon des témoignages, cette pierre aurait été dérobée à une maison de la Vigne incendiée dans les années soixante. A Launay, sur le linteau d’une petite maison l’année « 1669 » est inscrite, mais celle-ci reste relativement difficile à voir. Enfin, l’inscription la plus marquante que j’ai recensée se situe à la Corbais. Sur le monolithe de schiste, la date et le nom du propriétaire de cette maison sont inscrits : « 1687 M : e G : BURBAN. » Fichier:Maison1687.jpg L’érudit local, Jean-Marie Royer dans ses Miettes d’Histoire cite un notaire du XVII ème siècle, Guillaume Burban, qui semblerait être celui de l’inscription. D’ailleurs, lors d’une rencontre, les voisins m’ont confirmé cette information. Il existe d’autres inscriptions par exemple une date, un nom et une gravure à la Chesnais, une gravure à l’Auté Pataud. Ces inscriptions montrent que ces maisons ne sont pas toutes « (…) à l’origine spécifiquement paysannes », mais qu’elles « (…) sont souvent des demeures de ruraux fortunés (…) » comme cela semble être le cas à la Corbais et à la Chesnais. Ces particularités permettent de dater assez facilement l’habitat. Les maisons du XVII ème, les plus anciennes, sont généralement sans étage avec peu de fenêtres. Les murs sont construits en schiste de tailles et d’épaisseurs variées. Parfois une simple cloison de palis de schiste démarque la séparation entre deux pièces, comme à l’Auté Perrigue. Le linteau de la porte est généralement monolithe. Les habitations du XIX ème, où il y a souvent un étage, sont reconnaissables par une symétrie des ouvertures. Le schiste est généralement plus clair, mieux taillé et les linteaux portent rarement des indications. Les éléments communs à ces maisons restent les cheminées, qui n’ont varié ni de style ni de matériaux. #### Organisations de la maison, du hameau et des bâtiments annexes : la maison paysanne. J’ai montré que l’habitat aux Fougerêts est fortement lié à la nature par sa localisation et les matériaux employés. Toutefois, le caractère rural de l’habitation prend une signification agricole dans l’organisation intérieure de la maison, de la place de celle-ci au sein du hameau et du rôle des bâtiments annexes. ##### L’organisation intérieure de l’habitat. Je vais essayer de présenter ce qu’est une maison rurale et paysanne aux Fougerêts, c’est à dire les éléments centraux de l’habitation autour desquels s’organise la vie de l’homme. J’ai pu rassembler ces informations grâce à la quantité d’exemples présents dans la commune, à la fois en ruine mais aussi où habitent encore des personnes âgées. La principale caractéristique de l’habitation, c’est la pièce unique dans laquelle l’homme dors, mange et reçoit. Dans cette petite salle rectangulaire de faible dimension (entre cinq et six mètres de côtés), se trouve la cheminée, la cuisine, la table et le lit. L’étage, c’est le grenier où l’on stockait les moissons. Dans les maisons les plus anciennes, il existe souvent un accès direct à une autre partie de l’habitation destinée à recevoir le bétail. Les bêtes dormaient donc près des hommes, leur fournissant davantage de chaleur. Les maisons les plus récentes qui possèdent un étage étaient organisées différemment, en ce sens que celui-ci servait au couché. Le souci d’hygiène a relégué le bétail dans d’autres bâtiments ne juxtaposant plus spécialement l’habitation humaine. L’organisation intérieure de la maison a donc évolué au cours des siècles tout en conservant son caractère paysan et rural, néanmoins, la place de l’habitation au sein du hameau n’a guère varié. Le hameau regroupait plusieurs maisons d’habitations, ainsi que d’autres bâtiments annexes eux aussi liés à l’activité rurale. Il y a, aux Fougerêts, soixante et un hameaux disséminés sur l’ensemble du territoire de la commune. ##### La maison au cœur du hameau. Le hameau se définie par la présence d’une ou plusieurs habitations, le plus souvent le long d’un chemin ou bien un peu à l’écart, le tout, formant une cour. Ce hameau se caractérise également par la présence d’un patrimoine, que l’on qualifie de vernaculaire, composé des puits, des auges ou abreuvoirs et des fours. Fichier:Puitcordonnais.jpg Il y a dans la toponymie, la preuve que l’habitation humaine est au cœur du hameau. En effet, des noms de famille sont à l’origine de ces regroupements. Ces exemples se situent dans la partie Sud de la commune ; on y observe l’Hôtel Chesnais, l’Auté Garel, l’Auté Perrigue, l’Auté Charuel, l’Auté Pataud et les Rues Nevoux. L’existence de ces hameaux remonte, vraisemblablement, à « l’osté », c’est à dire au lieu d’habitation de ces familles, noyau autour duquel se sont greffées d’autres habitations. Le chanoine Royer propose la création de l’Hôtel Chesnais, à partir de l’étude des registres paroissiaux, par un certain Jacques Chesnais de Peillac vers 1650. La famille Nevou est aussi mentionnée aux Fougerêts au XVII ème siècle. Il n’y a pas de différence entre Hôtel et Auté, si ce n’est qu’il s’agit d’une prononciation gallèse. Le hameau se situe au cœur d’une exploitation agricole comme le prouve sa situation géographique et l’organisation de l’ensemble des éléments qui y est présent. Les maisons, pour les plus anciennes, accueillent les hommes mais aussi les bêtes. La cour permet de parquer quelques fois le bétail et d’y déposer le fumier. Le patrimoine vernaculaire est aussi l’illustration de la vocation agricole du hameau et donc d’une partie de la société. Près du puits construit également en schiste se trouve généralement un abreuvoir en granite comme à la Croix Fourchée et à la Cordonnais, ces abreuvoirs servaient aux bêtes autrefois. A la Brousse et à la Ville Caro, ces puits sont placés entre deux maisons, ce qui les rendent difficilement observables. Le plus souvent, il n’y a qu’un seul puits pour le hameau, l’eau n’est pas une richesse privée mais un bien commun. Dans ces hameaux, il y a aussi un four pour la cuisson du pain de tout le « village ». Il existe à ma connaissance deux types de fours aux Fougerêts mais très peu sont en état de fonctionnement. Fichier:Foursvillecaro.jpg La maison fougerêtaise est une maison rurale, souvent paysanne. Elle est située et construite à partir des éléments naturels locaux. Henri-François Buffet souligne que « (…) les logis traditionnels de Haute-Bretagne sont bâtis avec des matériaux tirés du sol même où ils se trouvent et de là, proviennent leur diversité, leur discrétion et leur charme car ils font partie intégrante du paysage qui les encadre. Leurs murailles (…) sont faites de pierres si quelque « perrière » est proche (…) ». L’organisation de la maison et du hameau met en évidence une société agricole, où certains éléments d’un patrimoine « mineur » jouent un rôle social majeur. En effet, ces puits et fours ont longtemps scellé les liens de solidarité entre les hommes. ### Manoirs et châteaux. L’habitat aux Fougerêts n’est pas uniquement constitué de ces maisons rurales et paysannes. Il existe sur le territoire de la commune, un nombre important de résidences d’origine seigneuriale construites au cours des siècles, et qui illustrent un autre pan de la société locale. La localisation et les matériaux ne sont pas autant liés à la nature que l’habitat rural même s’il existe certains points communs. Ces habitations sont de deux types. Il y a les châteaux et ce que l’on appelle couramment les manoirs. #### Les manoirs. L’appellation « manoir », telle que je l’entends ici, ne correspond pas uniquement au sens le plus commun qui veut y voir une belle et grande maison ancienne située à la campagne ; mais aussi comme Christel Douard le souligne, avec raison, ce « (…) mot couvre un large éventail de réalités, à la fois juridiques, territoriales, économiques et architecturales. » J’ai pu recenser, grâce aux témoignages et aux autres sources, trois principaux manoirs. Ceux-ci semblent illustrer une implantation de « notables » de longue durée sur le territoire de la commune dont les recherches du chanoine Royer sur l’histoire locale font mention. La plus ancienne de ces habitations semble être celle de la Cour de Launay. Fichier:Chateaulaunay.jpg Située près du hameau du même nom, ce manoir est d’une conception assez simple avec un bâtiment principal rectangulaire au centre duquel s’ajoute une tourelle surmontée autrefois d’un toit. L’ensemble est construit en schiste et en granite. Ce bâtiment, aujourd’hui en très mauvais état, date du XV ème siècle comme le laisse supposer Jean-Marie Royer : « (…) en 1427, on trouve, domicilié à la Cour de Launay, Maître Guillaume Leset, maîstre des écoles du Pont d’Oust (…) ». En outre, il semble que c’est de la Cour de Launay que la famille des Castellan est originaire avant son installation à Saint-Martin-sur-Oust. Le presbytère situé à la Cordonnais est, lui aussi, à l’origine une demeure d’un seigneur. Sa partie orientale, la plus ancienne, serait un pavillon de chasse du duc Jean IV de Rieux, dont Guillaume Rio, seigneur de la Cordonnais, était « (…) le grand maître des chasses (…) ». Le chanoine Royer dans ses Miettes d’Histoire en fait une description détaillée : « (…) ce n’est qu’un pavillon, d’une pièce au rez-de-chaussée, avec une chambre et un débarras à l’étage. Mais à l’arrière, une tourelle d’angle au toit pointu lui donne une allure gentilhommière. Les ouvertures s’encadrent de blocs de pierres disposés et travaillés de façon qu’un soupçon d’élégance s’allie à l’impression de solidité un peu massive qui s’en dégage (…) ». Cette habitation devient en 1696, le presbytère officiel ; le nouveau recteur prolonge l’ancienne demeure « (…) par un bâtiment très simple (…) La gentilhommière du temps passé devint ainsi un presbytère de campagne ample et confortable (…) ». Près de la Cour de Launay, se situe le manoir de Malaquié ou du Préaudor. De la route en direction de Glénac, il est possible d’apercevoir une grande demeure, orientée au sud. L’ensemble est de grande dimension. Certains témoignages m’ont indiqué que la décoration intérieure était d’une exceptionnelle qualité, malheureusement elle a été longtemps laissée à l’abandon et soumises à de nombreuses dégradations. Dès 1427, cette ancienne ferme a été acquise par Pierre Lemarié et transmise à la famille des Le Berruyer, « seigneurs » du Pont d’Oust, dont l’un des membres meurt en 1611 avec le titre « (…) escuyer François Le Berruyer, juge de la Cour de Rieux-à-Peillac ». Il existe, semble t-il dans l’histoire de la commune, une multitude d’habitations auxquelles le titre de manoir, au sens complet du terme, pourrait être donné. Ces trois cas sont ceux à propos desquels je suis parvenu à rassembler le maximum d’informations et toutes sont des habitations d’officiers seigneuriaux. D’autres recherches sur le Moyen-Age et sur l’époque Moderne affirmeront, je l’espère, certaines hypothèses qui ne peuvent l’être aujourd’hui. Ce patrimoine est d’un accès relativement difficile pour la majorité de la population, puisque ces maisons sont aujourd’hui habitées ou en rénovation. #### Les châteaux. Les châteaux sur le territoire de la commune des Fougerêts sont au nombre de trois. Ils sont situés à la Jouardays, à la Ville Caro et à la Ville Chauve et ont pour particularité d’avoir été des lieux de résidence de seigneurs locaux sans être spécialement des seigneuries. Il semble que d’anciens manoirs du XIV ème et XV ème siècle en sont à l’origine notamment pour la Ville Chauve et la Jouardays. Par exemple, une carte postale représentant la Jouardays l’appelle « manoir. » Ces châteaux ont longtemps été les seules représentations touristiques des Fougerêts jusqu’à la Première Guerre Mondiale. La Ville Caro est le château le plus ancien de la commune. Sa situation s’explique par la présence à proximité d’une route, d’un chemin vers le hameau de Prénoué à Saint-Martin-sur-Oust. La configuration actuelle laisse apercevoir une large surface entourée d’une enceinte encore visible à certains endroits. La disposition des maisons dans le hameau montre l’existence d’une cour avec un pigeonnier, un puits et trois fours. Selon certains témoignages, il y avait un porche, entre les deux premières maisons, qui a disparu au cours du XX ème siècle. J’ai pu observer sur les deux pignons certaines traces qui corroborent ces dires. De nombreux témoignages, dont celui de H1 et de F1, font allusions également à des souterrains. Une personne demeurant dans ce hameau m’a indiqué que lors de travaux de canalisations, les engins ont découvert des fondations de murs à environ un mètre cinquante de profondeur. La Ville Caro a été une seigneurie appartenant à la famille des Mancel. Cette famille possède dans l’église paroissiale une chapelle qui porte aujourd’hui le nom de « la chapelle du Pont d’Oust » où l’on peut observer les armoiries des Mancel : « trois molettes surmontées de deux têtes de loup ». Cette famille s’éteint en 1642 avec la mort de la dernière descendante directe des Mancel mais la seigneurie de la Ville Caro passe aux mains d’autres familles moins « honorables », Burban et Guillart « (…) qui se disaient seigneurs du Pont d’Oust. » Le second château de la commune des Fougerêts est celui de la Jouardays. Il est constitué de trois bâtiments principaux auxquels s’ajoute une chapelle castrale située un peu à l’écart. Ces constructions sont d’époques différentes ce qui illustre une occupation qui s’étend sur une longue durée. La partie centrale est la plus ancienne. Le Service de l’Inventaire propose que cette partie du château de la Jouardays date du XVII ème siècle. Il s’agit d’une construction assez caractéristique en forme d’équerre où la porte se situe à l’angle droit. Celle-ci est surmontée d’inscriptions et de gravures qui sont aujourd’hui illisibles. L’arrière de cette partie la plus ancienne offre des informations complémentaires. Il est, en effet, possible d’observer une tourelle à mi-hauteur du mur et de petites fenêtres. Les matériaux, uniquement du schiste, sont beaucoup plus grossiers qu’en façade qui est faite de belles pierres de schiste et de tuffeau. Je peux émettre l’hypothèse que ce château a pour origine une demeure plus ancienne et plus modeste dont quelques éléments ont été conservés lors d’agrandissements et de modifications. Le bâtiment axé nord-sud est de datation intermédiaire et de style beaucoup moins recherché. La hauteur de ce bâtiment diffère des autres ainsi que les matériaux employés. Le schiste qui constitue les murs est du même aspect que celui des maisons rurales et paysannes exposées précédemment. Enfin, l’aile ouest est la plus récente et date vraisemblablement de la fin du XIX ème siècle comme peuvent le montrer l’aspect des ouvertures et leur rythme. Le château de la Jouardays possède une chapelle castrale qui est aujourd’hui en ruine. Il y manque le pignon occidental et le toit. Il ne reste que deux portes latérales et des petites fenêtres sur les côtés de l’autel. Les nombreux arbres aux alentours et l’absence de la toiture ont participé au recouvrement du pavage en schiste, par une épaisseur d’humus. Cette chapelle à pans coupés date, elle aussi vraisemblablement, au moins du XVII ème siècle. Les registres paroissiaux des Fougerêts citent, par exemple en 1697, Julien Burban « chapelain et directeur de Messire Charles d’Yvignac », seigneur de la Jouardays. Ce prêtre de la paroisse exerçait dans la chapelle du château mais aussi dans une chapelle de l’église paroissiale qui fait face à celle de la Ville Caro. La chapelle castrale a servi de lieu de sépulture jusqu’au début du XIX ème siècle. Les travaux du chanoine Royer indiquent que dès le milieu du XV ème siècle, la famille de Maigné s’installe aux Fougerêts. Cela peut soutenir l’hypothèse émise précédemment quant à l’existence d’une demeure plus modeste qui serait à l’origine de la partie la plus ancienne du château. De la même manière que la seigneurie de la Ville Caro, celle de la Jouardays s’est transmise « (…) successivement des de Maigné aux Gascher du Rouvre, aux d’Yvignac. A la veille de la Révolution, elle appartenait à une famille étrangère à la paroisse, celle des Dupin de Montmée. » Après la période révolutionnaire, la Jouardais est occupée jusqu’en 1860 par Monsieur Vallée lequel vend sa demeure à la famille de Kersabiec. Le dernier exemple de château sur le territoire des Fougerêts se situe à la Ville Chauve. La Ville Chauve n’a jamais été, selon le chanoine Royer, une seigneurie mais le lieu de résidence de différentes familles seigneuriales. La véritable installation de seigneurs à la Ville Chauve date de la première moitié du XVII ème siècle. A partir de cette date, cette « maison de campagne » de la famille de Launay et de Huchet va évoluer et s’agrandir, illustrant les différences architecturales que j’ai relevées. Au milieu du XIX ème siècle, la Ville Chauve est transmise par héritage direct, des de la Houssaye aux de Freslon qui tiendront une place importante dans la vie de la commune, tout comme les propriétaires de la Jouardays. Ce château a été aussi un des monuments les plus utilisés dans la production de carte postale sur Les Fougerêts. La description des différents éléments de cette demeure n’est pas aisée puisque je ne l’ai observé que de loin. Je ne peux émettre que quelques hypothèses et me référer aux travaux du chanoine Royer. Il me paraît évident d’affirmer que la Ville Chauve présente plusieurs bâtiments qui ont été construits à des époques diverses. La partie la plus ancienne semble être celle qui est à gauche lorsqu’on l’observe depuis la route des Zéreux. Cette hypothèse, je pense, se confirme à partir de l’observation faite depuis Saint-Martin-sur-Oust. En effet, j’ai pu remarquer que cette aile ouest présentait des différences particulièrement dans l’agencement du schiste dans les murs de construction. La partie centrale et l’aile est sont de datation plus récente comme le prouve le rythme des ouvertures, ainsi que les matériaux des murs. Ce château de la Ville Chauve possède également une chapelle privée, à pans coupés comme à la Jouardays. Elle est en très bon état extérieur, récemment restaurée par le propriétaire « (…) sans l’aide de personne (…) ». Ce patrimoine est difficilement abordable pour l’ensemble de la population et pour les visiteurs. Il est également difficile à analyser. Cela s’explique par un accès souvent mal aisé ; la Jouardays et la Ville Chauve sont situés dans des zones boisées en dehors des grands axes de communications. Il n’y a pas de véritables informations concernant l’existence de ces demeures. Heureusement, un sentier de Grande Randonnée (G-R 347) passe à proximité, et il est alors possible de s’en approcher au grand regret des propriétaires. L’habitat aux Fougerêts est diversifié. Il est constitué de simples maisons rurales et paysannes mais aussi de manoirs et châteaux. Ce patrimoine souligne l’influence de la nature dans les matériaux de construction et dans la localisation. Cependant ces « belles pierres » montrent, je pense, ce qu’a été la société des Fougerêts au cours de l’Histoire. Ces maisons, les plus simples, sont souvent des illustrations d’une société ancienne et d’une organisation particulière. ### Sommaire: * Introduction * Methodologie ** Les Pays de Vilaine. ** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques. ** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local. * Le patrimoine des Fougerêts. ** Un patrimoine paysager et naturel. ** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. » ** Un patrimoine religieux. ** Un patrimoine ethnologique. * Les acteurs locaux fougeretais. ** La municipalité. ** Les associations et les particuliers. * Patrimoine, identité et avenir. ** Le patrimoine, marqueur identitaire. ** L'avenir du patrimoine aux Fougerêts. * Conclusion. * Les Sources. * Bibliographie. * Page d'accueil.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_et_Identit%C3%A9--Conclusion
Patrimoine et Identité/Conclusion
# Patrimoine et Identité/Conclusion ### Conclusion Le patrimoine de la commune des Fougerêts présente de nombreuses spécificités. La nature et le paysage en sont des éléments forts en raison d’une situation géographique particulière et d’une vocation économique majeure. L’implantation de l’homme, observable dans son habitat, est marquée par l'emploi des richesses naturelles et par une organisation sociale essentiellement agricole. Les pratiques, les usages et les croyances, caractéristiques de la communauté locale, sont également imprégnées de l’omniprésence de la nature, des activités le plus souvent collectives et de la religion. Ces éléments patrimoniaux sont sujets aux interventions des différents acteurs locaux du patrimoine. La Municipalité, les associations et les particuliers participent, en général, plus ou moins activement à leur connaissance, préservation et transmission. Les acteurs du patrimoine fougerêtais tendent à mettre en place les conditions nécessaires à un développement local dynamique basé sur le tourisme. L’ensemble de ces interventions permet, enfin, de dégager certaines caractéristiques identitaires. Ces observations des éléments patrimoniaux et des actions locales ont l’avantage de m’avoir permis de réfléchir sur l’identité fougerêtaise et sur son avenir. Cette identité fougerêtaise présente de nombreux caractères ruraux même si cette ruralité a évolué depuis une quarantaine d’années. L’identité rurale s’appuie sur un patrimoine spécifique, omniprésent et à propos duquel il existe un attachement. L’identité fougerêtaise est également bretonne, en ce sens que les usages, pratiques et croyances, éléments du patrimoine ethnologique, sont spécifiques. La bretonnité s’affirme également par un sentiment d’appartenance véhiculé par des formes expressions particulières héritées du renouveau culturel des années soixante et soixante-dix. Le patrimoine de la commune des Fougerêts ne présente pas de réelles originalités. Il me semble au contraire qu’il s’inscrit dans plusieurs ensembles. J’ai pu souligner certaines illustrations d’un patrimoine de Haute-Bretagne, par exemple, encore aujourd’hui, la forte présence du Gallo et l’attachement au chant, à la danse et à la musique. Mais je pense que le patrimoine des Fougerêts est encore plus précisément caractéristique du patrimoine du pays d’Oust et de Vilaine. J’ai pu relever quelques éléments majeurs de ce patrimoine. D’une façon générale, il s’agit des cours d’eau, de l’habitat rural et paysan, d’une architecture religieuse modeste mais fortement implantée et d’un important fond ethnologique, particulièrement diversifié. Les Fougerêts est une commune où les éléments patrimoniaux, résistant au temps, ont été l’objet d’attentions toutes particulières de la part des associations, des particuliers et des Municipalités. Cet intérêt croissant pour l’ensemble des formes culturelles du patrimoine est un élément fort à la fois des acteurs du « pays » mais aussi de son identité. L’étude du patrimoine et de l’identité de la commune des Fougerêts m’ont permis de mieux comprendre les relations, anciennes et actuelles, qui existent entre l’homme, son milieu et ses comportements. Les éléments patrimoniaux des Fougerêts que j’ai étudiés, sont les stigmates de ces relations. Ce qui m’a particulièrement interpellé, c’est à la fois l’abondance de ces traces et ce qu’elles impliquent. En effet, je pense avoir montré comment les Fougerêtais ont su conserver une identité propre résolument ouverte sur l’avenir mais qui est fortement héritière d’un passé, d’un patrimoine commun. Il s’agit, pour moi, d’illustrer au point de vue local, ce qui existe dans les Pays de Vilaine mais aussi, d’une manière plus générale, en Bretagne. ### Sommaire: * Introduction * Methodologie ** Les Pays de Vilaine. ** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques. ** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local. * Le patrimoine des Fougerêts. ** Un patrimoine paysager et naturel. ** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. » ** Un patrimoine religieux. ** Un patrimoine ethnologique. * Les acteurs locaux fougeretais. ** La municipalité. ** Les associations et les particuliers. * Patrimoine, identité et avenir. ** Le patrimoine, marqueur identitaire. ** L'avenir du patrimoine aux Fougerêts. * Conclusion. * Les Sources. * Bibliographie. * Page d'accueil.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_et_Identit%C3%A9--Les_Sources
Patrimoine et Identité/Les Sources
# Patrimoine et Identité/Les Sources ## Sommaire * 1 Les sources. ** 1.1 Les sources écrites. ** 1.2 Les entretiens. ** 1.3 Autres sources. * 2 Sommaire: ### Les sources. #### Les sources écrites. Royer, Jean-Marie, Les Fougerêts « Miettes d’Histoire », 1998, 406 pages. Echo des Fougerêts, Bulletin paroissial (1957-1985.) Délibérations du Conseil Municipal, 1865-1908, Archives Municipales des Fougerêts. Bulletin Municipal des Fougerêts ( janvier 1979-avril 2002.) Dossier de pré-inventaire 1982, Service de l’Inventaire, Direction Régionale des Affaires Culturelles, Rue du Chapitre, Rennes. Questionnaires envoyés auprès des Présidents de cinq associations (Association Communale de Chasse Agrée, Club de Danse, Conseil Paroissial, Ecole Notre-Dame des Fougerêts, Club des Ajoncs d’Or.) Fiche Comparative 1979-1988-2000 du Recensement agricole. #### Les entretiens. * Entretien enregistré numéro 1. Témoin H1, retraité, originaire des Fougerêts, vie active à Nantes. Témoin F1, fonctionnaire, originaire des Fougerêts, vie active à Nantes, épouse de H1. Témoin F2, retraitée, originaire des Fougerêts, vie active à Rennes, parente de H1 et F1. Type de l’entretien : semi-directif. Durée de l’entretien : deux heures. * Entretien enregistré numéro 2. Témoin F3, retraité, originaire des Fougerêts, vie active à Nantes. Type de l’entretien : semi-directif. Durée de l’entretien : une heure trente. * Entretien enregistré numéro 3. Témoin F4, retraitée, originaire des Fougerêts, vie active à redon. Témoin H2, retraité, originaire des Fougerêts. Témoin F5, retraitée, originaire de Glénac, épouse de H2. Type de l’entretien : directif puis semi-directif après arrivée de H2 et F5. Durée de l’entretien : deux heures trente. * Entretien enregistré numéro 4. Témoin H3, retraité, originaire des Fougerêts. Type de l’entretien : non directif. Durée de l’entretien : une heure. * Entretien enregistré numéro 5. Témoin H3, retraité, originaire des Fougerêts. Témoin F6, retraitée, originaire des Fougerêts, épouse de H3. Type de l’entretien : semi-directif. Durée de l’entretien : une heure. * Entretien enregistré numéro 6. Témoin H5, maire des Fougerêts, originaire des Fougerêts. Type de l’entretien : semi-directif. Durée de l’entretien : une heure. * Entretien enregistré numéro 7. Témoin H6, lycéen, originaire des Fougerêts. Type de l’entretien : semi-directif. Durée de l’entretien : une demi-heure. * Entretien non enregistré numéro 1. Témoin F7, journaliste, originaire des Fougerêts. * Entretien non enregistré numéro 2. Témoin F8, ouvrière, originaire des Fougerêts. * Entretien non enregistré numéro 3. Témoin H7, ouvrier, originaire des Fougerêts, frère de F8. * Entretien non enregistré numéro 4. Témoin H8, prêtre, originaire des Fougerêts. * Entretien non enregistré numéro 5. Témoin H9, retraité, originaire des Fougerêts. Témoin F9, retraitée, originaire des Fougerêts, épouse de H9. #### Autres sources. Cadastre « Napoléonien » 1824. Cadastre 1997. Collection Carte Postale de Mlle Ollivier et M. Boissel. Commission extra municipale (novembre 2001-juillet 2002.) Visite de l’église paroissiale avec l’abbé Roger Blot, le 05 novembre 2001. Soirée de la Passion, mars 2002. Fond Dastum, Rue de la Santé, Rennes. Fond Groupement Culturel Breton, Rue des Ecoles, Redon. ### Sommaire: * Introduction * Methodologie ** Les Pays de Vilaine. ** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques. ** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local. * Le patrimoine des Fougerêts. ** Un patrimoine paysager et naturel. ** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. » ** Un patrimoine religieux. ** Un patrimoine ethnologique. * Les acteurs locaux fougeretais. ** La municipalité. ** Les associations et les particuliers. * Patrimoine, identité et avenir. ** Le patrimoine, marqueur identitaire. ** L'avenir du patrimoine aux Fougerêts. * Conclusion. * Les Sources. * Bibliographie. * Page d'accueil.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_et_Identit%C3%A9--Bibliographie
Patrimoine et Identité/Bibliographie
# Patrimoine et Identité/Bibliographie ## Sommaire * 1 Bibliographie ** 1.1 Instruments de travail ** 1.2 Ouvrages généraux ** 1.3 Ouvrages spécialisés : *** 1.3.1 Nature et paysage. *** 1.3.2 L’habitat. *** 1.3.3 Religion et l’art religieux. *** 1.3.4 Le patrimoine ethnologique. *** 1.3.5 Identité et avenir. * 2 Articles. * 3 Sites internet. * 4 Sommaire: ### Bibliographie Avertissement : J’ai consulté certains de ces ouvrages au centre de documentation du Comité des Marais à Redon (6, rue des Ecoles). Ces ouvrages seront suivis d’un *. #### Instruments de travail Croix, Alain et Veillard, Jean-Yves [dir.], Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2000, 1103 pages. Floquet, C., Dictionnaire historique, archéologique et touristique des châteaux et manoirs du Morbihan, Mayenne, Floch, 1991, 267 pages. Le Mené, J.-M., Histoire archéologique, féodale et religieuse des paroisses du diocèse de Vannes, Vannes, 1891, tome 1, 549 pages. Musique bretonne : histoire des sonneurs de traditions, Douarnenez, Le Chasse-Marée/ArMen, 1996, 512 pages. OGEE, Dictionnaire, historique et géographique de la province de Bretagne, Rennes, Molliex, 1843, 534 et 263 pages. #### Ouvrages généraux Chalouni, Anne-Gaëlle, « La mémoire de la région » La perception du patrimoine breton, mémoire de maîtrise, Université Rennes 2, 1995, 204 pages. Croix, Alain, Guyvarc’h, Didier [dir.], Guide de l’Histoire locale, Paris, Seuil, 347 pages. Debesles, Laetitia, La dimension culturelle de la mise en place d’un pays : le cas du Pays de Redon et de Vilaine, Mémoire de Maîtrise de Géographie, Université de Rennes 2, 1999, 187 pages. Desmars, Joseph, Redon et ses environs, guide du voyageur, Redon, L.Guihaire, 1869, 180 pages. Encyclopédie Bonneton, Morbihan, Paris, éd. Bonneton, 2000, 320 pages. EVEILLARD, James-D., L’histoire de la carte postale et la Bretagne, Rennes, Editions Ouest-France, 1999, 32 pages. Guillet Jacques, et Aline, Commerçants et artisans en pays gallo : La Gacilly et ses environs 1850-1950, Crac’h, Edition des Pins, 2001, 273 pages. Laburthe-Tolra, Pierre [dir.], Le Pays de Redon, Ass. Roger Bastide, Paris, L'Harmattan, 1985, 196 pages. Laloy, Pascal et Désormeaux, Ronan, Regards sur le Pays de Redon, Rennes, Apogée, 1995, 121 pages. Le Bouedec, Gérard, Le Morbihan de la préhistoire à nos jours, Bordessoules, 1985, 508 pages. Les Annales de l’Association pour la Protection du Patrimoine Historique Redonnais, Tome 4, 1999. Patrie, Patrimoine, Genèse, n°11, Paris, Belin, 1993. Pays d’Accueil de Vilaine, Contrat Tourisme Culturel Grands Sites Naturels, l’Ile aux Pies et la Basse Vallée de l’Oust, Dossier de pré-candidature, août 1989, 15 pages *. Robert, Michel, Sociologie rurale, coll. QSJ, P.U.F, 1986, 125 pages. #### Ouvrages spécialisés : ##### Nature et paysage. BOSGER Yann, La basse vallée de l’Oust : gestion et aménagement d’un patrimoine sensible, Mémoire de maîtrise de Géographie, Université de Rennes 2, 1999, 89 pages. Coueffard, Gaëlle, Tourbière de Couesmé, 1993-1995. (Rapport de stage pour une classe de Terminale STAE)*. Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine, Le marais des Pays de Vilaine, 1976, 41 pages*. Groupe de Vulgarisation Agricole, L’étude d ‘aménagement bocager pour la commune des Fougerêts, 2000. ##### L’habitat. Direction Générale de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Construction, Le Plan d’Occupation des Sols, Guide pratique des procédures, mars 1998, 250 pages. DOUARD, Christel, LE BRIS DU REST, Erwan, DELMOTTE, Pascale, Bretagne Habitat rural et société, Itinéraire pédagogique. Ed. CRDP, 2001, 26 fiches. MIGNOT, Claude et CHATENET, Monique [dir.], Le manoir en Bretagne 1380-1600, Paris, Editions du patrimoine, 1993, 344 pages. ##### Religion et l’art religieux. AUZAS, Pierre-Marie, L’orfèvrerie religieuse bretonne, Paris, Editions Picard, 1955, 157 pages. Guillotin de Corson, Amédée, Les Templiers et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem en Bretagne, Marseille, réed. 1982, 306 pages. Lagrée, Michel, Religion et cultures en Bretagne 1850-1950, Paris, Fayard, 1992, 601 pages. Tapié, Victor-Louis, Le Flem, Jean-Paul, Pardailhé-Galabrun, Annick, Retables baroques de Bretagne et spiritualité du XVII ème siècle, Paris, 1972, 315 pages. ##### Le patrimoine ethnologique. Actes du Colloque d’Angers, Langue et littérature orale dans l’Ouest de la France, Université d’Angers, mars 1983, 468 pages. Buffet, Henri-François, En Haute-Bretagne, coutumes et traditions d’Ille-et-Vilaine, des Côtes du Nord gallèse et du Morbihan gallo au XIX ème siècle, Paris, Librairie Celtique, 1954, 377 pages. Comité d’Aménagement de la Basse Vallée de l’Oust, Chemins d’eau, chemins d’hommes : Vallée de l’Oust, Grand Site Naturel, fascicule et exposition itinérante. Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine, Oust et Vilaine, Pays de traditions : la culture populaire, marqueur d’identité, 2000, 290 pages. Groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine, Recherches en Pays de Vilaine, Mémoire du Pays : Jean Rouxel, réed. 1995, 105 pages. Guillotin de Corson, Amédée, Récits historiques, traditions et légendes de Haute-Bretagne, l’arrondissement de Redon, Rennes, Rue des Scribes, 1991, 205 pages. Le Braz, Anatole, La Légende de la mort chez les Bretons armoricains, Marseille, réed. 1982, 2 volumes, 448 et 506 pages. Le Roy, Florian, Vieux métiers bretons, Paris, 1944, 305 pages. Mahé, Joseph, Essai sur les antiquités du département du Morbihan, Vannes, Grâles, 1825, 479 pages. POULAIN, Albert, Sorcellerie, revenants et croyances en Haute-Bretagne, Rennes, Editions Ouest-France, 1997, 333 pages. Sébillot, Paul, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, Paris, Maisonneuve et Larose, réed. 1967, 376 pages. Sébillot, Paul, Traditions et superstitions en Haute-Bretagne, Paris, Maisonneuve et Larose, réed. 1967, 2 volumes, 384 et 389 pages. Sébillot, Paul-Yves, Le folklore de Bretagne, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, tome 1 « Les phases de la vie traditionnelle et sociale. Le travail et les distractions. », 408 pages. Van Gennep, Arnold, Manuel de folklore français contemporain, Paris, Editions Picard, 1937-1958, 3166 pages. ##### Identité et avenir. CORBEL, Pierre, La figure du Gallo, Thèse de Sociologie, Paris, 1984, 3 tomes, 947 pages. Croix, Alain, [dir.], Bretagne 2001 : identité et avenir, P.U.R, 2001, 93 pages. LE COADIC, Ronan, L’identité bretonne, Terre de Brume, P.U.R, 1998, 479 pages. ### Articles. BOUTHILLIER, Robert, « Tradition chantée. » in ArMen n° 97, page 8-17. Castel, Y.-P., « La fleur de lys aux fenestrages des églises. » in ArMen n° 74, 1996, pages 64-70. Postic, Fanch, Laurent, Donatien, « Eginane, au gui l’an neuf. Une énigmatique quête chantée. » in ArMen n°1, 1986, page 42-56. SIMON, Jean-François, « La cheminée dans la maison traditionnelle. » in ArMen n°11, page 44-60. ### Sites internet. www.templiers.org www.maisons-paysannes.org www.tiez-breizh.org http://frey-roger.ifrance.com/frey-roger/lesfougerets.htm ### Sommaire: * Introduction * Methodologie ** Les Pays de Vilaine. ** Les promenades, les fougerêtais et les archives : les sources du patrimoine des Fougerêts et leurs critiques. ** Les problèmes et les avantages de l’étude du patrimoine local. * Le patrimoine des Fougerêts. ** Un patrimoine paysager et naturel. ** L’habitat fougerêtais, un patrimoine de « belles pierres. » ** Un patrimoine religieux. ** Un patrimoine ethnologique. * Les acteurs locaux fougeretais. ** La municipalité. ** Les associations et les particuliers. * Patrimoine, identité et avenir. ** Le patrimoine, marqueur identitaire. ** L'avenir du patrimoine aux Fougerêts. * Conclusion. * Les Sources. * Bibliographie. * Page d'accueil.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--%C3%80_Cupidon
Les Odes (Ronsard)/À Cupidon
# Les Odes (Ronsard)/À Cupidon À Cupidon. Ode XXI. Le jour pousse la nuit, Et la nuit sombre Pousse le jour qui luit D’une obscure ombre. L’Autonne suit l’Esté, Et l’aspre rage Des vents n’a point esté Apres l’orage. Mais la fièvre d’amours Qui me tourmente, Demeure en moy tousjours. Et ne s’alente. Ce n’estoit pas moy, Dieu, Qu’il falloit poindre. Ta flèche en autre lieu Se devoit joindre. Poursuy les paresseux Et les amuse, Mais non pas moy, ne ceux Qu’aime la Muse. Helas, délivre moy De ceste dure, Qui plus rit, quand d’esmoy Voit que j’endure. Redonne la clarté A mes tenebres. Remets en liberté Mes jours funèbres. Amour sois le support De ma pensée. Et guide à meilleur port Ma nef cassée. Tant plus je suis criant Plus me reboute, Plus je la suis priant Et moins m’escoute. Ne ma palle couleur D’amour blesmie N’a esmeu à douleur Mon ennemie, Ne sonner à son huis De ma guiterre, Ny pour elle les nuis Dormir à terre. Plus cruel n’est l’effort De l’eau mutine Qu’elle, lors que plus fort Le vent s’obstine. Ell’ s’arme en sa beauté. Et si ne pense Voir de sa cruauté La recompense. Monstre toy le veinqueur. Et d’elle enflame Pour exemple le cœur De telle flame. Qui la sœur alluma Trop indiscrete, Et d’ardeur consuma La Royne en Crete. * poursuy: poursuis * ne ceux: ni ceux * esmoy: émoi * palle: pâle * blesmie: blêmie * ne sonner: ni sonner * guiterre: guitare * les nuis: les nuits * monstre toi: montre toi * veinqueur: vainqueur
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--%C3%80_la_for%C3%AAt_de_Gastine
Les Odes (Ronsard)/À la forêt de Gastine
# Les Odes (Ronsard)/À la forêt de Gastine Couché sous tes ombrages vers Gastine, je te chante Autant que les Grecs par leurs vers La forest d’Erymanthe. Car malin, celer je ne puis A la race future De combien obligé je suis A ta belle verdure : Toy, qui sous l’abry de tes bois Ravy d’esprit m’amuses, Toy, qui fais qu’à toutes les fois Me respondent les Muses : Toy, par qui de ce meschant soin Tout franc je me délivre. Lors qu’en toy je me pers bien loin. Parlant avec un livre. Tes bocages soient tousjours pleins D’amoureuses brigades, De Satyres et de Sylvains, La crainte des Naiades. En toy habite désormais Des Muses le college. Et ton bois ne sente jamais La flame sacrilège.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Meslanges
Les Meslanges
# Les Meslanges * À sa lyre * Amour, tu sembles ... * Celui qui boit ... * Foufroye moy de grace ... * J’ai pour maitresse ... * Le boyteus mari de Vénus ... * Ode à Cassandre * Ode à l'Aloüette * Ode à la fièvre * Ode en dialogue des yeux et de son cœur * Ode en dialogue, l’Espérance et Ronsard * Odelette à l’Arondelle * Quand au temple nous serons * Que tu es Cicéron ...
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Second_Livre_des_amours
Second Livre des amours
# Second Livre des amours * Amourette * Bonjour mon cœur, bonjour ma douce vie * Ce jour de Mai qui a la tête peinte * Comme on voit sur la branche au mois de may la rose * Douce Maîtresse * Chanson * Ha ! que je porte et de haine et d'envie * Je ne suis seulement amoureux de Marie * Je veus lire en trois jours l'Iliade d'Homere * Je vous envoye un bouquet que ma main * L'an se rajeunissait en sa verte jouvence * Le vintieme d'Avril couché sur l'herbelette * Ma maîtresse est toute angelette * Marie, à tous les coups vous me venez reprendre * Marie, baisez-moi ; non, ne me baisez pas * Marie, levez-vous, ma jeune paresseuse * Marie, que je sers en trop cruel destin * Marie, qui voudrait votre beau nom tourner * Marie, vous avez la joue aussi vermeille * Marie, vous passez en taille, et en visage * Pourtant si ta maîtresse... * Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle * Quand je suis tout baissé sur votre belle face * Vu que tu es plus blanche
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Amours_diverses--Pierre_de_Ronsard
Amours diverses/Pierre de Ronsard
# Amours diverses/Pierre de Ronsard Rediriger vers :
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Sonnets_pour_H%C3%A9l%C3%A8ne
Sonnets pour Hélène
# Sonnets pour Hélène ### VIII Je plante en ta faveur cest arbre de Cybelle, Ce Pin, où tes honneurs se liront tous les jours : J’ay gravé sur le tronc nos noms et nos amours, Qui croistront à l’envy de l’escorce nouvelle. Faunes qui habitez ma terre paternelle, Qui menez sur le Loir vos dances et vos tours. Favorisez la plante et luy donnez secours, Que l’Esté ne la brusle, et l’Hyver ne la gelle.   Pasteur qui conduiras en ce lieu ton troupeau. Flageolant une Eclogue en ton tuyau d’aveine, Attache tous les ans à cest arbre un tableau.   Qui tesmoigne aux passans mes amours et ma peine : Puis l’arrosant de laict et du sang d’un agneau, Dy, Ce Pin est sacré, c’est la plante d’Helene. ### XLVIII Le soir qu’Amour vous fist en la salle descendre Pour danser d’artifice un beau ballet d’Amour, Vos yeux, bien qu’il fust nuict, ramenèrent le jour, Tant ils sceurent d’esclairs par la place respandre. Le ballet fut divin, qui se souloit reprendre, Se rompre, se refaire, et tour dessus retour Se mesler, s’escarter, se tourner à l’entour. Contre-imitant le cours du fleuve de Méandre.   Ores il estoit rond, ores long, or’estroit. Or’en poincte, en triangle, en la façon qu’on voit L’escadron de la Grue évitant la froidure. Je faux, tu ne dansois, mais ton pied voletoit Sur le haut de la terre : aussi ton corps s’estoit Transformé pour ce soir en divine nature. ### MADRIGAL Si c’est aimer, Madame, et de jour et de nuict Resver, songer, penser le moyen de vous plaire, Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire Qu’adorer et servir la beauté qui me nuit : Si c’est aimer de suivre un bon-heur qui me fuit, De me perdre moy mesme et d’estre solitaire, Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre et me taire, Pleurer, crier mercy et m’en voir esconduit : Si c’est aimer de vivre en vous plus qu’en moy mesme, Cacher d’un front joyeux une langueur extrême, Sentir au fond de l’ame un combat inégal, Chaud, froid, comme la fiévre amoureuse me traitte : Honteux parlant à vous de confesser mon mal :   Si cela c’est aimer, furieux je vous aime. Je vous aime, et sçay bien que mon mal est fatal : Le cœur le dit assez, mais la langue est muette. ### I Maistresse, embrasse moy, baize moy, serre moy, Haleine contre haleine, échauffe moy la vie, Mille et mille baizers donne moy je te prie, Amour veut tout sans nombre, amour n’a point de loy. Baize et rebaize moy ; belle bouche, pourquoy Te gardes tu là bas, quand tu seras blesmie, A baiser (de Pluton ou la femme ou l’amie) N’ayant plus ny couleur, ny rien semblable à toy ? En vivant presse moy de tes lèvres de roses ; Bégaye, en me baisant, à lèvres demy-closes Mille mots trançonnez, mourant entre mes bras. Je mourray dans les tiens, puis, toy resuscitée, Je resusciteray ; allons ainsi là bas, Le jour tant soit-il court vaut mieux que la nuitée. ## XLII Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle, Assise aupres du feu, devidant et filant, Direz chantant mes vers, en vous esmerveillant, Ronsard me celebroit du temps que j’estois belle. Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, Desja sous le labeur à demy sommeillant, Qui au bruit de mon nom ne s’aille resveillant, Benissant vostre nom de louange immortelle. Je seray sous la terre et fantôme sans os Par les ombres myrteux je prendray mon repos : Vous serez au fouyer une vieille accroupie.   Regrettant mon amour et vostre fier desdain. Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : Cueillez dés aujourd’huy les roses de la vie. Tant de fois s’appointer, tant de fois se fascher, Tant de fois rompre ensemble et puis se renouer, Tantost blasmer Amour et tantost le louer. Tant de fois se fuyr, tant de fois se chercher, Tant de fois se monstrer, tant de fois se cacher, Tantost se mettre au joug, tantost le secouer, Advouer sa promesse et la desadvouer, Sont signes que l’amour de près nous vient toucher.   L’inconstance amoureuse est marque d’amitié. Si donc tout à la fois avoir haine et pitié, Jurer, se parjurer, sermens faicts et desfaicts. Espérer sans espoir, confort sans reconfort, Sont vrais signes d’amour, nous entr’aimons bien fort : Car nous avons tousjours ou la guerre ou la paix. Te regardant assise auprès de ta cousine, Belle comme une Aurore, et toy comme un Soleil, Je pensay voir deux fleurs d’un mesme teint pareil. Croissantes en beauté l’une à l’autre voisine.   La chaste saincte belle et unique Angevine Viste comme un esclair sur moy jetta son œil : Toy comme paresseuse et pleine de sommeil, D’un seul petit regard tu ne m’estimas digne. Tu t’entretenois seule au visage abaissé, Pensive toute à toy, n’aimant rien que toymesme, Desdaignant un chacun d’un sourcil ramassé,   Comme une qui ne veut qu’on la cherche ou qu’on l’aime. J’eu peur de ton silence, et m’en-allay tout blesme. Craignant que mon salut n’eust ton œil offensé. Vous me distes, Maistresse, estant à la fenestre, Regardant vers Mont-martre et les champs La solitaire vie, et le derert séjour d’alentour : Valent mieux que la Cour, je voudrois bien y estre. A l’heure mon esprit de mes Sens seroit maistre, En jeusne et oraison je passerois le jour, Je desfi’rois les traicts et les flames d’Amour : Ce cruel de mon sang ne pourroit se repaistre. Quand je vous respondy, Vous trompez de penser Qu’un feu ne soit pas feu pour se couvrir de cendre : Sur les cloistres sacrez la flame on voit passer : Amour dans les déserts comme aux villes s’engendre. Contre un Dieu si puissant, qui les Dieux peut forcer, Jeusnes ny oraisons ne se peuvent défendre.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Derniers_Vers_-_Pierre_de_Ronsard
Derniers Vers - Pierre de Ronsard
# Derniers Vers - Pierre de Ronsard * A son âme (Derniers Vers) * Ah longues nuicts d'hyver de ma vie bourrelles (Derniers Vers) * Donne moy tes presens en ces jours que la Brume (Derniers Vers) * Il faut laisser maisons et vergers et jardins (Derniers Vers) * Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble (Derniers Vers) * Meschantes nuicts d'hyver (Derniers Vers) * Pour son tombeau (Derniers Vers) * Quoy mon ame, dors tu engourdie en ta masse (Derniers Vers) * Stances (Derniers Vers)
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--Contre_Denise_Sorci%C3%A8re
Les Odes (Ronsard)/Contre Denise Sorcière
# Les Odes (Ronsard)/Contre Denise Sorcière CONTRE DENISE Sorcière. ODE XVI L’inimitié que je te porte. Passe celle, tant elle est forte,  Des aigneaux et des loups, Vieille sorcière deshontée, Que les bourreaux ont fouettée  Te honnissant de coups.  Tirant après toy une presse D’hommes et de femmes espesse,  Tu monstrois nud le flanc. Et monstrois nud parmy la rue  L’estomac, et l’espaule nue Rougissante de sang. Mais la peine fut bien petite. Si lon balance ton mérite :  Le Ciel ne devoit pas Pardonner à si lasche teste, Ains il devoit de sa tempeste  L’acravanter à bas.  La Terre mère encor pleurante Des Geans la mort violante  Bruslez du feu des cieux, (Te laschant de son ventre à peine) T’engendra, vieille, pour la haine  Qu’elle portait aux Dieux.  Tu sçais que vaut mixtionnée La drogue qui nous est donnée  Des pays chaleureux. Et en quel mois, en quelles heures Les fleurs des femmes sont meilleures  Au breuvage amoureux.  Nulle herbe, soit elle aux montagnes. Ou soit venimeuse aux campagnes,  Tes yeux sorciers ne fuit. Que tu as mille fois coupée D’une serpe d’airain courbée,  Béant contre la nuit.  Le soir, quand la Lune fouette Ses chevaux par la nuict muette,  Pleine de rage, alors Voilant ta furieuse teste De la peau d’une estrange beste  Tu t’eslances dehors.  Au seul soufler de son haleine Les chiens effroyez par la plaine  Aguisent leurs abois : Les fleuves contremont reculent. Les loups effroyablement hurlent  Apres toy par les bois. Adonc par les lieux solitaires. Et par l’horreur des cimetaires  Où tu hantes le plus, Au son des vers que tu murmures Les corps des morts tu des-emmures  De leurs tombeaux reclus.  Vestant de l’un l’image vaine Tu viens effroyer d’une peine  (Rebarbotant un sort) Quelque veufve qui se tourmente, Ou quelque mère qui lamente  Son seul héritier mort.  Tu fais que la Lune enchantée Marche par l’air toute argentée,  Luy dardant d’icy bas Telle couleur aux joues pâlies. Que le son de mille cymbales  Ne divertiroit pas.  Tu es la frayeur du village : Chacun craignant ton sorcelage  Te ferme sa maison. Tremblant de peur que tu ne taches Ses bœufs, ses moutons et ses vaches  Du just de ta poison.  J ’ay veu souvent ton œil senestre. Trois fois regardant de loin paistre  La guide du troupeau. L’ensorceler de telle sorte. Que tost après je la vy morte  Et les vers sur la peau.  Comme toy, Medée exécrable Fut bien quelquefois profitable :  Ses venins ont servy, Reverdissant d’Eson l’escorce : Au contraire, tu m’as par force  Mon beau printemps ravy. Dieux ! si là haut pitié demeure, Pour recompense qu’elle meure,  Et ses os diffamez Privez d’honneur de sépulture, Soient des oiseaux goulus pasture,  Et des chiens affamez.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--%C3%94_Fontaine_Bellerie
Les Odes (Ronsard)/Ô Fontaine Bellerie
# Les Odes (Ronsard)/Ô Fontaine Bellerie A LA FONTAINE BELLERIE. ODE IX. O Fontaine Bellerie, Belle fontaine cherie De noz Nymphes, quand ton eau Les cache au creux de ta source Fuyantes le Satyreau, Qui les pourchasse à la course Jusqu’au bord de ton ruisseau,  Tu es la Nymphe eternelle De ma terre paternelle : Pource en ce pré verdelet Voy ton Poëte qui t’orne D’un petit chevreau de laict, A qui l’une et l’autre corne Sortent du front nouvelet.  L’Esté je dors ou repose Sus ton herbe, où je compose, Caché sous tes saules vers, Je ne sçay quoy, qui ta gloire Envoira par l’univers, Commandant à la Mémoire Que tu vives par mes vers.  L’ardeur de la Canicule Le verd de tes bords ne brûle. Tellement qu’en toutes pars Ton ombre est espaisse et drue Aux pasteurs venant des parcs. Aux beufs laz de la charuë, Et au bestial espars.  Iô, tu seras sans cesse Des fontaines la princesse, Moy célébrant le conduit Du rocher perse, qui darde Avec un enroué bruit L’eau de ta source jazarde Qui trepillante se suit.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--Odelette_%C3%A0_une_jeune_ma%C3%AEtresse
Les Odes (Ronsard)/Odelette à une jeune maîtresse
# Les Odes (Ronsard)/Odelette à une jeune maîtresse Pourquoy comme une jeune poutre De travers guignes tu vers moy ? Pourquoy farouche fuis-tu outre Quand je veux approcher de toy ?  Tu ne veux souffrir qu’on te touche ; Mais si je t’avoy sous ma main, Asseure toy que dans la bouche Bien tost je t’aurois mis le frain.  Puis te voltant à toute bride Je dresserois tes pieds au cours. Et te piquant serois ton guide Par la carriere des Amours,  Mais par l’herbe tu ne fais ores Qui suivre des prez la fraicheur, Pource que tu n’as point encores Trouvé quelque bon chevaucheur.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--Odelette_%C2%AB_Pourtant_si_j%E2%80%99ay_le_chef_plus_blanc_%C2%BB
Les Odes (Ronsard)/Odelette « Pourtant si j’ay le chef plus blanc »
# Les Odes (Ronsard)/Odelette « Pourtant si j’ay le chef plus blanc » Pourtant si j’ay le chef plus blanc Que n’est d’un liz la fleur esclose. Et toy le visage plus franc Que n’est le bouton d’une rose : Pour cela, cruelle, il ne faut Fuyr ainsi ma teste blanche : Si j’ay la teste blanche en haut, J’ay en bas la queue assez franche. Ne sçais-tu pas, toy qui me fuis, Que pour bien faire une couronne Ou quelque beau bouquet, d’un lis Tousjours la rose on environne ?
2,061
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--Quand_je_suis_vingt_ou_trente_mois
Les Odes (Ronsard)/Quand je suis vingt ou trente mois
# Les Odes (Ronsard)/Quand je suis vingt ou trente mois Quand je suis vingt ou trente mois Sans retourner en Vandomois, Plein de pensées vagabondes. Plein d’un remors et d’un souci. Aux rochers je me plains ainsi. Aux bois, aux antres, et aux ondes.  Rochers, bien que soyez âgez De trois mil ans, vous ne changez Jamais ny d’estat ny de forme : Mais tousjours ma jeunesse fuit. Et la vieillesse qui me suit. De jeune en vieillard me transforme. Bois, bien que perdiez tous les ans En l’hyver voz cheveux plaisans, L’an d’après qui se renouvelle. Renouvelle aussi vostre chef : Mais le mien ne peut derechef R’avoir sa perruque nouvelle.  Antres, je me suis veu chez vous Avoir jadis verds les genous. Le corps habile, et la main bonne : Mais ores j’ay le corps plus dur, Et les genous, que n’est le mur » Qui froidement vous environne.  Ondes, sans fin vous promenez. Et vous menez et ramenez Voz flots d’un cours qui ne séjourne : Et moy sans faire long séjour Je m’en vais de nuict et de jour. Mais comme vous, je ne retourne.  Si est-ce que je ne voudrois Avoir esté rocher ou bois. Pour avoir la peau plus espesse, Et veincre le temps emplumé : Car ainsi dur je n’eusse aimé Toy qui m’as fait vieillir, Maistresse.
2,062
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Odes_%28Ronsard%29--Verson_ces_roses_pres_ce_vin
Les Odes (Ronsard)/Verson ces roses pres ce vin
# Les Odes (Ronsard)/Verson ces roses pres ce vin Verson ces roses près ce vin. Près de ce vin verson ces roses, Et boyvon l’un à l’autre, afin Qu’au cœur noz tristesses encloses Prennent en boyvant quelque iin.  La belle Rose du Printemps Aubert, admoneste les hommes Passer joyeusement le temps, Et pendant que jeunes nous sommes, Esbatre la fleur de noz ans.  Tout ainsi qu’elle défleurit Fanie en une matinée, Ainsi nostre âge se flestrit, Làs ! et en moins d’une journée Le printemps d’un homme périt.  Ne veis-tu pas hier Brinon Parlant, et faisant bonne chère, Qui làs ! aujourd’huy n’est sinon Qu’un peu de poudre en une bière. Qui de luy n’a rien que le nom ?  Nul ne desrobe son trespas, Caron serre tout en sa nasse, Rois et pauvres tombent là bas : Mais ce-pendant le temps se passe Rose, et je ne te chante pas.  La Rose est l’honneur d’un pourpris, La Rose est des fleurs la plus belle. Et dessus toutes a le pris : C’est pour cela que je l’appelle La violette de Cypris.  La Rose est le bouquet d’Amour, La Rose est le jeu des Charités, La Rose blanchit tout au tour Au matin de perles petites Qu’elle emprunte du poinct du jour.  La Rose est le parfum des Dieux, La Rose est l’honneur des pucelles. Qui leur sein beaucoup aiment mieux Enrichir de Roses nouvelles. Que d’un or, tant soit précieux. Est-il rien sans elle de beau ? La Rose embellit toutes choses. Venus de Roses a la peau. Et l’Aurore a les doigts de Roses, Et le front le Soleil nouveau. Les Nymphes de Rose ont le sein, Les coudes, les flancs et les hanches : Hebé de Roses a la main, Et les Charités, tant soient blanches, Ont le front de Roses tout plein. Que le mien en soit couronné. Ce m’est un Laurier de victoire : Sus, appellon le deux-fois-né. Le bon père, et le faison boire De ces Roses environné. Bacchus espris de la beauté Des Roses aux fueilles vermeilles, Sans elles n’a jamais esté, Quand en chemise sous les treilles Beuvoit au plus chaud de l’Esté.
2,066
https://fr.wikipedia.org/wiki/Madrigal_%28Ronsard%29
Madrigal (Ronsard)
# Madrigal (Ronsard) Rediriger vers :
2,068
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C2%AB_Quand_vous_serez_bien_vieille%2C_au_soir%2C_%C3%A0_la_chandelle_%C2%BB
« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle »
# « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle » Rediriger vers :
2,069
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tant_de_fois_s%E2%80%99appointer%2C_tant_de_fois_se_fascher
Tant de fois s’appointer, tant de fois se fascher
# Tant de fois s’appointer, tant de fois se fascher ### XXI Tant de fois s’appointer, tant de fois se fascher, Tant de fois rompre ensemble, et puis se renouër, Tantost blasmer Amour, et tantost le louër, Tant de fois se fuyr, tant de fois se chercher, Tant de fois se monstrer, tant de fois se cacher, Tantost se mettre au joug, tantost le secouër, Advouër sa promesse, et la desadvouër, Sont signes que l’Amour de pres nous vient toucher. L’inconstance amoureuse est marque d’amitié. Si donc tout à la fois avoir haine et pitié, Jurer, se parjurer, sermens faicts et desfaicts, Esperer sans espoir, confort sans reconfort, Sont vrais signes d’amour, nous entr’aimons bien fort : Car nous avons tousjours ou la guerre, ou la paix.
2,075
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_sa_lyre
À sa lyre
# À sa lyre ### ODE XXII. N’aguere chanter je voulois Comme Francus au bord Gaulois Avec sa troupe vint descendre. Mais son luth pincé de mon doy Ne vouloit en despit de moy Que chanter Amour, et Cassandre. Je pensois, d’autant que tousjours J’avois dit sur luy mes amours, Que ses cordes par long usage Chantoient d’Amour, et qu’il falloit En mettre d’autres, s’on vouloit Luy apprendre un autre langage. Incontinent, il n’y eut fust, Table ny corde, qui ne fust, Ny chevilles, toutes nouvelles : Mais après qu’il fut remonté. Plus fort que devant a chanté Les Amours et les Damoiselles. Or adieu donq pauvre Francus, Ta gloire sous tes murs veincus Se cachera tousjours pressée, Si à ton neveu nostre Roy Tu ne dis, qu’en l’honneur de toy Il face ma lyre crossée.
2,076
https://fr.wikipedia.org/wiki/Amour_tu_semble_au_phalange_qui_point
Amour tu semble au phalange qui point
# Amour tu semble au phalange qui point Amour tu semble au phalange qui point, Luy de sa queue, et toy de ta quadrelle, De tous deux est la pointure mortelle, Qui rempe au cœur, et si n’aparoist point. Sans souffrir mal tu me conduis au point De la mort dure, et si ne voy par quelle Playe je meurs, ny comme ta cruelle Poison autour de mon ame se joint. Cex qui se font saigner le pié dans l’eau, Meurent sans mal, pour un crime nouveau Fait à leur Roy, par traitreuse cautelle. Je meurs comme eux, voire et si je n’ay fait Encontre amour, ny traïson ny forfait, Si trop aimer un crime ne s’appelle. MURET [ ? lire BELLE AU] Amour tu semble.) Il dit qu’Amour resemble aux Pha langes, lesquelles blessent les hommes sans que la playe apparoisse. Phalanges.) Phalanges vient de ce mot Phalanx, qui signifie troupe, pource qu’ils vont par bandes et par troupes, ce sont petites bestes infectes qui picquent les hommes à la mort, et si la blessure n’est manifeste nullement. Nicandre en ses Theriaques en descrit de neuf ou dix sortes. Quadrelle.) Quadrelle est un pur mot Italien non encor cognu entre les François, qui signifie fleche.
2,077
https://fr.wikipedia.org/wiki/Celuy_qui_boit%2C_comme_a_chant%C3%A9_Nicandre
Celuy qui boit, comme a chanté Nicandre
# Celuy qui boit, comme a chanté Nicandre ### SONET Celuy qui boit, comme a chanté Nicandre, De l’Aconite, il a l’esprit troublé, Tout ce qu’il voit luy semble estre doublé, Et sur ses yeux la nuit se vient espandre. Celuy qui boit de l’amour de Cassandre Qui par ses yeux au cœur est écoulé, Il perd raison, il devient afolé, Cent fois le jour la Parque le vient prendre. Mais la chaux vive, ou la rouille, ou le vin, Ou l’or fondu, peuvent bien mettre fin Au mal cruel que l’Aconite donne : La mort sans plus a pouvoir de guarir Le cœur de ceux que madame empoisonne, Mais bien heureux qui peut ainsi mourir.
2,078
https://fr.wikipedia.org/wiki/Foudroye_moy_le_corps%2C_ainsi_que_Capan%C3%A9e
Foudroye moy le corps, ainsi que Capanée
# Foudroye moy le corps, ainsi que Capanée ### IX Foudroye moy le corps, ainsi que Capanée, O pere Jupiter, et de ton feu cruel Esteins moy l’autre feu qu’Amour continuel Tousjours m’allume au cœur d’une flame obstinée. Il vault mieux, ô grand Dieu, qu’une seule journée Me despouille soudain de mon fardeau mortel, Que de souffrir tousjours en l’ame un torment tel, Que n’en souffre aux enfers l’ame la plus damnée. Ou bien si tu ne veux, Pere, me foudroyer, Donne le desespoir, qui me meine noyer, M’élançant du sommet d’un rocher solitaire : Puis qu’autrement par soin, par peine et par labeur, Trahy de la raison, je ne me puis desfaire D’amour, qui maugré moy se campe dans mon cœur.
2,079
https://fr.wikipedia.org/wiki/J%E2%80%99ay_pour_maistresse_une_estrange_Gorgonne
J’ay pour maistresse une estrange Gorgonne
# J’ay pour maistresse une estrange Gorgonne ### XXXV J’ay pour maistresse une estrange Gorgonne, Qui va passant les Anges en beauté : C’est un vray Mars en dure cruauté, En chasteté la fille de Latonne. Quand je la voy, mille fois je m’estonne, La larme à l’œil, ou que ma fermeté Ne la flechit, ou que sa dureté Ne me conduit d’où plus on ne retourne. De la nature un cœur je n’ay receu, Ainçois plustost pour se nourrir en feu En lieu de luy j’ay une Salamandre : Mon corps n’est point ny de terre ny d’eau, Ny d’air leger : il est fait d’un flambeau, Qui se consume, et n’est jamais en cendre.
2,080
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_boyteus_mari_de_V%C3%A9nus_...
Le boyteus mari de Vénus ...
# Le boyteus mari de Vénus ... ### ODE XXXIII. Le boiteux mary de Venus Avecques ses Cyclopes nus R’allumoit un jour les flameches De sa forge, à fin d’eschaufer Une grande masse de fer Pour en faire à l’Amour des flèches. Venus les trampoit dans du miel, Amour les trampoit dans du fiel. Quand Mars retourné des alarmes En se moquant, les mesprisoit : Et branlant sa hache disoit, Voicy bien de plus fortes armes. Tu t’en ris donq, luy dist Amour, Vrayment tu sentiras un jour Combien leur poincture est amere. Quand d’elles blessé dans le cœur, ïoy qui fais tant du belliqueur. Languiras au sein de ma mère.
2,081
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_%C3%A0_Cassandre
Ode à Cassandre
# Ode à Cassandre ### ODE XXXII. En vous donnant ce portrait mien, Dame, je ne vous donne rien : Car tout le bien qui estoit nostre. Amour dés le jour le fist vostre. Que je receu dedans le cœur Vostre nom et vostre rigueur : Puis la chose est bien raisonnable. Que la peinture resemblable Au corps, qui languist en soucy Pour vostre amour, soit vostre aussi. Mais voyez comme elle me semble Pensive, triste et palle ensemble, Portraite de mesme couleur Qu’Amour a portrait son seigneur ! Que pleust à Dieu que la Nature M’eust fait au cœur une ouverture. Afin que vous eussiez pouvoir De me cognoistre et de me voir ! Làs ! ce n’est rien de voir, Maistresse, La face qui est tromperesse. Et le front bien souvent moqueur : C’est le tout que de voir le cœur. Vous voirrez du mien la constance, La foy, l’amour, l’obeyssance ; Et les voyant, peut estre aussi Qu’auriez de luy quelque merci. Et des angoisses qu’il endure : Voire quand vous seriez plus dure Que les rochers Caucaseans, Ou les naufrages Aegeans, Qui sourds, u’enteadent les prières Des pauvres barques marinières.
2,082
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_%C3%A0_l%E2%80%99Alo%C3%BCette
Ode à l’Aloüette
# Ode à l’Aloüette ### ODE XXX. T’oseroit bien quelque Poëte Nier des vers, douce Alouëte ? Quant à moy, je ne l’oserois : Je veux célébrer ton ramage Sur tous oiseaux qui sont en cage. Et sur tous ceux qui sont es bois.   Qu’il te fait bon ouyr ! à l’heure Que le bouvier les champs labeure Quand la terre le Printemps sent. Oui plus de ta chanson est gaye. Que courroucée de la playe. Du soc, qui l’estomac luy fend. Si tost que tu es arrosée Au poinct du jour, de la rosée. Tu fais en l’air mille discours : En l’air des ailes tu frétilles, Et pendue au ciel tu babilles, Et contes aux vents tes amours. Puis du ciel tu le laisses fondre Sur un sillon verd, soit pour pondre, Soit pour esclorre, ou pour couver. Soit pour apporter la bêchée A tes petits, ou d’une achée. Ou d’une chenille, ou d’un ver. Lors moy couché dessus l’herbette D’une part j’oy ta chansonnette : De l’autre, sus du poliot, A l’abry de quelque fougère J’escoute la jeune bergère Qui desgoise son lerelot. Lors je dy, tu es bien-heureuse Gentille Alouette amoureuse, Qui n’as peur ny soucy de riens. Qui jamais au cœur n’as sentie Les desdains d’une fîere amie, Ny le soin d’amasser des biens : Ou si quelque soucy te touche. C’est, lors que le Soleil se couche, De dormir, et de resveiller De tes chansons avec l’Aurore Et bergers et passans encore, Pour les envoyer travailler. Mais je vis tousjours en tristesse Pour les fiertez d’une maistresse Qui paye ma foy de travaux. Et d’une plaisante mensonge. Mensonge, qui tousjours allonge La longue trame de mes maux.
2,083
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_%C3%A0_la_fi%C3%A8vre
Ode à la fièvre
# Ode à la fièvre ### ODE XXVIII Ah ! fiévreuse maladie Comment es-tu si hardie D’assaillir mon pauvre corps Qu’Amour dedans et dehors De nuit et de jour enflame Jusqu’au plus profond de l’ame ? Et sans pitié prend à jeu De le mettre tout en feu ? Ne crains-tu point vieille blesme, Qu’il ne te brûle toymesme ? Mais que cherches-tu chez moy ? Sonde moy par tout, et voy Que je ne suis plus au nombre Des vivans, mais bien une ombre De ceux qu’Amour et la Mort Ont conduit delà le port Compagnon des troupes vaines. Je n’ay plus ny sang ny veines, Ny flanc, ny poumon, ny cœur : Long temps a que la rigueur De ma trop fiere Cassandre Me les a tournez en cendre. Donc, si tu veux m’offenser. Il te faut aller blesser Le tendre corps de m’amie : Car en elle gist ma vie. Et non en moy qui mort suis. Et qui sans ame ne puis Sentir chose qu’on me fasse. Non plus qu’une froide masse De rocher ou de métal Qui ne sent ne bien ne mal.
2,084
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_en_dialogue_des_yeux_et_de_son_c%C5%93ur
Ode en dialogue des yeux et de son cœur
# Ode en dialogue des yeux et de son cœur ### ODE XXXI. J’avoy les yeux et le cœur Malade d’une langueur L’une à l’autre différente : Tousjours une fièvre ardente T-e pauvre cœur me brusloit. Et tousjours l’œil distilloit Une pluye catarreuse. Qui s’escoulant dangereuse Tout le cerveau m’espuisoit. Lors mon cœur aux yeux disoit : C’est bien raison que sans cesse L’ne pluye vangeresse Lave le mal qu’avez fait : Par vous seule entra le trait Qui m’a la fièvre causée. Lors mes yeux pleins de rosée, En distillant mon souci Au cœur respondoient ainsi. Mais c’est vous qui fustes cause Du premier mal, qui nous cause A vous l’ardente chaleur, Et à nous l’humide pleur. Il est bien vray que nous iusmes Autheurs du mal, qui receusmes Le trait qui nous a blessé : Mais il fut si tost passé. Qu’à peine tiré le vismes Que ja dans nous le sentismes. Vous deviez comme plus fort. Contre son premier effort Faire un peu de résistance : Mais vous prinstes accointance Tout soudain avecques luy Pour nous donner tout l’ennuy. O la belle emprise vaine ! Puis que vous souffrez la peine Aussi bien que nous, d’avoir Voulu seuls nous décevoir. » La chose est bien raisonnable, » Que le trompeur misérable » Reçoive le mal sur luy » Qu’il machinoit contre autruy, » Et que pour sa fraude il meure. Ainsi mes yeux à toute heure. Et mon cœur contre mes yeux Querelloient séditieux : Quand vous, ma douce Maistresse, Ayant soin de ma destresse Et de mon tourment nouveau. Me fistes présent d’une eau Qui la lumière perdue A mes deux yeux a rendue. Reste plus à secourir Le cœur qui s’en-va mourir. S’il ne vous plaist qu’on luy face Ainsi qu’aux yeux quelque grâce. Or pour esteindre le chaut Qui le consomme, il ne faut Sinon qu’une fois je touche De la mienne vostre bouche, A fin que le doux baiser Aille du tout appaiser Par le vent de son haleine La flame trop inhumaine. Que de ses ailes Amour M’esvente tout à l’entour. Depuis l’heure que la flèche De voz yeux luy fist la brèche Si avant, qu’il ne pourroit En guarir s’il ne mouroit. Ou si vostre douce haleine Ne le tiroit hors de peine.
2,086
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_en_dialogue%2C_l%E2%80%99Esp%C3%A9rance_et_Ronsard
Ode en dialogue, l’Espérance et Ronsard
# Ode en dialogue, l’Espérance et Ronsard ### [ODE. EN DIALOGUE. 1555] Pipé des ruses d’Amour, Je me promenois un jour Devant l’huis de ma cruelle. Et tant rebuté j’estois. Qu’en jurant je prometois De ne rentrer plus chez elle.   II sufist d’avoir esté Neuf ou dix ans arresté Es cordes d’Amour, disoy-je, Il faut m’en déveloper Ou bien du tout les couper A fin que libre je soye.   Et pour-ce faire je pris Une dague que je mis Bien avant dedans la Lesse : Et son noud j’eusse brisé Si lors je n’eusse avisé Devant l’huis une Déesse. Mais incontinent que j’en Son dos garny d’aisles veu, Sa robbe et sa contenance, Et son roquet retroussé, Incontinent je pensé Que c’estoit dame Espérance. Je m’approche, elle me prit Par la main dextre, et me dit. Ou vas-tu pauvre Poëte ? Tu auras avec le temps Tout le bien que tu pretens. Et ce que ton cœur souhaitte. Ta maistresse avoit raison De tenir quelque saison Rigueur à ta longue peine : Elle le faisoit exprès. Pour au vray connoistre après Ton cœur et ta foy certaine. Mais ores qu’elle sçait bien Par seure espreuve, combien Ta loyalle amitié dure : D’elle-mesme te prira. Et bénigne guarira Le mal que ton cœur endure. Alors je luy respondis : Hé qu’esse que tu me dis ? Veux-tu rabuser ma vie ? Apres me voir eschapé De celle qui m’a trompé, Veux-tu que je m’y refie ? Dix ans sont que je la suis, Et que pour elle je suis Comme une personne morte : INIais en lieu de lui ployer Son orgueil, pour tout loyer Je muse encor à sa porte. Non-non il vaut mieux mourir Tout d’un coup, que de périr En langueur par tant d’années : Ores je veux de ma main Me tuer, pour voir soudain Toutes mes douleurs finées. Ah, qu’il te feroit bon voir De tomber en desespoir, Quand l’Espérance te guide : Laisse-laisse ton esmoy. Laisse ta dague, et suy-moy Là haut chez ton homicide. Disant ces mots je suivy Ses pas, tant que je me vy Dans la chambre de Cassandre. Tien, dit l’Espérance, tien : Tout exprès icy je vien Pour Ion fugitif te rendre. Il t’a servy longuement, C’est raison que doucement Ses angoisses tu lui ostes : Il te faut bien le traitter, Craignant ce grand Jupiter, Puis qu’il est l’un de tes hostes. A-tant elle s’eslança Dans le Ciel, et me laissa Seul en ta chambre, m’amie. Là, doncque par amitié, Là, ^laistresse, pren pitié De ton hoste, qui te prie. Si j’ay quelque mal chés toy, Jupiter le juste Roy Foudroyra ta chère teste : Car il garde ceux qui sont Hostes, et ceux là qui font En misère une requeste.
2,087
https://fr.wikipedia.org/wiki/Odelette_%C3%A0_l%E2%80%99Arondelle
Odelette à l’Arondelle
# Odelette à l’Arondelle Tay toy babillarde Arondelle, Ou bien je plumeray ton aile Si je t’empongne, ou d’un couteau Je te couperay la languette, Qui matin sans repos caquette, Et m’estourdit tout le cerveau.   Je te preste ma cheminée Pour chanter toute la journée. De soir de nuict quand tu voudras Mais au matin ne me reveille, Et ne m’oste quand je sommeille Ma Cassandre d’entre les bras.
2,090
https://fr.wikipedia.org/wiki/Quand_au_temple_nous_serons
Quand au temple nous serons
# Quand au temple nous serons ### ODE XXIX. Quand au temple nous serons Agenouillez, nous ferons Les dévots, selon la guise De ceux qui pour louer Dieu Humbles, se courbent au lieu Le plus secret de l’Eglise. Mais quand au lict nous serons Entrelassez, nous ferons Les lascifs, selon les guises Des Amans, qui librement Pratiquent folastrement Dans les draps cent mignardises. Pourquoy donque quand je veux Ou mordre tes beaux cheveux. Ou baiser ta bouche aimée, Ou toucher à ton beau sein Contrefais-tu la nonnain Dedans un cloistre enfermée ? Pour qui gardes-tu tes yeux Et ton sein délicieux, Ta joue, et ta bouche belle ? En veux-tu baiser Pluton Là bas, après que Charon T’aura mise en sa nacelle ? Apres ton dernier trespas Gresle, tu n’auras là bas Qu’une bouchette blesmie : Et quand mort, je te verrois Aux Ombres, je n’avou’rois Que jadis tu fus m’amie. Ton test n’aura plus de peau, Ny ton visage si beau N’aura veines ny artères : Tu n’auras plus que les dents Telles qu’on les voit dedans Les testes des cimeteres. Donque tandis que tu vis, Change, Maistresse, d’avis, Et ne m’espargne ta bouche : Incontinent tu mourras. Lors tu te repentiras De m’avoir esté farouche. Ah, je meurs ! ah, baise moy ! Ah, Maistresse approche toy ! Tu fuis comme un Fan qui tremble Au-moins souffre que ma main S’esbate un peu dans ton sein. Ou plus bas, si bon te semble.
2,091
https://fr.wikipedia.org/wiki/Que_tu_es%2C_Ciceron%2C_un_affett%C3%A9_menteur
Que tu es, Ciceron, un affetté menteur
# Que tu es, Ciceron, un affetté menteur ### SONET Que tu es, Ciceron, un affetté menteur. Qui dis, qu’il n’y a mal si non que l’infamie ! Si tu portois celui que me cause m’amie, Pour le moins tu dirois que c’est quelque malheur. Je sen journelement un aigle sus mon cœur, J’entens un soing grifu, qui comme une Furie Me ronge impatient : puis tu veus que je die Abusé de tes mots, que mal n’est pas douleur. Vous en disputerés ainsi que bon vous semble Vous philosophes Grecs, et vous Romains ensemble, Si esse que d’amour le travail langoreux Est douleur, quand un œil l’encharne dedans l’ame : Et que le deshonneur, la honte, et le diffame N’est point de mal au pris du torment amoureus.
2,105
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sganarelle--%C3%89dition_Louandre%2C_1910
Sganarelle/Édition Louandre, 1910
# Sganarelle/Édition Louandre, 1910 Pour les autres éditions de ce texte, voir Sganarelle ou le Cocu imaginaire. ## SGANARELLE, OU LE COCU IMAGINAIRE, Notice Lettre de Neuf-Villenaine Personnages Sganarelle ou le Cocu imaginaire
2,112
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Paradis_artificiels
Les Paradis artificiels
# Les Paradis artificiels | Les Paradis artificiels | Les Paradis artificiels | Les Paradis artificiels | Les Paradis artificiels | Les Paradis artificiels | | À J. G. F. | À J. G. F. | À J. G. F. | À J. G. F. | 155 | | Le Poëme du Haschisch | Le Poëme du Haschisch | Le Poëme du Haschisch | Le Poëme du Haschisch | 160 | | | I. | Le Goût de l’infini | Le Goût de l’infini | 160 | | | II. | Qu’est-ce que le haschisch ? | Qu’est-ce que le haschisch ? | 165 | | | III. | Le Théâtre de Séraphin | Le Théâtre de Séraphin | 171 | | | IV. | L’Homme-Dieu | L’Homme-Dieu | 200 | | | V. | Morale | Morale | 218 | | | | | | Pages. | | Un Mangeur d’opium | Un Mangeur d’opium | Un Mangeur d’opium | Un Mangeur d’opium | 225 | | | I. | Précautions oratoires | Précautions oratoires | 227 | | | II. | Confessions préliminaires | Confessions préliminaires | 233 | | | III. | Voluptés de l’opium | Voluptés de l’opium | 263 | | | IV. | Tortures de l’opium | Tortures de l’opium | 275 | | | V. | Un Faux Dénouement | Un Faux Dénouement | 304 | | | VI. | Le Génie enfant | Le Génie enfant | 314 | | | VII. | Chagrins d’enfance | Chagrins d’enfance | 318 | | | VIII. | Visions d’Oxford | Visions d’Oxford | 329 | | | | I. | Le Palimpseste | 329 | | | | II. | Levana et nos Notre-Dame des Tristesses | 332 | | | | III. | Le Spectre du Brocken | 339 | | | | IV. | Savannah-la-mar | 342 | | | IX. | Conclusion | Conclusion | 345 | | Du Vin et du Haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité | Du Vin et du Haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité | Du Vin et du Haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité | Du Vin et du Haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité | 349 | | | I. | Le Vin | Le Vin | 351 | | | II. | | | 354 | | | III. | | | 366 | | | IV. | Le Haschisch | Le Haschisch | 368 | | | V. | | | 379 | | | VI. | | | 380 | | | VII. | | | 383 |
2,114
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Maison_de_Claudine
La Maison de Claudine
# La Maison de Claudine ATTENTION: les liens suivant seront à restaurer au 1er janvier 2025. Demander celle-ci à un administrateur * Où sont les enfants ? * Le Sauvage * Amour * La Petite * L’Enlèvement * Le Curé sur le mur * Ma mère et les livres * Propagande * Papa et Mme Bruneau * Ma mère et les bêtes * Épitaphes * La « Fille de mon père » * La Noce * Ma sœur aux longs cheveux * Maternité * « Mode de Paris » * La Petite Bouilloux * La Toutouque (ne figure pas dans l’édition de 1922) * Le manteau de spahi (ne figure pas dans l’édition de 1922) * L’Ami * Ybanez est mort * Ma mère et le curé * Ma mère et la morale * Le Rire * Ma Mère et la maladie * Ma Mère et le fruit défendu * La « Merveille » * Ba-tou * Bellaude * Les Deux Chattes * Chats * Le Veilleur * Printemps passé (ne figure pas dans l’édition de 1922) * La couseuse (ne figure pas dans l’édition de 1922) * La noisette creuse (ne figure pas dans l’édition de 1922)
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Du côté de chez Swann
# Du côté de chez Swann À MONSIEUR GASTON CALMETTE
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Du côté de chez Swann/Partie 1
# Du côté de chez Swann/Partie 1 ## PREMIÈRE PARTIE COMBRAY ### I Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Iᵉʳ et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède. Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour — date pour moi d’une ère nouvelle — où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves. Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve. Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé. Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre chez Mᵐᵉ de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mᵐᵉ de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mᵐᵉ de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit. Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies ; — chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon ; — parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux, et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; — où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; — où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver, et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable. Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté. À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet » où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer. Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n’était guère que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château, et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève, qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes, et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur, car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante, et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration. Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules. Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que « c’est une pitié de rester enfermé à la campagne » et qui avait d’incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. « Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté. » Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grand’mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin, on respire ! » et parcourait les allées détrempées — trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s’arrangerait — de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème. Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu — si ma grand’tante lui criait : « Bathilde ! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand’mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que j’entendais : « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère au cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire. Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis. Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait : « Je reconnais la voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops ; ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père, qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié : « Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps ! Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité ? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée ! » Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père : « C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois. » « Souvent mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann », était devenu une des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence, faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié : « Mais comment ? c’était un cœur d’or ! » Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient — avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand — un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain. L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue, et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change ; le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations du père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était « en situation » de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir ; mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant toujours eu une « toquade » d’objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant d’habiter. « Êtes-vous seulement connaisseur ? Je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands », lui disait ma grand’tante ; elle ne lui supposait en effet aucune compétence, et n’avait pas haute idée, même au point de vue intellectuel, d’un homme qui, dans la conversation, évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque, non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque désobligeant, et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter : « On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann ! » Comme elle était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1ᵉʳ janvier lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de lui dire : « Eh bien ! M. Swann, vous habitez toujours près de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs. Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être reçu par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente ; qu’en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels, et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts ; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray, d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel, quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne éblouissante de trésors insoupçonnés. Un jour qu’il était venu nous voir à Paris, après dîner, en s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu’il avait dîné « chez une princesse », — « Oui, chez une princesse du demi-monde ! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine. Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son jardin, et que de chacun de ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de chefs-d’œuvre. On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour de grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France : « des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n’est-ce pas », disait ma grand’tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham ; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur de ma grand’mère chantait, ayant, pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la famille Swann l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu — mi-mémoire, mi-oubli — des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude, je passe à ce premier Swann — à ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse et qui d’ailleurs ressemble moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité — à ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon. Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes, elle n’avait pas voulu rester en relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes. » Ma grand’mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où Mᵐᵉ de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman : « Sévigné n’aurait pas mieux dit ! » et, en revanche, d’un neveu de Mᵐᵉ de Villeparisis qu’elle avait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! » Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mᵐᵉ de Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grand’mère, nous accordions à Mᵐᵉ de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter. « Comment ! elle connaît Swann ? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après laquelle ils crurent pouvoir juger — supposant que c’était là qu’il l’avait prise — le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait habituellement. Mais une fois, mon grand-père lut dans son journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X…, dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann : quelqu’un qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces aventuriers anciens valets de chambre ou garçons d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin, semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif — ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers, — mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la distraction : coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu fou. Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots : « de la collection de M. Charles Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a « les honneurs » du Figaro ? » — « Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup de goût », dit ma grand’mère. — « Naturellement toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous », répondit ma grand’tante qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que c’était non un avantage, mais un mal, et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère ; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle, qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle s’adressait. Quant à ma mère, elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme, mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. » Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir, il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât sa vertu volatile, et, justement ces soirs-là où j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que c’était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma grand’mère en reconnaissance. « Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme », recommanda mon grand-père à ses deux belles-sœurs. « Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante. Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde parle bas ! » — « Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera beau demain », dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre, sans avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle vînt m’embrasser. « Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son papa. » — « Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda », dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés : « Nous reparlerons d’elle quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’endormir ; je tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées d’avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de l’abîme prochain qui m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût touché ou distrait. Comme un malade grâce à un anesthésique assiste avec une pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu’il était poli de rompre, interpella l’autre : « Imagine-toi, Céline, que j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. » — « Je crois bien ! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai rencontré M. Vinteuil, un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y prend pour composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais rien ; et il est très aimable. » — « Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables », s’écria ma tante Céline d’une voix que la timidité rendait forte et la préméditation factice, tout en jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et d’ironie, soit simplement pour souligner le trait d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le croyait sur la sellette. « Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora ; quand on le met sur Maubant ou sur Mᵐᵉ Materna, il parle des heures sans s’arrêter. » — « Ce doit être délicieux », soupira mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même, pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume sur son ambassade d’Espagne ; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère qu’un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. » — « Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble fort agréable… », interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. « Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent ! » enchérit ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. » Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses : « Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces « sommets », et se tournant vers mon grand-père : « Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce Maulevrier dont il dit : « Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. » — « Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose », dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : « Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » Mon grand-père s’extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais Mˡˡᵉ Céline, chez qui le nom de Saint-Simon — un littérateur — avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives, s’indignait déjà : « Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence et du cœur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? » Et mon grand-père navré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann les histoires qui l’eussent amusé, disait à voix basse à maman : « Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! oui : « Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr ! » Ah ! comme c’est bien ! » Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et que, pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l’embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais approcher l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voici qu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire : « Le petit a l’air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand’mère et que ma mère la foi des traités, dit : « Oui, allons, va te coucher. » Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! » Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit l’expression populaire, à « contre-cœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir, et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que, sous cette forme olfactive, mon intelligence n’en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c’est un grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l’idée de rage de dents de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l’inhalation — beaucoup plus toxique que la pénétration morale — de l’odeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de fer qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud l’été sous les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante, qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui suggérer ; et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l’article du code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu’elle professait non seulement pour les parents — comme pour les morts, les prêtres et les rois — mais encore pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect qui m’aurait peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sa bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait pour effet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n’était pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me quittant, m’avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet qu’elle m’avait prié de chercher ; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher ; elle regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si l’examen du papier et l’aspect de l’écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit d’un air résigné qui semblait signifier : « C’est-il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant pareil ! » Elle revint au bout d’un moment me dire qu’on n’en était encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître d’hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait au rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba ; maintenant ce n’était plus comme tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille ; puisque cette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle-même — le « granité » — et les rince-bouche me semblaient receler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi, s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attention de maman tandis qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus séparé d’elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir ! L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire, comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie, et personne aussi bien que lui peut-être n’aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait connaître, l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade. ─ Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien connue aussi, cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous l’aimons — comme en ce moment j’aimais Françoise — l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons ; voici qu’un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous l’avons créé presque : le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d’une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir, puisque l’ami bienveillant nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que de s’ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avait fait l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul. Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de réponse » que depuis j’ai si souvent entendu des concierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit, mais c’est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et — de même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps qu’il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu’il envoie tout d’un coup, en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson d’un client — ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman, en m’approchant, au risque de la fâcher, si près d’elle que j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les battements de mon cœur de minute en minute devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune. Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un médicament puissant commence à agir et nous enlève une douleur : je venais de prendre la résolution de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’être ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans une allégresse extraordinaire, non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris la fenêtre sans bruit et m’assis au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun mouvement afin qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l’extension devant elle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire que, quoiqu’on n’en perde pas une note, on croit les entendre cependant loin de la salle du concert, et que tous les vieux abonnés — les sœurs de ma grand’mère aussi quand Swann leur avait donné ses places — tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise. Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu’un étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des autres enfants, et on m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable d’y succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimerais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin. J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s’il avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvée bien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il faudra essayer d’un autre parfum. » — « Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grand’tante, il est d’un vieux ! » Ma grand’tante avait tellement l’habitude de voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge qu’elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide, et que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. « Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce geste qu’il a tout à fait comme son père de s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. » ─ « Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins d’amour, pour sa femme. Hé bien ! vous voyez, vous ne l’avez pas remercié pour l’asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux belles-sœurs. « Comment, nous ne l’avons pas remercié ? je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela assez délicatement », répondit ma tante Flora. « Oui, tu as très bien arrangé cela : je t’ai admirée », dit ma tante Céline. ─ « Mais toi, tu as été très bien aussi. » ─ « Oui, j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. » ─ « Comment, c’est cela que vous appelez remercier ! s’écria mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris. » ─ « Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma mère restèrent seuls, et s’assirent un instant ; puis mon père dit : « Hé bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. » ─ « Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de sommeil ; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée ; mais j’aperçois de la lumière dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même, je m’élançai. À la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole, c’eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer ; le baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller, et, pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! » Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand’mère, parce qu’il ne se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d’explication ! » Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand’mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien. » — « Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… » — « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. » On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait, et qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d’un plan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grand’mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage : pour une fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère : « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda : « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas responsable ; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison, et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman : « Non je ne veux pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de ma grand’mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots, et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand’mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? » J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, amis qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. » En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus. Mais si le photographe avait été écarté de la représentation du chef-d’œuvre ou de la nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant, quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donnée de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand’tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand’mère, des fauteuils, offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avait faite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids d’un des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l’usure de l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi qu’un mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma grand’mère les avait achetés de préférence à d’autres, comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique, ou quelqu’une de ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps. Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simples — à moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en soi — une émanation troublante de l’essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l’attitude respective de la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue. Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, qu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi. C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi. Mort à jamais ? C’était possible. Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier. Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit. Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. ### II Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un reste de remparts du moyen âge cernait çà et là d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau de primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à l’histoire des premiers seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin ; et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peintes de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde, qu’en vérité elles me paraissent toutes, et l’église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique ; et qu’à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau — à la vieille hôtellerie de l’Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que s’élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude — serait une entrée en contact avec l’Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant. La cousine de mon grand-père — ma grand’tante — chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces chambres de province qui — de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas — nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs. Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l’inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire ; elle les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas « l’éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire : « Ce qui m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite). Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le desséchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. Mille petits détails inutiles — charmante prodigalité du pharmacien — qu’on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre où on s’émerveille de rencontrer le nom d’une personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c’était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles, mais elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d’or — signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne l’avaient pas été — me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli. D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout ce qu’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise. Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une couronne d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait : « Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe ; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt voir si je n’ai besoin de rien. » Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au nôtre, délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1ᵉʳ janvier, avant d’entrer chez ma grand’tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait : « Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m’entendes dire : « Bonjour Françoise » ; en même temps je te toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s’il avait été de sucre filé, les remous concentriques d’un sourire de reconnaissance anticipé. C’était Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les meilleures régions de son cœur l’espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait d’une voix forte : « Bonjour Françoise. » À ce signal mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise ; nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre les membres d’une famille la circulation d’un même sang, autant de respect qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n’avoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait faire de lui, s’il ressemblait à sa grand’mère. Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait d’eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu’avait été leur vie. Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et qu’il lui gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant : « N’est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une raison ? » Et Françoise disait en riant : « Madame sait tout ; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on a fait venir pour Mᵐᵉ Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur », et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer ; maman était la première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu d’elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être en biscuit, que pour aller à la grand’messe ; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l’eau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leurs capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité. Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu’elle prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu’il ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur quelque événement d’importance : — Françoise, imaginez-vous que Mᵐᵉ Goupil est passée plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa sœur ; pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation. — Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait Françoise. — Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous auriez vu passer Mᵐᵉ Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs. — Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez M. le Curé, disait Françoise. — Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules. Chez M. le Curé ! Vous savez bien qu’il ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année. — Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé la tête ? — Non, madame Octave. — Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade. — Eh ! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir. — Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mᵐᵉ Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille. — Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher ; celui qui l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas. Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison. — Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ? — Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire, si, vous savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mᵐᵉ Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mᵐᵉ Goupil avec une fillette que je ne connais point ? Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c’est. — Mais ça sera la fille de M. Pupin, disait Françoise qui préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus. — La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue ? — Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce matin. — Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. C’est cela ! Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l’heure Mᵐᵉ Sazerat venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J’ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chez Mᵐᵉ Goupil. — Dès l’instant que Mᵐᵉ Goupil a de la visite, madame Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure, disait Françoise qui, pressé de redescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective. — Oh ! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre que Mᵐᵉ Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d’une heure. Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! ajoutait-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même temps. « Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate ? » C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait : Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant : Très bien, très bien. — Je serais bien allée chez Camus… disait Françoise en voyant que ma tante ne l’y enverrait plus. — Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mˡˡᵉ Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien. Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une « personne qu’on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C’était le fils de Mᵐᵉ Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance, Mᵐᵉ Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait elle. Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était mandé. « Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que vous ne connaissiez point ? » — « Mais si, répondait mon grand-père, c’était Prosper, le frère du jardinier de Mᵐᵉ Bouillebœuf. » — « Ah ! bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! » Et on me recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien « qu’elle ne connaissait point », elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté. — Ce sera le chien de Mᵐᵉ Sazerat, disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se « fende pas la tête ». — Comme si je ne connaissais pas le chien de Mᵐᵉ Sazerat ! répondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait. — Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux. — Ah ! à moins de ça. — Il paraît que c’est une bête bien affable, ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges. — Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens ! — Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller. — Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner. Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s’étaient résorbées, contractant encore l’elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre ; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office — à l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de style moyen âge — on voyait s’agenouiller un instant Mᵐᵉ Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu’elle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le retable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre. Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au delà du dessin de leur contour ; le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela, et plus encore les objets précieux venus à l’église de personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la croix d’or travaillée, disait-on, par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé), à cause de quoi je m’avançais dans l’église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s’émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel ; tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions — la quatrième étant celle du Temps — déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux ; dérobant le rude et farouche XIᵉ siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu ; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore ; et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous elle ». L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa grossière muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un mur de prison que d’église. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j’ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d’elles l’abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que l’abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié : « L’Église ! » L’église ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mᵐᵉ Loiseau, qu’elle touchait sans aucune séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant d’entrer chez Mᵐᵉ Loiseau et en sortant de chez M. Rapin ; il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle une démarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir. Mᵐᵉ Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade de l’église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait un abîme. On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas encore ; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray, il y avait un endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un immense plateau fermé à l’horizon par des forêts déchiquetées que dépassait seule la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu’elle semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque d’art, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et sombre des pierres ; et, par un matin brumeux d’automne, on aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vigne vierge. Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorber dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l’immobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand’mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’une influence bienfaisante la nature quand la main de l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand’tante, rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. C’était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand’mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air distingué. Ignorante en architecture, elle disait : « Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. » Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien à l’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle ; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris « en voix de tête » une octave au-dessus. C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il faut se préparer pour aller à la grand’messe si je veux avoir le temps d’aller embrasser tante Léonie avant », et je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe, dans une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie fine et de réussite. Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’apporter une brioche plus grosse que d’habitude parce que nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords ; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d’ineffable. Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans l’église. Et certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux vus de cette façon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère d’art que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je n’oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIᵉ siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une matière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves » qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter, elle ne put mettre ce que j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent, aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mᵐᵉ Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel : c’était toujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent ; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue… mais… c’est dans mon cœur… En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de « facilité » que bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait souvent contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, « certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas de rémission. » L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin, dont la sœur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand, se livrât à des attaques aussi violentes contre les nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés. — Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici ; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche. — Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut. » Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mᵐᵉ Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel. — Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela. Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était « retirée » après la mort de Mᵐᵉ de la Bretonnerie, où elle avait été en place depuis son enfance, et qui avait pris à côté de l’église une chambre, d’où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore ; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à son nez recourbé les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, qu’elle était aussi gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissé monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah ! quand on n’a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir. C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute : « C’est la fin, ma pauvre Eulalie », vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mᵐᵉ Sazerin. » (Une des plus fermes croyances d’Eulalie, et que le nombre imposant des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à entamer, était que Mᵐᵉ Sazerat s’appelait Mᵐᵉ Sazerin.) — Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante, qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis. Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites, qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût monter « occuper » ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait — selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIᵉ siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie — : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur. Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas lire en sortant de table. » J’allais m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe. Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les narines quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes : Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de « travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres qu’on donne, et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… » À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs. Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée, et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que quand j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à opter entre du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat. Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi l’Art. Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée, et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité. Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé. Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une femme que je pensais être peut-être une actrice laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de talent les plus illustres : Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n’allions le voir qu’à certains jours c’est que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma grand’mère ou même à leur donner des bijoux de famille, l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom d’actrice qui venait dans la conversation, j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant : « Une amie de ton oncle » ; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant chez lui à l’actrice, inapprochable à tant d’autres, qui était pour lui une intime amie. Aussi — sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombait maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et m’empêcherait encore de voir mon oncle — un jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne d’affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! Laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. » J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher ; finalement le valet de chambre me fit entrer. Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il fallait lui dire madame ou mademoiselle me fit rougir et, n’osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur d’avoir à lui parler, j’allai embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu’il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations. — Comme il ressemble à sa mère, dit-elle. — Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit vivement mon oncle d’un ton bourru. — Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans l’escalier l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m’a suffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami ? demanda-t-elle à mon oncle. — Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de maman que d’en faire de près. C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère. — Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes connus. J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l’air si simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une apparence spéciale — d’être ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille. On était passé dans le « cabinet de travail », et mon oncle, d’un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes. — Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. Et elle tira d’un étui des cigarettes couvertes d’inscriptions étrangères et dorées. « Mais si, reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune homme. N’est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu l’oublier ? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi », dit-elle d’un air modeste et sensible. Mais en pensant à ce qu’avait pu être l’accueil rude, qu’elle disait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il aurait commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale — car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l’existence commune — et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis ». — Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles, me dit mon oncle. Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque chose d’audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me disais : « Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire », puis je cessai de me demander ce qu’il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait. — Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes : il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman, ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. Est-ce qu’il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais ; il n’aurait qu’à m’envoyer un « bleu » le matin. Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n’y fut cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m’empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue. — Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge et que je n’y contredise pas. Qui sait ? ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez. — J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a qu’eux qui comprennent les femmes… Qu’eux et les êtres d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que vous m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand soin. Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis qu’avec assez d’embarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu’il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée assez nette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un ami nous demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une femme à qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher d’importance à un silence qui n’en a pas pour nous. Je m’imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait ; et je ne doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle m’avait fait faire, je ne leur transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s’en remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur suggérais d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes ; j’en fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais voulu lui exprimer. À côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu’aucun de nous l’ait jamais revu. Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe, et après m’être attardé aux abords de l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait : « Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter l’eau chaude, il faut que je me sauve chez Mᵐᵉ Octave », je me décidais à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne morale, une institution permanente à qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité et d’identité, à travers la succession des formes passagères en lesquelles elle s’incarnait : car nous n’eûmes jamais la même deux ans de suite. L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait : « Comment va la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées. Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût présenté, non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait ; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort. Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté. Pendant que la fille de cuisine — faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité — servait du café qui, selon maman, n’était que de l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas » et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été : elle ne l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire : née des beaux jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible. Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui et offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens, si j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait, pareil au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un torrent d’activité. Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents. Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors ? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liséré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en l’apercevant devant l’épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût s’y fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu’une porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée. Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me donnait l’action à laquelle je prenais part, car ces après-midi-là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient dans le livre que je lisais ; il est vrai que les personnages qu’ils affectaient n’étaient pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune ; l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que nous avons de lui que nous pourrons en être émus ; bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception ; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination : dans la réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent assez lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses états différents, en revanche, la sensation même du changement nous soit épargnée.) Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage ou se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson : non loin montaient le long de murs bas des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires. Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais eussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me semblaient être — impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère — une part véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie. Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile : plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors, mais retentissement d’une vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles ; on est déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments — que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile — dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie. Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite : et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c’étaient quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose — tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour — dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides. Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques assis en rang sur des chaises en dehors de la grille regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d’eux, la fille du jardinier, par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné. — Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes ; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré ; rien que d’y penser j’en suis choquée, ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc. — C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? disait le jardinier pour la faire « monter ». Il n’avait pas parlé en vain : — De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres ; c’est ni plus ni moins des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des hommes, c’est des lions. (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un lion, qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.) La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue de la Gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup sa fille s’élançait comme d’une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre : — Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont. — Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc. Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer. — Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise. Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé. Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps après que l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n’était pas l’habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis en regardant, festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée. Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais. J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit : « Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C’est : « La blanche Oloossone et la blanche Camire » et « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Ils m’ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le Père Lecomte, agréable aux Dieux immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Baghavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollon tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme. Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout, Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe — même son ami Swann était d’origine juive — s’il n’avait trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j’amenais un nouvel ami, il était bien rare qu’il ne fredonnât pas : « Ô Dieu de nos Pères » de la Juive ou bien « Israël romps la chaîne », ne chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles. Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille. — Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ? — Dumont, grand-père. — Dumont ! Oh ! je me méfie. Et il chantait : Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s’écriait : « À la garde ! À la garde ! » ou, si c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors, pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement : ou : ou encore : Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt : — Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc ? est-ce qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent. Il n’en avait tiré que cette réponse : — Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier. — Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus intéressant ! C’est un imbécile. Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes. — Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou. Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser, il avait dit : — Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie. Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il est convenu d’accorder à des amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma grand’tante était le modèle, elle qui, brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était sa plus proche parente et que cela « se devait ». Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendre — nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse — que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me retenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi. Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai. Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de l’amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à certains moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style ; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler du « vain songe de la vie », de « l’inépuisable torrent des belles apparences », du « tourment stérile et délicieux de comprendre et d’aimer », des « émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales », qu’il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C’est que, reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus plus l’impression d’être en présence d’un morceau particulier d’un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du « morceau idéal » de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi. Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ; il était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée ; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades ; et ce fut de son cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray, que s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte c’était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’on n’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l’univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur d’anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que l’insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu’il les tenait pour riches de signification et de beauté. Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à m’élever : persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir ; quand c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles reflétassent exactement ce que j’apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j’avais bien le temps de me demander si ce que j’écrivais était agréable ! Mais en réalité il n’y avait que ce genre de phrases, ce genre d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de telles phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j’avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages, une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé. D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus « dolce », plus « lento » peut-être qu’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple s’adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu’il aura plus tard. Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents. — Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? Je lui dis que c’était Bloch. — Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c’est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. Et voyant combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit : — Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander. Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère ? » — L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue ? — Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre. — C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la « hiérarchie ! » des arts. (Et je remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et dire : « la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules » ? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?). Un instant après il ajouta : « Cela vous donnera une vision aussi noble que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi… que — et il se mit à rire — « les Reines de Chartres ! » Jusque-là cette horreur d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme provincial des sœurs de ma grand’mère ; et je soupçonnais aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les « phrases ». Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de n’être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de ces détails avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune importance. Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules. Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte : « C’est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire : « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dans notre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle, nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force ; et puis un jour nous nous rendons compte que c’est justement tout cela le talent. — Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma ? demandai-je à Swann. — Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux. Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mᵐᵉ et Mˡˡᵉ Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par notre voisine Mᵐᵉ Sazerat que Mᵐᵉ Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mˡˡᵉ Swann qu’on m’avait dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mˡˡᵉ Swann était un être d’une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte, sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses oracles ; et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux, comme les dieux qui descendaient au milieu des mortels ; alors je sentis en même temps que le prix d’un être comme Mˡˡᵉ Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de l’Île-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l’image que je me formais de Mˡˡᵉ Swann : c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers ; l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage ; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux ; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier. Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m’aurait dit « comment tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas dimanche » en donnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle venait de voir passer Mᵐᵉ Goupil « sans parapluie, avec la robe de soie qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer. » — Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non) disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une alternative plus favorable. — Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie… Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mᵐᵉ Goupil gâter sa robe. — Peut-être, peut-être. — Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri. — Comment, trois heures ? s’écriait tout à coup ma tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine ! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l’estomac. Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images, bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes, commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. « Trois heures, c’est incroyable ce que le temps passe ! » Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie. — Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. Françoise revenait : — C’est Mᵐᵉ Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort. — Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment. — Mᵐᵉ Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma grand’mère un peu « piquée ». — Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur. — Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatre heures et demie. — Que quatre heures et demie ? et j’ai été obligée de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À quatre heures et demie ! Huit jours avant les Rogations ! Ah ! ma pauvre Françoise ! il faut que le bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait trop ! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieu et il se venge. Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur : — M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle. En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait à l’annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu seule quand il serait parti. — Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait qu’il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler d’une chose pareille ! Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église ! — Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain, car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées, il y en a d’autres qui sont bien vieilles dans ma pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu’on n’ait pas restaurée ! Mon Dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d’un caractère majestueux ; passe même pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres qui témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancêtres directs du Duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. » (Ma grand’mère qui à force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu’on prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mᵐᵉ de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire ; elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part : « Il me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans. » Et pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.) — « Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi), mais je vous parlerai de cela une autre fois.) Hé bien ! l’église a des vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau travail. « Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du reste très poli, qui est, paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres ? » — Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, dit mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf. — Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvant qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire. — Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire ? — Mais si, dans le coin du vitrail, vous n’avez jamais remarqué une dame en robe jaune ? Hé bien ! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces, saint Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue en Bourgogne ? saint Eloi tout simplement : elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un homme ? » — « Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. » — « Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a manqué, dès que la figure d’un particulier ne lui revenait pas dans la ville, il y faisait massacrer jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait près d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de saint Hilaire si le bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec l’aide de Guillaume le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications. « Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose. Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d’autant plus qu’on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut ! Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe, le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les différents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal, puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un réseau où la localité est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie. — Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos prières. — Ah ! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens ! disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait : — Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie ; je lui ai pourtant donné la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente. — Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que l’argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante, et qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées. Elle n’était avare que pour ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de fortune, à Mᵐᵉ Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mᵐᵉ Goupil, à des personnes « de même rang » que ma tante et qui « allaient bien ensemble », ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait « des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi » et qui étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent « Madame Françoise » et ne se considérassent comme étant « moins qu’elle ». Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa tête et jetait l’argent — Françoise le croyait du moins — pour des créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant, en oracles sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la porte : « Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les pépettes ; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par un beau jour », disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit : Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière Eulalie et disait : — Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup fatiguée. Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit, criait : — Est-ce qu’Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que j’ai oublié de lui demander si Mᵐᵉ Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation ! Courez vite après elle ! Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie. — C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule chose importante que j’avais à lui demander ! Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son « petit traintrain ». Préservé par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne « reposait pas » — ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine ne put reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée : « Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien. » J’entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait ; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais m’en aller doucement, mais sans doute le bruit que j’avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait « changé la vitesse », comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors ; il exprimait une sorte de terreur ; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux ; elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer ; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l’avaient effrayée ; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit loué ! nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la force de l’atteindre : elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu. Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien « routinée », comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant « dérangée » que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermes, créent une sorte de lien national et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir : il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme : « Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi ! » cependant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d’habitude, disait : « Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant : « Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner », chacun était enchanté d’avoir à lui dire : « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi ! » ; on en riait encore un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la promenade, disait : « Comment, seulement deux heures ? » en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait : « Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi ! » La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger : « Mais voyons, c’est samedi ! » Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui ce « samedi » n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions : « Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté. » Ma grand’tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon. Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au « mois de Marie ». Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour « le genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque actuelle », ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. D’une bonne famille, il avait été le professeur de piano des sœurs de ma grand’mère et quand, après la mort de sa femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu’il appelait « un mariage déplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester dehors, et comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas d’un monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l’avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il avait répété plusieurs fois : « Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce n’est pas sa place », et avait détourné la conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là l’intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille, et celle-ci, qui avait l’air d’un garçon, paraissait si robuste qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer quelle expression douce, délicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer une parole, elle l’entendait avec l’esprit de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmant des malentendus possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du « bon diable », les traits plus fins d’une jeune fille éplorée. Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d’une frangipane, ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mˡˡᵉ Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente ardeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs. Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant de l’église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu’en elle-même une sœur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le lendemain dimanche et qu’on ne se lèverait que pour la grand’messe, s’il faisait clair de lune et que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous allions jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et me représentaient l’exil et la détresse hors du monde civilisé, parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, d’être prêts d’avance, car le train repartait au bout de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune. Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère : « Où sommes-nous ? » Épuisée par la marche mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration : « Tu es extraordinaire ! » Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant. Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de rénovation demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée ; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains d’événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute pas qu’alors — comme le désir de la remplacer par des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se « fatiguait » pas — elle ne tirât de l’accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant l’attente d’un cataclysme domestique, limité à la durée d’un moment, mais qui la forcerait d’accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu’ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu plaisir à nous pleurer ; survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité d’hésitation énervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun événement de ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d’un coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en assurer, la prenait sur le fait ; habituée, quand elle faisait seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être parfois dans la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût pas soulagé suffisamment ma tante s’ils étaient restés à l’état purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné plus de réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans un lit » ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait bientôt fermée ; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le traître, lesquels d’ailleurs, pour la prochaine représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie n’étaient qu’un feu de paille et tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la maison. Il n’en était pas de même de ceux qui concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de chercher à deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu’elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait démasquée, d’un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation d’Eulalie — comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans l’ornière — prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la vérité. « Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné une voiture. » — « Que je lui ai donné une voiture ! » s’écriait ma tante. — « Ah ! mais je ne sais pas, moi, je croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que c’était Mᵐᵉ Octave qui lui avait donné. » Peu à peu Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui l’offensait le plus durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l’aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi — tandis que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIᵉ siècle, et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui le fait descendre d’une famille historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes — une vieille dame de province, qui ne faisait qu’obéir sincèrement à d’irrésistibles manies et à une méchanceté née de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV les occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de ce que Saint-Simon appelait la « mécanique » de la vie à Versailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d’une allée, à Versailles. Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et d’Eulalie et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure : — Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois. Ce que ma grand’tante interrompit par : « Abondance de biens… » car depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la parole : — Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J’ai peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin : il m’a à peine dit bonjour ce matin. Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à la façon d’un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près de nous en sortant de l’église, marchant à côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans que nous nous arrêtions ; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un air étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l’air de vous apercevoir comme au bout d’une route interminable et à une si grande distance qu’elles se contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de marionnette. Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et considérée ; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et gêné d’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin. « Je regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père, qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout à fait sympathique. » Mais le conseil de famille fut unanimement d’avis que mon père s’était fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux, Legrandin, qui à cause des fêtes restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins : N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide… Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon, « Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous quitta. À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème, en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied — encore souillé pourtant du sol de leur plant — par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d’elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour moi que le propre parfum d’une de ses vertus. Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n’étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! » Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait — ce que j’ignorais encore — que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que le règne des Rois et des Reines qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’une façon un peu précise. Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques : maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait « faire la maîtresse ». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. À chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait : « Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine ? Hé ! la pauvre ! » Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille ; dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre : « Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant ! Faut-il tout de même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça. Ah ! c’est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère : Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller. Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu’avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l’église que Mᵐᵉ Goupil, Mᵐᵉ Percepied (toutes les personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait de gagner ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avions dernièrement rencontré était en train de présenter à la femme d’un autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mᵐᵉ de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le saint-honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu’on l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine, et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice ; il subtilisa les finesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et finalement exalta les assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls, d’une langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace. Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de votre grand’tante, quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem. » On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue toute simple qui n’est guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air de s’en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes. Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il ; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables ; mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis : « Est-ce que vous connaissez, monsieur, la… les châtelaines de Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore. Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable — comme si ce fait qu’il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard singulier — et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle-même — l’absence de relations avec les Guermantes — pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance ; au fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie ! Au fond, je n’aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que, pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais, c’est que Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamais voulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme : « Hélas ! que vous me faites mal ! non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle « réflexes », quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier. Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un ; car grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première. Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M. Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaîté ; et quand on pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand’mère, il dit : « Il faut absolument que j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand’mère qui trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin, demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mᵐᵉ de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment où nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger n’était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne. — Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa. Il n’y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l’atmosphère. Là-bas près de Balbec, près de ces lieux sauvages, il y a une petite baie d’une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère, insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner. D’autres s’effeuillent tout de suite, et c’est alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France — un enchanteur que devrait lire notre petit ami — a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles. — Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme. Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité — et tout en souriant tristement — sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit : — Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec ? Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit : — J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux. — Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ? — Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. « Bonne nuit, voisin », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans, et encore cela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il. Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain — comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand’mère — que nous n’en aurions pas profité. Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres, et l’étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait : — Mon dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard. Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait rentré. — Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils doivent avoir une faim ! et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes ! — Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le « côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions point » et qu’à ce signe on tenait pour « des gens qui seront venus de Méséglise ». Quant à Guermantes, je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes, lui, ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le spectateur épris d’art dramatique les petites rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre eux d’après-midi différents. Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où, par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon père : — Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre heures à Paris. Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d’autant. Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus. Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau avait été creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les plus factices, c’est sur la nature que l’homme travaille ; certains lieux font toujours régner autour d’eux leur empire particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d’un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre. Le départ de Mˡˡᵉ Swann qui — en m’ôtant la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathédrales — me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté ; j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mˡˡᵉ Swann avec son père, si près de nous que nous n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa présence possible, un koufin oublié à côté d’une ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détourner d’un autre côté les regards de mon père et de mon grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée la solitude environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mˡˡᵉ Swann que le poisson mordait — quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle défait. Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelques coquelicots perdus, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! » Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête, de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien d’essentiellement férié — mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient « en couleur », par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de Combray, si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le « magasin » de la Place ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose l’arbuste catholique et délicieux. La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leurs bourses fraîches du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs — ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait — je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. Je la regardai, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui ; puis, tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand-père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna, et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être dans leur champ visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente. — Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un air docile, impénétrable et sournois. Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée — et qu’il isolait — du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas. Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris. « Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et de même que, quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle — plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude — c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui, à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui, selon nous, aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos. Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mˡˡᵉ Swann qui me semblaient grands comme des dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle ; et je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans notre famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me dire, comme malgré moi, comme de lui-même : « Mais non, cette charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann. » Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés. Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas : « Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines. Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mˡˡᵉ Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis. À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier. Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’art étaient bien différentes — du moins pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles — de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les sœurs de ma grand’mère s’indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord les œuvres que parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur. C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d’une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. À partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée, de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien une personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie, Mˡˡᵉ Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne puis pas contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie de sa fille. Ah ! sapristi, on en fait une musique dans c’te boîte-là. Mais qu’est-ce que vous avez à rire ? mais ils font trop de musique ces gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. » Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s’absorber dans un chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa femme — il eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement — sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la bohême : elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires un vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais, de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter, et Swann, avec cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui jusque-là il n’adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver. — Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fut le premier à le regretter. Car, chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu’il avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier ce qu’il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville. Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à couvert. Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain et, contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des anciennes demeures. Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture ; les gouttes d’eau, comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez. Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les saints et les patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que cette église était française ! Au-dessus de la porte, les saints, les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l’avait personnellement connu, et généralement pour faire honte par la comparaison à mes grands-parents moins « justes ». On sentait que les notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIXᵉ siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint-André-des-Champs, c’était le jeune Théodore, le garçon de chez Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se faire « bien voir » de ma tante, elle appelait Théodore. Or ce garçon, qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu’il avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette ressemblance, qui insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert, et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu. Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’importait l’orage ! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps ; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur ; et c’est sans tristesse que j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des supplications et des salutations désespérées ; c’est sans tristesse que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas. Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa mort de grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable maîtresse aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque n’était plus. À côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. Il était loin le temps où, quand nous avions commencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là, tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents, n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre — et en cela j’étais bien moi-même comme Françoise — cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre. Si alors Françoise, remplie comme un poète d’un flot de pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait : « Je ne sais pas m’exprimer », je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied ; et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit à la parentèse », je haussais les épaules et je me disais : « Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils », adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la méditation sont fort capables de tenir le rôle, quand ils jouent une des scènes vulgaires de la vie. Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que je les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré, à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser, en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fut le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c’est cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain, devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes du duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. Et c’est en ce moment-là encore — grâce à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher » — que j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard, chaque fois qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser. Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne que je pourrais serrer dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres, c’était encore la sienne, et que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est qu’aussi — comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons — la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres, je ne les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de Méséglise, ç’eût été recevoir des coquillages que je n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée dans les bois, ç’eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet d’approcher de plus près qu’en elles la saveur profonde du pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir seraient aussi d’une sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où l’on n’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalable qu’on ressent. À peine y songe-t-on comme à un plaisir qu’on aura ; plutôt, on l’appelle son charme à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s’accomplit les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble. Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En vain je suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y trouvait la paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi ; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient receler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée ; et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre lesquels ne sortaient pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand, ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler ? Il me semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou ; je cessais de croire partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi, les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’un cadre conventionnel, comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps. C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma vie. C’était par un temps très chaud ; mes parents, qui avaient dû s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais ; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mˡˡᵉ Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je m’étais caché là pour l’épier. Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté : la pudeur ; mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées ; elle revoyait le visage torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps ; elle savait qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de piano, d’un ancien organiste de village, dont nous imaginions bien qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas, parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus ; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille ; quand elle évoquait toute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui, autrement amer, que devait éprouver Mˡˡᵉ Vinteuil, tout mêlé du remords d’avoir à peu près tué son père. « Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir que d’elle. » Au fond du salon de Mˡˡᵉ Vinteuil, sur la cheminée, était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra. Mˡˡᵉ Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son cœur s’en alarma ; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y pas réussir. — Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud, dit son amie. — Mais c’est assommant, on nous verra, répondit Mˡˡᵉ Vinteuil. Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres, qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard, que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement : — Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire ; c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux nous voient. Par une générosité instinctive et une politesse volontaire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur. — Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi ? ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux et tendre ces mots qu’elle récita par bonté, comme un texte qu’elle savait être agréable à Mˡˡᵉ Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur. Mˡˡᵉ Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait de : « Tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie d’être seule et de lire ? » — Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques ce soir, finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie. Dans l’échancrure de son corsage de crêpe, Mˡˡᵉ Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mˡˡᵉ Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mˡˡᵉ Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer : — Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa place. Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques : — Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. Mˡˡᵉ Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment, c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait pour Mˡˡᵉ Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline. — Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur ? dit-elle en prenant le portrait. Et elle murmura à l’oreille de Mˡˡᵉ Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre. — Oh ! tu n’oserais pas. — Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? dit l’amie avec une brutalité voulue. Je n’en entendis pas davantage, car Mˡˡᵉ Vinteuil, d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire. Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de Mˡˡᵉ Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique ; c’est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que ceux de Mˡˡᵉ Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur de Mˡˡᵉ Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l’espèce de Mˡˡᵉ Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce qu’elle me rappelait, c’étaient les façons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui interposaient entre le vice de Mˡˡᵉ Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître, comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l’identifier au Mal. Peut-être Mˡˡᵉ Vinteuil sentait-elle que son amie n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au moment où elle lui tenait ses propos blasphématoires. Du moins avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués, avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père. Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté. S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on semblait entrer dans une série de beaux jours ; quand Françoise désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les « pauvres récoltes », et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant : « Ne dirait-on pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant là-haut leurs museaux. Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! Et puis quand les blés seront poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur la mer » ; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner : « Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de graminées, au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIᵉ siècle les traces d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au VIIᵉ siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et « restitue » la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces reconstitutions des données plus précises que n’en ont généralement les restaurateurs : quelques images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon enfance ; et, parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de disparaître, émouvantes — si on peut comparer un obscur portrait à ces effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des reproductions — comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de Gentile Bellini, dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc. On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l’Oiseau flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIᵉ siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency, quand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le calme du jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait et que le clocher, avec l’exactitude indolente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement — pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées — de presser, au moment voulu, la plénitude du silence. Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs pieds ; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au Moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations — passé presque descendu dans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie, mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d’orient. Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes ; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j’en jetais dans la Vivonne les boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation. Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que, comme un bac actionné mécaniquement, il n’abordait une rive que pour retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours ; pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar, pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante, et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents. Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux — avec ce qu’il y a d’infini — dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel. Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix. Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel férié flânait longuement un nuage oisif. Par moments, oppressée par l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où parvenaient jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds. Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l’expression populaire, « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile. Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu’aux sources de la Vivonne auxquelles j’avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le « Couronnement d’Esther » de notre église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert chou au bleu prune, selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond — enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes ». Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale se distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de Guermantes » ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVᵉ siècle où, après avoir inutilement essayé de vaincre leurs anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas. Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieuse tristesse qui était spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais non d’une maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire que l’envers de laque noire, si je levais la tête quand j’allais chercher du sel chez Camus. Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mᵐᵉ de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir, me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait, le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces rêves m’avertissaient que, puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place qu’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m’avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de la mort, à faire retarder d’un an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de « ravalement », à obtenir du ministre, pour le fils de Mᵐᵉ Sazerat qui voulait aller aux eaux, l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance, dans la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si j’avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop d’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la guérison ; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois, tandis que mes parents s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle, au lieu de me sembler une création artificielle de mon père et qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il me semblait alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience. Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours de Mᵐᵉ de Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie. » C’était du reste par le docteur Percepied que j’avais le plus entendu parler de Mᵐᵉ de Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d’une revue illustrée où elle était représentée dans le costume qu’elle portait à un bal travesti chez la princesse de Léon. Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût eu très chaud, je distinguais diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : cette dame ressemble à Mᵐᵉ de Guermantes ; or la chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je me rappelais être, à ce qu’on m’avait dit, réservée à la famille de Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à Combray ; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme ressemblant au portrait de Mᵐᵉ de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où elle devait justement venir, dans cette chapelle : c’était elle ! Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais pris garde, quand je pensais à Mᵐᵉ de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le reste des personnes vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme Mᵐᵉ Sazerat, et l’ovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que le soupçon m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette dame en son principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom qu’on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins et de commerçants. « C’est cela, ce n’est que cela, Mᵐᵉ de Guermantes ! » disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette image qui, naturellement, n’avait aucun rapport avec celles qui sous le même nom de Mᵐᵉ de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres arbitrairement formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux pour la première fois, il y a un moment seulement, dans l’église ; qui n’était pas de la même nature, n’était pas colorable à volonté comme elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe, mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la robe de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la présence matérielle d’une actrice vivante, là où nous étions incertains si nous n’avions pas devant les yeux une simple projection lumineuse. Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’étaient eux qui l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la première encoche, au moment où je n’avais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait devant moi pouvait être Mᵐᵉ de Guermantes), sur cette image toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer l’idée : « C’est Mᵐᵉ de Guermantes » sans parvenir qu’à la faire manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés par un intervalle. Mais cette Mᵐᵉ de Guermantes à laquelle j’avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de ce qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire : « Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici. » Et — ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se promener seuls loin de lui — pendant que Mᵐᵉ de Guermantes était assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient. Quant à Mᵐᵉ de Guermantes elle-même, comme elle restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces espiègles et les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouent et interpellent des personnes qu’elle ne connaît pas, il me fut impossible de savoir si elle approuvait ou blâmait, dans le désœuvrement de son âme, le vagabondage de ses regards. Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux d’elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées que j’y rapportais — et peut-être surtout, forme de l’instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas avoir été déçu — la replaçant (puisque c’était une seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je m’irritais en entendant dire autour de moi : « Elle est mieux que Mᵐᵉ Sazerat, que Mˡˡᵉ Vinteuil », comme si elle leur eût été comparable. Et mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement incomplet : « Qu’elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c’est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai devant moi ! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais son visage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie, il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame était bien Mᵐᵉ de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et d’orage, et dans laquelle Mᵐᵉ de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance, et auxquels du reste elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d’une signification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît, mais seulement laisser ses pensées distraites s’échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces petites gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à personne, mais pour que tous pussent en prendre leur part, un sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis : « Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus que je lui plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mˡˡᵉ Swann et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mᵐᵉ de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m’eût dédiée ; et le soleil, menacé par un nuage mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la solennité, et sur lesquels s’avançait en souriant Mᵐᵉ de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l’épithète de délicieux. Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher, au delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils m’invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver en fermant les yeux ; je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Certes ce n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu — que m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur — de tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme des poissons que, les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier, couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés) une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois pourtant — où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui — j’eus une impression de ce genre et ne l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à Martinville-le-Sec chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que nous l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux. En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois. Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que j’avais eu à les apercevoir à l’horizon et l’obligation de chercher à découvrir cette raison me semblait bien pénible ; j’avais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraient allés à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers qu’un peu plus tard j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me rappeler mes clochers. Bientôt, leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne pus pas penser à autre chose. À ce moment et comme nous étions déjà loin de Martinville, en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus. Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire subir que peu de changements : « Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin, qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit. » Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête. Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et à partir de laquelle, pour entrer dans Combray, il n’y avait plus qu’à prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi distincte de la zone où je m’élançais avec joie il y avait un moment encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux, j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman ! Je frissonnais, je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter, dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre. Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement, et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte ; mais c’était sans le savoir ; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule — ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps — peut-être tout simplement de quel rêve — il vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait connaître sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon cœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant — à l’heure où s’éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais inséparable de lui — je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non ; de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis, puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi — c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste ; de même ce que je veux revoir, c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes, rien que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas. C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur — ce qu’on aurait appelé à Combray le « parfum » — d’une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une autre — tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux — entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris — sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de « formation ». Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour de moi dans l’obscurité et — soit en m’orientant par la seule mémoire, soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée — je l’avais reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour — et non plus le reflet d’une dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui — traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux quittait le cadre de la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir ; une courette régnait à l’endroit où il y a un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.
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Du côté de chez Swann/Partie 2
# Du côté de chez Swann/Partie 2 | ◄ Première partie — Combray | Deuxième partie — Un amour de Swan | Troisième partie — Nom de pays : le nom ► | ## DEUXIÈME PARTIE UN AMOUR DE SWANN Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mᵐᵉ Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin. En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année-là (bien que Mᵐᵉ Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde, Mᵐᵉ de Crécy, que Mᵐᵉ Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être « un amour », et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon ; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé. Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux « son couvert mis ». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si « ça lui chantait », car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : « Tout pour les amis, vivent les camarades ! » Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mᵐᵉ Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. « Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! » S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur peintre favori d’alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin, « une grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde », Mᵐᵉ Verdurin surtout, à qui, — tant elle avait l’habitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait — le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri. L’habit noir était défendu parce qu’on était entre « copains » et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux » dont on se garait comme de la peste et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps, on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit « noyau ». Mais au fur et à mesure que les « camarades » avaient pris plus de place dans la vie de Mᵐᵉ Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès d’un malade en danger : « Qui sait, lui disait Mᵐᵉ Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le déranger ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le commencement de décembre, elle était malade à la pensée que les fidèles « lâcheraient » pour le jour de Noël et le 1ᵉʳ janvier. La tante du pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle : — Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mᵐᵉ Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en province ! Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte : — Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le Vendredi saint comme un autre jour ? dit-elle à Cottard la première année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule. — Je viendrai le Vendredi saint… vous faire mes adieux car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne. — En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse ! Et après un silence : — Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables. De même si un « fidèle » avait un ami, ou une « habituée » un flirt qui serait capable de le faire « lâcher » quelquefois, les Verdurin, qui ne s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez eux, l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient : « Eh bien ! amenez-le votre ami. » Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mᵐᵉ Verdurin, s’il était susceptible d’être agrégé au « petit clan ». S’il ne l’était pas, on prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. Aussi quand cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait fait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il serait très heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis qu’après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de grandes ressources d’ingéniosité.) — Voici Mᵐᵉ de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu ? — Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une perfection. — Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas « fishing for compliments ». — Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable. Certes le « petit noyau » n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann, qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre. Il n’était pas comme tant de gens qui, par paresse, ou sentiment résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les divertissements médiocres ou les insupportables ennuis qu’elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse et rose. Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore connu, rester dans son « quant à soi » et tromper le désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la « Vie » contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde, notamment au baron de Charlus qu’il s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui, il eût découvert qu’elle était la sœur d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière. Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! » Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux. Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’était plaint de ne jamais voir Swann leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand’mère en fredonnant : ou : ou : Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? » la figure de l’interlocuteur s’allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant moi ! » — « Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère allait envoyer demander de ses nouvelles, quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir. Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée. « Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que c’est le jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’un léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la mode, pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un nouvel amour. Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l’intéressaient tant, « elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses », disant qu’il lui semblait qu’elle le connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans « son home » où elle l’imaginait « si confortable avec son thé et ses livres », quoiqu’elle ne lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartier qui devait être si triste et « qui était si peu smart pour lui qui l’était tant ». Et après qu’il l’eut laissée venir, en le quittant, elle lui avait dit son regret d’être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s’il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres qu’elle connaissait, et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d’union romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann, et où l’on sait se contenter d’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en revanche par une association d’idées si forte, qu’il peut en devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître — l’amour le plus physique — sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. À cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour ; il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début — rempli par l’admiration qu’inspire la beauté — pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu — là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle de n’exister plus que l’un pour l’autre — nous avons assez l’habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage où elle nous attend. Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites ; et sans doute chacune d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans l’intervalle, et qu’il ne s’était rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané ; il regrettait, pendant qu’elle causait avec lui, que la grande beauté qu’elle avait ne fût pas du genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il faut d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait, alors, prolongés en « devants », soulevés en « crêpés », répandus en mèches folles le long des oreilles ; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu. Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de revenir ; il se rappelait l’air inquiet, timide, avec lequel elle l’avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. « Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé ? » Il avait allégué des travaux en train, une étude — en réalité abandonnée depuis des années — sur Ver Meer de Delft. « Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l’aréopage. Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers », avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en « mettant elle-même les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c’est à cela qu’il est en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux ! » Il s’était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galanterie, sa peur d’être malheureux. « Vous avez peur d’une affection ? comme c’est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit d’une voix si naturelle, si convaincue, qu’il en avait été remué. Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle n’a pas su vous comprendre ; vous êtes un être si à part. C’est cela que j’ai aimé d’abord en vous, j’ai bien senti que vous n’étiez pas comme tout le monde. » — « Et puis d’ailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que c’est que les femmes, vous devez avoir des tas d’occupations, être peu libre. » — « Moi, je n’ai jamais rien à faire ! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d’accourir. Le ferez-vous ? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à Mᵐᵉ Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si on s’y retrouvait et si je pensais que c’est un peu pour moi que vous y êtes ! » Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup d’autres images de femmes dans des rêveries romanesques ; mais si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur lui) l’image d’Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n’étaient plus séparables de son souvenir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle qu’il aimait, il serait désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments. Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le « jeune Verdurin » et qu’il considérait, un peu en gros, comme tombé — tout en gardant de nombreux millions — dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin : « À la garde ! à la garde ! s’était écrié mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu ! D’abord je ne peux pas faire ce qu’il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affuble des petits Verdurin. » Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin. Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et Mᵐᵉ Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s’étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles. Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n’était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute impropriété, puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie. Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s’efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction. C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus sans tâcher de se faire documenter sur eux. Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart d’heure de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses propos. À leur défaut il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu’on prononçait devant lui, il se contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu’il pensait suffisant pour lui valoir des explications qu’il n’aurait pas l’air de demander. Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à affirmer à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter d’en être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l’aveuglement de Mᵐᵉ Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : « Vous êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la scène », le docteur qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait : « En effet on est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne ! » Et il ajoutait : « Sarah Bernhardt, c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression bizarre, n’est-ce pas ? » dans l’espoir de commentaires qui ne venaient point. « Tu sais, avait dit Mᵐᵉ Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous lui en disons. » — « Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avais remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant, au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir d’aussi belle. Quand Mᵐᵉ Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mᵐᵉ Verdurin eut dit : « Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. » — « Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait de l’introduction de Swann chez Mᵐᵉ Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes ! » En disant aux Verdurin que Swann était très « smart », Odette leur avait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur fit au contraire une excellente impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde une des supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à l’imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce qu’ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui présente et s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans toute l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances, dont selon eux un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de froideur qu’avec le docteur Cottard : en le voyant lui cligner de l’œil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait « laisser venir »), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu’une dame qui se trouvait près de lui était Mᵐᵉ Cottard, il pensa qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa femme à des divertissements de ce genre ; et il cessa de donner à l’air entendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier ; Swann le trouva gentil. « Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mᵐᵉ Verdurin, sur un ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera le portrait de Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez bien, « monsieur » Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai demandé c’est le portrait de son sourire. » Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d’abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d’un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon cœur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa science d’archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mᵐᵉ Verdurin l’effet de renverser les rôles (au point qu’en réponse, elle dit en insistant sur la différence : « Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette »), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu, et ils ne tenaient pas à lui faire des amis, mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu’elle croyait qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce qu’il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement d’elle en parlant à M. Verdurin, lequel au contraire fut piqué. « C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu’elle n’est pas étourdissante ; mais je vous assure qu’elle est agréable quand on cause seul avec elle. » — « Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. Je voulais dire qu’elle ne me semblait pas « éminente » ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un compliment ! » — « Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas, docteur ? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann ? » — Mais ce sera un bonheur…, commençait à répondre Swann, quand le docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet, ayant retenu que dans la conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était suranné, dès qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de l’être le mot « bonheur », il croyait que celui qui l’avait prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer, alors que celui-ci n’y avait jamais pensé. — Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase. M. Verdurin ne put s’empêcher de rire. — Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria Mᵐᵉ Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule en pénitence, ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant. Mᵐᵉ Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes. De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux — et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité — elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mᵐᵉ Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. Cependant M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d’allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on est entre camarades »), priait le jeune artiste de se mettre au piano. — Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être tourmenté, s’écria Mᵐᵉ Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente, moi ! — Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte ; il va nous jouer l’arrangement pour piano. — Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mᵐᵉ Verdurin, je n’ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui garderez le lit huit jours ! Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants : « Écoutez, écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d’habitude. — Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l’andante. — Que l’andante, comme tu y vas ! s’écria Mᵐᵉ Verdurin. C’est justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron ! C’est comme si dans la « Neuvième » il disait : nous n’entendrons que le finale, ou dans « les Maîtres » que l’ouverture. Le docteur, cependant, poussait Mᵐᵉ Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui donnait — il y reconnaissait certains états neurasthéniques — mais par cette habitude qu’ont beaucoup de médecins de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels. — Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous vous soignerons. — Bien vrai ? répondit Mᵐᵉ Verdurin, comme si devant l’espérance d’une telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi, à force de dire qu’elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se rappelait plus que c’était un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatigués d’être toujours obligés de faire dépendre de leur sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un être puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’un mot ou d’une pilule, les remettra sur pied. Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était près du piano : — Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mᵐᵉ Verdurin. Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever : — Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d’Odette, n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann ? — Quel joli beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à être aimable. — Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mᵐᵉ Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l’heure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? Qu’est-ce que vous dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner ! Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que je n’aime pas les fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous à rire ? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien. — Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre. — Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi — allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été… — Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à témoins : est-ce que j’ai dit quelque chose ? Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite. — Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en charger. Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi : L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie — il ne savait lui-même — qui passait et lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables — si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu. D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom. Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait s’y rendre, et que s’il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait, mais étaient allées causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison, ils savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser. Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mᵐᵉ Verdurin, tout d’un coup après une note longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mᵐᵉ Verdurin. — Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout, excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet. Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’il avait fait un trait d’esprit : — Vous êtes très indulgente pour moi, dit-il. Et tandis que Mᵐᵉ Verdurin disait à son mari : « Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mᵐᵉ Verdurin, ayant dit d’un peu loin : « Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles », Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir. Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mᵐᵉ Verdurin s’était écriée : « Je vous crois un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah ! c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas ? Ce n’est pas, si vous voulez, la chose « cher » et « public », n’est-ce pas ? mais c’est la très grosse impression pour les artistes »), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions, car ils furent incapables d’y répondre. Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée : — Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguilles ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison, répondit Mᵐᵉ Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mᵐᵉ Cottard, avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mᵐᵉ Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient, dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves. Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là une occasion propice et pendant que Mᵐᵉ Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir : — Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello ! s’écria-t-il avec une brusque résolution. Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand public. — Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère. — C’est peut-être lui, s’écria Mᵐᵉ Verdurin. — Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question. — Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur. — Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux. Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver. — Comment, s’écria Mᵐᵉ Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain ! — Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de mes maîtres. Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet. — Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui, répondit Mᵐᵉ Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous au moins ! — Mais, madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de la science… C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire : « C’est Potain qui me soigne. » — Ah ! c’est plus chic ? dit Mᵐᵉ Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant ? je ne savais pas ça… Ce que vous m’amusez, s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monter à l’arbre. Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité. — Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mᵐᵉ Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant ; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener. M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la tante du pianiste. — Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mᵐᵉ Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre ? — Mais non, il ne veut pas. — Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au dernier moment ! À la grande surprise de Mᵐᵉ Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mᵐᵉ Verdurin aimait beaucoup ; et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de première, de gala, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit : — Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Élysée. — Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante. — Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit. Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie : — Ça vous prend souvent ? Généralement une fois l’explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d’émotion. Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État. — Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République, et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du dépôt. — Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République. Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors, il ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât l’Élysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que l’invité avouait lui-même être ennuyeux. — Ah ! bien, bien, ça va bien, dit-il sur le ton d’un douanier, méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles. — Ah ! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu d’y aller, dit Mᵐᵉ Verdurin, à qui le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employées à l’égard des fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il mange avec ses doigts. — En effet, alors cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller, dit le docteur avec une nuance de commisération ; et, se rappelant le chiffre de huit convives : « Sont-ce des déjeuners intimes ? » demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud. Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la malveillance de Mᵐᵉ Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait avec intérêt : « Verrons-nous ce soir M. Swann ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman ? » Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour l’exposition dentaire. — Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez, je vous dis cela parce que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les doigts. Quant à M. Verdurin, il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont il n’avait jamais parlé. Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir, et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d’Odette. — Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela, lui disait-elle. — Et Mᵐᵉ Verdurin ? — Oh ! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger. — Vous êtes gentille. Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant seulement à la retrouver après dîner) qu’il y avait des plaisirs qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette la beauté d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les Verdurin. À son entrée, tandis que Mᵐᵉ Verdurin montrant des roses qu’il avait envoyées le matin lui disait : « Je vous gronde » et lui indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait, pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même — en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles — que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin ou pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les unissait ; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. « Qu’avez-vous besoin du reste ? lui avait-elle dit. C’est ça notre morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et d’un être particulier. Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée. Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann ; un soir, comme elle venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire. Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle, « prendre le thé ». L’isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées en entrant. Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale, s’éclairait au gaz) montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit : « Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arranger », et avec le petit rire vaniteux qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain — faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées — elle avait surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin. « Celle-là a l’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau », dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si « chic », pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes qu’elle lui fît une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elle appelait : « chéris ». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle, et dont elle portait toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! » Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même, et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait : « Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. « Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. » Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir d’avance il se la représentait ; et la nécessité où il était pour trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante ; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s’était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en soit, et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait depuis quelque temps, et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair. Il regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur, il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’ « œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse. Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données d’une esthétique certaine ; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux. Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur. Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore et, approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur. Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre ; sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire ; il craignait que les façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé, d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondre, et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits ; et en effet — c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la « Maison Dorée » (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots : « Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire », et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait : « J’ai à vous parler », et il contemplerait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché jusque-là de son cœur. Rien qu’en approchant de chez les Verdurin, quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendît compte, ses yeux brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur. Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit « clan » prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle. Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard, qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait pas, était partie. En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur. — As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était pas là ? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est pincé ! — La tête qu’il a fait ? demanda avec violence le docteur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait. — Comment, vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann… — Non. M. Swann est venu ? — Oh ! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était partie. — Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a fait voir l’heure du berger, dit le docteur, expérimentant avec prudence le sens de ces expressions. — Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle est du reste. — Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a rien ! nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas ? — À moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mᵐᵉ Verdurin. Je vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires ! Comme elle n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort béguin pour lui, mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour lui, est-ce que je sais, moi ? Ce serait pourtant absolument ce qu’il lui faut. — Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient qu’à demi ce monsieur ; je le trouve poseur. Mᵐᵉ Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air d’impliquer qu’on pouvait « poser » avec eux, donc qu’on était « plus qu’eux ». — Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate de Vinteuil ; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard ! — Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mᵐᵉ Verdurin en faisant l’enfant. Elle est charmante. — Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante ; nous ne disons pas du mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce qu’elle soit vertueuse ? Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ? Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne se trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par Odette de lui dire — mais il y avait bien une heure déjà — au cas où il viendrait encore, qu’elle irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. Quoi ? toute cette agitation parce qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mᵐᵉ Verdurin ! Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait chez Prévost il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante. C’est à peine s’il se disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle l’attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui la précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, un seul souvenir derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable pourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette, jetant furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de peur qu’elle n’y vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la retrouverait le lendemain chez les Verdurin : c’est-à-dire de prolonger pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu’il approchait sans oser l’étreindre. Elle n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Loredan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite — n’ayant rien trouvé lui-même — à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne revenait pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait : « cette dame est là », et comme celui où Rémi lui dirait : « cette dame n’était dans aucun des cafés ». Et ainsi il voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse, soit par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation de rentrer chez lui sans l’avoir vue. Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas : « Avez-vous trouvé cette dame ? » mais : « Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doit commencer à s’épuiser. » Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie ; il avait dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant : « Cette dame est là », il eût répondu : « Ah ! oui, c’est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je n’aurais pas cru », et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se donner au bonheur. Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur : — Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer. Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche : — Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame ; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu. — Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas. D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice. De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand — à ce moment où il nous fait défaut — à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux qui a pour objet cet être même, un besoin absurde que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir — le besoin insensé et douloureux de le posséder. Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ; c’est la seule hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme ; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si, en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette au cas où elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni, et sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture. Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle ; car, il n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure ; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir — c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait vers lui — cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée, incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux. Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de suivre. Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygne. Elle était habillée sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration. — Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur. Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir ; puis il lui dit : — Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc ? J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant : — Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria : — Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous ; vous permettez que je l’essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité ? Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire « vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ». Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours. Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là (qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fâché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait : « C’est malheureux, ce soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été déplacés comme l’autre soir ; il me semble pourtant que celui-ci n’est pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les autres ? » Ou bien, si elle n’en avait pas : « Oh ! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d’Odette, et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et, bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya » devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de la possession physique — où d’ailleurs l’on ne possède rien — survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles — ou crues telles par nous — pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges pétales mauves ; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela — comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre — un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un plaisir — ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la trace — entièrement particulier et nouveau. Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il fallait qu’il entrât, et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait jusqu’à sa voiture, l’embrassait aux yeux du cocher, disant : « Qu’est-ce que cela peut me faire, que me font les autres ? » Les soirs où il n’allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu’il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu’il fût. C’était le printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait aux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il n’allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait l’attitude inverse de celle à quoi, hier encore, on l’eût reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se substitue à l’autre et abolit les signes jusque-là invariables par lesquels il s’exprimait ! En revanche ce qui était invariable maintenant, c’était que où que Swann se trouvât, il ne manquât pas d’aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d’elle était celui qu’il parcourait inévitablement et comme la pente même, irrésistible et rapide, de sa vie. À vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain ; mais le fait même de se déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient : « Il est très tenu, il y a certainement une femme qui le force à aller chez elle à n’importe quelle heure », lui faisait sentir qu’il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice qu’ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis sans qu’il s’en rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée, mais toujours prête à renaître, qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin, et dont l’apaisement actuel était si doux que cela pouvait s’appeler du bonheur. Peut-être était-ce à cette angoisse qu’il était redevable de l’importance qu’Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont d’habitude si indifférents, que quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu’Odette deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensée, et depuis projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait. S’il arrivait après l’heure où Odette envoyait ses domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il allait d’abord dans la rue, où donnait au rez-de-chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie, répondait et allait l’attendre de l’autre côté, à la porte d’entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu’elle préférait : la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico (qu’on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle qui s’éleva, au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c’était quelque chose qui ne correspondait à rien d’extérieur, de constatable par d’autres que lui ; il se rendait compte que les qualités d’Odette ne justifiaient pas qu’il attachât tant de prix aux moments passés auprès d’elle. Et souvent, quand c’était l’intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de Swann s’en trouvaient changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d’être purement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. À voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann — pour lui dont les yeux, quoique délicats amateurs de peinture, dont l’esprit, quoique fin observateur de mœurs portaient à jamais la trace indélébile de la sécheresse de sa vie — de se sentir transformé en une créature étrangère à l’humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde que par l’ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il commençait à se rendre compte de tout ce qu’il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu’importait qu’elle lui dît que l’amour est fragile, le sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu’elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu’il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu’en même temps elle ne cessât pas de l’embrasser. Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement ! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres ; et l’on aurait autant de peine à compter les baisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les fleurs d’un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de s’arrêter, disant : « Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens ? je ne peux tout faire à la fois ; sache au moins ce que tu veux ; est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caresses ? » ; lui se fâchait et elle éclatait d’un rire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait d’un air maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il l’y situait ; il donnait au cou d’Odette l’inclinaison nécessaire ; et quand il l’avait bien peinte à la détrempe, au XVᵉ siècle, sur la muraille de la Sixtine, l’idée qu’elle était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel, prête à être embrassée et possédée, l’idée de sa matérialité et de sa vie venait l’enivrer avec une telle force que, l’œil égaré, les mâchoires tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait à lui pincer les joues. Puis, une fois qu’il l’avait quittée, non sans être rentré pour l’embrasser encore parce qu’il avait oublié d’emporter dans son souvenir quelque particularité de son odeur ou de ses traits, il revenait dans sa victoria, bénissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait qu’elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande joie, mais qui en le préservant de devenir jaloux — en lui ôtant l’occasion de souffrir de nouveau du mal qui s’était déclaré en lui le soir où il ne l’avait pas trouvée chez les Verdurin — l’aideraient à arriver, sans avoir plus d’autres de ces crises dont la première avait été si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures singulières de sa vie, heures presque enchantées, à la façon de celles où il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout de l’horizon, sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant une position lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis qu’il était amoureux, comme au temps où, adolescent, il se croyait artiste ; mais ce n’était plus le même charme, celui-ci, c’est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations de sa jeunesse qu’une vie frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes le reflet, la marque d’un être particulier ; et, dans les longues heures qu’il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à une autre. Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu’il lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il pas ce qu’elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu’il y a quelques années, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlé d’une femme qui, s’il se rappelait bien, devait certainement être elle, comme d’une fille, d’une femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps l’imagination de certains romanciers. Il se disait qu’il n’y a souvent qu’à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour juger exactement une personne quand à un tel caractère il opposait celui d’Odette, bonne, naïve, éprise d’idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité, que l’ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d’écrire aux Verdurin qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait vue, devant Mᵐᵉ Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis qu’elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille, avoir l’air de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles. Certains jours, pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l’après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à laquelle il s’était remis dernièrement. On venait lui dire que Mᵐᵉ de Crécy était dans son petit salon. Il allait l’y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé d’Odette, dès qu’elle avait aperçu Swann, venait — changeant la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses joues — se mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu’elle avait eu la veille, un autre dont elle l’avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa réponse, en voiture, quand il lui avait demandé s’il lui était désagréable en redressant les catleyas ; et la vie d’Odette pendant le reste du temps, comme il n’en connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur, semblable à ces feuilles d’études de Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier chamois, d’innombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas, parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu’ils s’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d’elle que d’insignifiant, lui décrivait la silhouette d’Odette, qu’il avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une « visite » garnie de skunks, sous un chapeau « à la Rembrandt » et un bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis bouleversait Swann parce qu’il lui faisait tout d’un coup apercevoir qu’Odette avait une vie qui n’était pas tout entière à lui ; il voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne lui connaissait pas ; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-là, comme si dans toute la vie incolore — presque inexistante, parce qu’elle lui était invisible — de sa maîtresse, il n’y avait qu’une seule chose en dehors de tous ces sourires adressés à lui : sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage. Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire jouer plutôt des choses qu’il aimât, et pas plus en musique qu’en littérature, à corriger son mauvais goût. Il se rendait bien compte qu’elle n’était pas intelligente. En lui disant qu’elle aimerait tant qu’il lui parlât des grands poètes, elle s’était imaginé qu’elle allait connaître tout de suite des couplets héroïques et romanesques dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda s’il avait souffert par une femme, si c’était une femme qui l’avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu’on n’en savait rien, elle s’était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent : « Je crois bien, la poésie, naturellement, il n’y aurait rien de plus beau si c’était vrai, si les poètes pensaient tout ce qu’ils disent. Mais bien souvent, il n’y a pas plus intéressé que ces gens-là. J’en sais quelque chose, j’avais une amie qui a aimé une espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, du ciel, des étoiles. Ah ! ce qu’elle a été refaite ! Il lui a croqué plus de trois cent mille francs. » Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d’un instant, elle cessait d’écouter, disant : « Oui… je ne me figurais pas que c’était comme cela. » Et il sentait qu’elle éprouvait une telle déception qu’il préférait mentir en lui disant que tout cela n’était rien, que ce n’était encore que des bagatelles, qu’il n’avait pas le temps d’aborder le fond, qu’il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ? quoi ?… Dis-le alors », mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu’elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée de l’art, elle ne le fût en même temps de l’amour. Et en effet, elle trouvait Swann, intellectuellement, inférieur à ce qu’elle aurait cru. « Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te définir. » Elle s’émerveillait davantage de son indifférence à l’argent, de sa gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive en effet souvent pour de plus grands que n’était Swann, pour un savant, pour un artiste, quand il n’est pas méconnu par ceux qui l’entourent, que celui de leurs sentiments qui prouve que la supériorité de son intelligence s’est imposée à eux, ce n’est pas leur admiration pour ses idées, car elles leur échappent, mais leur respect pour sa bonté. C’est aussi du respect qu’inspirait à Odette la situation qu’avait Swann dans le monde, mais elle ne désirait pas qu’il cherchât à l’y faire recevoir. Peut-être sentait-elle qu’il ne pourrait pas y réussir, et même craignait-elle que rien qu’en parlant d’elle il ne provoquât des révélations qu’elle redoutait. Toujours est-il qu’elle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde, lui avait-elle dit, était une brouille qu’elle avait eue autrefois avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d’elle. Swann objectait : « Mais tout le monde n’a pas connu ton amie. » — « Mais si, ça fait la tache d’huile, le monde est si méchant. » D’une part Swann ne comprit pas cette histoire, mais d’autre part il savait que ces propositions : « Le monde est si méchant » et « un propos calomnieux fait la tache d’huile », sont généralement tenues pour vraies ; il devait y avoir des cas auxquels elles s’appliquaient. Celui d’Odette était-il l’un de ceux-là ? Il se le demandait, mais pas longtemps car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d’esprit qui s’appesantissait sur son père, quand il se posait un problème difficile. D’ailleurs, ce monde qui faisait si peur à Odette ne lui inspirait peut-être pas de grands désirs, car pour qu’elle se le représentât bien nettement, il était trop éloigné de celui qu’elle connaissait. Pourtant, tout en étant restée à certains égards vraiment simple (elle avait par exemple gardé pour amie une petite couturière retirée dont elle grimpait presque chaque jour l’escalier raide, obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu’à un degré assez éloigné — et plus ou moins affaibli dans la mesure où l’on est distant du centre de leur intimité — dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du monde le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d’où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s’il lisait dans un journal les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d’une phrase, apprécie exactement la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette faisait partie des personnes (extrêmement nombreuses quoi qu’en pensent les gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la société) qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles appartiennent, mais a pour caractère particulier — que ce soit celui dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s’inclinait Mᵐᵉ Cottard — d’être directement accessible à tous. L’autre, celui des gens du monde, l’est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai. Odette disait de quelqu’un : — Il ne va jamais que dans les endroits chics. Et si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là, elle lui répondait avec un peu de mépris : — Mais les endroits chics, parbleu ! Si, à ton âge, il faut t’apprendre ce que c’est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi ? par exemple, le dimanche matin, l’avenue de l’Impératrice, à cinq heures le tour du Lac, le jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi l’Hippodrome, les bals… — Mais quels bals ? — Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier ? mais si, tu dois savoir, c’est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la boutonnière, une raie dans le dos, des paletots clairs ; il est avec ce vieux tableau qu’il promène à toutes les premières. Eh bien ! il a donné un bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’il y a de chic à Paris. Ce que j’aurais aimé y aller ! mais il fallait présenter sa carte d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond j’aime autant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je n’aurais rien vu. C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole ! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent qui racontent qu’elles y étaient, il y a bien la moitié dont ça n’est pas vrai… Mais ça m’étonne que toi, un homme si « pschutt », tu n’y étais pas. Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conception du chic ; pensant que la sienne n’était pas plus vraie, était aussi sotte, dénuée d’importance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si bien qu’après des mois elle ne s’intéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les billets de première qu’il pouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu’il cultivât des relations si utiles, mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic, depuis qu’elle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet à brides. — Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille concierge, darling ! Ça, une marquise ! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée comme ça ! Elle ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui. Certes, elle avait la prétention d’aimer les « antiquités » et prenait un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer toute une journée à « bibeloter », à chercher « du bric-à-brac », des choses « du temps ». Bien qu’elle s’entêtât dans une sorte de point d’honneur (et semblât pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux questions et en ne « rendant pas de comptes » sur l’emploi de ses journées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invitée et chez qui tout était « de l’époque ». Mais Swann ne put arriver à lui faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit que c’était « moyenâgeux ». Elle entendait par là qu’il y avait des boiseries. Quelque temps après elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite quelqu’un avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer comme quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’interlocuteur saura bien de qui vous voulez parler : « Elle a une salle à manger… du… dix-huitième ! » Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la maison n’était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la mode n’en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à manger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de l’argent, pour voir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que, malheureusement, les dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu’elle pensait de son habitation du quai d’Orléans ; comme il avait critiqué que l’amie d’Odette donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le faux ancien : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés », lui dit-elle, le respect humain de la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte. De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient les bas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, elle faisait une élite supérieure au reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût réellement ces goûts pourvu qu’on les proclamât ; d’un homme qui lui avait avoué à dîner qu’il aimait à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles boutiques, qu’il ne serait jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait pas de ses intérêts et qu’il était pour cela d’un autre temps, elle revenait en disant : « Mais c’est une âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais doutée ! » et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en revanche ceux qui, comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur : « Mais lui, ça n’est pas la même chose » ; et en effet, ce qui parlait à son imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en était le vocabulaire. Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il cherchait du moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne pas contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu’elle avait en toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout ce qui venait d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était autant de traits particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parce qu’elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la fête des fleurs ou simplement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au « Thé de la Rue Royale » où elle croyait que l’assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme, Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel d’un enfant ou par la vérité d’un portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l’âme de sa maîtresse affleurer à son visage qu’il ne pouvait résister à venir l’y toucher avec ses lèvres. « Ah ! elle veut qu’on la mène à la fête des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on l’y mènera, nous n’avons qu’à nous incliner. » Comme la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit un dans l’œil, elle ne put contenir sa joie : « Je trouve que pour un homme, il n’y a pas à dire, ça a beaucoup de chic ! Comme tu es bien ainsi ! tu as l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre ! » ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût ainsi, de même que s’il avait été épris d’une Bretonne, il aurait été heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu’elle croyait aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup d’hommes chez qui leur goût pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, un disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu’il accordait à l’un et à l’autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en plus grossières, des séductions d’œuvres de plus en plus raffinées, emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la représentation d’une pièce décadente qu’il avait envie d’entendre ou à une exposition de peinture impressionniste, et persuadé d’ailleurs qu’une femme du monde cultivée n’y eût pas compris davantage, mais n’aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis qu’il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher, de n’avoir qu’une âme à eux deux lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux choses qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plus profond non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions, que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait préférées. S’il retournait à Serge Panine, s’il recherchait les occasions d’aller voir conduire Olivier Métra, c’était pour la douceur d’être initié dans toutes les conceptions d’Odette, de se sentir de moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d’elle, qu’avaient les ouvrages ou les lieux qu’elle aimait, lui semblait plus mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé s’affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d’homme du monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait (ou du moins il avait si longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les objets de nos goûts n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et comme il jugeait que l’importance attachée par Odette à avoir des cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à déjeuner chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l’admiration qu’elle professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable que le goût qu’il avait, lui, pour la Hollande qu’elle se figurait laide et pour Versailles qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’était pour elle, qu’il voulait ne sentir, n’aimer qu’avec elle. Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares « grandes soirées » données pour les « ennuyeux », il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette, la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en l’invitant, le don inestimable ; il se plaisait mieux que partout ailleurs dans le « petit noyau », et cherchait à lui attribuer des mérites réels, car il s’imaginait ainsi que par goût il le fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant pas se dire, par peur de ne pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette, du moins en cherchant à supposer qu’il fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a priori, soulevait moins d’objections de principe de la part de son intelligence), il se voyait dans l’avenir continuant à rencontrer chaque soir Odette ; cela ne revenait peut-être pas tout à fait au même que l’aimer toujours, mais, pour le moment, pendant qu’il l’aimait, croire qu’il ne cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il demandait. « Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c’est au fond la vraie vie qu’on mène là ! Comme on y est plus intelligent, plus artiste que dans le monde ! Comme Mᵐᵉ Verdurin, malgré de petites exagérations un peu risibles, a un amour sincère de la peinture, de la musique ! Quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux artistes ! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde ; mais avec cela que le monde n’en a pas une plus fausse encore, des milieux artistes ! Peut-être n’ai-je pas de grands besoins intellectuels à assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec Cottard, quoiqu’il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, si sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en revanche c’est une des plus belles intelligences que j’aie connues. Et puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu’on veut sans contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-là. Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est là que j’aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie. » Et comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Verdurin n’étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu’avait goûtés chez eux son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l’étaient aussi. Comme Mᵐᵉ Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur ; comme tel soir où il se sentait anxieux parce qu’Odette avait causé avec un invité plus qu’avec un autre, et où, irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de lui demander si elle reviendrait avec lui, Mᵐᵉ Verdurin lui apportait la paix et la joie en disant spontanément : « Odette, vous allez ramener M. Swann, n’est-ce pas » ? comme cet été qui venait et où il s’était d’abord demandé avec inquiétude si Odette ne s’absenterait pas sans lui, s’il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mᵐᵉ Verdurin allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la campagne — Swann, laissant à son insu la reconnaissance et l’intérêt s’infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait jusqu’à proclamer que Mᵐᵉ Verdurin était une grande âme. De quelques gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l’école du Louvre lui parlât : « Je préfère cent fois les Verdurin, lui répondait-il. » Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui : « Ce sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux classes d’êtres : les magnanimes et les autres ; et je suis arrivé à un âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les quitter jusqu’à sa mort. Eh bien ! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’on éprouve quand, même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on l’écoute dans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de nous-mêmes, le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes si Mᵐᵉ Verdurin est véritablement intelligente. Je t’assure qu’elle m’a donné les preuves d’une noblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où, que veux-tu, on n’atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est peut-être pas là qu’elle est le plus admirable ; et telle petite action ingénieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour moi, telle géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une compréhension plus profonde de l’existence que tous les traités de philosophie. » Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur, et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui. Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mᵐᵉ Verdurin la confidente quotidienne ; sans doute la discrétion même avec laquelle il usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent de venir dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez des « ennuyeux », sans doute aussi, et malgré toutes les précautions qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive qu’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en était autre. C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre les dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher. Quelle différence avec un « nouveau » qu’Odette leur avait demandé d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville ! (Il se trouva qu’il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit d’étonnement les fidèles : le vieil archiviste avait des manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social inférieur au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était pas ; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mᵐᵉ Verdurin contre des gens qu’il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann. Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mᵐᵉ Verdurin aux eaux et, si ses fonctions universitaires et ses travaux d’érudition n’avaient pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mᵐᵉ Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et d’histoire, d’abord parce qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une préparation à la vie et qu’il s’imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu’il n’avait connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu’il l’était resté. Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la droite de Mᵐᵉ Verdurin qui avait fait pour le « nouveau » de grands frais de toilette, lui disait : « C’est original, cette robe blanche », le docteur qui n’avait cessé de l’observer tant il était curieux de savoir comment était fait ce qu’il appelait un « de », et qui cherchait une occasion d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot « blanche », et sans lever le nez de son assiette, dit : « blanche ? Blanche de Castille ? », puis sans bouger la tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par l’effort douloureux et vain qu’il fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce calembour stupide, Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la finesse et qu’il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté dont la franchise avait charmé Mᵐᵉ Verdurin. — Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela ? avait-elle demandé à Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital ? avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je demande à m’y faire admettre. — Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie de Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai, madame ? demanda Brichot à Mᵐᵉ Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés, précipita sa figure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris étouffés. — Mon Dieu, madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses s’il y en a autour de cette table, sub rosa… Je reconnais d’ailleurs que notre ineffable république athénienne — ô combien ! — pourrait honorer en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M. Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la sûreté d’information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard ; car avec elle chacun en prenait pour son grade. — Quel est ce monsieur ? demanda Forcheville à Mᵐᵉ Verdurin, il a l’air d’être de première force. — Comment vous ne connaissez pas le fameux Brichot, il est célèbre dans toute l’Europe. — Ah ! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entendu, vous m’en direz tant, ajouta-t-il, tout en attachant sur l’homme célèbre des yeux écarquillés. C’est toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous. — Oh ! vous savez ce qu’il y a surtout, dit modestement Mᵐᵉ Verdurin, c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu’ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce n’est rien : je l’ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre à genoux devant ; eh bien ! chez les autres, ce n’est plus le même homme, il n’a plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il est même ennuyeux. — C’est curieux ! dit Forcheville étonné. Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien qu’il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine de l’intelligence : la conversation, que Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à écœurer. Puis il était choqué dans l’habitude qu’il avait des bonnes manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à chacun, l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu, ce soir-là, de son indulgence, en voyant l’amabilité que Mᵐᵉ Verdurin déployait pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la singulière idée d’amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui avait demandé en arrivant : — Comment trouvez-vous mon invité ? Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez bel homme, avait répondu : « Immonde ! » Certes, il n’avait pas l’idée d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de la mère de Blanche de Castille qui « avait été avec Henri Plantagenet des années avant de l’épouser », voulut s’en faire demander la suite par Swann en lui disant : « n’est-ce pas, monsieur Swann » — sur le ton martial qu’on prend pour se mettre à la portée d’un paysan ou pour donner du cœur à un troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet, était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, ami de M. Verdurin, qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes. — À ce point de vue-là, c’était extraordinaire, mais cela ne me semblait pas d’un art, comme on dit, très « élevé », dit Swann en souriant. — Élevé… à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en levant les bras avec une gravité simulée. Toute la table éclata de rire. — Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui, dit Mᵐᵉ Verdurin à Forcheville. Au moment où on s’y attend le moins, il vous sort une calembredaine. Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste il n’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une façon intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur l’habileté du maître disparu. — Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca ! — Et un font douze, s’écria trop tard le docteur dont personne ne comprit l’interruption. — Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure. Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté : — Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle (éclatant tout à fait de rire) : c’en est malhonnête ! » En s’arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu’il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta : « et c’est si loyal ! » Sauf au moment où il avait dit : « plus fort que la Ronde », blasphème qui avait provoqué une protestation de Mᵐᵉ Verdurin qui tenait « la Ronde » pour le plus grand chef-d’œuvre de l’univers avec « la Neuvième » et « la Samothrace », et à : « fait avec du caca » qui avait fait jeter à Forcheville un coup d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les convives excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par l’admiration. — Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eut terminé, Mᵐᵉ Verdurin, ravie que la table fût justement si intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première fois. Et toi, qu’est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée comme une grande bête ? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu’il parle bien ; on dirait que c’est la première fois qu’il vous entend. Si vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot. — Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son succès, vous avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est du chiqué ; je vous y mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi ! — Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement que vous mangiez et que mon mari mange aussi ; redonnez de la sole normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade. Mᵐᵉ Cottard, qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer d’assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait qu’elle aurait du succès, cela la mettait en confiance, et ce qu’elle en faisait était moins pour briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mᵐᵉ Verdurin. — Ce n’est pas de la salade japonaise ? dit-elle à mi-voix en se tournant vers Odette. Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et retentissante pièce de Dumas, elle éclata d’un rire charmant d’ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu’elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. « Qui est cette dame ? elle a de l’esprit », dit Forcheville. — Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi. — Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mᵐᵉ Cottard à Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu’il m’a dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j’avoue que je n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué, mais comme nous avons des amis très aimables (Mᵐᵉ Cottard prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire « des amis à nous », « une de mes amies », par « distinction », sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas l’air aussi intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j’ai une de mes amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n’étais pas des élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à son jour ; il paraît que c’était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave. Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas Francillon : — Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que cela vaille Serge Panine, l’idole de Mᵐᵉ de Crécy. Voilà au moins des sujets qui ont du fond, qui font réfléchir ; mais donner une recette de salade sur la scène du Théâtre-Français ! Tandis que Serge Panine ! Du reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez le Maître de Forges que je préférerais encore à Serge Panine. — Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoue que mon manque d’admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre. — Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez ? Est-ce un parti pris ? Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste ? D’ailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver détestable ce que j’aime le mieux. Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet, tandis que Mᵐᵉ Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait exprimé à Mᵐᵉ Verdurin son admiration pour ce qu’il avait appelé le petit « speech » du peintre. — Monsieur a une facilité de parole, une mémoire ! avait-il dit à Mᵐᵉ Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement rencontré. Bigre ! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur. On peut dire qu’avec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine, celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus naturellement, c’est moins recherché. Quoi qu’il ait dit chemin faisant quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du jour, je n’ai pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme nous disions au régiment, où pourtant j’avais un camarade que justement monsieur me rappelait un peu. À propos de n’importe quoi, je ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant des heures ; non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stupide ; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous n’auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment ; il a dû le connaître. — Vous voyez souvent M. Swann ? demanda Mᵐᵉ Verdurin. — Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus aisément d’Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais d’en parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et n’avoir pas l’air de l’en féliciter comme d’un succès inespéré : « N’est-ce pas, Swann ? je ne vous vois jamais. D’ailleurs, comment faire pour le voir ? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça !… » Imputation d’autant plus fausse d’ailleurs que depuis un an Swann n’allait plus guère que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu’ils ne connaissaient pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin, craignant la pénible impression que ces noms d’« ennuyeux », surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein d’inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d’avoir été sourde comme nous l’affectons quand un ami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom défendu d’un ingrat, Mᵐᵉ Verdurin pour que son silence n’eût pas l’air d’un consentement, mais du silence ignorant des choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de toute motilité ; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle, chez qui était toujours fourré Swann, n’avait pu pénétrer ; son nez légèrement froncé laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa bouche entr’ouverte allait parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue, qu’un masque de plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste pour le Palais de l’Industrie, devant lequel le public s’arrêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par s’animer et fit entendre qu’il fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si ignorant qu’il disait collidor pour corridor. — On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez moi, conclut Mᵐᵉ Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux. Sans doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait jusqu’à imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de s’écrier : — Voyez-vous ça ? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent encore des personnes qui consentent à leur causer ! il me semble que j’aurais peur : un mauvais coup est si vite reçu ! Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir après. Que ne répondait-il du moins comme Forcheville : « Dame, c’est une duchesse ! il y a des gens que ça impressionne encore », ce qui aurait permis au moins à Mᵐᵉ Verdurin de répliquer : « Grand bien leur fasse ! » Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait qu’il ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien qu’elle éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne parvient pas à extirper l’hérésie, et pour tâcher d’amener Swann à une rétractation, comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de ceux à l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin l’interpella : — Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas le leur répéter. À quoi Swann répondit : — Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si c’est des La Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime aller chez elle. Je ne vous dis pas qu’elle soit « profonde » (il prononça profonde, comme si ç’avait été un mot ridicule, car son langage gardait la trace d’habitudes d’esprit qu’une certaine rénovation, marquée par l’amour de la musique, lui avait momentanément fait perdre), — il exprimait parfois ses opinions avec chaleur — mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable lettré. Ce sont des gens charmants. Si bien que Mᵐᵉ Verdurin, sentant que, par ce seul infidèle, elle serait empêchée de réaliser l’unité morale du petit noyau, ne put pas s’empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur : — Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas. — Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu’entendez-vous par intelligence ? — Voilà ! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais. — Mais si… protesta Swann. — Cette blague ! dit Odette. — Blague à tabac ? demanda le docteur. — Pour vous, reprit Forcheville, l’intelligence, est-ce le bagout du monde, les personnes qui savent s’insinuer ? — Finissez votre entremets qu’on puisse enlever votre assiette, dit Mᵐᵉ Verdurin d’un ton aigre en s’adressant à Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du ton qu’elle avait pris : « Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si je vous le dis, c’est pour les autres, parce que cela empêche de servir. » — Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien curieuse de l’intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon… — Écoutez ! dit à Forcheville et au docteur Mᵐᵉ Verdurin, il va nous dire la définition de l’intelligence par Fénelon, c’est intéressant, on n’a pas toujours l’occasion d’apprendre cela. Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mᵐᵉ Verdurin se réjouissait d’offrir à Forcheville. — Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un ton boudeur, je ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu’il ne trouve pas à la hauteur. — Ces de La Trémouaille que Mᵐᵉ Verdurin nous a montrés comme si peu recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force, descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mᵐᵉ de Sévigné avouait être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses paysans ? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans l’âme, elle faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal qu’elle envoyait régulièrement à sa fille, c’est Mᵐᵉ de la Trémouaille, bien documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique étrangère. — Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout hasard Mᵐᵉ Verdurin. Saniette qui, depuis qu’il avait rendu précipitamment au maître d’hôtel son assiette encore pleine, s’était replongé dans un silence méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l’histoire d’un dîner qu’il avait fait avec le duc de La Trémoïlle et d’où il résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le pseudonyme d’une femme. Swann, qui avait de la sympathie pour Saniette, crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant qu’une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement impossible ; mais tout d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre que Saniette n’avait pas besoin de ces preuves et savait que l’histoire était fausse pour la raison qu’il venait de l’inventer il y avait un moment. Cet excellent homme souffrait d’être trouvé si ennuyeux par les Verdurin ; et ayant conscience d’avoir été plus terne encore à ce dîner que d’habitude, il n’avait pas voulu le laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l’air si malheureux de voir manqué l’effet sur lequel il avait compté et répondit d’un ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s’acharnât pas à une réfutation désormais inutile : « C’est bon, c’est bon ; en tous cas, même si je me trompe, ce n’est pas un crime, je pense » que Swann aurait voulu pouvoir dire que l’histoire était vraie et délicieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut l’idée que c’était le cas de dire : « Se non è vero », mais il n’était pas assez sûr des mots et craignit de s’embrouiller. Après le dîner, Forcheville alla de lui-même vers le docteur. — Elle n’a pas dû être mal, Mᵐᵉ Verdurin, et puis c’est une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. Mais Mᵐᵉ de Crécy, voilà une petite femme qui a l’air intelligente, ah ! saperlipopette, on voit tout de suite qu’elle a l’œil américain, celle-là ! Nous parlons de Mᵐᵉ de Crécy, dit-il à M. Verdurin qui s’approchait, la pipe à la bouche. Je me figure que comme corps de femme… — J’aimerais mieux l’avoir dans mon lit que le tonnerre, dit précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont il craignait que ne revînt pas l’à-propos si la conversation changeait de cours, et qu’il débita avec cet excès de spontanéité et d’assurance qui cherche à masquer la froideur et l’émoi inséparables d’une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. À peine avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d’épaules de quelqu’un qui s’esclaffe qu’aussitôt il se mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocation et d’hilarité. Ainsi lui et Mᵐᵉ Verdurin qui, en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaîté. M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant fit à mi-voix une plaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il renouvelait chaque fois qu’il avait à aller au même endroit : « Il faut que j’aille entretenir un instant le duc d’Aumale », de sorte que la quinte de M. Verdurin recommença. — Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas t’étouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mᵐᵉ Verdurin qui venait offrir des liqueurs. — Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre, déclara Forcheville à Mᵐᵉ Cottard. Merci madame. Un vieux troupier comme moi ça ne refuse jamais la goutte. — M. de Forcheville trouve Odette charmante, dit M. Verdurin à sa femme. — Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner, naturellement, nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous ennuie pas, les petits dîners au Bois ? bien, bien, ce sera très gentil. Est-ce que vous n’allez pas travailler de votre métier, vous ! cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau de l’importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidèles. — M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mᵐᵉ Cottard à son mari quand il rentra au salon. Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui l’occupait depuis le commencement du dîner, lui dit : — Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus ; les Putbus étaient aux Croisades, n’est-ce pas ? Ils ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. Elle connaît du reste Mᵐᵉ Verdurin, je crois. Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seul avec Mᵐᵉ Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait porté sur son mari : — Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins ! — Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann ? dit le pianiste. — Ah ! bigre ! ce n’est pas au moins le « Serpent à Sonates » ? demanda M. de Forcheville pour faire de l’effet. Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la rectifier : — Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à sonnettes, dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal. Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit. — Avouez qu’il est drôle, docteur ? — Oh ! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard. Mais ils se turent ; sous l’agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là — et comme dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d’une promeneuse — la petite phrase venait d’apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann en son cœur, s’adressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville. — Ah ! vous arrivez tard, dit Mᵐᵉ Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait invité qu’en « cure-dents », nous avons eu « un » Brichot incomparable, d’une éloquence ! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann ? Je crois que c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de le connaître. N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot ? Swann s’inclina poliment. — Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui demanda sèchement Mᵐᵉ Verdurin. — Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un peu d’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de choses et il a l’air d’un bien brave homme. Tout le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femme furent : — J’ai rarement vu Mᵐᵉ Verdurin aussi en verve que ce soir. — Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mᵐᵉ Verdurin ? un demi-castor ? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir avec lui. Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda s’il devait entrer chez elle, elle lui dit « Bien entendu », en haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent partis, Mᵐᵉ Verdurin dit à son mari : — As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avons parlé de Mᵐᵉ La Trémoïlle ? Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l’emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concert et les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais elle se rattrapait en disant : « Madame La Trémoïlle. » « La Duchesse, comme dit Swann », ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et ridicule. — Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête. Et M. Verdurin lui répondit : — Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville ! Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin, puisque Swann veut nous la faire à l’homme du monde, au champion des duchesses, au moins l’autre a son titre ; il est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il d’un air délicat, comme si, au courant de l’histoire de ce comté, il en soupesait minutieusement la valeur particulière. — Je te dirai, dit Mᵐᵉ Verdurin, qu’il a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison, c’était une manière de nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant. — Mais je te l’ai dit, répondit M. Verdurin, c’est le raté, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand. En réalité il n’y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann ; mais tous ils avaient la précaution d’assaisonner leurs médisances de plaisanteries connues, d’une petite pointe d’émotion et de cordialité ; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée des formules de convention telles que : « Ce n’est pas du mal que nous disons » et auxquelles il dédaignait de s’abaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse révolte parce qu’ils n’ont pas d’abord flatté les goûts du public et ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué ; c’est de la même manière que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c’était la nouveauté de son langage qui faisait croire à la noirceur de ses intentions. Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour. Il n’avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir ; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d’occuper sa pensée, et à tous moments il cherchait à trouver une occasion d’y intervenir, mais d’une façon agréable pour elle. Si, à la devanture d’un fleuriste ou d’un joaillier, la vue d’un arbuste ou d’un bijou le charmait, aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir qu’ils lui avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la tendresse qu’elle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l’instant où, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près d’elle. Il voulait surtout qu’elle les reçût avant de sortir pour que la reconnaissance qu’elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait ? si le fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre qu’elle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une visite supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il expérimentait sur la nature d’Odette les réactions du dépit, il cherchait par celles de la gratitude à tirer d’elle des parcelles intimes de sentiment qu’elle ne lui avait pas révélées encore. Souvent elle avait des embarras d’argent et, pressée par une dette, le priait de lui venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui pouvait donner à Odette une grande idée de l’amour qu’il avait pour elle, ou simplement une grande idée de son influence, de l’utilité dont il pouvait lui être. Sans doute si on lui avait dit au début : « c’est ta situation qui lui plaît », et maintenant : « c’est pour ta fortune qu’elle t’aime », il ne l’aurait pas cru, et n’aurait pas été d’ailleurs très mécontent qu’on se la figurât tenant à lui — qu’on les sentît unis l’un à l’autre — par quelque chose d’aussi fort que le snobisme ou l’argent. Mais, même s’il avait pensé que c’était vrai, peut-être n’eût-il pas souffert de découvrir à l’amour d’Odette pour lui cet état plus durable que l’agrément ou les qualités qu’elle pouvait lui trouver : l’intérêt, l’intérêt qui empêcherait de venir jamais le jour où elle aurait pu être tentée de cesser de le voir. Pour l’instant, en la comblant de présents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante, de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur — comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter. Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps où on lui avait parlé d’Odette comme d’une femme entretenue, et où une fois de plus il s’amusait à opposer cette personnification étrange : la femme entretenue — chatoyant amalgame d’éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux — et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses qu’il connaissait le mieux lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du banquier lui rappela qu’il aurait à y prendre de l’argent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l’aide d’Odette dans ses difficultés matérielles qu’il n’avait fait le mois dernier où il lui avait donné cinq mille francs, et s’il ne lui offrait pas une rivière de diamants qu’elle désirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration qu’elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminué. Alors, tout d’un coup, il se demanda si cela, ce n’était pas précisément l’« entretenir » (comme si, en effet, cette notion d’entretenir pouvait être extraite d’éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l’avait repris pour l’envoyer avec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu’il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant qu’elle eût jamais pu recevoir d’argent de personne avant lui), ce mot qu’il avait cru si inconciliable avec elle, de « femme entretenue ». Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit, qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage électrique, on put couper l’électricité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait. Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l’heure de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans un des restaurants d’été qu’ils affectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il allait dîner dans quelqu’une de ces maisons élégantes dont il était jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens qui — savait-on ? — pourraient peut-être un jour être utiles à Odette, et grâce auxquels en attendant il réussissait souvent à lui être agréable. Puis l’habitude qu’il avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné, en même temps que le dédain, le besoin, de sorte qu’à partir du moment où les réduits les plus modestes lui étaient apparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures, ses sens étaient tellement accoutumés aux secondes qu’il eût éprouvé quelque malaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même considération — à un degré d’identité qu’ils n’auraient pu croire — pour des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquième étage d’un escalier D, palier à gauche, que pour la princesse de Parme qui donnait les plus belles fêtes de Paris ; mais il n’avait pas la sensation d’être au bal en se tenant avec les pères dans la chambre à coucher de la maîtresse de la maison, et la vue des lavabos recouverts de serviettes, des lits transformés en vestiaires, sur le couvre-pied desquels s’entassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la même sensation d’étouffement que peut causer aujourd’hui à des gens habitués à vingt ans d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne ou d’une veilleuse qui file. Le jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie ; il s’habillait tout en songeant à Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensée constante d’Odette donnait aux moments où il était loin d’elle le même charme particulier qu’à ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et, éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet d’ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis qu’Odette avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peu à la campagne. Mais il n’aurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant qu’Odette y était. L’air était chaud ; c’étaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux, c’était un parc qu’il possédait près de Combray, où, dès quatre heures, avant d’arriver au plant d’asperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise, on pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur qu’au bord de l’étang cerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses. Après dîner, si le rendez-vous au bois ou à Saint-Cloud était de bonne heure, il partait si vite en sortant de table — surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les « fidèles » — qu’une fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann avait quittée avant qu’on servît le café pour rejoindre les Verdurin dans l’île du Bois) dit : — Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la vessie, on l’excuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se moque du monde. Il se disait que le charme du printemps qu’il ne pouvait pas aller goûter à Combray, il le trouverait du moins dans l’île des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu’à Odette, il ne savait même pas s’il avait senti l’odeur des feuilles, s’il y avait eu du clair de lune. Il était accueilli par la petite phrase de la sonate jouée dans le jardin sur le piano du restaurant. S’il n’y en avait pas là, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un d’une chambre ou d’une salle à manger : ce n’est pas que Swann fût rentré en faveur auprès d’eux, au contraire. Mais l’idée d’organiser un plaisir ingénieux pour quelqu’un, même pour quelqu’un qu’ils n’aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires à ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels de sympathie et de cordialité. Parfois il se disait que c’était un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres, au ciel. Mais l’agitation où le mettait la présence d’Odette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le quittait guère depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature. Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme pendant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet d’anciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard : — Oui, je sais que vous avez votre banquet ; je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard. Bien que Swann n’eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de l’amitié d’Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur profonde à l’entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu’il avait chez elle et la préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé qu’Odette n’était à aucun degré une femme remarquable, et la suprématie qu’il exerçait sur un être qui lui était si inférieur n’avait rien qui dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des « fidèles », mais depuis qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu’avait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son cœur. Et il avait commencé d’attacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l’asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce qu’elle pensait d’une chose, d’une autre, où il recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu’il lui témoignait, l’échelle des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et l’y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie. Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n’avait à sa disposition que sa victoria ; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu’elle lui avait demandé de venir, lui avait donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est l’esprit tranquille et le cœur content que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu’il n’avait pas l’air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il l’aurait particulièrement désiré. Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de n’avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l’orage l’avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu’elle ne le garderait pas plus d’une demi-heure, qu’à minuit, elle le renverrait ; et, peu après, elle se sentit fatiguée et désira s’endormir. — Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit catleya. Et d’un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit : — Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante ! — Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas. Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais, quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre que pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle l’avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu’il l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu’elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n’eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque devant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait — entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée — la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t’attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec lui. Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins, Odette apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie et lui, qui tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec l’autre de ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient bien loin d’ici et qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir de l’intelligence. Si, depuis qu’il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un prix infini et presque d’une beauté désintéressée, les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé. À toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens d’une personne avaient toujours paru sans valeur à Swann : si on lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et, tandis qu’il l’écoutait, ce n’était que sa plus vulgaire attention qui y était intéressée ; c’était pour lui un des moments où il se sentait le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de l’amour l’individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? demain peut-être, faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité. Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant qu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il était revenu, qu’il s’était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur qu’elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu’en ce moment encore, tant qu’il n’avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l’aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience d’un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances, qu’il eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtre striée de lumière comme sous la couverture enluminée d’or d’un de ces manuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant qui les consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d’une matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il se sentait — qu’il avait tant besoin de se sentir — sur eux, était peut-être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu’il savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux des amis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda : — Qui est là ? Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer et, puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l’air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai : — Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’ai voulu savoir si vous n’étiez plus souffrante. Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l’un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l’habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que c’était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s’était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine. Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après avoir simulé depuis si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, il ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu’elle n’avait pas aperçu, le heurtait, l’enfonçait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde. Comme si ç’avait été une douleur physique, les pensées de Swann ne pouvaient pas l’amoindrir ; mais du moins la douleur physique, parce qu’elle est indépendante de la pensée, la pensée peut s’arrêter sur elle, constater qu’elle a diminué, qu’elle a momentanément cessé. Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu’en se la rappelant, la recréait. Vouloir n’y pas penser, c’était y penser encore, en souffrir encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d’un coup un mot qu’on lui disait le faisait changer de visage, comme un blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu’elle avait eus, railleurs en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête qu’elle avait détachée de son axe pour l’incliner, la laisser tomber, presque malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture, les regards mourants qu’elle lui avait jetés pendant qu’elle était dans ses bras, tout en contractant frileusement contre l’épaule sa tête inclinée. Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l’ombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire qu’elle lui avait adressé le soir même — et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait d’amour pour un autre — de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers d’autres lèvres, et, données à un autre, toutes les marques de tendresse qu’elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux qu’il emportait de chez elle étaient comme autant d’esquisses, de « projets » pareils à ceux que vous soumet un décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées qu’elle pouvait avoir avec d’autres. De sorte qu’il en arrivait à regretter chaque plaisir qu’il goûtait près d’elle, chaque caresse inventée et dont il avait eu l’imprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce qu’il lui découvrait, car il savait qu’un instant après, elles allaient enrichir d’instruments nouveaux son supplice. Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le souvenir d’un bref regard qu’il avait surpris, il y avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux d’Odette. C’était après dîner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frère, n’était pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu’il eût été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire, et qui, d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin qu’il cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelqu’un qui le connaissait trop bien et qu’il savait trop délicat pour qu’il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à l’insulter, s’enhardissant, au fur et à mesure qu’il vociférait, de l’effroi, de la douleur, des supplications de l’autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mᵐᵉ Verdurin s’il devait rester, et n’ayant pas reçu de réponse, s’était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté impassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans l’expression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles d’un sourire sournois de félicitations pour l’audace qu’il avait eue, d’ironie pour celui qui en avait été victime ; elle lui avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien dire : « voilà une exécution, ou je ne m’y connais pas. Avez-vous vu son air penaud ? il en pleurait », que Forcheville, quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la simulation de colère dont il était encore chaud, sourit et répondit : — Il n’avait qu’à être aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut être utile à tout âge. Un jour que Swann était sorti au milieu de l’après-midi pour faire une visite, n’ayant pas trouvé la personne qu’il voulait rencontrer, il eut l’idée d’entrer chez Odette à cette heure où il n’allait jamais chez elle, mais où il savait qu’elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l’heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui dit qu’il croyait qu’elle était là ; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on n’ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite rue où donnait l’autre face de l’hôtel, se mit devant la fenêtre de la chambre d’Odette, les rideaux l’empêchaient de rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela ; personne n’ouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant qu’après tout, il s’était peut-être trompé en croyant entendre des pas ; mais il en resta si préoccupé qu’il ne pouvait penser à autre chose. Une heure après, il revint. Il la trouva ; elle lui dit qu’elle était chez elle tantôt quand il avait sonné, mais dormait ; la sonnette l’avait éveillée, elle avait deviné que c’était Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjà parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d’un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu’ils inventent, croyant y faire sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité. Certes quand Odette venait de faire quelque chose qu’elle ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au fond d’elle-même. Mais dès qu’elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s’effondraient, ses facultés d’invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose, et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu’elle avait voulu dissimuler et qui étant vraie, était seule restée là. Elle en détachait un petit morceau, sans importance par lui-même, se disant qu’après tout c’était mieux ainsi puisque c’était un détail véritable qui n’offrait pas les mêmes dangers qu’un détail faux. « Ça du moins, c’est vrai, se disait-elle, c’est toujours autant de gagné, il peut s’informer, il reconnaîtra que c’est vrai, ce n’est toujours pas ça qui me trahira. » Elle se trompait, c’était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s’emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l’avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient toujours par la matière excédente et les vides non remplis, que ce n’était pas d’entre ceux-là qu’il venait. « Elle avoue qu’elle m’avait entendu sonner, puis frapper, et qu’elle avait cru que c’était moi, qu’elle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne s’arrange pas avec le fait qu’elle n’ait pas fait ouvrir. » Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrée à elle-même, Odette produirait peut-être quelque mensonge qui serait un faible indice de la vérité ; elle parlait ; il ne l’interrompait pas, il recueillait avec une piété avide et douloureuse ces mots qu’elle lui disait et qu’il sentait (justement, parce qu’elle la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacré, l’empreinte, dessiner l’incertain modelé, de cette réalité infiniment précieuse et hélas ! introuvable : — ce qu’elle faisait tantôt à trois heures, quand il était venu — de laquelle il ne posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui n’existait plus que dans le souvenir receleur de cet être qui la contemplait sans savoir l’apprécier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments qu’en elles-mêmes les actions quotidiennes d’Odette n’étaient pas passionnément intéressantes, et que les relations qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes n’exhalaient pas naturellement d’une façon universelle et pour tout être pensant une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n’existaient qu’en lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait guérie, les actes d’Odette, les baisers qu’elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant d’autres femmes. Mais que la curiosité douloureuse que Swann y portait maintenant n’eût sa cause qu’en lui n’était pas pour lui faire trouver déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout en œuvre pour lui donner satisfaction. C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie — favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun — n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d’hommes qui au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes, de passions qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le genre d’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance qu’il éprouvait à ignorer ce qu’avait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence qu’un climat humide causait à son eczéma ; de prévoir dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur l’emploi des journées d’Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu’il en réservait pour d’autres goûts dont il savait qu’il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu’il fût amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine. Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n’y prit pas garde, car dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n’y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela t’arrive, je ne t’aie pas vu. » Il savait bien qu’elle n’était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l’avait contrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de l’avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. C’était pourtant une chose assez peu importante pour que l’air douloureux qu’elle continuait d’avoir finît par l’étonner. Elle rappelait ainsi, plus encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d’une douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent l’enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser de l’eau dans une auge. Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d’un coup, il se rappela : c’était quand Odette avait menti en parlant à Mᵐᵉ Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n’était pas venue sous prétexte qu’elle était malade et en réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse des femmes qu’elle n’aurait pu avoir de remords d’un mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette l’étaient moins et servaient à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer, avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue comme certains enfants qui n’ont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lésait d’ordinaire gravement l’homme à qui elle le faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surmenage et le regret d’une méchanceté. Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour qu’elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fléchir sous l’effort qu’elle s’imposait, et demander grâce ? Il eut l’idée que ce n’était pas seulement la vérité sur l’incident de l’après-midi qu’elle s’efforçait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l’éclairer sur cette vérité. À ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n’étaient qu’un gémissement : son regret de ne pas avoir vu Swann dans l’après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable désespoir. On entendit la porte d’entrée se refermer et le bruit d’une voiture, comme si repartait une personne — celle probablement que Swann ne devait pas rencontrer — à qui on avait dit qu’Odette était sortie. Alors en songeant que rien qu’en venant à une heure où il n’en avait pas l’habitude, il s’était trouvé déranger tant de choses qu’elle ne voulait pas qu’il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu’il eût pu s’inspirer à lui-même, ce fut pour elle qu’il la ressentit, et il murmura : « Pauvre chérie ! » Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres qu’elle avait sur sa table et lui demanda s’il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré s’aperçut qu’il avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu’à la poste, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait : « Si je voyais ce qu’il y a dedans, je saurais comment elle l’appelle, comment elle lui parle, s’il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu’en ne la regardant pas, je commets une indélicatesse à l’égard d’Odette, car c’est la seule manière de me délivrer d’un soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettre partie. » Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l’enveloppe qu’il n’avait pas osé ouvrir. D’abord il ne put rien lire, mais l’enveloppe était mince, et en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa transparence, lire les derniers mots. C’était une formule finale très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville, c’eût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres. Il maintint immobile la carte qui dansait dans l’enveloppe plus grande qu’elle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie de l’enveloppe qui n’était pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire. Malgré cela il ne distinguait pas bien. D’ailleurs cela ne faisait rien, car il en avait assez vu pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses ; c’était quelque chose qui se rapportait à un oncle d’Odette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne : « J’ai eu raison », mais ne comprenait pas ce qu’Odette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot qu’il n’avait pas pu déchiffrer d’abord, apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière : « J’ai eu raison d’ouvrir, c’était mon oncle. » D’ouvrir ! alors Forcheville était là tantôt quand Swann avait sonné et elle l’avait fait partir, d’où le bruit qu’il avait entendu. Alors il lut toute la lettre ; à la fin elle s’excusait d’avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses cigarettes chez elle, la même phrase qu’elle avait écrite à Swann une des premières fois qu’il était venu. Mais pour Swann elle avait ajouté : « puissiez-vous y avoir laissé votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre ». Pour Forcheville rien de tel : aucune allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. À vrai dire d’ailleurs, Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui, puisque Odette lui écrivait pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme, c’était lui, Swann, l’homme à qui elle attachait de l’importance et pour qui elle avait congédié l’autre. Et pourtant, s’il n’y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n’avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit : « J’ai bien fait d’ouvrir, c’était mon oncle » ? si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même s’expliquer qu’elle eût pu ne pas ouvrir ? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d’un incident qu’il n’aurait jamais cru possible de connaître, un peu de la vie d’Odette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu. Puis sa jalousie s’en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s’inquiéter chaque jour des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures, à chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l’ignorance où il était de l’emploi des journées d’Odette et la paresse cérébrale qui l’empêchait de suppléer à l’ignorance par l’imagination. Il ne fut pas jaloux d’abord de toute la vie d’Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, l’avait amené à supposer qu’Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre, s’attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n’étaient que le souvenir, la perpétuation d’une souffrance qui lui était venue du dehors. Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu’elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l’hôtel et qu’elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l’eût cruellement blessé. Et comment n’aurait-il pas été misanthrope, quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi sa jalousie, plus encore que n’avait fait le goût voluptueux et riant qu’il avait d’abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l’aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait. Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mᵐᵉ Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu’on rappelait au pianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n’y était pas invité. Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s’écria : — Il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair de lune dans l’obscurité pour mieux voir s’éclairer les choses. Mᵐᵉ Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet. Odette eut soudain l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir qu’elle n’allât pas le lendemain à Chatou ou qu’elle l’y fît inviter, et apaiser dans ses bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mᵐᵉ Verdurin dit à Swann : — Alors, adieu, à bientôt, n’est-ce pas ? tâchant par l’amabilité du regard et la contrainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu’ici : — À demain à Chatou, à après-demain chez moi. » M. et Mᵐᵉ Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s’était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne. — Odette, nous vous ramenons, dit Mᵐᵉ Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville. — Oui, Madame, répondit Odette. — Comment, mais je croyais que je vous reconduisais, s’écria Swann, disant sans dissimulation les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l’état où il était. — Mais Mᵐᵉ Verdurin m’a demandé… — Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l’avons laissée assez de fois, dit Mᵐᵉ Verdurin. — Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame. — Eh bien ! vous la lui écrirez… — Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main. Il essaya de sourire, mais il avait l’air atterré. — As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous ? dit Mᵐᵉ Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. J’ai cru qu’il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C’est d’une inconvenance, vraiment ! Alors, qu’il dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous ! Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manières pareilles. Il a absolument l’air de dire : vous m’appartenez. Je dirai ma manière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra. Et elle ajouta encore un instant après, avec colère : — Non, mais voyez-vous, cette sale bête ! employant sans s’en rendre compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier — comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir — les mots qu’arrachent les derniers sursauts d’un animal inoffensif qui agonise au paysan qui est en train de l’écraser. Et quand la voiture de Mᵐᵉ Verdurin fut partie et que celle de Swann s’avança, son cocher le regardant lui demanda s’il n’était pas malade ou s’il n’était pas arrivé de malheur. Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu’il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice qu’il avait pris jusqu’ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d’Odette lui devenaient aussi odieux qu’il les avait trouvés doux, s’ils étaient adressés à d’autres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même une sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que lui qu’Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie. Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. « D’abord cette idée d’aller à Chatou ! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique ! Vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche ! » Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s’ils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou ! » Hélas ! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à « faire des mariages », qui inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, « car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête !!! » Il entendit les plaisanteries que ferait Mᵐᵉ Verdurin après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût l’ennuyeux qu’elles eussent pour cible, l’avaient toujours amusé parce qu’il voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que c’était peut-être de lui qu’on allait faire rire Odette. « Quelle gaîté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout », se dit-il, comme si cette mission d’arracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et comme s’il ne se l’était pas donnée seulement depuis qu’il pensait que ces sarcasmes l’avaient peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui. Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mᵐᵉ Verdurin s’effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire à ses nerfs : « Idiote, menteuse ! s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art ! ». Elle dira à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui : « Vous allez faire une petite place à côté de vous à M. de Forcheville. » « Dans l’obscurité ! maquerelle, entremetteuse ! ». « Entremetteuse », c’était le nom qu’il donnait aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française. En somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appelée si souvent « la vraie vie » lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. « C’est vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les gens du monde dont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d’y salir même le bout de leurs doigts ! Quelle divination dans ce « Noli me tangere » du faubourg Saint-Germain ! » Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur et de la verve d’insincérité dont les intonations menteuses, la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient d’instant en instant plus abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans le silence de la nuit : « Les gens du monde ont leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme élégante que j’ai connue était loin d’être parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les procédés qui l’auraient rendue, quoi qu’il arrivât, incapable d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom ! Ah ! on peut dire qu’ils sont complets, qu’ils sont beaux dans leur genre ! Dieu merci, il n’était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures. » Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin n’auraient pas suffi, même s’ils les avaient vraiment possédées, mais s’ils n’avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s’attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette — de même, l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait aujourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante, s’ils n’avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ». Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu’il se livrait à ces invectives, était probablement, sans qu’il s’en aperçût, occupée d’un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s’écriant d’une voix naturelle cette fois : « Je crois que j’ai trouvé le moyen de me faire inviter demain au dîner de Chatou ! » Mais le moyen devait être mauvais, car Swann ne fut pas invité : le docteur Cottard qui, appelé en province pour un cas grave, n’avait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n’avait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, en se mettant à table chez eux : — Mais, est-ce que nous ne verrons pas M. Swann, ce soir ? Il est bien ce qu’on appelle un ami personnel du… — Mais j’espère bien que non ! s’écria Mᵐᵉ Verdurin, Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal élevé. Cottard à ces mots manifesta en même temps, son étonnement et sa soumission, comme devant une vérité contraire à tout ce qu’il avait cru jusque-là, mais d’une évidence irrésistible ; et, baissant d’un air ému et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre : « Ah ! -ah ! -ah ! -ah ! -ah ! » en traversant à reculons, dans sa retraite repliée en bon ordre jusqu’au fond de lui-même, le long d’une gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin. Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle à leur rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de leur amour : « Nous nous verrons en tous cas demain soir, il y a un souper chez les Verdurin » mais : « Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin. » Ou bien les Verdurin devaient l’emmener à l’Opéra-Comique voir « Une Nuit de Cléopâtre » et Swann lisait dans les yeux d’Odette cet effroi qu’il lui demandât de n’y pas aller, que naguère il n’aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maîtresse, et qui maintenant l’exaspérait. « Ce n’est pas de la colère, pourtant, se disait-il à lui-même, que j’éprouve en voyant l’envie qu’elle a d’aller picorer dans cette musique stercoraire. C’est du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle ; du chagrin de voir qu’après avoir vécu plus de six mois en contact quotidien avec moi, elle n’a pas su devenir assez une autre pour éliminer spontanément Victor Massé ! Surtout pour ne pas être arrivée à comprendre qu’il y a des soirs où un être d’une essence un peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire « je n’irai pas », ne fût-ce que par intelligence, puisque c’est sur sa réponse qu’on classera une fois pour toutes sa qualité d’âme. » Et s’étant persuadé à lui-même que c’était seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur spirituelle d’Odette qu’il désirait que ce soir-là elle restât avec lui au lieu d’aller à l’Opéra-Comique, il lui tenait le même raisonnement, au même degré d’insincérité qu’à soi-même, et même, à un degré de plus, car alors il obéissait aussi au désir de la prendre par l’amour-propre. — Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu’elle partît pour le théâtre, qu’en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si j’étais égoïste, seraient pour que tu me refuses, car j’ai mille choses à faire ce soir et je me trouverai moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu n’iras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où me voyant à jamais détaché de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas t’avoir avertie dans les minutes décisives où je sentais que j’allais porter sur toi un de ces jugements sévères auxquels l’amour ne résiste pas longtemps. Vois-tu, « Une Nuit de Cléopâtre » (quel titre !) n’est rien dans la circonstance. Ce qu’il faut savoir, c’est si vraiment tu es cet être qui est au dernier rang de l’esprit, et même du charme, l’être méprisable qui n’est pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t’aimer, car tu n’es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible. Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu’on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui tant qu’il vivra dans son aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il continuera à prendre pour de l’eau. Comprends-tu que ta réponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de t’aimer immédiatement, bien entendu, mais te rendra moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n’es pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus d’aucune ? Évidemment j’aurais mieux aimé te demander comme une chose sans importance de renoncer à « Une Nuit de Cléopâtre » (puisque tu m’obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l’espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de telles conséquences de ta réponse, j’ai trouvé plus loyal de t’en prévenir. Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude. À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer dans le genre commun des « laïus » et scènes de reproches ou de supplications dont l’habitude qu’elle avait des hommes lui permettait, sans s’attacher aux détails des mots, de conclure qu’ils ne les prononceraient pas s’ils n’étaient pas amoureux, que du moment qu’ils étaient amoureux, il était inutile de leur obéir, qu’ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus grand calme si elle n’avait vu que l’heure passait et que pour peu qu’il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstiné et confus, « finir par manquer l’Ouverture ! » D’autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu’il cesserait de l’aimer, c’est qu’elle ne voulût pas renoncer à mentir. « Même au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de ta séduction en t’abaissant à mentir ? Par un aveu, combien de fautes tu pourrais racheter ! Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais ! » Mais c’est en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons qu’elle avait de ne pas mentir ; elles auraient pu ruiner chez Odette un système général du mensonge ; mais Odette n’en possédait pas ; elle se contentait seulement, dans chaque cas où elle voulait que Swann ignorât quelque chose qu’elle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un expédient d’ordre particulier ; et ce qui seul pouvait décider si elle devait s’en servir ou avouer la vérité, c’était une raison d’ordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande qu’il y avait pour que Swann pût découvrir qu’elle n’avait pas dit la vérité. Physiquement, elle traversait une mauvaise phase : elle épaississait ; et le charme expressif et dolent, les regards étonnés et rêveurs qu’elle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa première jeunesse. De sorte qu’elle était devenue si chère à Swann au moment pour ainsi dire où il la trouvait précisément bien moins jolie. Il la regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme qu’il lui avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, c’était toujours Odette qui vivait, toujours la même volonté fugace, insaisissable et sournoise, suffisait à Swann pour qu’il continuât de mettre la même passion à chercher à la capter. Puis il regardait des photographies d’il y avait deux ans, il se rappelait comme elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle. Quand les Verdurin l’emmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à Meulan, souvent, si c’était dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de rester à coucher et de ne revenir que le lendemain. Mᵐᵉ Verdurin cherchait à apaiser les scrupules du pianiste dont la tante était restée à Paris. — Elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pour un jour. Et comment s’inquiéterait-elle, elle vous sait avec nous ; d’ailleurs je prends tout sous mon bonnet. Mais si elle n’y réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de télégraphe ou un messager et s’informait de ceux des fidèles qui avaient quelqu’un à faire prévenir. Mais Odette le remerciait et disait qu’elle n’avait de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à Swann une fois pour toutes qu’en lui en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois c’était pour plusieurs jours qu’elle s’absentait, les Verdurin l’emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil en forêt et on poussait jusqu’au château de Pierrefonds. — Penser qu’elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l’architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et qu’à la place elle va avec les dernières des brutes s’extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! Il me semble qu’il n’y a pas besoin d’être artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d’aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments. Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds — hélas, sans lui permettre d’y aller, comme par hasard, de son côté, car « cela ferait un effet déplorable », disait-elle — il se plongeait dans le plus enivrant des romans d’amour, l’indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, l’après-midi, le soir, ce matin même ! Le moyen ? presque davantage : l’autorisation. Car enfin l’indicateur et les trains eux-mêmes n’étaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d’imprimés, qu’à huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix heures, c’est donc qu’aller à Pierrefonds était un acte licite, pour lequel la permission d’Odette était superflue ; et c’était aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas l’accomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer des locomotives. En somme elle ne pouvait tout de même pas l’empêcher d’aller à Pierrefonds s’il en avait envie ! Or, justement, il sentait qu’il en avait envie, et que s’il n’avait pas connu Odette, certainement il y serait allé. Il y avait longtemps qu’il voulait se faire une idée plus précise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps qu’il faisait, il éprouvait l’impérieux désir d’une promenade dans la forêt de Compiègne. Ce n’était vraiment pas de chance qu’elle lui défendît le seul endroit qui le tentait aujourd’hui. Aujourd’hui ! S’il y allait, malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd’hui même ! Mais, alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement : « Tiens, vous ici ! », et lui aurait demandé d’aller la voir à l’hôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au contraire si elle l’y rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se dirait qu’elle était suivie, elle l’aimerait moins, peut-être se détournerait-elle avec colère en l’apercevant. « Alors, je n’ai plus le droit de voyager ! », lui dirait-elle au retour, tandis qu’en somme c’était lui qui n’avait plus le droit de voyager ! Il avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour rencontrer Odette, de s’y faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et s’émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa propriété, et puisqu’il ne voulait pas s’y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d’y voir Odette, même s’il ne réussissait pas à l’y voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur cette terre où ne sachant pas l’endroit exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque apparition : dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que c’était à cause d’elle qu’il était allé le voir ; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblaient romanesques ; sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et tendre ; — asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément se réfugier, dans l’incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur heureux, vagabond et multiplié. « Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin ; je viens d’apprendre qu’ils sont justement aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres. » Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de celles où pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de rechercher ce qu’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car s’il avait rencontré le petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation, content d’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se souciant pas d’elle. Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait : « Hélas ! non, je ne peux pas aller aujourd’hui à Pierrefonds, Odette y est justement. » Et Swann était heureux malgré tout de sentir que, si seul de tous les mortels il n’avait pas le droit en ce jour d’aller à Pierrefonds, c’était parce qu’il était en effet pour Odette quelqu’un de différent des autres, son amant, et que cette restriction apportée pour lui au droit universel de libre circulation, n’était qu’une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si cher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journées penché sur une carte de la forêt de Compiègne comme si ç’avait été la carte du Tendre, s’entourait de photographies du château de Pierrefonds. Dès que venait le jour où il était possible qu’elle revînt, il rouvrait l’indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre, et si elle s’était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas, pour le cas où, revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à la porte cochère, il lui semblait qu’on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre pour appeler Odette si c’était elle, car malgré les recommandations qu’il était descendu faire plus de dix fois lui-même, on était capable de lui dire qu’il n’était pas là. C’était un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais fait attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s’approcher, dépasser sa porte sans s’être arrêtée et porter plus loin un message qui n’était pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur retour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n’avait pas eu l’idée de l’en prévenir ; ne sachant que faire, elle avait été passer sa soirée seule au théâtre et il y avait longtemps qu’elle était rentrée se coucher et dormait. C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. Et de tels moments, où elle oubliait jusqu’à l’existence de Swann étaient plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante pour faire éclore son amour, le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la soirée. Et il n’avait pas, comme j’eus à Combray dans mon enfance, des journées heureuses pendant lesquelles s’oublient les souffrances qui renaîtront le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette ; et par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il s’indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe échappant à son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux, s’écriait : « À la grâce de Dieu », comme ceux qui après s’être acharnés à étreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l’immortalité de l’âme accordent la détente d’un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l’absente était indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de Swann — déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher — par la tristesse même qu’il avait à les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans l’église de Brou, à cause du regret qu’elle avait de lui, Marguerite d’Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n’allait plus que pour une de ces raisons à la fois mystiques et saugrenues, qu’on appelle romanesques ; c’est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le même nom que la rue habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacement, ce n’est qu’après plusieurs jours qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elle était revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d’un petit morceau emprunté à la vérité, qu’elle venait d’y rentrer à l’instant même par le train du matin. Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes, n’ayant pas, comme si elles avaient été vraies, un point d’appui dans le souvenir de son arrivée à la gare ; même elle était empêchée de se les représenter au moment où elle les prononçait, par l’image contradictoire de ce qu’elle avait fait de tout différent au moment où elle prétendait être descendue du train. Mais dans l’esprit de Swann au contraire, ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s’incruster et prendre l’inamovibilité d’une vérité si indubitable que, si un ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette, il était persuadé que c’était l’ami qui se trompait de jour ou d’heure, puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles d’Odette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s’il s’était d’abord défié qu’elles le fussent. Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C’était d’ailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. L’entendait-il citer un nom, c’était certainement celui d’un de ses amants ; une fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se désoler ; il s’aboucha même une fois avec une agence de renseignements pour savoir l’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c’était un oncle d’Odette mort depuis vingt ans. Bien qu’elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieux publics, disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle — chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de charité dans un ministère — il se trouvât en même temps qu’elle. Il la voyait mais n’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air d’épier les plaisirs qu’elle prenait avec d’autres et qui — tandis qu’il rentrait solitaire, qu’il allait se coucher anxieux comme je devais l’être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray — lui semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée, d’appeler des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apaisement : il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le quitter ; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère au milieu d’hommes à qui ses regards et sa gaîté, qui n’étaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au « Bal des Incohérents » où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même parce qu’il l’imaginait plus difficilement ; il était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand il s’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un déguisement qu’elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil : « Vous ne voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi. » Il est vrai qu’un jour Forcheville avait demandé à être ramené en même temps, mais comme, arrivé devant la porte d’Odette, il avait sollicité la permission d’entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant Swann : « Ah ! cela dépend de ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps, parce que je vous préviens qu’il aime causer tranquillement avec moi, et qu’il n’aime pas beaucoup qu’il y ait des visites quand il vient. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ; n’est-ce pas, my love, il n’y a que moi qui vous connaisse bien ? » Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi lui adresser en présence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, de prédilection, mais encore certaines critiques comme : « Je suis sûre que vous n’avez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche. N’y allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli », ou : « Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir l’avancer un peu demain ? Quel paresseux ! Je vous ferai travailler, moi ! », qui prouvaient qu’Odette se tenait au courant de ses invitations dans le monde et de ses études d’art, qu’ils avaient bien une vie à eux deux. Et en disant cela, elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui. Alors à ces moments-là, pendant qu’elle leur faisait de l’orangeade, tout d’un coup, comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène autour d’un objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques, qui viennent ensuite se replier et s’anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu’il se faisait d’Odette s’évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous la lampe, n’était peut-être pas une heure factice, à son usage à lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie vie d’Odette, de la vie d’Odette quand lui n’était pas là), avec des accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heure pour de bon de la vie d’Odette ; que s’il n’avait pas été là, elle eût avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu, mais précisément cette orangeade ; que le monde habité par Odette n’était pas cet autre monde effroyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n’existait peut-être que dans son imagination, mais l’univers réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter ; tous ces objets qu’il contemplait avec autant de curiosité et d’admiration que de gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l’en avaient délivré, eux en revanche, s’en étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, en même temps qu’ils tranquillisaient son cœur. Ah ! si le destin avait permis qu’il pût n’avoir qu’une seule demeure avec Odette et que chez elle il fût chez lui, si en demandant au domestique ce qu’il y avait à déjeuner, c’eût été le menu d’Odette qu’il avait appris en réponse, si quand Odette voulait aller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari l’avait obligé, n’eût-il pas envie de sortir, à l’accompagner, portant son manteau quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle avait envie de rester chez elle en déshabillé, s’il avait été forcé de rester là près d’elle, à faire ce qu’elle voudrait ; alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce qu’ils auraient en même temps fait partie de la vie d’Odette auraient pris, même les plus familiers — et comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui matérialisaient tant de désir — une sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse. Pourtant il se doutait bien que ce qu’il regrettait ainsi, c’était un calme, une paix qui n’auraient pas été pour son amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait d’être pour lui une créature toujours absente, regrettée, imaginaire ; quand le sentiment qu’il aurait pour elle ne serait plus ce même trouble mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de l’affection, de la reconnaissance ; quand s’établiraient entre eux des rapports normaux qui mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie d’Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes — comme il avait déjà eu plusieurs fois le soupçon qu’ils étaient, par exemple le jour où il avait lu à travers l’enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal avec autant de sagacité que s’il se l’était inoculé pour en faire l’étude, il se disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il redoutait à l’égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu’il était actuellement. Après ces tranquilles soirées, les soupçons de Swann étaient calmés ; il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d’amour qui avait besoin de se dépenser. Mais, à d’autres moments, sa douleur le reprenait, il s’imaginait qu’Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l’avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou, où il n’avait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu’avait remarqué jusqu’à son cocher, de revenir avec lui, puis s’en retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire : « Hein ! ce qu’il rage ! » les mêmes regards brillants, malicieux, abaissés et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin. Alors Swann la détestait. « Mais aussi, je suis trop bête, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de même bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires ! Penser que pas plus tard qu’hier, comme elle disait avoir envie d’assister à la saison de Bayreuth, j’ai eu la bêtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et d’ailleurs elle n’a pas paru plus ravie que cela, elle n’a encore dit ni oui ni non ; espérons qu’elle refusera, grand Dieu ! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui s’en soucie comme un poisson d’une pomme, ce serait gai ! » Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester et d’agir il se plaisait à pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu’il prêtait à Odette, il la détestait davantage et pourrait si — ce qu’il cherchait à se figurer — elles se trouvaient être vraies, avoir une occasion de la punir et d’assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’il allait recevoir une lettre d’elle où elle lui demanderait de l’argent pour louer ce château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu’il n’y pourrait pas venir, parce qu’elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah ! comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace ! Quelle joie il aurait à refuser, à rédiger la réponse vengeresse dont il se complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes, comme s’il avait reçu la lettre en réalité ! Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d’assister à ces représentations de Wagner, et que, s’il voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu que leur présence excluait la sienne. Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser espérer qu’elle pourrait servir jamais, il avait la joie de la lui faire porter. Hélas ! il sentait bien qu’avec l’argent qu’elle avait, ou qu’elle trouverait facilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisqu’elle en avait envie, elle qui n’était pas capable de faire de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen, comme s’il lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d’organiser chaque soir, dans un château, de ces soupers fins après lesquels elle se serait peut-être passé la fantaisie — qu’il était possible qu’elle n’eût jamais eue encore — de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins ce voyage détesté, ce n’était pas lui, Swann, qui le paierait ! — Ah ! s’il avait pu l’empêcher ! si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui l’emmènerait à la gare avait consenti, à n’importe quel prix, à la conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux émaillés par un sourire de complicité adressé à Forcheville, qu’Odette était pour Swann depuis quarante-huit heures. Mais elle ne l’était jamais pour très longtemps ; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son éclat et de sa duplicité, cette image d’une Odette exécrée disant à Forcheville : « Ce qu’il rage ! » commençait à pâlir, à s’effacer. Alors, progressivement reparaissait et s’élevait en brillant doucement, le visage de l’autre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il n’y avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait : « Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-là n’aime pas beaucoup que j’aie des visites quand il a envie d’être auprès de moi. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! », ce même sourire qu’elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse qu’elle prisait si fort, de quelque conseil qu’elle lui avait demandé dans une de ces circonstances graves où elle n’avait confiance qu’en lui. Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute jusqu’ici elle ne l’eût pas cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car c’était pour ces qualités-là, qu’elle ne trouvait ni à Forcheville ni à aucun autre, qu’elle l’aimait. C’était à cause d’elles qu’Odette lui témoignait si souvent une gentillesse qu’il comptait pour rien au moment où il était jaloux, parce qu’elle n’était pas une marque de désir, et prouvait même plutôt de l’affection que de l’amour, mais dont il recommençait à sentir l’importance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent accentuée par la distraction que lui apportait une lecture d’art ou la conversation d’un ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités. Maintenant qu’après cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place d’où la jalousie de Swann l’avait un moment écartée, dans l’angle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, qu’il ne pouvait s’empêcher d’avancer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et qu’il eût pu l’embrasser ; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de l’avoir réellement et si cela n’eût pas été seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir. Comme il avait dû lui faire de la peine ! Certes il trouvait des raisons valables à son ressentiment contre elle, mais elles n’auraient pas suffi à le lui faire éprouver s’il ne l’avait pas autant aimée. N’avait-il pas eu des griefs aussi graves contre d’autres femmes, auxquelles il eût néanmoins volontiers rendu service aujourd’hui, étant contre elles sans colère parce qu’il ne les aimait plus ? S’il devait jamais un jour se trouver dans le même état d’indifférence vis-à-vis d’Odette, il comprendrait que c’était sa jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose d’atroce, d’impardonnable, à ce désir, au fond si naturel, provenant d’un peu d’enfantillage et aussi d’une certaine délicatesse d’âme, de pouvoir à son tour, puisqu’une occasion s’en présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison. Il revenait à ce point de vue — opposé à celui de son amour et de sa jalousie, et auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d’équité intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilités — d’où il essayait de juger Odette comme s’il ne l’avait pas aimée, comme si elle était pour lui une femme comme les autres, comme si la vie d’Odette n’avait pas été, dès qu’il n’était plus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui. Pourquoi croire qu’elle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec d’autres des plaisirs enivrants qu’elle n’avait pas connus auprès de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces ? À Bayreuth comme à Paris, s’il arrivait que Forcheville pensât à lui, ce n’eût pu être que comme à quelqu’un qui comptait beaucoup dans la vie d’Odette, à qui il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient d’être là-bas malgré lui, c’est lui qui l’aurait voulu en cherchant inutilement à l’empêcher d’y aller, tandis que s’il avait approuvé son projet, d’ailleurs défendable, elle aurait eu l’air d’être là-bas d’après son avis, elle s’y serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu’elle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui l’avaient tant reçue, c’est à Swann qu’elle en aurait su gré. Et — au lieu qu’elle allait partir brouillée avec lui, sans l’avoir revu — s’il lui envoyait cet argent, s’il l’encourageait à ce voyage et s’occupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu’il n’avait pas goûtée depuis près d’une semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans horreur, qu’il revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir de l’enlever à tout autre n’était plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait la personne d’Odette, pour le plaisir qu’il avait à admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène le lever d’un de ses regards, la formation d’un de ses sourires, l’émission d’une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres avait fini par créer en lui un besoin d’elle et qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu’un autre besoin qui caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures, avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans qu’il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie antérieure qu’une personne de santé délicate qui à partir d’un certain moment se fortifie, engraisse et semble pendant quelque temps s’acheminer vers une complète guérison — cet autre besoin qui se développait aussi en dehors du monde réel, c’était celui d’entendre, de connaître de la musique. Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l’Odette charmante et bonne. Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. Il voulait qu’elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire. Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l’irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus. Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu’il ne lui enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-à-vis sinon d’elle, du moins de lui-même, en d’autres cas où dans l’intérêt de l’avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se passer d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle. Parfois c’était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites prochaines qu’il lui ferait, il savait qu’il ne pouvait tirer nulle bien grande joie, mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu’il lui avait dit. Or une lettre d’elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se trouvait, l’engagement qu’il avait pris dans l’état antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait seulement, cela suffisait pour qu’il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d’Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien. Mais d’autres fois au contraire — Odette était sur le point de partir en voyage — c’était après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte qu’il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice d’une grande brouille, qu’elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu’il faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée, de n’avoir reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois semaines de séparation acceptée, c’était avec plaisir qu’il considérait l’idée qu’il reverrait Odette à son retour : mais c’était aussi avec si peu d’impatience, qu’il commençait à se demander s’il ne doublerait pas volontairement la durée d’une abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui qu’il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l’avoir comme maintenant prémédité. Et pourtant voici qu’une légère contrariété ou un malaise physique — en l’incitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait d’accueillir l’apaisement qu’apporte un plaisir et de donner congé, jusqu’à la reprise utile de l’effort, à la volonté — suspendait l’action de celle-ci qui cessait d’exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir d’un renseignement qu’il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou, pour une certaine valeur de bourse, si c’était des actions ordinaires ou privilégiées qu’elle désirait acquérir (c’était très joli de lui montrer qu’il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou comme l’air dans une machine pneumatique qu’on entr’ouvre, l’idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates. Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d’ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à sentir s’approcher un à un les quinze jours qu’il devait rester séparé d’Odette, qu’il n’en avait à attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait l’emmener chez elle et qu’il passait dans des transports d’impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse, cette idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C’est qu’elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher sans plus tarder à lui résister, qui n’existait plus chez Swann depuis que, s’étant prouvé à lui-même — il le croyait du moins — qu’il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de séparation qu’il était certain maintenant de mettre à exécution dès qu’il le voudrait. C’est aussi que cette idée de la revoir revenait parée pour lui d’une nouveauté, d’une séduction, douée d’une virulence que l’habitude avait émoussées, mais qui s’étaient retrempées dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durée d’un renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là eût été un plaisir attendu qu’on sacrifie aisément, avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est sans force. C’est enfin qu’elle y revenait embellie par l’ignorance où était Swann de ce qu’Odette avait pu penser, faire peut-être en voyant qu’il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce qu’il allait trouver c’était la révélation passionnante d’une Odette presque inconnue. Mais elle, de même qu’elle avait cru que son refus d’argent n’était qu’une feinte, ne voyait qu’un prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises qu’il traversait et, dans l’idée qu’elle s’en faisait, elle omettait d’en comprendre le mécanisme, ne croyant qu’à ce qu’elle connaissait d’avance, à la nécessaire, à l’infaillible et toujours identique terminaison. Idée incomplète — d’autant plus profonde peut-être — si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu’il était incompris d’Odette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés, l’un par un événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, l’autre par une indisposition accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n’attache pas la même importance qu’eux à ces prétendues contingences, simples déguisements, selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l’état morbide qui, en réalité, n’ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis qu’ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l’amour de Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible. Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu’il semblât diminué, presque réduit à rien ; par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu’il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours. « Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain ; à voir exactement les choses, je n’avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit ; c’est curieux, je la trouvais même laide. » Et certes, il était sincère, mais son amour s’étendait bien au delà des régions du désir physique. La personne même d’Odette n’y tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d’Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : « C’est elle », comme si tout d’un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons. « Elle, » il essayait de se demander ce que c’était ; car c’est une ressemblance de l’amour et de la mort, plutôt que celles, si vagues, que l’on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie qu’était l’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable. Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts, que quand par hasard il retournait dans le monde, en se disant que ses relations, comme une monture élégante qu’elle n’aurait pas d’ailleurs su estimer très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux yeux d’Odette (et ç’aurait peut-être été vrai en effet si elles n’avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses qu’il touchait par le fait qu’il semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse d’être dans des lieux, au milieu de gens qu’elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu’il aurait pris à un roman ou à un tableau où sont peints les divertissements d’une classe oisive ; comme, chez lui, il se complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l’élégance de sa garde-robe et de sa livrée, le bon placement de ses valeurs, de la même façon qu’à lire dans Saint-Simon, qui était un de ses auteurs favoris, la mécanique des journées, le menu des repas de Mᵐᵉ de Maintenon, ou l’avarice avisée et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce détachement n’était pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau que goûtait Swann, c’était de pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même restées presque étrangères à son amour, à son chagrin. À cet égard, cette personnalité que lui attribuait ma grand’tante, de « fils Swann », distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour l’anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu’elle pouvait souvent être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargé une cousine de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte qu’elle n’avait pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c’est la spécialité, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet, où elles étaient plus belles, etc. « chaque fruit visité et examiné un par un par moi ». Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le « chaque fruit visité et examiné un par un par moi » avait été un apaisement à sa souffrance, en emmenant sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien qu’elle lui appartînt comme héritier d’une famille de riche et bonne bourgeoisie où s’étaient conservés héréditairement, tout prêts à être mis à son service dès qu’il le souhaitait, la connaissance des « bonnes adresses » et l’art de savoir bien faire une commande. Certes, il avait trop longtemps oublié qu’il était le « fils Swann » pour ne pas ressentir, quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux qu’il eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé ; et si l’amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de l’aristocratie (mais plus flatteuse d’ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre d’altesse, quelques divertissements princiers qu’elle lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle qui lui demandait d’être témoin, ou seulement d’assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents, dont les uns avaient continué à le voir — comme mon grand-père qui, l’année précédente, l’avait invité au mariage de ma mère — et dont certains autres le connaissaient personnellement à peine, mais se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann. Mais, par les intimités déjà anciennes qu’il avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, à considérer ses brillantes amitiés, le même appui hors de lui-même, le même confort, qu’à regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensée que s’il tombait chez lui frappé d’une attaque, ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg, et le baron de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la même consolation qu’à notre vieille Françoise de savoir qu’elle serait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou si finement que cela ne donnait qu’une plus haute idée du soin de l’ouvrière), linceul de l’image fréquente duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de bien-être, au moins d’amour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions et de ses pensées qui se rapportaient à Odette, Swann était constamment dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu’il ne lui était peut-être pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidèle des Verdurin, quand il se reportait à un monde pour qui il était l’homme exquis par excellence, qu’on faisait tout pour attirer, qu’on se désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à l’existence d’une vie plus heureuse, presque à en éprouver l’appétit, comme il arrive à un malade alité depuis des mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d’un déjeuner officiel ou l’annonce d’une croisière en Sicile. S’il était obligé de donner des excuses aux gens du monde, pour ne pas leur faire de visites, c’était de lui en faire qu’il cherchait à s’excuser auprès d’Odette. Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu qu’il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c’était assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu’il avait rencontré allant chez elle et qui avait exigé qu’il l’accompagnât. Et à défaut d’aucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours de la conversation, qu’il se rappelait avoir à parler à Swann, qu’elle voulût bien lui faire demander de passer tout de suite chez elle ; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen n’avait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle l’aimait, lui disait : « Je suis toujours libre » et « Qu’est-ce que l’opinion des autres peut me faire ? », maintenant, chaque fois qu’il voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prétextait des occupations. Quand il parlait d’aller à une fête de charité, à un vernissage, à une première, où elle serait, elle lui disait qu’il voulait afficher leur liaison, qu’il la traitait comme une fille. C’est au point que pour tâcher de n’être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu’elle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été lui-même l’ami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander d’user de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait à Swann de mon oncle, des airs poétiques, disant : « Ah ! lui, ce n’est pas comme toi, c’est une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi ! Ce n’est pas lui qui me considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics », Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour parler d’elle à mon oncle. Il posa d’abord l’excellence a priori d’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l’expérience. « Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu ridicule ; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagère le tort qu’un salut de moi lui cause. » Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l’en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu’elle venait d’avoir une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les hommes : il venait d’essayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu’il avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un devant lui, relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette, avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait, avant de les connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus impossible de croire, une fois qu’il les savait, elles étaient incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait plus pu comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se rapprocher de certains viveurs ; mais ceux-ci savaient qu’il connaissait Odette ; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était seulement pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l’abîme sans fond où étaient allées s’engloutir ces années du début du Septennat pendant lesquelles on passait l’hiver sur la promenade des Anglais, l’été sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée un poète ; et il eût mis à reconstituer les petits faits de la chronique de la Côte d’Azur d’alors, si elle avait pu l’aider à comprendre quelque chose du sourire ou des regards — pourtant si honnêtes et si simples — d’Odette, plus de passion que l’esthéticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVᵉ siècle pour tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de la Primavera, de la bella Vanna, ou de la Vénus de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait ; elle lui disait : « Comme tu as l’air triste ! » Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle était une créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue ; inversement il lui était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait : « Qu’est-ce que cela veut dire qu’à Nice tout le monde sache qui est Odette de Crécy ? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des autres » ; il pensait que cette légende — fût-elle authentique — était extérieure à Odette, n’était pas en elle comme une personnalité irréductible et malfaisante ; que la créature qui avait pu être amenée à mal faire, c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pitié pour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu, qu’il avait serré dans ses bras et manié, une femme qu’il pourrait arriver un jour à posséder toute, s’il réussissait à se rendre indispensable à elle. Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la préoccupation fébrile et joyeuse des choses inconnues, qui faisaient souffrir Swann ; elle écartait ses cheveux avec ses mains ; son front, sa figure paraissaient plus larges ; alors, tout d’un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait de ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce moment-là, l’avenir même qu’elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec elle ; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si rares qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage), des sacrifices que l’autre Odette n’eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peu ! Même pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu’à la dernière minute si elle pourrait le lui accorder car, comptant qu’elle le trouverait toujours libre, elle voulait d’abord être certaine que personne d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle était obligée d’attendre une réponse de la plus haute importance pour elle, et même si, après qu’elle avait fait venir Swann, des amis demandaient à Odette, quand la soirée était déjà commencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s’habillait à la hâte. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa toilette, chaque mouvement qu’elle faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait la quitter, où elle s’enfuirait d’un élan irrésistible ; et quand, enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu de rouge à ses lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de soirée bleu ciel avec des glands d’or, Swann avait l’air si triste qu’elle ne pouvait réprimer un geste d’impatience et disait : « Voilà comme tu me remercies de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir pour une autre fois ! » Parfois, au risque de la fâcher, il se promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d’une alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner. D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui quelqu’un qui connaissait, fût-ce indirectement, l’homme avec qui elle était sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un de ses amis pour lui demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de transférer à un autre la fatigue d’interroger. Il est vrai que Swann n’était guère plus avancé quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujours d’empêcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensée, où nous les disposons à notre gré, ce qui nous donne l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus et elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus sortait avec elle, c’était par amitié pour lui et qu’il ne ferait pas difficulté à lui raconter ce qu’elle avait fait. Quelquefois elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui était impossible de le voir un certain soir, elle avait l’air de tenir tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance à ce que M. de Charlus fût libre de l’accompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le contraignait, en ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus soulagé car il apprenait bien vite qu’Odette avait occupé sa soirée aux plaisirs les plus innocents. « Mais comment, mon petit Mémé, je ne comprends pas bien…, ce n’est pas en sortant de chez elle que vous êtes allés au musée Grévin. Vous étiez allés ailleurs d’abord. Non ? Oh ! que c’est drôle ! Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite au Chat Noir, c’est bien une idée d’elle… Non ? c’est vous ? C’est curieux. Après tout ce n’est pas une mauvaise idée, elle devait y connaître beaucoup de monde ? Non ? elle n’a parlé à personne ? C’est extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tout seuls ? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il était arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine, d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple : « J’ai vu hier Mᵐᵉ de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas »), phrases qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots : « Elle ne connaissait personne, elle n’a parlé à personne ! » comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles, respirables ! Et pourtant au bout d’un instant il se disait qu’Odette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs qu’elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison. Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait suffi pour calmer l’angoisse qu’il éprouvait alors, et contre laquelle la présence d’Odette, la douceur d’être auprès d’elle était le seul spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait suffi, si Odette l’avait seulement permis, de rester chez elle tant qu’elle ne serait pas là, de l’attendre jusqu’à cette heure du retour dans l’apaisement de laquelle seraient venues se confondre les heures qu’un prestige, un maléfice lui avaient fait croire différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas ; il revenait chez lui ; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de songer à Odette ; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler en lui des pensées assez joyeuses ; c’est le cœur plein de l’espoir d’aller le lendemain voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au lit et éteignait sa lumière ; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il cessait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait même pas conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait les yeux, se disait en riant : « C’est charmant, je deviens névropathe. » Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher à savoir ce qu’Odette avait fait, à mettre en jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu’un jour, apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée qu’il avait peut-être une tumeur mortelle, qu’il n’allait plus avoir à s’occuper de rien, que c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusqu’à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans se l’avouer de désirer la mort, c’était pour échapper moins à l’acuité de ses souffrances qu’à la monotonie de son effort. Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimerait plus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait enfin apprendre d’elle si le jour où il était allé la voir dans l’après-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon qu’elle aimait quelqu’un d’autre le détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles d’un même état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes. Mais elle n’avait pas bougé de place. Et même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann. Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait à vide ; alors il passait son doigt sur ses paupières fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement rattachées par elle à quelque obligation envers des parents éloignés ou des amis d’autrefois, qui, parce qu’ils étaient les seuls qu’elle lui citait souvent comme l’empêchant de le voir, paraissaient à Swann former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d’Odette. À cause du ton dont elle lui disait de temps à autre « le jour où je vais avec mon amie à l’Hippodrome », si, s’étant senti malade et ayant pensé : « peut-être Odette voudrait bien passer chez moi », il se rappelait brusquement que c’était justement ce jour-là, il se disait : « Ah ! non, ce n’est pas la peine de lui demander de venir, j’aurais dû y penser plus tôt, c’est le jour où elle va avec son amie à l’Hippodrome. Réservons-nous pour ce qui est possible ; c’est inutile de s’user à proposer des choses inacceptables et refusées d’avance. » Et ce devoir qui incombait à Odette d’aller à l’Hippodrome et devant lequel Swann s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable ; mais ce caractère de nécessité dont il était empreint semblait rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à lui. Si Odette dans la rue ayant reçu d’un passant un salut qui avait éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de celui-ci en rattachant l’existence de l’inconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait : « C’est un monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à l’Hippodrome », cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autre invités qu’Odette dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais cherché ou réussi à se les figurer. Ah ! comme il eût aimé la connaître, l’amie qui allait à l’Hippodrome, et qu’elle l’y emmenât avec Odette ! Comme il aurait donné toutes ses relations pour n’importe quelle personne qu’avait l’habitude de voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu’elles contenaient de la vie d’Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances ? Comme il aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt, soit par simplicité véritable. Comme il eût volontiers élu domicile à jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odette ne l’emmenait pas, et où, s’il y avait habité avec la petite couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant d’être l’amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite. Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment. Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait s’approcher d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qu’il pût remarquer sur le visage d’Odette cette tristesse qu’elle avait eue le jour où il était venu pour la voir pendant que Forcheville était là. Mais c’était rare ; car les jours où, malgré tout ce qu’elle avait à faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude était l’assurance : grand contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction naturelle de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où elle l’avait connu elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand elle commençait une lettre par ces mots : « Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire » (elle le prétendait du moins, et un peu de cet émoi devait être sincère pour qu’elle désirât d’en feindre davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu’on aime. Quand notre bonheur n’est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on jouit auprès d’eux ! En lui parlant, en lui écrivant, elle n’avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se donner l’illusion qu’il lui appartenait, faisant naître les occasions de dire « mon », « mien », quand il s’agissait de lui : « Vous êtes mon bien, c’est le parfum de notre amitié, je le garde », de lui parler de l’avenir, de la mort même, comme d’une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout ce qu’il disait, elle répondait avec admiration : « Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde » ; elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient : « Il n’est pas régulièrement beau si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! », et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle disait : — Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête là ! Maintenant, à toutes les paroles de Swann, elle répondait d’un ton parfois irrité, parfois indulgent : — Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions d’un morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d’un enfant quand on connaît sa parenté : « Il n’est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule ; ce monocle, ce toupet, ce sourire ! », réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête d’amant de cœur et une tête de cocu), elle disait : — Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans cette tête-là. Toujours prêt à croire ce qu’il souhaitait, si seulement les manières d’être d’Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cette parole. — Tu le peux si tu le veux, lui disait-il. Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se vouer d’autres femmes qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai d’ajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus qu’une indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté. « Si elle ne m’aimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra qu’elle me voie davantage. » Ainsi trouvait-il, dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt, d’amour peut-être ; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu qu’il était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui faisait d’une chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle n’aimait pas son cocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre elle, qu’en tous cas il n’était pas avec lui de l’exactitude et de la déférence qu’elle voulait. Elle sentait qu’il désirait lui entendre dire : « Ne le prends plus pour venir chez moi », comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos qu’il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit : — Je crois pourtant qu’elle m’aime ; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas indifférent. Et si, au moment d’aller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami qu’il devait laisser en route, l’autre lui disait : — Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège ? Avec quelle joie mélancolique Swann lui répondait : — Oh ! sapristi non ! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand je vais rue La Pérouse. Odette n’aime pas que je prenne Lorédan, elle ne le trouve pas bien pour moi ; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais ! je sais que ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui ! je n’aurais eu qu’à prendre Rémi ! j’en aurais eu une histoire ! Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui étaient maintenant celles d’Odette avec lui, certes Swann en souffrait ; mais il ne connaissait pas sa souffrance ; comme c’était progressivement, jour par jour, qu’Odette s’était refroidie à son égard, ce n’est qu’en mettant en regard de ce qu’elle était aujourd’hui ce qu’elle avait été au début, qu’il aurait pu sonder la profondeur du changement qui s’était accompli. Or ce changement c’était sa profonde, sa secrète blessure qui lui faisait mal jour et nuit, et dès qu’il sentait que ses pensées allaient un peu trop près d’elle, vivement il les dirigeait d’un autre côté de peur de trop souffrir. Il se disait bien d’une façon abstraite : « Il fut un temps où Odette m’aimait davantage », mais jamais il ne revoyait ce temps. De même qu’il y avait dans son cabinet une commode qu’il s’arrangeait à ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème qu’elle lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les lettres où elle disait : « Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre » et « À quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vie », de même il y avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s’il le fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eût pas à passer devant elle : c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux. Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était allé dans le monde. C’était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann qui avait voulu successivement aller à toutes les précédentes et n’avait pu s’y résoudre avait reçu, tandis qu’il s’habillait pour se rendre à celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait l’aider à s’y ennuyer un peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swann lui avait répondu : — Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, c’est d’aller plutôt voir Odette. Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle. Je crois qu’elle ne sort pas ce soir avant d’aller chez son ancienne couturière, où, du reste, elle sera sûrement contente que vous l’accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d’une croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je ? Quant à ce soir, je ne compte pas la voir ; maintenant si elle le désirait ou si vous trouviez un joint, vous n’avez qu’à m’envoyer un mot chez Mᵐᵉ de Saint-Euverte jusqu’à minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime. » Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’il l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les héritiers des « tigres » de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant l’hôtel sur le sol de l’avenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers auraient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La disposition particulière qu’il avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées s’exerçait encore mais d’une façon plus constante et plus générale ; c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants qu’il y séjournait, ou bien encore dans la fête qu’il venait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on allait l’introduire, pour la première fois il remarqua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussi tardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle autour de lui. L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité. À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ç’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue — ou qui peut-être n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore — issue de la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpents. D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal : « l’Escalier des Géants » et dans lequel Swann s’engagea avec la tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, malodorants et casse-cou de la petite couturière retirée, dans le « cinquième » de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait, et même les autres jours, pour pouvoir parler d’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était pas là, et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus naturel, de plus inaccessible et de plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel), attentifs à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche ; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face blême, avec une petite queue de cheveux noués d’un catogan derrière la tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui — tel que certaines pièces aménagées par leur propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d’art, dont elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne contiennent rien d’autre — exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries d’Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une impassibilité militaire ou une foi surnaturelle — allégorie de l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du branle-bas — d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit la porte, en s’inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur. Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits — au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de politesses à rendre — reposaient, coordonnés seulement par des rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même), pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements. — Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous avez bonne mine, vous savez ! » pendant que M. de Bréauté demandait : — Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici ? à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil un monocle, son seul organe d’investigation psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant l’r : — J’observe. Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et, obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire. Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mᵐᵉ de Saint-Euverte, et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mᵐᵉ de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse d’avoir une compagne, Mᵐᵉ de Franquetot, qui était au contraire très lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une mélancolie ironique, Swann les regardait écouter l’intermède de piano (« Saint-François parlant aux oiseaux », de Liszt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mᵐᵉ de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de dénégation qui signifiaient : « Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire cela », Mᵐᵉ de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent : « Que voulez-vous ! ») qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mᵐᵉ de Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mᵐᵉ de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage, les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté ; car, à force de dire aux personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mᵐᵉ des Laumes, que c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde — ce que sa famille ultralégitimiste ne lui aurait jamais pardonné — elle avait fini par croire que c’était en effet la raison pour laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mᵐᵉ des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant : « Ce n’est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle. » Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement faisait penser à la tête « rapportée » d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte ; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était par intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait subir à la conversation de Mᵐᵉ de Gallardon ces analyses qui en relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent que « chez mes cousins de Guermantes », « chez ma tante de Guermantes », « la santé d’Elzéar de Guermantes », « la baignoire de ma cousine de Guermantes ». Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle répondait que, sans le connaître personnellement, elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que si elle ne le connaissait pas personnellement, c’était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le thorax. Or, la princesse des Laumes, qu’on ne se serait pas attendu à voir chez Mᵐᵉ de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est là ; et, bornant simplement son regard — pour ne pas avoir l’air de signaler sa présence et de réclamer des égards — à la considération d’un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamation ravie de Mᵐᵉ de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mᵐᵉ de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait passer cinq minutes chez Mᵐᵉ de Saint-Euverte, la princesse des Laumes n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât double, de se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce qu’elle appelait « les exagérations » et tenait à montrer qu’elle « n’avait pas à » se livrer à des manifestations qui n’allaient pas avec le « genre » de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe, chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes, l’ambiance d’un milieu nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas faire preuve d’incompréhension à l’égard de l’œuvre et d’inconvenance vis-à-vis de la maîtresse de la maison : de sorte que pour exprimer par une « cote mal taillée » ses sentiments contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps. Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude de Chopin, Mᵐᵉ de Cambremer lança à Mᵐᵉ de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé. Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément — d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à faire crier — vous frapper au cœur. Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n’allant guère au bal, elle s’était grisée dans la solitude de son manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différent de tout ce qu’on a jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. Privée depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais n’y trouvaient plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mᵐᵉ de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant jusqu’à l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales) méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de personnes de son âge, Mᵐᵉ de Cambremer se laissait aller à des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-dix ans, à donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était morte aujourd’hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et n’ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mᵐᵉ des Laumes put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude qu’elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta d’elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura « c’est toujours charmant », avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mᵐᵉ de Gallardon était en train de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût que bien rarement l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mᵐᵉ de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde ; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle n’était pas « sa contemporaine », elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la conversation ; aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mᵐᵉ de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcée, lui dit : « Comment va ton mari ? » de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit : — Mais le mieux du monde ! Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince, Mᵐᵉ de Gallardon dit à sa cousine : — Oriane (ici Mᵐᵉ des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle n’avait jamais autorisé Mᵐᵉ de Gallardon à l’appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation. Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de recueillir l’opinion d’un gourmet. — Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite… que je l’aime ! — Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie…, cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mᵐᵉ de Gallardon, faisant maintenant à la princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée. La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été privée — par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne — d’une soirée à laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations, qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée — et a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy — elle l’adaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du désir qu’elle avait d’aller à sa soirée ; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non possible de s’y rendre. — Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mᵐᵉ de Gallardon, il faut demain soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi ; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter. — Tiens, tu as vu ton ami M. Swann ? — Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je vais tâcher qu’il me voie. — C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mᵐᵉ de Gallardon. Oh ! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un Juif chez la sœur et la belle-sœur de deux archevêques ! — J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des Laumes. — Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai ? — Je suis sans lumières à ce sujet. Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin après avoir terminé le prélude, avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis que Mᵐᵉ de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres sans que Mᵐᵉ des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain, la présence dans un endroit où elle se trouvait de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens de tout le reste. À partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté. — Oriane, ne te fâche pas, reprit Mᵐᵉ de Gallardon qui ne pouvait jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose de désagréable : il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai ? — Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu. Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l’attention de Mᵐᵉ de Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mᵐᵉ de Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mᵐᵉ des Laumes qu’elle la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade. — Mais comment, princesse, vous étiez là ? — Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles choses. — Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment ! — Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas. Mᵐᵉ de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit : — Mais pas du tout ! Pourquoi ! Je suis bien n’importe où ! Et, avisant, avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier : — Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir droite. Oh ! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer. Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers, et, comme chaque semaine, Mᵐᵉ de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance d’avoir « pensé à elle » pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mᵐᵉ de Franquetot, ce n’est pas sans inquiétude qu’elle suivait le morceau ; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade sur laquelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient-elles la toucher que, sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable. — Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer et que Mᵐᵉ de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est-ce donc une artiste ? — Non ? c’est une petite Mᵐᵉ de Cambremer, répondit étourdiment la princesse et elle ajouta vivement : Je vous répète ce que j’ai entendu dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière moi que c’étaient des voisins de campagne de Mᵐᵉ de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des « gens de la campagne » ! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. À quoi pensez-vous qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mᵐᵉ de Saint-Euverte ? Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces « invités de chez Belloir » sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible ! — Ah ! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général. — Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n’est pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes. — Vous trouvez ? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mᵐᵉ de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse ? — Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine, répondit Mᵐᵉ des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et aux Guermantes). Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mᵐᵉ de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié par amabilité pour le général : « Pas agréable… pour son mari ! je regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous aurais présenté », dit la princesse qui probablement n’en aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. « je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie ennuyeuse, mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir ces amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna. » — Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros. — Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur un ton légèrement ironique : si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh ! non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je n’ai pas à m’y opposer ! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux m’y opposer ! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison… Pensez que tous leurs meubles sont « Empire » ! — Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de leurs grands-parents. — Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous voulez ? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires. — Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de… — Ah ! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau… puisque c’est horrible ! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas ! Moi, on m’a toujours dit quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient entrer une personne qu’ils ne connaissent pas ? Ils me recevraient peut-être très mal ! dit la princesse. Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur le général une expression rêveuse et douce. — Ah ! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de joie… — Mais non, pourquoi ? lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l’entendre dire au général. Pourquoi ? Qu’en savez-vous ? Cela leur serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que je ne connais pas, « même héroïques », je deviendrais folle. D’ailleurs, voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table… Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n’en donne pas… — Ah ! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes ! — Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient, ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de saluer votre Cambremer ; là… il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas ! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller ! — Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a ? dit le général. — Mon petit Charles ! Ah ! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il ne voulait pas me voir ! Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu — et voulant d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la campagne : — Ah ! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mᵐᵉ de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mᵐᵉ des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse ! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d’aubépine ; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est très joli, ma chère princesse. — Comment la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c’est trop ! Je ne savais pas, je suis confuse, s’écria naïvement Mᵐᵉ de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse : Mais c’est vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les châtaignes, non oh ! c’est une idée ravissante ! Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme ! Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi. Swann, habitué, quand il était auprès d’une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mᵐᵉ de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie, et aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie. — Hé bien ! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne ? Mᵐᵉ de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de causer avec Swann s’était éloignée. — Mais vous l’êtes vous-même, princesse. — Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens ! Mais comme j’aimerais être à leur place ! — Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle ; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance ? — Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant. — Il ne commence pas mieux, répondit Swann. — En effet cette double abréviation !… — C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot. — Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer. Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet — à moins que ce ne fût pour cause — une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette. — Oh ! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble. — Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays « pittoresques ». — Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment ; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement ! Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle ; et ces petites maisons au bord de l’eau… je serais bien malheureux ! — Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !… Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler, pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais ! Swann refusa ; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mᵐᵉ de Saint-Euverte, il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. « Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mᵐᵉ des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit idiote », ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine ; c’est à peu près comme s’étonner qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le bacille virgule. Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mᵐᵉ de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher. — Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous ? Ces mots « massacré par les sauvages » percèrent douloureusement le cœur de Swann ; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général : — Ah ! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont d’Urville ramena les cendres, La Pérouse… (et Swann était déjà heureux comme s’il avait parlé d’Odette). C’est un beau caractère et qui m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air mélancolique. — Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il a sa rue. — Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse ? demanda Swann d’un air agité. — Je ne connais que Mᵐᵉ de Chanlivault, la sœur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez ! — Ah ! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie rue, si triste. — Mais non, c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps ; ce n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là. Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mᵐᵉ de Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange ; d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa grande fortune. — On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche. Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente. Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres — l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » — le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur — redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements — de l’y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin ! Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent », il lui avait dit en riant, avec galanterie : « par peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont ? Qu’y peut-elle être allée faire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens, quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet — nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui — appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même. Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir, « elle les aime peut-être », maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’« en-tête » de la Maison d’Or qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis. Il y a dans le violon — si, ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle modifie la sonorité — des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier ; parfois enfin, c’est dans l’air comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible. Comme si les instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur : « Qu’est-ce cela ? tout cela n’est rien. » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de Dieu, cette puissance illimitée de créer ? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants — si seulement ils étaient un peu musiciens — qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la « Princesse de Clèves », ou pour « René », quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elle a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable. Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main. Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mᵐᵉ Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. « Ô audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais ! » Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau ! La suppression des mots humains, loin d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée ; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, invisible et gémissant, dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte ? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler une fois encore. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et, avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait : aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore), s’exhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite, flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à Swann : « C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort… » Mais un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle ajouta cette réserve : « rien d’aussi fort… depuis les tables tournantes ! » À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie incurable, relatent comme des faits précieux : « hier, il a fait ses comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que nous avions faite ; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien on essaiera demain d’une côtelette », quoiqu’ils les sachent dénués de signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été content qu’elle quittât Paris pour toujours ; il aurait eu le courage de rester ; mais il n’avait pas celui de partir. Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une « Toilette de Diane » qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand elle était absente — car dans des lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une douleur — c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du voyage renaissait en lui — sans qu’il se rappelât que ce voyage était impossible — et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour un an ; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour. Alors, encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois ; et, récapitulant tous ces avantages : sa situation — sa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on, une arrière-pensée de se faire épouser par lui) — cette amitié de M. de Charlus qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime — et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette — il songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué, obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse, il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il n’eût eu lieu qu’en rêve : son départ ; il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit. Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux fou d’une de ses femmes, la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon marché de la vie d’Odette. Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore et libre, voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier ; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater : c’est qu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait : « Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte », et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait : « Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait : « Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville », elle répondait étourdiment : « Oui mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici, d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle, n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être jamais aimé. Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas plus de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué, mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann n’avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait, et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même, il n’avait pas avec lui les mêmes susceptibilités ; et puis c’était une nature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions ; Swann se repentait de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente. Avoir du cœur, c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait pas non plus, et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais. S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable qu’il menait ? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans la société d’une canaille. « Ce n’est pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur les actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus. » Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des gens de notre monde ? Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé ? puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces ; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients, presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf — inexploré d’autrui — du caractère de l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes ? au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Son esprit se voila ; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiait, sinon qu’ils fussent incapables d’infamie, du moins que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaque être en particulier, il imaginait toute la partie de sa vie qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment indélicat éprouvé par un autre, elle les flétrissait en vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il était resté fidèle ; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de temps à autre, il laissait entendre à Odette que, par méchanceté, on lui racontait tout ce qu’elle faisait ; et, se servant à propos d’un détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité, c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité, n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de s’humilier et de rougir de ses actes. Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre : Les Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de « marbre » qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mᵐᵉ Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ces mots : « Les Filles de Marbre » et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière. Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait d’union un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était le même que celui de son ami M. de Bréauté, dont la lettre anonyme disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable ; mais en ce qui concernait Mᵐᵉ Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais la vérité et, dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mᵐᵉ Verdurin et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent l’innocence, et qui — comme par exemple Odette — sont plus éloignées qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme. Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite, il y avait déjà deux ans : « Oh ! Mᵐᵉ Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cette tendresse de Mᵐᵉ Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit et les vit mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux, et d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution. — Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que j’avais eue à propos de toi et de Mᵐᵉ Verdurin ? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre. Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie, à quelqu’un qui leur a demandé : « Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue ? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai. — Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et malheureux. — Oui, je sais, mais en es-tu sûre ? Ne me dis pas : « Tu le sais bien », dis-moi : « je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme. » Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique, et comme si elle voulait se débarrasser de lui : — Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme. — Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet ? Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là. — Oh ! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini ? Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? Tu as donc décidé qu’il fallait que je te déteste, que je t’exècre ? Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement ! Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention, mais ne l’y fait pas renoncer : — Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux, ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses. — Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois. Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots : « deux ou trois fois » marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que ces mots « deux ou trois fois », rien que des mots, des mots prononcés dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mᵐᵉ de Saint-Euverte : « C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s’était échappée des mots « peut-être deux ou trois fois », dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse qu’elle lui avait dit avoir faite « deux ou trois fois » ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage s’il leur ajoute foi ! « Mais, se disait Swann, comment réussir à la protéger ? Il pouvait peut-être la préserver d’une certaine femme, mais il y en avait des centaines d’autres, et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il avait, le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci, ce fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une convulsion qui semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de Swann, d’elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les émotions de l’homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu’elles produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à son cœur, reprît sa respiration et parvînt à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu’il eût assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle, comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement si d’abord son supplice ne s’aggrava pas. — Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je connais ? — Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je n’ai pas été jusque-là. Il sourit et reprit : — Que veux-tu ? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne t’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les choses ! Ce qui est affreux, c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini. Seulement ce mot : « Il y a combien de temps ? » — Oh ! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues ! c’est tout ce qu’il y a de plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue. — Oh ! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici ? tu ne veux pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là ; tu comprends bien qu’il n’est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour. — Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. À une table voisine il y avait une femme que je n’avais pas vue depuis très longtemps. Elle m’a dit : « Venez donc derrière le petit rocher voir l’effet du clair de lune sur l’eau. » D’abord j’ai bâillé et j’ai répondu : « Non, je suis fatiguée et je suis bien ici. » Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit : « cette blague ! » ; je savais bien où elle voulait en venir. Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou pour ne pas avoir l’air humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton : — Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille. Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d’atroce ; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l’île du Bois. Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout : le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre — gaîment, hélas ! : « Cette blague ! » Il sentait qu’elle ne dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment ; elle se taisait ; il lui dit : — Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c’est fini, je n’y pense plus. Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante — d’admirer les curieuses découvertes qu’on peut y faire — que tout en souffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait : « La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises ; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits : « Je voyais bien où elle voulait en venir ». « Deux ou trois fois », « Cette blague ! » mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots : « Je suis bien ici », « Cette blague ! », mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant : « Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un plaisir. » Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant — même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné — au moment où il se redisait ces mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir, non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme. Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans s’en rendre compte ; en effet l’écart que le vice mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart, Odette en ignorait l’étendue : un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-même, l’entraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette, avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle ; mais si elle les racontait à Swann il était épouvanté par la révélation de l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des entremetteuses. À vrai dire il était convaincu que non ; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais d’une façon mécanique ; elle n’y avait rencontré aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. « Oh ! non ! Ce n’est pas que je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposait n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit : « Je me tue si vous ne me l’amenez pas. » On lui a dit que j’étais sortie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a dit que je criais à tue-tête : « Mais puisque je vous dis que je ne veux pas ! C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux, tout de même ! Si j’avais besoin d’argent, je comprends… » Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis à la campagne. Ah ! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable. » D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il restait dans l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée. Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la Fête de Paris-Murcie. « Comment, tu le connaissais déjà ? Ah ! oui, c’est vrai », dit-il, en se reprenant pour ne pas paraître l’avoir ignoré. Et tout d’un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura que non. « Pourtant la Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être vrai », lui dit-il pour l’effrayer. — « Oui, que je n’y étais pas allée le soir où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez Prévost », lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec une décision où il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu’elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté, car Odette n’avait pas conscience du mal qu’elle faisait à Swann ; et même elle se mit à rire, peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié, confus. « C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part. Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai ? D’autant plus qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être sans forces qu’avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n’avait jamais plus osé repenser parce qu’ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l’avait aimé, elle lui mentait déjà ! Aussi bien que ce moment (le premier soir qu’ils avaient « fait catleya ») où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, receleurs eux aussi d’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela qu’elle lui avait dit un jour : « Je n’aurais qu’à dire à Mᵐᵉ Verdurin que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger. » À lui aussi probablement bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d’heure dans un rendez-vous, ils avaient dû cacher, sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à faire avec un autre à qui elle avait dit : « Je n’aurai qu’à dire à Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a toujours moyen de s’arranger. » Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile, sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n’était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mᵐᵉ de Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’île du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S’il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient pas été remplacés par d’autres. Mais la présence d’Odette continuait d’ensemencer le cœur de Swann de tendresse et de soupçons alternés. Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années ; il fallait rentrer immédiatement chez elle « faire catleya » et ce désir qu’elle prétendait avoir de lui était si soudain, si inexplicable, si impérieux, les caresses qu’elle lui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge et qu’une méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle lui en avait donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il crut tout d’un coup entendre du bruit ; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le courage de reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit à Swann : « On ne peut jamais rien faire avec toi ! » Et il resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’un dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens. Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. « J’ai une petite qui va vous plaire », disait l’entremetteuse. Et il restait une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu’il ne fît rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour : « Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je n’irais plus jamais avec personne. » — « Vraiment, crois-tu que ce soit possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne vous trompe jamais ? » lui demanda Swann anxieusement. — « Pour sûr ! ça dépend des caractères ! » Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces filles les mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. À celle qui cherchait un ami, il dit en souriant : « C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture. » — « Vous aussi, vous avez des manchettes bleues. » — « Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre ! Je ne t’ennuie pas ? tu as peut-être à faire ? » — « Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’auriez ennuyée, je vous l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer. » — « Je suis très flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment ? » dit-il à l’entremetteuse qui venait d’entrer. — « Mais oui, c’est justement ce que je me disais. Comme ils sont sages ! Voilà ! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour, c’est bien mieux ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, c’est un vrai scandale ! Je vous quitte, je suis discrète. » Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissait pas Odette. Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer ; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui ; les Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis s’en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes croisières. Chaque fois qu’elle était partie depuis un peu de temps, Swann sentait qu’il commençait à se détacher d’elle, mais comme si cette distance morale était proportionnée à la distance matérielle, dès qu’il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit qu’ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire plaisir à sa femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure, d’Alger, ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eût cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de l’un et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux, et, qu’en tous cas il était imprudent de laisser Mᵐᵉ Cottard rentrer à Paris que Mᵐᵉ Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’y était trouvé assis en face de Mᵐᵉ Cottard qui faisait sa tournée de visites « de jours » en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes, et gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement de son tonnerre, des propos parmi ceux qu’elle entendait et répétait dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une journée : — Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien ! qu’en dites-vous ? Êtes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment ? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard ; on n’est pas chic, on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard. Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mᵐᵉ Cottard eut peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser. — Ah ! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu ! je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari, c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude, mais il a fallu qu’il lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard ! Tenez justement le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis, s’il est nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur), de lui faire faire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve ! J’ai une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout quand il coûte 10.000 francs, est d’être ressemblant et d’une ressemblance agréable. Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans ses gants par le teinturier et l’embarras de parler à Swann des Verdurin, Mᵐᵉ Cottard, voyant qu’on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait l’arrêter, écouta son cœur qui lui conseillait d’autres paroles. — Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mᵐᵉ Verdurin. On ne parlait que de vous. Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proféré devant les Verdurin. — D’ailleurs, ajouta Mᵐᵉ Cottard, Mᵐᵉ de Crécy était là et c’est tout dire. Quand Odette est quelque part, elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal. Comment ! vous en doutez ? dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann. Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le sens où on l’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis : — Mais elle vous adore ! Ah ! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle ! On serait bien arrangé ! À propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait : « Ah ! s’il était là, c’est lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou non. Il n’y a personne comme lui pour ça. » Et à tout moment elle demandait : « Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment ? Si seulement il travaillait un peu ! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux. (Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?) En ce moment je le vois, il pense à nous, il se demande où nous sommes. » Elle a même eu un mot que j’ai trouvé bien joli ; M. Verdurin lui disait : « Mais comment pouvez-vous voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues de lui ? » Alors Odette lui a répondu : « Rien n’est impossible à l’œil d’une amie. » Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul. Mᵐᵉ Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de départ on cause mieux) : « Je ne dis pas qu’Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann. » Oh ! mon Dieu, voilà que le conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais laisser passer la rue Bonaparte… me rendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite ? » Et Mᵐᵉ Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mᵐᵉ Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il éprouvait pour cette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mᵐᵉ Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux. Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus. Parfois le nom, aperçu dans un journal, d’un des hommes qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert — mais aussi où il avait connu une manière de sentir si voluptueuse — et que les hasards de la route lui permettraient peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus ; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de quitter ; mais il est si difficile d’être double et de se donner le spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres ; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec l’incuriosité, dans l’engourdissement du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays où il a si longtemps vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant, et regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittait pour toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois il avait recherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mᵐᵉ Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendait constamment ; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. Par moments les vagues sautaient jusqu’au bord, et Swann, sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de l’obscurité on ne s’en rendait pas compte, mais cependant Mᵐᵉ Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui, et il se sentait l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit : « Il faut que je m’en aille », elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mᵐᵉ Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mᵐᵉ Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures qu’elle était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé un instant après elle. « C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte, mais n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez. Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague association d’idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom ; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car d’images incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs ; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer, et de sentiments et d’impressions dont il n’avait pas conscience encore, faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique, amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables ; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant : « Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feu. » C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait : — Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure. Mais ces paroles, en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette déviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mon grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que Mᵐᵉ de Cambremer — Mˡˡᵉ Legrandin — devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne songeait pas à la revoir jamais — et qu’il se rappelait maintenant la soirée de Mᵐᵉ de Saint-Euverte où il avait présenté le général de Froberville à Mᵐᵉ de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mᵐᵉ de Saint-Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables ? Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mᵐᵉ de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà — et entre lesquels la balance était trop difficile à établir — une sorte d’enchaînement nécessaire. Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve ; il revit, comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que — au cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elle — il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison, dans lesquels sans doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et qui baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en lui-même : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » | ◄ Première partie — Combray | Deuxième partie — Un amour de Swan | Troisième partie — Nom de pays : le nom ► |
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Du côté de chez Swann/Partie 3
# Du côté de chez Swann/Partie 3 ## TROISIÈME PARTIE NOMS DE PAYS : LE NOM Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mes nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient, comme les parois polies d’une piscine où l’eau bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de l’aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés fait courir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en glace, dans lesquelles, selon la place qu’elles occupaient, et par un effet qu’il n’avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines, qu’interrompaient seuls les pleins de l’acajou. Si bien que toute la pièce avait l’air d’un de ces dortoirs modèles, qu’on présente dans les expositions « modern style » du mobilier, où ils sont ornés d’œuvres d’art qu’on a supposées capables de réjouir les yeux de celui qui couchera là, et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le genre de site où l’habitation doit se trouver. Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête, et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables — les beautés des paysages ou du grand art. Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans l’intervention des hommes. De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de l’Exposition. Je voulais aussi, pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature, par tous les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d’une plage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des vagues ». « On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique. Et c’est le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres. » Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin d’apprendre de lui si c’était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m’avait répondu : « Je crois bien que je connais Balbec ! L’église de Balbec, du xiiᵉ et xiiiᵉ siècle, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan. » Et ces lieux qui jusque-là ne m’avaient semblé être que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques — et tout aussi en dehors de l’histoire humaine que l’Océan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut de moyen âge — ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l’heure voulue, comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort ; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec — les Apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de février — le vent, soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre — le projet d’un voyage à Balbec mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer. J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ : elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier dans l’église de style persan. Mais à l’approche des vacances de Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont j’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d’églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu’il leur était opposé et n’aurait pu que les affaiblir, se substituait en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones les champs de Fiesole et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix ; car l’alternance des images avait amené en moi un changement de front du désir, et, aussi brusque que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton dans ma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation atmosphérique suffit à provoquer en moi cette modulation sans qu’il y eût besoin d’attendre le retour d’une saison. Car souvent dans l’une on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt, comme ces phénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’un bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science s’empare d’eux, et, les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de l’agrément du hasard, de même la production de ces rêves d’Atlantique et d’Italie cessa d’être soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je n’eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d’être désignés par des noms, des noms qui n’étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes — une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants. Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu la Chartreuse, m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie, puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c’était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d’où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d’un état ancien de lieux, d’une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l’aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l’église et auquel je prêtais l’aspect disputeur, solennel et médiéval d’un personnage de fabliau. Si ma santé s’affermissait et que mes parents me permissent, sinon d’aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec l’architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d’une heure vingt-deux dans lequel j’étais monté tant de fois en imagination, j’aurais voulu m’arrêter de préférence dans les villes les plus belles ; mais j’avais beau les comparer, comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues : Pont-Aven, envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argent bruni ? Ces images étaient fausses pour une autre raison encore ; c’est qu’elles étaient forcément très simplifiées ; sans doute ce à quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient qu’incomplètement et sans plaisir dans le présent, je l’avais enfermé dans le refuge des noms ; sans doute, parce que j’y avais accumulé du rêve, ils aimantaient maintenant mes désirs ; mais les noms ne sont pas très vastes ; c’est tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou trois des « curiosités » principales de la ville et elles s’y juxtaposaient sans intermédiaires ; dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains de mer, j’apercevais des vagues soulevées autour d’une église de style persan. Peut-être même la simplification de ces images fut-elle une des causes de l’empire qu’elles prirent sur moi. Quand mon père eut décidé, une année, que nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et à Venise, n’ayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence les éléments qui composent d’habitude les villes, je fus contraint à faire sortir une cité surnaturelle de la fécondation, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le génie de Giotto. Tout au plus — et parce qu’on ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durée que d’espace — comme certains tableaux de Giotto eux-mêmes qui montrent à deux moments différents de l’action un même personnage, ici couché dans son lit, là s’apprêtant à monter à cheval, le nom de Florence était-il divisé en deux compartiments. Dans l’un, sous un dais architectural, je contemplais une fresque à laquelle était partiellement superposé un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif ; dans l’autre (car ne pensant pas aux noms comme à un idéal inaccessible, mais comme à une ambiance réelle dans laquelle j’irais me plonger, la vie non vécue encore, la vie intacte et pure que j’y enfermais donnait aux plaisirs les plus matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu’ils ont dans les œuvres des primitifs), je traversais rapidement — pour trouver plus vite le déjeuner qui m’attendait avec des fruits et du vin de Chianti — le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones. Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais et non ce qui était autour de moi. Même à un simple point de vue réaliste, les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors j’avais fait moi-même plus attention à ce qu’il y avait dans ma pensée quand je prononçais les mots « aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise », je me serais rendu compte que ce que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de tout ce que je connaissais, d’aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cette merveille inconnue : une matinée de printemps. Ces images irréelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, différencièrent cette époque de ma vie de celles qui l’avaient précédée (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux d’un observateur qui ne voit les choses que du dehors, c’est-à-dire qui ne voit rien), comme dans un opéra un motif mélodique introduit une nouveauté qu’on ne pourrait pas soupçonner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors du théâtre à compter seulement les quarts d’heure qui s’écoulent. Et encore, même à ce point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne sont pas égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses » différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant. Pendant ce mois — où je ressassai comme une mélodie, sans pouvoir m’en rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise, desquelles le désir qu’elles excitaient en moi gardait quelque chose d’aussi profondément individuel que si ç’avait été un amour, un amour pour une personne — je ne cessai pas de croire qu’elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d’entrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction qu’il y avait à vouloir regarder et toucher avec les organes des sens ce qui avait été élaboré par la rêverie et non perçu par eux — et d’autant plus tentant pour eux, plus différent de ce qu’ils connaissaient — c’est ce qui me rappelait la réalité de ces images, qui enflammait le plus mon désir, parce que c’était comme une promesse qu’il serait contenté. Et, bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides l’entretenaient encore plus que les livres d’esthétiques et, plus que les guides, l’indicateur des chemins de fer. Ce qui m’émouvait c’était de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la séparait de moi, en moi-même, n’était pas viable, je pourrais l’atteindre par un biais, par un détour, en prenant la « voie de terre ». Certes, quand je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce que j’allais voir, que Venise était « l’école de Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musée de l’architecture domestique au moyen âge », je me sentais heureux. Je l’étais pourtant davantage quand, sorti pour une course, marchant vite à cause du temps qui, après quelques jours de printemps précoce était redevenu un temps d’hiver (comme celui que nous trouvions d’habitude à Combray, la Semaine Sainte) — voyant sur les boulevards les marronniers qui, plongés dans un air glacial et liquide comme de l’eau, n’en commençaient pas moins, invités exacts, déjà en tenue, et qui ne se sont pas laissé décourager, à arrondir et à ciseler, en leurs blocs congelés, l’irrésistible verdure dont la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à réfréner la progressive poussée — je pensais que déjà le Ponte-Vecchio était jonché à foison de jacinthes et d’anémones et que le soleil du printemps teignait déjà les flots du Grand Canal d’un si sombre azur et de si nobles émeraudes qu’en venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de riches coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, tout en consultant le baromètre et en déplorant le froid, commença à chercher quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris qu’en pénétrant après le déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait d’opérer la transmutation tout autour d’elle, on pouvait s’éveiller le lendemain dans la cité de marbre et d’or « rehaussée de jaspe, et pavée d’émeraudes ». Ainsi elle et la Cité des lys n’étaient pas seulement des tableaux fictifs qu’on mettait à volonté devant son imagination, mais existaient à une certaine distance de Paris qu’il fallait absolument franchir si l’on voulait les voir, à une certaine place déterminée de la terre, et à aucune autre, en un mot étaient bien réelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon père en disant : « En somme, vous pourriez rester à Venise du 20 avril au 29 et arriver à Florence dès le matin de Pâques », les fit sortir toutes deux non plus seulement de l’Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire où nous situons non pas un seul voyage à la fois, mais d’autres, simultanés, et sans trop d’émotion puisqu’ils ne sont que possibles — ce Temps qui se refabrique si bien qu’on peut encore le passer dans une ville après qu’on l’a passé dans une autre — et leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certificat d’authenticité des objets auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par l’usage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vécus là ; je sentis que c’était vers la semaine qui commençait le lundi où la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que j’avais couvert d’encre, que se dirigeaient pour s’y absorber au sortir du temps idéal où elles n’existaient pas encore, les deux Cités Reines dont j’allais avoir, par la plus émouvante des géométries, à inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je n’étais encore qu’en chemin vers le dernier degré de l’allégresse ; je l’atteignis enfin (ayant seulement alors la révélation que sur les rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce n’était pas, comme j’avais, malgré tant d’avertissements, continué à l’imaginer, les hommes « majestueux et terribles comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau sanglant » qui se promèneraient dans Venise la semaine prochaine, la veille de Pâques, mais que ce pourrait être moi, le personnage minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc qu’on m’avait prêtée, l’illustrateur avait représenté, en chapeau melon, devant les porches), quand j’entendis mon père me dire : « Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessus d’hiver et ton gros veston. » À ces mots je m’élevai à une sorte d’extase ; ce que j’avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre ces « rochers d’améthyste pareils à un récif de la mer des Indes » ; par une gymnastique suprême et au-dessus de mes forces, me dévêtant comme d’une carapace sans objet de l’air de ma chambre, qui m’entourait, je le replaçai par des parties égales d’air vénitien, cette atmosphère marine, indicible et particulière comme celle des rêves que mon imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je sentis s’opérer en moi une miraculeuse désincarnation ; elle se doubla aussitôt de la vague envie de vomir qu’on éprouve quand on vient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur déclara qu’il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m’éviter, d’ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d’agitation. Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât aller au théâtre entendre la Berma ; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m’aurait, en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à Venise, de n’aller pas à Balbec. On devait se contenter de m’envoyer chaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance d’une personne qui m’empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le « double » dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves. Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m’avait emmené en excursion — au delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d’orge — dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres ; puis elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers ; en l’attendant je foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d’une voix brève : « Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d’autant plus l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais l’interpellait ; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et l’approche de son but ; — transportant à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l’amie qui l’appelait tout ce que, tandis qu’elle le prononçait, elle revoyait ou, du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites qu’elles se faisaient l’une chez l’autre, de tout cet inconnu, encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi d’être au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui m’en frôlait, sans que j’y pusse pénétrer, et le jetait en plein air dans un cri ; — laissant déjà flotter dans l’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de Mˡˡᵉ Swann, du soir qui allait venir, tel qu’il serait, après dîner, chez elle ; — formant, passager céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux ; — jetant enfin, sur cette herbe pelée, à l’endroit où elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l’eût appelée), une petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope, impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis, sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait : « Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons », et que je remarquais pour la première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et hélas, pas de plumet bleu à son chapeau. Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? Le lendemain elle n’y était pas ; mais je l’y vis les jours suivants ; je tournais tout le temps autour de l’endroit où elle jouait avec ses amies, si bien qu’une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur partie de barres elle me fit demander si je voulais compléter leur camp, et je jouai désormais avec elle chaque fois qu’elle était là. Mais ce n’était pas tous les jours ; il y en avait où elle était empêchée de venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie séparée de la mienne que par deux fois, condensée dans le nom de Gilberte, j’avais senti passer si douloureusement près de moi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-Élysées. Ces jours-là, elle annonçait d’avance qu’on ne la verrait pas ; si c’était à cause de ses études, elle disait : « C’est rasant, je ne pourrai pas venir demain ; vous allez tous vous amuser sans moi », d’un air chagrin qui me consolait un peu ; mais en revanche quand elle était invitée à une matinée, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait jouer, elle me répondait : « J’espère bien que non ! J’espère bien que maman me laissera aller chez mon amie. » Du moins ces jours-là, je savais que je ne la verrais pas, tandis que d’autres fois, c’était à l’improviste que sa mère l’emmenait faire des courses avec elle, et le lendemain elle disait : « Ah ! oui, je suis sortie avec maman », comme une chose naturelle, et qui n’eût pas été pour quelqu’un le plus grand malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps où son institutrice, qui pour elle-même craignait la pluie, ne voulait pas l’emmener aux Champs-Élysées. Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais de l’interroger et je tenais compte de tous les présages. Si je voyais la dame d’en face qui, près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me disais : « Cette dame va sortir ; donc il fait un temps où l’on peut sortir : pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame ? » Mais le temps s’assombrissait, ma mère disait qu’il pouvait se lever encore, qu’il suffirait pour cela d’un rayon de soleil, mais que plus probablement il pleuvrait ; et s’il pleuvait, à quoi bon aller aux Champs-Élysées ? Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d’un coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s’y poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s’était de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient, elle recommençait imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin d’une Ouverture, mènent une seule note jusqu’au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la balustrade se détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satisfaction d’artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses qu’en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient des gages de calme et de bonheur. Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou décorer la croisée ; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que j’y arriverais me dirait : « Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon camp » ; fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec l’heure ; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de l’amour ; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse même ; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au cœur de l’hiver. Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup, faisant dire à ma mère : « Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous pourriez peut-être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées », sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là nous ne trouvions personne, ou une seule fillette prête à partir qui m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge qui venait par tous les temps, toujours harnachée d’une toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer ; elle demandait à Gilberte des nouvelles de « son amour de mère » ; et il me semblait que si je l’avais connue, j’aurais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats qu’elle appelait « mes vieux Débats » et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises : « Mon vieil ami le sergent de ville », « la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amis ». Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée, sans défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux Champs-Élysées ; je languissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées dont on avait enlevé la neige, et sur laquelle la statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son geste. La vieille dame elle-même, ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant : « Comme vous êtes aimable ! » puis, priant le cantonnier de dire à ses petits enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta : « Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse ! » Tout à coup l’air se déchira : entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu ; un peu avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avait voulu m’y recevoir. « Brava ! Brava ! ça c’est très bien, je dirais comme vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées ; nous sommes deux intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine ! » Et la vieille dame se mit à rire. Le premier de ces jours — auxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour de séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ, parce qu’il changeait la figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de nos seules entrevues, maintenant changé, tout enveloppé de housses — ce jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c’était non seulement comme un commencement d’intimité, mais aussi de sa part — comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps pareil — cela me semblait aussi touchant que si, un de ces jours où elle était invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me retrouver aux Champs-Élysées ; je prenais plus de confiance en la vitalité et en l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu de l’engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses environnantes ; et tandis qu’elle me mettait des boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la fois une prédilection qu’elle me marquait, en me tolérant comme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidélité qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une après l’autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tristement commencé devait finir dans la joie, comme je m’approchais, avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit : « Non, non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte, d’ailleurs, vous voyez elle vous fait signe. » Elle m’appelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or. Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je ne fus pas trop malheureux. Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point qu’une fois ma grand’mère n’étant pas rentrée pour l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs-Élysées ; on n’aime plus personne dès qu’on aime), pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la veille j’avais si impatiemment attendus, pour lesquels j’avais tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste, n’étaient nullement des moments heureux ; et je le savais bien, car c’étaient les seuls moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de plaisir. Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir, parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu ; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l’amour que j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même dont j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu’elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions, Gilberte et moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de notre amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain qu’elle nous aime ; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui, pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour existait réellement en dehors de nous ; que, en permettant tout au plus que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n’était pas libre de rien changer ; il me semblait que si j’avais, de mon chef, substitué à la douceur de l’aveu la simulation de l’indifférence, je ne me serais pas seulement privé d’une des joies dont j’avais le plus rêvé, mais que je me serais fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins mystérieux et préexistants. Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées — et que d’abord j’allais pouvoir confronter mon amour, pour lui faire subir les rectifications nécessaires, à sa cause vivante, indépendante de moi — dès que j’étais en présence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j’avais compté pour rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier, et que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l’autre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêves avaient été deux êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on compose, elle me passait une balle ; et comme le philosophe idéaliste dont le corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croit pas, le même moi qui m’avait fait la saluer avant que je l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir la balle qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui j’étais venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu rejoindre), me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure où elle s’en allait, mille propos, aimables et insignifiants et m’empêchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel j’aurais pu enfin remettre la main sur l’image urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs sur lesquels j’étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour l’après-midi suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous étions allés avec Gilberte jusqu’à la baraque de notre marchande qui était particulièrement aimable pour nous — car c’était chez elle que M. Swann faisait acheter son pain d’épice, et par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes — Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui étaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres d’enfants. Car l’un ne voulait pas d’un sucre d’orge rouge parce qu’il préférait le violet et l’autre, les larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire d’une voix passionnée : « J’aime mieux, l’autre prune, parce qu’elle a un ver ! » J’achetai deux billes d’un sou. Je regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d’agate qui me semblaient précieuses parce qu’elles étaient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes pièce. Gilberte, à qui on donnait beaucoup plus d’argent qu’à moi, me demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais voulu lui en faire sacrifier aucune. J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les délivrer toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant : « Tenez, elle est à vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir. » Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans une pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur l’enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers. Le lendemain elle m’apporta, dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu’elle avait fait chercher. « Vous voyez bien que c’est ce que vous m’avez demandé, me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui avais envoyé. » Mais dans l’adresse de ce pneumatique — qui, hier encore n’était rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui, depuis qu’un télégraphiste l’avait remis au concierge de Gilberte et qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là — j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve. Et il y eut un jour aussi où elle me dit : « Vous savez, vous pouvez m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptême. C’est trop gênant. » Pourtant elle continua encore un moment à se contenter de me dire « vous », et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres — en l’effort qu’elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en valeur — eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant accompagner d’un sourire. Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au moi qui l’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cœur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d’un bonheur, parce que seul il l’avait désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car chaque jour, la nécessité qui me faisait espérer que le lendemain j’aurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, en m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages qu’elle m’avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s’ils se suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d’atteindre enfin le bonheur que je n’avais pas encore rencontré. Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me faisait aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir, et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus compté pour réaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte viendrait aux Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la vague anticipation d’un grand bonheur quand — entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses belles mains blanches et potelées sentant encore le savon — j’avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre : « En revenant de la revue », que l’hiver recevait jusqu’au soir la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait décamper en un clin d’œil, d’à côté de ma chaise — rayant d’un seul bond toute la largeur de notre salle à manger — un rayon qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l’instant d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le soleil me faisait languir d’impatience et d’ennui en laissant traîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusqu’au moment où Françoise venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages d’or. Hélas ! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’air de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d’un sol auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais à tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle portait et qui ruisselait de rayons à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant : « Quel joli temps ! » Et la préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant le ticket de dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit : « Vous reconnaissez vos roses ! » J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc de Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette à la voix brève se jetait sur moi : « Vite, vite, il y a déjà un quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt. On vous attend pour faire une partie de barres. » Pendant que je montais l’avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire des courses pour elle ; et M. Swann allait venir chercher sa fille. Aussi c’était ma faute ; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse ; car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle m’était décochée en plein cœur, à quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’un chapeau de visite à la place d’un béret de jeu, devant les « Ambassadeurs » et non entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ses occupations où je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue. C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre partie de barres, j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait : « Quel beau soleil, on dirait du feu »), lui parlant avec un sourire timide, d’un air compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cette existence, personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui venait un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mᵐᵉ Swann — parce que leur fille habitait chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses amitiés dépendaient d’eux — contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents) venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les battements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore comme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire une série d’ouvrages et dont les moindres particularités nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j’en entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne d’autre n’eût jamais connu les Orléans ; elles le faisaient se détacher vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, et au milieu desquels j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux d’égards spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était profond l’incognito dont il était enveloppé. Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent à la campagne ; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus le Swann de Combray ; comme les idées sur lesquelles j’embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois compris et que je n’utilisais plus jamais quand j’avais à penser à lui, il était devenu un personnage nouveau ; je le rattachai pourtant par une ligne artificielle, secondaire et transversale à notre invité d’autrefois ; et comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents, à la table du jardin.) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons, dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre, à qui son bec en y disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination d’offrir en abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre, et d’un attribut qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité nouvelle. Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte. — J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir ! Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler. Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit : — Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas ! j’ai un grand goûter ; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans le midi. Ce que ce serait chic ! quoique cela me fera manquer un arbre de Noël ; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle. Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner mes jambes. — Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de saison, il fait trop chaud. Hélas ! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout se détraque. Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle, la position particulière, unique — fût-elle affligeante — où me plaçait inévitablement, par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres : « Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple camarade. » Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là, puisque c’était moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par peur, en les énonçant, d’exclure justement ceux-là, — les plus chers, les plus désirés — du champ des réalisations possibles. Même si par une invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon œuvre, je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par l’amour. En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite Gilberte, mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la beauté des vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de la bille d’agate, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri par la bonté de mon amie qui me l’avait fait rechercher ; et comme chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être heureux de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles les plus opposées à celles que cet amour eût recherchées tant qu’il était spontané — comme Swann autrefois le caractère esthétique de la beauté d’Odette — moi, qui avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à cause de tout l’inconnu de sa vie, dans lequel j’aurais voulu me précipiter, m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’était plus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un jour l’humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soir, m’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de l’avoir vue, maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je l’aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu’il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportées. Je baisai la bille d’agate qui était la meilleure part du cœur de mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j’étais heureux d’associer à l’idée de mon amour pour Gilberte, comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait plus que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour, qu’elles ne lui ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne m’avait pas aimé, et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour, attendant sans cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l’ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachés, et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un ordre différent qu’elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne commençant pas par décider que j’étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte qui m’avaient semblé inexplicables et ses fautes que j’avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au lieu qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les vacances du jour de l’an, j’avais tort de penser, de me dire : « c’est qu’elle est frivole ou docile. » Car elle eût cessé d’être l’un ou l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait été forcée d’obéir, c’eût été avec le même désespoir que j’avais les jours où je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c’était qu’aimer puisque j’aimais Gilberte ; il me faisait remarquer le souci perpétuel que j’avais de me faire valoir à ses yeux, à cause duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère répondait que j’étais injuste pour Françoise, que c’était une brave femme qui nous était dévouée), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois d’avance je ne pensais qu’à tâcher d’apprendre à quelle époque elle quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d’exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées ; et il n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c’était pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c’était pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu’elle m’eût permis d’aller passer les vacances au même endroit qu’elle, du moins pour choisir cet endroit elle s’occupait du désir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle m’assurait parfois qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins qu’elle ne m’aimait la veille, parce que je lui avais fait perdre sa partie par une négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait faire pour qu’elle recommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât plus que les autres ; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait, je l’en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté ? Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible, que si nous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a peinés jusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu’à lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain. Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait ; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas différent de ce qu’avaient été tous les autres jours ; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoir changer, c’était l’indifférence ; que dans mon amitié avec Gilberte, c’est moi seul qui aimais. « C’est vrai, répondait mon amour, il n’y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas. » Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s’il y en avait une prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l’héritage du passé, en n’acceptant pas le legs de ses tristesses), je demandais à Gilberte de renoncer à notre amitié ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle amitié. J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu’on pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mᵐᵉ Swann, me semblait contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresque aussi, à propos de n’importe quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que mon père me demandait, n’étant pas comme ma mère et ma grand’mère au courant de mon amour : — Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue ? elle n’a rien d’extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu’elle est à deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas. Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom de Swann ; certes je me le répétais mentalement sans cesse ; mais j’avais besoin aussi d’entendre sa sonorité délicieuse et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann d’ailleurs, que je connaissais depuis si longtemps, était maintenant pour moi, ainsi qu’il arrive à certains aphasiques à l’égard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il était toujours présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas s’habituer à lui. Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une surprise. Et en même temps que d’être familier, il avait cessé de me paraître innocent. Les joies que je prenais à l’entendre, je les croyais si coupables, qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et qu’on changeait la conversation si je cherchais à l’y amener. Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je rabâchais sans fin les mêmes paroles, et j’avais beau savoir que ce n’était que des paroles — des paroles prononcées loin d’elle, qu’elle n’entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était, mais ne le pouvaient modifier — pourtant il me semblait qu’à force de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte, j’en ferais peut-être sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition énoncée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je reprenais l’éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j’avais insinué à mes parents que c’était une ambassadrice ou peut-être une altesse) et je continuais à célébrer sa beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusqu’au jour où je dis que d’après le nom qu’avait prononcé Gilberte, elle devait s’appeler Mᵐᵉ Blatin. — Oh ! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère, tandis que je me sentais rougir de honte. À la garde ! À la garde ! comme aurait dit ton pauvre grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle ! Mais elle est horrible et elle l’a toujours été. C’est la veuve d’un huissier. Tu ne te rappelles pas, quand tu étais enfant, les manèges que je faisais pour l’éviter à la leçon de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait venir me parler sous prétexte de me dire que tu étais « trop beau pour un garçon ». Elle a toujours eu la rage de connaître du monde et il faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’ai toujours pensé, si elle connaît vraiment Mᵐᵉ Swann. Car si elle était d’un milieu fort commun, au moins il n’y a jamais rien eu que je sache à dire sur elle. Mais il fallait toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras. » Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon père disait : « cet enfant est idiot, il deviendra affreux. » J’aurais surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un être si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d’une journée quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en train de nous raconter, comme chaque soir à dîner, les courses qu’elle avait faites dans l’après-midi, rien qu’en disant : « À ce propos, devinez qui j’ai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des parapluies : Swann », fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendre que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour Gilberte. Mon père disait que je ne m’intéressais à rien parce que je n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, j’avais envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine ! — Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je. — Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air de craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on eût cherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de Mᵐᵉ Swann qu’elle ne voulait pas connaître. C’est lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas. — Mais alors, vous n’êtes pas brouillés ? — Brouillés ? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés, répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un « rapprochement ». — Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter. — On n’est pas obligé d’inviter tout le monde ; est-ce qu’il m’invite ? Je ne connais pas sa femme. — Mais il venait bien à Combray. — Eh bien oui ! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à faire et moi aussi. Mais je t’assure que nous n’avions pas du tout l’air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment ensemble parce qu’on ne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé de tes nouvelles, il m’a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mère, m’émerveillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de Swann, bien plus, que ce fût d’une façon assez complète, pour que, quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines particularités de notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il l’avait vue, une personne définie, avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s’approcher d’elle, le geste de la saluer. Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler des grands-parents de Swann, du titre d’agent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et consacré dans le Paris social une certaine famille, comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces ornements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d’autres familles d’agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’au contraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir avec Gilberte, ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père ; et s’ils avaient eu l’air un moment d’être du même avis que moi, c’était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une quantité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour. Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir aux Champs-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, par l’institutrice, elle avait appris relativement à Mᵐᵉ Swann. « Il paraît qu’elle a bien confiance à des médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic tac d’horloge dans le mur, ou si elle a vu un chat à minuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué. Ah ! c’est une personne très croyante ! » J’étais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait : — Qu’est-ce que vous avez ? Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans les galons de sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti dans le nom de Gilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse qu’il était chargé de garder et sur laquelle les fenêtres de l’entresol paraissaient conscientes d’être refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de mousseline à n’importe quelles autres fenêtres qu’aux regards de Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je me postais à l’entrée de la rue Duphot ; on m’avait dit qu’on pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste ; et mon imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de l’humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant même d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à la pensée d’approcher d’une rue où pouvait se produire inopinément l’apparition surnaturelle. Mais le plus souvent — quand je ne devais pas voir Gilberte — comme j’avais appris que Mᵐᵉ Swann se promenait presque chaque jour dans l’allée « des Acacias », autour du grand Lac, et dans l’allée de la « Reine Marguerite », je dirigeais Françoise du côté du Bois de Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit rassemblés des flores diverses et des paysages opposés ; où, après une colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne sont là que pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un cadre pittoresque ; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits mondes divers et clos — faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres rouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans la Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête, quelque promeneuse rapide — il était le jardin des femmes ; et — comme l’allée de Myrtes de l’Énéide — plantée pour elles d’arbres d’une seule essence, l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se jette dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent qu’ils vont voir l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des Acacias, leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loin l’approche et la singularité d’une puissante et molle individualité végétale ; puis, quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère et mièvre, d’une élégance facile, d’une coupe coquette et d’un mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs s’étaient abattues comme des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux ; enfin jusqu’à leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre le cœur mais d’un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le nom des belles invitées que l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On m’avait dit que je verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien qu’elles n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement à côté de Mᵐᵉ Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre ; leur nouveau nom, quand il y en avait un, n’était qu’une sorte d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau — dans l’ordre des élégances féminines — était régi par des lois occultes à la connaissance desquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir de le réaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la cohésion d’un chef-d’œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais c’est Mᵐᵉ Swann que je voulais voir, et j’attendais qu’elle passât, ému comme si ç’avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme tout ce qui l’entourait, de son charme, excitaient en moi autant d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur point de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra, qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal. J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des mérites esthétiques et des grandeurs mondaines, quand j’apercevais Mᵐᵉ Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressée, traversant l’allée des Acacias comme si ç’avait été seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant d’un clin d’œil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n’avait autant de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est le faste que je mettais au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Françoise, qui n’en pouvait plus et disait que les jambes « lui rentraient », à faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l’allée qui vient de la Porte Dauphine — image pour moi d’un prestige royal, d’une arrivée souveraine telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner l’impression dans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale — emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le « tigre » de « feu Baudenord », je voyais — ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon cœur par une nette et épuisante blessure — une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe « dernier cri » des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mᵐᵉ Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité disait aux uns : « Je me rappelle très bien, c’était exquis ! » ; à d’autres : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance ! » ; à d’autres : « Mais si vous voulez ! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai je couperai. » Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire oisif, comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui faisait dire : « Comme elle est belle ! » Et pour certains hommes seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait : « Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler ! Est-ce que je m’occupe de vous, moi ! » Coquelin passait en discourant au milieu d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la main, à des personnes en voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu’à Mᵐᵉ Swann et je faisais semblant de ne pas l’avoir vue, car je savais qu’arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de couper la file et de l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à pied. Et les jours où je me sentais le courage de passer à côté d’elle, j’entraînais Françoise dans cette direction. À un moment en effet, c’est dans l’allée des piétons, marchant vers nous que j’apercevais Mᵐᵉ Swann laissant s’étaler derrière elle la longue traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines, d’étoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas, abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois pourtant, quand elle s’était retournée pour appeler son lévrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d’elle. Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de singulier et d’excessif — ou peut-être par une radiation télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime — que ce devait être quelque personne connue. Ils se demandaient : « Qui est-ce ? », interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt. D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient : — Vous savez qui c’est ? Mᵐᵉ Swann ! Cela ne vous dit rien ? Odette de Crécy ? — Odette de Crécy ? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon. — Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mᵐᵉ Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe. — Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle était jolie ! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever. Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmure indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que j’étais le camarade de sa fille), cette femme dont la réputation de beauté, d’inconduite et d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de Mᵐᵉ Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais j’étais pour elle — comme un des gardes du Bois, ou le batelier, ou les canards du lac à qui elle jetait du pain — un des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu’un « emploi de théâtre », de ses promenades au bois. Certains jours où je ne l’avais pas vue allée des Acacias, il m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine Marguerite où vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’air de chercher à l’être ; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe par quelque ami, souvent coiffé d’un « tube » gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient. Cette complexité du Bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l’automne qui s’achève si vite sans qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu’à empêcher de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s’interposaient depuis un mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n’importe quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber comme les jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse échapper le secret de son bonheur, j’avais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême beauté ; et ne pouvant pas davantage me tenir d’aller voir des arbres qu’autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de partir pour le bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon, en passant par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison où le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement parce qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’est autrement. Même dans les parties découvertes où l’on embrasse un grand espace, çà et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui n’avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l’été, un double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n’aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard. Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles, et celles d’un empelopsis merveilleux et souriant, comme une épine rose de l’hiver, depuis le matin même étaient tout en fleur. Et le Bois avait l’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un parc, où, soit dans un intérêt botanique, soit pour la préparation d’une fête, on vient d’installer, au milieu des arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés, deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent autour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire de la clarté. Ainsi c’était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus d’essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage composite. Et c’était aussi l’heure. Dans les endroits où les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaient subir une altération de leur matière à partir du point où ils étaient touchés par la lumière du soleil, presque horizontale le matin, comme elle le redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans le crépuscule commençant, elle s’allume comme une lampe, projette à distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait flamber les suprêmes feuilles d’un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de son faîte incendié. Ici, elle épaississait comme des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane à dessins bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les détachait de lui, vers qui elles crispaient leurs doigts d’or. À mi-hauteur d’un arbre habillé de vigne vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible à discerner nettement dans l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs rouges, peut-être une variété d’œillet. Les différentes parties du Bois, mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des verdures, se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir l’entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s’écartant faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur sa moelleuse plate-forme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres ; l’exaltation que j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration de l’automne, mais par un désir. Grande source d’une joie que l’âme ressent d’abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers ce chef-d’œuvre des belles promeneuses qu’ils enferment chaque jour pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des Acacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin, qui leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres ; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus hautes branches, elles semblaient, trempées d’une humidité étincelante, émerger seules de l’atmosphère liquide et couleur d’émeraude, où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer. Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et, quand ils n’avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme le soleil et la lune dans la Création de Michel-Ange. Mais forcés depuis tant d’années par une sorte de greffe à vivre en commun avec la femme, ils m’évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorée qu’au passage ils couvrent de leurs branches et obligent à ressentir comme eux la puissance de la saison ; ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux où des chefs-d’œuvre d’élégance féminine se réaliseraient pour quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de Trianon que j’allais voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les souvenirs d’une époque historique, dans des œuvres d’art, dans un petit temple à l’amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles palmées d’or. Je rejoignis les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux pigeons. L’idée de perfection que je portais en moi, je l’avais prêtée alors à la hauteur d’une victoria, à la maigreur de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’un désir de revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau sous les yeux, au moment où l’énorme cocher de Mᵐᵉ Swann, surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d’acier qui se débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas ! il n’y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus qu’accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps, pour savoir s’ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu’ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mᵐᵉ Swann avait l’air d’une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promener avec Mᵐᵉ Swann dans l’allée de la Reine Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d’autrefois, ni même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles du spectacle, je n’avais plus de croyance à y introduire pour leur donner la consistance, l’unité, l’existence ; elles passaient éparses devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en elles aucune beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer. C’étaient des femmes quelconques, en l’élégance desquelles je n’avais aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais quand disparaît une croyance, il lui survit — et de plus en plus vivace, pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des choses nouvelles — un attachement fétichiste aux anciennes qu’elle avait animées, comme si c’était en elles et non en nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des dieux. Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages ? je suis sans doute déjà trop vieux — mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. À quoi bon venir sous ces arbres, si rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu’ils encadraient d’exquis. Quelle horreur ! Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d’une volière ou d’un potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait de charmant à voir Mᵐᵉ Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau que dépassait une seule fleur d’iris toute droite. Aurais-je même pu leur faire comprendre l’émotion que j’éprouvais par les matins d’hiver à rencontrer Mᵐᵉ Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d’un simple béret que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement était évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s’écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de l’air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine, dans l’atmosphère de cette femme, qu’avaient dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre close la neige tomber. D’ailleurs il ne m’eût pas suffi que les toilettes fussent les mêmes qu’en ces années-là. À cause de la solidarité qu’ont entre elles les différentes parties d’un souvenir et que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j’aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres, comme était encore celui de Mᵐᵉ Swann (l’année d’après celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre, pendant des instants pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n’avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mêmes assez de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais. Hélas ! il n’y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs, émaillés d’hortensias bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. Mᵐᵉ Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne rentrerait qu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attaché à une année lointaine, à un millésime vers lequel il ne m’était pas permis de remonter, les éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu’il avait jadis vainement poursuivi. Et il m’eût fallu aussi que ce fussent les mêmes femmes, celles dont la toilette m’intéressait parce que, au temps que je croyais encore, mon imagination les avait individualisées et les avait pourvues d’une légende. Hélas ! dans l’avenue des Acacias — l’allée de Myrtes — j’en revis quelques-unes, vieilles, et qui n’étaient plus que les ombres terribles de ce qu’elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que j’étais encore à interroger vainement les chemins désertés. Le soleil s’était caché. La nature recommençait à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il était le Jardin élyséen de la Femme ; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était gris ; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un lac ; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se posaient l’un après l’autre sur les grands chênes qui, sous leur couronne druidique et avec une majesté dodonéenne, semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt désaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la contradiction que c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n’être pas perçus par les sens. La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait que Mᵐᵉ Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Fragments_%28Parm%C3%A9nide%29
Fragments (Parménide)
# Fragments (Parménide) Préambule. — Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs, | se sont élancées sur la route fameuse | de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit ; | c’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées |5| entraînent le char qui me porte. Guides de mon voyage, | les vierges, filles du Soleil, ont laissé les demeures de la nuit | et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts. | Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident | sous le double effort des roues qui tournoient |10| de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse. | Voici la porte des chemins du jour et de la nuit, | avec son linteau, son seuil de pierre, | et fermés sur l’éther, ses larges battants, | dont la Justice vengeresse tient les clefs pour ouvrir et fermer. |15| Les nymphes la supplient avec de douces paroles | et savent obtenir que la barre ferrée | soit enlevée sans retard ; alors des battants | elles déploient la vaste ouverture | et font tourner en arrière les gonds garnis d’airain |20| ajustés à clous et à agrafes ; enfin par la porte | elles font entrer tout droit les cavales et le char. | La Déesse me reçoit avec bienveillance, prend de sa main | ma main droite et m’adresse ces paroles : | « Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices, |25| que tes cavales ont amené dans ma demeure, | sois le bienvenu ; ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a conduit | sur cette route éloignée du sentier des hommes ; | c’est la loi et la justice. Il faut que tu apprennes toutes choses, | et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose, |30| et les opinions humaines qui sont en dehors de la vraie certitude. | Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge, | il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue. | Sur la vérité. — Allons, je vais te dire et tu vas entendre | quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence ; |35| l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, | chemin de la certitude, qui accompagne la vérité ; | l’autre, que l’être n’est pas, et que le non-être est forcément, | route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire. | Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir |40| ni l’exprimer ; car le pensé et l’être sont une même chose. | ..... Il m’est indifférent | de commencer d’un côté ou de l’autre ; car en tout cas, je reviendrai sur mes pas. | ..... Il faut penser et dire que ce qui est ; car il y a être, | il n’y a pas de non-être ; voilà ce que je t’ordonne de proclamer. |45| Je te détourne de cette voie de recherche, | où les mortels qui ne savent rien | s’égarent incertains ; l’impuissance de leur pensée | y conduit leur esprit errant ; ils vont | sourds et aveugles, stupides et sans jugement ; |50| ils croient qu’être et ne pas être est la même chose | et n’est pas la même chose ; et toujours leur chemin les ramène au même point. | ..... Jamais tu ne feras que ce qui n’est pas soit ; | détourne donc ta pensée de cette voie de recherche ; | que l’habitude n’entraîne pas sur ce chemin battu |55| ton œil sans but, ton oreille assourdie, | ta langue ; juge par la raison de l’irréfutable condamnation | que je prononce. Il n’est plus qu’une voie pour le discours, | c’est que l’être soit ; par là sont des preuves | nombreuses qu’il est inengendré et impérissable, |60| universel, unique, immobile et sans fin. | Il n’a pas été et ne sera pas ; il est maintenant tout entier, | un, continu. Car quelle origine lui chercheras-tu ? | D’où et dans quel sens aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Je ne te permets | ni de le dire ni de le penser ; car c’est inexprimable et inintelligible |65| que ce qui est ne soit pas. Quelle nécessité l’eût obligé | plus tôt ou plus tard à naître en commençant de rien ? | Il faut qu’il soit tout à fait ou ne soit pas. | Et la force de la raison ne te laissera pas non plus, de ce qui est, | faire naître quelque autre chose. Ainsi ni la genèse |70| ni la destruction ne lui sont permises par la Justice ; elle ne relâchera pas les liens | où elle le tient. [Là-dessus le jugement réside en ceci] : | Il est ou n’est pas ; mais il a été décidé qu’il fallait | abandonner l’une des routes, incompréhensible et sans nom, comme sans vérité, | prendre l’autre, que l’être est véritablement. |75| Mais comment ce qui est pourrait-il être plus tard ? Comment aurait-il pu devenir ? | S’il est devenu, il n’est pas, pas plus que s’il doit être un jour. | Ainsi disparaissent la genèse et la mort inexplicables. | Il n’est pas non plus divisé, car il est partout semblable ; | nulle part rien ne fait obstacle à sa continuité, soit plus, |80| soit moins ; tout est plein de l’être, | tout est donc continu, et ce qui est touche à ce qui est. | Mais il est immobile dans les bornes de liens inéluctables, | sans commencement, sans fin, puisque la genèse et la destruction | ont été, bannies au loin, chassées par la certitude de la vérité. |85| Il est le même, restant en même état et subsistant par lui-même ; | tel il reste invariablement ; la puissante nécessité | le retient et l’enserre dans les bornes de ses liens. | Il faut donc que ce qui est ne soit pas illimité ; | car rien ne lui manque et alors tout lui manquerait. | ..... 90 | Ce qui n’est pas devant tes yeux, contemple-le pourtant comme sûrement présent à ton esprit. | Ce qui est ne peut être séparé de ce qui est ; | il ne se dispersera pas en tous lieux dans le monde, | il ne se réunira pas..... | C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée ; |95| car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé, | tu ne trouveras pas le penser ; rien n’est ni ne sera | d’autre outre ce qui est ; la destinée l’a enchaîné | pour être universel et immobile ; son nom est Tout, | tout ce que les mortels croient être en vérité et qu’ils font |100| naître et périr, être et ne pas être, | changer de lieu, muer de couleur. | Mais, puisqu’il est parfait sous une limite extrême, | il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés, | également distante de son centre en tous points. Ni plus |105| ni moins ne peut être ici ou là ; | car il n’y a point de non-être qui empêche l’être d’arriver à l’égalité ; | il n’y a point non plus d’être qui lui donne | plus ou moins d’être ici ou là, puisqu’il est tout, sans exception. | Ainsi, égal de tous côtés, il est néanmoins dans des limites. |110| J’arrête ici le discours certain, ce qui se pense | selon la vérité ; apprends maintenant les opinions humaines ; | écoute le décevant arrangement de mes vers. | Sur l’opinion. — On a constitué pour la connaissance deux formes sous deux noms ; | c’est une de trop, et c’est en cela que consiste l’erreur. |115| On a séparé et opposé les corps, posé les limites | qui les bornent réciproquement ; d’une part, le feu éthérien, la flamme | bienfaisante, subtile, | légère, partout identique à elle-même, | mais différente de la seconde forme ; d’autre part, celle-ci, | opposée à la première, nuit obscure, corps dense et lourd. |120| Je vais t’en exposer tout l’arrangement selon la vraisemblance, | en sorte que rien ne t’échappe de ce que connaissent les mortels. | ..... Mais puisque tout a été nommé lumière ou nuit, | et que, suivant leurs puissances, tout se rapporte à l’une ou à l’autre, | l’univers est à la fois rempli par la lumière et par la nuit obscure ; |125| elles sont égales et rien n’est en dehors d’elles. | ..... Les plus étroites (couronnes) sont remplies de feu sans mélange ; | les suivantes le sont de nuit ; puis revient le tour de la flamme. | Au milieu de toutes est la Divinité qui gouverne toutes choses ; | elle préside en tous lieux à l’union des sexes et au douloureux enfantement. |130| C’est elle qui pousse la femelle vers le mâle et tout aussi bien | le mâle vers la femelle..... | Elle a conçu l’Amour, le premier de tous les dieux. | ..... Tu sauras la nature de l’éther, et dans l’éther | tous les signes et du soleil arrondi la pure |135| lumière, ses effets cachés et d’où ils proviennent ; | tu apprendras les œuvres vagabondes de la lune circulaire, | sa nature ; tu connaîtras enfin le ciel étendu tout autour, | tu sauras d’où il s’est formé et comment la nécessité qui le mène l’a enchaîné | pour servir de borne aux astres..... |140| Comment la terre, le soleil et la lune, | l’éther commun, le lait du ciel, l’Olympe | le plus reculé et les astres brûlants ont commencé | à se former..... | Brillant pendant la nuit, elle roule autour de la terre sa lueur étrangère..... |145| Regardant toujours vers la splendeur du soleil. | ..... Tel est, soit d’une façon, soit de l’autre, le mélange qui forme le corps et les membres, | telle se présente la pensée (νόος) chez les hommes ; c’est une même chose | que l’intelligence et que la nature du corps des hommes | en tout et pour tous ; ce qui prédomine fait la pensée. | ..... 150| À droite les garçons, à gauche les filles. | ..... C’est ainsi que, selon l’opinion, ces choses se sont formées et qu’elles sont maintenant | et que plus tard elles cesseront, n’étant plus entretenues. | À chacune d’elles les hommes ont imposé le nom qui la distingue.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/L%E2%80%99%C3%89cole_des_femmes--%C3%89dition_Louandre%2C_1910
L’École des femmes/Édition Louandre, 1910
# L’École des femmes/Édition Louandre, 1910 ## L’ÉCOLE DES FEMMES, * Notice * Épître dédicatoire * Préface * Personnages * Acte I * Acte II * Acte III * Acte IV * Acte V
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Le Jeu de l’amour et du hasard
# Le Jeu de l’amour et du hasard ## LE JEU DE L’AMOUR ET DU HASARD * Personnages * Acte I * Acte II * Acte III
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La Pucelle d’Orléans
# La Pucelle d’Orléans * Chant I * Chant II * Chant III * Chant IV * Chant V * Chant VI * Chant VII * Chant VIII * Chant IX * Chant X * Chant XI * Chant XII * Chant XIII * Chant XIV * Chant XV * Chant XVI * Chant XVII * Chant XVIII * Chant XIX * Chant XX * Chant XXI
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La Pucelle d’Orléans/1
# La Pucelle d’Orléans/1 ### LA PUCELLE D’ORLÉANS #### CHANT PREMIER. MaJe ne suis né pour célébrer les saints : Ma voix est faible, et même un peu profane. Il faut pourtant vous chanter cette Jeanne Qui fit, dit-on, des prodiges divins. Elle affermit, de ses pucelles mains Des fleurs de lis la tige gallicane, Sauva son roi de la rage anglicane, Et le fit oindre au maître-autel de Reims. Jeanne montra sous féminin visage, Sous le corset et sous le cotillon, D’un vrai Roland le vigoureux courage. J’aimerais mieux, le soir, pour mon usage, Une beauté douce comme un mouton ; Mais Jeanne d’Arc eut un cœur de lion : Vous le verrez, si lisez cet ouvrage. Vous tremblerez de ses exploits nouveaux ; Et le plus grand de ses rares travaux Fut de garder un an son pucelage. FuÔ Chapelain, toi dont le violon, De discordante et gothique mémoire, Sous un archet maudit par Apollon, D’un ton si dur a raclé son histoire ; Vieux Chapelain, pour l’honneur de ton art, Tu voudrais bien me prêter ton génie : Je n’en veux point ; c’est pour Lamotte-Houdart, Quand l’Iliade est par lui travestie. AuLe bon roi Charle, au printemps de ses jours, Au temps de Pâque, en la cité de Tours, À certain bal (ce prince aimait la danse) Avait trouvé, pour le bien de la France, Une beauté nommée Agnès Sorel. Jamais l’Amour ne forma rien de tel. Imaginez de Flore la jeunesse, La taille et l’air de la nymphe des bois, Et de Vénus la grâce enchanteresse, Et de l’Amour le séduisant minois, L’art d’Arachné, le doux chant des sirènes : Elle avait tout ; elle aurait dans ses chaînes Mis les héros, les sages, et les rois. La voir, l’aimer, sentir l’ardeur naissante Des doux désirs, et leur chaleur brûlante, Lorgner Agnès, soupirer et trembler, Perdre la voix en voulant lui parler, Presser ses mains d’une main caressante, Laisser briller sa flamme impatiente, Montrer son trouble, en causer à son tour, Lui plaire enfin, fut l’affaire d’un jour. Princes et rois vont très-vite en amour. Agnès voulut, savante en l’art de plaire, Couvrir le tout des voiles du mystère, Voiles de gaze, et que les courtisans Percent toujours de leurs yeux malfaisants. LePour colorer comme on put cette affaire, Le roi fit choix du conseiller Bonneau, Confident sûr, et très-bon Tourangeau : Il eut l’emploi qui certes n’est pas mince, Et qu’à la cour, où tout se peint en beau, Nous appelons être l’ami du prince, Mais qu’à la ville, et surtout en province, Les gens grossiers ont nommé maq....... Monsieur Bonneau, sur le bord de la Loire, Était seigneur d’un fort joli château. Agnès un soir s’y rendit en bateau, Et le roi Charle y vint à la nuit noire. On y soupa ; Bonneau servit à boire ; Tout fut sans faste, et non pas sans apprêts. Festins des dieux, vous n’êtes rien auprès ! Nos doux amants, pleins de trouble et de joie, Ivres d’amour, à leurs désirs en proie, Se renvoyaient des regards enchanteurs, De leurs plaisirs brillants avant-coureurs. Les doux propos, libres sans indécence, Aiguillonnaient leur vive impatience. Le prince en feu des yeux la dévorait ; Contes d’amour d’un air tendre il faisait, Et du genou le genou lui serrait. EtLe souper fait, on eut une musique Italienne, en genre chromatique ; On y mêla trois différentes voix Aux violons, aux flûtes, aux hautbois. Elles chantaient l’allégorique histoire De ces héros qu’Amour avait domptés, Et qui, pour plaire à de tendres beautés, Avaient quitté les fureurs de la gloire. Dans un réduit cette musique était, Près de la chambre où le bon roi soupait. La belle Agnès, discrète et retenue, Entendait tout, et d’aucuns n’était vue. EnDéjà la lune est au haut de son cours ; Voilà minuit : c’est l’heure des amours. Dans une alcôve artistement dorée, Point trop obscure, et point trop éclairée, Entre deux draps que la Frise a tissus, D’Agnès Sorel les charmes sont reçus. Près de l’alcôve une porte est ouverte, Que dame Alix, suivante très-experte, En s’en allant oublia de fermer. Ô vous, amants, vous qui savez aimer, Vous voyez bien l’extrême impatience Dont pétillait notre bon roi de France ! Sur ses cheveux, en tresse retenus, Parfums exquis sont déjà répandus. Il vient, il entre au lit de sa maîtresse ; Moment divin de joie et de tendresse ! Le cœur leur bat ; l’amour et la pudeur Au front d’Agnès font monter la rougeur. La pudeur passe, et l’amour seul demeure. Son tendre amant l’embrasse tout à l’heure. Ses yeux ardents, éblouis, enchantés, Avidement parcourent ses beautés. Qui n’en serait en effet idolâtre ? SoSous un cou blanc qui fait honte à l’albâtre Sont deux tétons séparés, faits au tour, Allants, venants, arrondis par l’Amour ; Leur boutonnet a la couleur des roses. Téton charmant, qui jamais ne reposes, Vous invitiez les mains à vous presser, L’œil à vous voir, la bouche à vous baiser. Pour mes lecteurs tout plein de complaisance, J’allais montrer à leurs yeux ébaudis De ce beau corps les contours arrondis ; Mais la vertu qu’on nomme bienséance Vient arrêter mes pinceaux trop hardis. Tout est beauté, tout est charme dans elle. La volupté, dont Agnès a sa part, Lui donne encore une grâce nouvelle ; Elle l’anime : amour est un grand fard, Et le plaisir embellit toute belle. EtTrois mois entiers nos deux jeunes amants Furent livrés à ces ravissements. Du lit d’amour ils vont droit à la table. Un déjeuner, restaurant délectable, Rend à leurs sens leur première vigueur ; Puis, pour la chasse épris de même ardeur, Ils vont tous deux, sur des chevaux d’Espagne, Suivre cent chiens jappants dans la campagne. À leur retour on les conduit aux bains. Pâtes, parfums, odeurs de l’Arabie, Qui font la peau douce, fraîche, et polie, Sont prodigués sur eux à pleines mains. SoLe dîner vient ; la délicate chère, L’oiseau du Phase et le coq de bruyère, De vingt ragoûts l’apprêt délicieux, Charment le nez, le palais, et les yeux. Du vin d’Aï la mousse pétillante, Et du Tokai la liqueur jaunissante, En chatouillant les fibres des cerveaux, Y porte un feu qui s’exhale en bons mots Aussi brillants que la liqueur légère Qui monte et saute, et mousse au bord du verre : L’ami Bonneau d’un gros rire applaudit À son bon roi, qui montre de l’esprit. Le dîner fait, on digère, on raisonne, On conte, on rit, on médit du prochain, On fait brailler des vers à maître Alain, On fait venir des docteurs de Sorbonne, Des perroquets, un singe, un arlequin. Le soleil baisse ; une troupe choisie Avec le roi court à la comédie, Et, sur la fin de ce fortuné jour, Le couple heureux s’enivre encor d’amour. LePlongés tous deux dans le sein des délices, Ils paraissaient en goûter les prémices. Toujours heureux et toujours plus ardents, Point de soupçons, encor moins de querelles, Nulle langueur ; et l’Amour et le Temps Auprès d’Agnès ont oublié leurs ailes. Charles souvent disait entre ses bras, En lui donnant des baisers tout de flamme : « Ma chère Agnès, idole de mon âme, Le monde entier ne vaut point vos appas. Vaincre et régner, ce n’est rien que folie. Mon parlement me bannit aujourd’hui ; Au fier Anglais la France est asservie : Ah ! qu’il soit roi, mais qu’il me porte envie ; J’ai votre cœur, je suis plus roi que lui. » J’aUn tel discours n’est pas trop héroïque ; Mais un héros, quand il tient dans un lit Maîtresse honnête, et que l’amour le pique, Peut s’oublier, et ne sait ce qu’il dit. PeComme il menait cette joyeuse vie, Tel qu’un abbé dans sa grasse abbaye, Le prince anglais, toujours plein de furie, Toujours aux champs, toujours armé, botté, Le pot en tête, et la dague au côté, Lance en arrêt, la visière haussée, Foulait aux pieds la France terrassée. Il marche, il vole, il renverse en son cours Les murs épais, les menaçantes tours, Répand le sang, prend l’argent, taxe, pille, Livre aux soldats et la mère et la fille, Fait violer des couvents de nonnains, Boit le muscat des pères bernardins, Frappe en écus l’or qui couvre les saints, Et, sans respect pour Jésus ni Marie, De mainte église il fait mainte écurie : Ainsi qu’on voit dans une bergerie Des loups sanglants de carnage altérés, Et sous leurs dents les troupeaux déchirés, Tandis qu’au loin, couché dans la prairie, Colin s’endort sur le sein d’Égérie, Et que son chien près d’eux est occupé À se saisir des restes du soupé. SéOr, du plus haut du brillant apogée, Séjour des saints, et fort loin de nos yeux, Le bon Denis, prêcheur de nos aïeux, Vit les malheurs de la France affligée, L’état horrible où l’Anglais l’a plongée, Paris aux fers, et le roi très-chrétien Baisant Agnès, et ne songeant à rien. Ce bon Denis est patron de la France, Ainsi que Mars fut le saint des Romains, Ou bien Pallas chez les Athéniens. Il faut pourtant en faire différence ; Un saint vaut mieux que tous les dieux païens. Pa« Ah ! par mon chef, dit-il, il n’est pas juste De voir ainsi tomber l’empire auguste Où de la foi j’ai planté l’étendard : Trône des lis, tu cours trop de hasard ; Sang des Valois, je ressens tes misères. Ne souffrons pas que les superbes frères De Henri Cinq, sans droit et sans raison, Chassent ainsi le fils de la maison. J’ai, quoique saint, et Dieu me le pardonne, Aversion pour la race bretonne : Car, si j’en crois le livre des destins, Un jour ces gens raisonneurs et mutins Se gausseront des saintes décrétales, Déchireront les romaines annales, Et tous les ans le pape brûleront. Vengeons de loin ce sacrilège affront : Mes chers Français seront tous catholiques ; Ces fiers Anglais seront tous hérétiques ; Frappons, chassons ces dogues britanniques : Punissons-les, par quelque nouveau tour, De tout le mal qu’ils doivent faire un jour. » PuDes Gallicans ainsi parlait l’apôtre, De maudissons lardant sa patenôtre ; Et cependant que tout seul il parlait, Dans Orléans un conseil se tenait. Par les Anglais cette ville bloquée, Au roi de France allait être extorquée. Quelques seigneurs et quelques conseillers, Les uns pédants et les autres guerriers, Sur divers tons déplorant leur misère, Pour leur refrain disaient : « Que faut-il faire ? » Poton, La Hire, et le brave Dunois, S’écriaient tous en se mordant les doigts : « Allons, amis, mourons pour la patrie, Mais aux Anglais vendons cher notre vie. » Le Richemont criait tout haut : « Par Dieu, Dans Orléans il faut mettre le feu ; Et que l’Anglais, qui pense ici nous prendre, N’ait rien de nous que fumée et que cendre. » QuPour La Trimouille, il disait : « C’est en vain Que mes parents me firent Poitevin ; J’ai dans Milan laissé ma Dorothée : Pour Orléans, hélas ! je l’ai quittée. Je combattrai, mais je n’ai plus d’espoir : Faut-il mourir, ô ciel ! sans la revoir ! » Le président Louvet, grand personnage, Au maintien grave, et qu’on eût pris pour sage, Dit : « Je voudrais que préalablement Nous fissions rendre arrêt de parlement Contre l’Anglais, et qu’en ce cas énorme Sur toute chose on procédât en forme. » Louvet était un grand clerc ; mais, hélas ! Il ignorait son triste et piteux cas : S’il le savait, sa gravité prudente Procéderait contre sa présidente. Le grand Talbot, le chef des assiégeants, Brûle pour elle, et règne sur ses sens : Louvet l’ignore ; et sa mâle éloquence N’a pour objet que de venger la France. Dans ce conseil de sages, de héros, On entendait les plus nobles propos ; Le bien public, la vertu les inspire : Surtout l’adroit et l’éloquent La Hire Parla longtemps, et pourtant parla bien ; Ils disaient d’or, et ne concluaient rien. JeComme ils parlaient, on vit par la fenêtre Je ne sais quoi dans les airs apparaître. Un beau fantôme au visage vermeil, Sur un rayon détaché du soleil, Des cieux ouverts fend la voûte profonde. Odeur de saint se sentait à la ronde. Le farfadet dessus son chef avait À deux pendants une mitre pointue D’or et d’argent, sur le sommet fendue ; Sa dalmatique au gré des vents flottait, Son front brillait d’une sainte auréole, Son cou penché laissait voir son étole, Sa main portait ce bâton pastoral Qui fut jadis lituus augural. À cet objet qu’on discernait fort mal, Voilà d’abord monsieur de La Trimouille, Paillard dévot, qui prie et s’agenouille. Le Richemont, qui porte un cœur de fer, Blasphémateur, jureur impitoyable, Haussant la voix, dit que c’était le diable Qui leur venait du fin fond de l’enfer ; Que ce serait chose très-agréable Si l’on pouvait parler à Lucifer. Maître Louvet s’en courut au plus vite Chercher un pot tout rempli d’eau bénite. Poton, La Hire, et Dunois, ébahis, Ouvrent tous trois de grands yeux ébaubis. Tous les valets sont couchés sur le ventre. L’objet approche, et le saint fantôme entre Tout doucement porté sur son rayon, Puis donne à tous sa bénédiction. Soudain chacun se signe et se prosterne. SoIl les relève avec un air paterne ; Puis il leur dit : « Ne faut vous effrayer ; Je suis Denis et saint de mon métier. J’aime la Gaule, et l’ai catéchisée, Et ma bonne âme est très-scandalisée De voir Charlot, mon filleul tant aimé, Dont le pays en cendre est consumé, Et qui s’amuse, au lieu de le défendre, À deux tétons qu’il ne cesse de prendre. J’ai résolu d’assister aujourd’hui Les bons Français qui combattent pour lui. Je veux finir leur peine et leur misère. Tout mal, dit-on, guérit par son contraire. Or si Charlot veut, pour une catin, Perdre la France et l’honneur avec elle, J’ai résolu, pour changer son destin, De me servir des mains d’une pucelle. Vous, si d’en haut vous désirez les biens, Si vos cœurs sont et français et chrétiens, Si vous aimez le roi, l’État, l’Église, Assistez-moi dans ma sainte entreprise ; Montrez le nid où nous devons chercher Ce vrai phénix que je veux dénicher. » CeAinsi parla le vénérable sire. Quand il eut fait chacun se prit à rire. Le Richemont, né plaisant et moqueur, Lui dit : « Ma foi, mon cher prédicateur, Monsieur le saint, ce n’était pas la peine D’abandonner le céleste domaine Pour demander à ce peuple méchant Ce beau joyau que vous estimez tant. Quand il s’agit de sauver une ville, Un pucelage est une arme inutile. Pourquoi d’ailleurs le prendre en ce pays ? Vous en avez tant dans le paradis ! Rome et Lorette ont cent fois moins de cierges Que chez les saints il n’est là-haut de vierges. Chez les Français, hélas ! il n’en est plus. Tous nos moutiers sont à sec là-dessus. Nos francs-archers, nos officiers, nos princes, Ont dès longtemps dégarni les provinces. Ils ont tous fait, en dépit de vos saints, Plus de bâtards encor que d’orphelins. Monsieur Denis, pour finir nos querelles, Cherchez ailleurs, s’il vous plaît, des pucelles. » PuLe saint rougit de ce discours brutal : Puis aussitôt il remonte à cheval Sur son rayon, sans dire une parole, Pique des deux, et par les airs s’envole, Pour déterrer, s’il peut, ce beau bijou Qu’on tient si rare, et dont il semble fou. Laissons-le aller ; et tandis qu’il se perche Sur l’un des traits qui vont porter le jour, Ami lecteur, puissiez-vous en amour Avoir le bien de trouver ce qu’il cherche ! * ↑ Plusieurs éditions portent : Vous m’ordonnez de célébrer des saints. Cette leçon est correcte ; mais nous avons adopté l’autre, comme plus récréative. De plus, elle montre la grande modestie de l’auteur. Il avoue qu’il n’est pas digne de chanter une pucelle. Il donne en cela un démenti aux éditeurs qui, dans une de leurs éditions de ses Œuvres, lui ont attribué une ode À sainte Geneviève, dont assurément il n’est pas l’auteur. (Note de Voltaire, 1773.) — L’ode À sainte Geneviève est incontestablement de Voltaire. (R.) * ↑ Tous les doctes savent qu’il y eut, du temps du cardinal de Richelieu, un Chapelain, auteur d’un fameux poëme de la Pucelle, dans lequel, à ce que dit Boileau, Il fit de méchants vers douze fois douze cents. Boileau ne savait pas que ce grand homme en fit douze fois vingt-quatre cents, mais que, par discrétion, il n’en fit imprimer que la moitié. La maison de Longueville, qui descendait du beau bâtard Dunois, fit à l’illustre Chapelain une pension de douze mille livres tournois. On pouvait mieux employer son argent. (Note de Voltaire, 1762.) — Le manuscrit du poëme de la Pucelle, composé de vingt-quatre chants, se trouve à la Bibliothèque royale. (R.) * ↑ Lamotte-Houdart, auteur d’une traduction en vers de l’Iliade, traduction très-abrégée, et cependant très-mal reçue. Fontenelle, dans l’éloge académique de Lamotte, dit que c’est la faute de l’original. (Note de Voltaire, 1762.) — Fontenelle n’a point composé d’éloge de Lamotte ; mais en répondant, au nom de l’Académie française, à l’évêque de Luçon, successeur de Lamotte, il dit que le défaut le plus essentiel qui empêcha sa traduction de réussir, et peut-être le seul, c’est d’être l’Iliade. (R.) * ↑ Agnès Sorel, dame de Fromenteau, près de Tours. Le roi Charles VII lui donna le château de Beauté-sur-Marne, et on l’appela dame de Beauté. Elle eut deux enfants du roi son amant, quoiqu’il n’eût point de privautés avec elle, suivant les historiographes de Charles VII, gens qui disent toujours la vérité du vivant des rois. (Note de Voltaire, 1762.) — Voltaire avait probablement en vue l’historien Jean Chartier, qui parle ainsi (Histoire de Charles VII ; Paris, 1661, in-folio, page 191) des relations de Charles VII et de sa maîtresse : « Quand le roy alloit voir les dames et damoiselles, mesmement en l’absence de la reyne, ou qu’icelle belle Agnès le venoit voir, il y avoit tousjours grande quantité de gens presens, qui oncques ne la virent toucher par le roy au-dessous du menton ; mais s’en retournoit, après les ebattements licites et honestes faits comme à roy appartient, chacun en son logis par chacun soir, et pareillement ladite Agnès au sien. » (R.) * ↑ Personnage feint. Quelques curieux prétendent que le discret auteur avait en vue certain gros valet de chambre d’un certain prince ; mais nous ne sommes pas de cet avis, et notre remarque subsiste, comme dit Dacier. (Note de Voltaire, 1762.) — Quelques annotateurs prétendent que ce gros valet de chambre est Dangeau, favori de Louis XIV. * ↑ Le chromatique procède par plusieurs semi-tons consécutifs, ce qui produit une musique efféminée, très-convenable à l’amour. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Dans une lettre au comte de Tressan (9 décembre 1736), Voltaire se plaint de ce que, dans les copies du Mondain, on ait écrit : Rendent sa peau douce, fraîche, et polie ; tandis qu’il fallait mettre : Rendent sa peau plus fraîche et plus polie. En composant le vers de la Pucelle auquel cette note se rapporte, il n’aperçut pas, à ce qu’il paraît, le pléonasme que semblent offrir les mots douce et polie, et qui l’avait choqué dans le vers du Mondain. (R.) * ↑ Alain Chartier. * ↑ Le parlement de Paris fit ajourner trois fois à son de trompe le roi, alors dauphin, à la table de marbre, sur les conclusions de l’avocat du roi, Marigny (voyez les Recherches de Pasquier). (Note de Voltaire, 1762.) — « Maistre Nicolas Roulin, advocat de la douairiere de Bourgongne, institue une accusation à huis-ouvert contre Charles de Valois ; et après luy, maistre Pierre de Marigny, advocat du roy, conclud à ce qu’il fust proclamé à trois briefs jours à la table de marbre du Palais, pour l’homicide par lui commis en la personne du duc Jean. Ce qui est faict à son de trompe et cry public ; et, après tout l’ordre judiciaire à ce requis et observé, il est, par arrest, declaré indigne de succeder à la couronne. » Pasquier, Recherches de la France, liv. VI, chap, iv. (R.) * ↑ Ce prince anglais est le duc de Bedford, frère puîné de Henri V, roi d’Angleterre, couronné roi de France à Paris. (Note de Voltaire, 1762. * ↑ Ce bon Denis n’est point Denis le prétendu aréopagite, mais un évêque de Paris. L’abbé Hilduin fut le premier qui écrivit que cet évêque, ayant été décapité, porta sa tête entre ses bras, de Paris jusqu’à l’abbaye qui porte son nom. On érigea ensuite des croix dans tous les endroits où ce saint s’était arrêté en chemin. Le cardinal de Polignac contant cette histoire à Mᵐᵉ la marquise du ***, et ajoutant que Denis n’avait eu de peine à porter sa tête que jusqu’à la première station, cette dame lui répondit : « Je le crois bien ; il n’y a, dans de telles affaires, que le premier pas qui coûte. » (Note de Voltaire, 1762.) — Les éditeurs de Kehl ne se sont point trompés en imprimant en entier le nom de Mᵐᵉ du Deffant (voyez Correspondance, lettre du 27 janvier 1764), mais j’ai cru devoir laisser la note telle qu’elle a paru du vivant de l’auteur. C’est bien Hilduin, comme Voltaire le dit ici, et non pas Harduinus, comme il le dit dans le Dictionnaire philosophique (article Denis), qui parla le premier (Areopagitica, Coloniæ, 1563, in-8ᵒ, folio 118) du singulier voyage de saint Denis. Le bon abbé, tout en convenant (folio 120) que le fait est étrange, n’y trouve cependant rien de difficile : « Quanquam mirum sit, non tamen difficile. » (R.) * ↑ Henri V, roi d’Angleterre, le plus grand homme de son temps, beau-frère de Charles VII, dont il avait épousé la sœur, était mort à Vincennes, après avoir été reconnu roi de France à Paris ; son frère, le duc de Bedford, gouvernait la meilleure partie de la France au nom de son neveu Henri VI, reconnu aussi pour roi de France à Paris par le parlement, l’hôtel de ville, le châtelet, l’évêque, les corps de métiers, et la Sorbonne. (Note de Voltaire, 1773.) * ↑ Réminiscence de ces vers de J.-B. Rousseau : Pour un procès tous deux s’étant émus, De maudissons lardaient leurs oremus. Épigrammes, I, xviii. * ↑ Poton de Saintrailles, La Hire, grands capitaines ; Jean de Dunois, fils naturel de Louis d’Orléans et de la comtesse d’Enghien ; Richemont, connétable de France, depuis duc de Bretagne ; La Trimouille, d’une grande maison du Poitou. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Le président Louvet, ministre d’État sous Charles VII. (Id., 1762.) * ↑ Auréole, c’est la couronne de rayons que les saints ont toujours sur la tête. Elle paraît imitée de la couronne de laurier dont les feuilles divergentes semblaient environner de rayons la tête des héros ; ce qui a fait tirer à quelques-uns l’étymologie d’auréole de laurum, laureola : d’autres la tirent d’aurum. Saint Bernard dit que cette couronne est d’or pour les vierges. « Coronam quam nostri majores aureolam vocant, idcirco nominatam… » — Cette note appartient, à la seconde phrase près, à l’édition de 1762, où elle s’appliquait au vers 307 du onzième chant. La rédaction actuelle a paru dans l’édition de Kehl : les éditeurs l’ont, avec raison, transposée à l’endroit du poëme où le mot auréole parait pour la première fois. (R.) * ↑ Le bâton des augures ressemblait parfaitement à une crosse. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Ce Denis, patron de la France, est un saint de la façon des moines. Il ne vint jamais dans les Gaules. Voyez sa légende dans les Questions sur l’Encyclopédie, à l’article Denis : vous apprendrez qu’il fut d’abord créé évêque d’Athènes par saint Paul ; qu’il alla rendre une visite à la vierge Marie, et la complimenta sur la mort de son fils ; qu’ensuite il quitta l’évêché d’Athènes pour celui de Paris ; qu’on le pendit, qu’il prêcha fort éloquemment du haut de sa potence ; qu’on lui coupa la tête pour l’empêcher de parler ; qu’il prit sa tête entre ses bras, qu’il la baisait en chemin, en allant à une lieue de Paris fonder une abbaye de son nom. (Note de Voltaire, 1773.) — Cette note contient plusieurs inexactitudes : 1° l’article Denis du Dictionnaire philosophique, dans lequel ont été fondues les Questions sur l’Encyclopédie, est consacré à l’aréopagite, et non point à l’évêque de Paris, patron de la France ; 2° dans cet article il n’est pas question de compliments faits à la Vierge sur la mort de son fils, non plus que des baisers donnés par Denis à sa tête, qu’il tenait entre ses bras. (R.)
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La Pucelle d’Orléans/20
# La Pucelle d’Orléans/20 ### CHANT XX L’homme et la femme est chose bien fragile ; Sur la vertu gardez-vous de compter : Ce vase est beau, mais il est fait d’argile, Un rien le casse : on peut le rajuster, Mais ce n’est pas entreprise facile. Garder ce vase avec précaution, Sans le ternir, croyez-moi, c’est un rêve : Nul n’y parvient ; témoin le mari d’Ève, Et le vieux Loth, et l’ aveugle Samson, David le saint, le sage Salomon, Et vous surtout, sexe doux, sexe aimable, Tant du nouveau que du vieux Testament, Et de l’histoire, et même de la fable. Sexe dévot, je pardonne aisément Vos petits tours et vos petits caprices, Vos doux refus, vos charmants artifices ; Mais j’avouerai qu’il est de certains cas, De certains goûts que je n’excuse pas. J’ai vu parfois une bamboche, un singe, Gros, court, tanné, tout velu sous le linge, Comme un blondin caressé dans vos bras : J’en suis fâché pour vos tendres appas. Un âne ailé vaut cent fois mieux peut-être Qu’un fat en robe et qu’un lourd petit-maître. Sexe adorable, à qui j’ai consacré Le don des vers dont je fus honoré, Pour vous instruire il est temps de connaître L’erreur de Jeanne, et comme un beau grison Pour un moment égara sa raison : Ce n’est pas moi, c’est le sage Trithème, Ce digne abbé, qui vous parle lui-même. Le gros damné de père Grisbourdon, Terrible encor au fond de sa chaudière, En blasphémant cherchait l’occasion De se venger de la Pucelle altière, Par qui là-haut d’un coup d’estramaçon Son chef tondu fut privé de son tronc. Il s’écriait : " O Belzébuth ! mon père, Ne pourrais-tu dans quelque gros péché Faire tomber cette Jeanne sévère ? J’y crois, pour moi, ton honneur attaché. " Comme il parlait, arriva plein de rage Hermaphrodix au ténébreux rivage, Son eau bénite encor sur le visage. Pour se venger, l’amphibie animal Vint s’adresser à l’auteur de tout mal. Les voilà donc tous les trois qui conspirent Contre une femme. Hélas ! le plus souvent, Pour les séduire il n’en fallut pas tant. Depuis longtemps tous les trois ils apprirent Que Jeanne d’Arc dessous son cotillon Gardait les clefs de la ville assiégée, Et que le sort de la France affligée Ne dépendait que de sa mission. L’esprit du diable a de l’invention : Il courut vite observer sur la terre Ce que faisaient ses amis d’Angleterre ; En quel état et de corps et d’esprit Se trouvait Jeanne après le grand conflit. Le roi, Dunois, Agnès alors fidèle, L’âne, Bonneau, Bonifoux, la Pucelle, Étaient entrés vers la nuit dans le fort, En attendant quelque nouveau renfort. Des assiégés la brèche réparée Aux assaillants ne permet plus l’entrée. Des ennemis la troupe est retirée. Les citoyens, le roi Charle, et Bedfort, Chacun chez soi soupe en hâte et s’endort. Muses, tremblez de l’étrange aventure Qu’il faut apprendre à la race future ; Et vous, lecteur, en qui le ciel a mis Les sages goûts d’une tendresse pure, Remerciez et Dunois et Denys, Qu’un grand péché n’ait pas été commis. Il vous souvient que je vous ai promis De vous conter les galantes merveilles De ce Pégase aux deux longues oreilles, Qui combattit, sous Jeanne et sous Dunois, Les ennemis des filles et des rois. Vous l’avez vu sur ses ailes dorées Porter Dunois aux lombardes contrées : Il en revint ; mais il revint jaloux. Vous savez bien qu’en portant la Pucelle, Au fond du cœur il sentit l’étincelle De ce beau feu, plus vif encor que doux, Ame, ressort, et principe des mondes, Qui dans les airs, dans les bois, dans les ondes, Produit les corps et les anime tous. Ce feu sacré, dont il nous reste encore Quelques rayons dans ce monde épuisé, Fut pris aux ciel pour animer Pandore. Depuis ce temps le flambeau s’est usé : Tout est flétri ; la force languissante De la nature, en nos malheureux jours, Ne produit plus que d’imparfaits amours. S’il est encor une flamme agissante, Un germe heureux des principes divins, Ne cherchez pas chez Vénus Uranie, Ne cherchez pas chez les faibles humains ; Adressez-vous aux héros d’Arcadie. Beaux Céladons, que des objets vainqueurs Ont enchaînés par des liens de fleurs ; Tendres amants en cuirasse, en soutane, Prélats, abbés, colonels, conseillers, Gens du bel air, et même cordeliers, En fait d’amour, défiez-vous d’un âne. Chez les Latins le fameux âne d’or, Si renommé par sa métamorphose, De celui-ci n’approchait pas encor : Il n’était qu’homme, et c’est bien peu de chose. L’abbé Trithème, esprit sage et discret, Et plus savant que le pédant Larchet, Modeste auteur de cette noble histoire, Fut effrayé plus qu’on ne saurait croire, Quand il fallut, aux siècles à venir, De ces excès transmettre la mémoire. De ses trois doigts il eut peine à tenir Sur son papier sa plume épouvantée ; Elle tomba : mais son âme agitée Se rassura, faisant réflexion Sur la malice et le pouvoir du diable. Du genre humain cet ennemi coupable Est tentateur de sa profession ; Il prend les gens en sa possession ; De tout péché ce père formidable, Rival de Dieu, séduisit autrefois Ma chère mère, un soir au coin d’un bois, Dans son jardin. Ce serpent hypocrite Lui fit manger une pomme maudite : Même on prétend qu’il fit encore pis. On la chassa de son beau paradis. Depuis ce jour Satan dans nos familles A gouverné nos femmes et nos filles. Le bon Trithème en avait dans son temps Vu de ses yeux des exemples touchants. Voici comment ce grand homme raconte Du saint baudet l’insolence et la honte. La grosse Jeanne, au visage vermeil, Qu’ont rafraîchi les pavots du sommeil, Entre ses draps doucement recueillie, Se rappelait les destins de sa vie. De tant d’exploits son jeune cœur flatté A saint Denys n’en donna pas la gloire ; Elle conçut un grain de vanité. Denys, fâché, comme on peut bien le croire, Pour la punir, laissa quelques moments Sa protégée au pouvoir de ses sens. Denys voulut que sa Jeanne qu’il aime Connût enfin ce qu’on est par soi-même, Et qu’une femme, en toute occasion, Pour se conduire à besoin d’un patron. Elle fut prête à devenir la proie D’un piège affreux que tendit le démon : On va bien loin sitôt qu’on se fourvoie. Le tentateur, qui ne néglige rien, Prenait son temps ; il le prend toujours bien. Il est partout : il entra par adresse Au corps de l’âne, il forma son esprit, Valeur des sons à sa langue il apprit, De sa voix rauque adoucit la rudesse, Et l’instruisit aux finesses de l’art Approfondi par Ovide et Bernard. L’âne éclairé surmonta toute honte ; De l’écurie adroitement il monte Au pied du lit où, dans un doux repos, Jeanne en son cœur repassait ses travaux ; Puis doucement s’accroupissant près d’elle, Il la loua d’effacer les héros, D’être invincible, et surtout d’être belle. Ainsi jadis le serpent séducteur, Quand il voulut subjuguer notre mère, Lui fit d’abord un compliment flatteur : L’art de louer commença l’art de plaire. " Où suis-je ? ô ciel ! s’écria Jeanne d’Arc : Qu’ai-je entendu ? par Saint Luc ! par saint Marc ! Est-ce mon âne ? ô merveille ! ô prodige ! Mon âne parle, et même il parle bien ! " L’âne à genoux, composant son maintien, Lui dit : " O d’Arc ! ce n’est point un prestige ; Voyez en moi l’âne de Canaan : Je fus nourri chez le vieux Balaam ; Chez les païens Balaam était prêtre, Moi j’étais Juif ; et sans moi mon cher maître Aurait maudit tout ce bon peuple élu, Dont un grand mal fût sans doute advenu. Adonaï récompensa mon zèle ; Au vieil Énoc bientôt on me donna : Énoc avait une vie immortelle ; J’en eus autant ; et le maître ordonna Que le ciseau de la Parque cruelle Respecterait le fil de mes beaux ans. Je jouis donc d’un éternel printemps. De notre pré le maître débonnaire Me permit tout, hors un cas seulement : Il m’ordonna de vivre chastement. C’est pour un âne une terrible affaire. Jeune et sans frein dans ce charmant séjour, Maître de tout, j’avais droit de tout faire, Le jour, la nuit, tout, excepté l’amour. J’obéis mieux que ce premier sot homme, Qui perdit tout pour manger une pomme. Je fus vainqueur de mon tempérament ; La chair se tut ; je n’eus point de faiblesses ; Je vécus vierge : or savez-vous comment ? Dans le pays il n’était point d’ânesses. Je vis couler, content de mon état, Plus de mille ans dans ce doux célibat. " Lorsque Bacchus vint du fond de la Grèce Porter le thyrse, et la gloire, et l’ivresse, Dans les pays par le Gange arrosés, A ce héros je servis de trompette : Les Indiens par nous civilisés Chantent encor ma gloire et leur défaite. Silène et moi nous sommes plus connus Que tous les grands qui suivirent Bacchus. C’est mon nom seul, ma vertu signalée, Qui fit depuis tout l’honneur d’Apulée. " Enfin là-haut, dans ces plaines d’azur, Lorsque saint George, à vos Français si dur, Ce fier saint George, aimant toujours la guerre, Voulut avoir un coursier d’Angleterre ; Quand saint Martin, fameux par son manteau, Obtint encore un cheval assez beau ; Monsieur Denys, qui fait comme eux figure, Voulut, comme eux, avoir une monture : Il me choisit, près de lui m’appela ; Il me fit don de deux brillantes ailes ; Je pris mon vol aux voûtes éternelles ; Du grand saint Roch le chien me festoya ; J’eus pour ami le porc de saint Antoine, Céleste porc, emblème de tout moine ; D’étrilles d’or mon maître m’étrilla ; Je fus nourri de nectar, d’ambroisie : Mais, ô ma Jeanne ! une si belle, vie N’approche pas du plaisir que je sens Au doux aspect de vos charmes puissants. Le chien, le porc, et George, et Denys même, Ne valent pas votre beauté suprême. Croyez surtout que de tous les emplois Où m’éleva mon étoile bénigne, Le plus heureux, le plus selon mon choix, Et dont je suis peut-être le plus digne, Est de servir sous vos augustes lois. Quand j’ai quitté le ciel et l’empyrée, J’ai vu par vous ma fortune honorée. Non, je n’ai pas abandonné les cieux, J’y suis encor ; le ciel est dans vos yeux. " A ce discours, peut-être téméraire, Jeanne sentit une juste colère. Aimer un âne, et lui donner sa fleur ! Souffrirait-elle un pareil déshonneur, Après avoir sauvé son innocence Des muletiers et des héros de France, Après avoir, par la grâce d’en haut, Dans le combat mis Chandos en défaut ? Mais que cet âne, ô ciel ! a de mérite ! Ne vaut-il pas la chèvre favorite D’un Calabrois, qui la pare de fleurs ? " Non, disait-elle, écartons ces horreurs. Tous ces pensers formaient une tempête Au cœur de Jeanne, et confondaient sa tête, Ainsi qu’on voit sur les profondes mers Les fiers tyrans des ondes et des airs, L’un accourant des cavernes australes, L’autre sifflant des glaces boréales, Battre un vaisseau cinglant sur l’Océan Vers Sumatra, Bengale, ou Ceïlan : Tantôt la nef aux cieux semble portée, Près des rochers tantôt elle est jetée, Tantôt l’abîme est prêt à l’engloutir, Et des enfers elle paraît sortir. L’enfant malin qui tient sous son empire Le genre humain, les ânes, et les dieux, Son arc en main, planait au haut des cieux, Et voyait Jeanne avec un doux sourire. De Jeanne d’Arc le grand cœur en secret Était flatté de l’étonnant effet Que produisait sa beauté singulière Sur le sens lourd d’une âme si grossière. Vers son amant elle avança la main, Sans y songer ; puis la tira soudain. Elle rougit, s’effraye, et se condamne ; Puis se rassure, et puis lui dit : " Bel âne, Vous concevez un chimérique espoir ; Respectez plus ma gloire et mon devoir ; Trop de distance est entre nos espèces ; Non, je ne puis approuver vos tendresses ; Gardez-vous bien de me pousser à bout. " L’âne reprit : " L’amour égale tout. Songez au cygne à qui Léda fit fête, Sans cesser d’être une personne honnête. Connaissez-vous la fille de Minos, Pour un taureau négligeant des héros, Et soupirant pour son beau quadrupède ? Sachez qu’un aigle enleva Ganymède, Et que Philyre avait favorisé Le dieu des mers en cheval déguisé. " Il poursuivait son discours ; et le diable, Premier auteur des écrits de la fable, Lui fournissait ces exemples frappants, Et mettait l’âne au rang de nos savants. Tandis qu’il parle avec tant d’élégance, Le grand Dunois, qui près de là couchait, Prêtait l’oreille, était tout stupéfait Des traits hardis d’une telle éloquence. Il voulut voir le héros qui parlait, Et quel rival l’Amour lui suscitait. Il entre, il voit (ô prodige ! ô merveille !) Le possédé porteur de longue oreille, Et ne crut pas encor ce qu’il voyait. Jadis Vénus fut ainsi confondue, Lorsqu’en un rets formé de fils d’airain, Aux yeux des dieux le malheureux Vulcain Sous le dieu Mars la montra toute nue. Jeanne, après tout, n’a point été vaincue ; Le bon Denys ne l’abandonnait pas ; Près de l’abîme il affermit ses pas ; Il la soutint dans ce péril extrême. Jeanne s’indigne et rentre en elle-même : Comme un soldat dans son poste endormi, Qui se réveille aux premières alarmes, Frotte ses yeux, saute en pied, prend les armes, S’habille en hâte, et fond sur l’ennemi. De Débora la lance redoutable Était chez Jeanne auprès de son chevet, Et de malheur souvent la préservait. Elle la prend ; la puissance du diable Ne tint jamais contre ce fer divin. Jeanne et Dunois fondent sur le malin. Le malin court, et sa voix effrayante Fait retentir Blois, Orléans, et Nante ; Et les baudets dans le Poitou nourris Du même ton répondaient à ses cris. Satan fuyait ; mais dans sa course prompte Il veut venger les Anglais et sa honte ; Dans Orléans il vole comme lui trait Droit au logis du président Louvet. Il s’y tapit dans le corps de madame : Il était sûr de gouverner cette âme ; C’était son bien ; le perfide est instruit Du mal secret qui tient la présidente, Il sait qu’elle aime, et que Talbot l’enchante. Le vieux serpent en secret la conduit Il la dirige, il l’enflamme, il espère Qu’elle pourra prêter son ministère Pour introduire aux remparts d’Orléans Le beau Talbot et ses fiers combattants : En travaillant pour les Anglais qu’il aime, Il sait assez qu’il combat pour lui-même. * ↑ Le pédant Larchet mazarinier ridicule, homme de college qui, dans un livre de critique, assure, d’après Hérodote, qu’à Babylone toutes les dames se prostituaient dans le temple par dévotion, et que tous les jeunes Gaulois étaient sodomites. (Note de Voltaire, 1773.) — Larchet désigne P.-H. Larcher. (R.) * ↑ Voila comment il convient de parler du diable, et de tous les diables qui ont succéda aux furies, et de toutes les impertinences qui ont succédé aux impertinences antiques. On sait assez que Satan, Belzébuth, Astaroth, n’existent pas plus que Tisiphone, Alecton, et Mégère. Le sombre et fanatique Milton, de la secte des indépendants, détestable secrétaire en langue latine du parlement nommé le Croupion, et détestable apologiste de l’assassinat de Charles 1er, peut, tant qu’il voudra, célébrer l’enfer, et peindre le diable déguisé en cormoran et en crapaud, et faire tenir tous les diables en pygmées dans une grande salle: ces imaginations dégoutantes, affreuses, absurdes, ont pu plaire à quelques fanatiques comme lui. Nous déclarons que nous avons ces facéties abominables en horreur. Nous ne voulons que nous réjouir. (Note de Voltaire, 1773.) * ↑ M. Louis du Bois a remarqué avec raison qu'aujourd'hui l'on dirait près de, ce qui d'ailleurs offrirait un sons plus honnête ; mais l'usage contraire était établi du temps de Voltaire. Il dit même positivement (Commentaire sur Corneille, les Horaces, act. I, sc. i, v. 3) que « près de veut un substantif ». L'inconvcnient qu'offre le vers, objet de cette note, de laisser planer quelque doute sur la pureté des désirs de Jeanne, était moins grave sans doute à ses yeux que le rapprochement cacophonique des deux syllabes de: « près de devenir ». (R.) * ↑ Bernard, auteur de l'opéra de Castor et Pollux, et de quelques pièces fugitives, a fait un Art d'aimer comme Ovide, mais cet ouvrage n’est pas encore imprimé. (Note de Voltaire, 1773.) — Le poëme de l’Art d'aimer, qui était encore inédit lorsque Voltaire écrivait cette note, fut publié en 1775, avcc quelques autres poésies du même auteur. (R ) * ↑ C'est l'âne de Silène, qui est assez connu; on tient qu'il servit le trompette. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ L'âne d'Apulée ne parla point; il ne put jamais prononcer quee oh et non : mais il eut une bonne fortune avec une dame, comme on peut le voir dans l’Apuleius en deux volumes in-4ᵒ « cum notis, ad usum Delphini ». Au reste, on attribua de tout temps les mêmes sentiments aux bêtes qu'aux hommes. Les chevaux pleurent dans l'Iliade et dans l'Odyssée ; les bêtes parlent dans Pilpay, dans Lokman, et dans Ésope, etc. (Id., 1762.) * ↑ Les hérétiques doivent savoir que le diable, demandant l'aumône à Martin, ce Martin qui donna la moitié de son manteau. [Id., 1773.) * ↑ Saint Roch, qui guérit de la peste, est toujours peint avec un chien ; et saint Antoine est toujours suivi d'un cochon. (Id., 1762.) — Tous les bons chrétiens connaissent l'aigle de saint Jean, le bœuf de saint Luc et les autres bêtes du paradis. (K.) * ↑ Léda, ayant donne ses faveurs à son cygne, accoucha de deux œufs. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Pasiphaé, amoureuse d’un taureau, en eut le Minotaure. Philyre eut d’un cheval le centaure Chiron, précepteur d’Achille : ce ne fut point Neptune, mais Saturne, qui prit la forme d’un cheval; notre auteur se trompe en ce point. Je ne nie pas que quelques doctes ne soient de son avis. (Id., 1702.)
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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Pucelle_d%E2%80%99Orl%C3%A9ans--21
La Pucelle d’Orléans/21
# La Pucelle d’Orléans/21 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XXI Mon cher lecteur sait par expérience Que ce beau dieu qu’on nous peint dans l’enfance, Et dont les jeux ne sont pas jeux d’enfants, A deux carquois tout à fait différents : L’un a des traits dont la douce piqûre Se fait sentir sans danger, sans douleur, Croît par le temps, pénètre au fond du cœur, Et vous y laisse une vive blessure. Les autres traits sont un feu dévorant Dont le coup part et brûle au même instant. Dans les cinq sens ils portent le ravage, Un rouge vif allume le visage, D’un nouvel être on se croit animé, D’un nouveau sang le corps est enflammé, On n’entend rien ; le regard étincelle. L’eau sur le feu bouillonnant à grand bruit, Qui sur ses bords s’élève, échappe, et fuit, N’est qu’une image imparfaite, infidèle, De ces désirs dont l’excès vous poursuit. Profanateurs indignes de mémoire, Vous qui de Jeanne avez souillé la gloire, Vils écrivains, qui, du mensonge épris, Falsifiez les plus sages écrits, Vous prétendez que ma Pucelle Jeanne Pour on grison sentit ce feu profane ; Vous imprimez qu’elle a mal combattu ; Vous insultez son sexe et sa vertu. D’écrits honteux, compilateurs infâmes, Sachez qu’on doit plus de respect aux dames. Ne dites point que Jeanne a succombé : Dans cette erreur nul savant n’est tombé, Nul n’avança des faussetés pareilles. Vous confondez et les faits et les temps, Vous corrompez les plus rares merveilles ; Respectez l’âne et ses faits éclatants ; Vous n’avez pas ses fortunés talents, Et vous avez de plus longues oreilles. Si la Pucelle, en cette occasion, Vit d’un regard de satisfaction Les feux nouveaux qu’inspirait sa personne, C’est vanité qu’à son sexe on pardonne, C’est amour-propre, et non pas l’autre amour. Pour achever de mettre en tout son jour De Jeanne d’Arc le lustre internissable, Pour vous prouver qu’aux malices du diable, Aux fiers transports de cet âne éloquent, Son noble cœur était inébranlable, Sachez que Jeanne avait un autre amant C’était Dunois, comme aucun ne l’ignore ; C’est le bâtard que son grand cœur adore. On peut d’un âne écouter les discours, On peut sentir un vain désir de plaire ; Cette passade, innocente et légère, Ne trahit point de fidèles amours. C’est dans l’histoire une chose avérée Que ce héros, ce sublime Dunois Était blessé d’une flèche dorée, Qu’Amour tira de son premier carquois. Il commanda toujours à sa tendresse ; Son cœur altier n’admit point de faiblesse ; Il aimait trop et l’État et le roi ; Leur intérêt fut sa première loi. O Jeanne ! il sait que ton beau pucelage De la victoire est le précieux gage ; Il respectait Denys et tes appas : Semblable au chien courageux et fidèle, Qui, résistant à la faim qui l’appelle, Tient la perdrix et ne la mange pas. Mais quand il vit que le baudet céleste Avait parlé de sa flamme funeste, Dunois voulut en parler à son tour. Il est des temps où le sage s’oublie. C’était, sans doute, une grande folie Que d’immoler sa patrie à l’amour. C’était tout perdre ; et Jeanne, encor honteuse D’avoir d’un âne écouté les propos, Résistait mal à ceux de son héros. L’amour pressait son âme vertueuse : C’en était fait, lorsque son doux patron Du haut du ciel détacha son rayon, Ce rayon d’or, sa gloire et sa monture, Qui transporta sa béate figure, Quand il chercha, par ses soins vigilants, Un pucelage aux remparts d’Orléans. Ce saint rayon, frappant au sein de Jeanne, En écarta tout sentiment profane. Elle cria : " Cher bâtard, arrêtez ; Il n’est pas temps, nos amours sont comptés : Ne gâtons rien à notre destinée. C’est à vous seul que ma foi s’est donnée ; Je vous promets que vous aurez ma fleur : Mais attendons que votre bras vengeur, Votre vertu, sous qui le Breton tremble, Ait du pays chassé l’usurpateur : Sur des lauriers nous coucherons ensemble. " A ce propos le bâtard s’adoucit ; Il écouta l’oracle et se soumit. Jeanne reçut son pur et doux hommage Modestement, et lui donna pour gage Trente baisers chastes, pleins de pudeur, Et tels qu’un frère en reçoit de sa sœur. Dans leurs désirs tous deux ils se continrent, Et de leurs faits honnêtement convinrent. Denys les voit ; Denys, très-satisfait, De ses projets pressa le grand effet. Le preux Talbot devait, cette nuit même, Dans Orléans entrer par stratagème ; Exploit nouveau pour ses Anglais hautains, Tous gens sensés, mais plus hardis que fins. O dieu d’amour ! ô faiblesse ! ô puissance ! Amour fatal, tu fus près de livrer Aux ennemis ce rempart de la France. Ce que l’Anglais n’osait plus espérer, Ce que Bedfort et son expérience, Ce que Talbot et sa rare vaillance Ne purent faire, Amour, tu l’entrepris ! Tu fais nos maux, cher enfant, et tu ris ! Si dans le cours de ses vastes conquêtes Il effleura de ses flèches honnêtes Le cœur de Jeanne, il lança d’autres coups Dans les cinq sens de notre présidente. Il la frappa de sa main triomphante Avec les traits qui rendent les gens fous. Vous avez vu la fatale escalade, L’assaut sanglant, l’horrible canonnade, Tous ces combats, tous ces hardis efforts, Au haut des murs, en dedans, en dehors, Lorsque Talbot et ses fières cohortes Avaient brisé les remparts et les portes, Et que sur eux tombaient du haut des toits Le fer, la flamme, et la mort à la fois. L’ardent Talbot avait, d’un pas agile, Sur des mourants pénétré dans la ville, Renversant tout, criant à haute voix : " Anglais ! entrez : bas les armes, bourgeois ! Il ressemblait au grand dieu de la guerre, Qui sous ses pas fait retentir la terre, Quand la Discorde, et Bellone, et le Sort, Arment son bras, ministre de la mort. La présidente avait une ouverture Dans son logis auprè d’une masure, Et par ce trou contemplait son amant, Ce casque d’or, ce panache ondoyant, Ce bras armé, ces vives étincelles Qui s’élançaient du rond de ses prunelles, Ce port altier, cet air d’un demi-dieu. La présidente en était tout en feu, Hors de ses sens, de honte dépouillée. Telle autrefois, d’une loge grillée, Madame Audou, dont l’Amour prit le cœur, Lorgnait Baron, cet immortel acteur ; D’un œil ardent dévorait sa figure, Son beau maintien, ses geste, sa parure ; Mêlait tout bas sa voix à ses accents, Et recevait l’amour par tous les sens. Chez la Louvet vous savez que le diable Était entré sans se rendre importun ; Et que le diable et l’Amour, c’est tout un. L’archange noir, de mal insatiable, Prit la cornette et les traits de Suzon Qui dès longtemps servait dans la maison ; Fille entendue, active, nécessaire, Coiffant, frisant, portant des billets doux, Savante en l’art de conduire une affaire, Et ménageant souvent deux rendez-vous, L’un pour sa dame, et puis l’autre pour elle. Satan, caché sous l’air de la donzelle, Tint ce discours à notre grosse belle : " Vous connaissez mes talents et mon cœur Je veux servir votre innocente ardeur ; Votre intérêt d’assez près me concerne. Mon grand cousin est de garde ce soir, En sentinelle à certaine poterne ; Là, sans risquer que votre honneur soit terne, Le beau Talbot peut en secret vous voir. Écrivez-lui ; mon grand cousin est sage, Il vous fera très-bien votre message. " La présidente écrit un beau billet, Tendre, emporté : chaque mot porte à l’âme La volupté, les désirs, et la flamme : On voyait bien que le diable dictait. Le grand Talbot, habile ainsi que tendre, Au rendez-vous fit serment de se rendre : Mais il jura que, dans ce doux conflit, Par les plaisirs il irait à la gloire ; Et tout fut prêt afin qu’au saut du lit Il ne fît plus qu’un saut à la victoire. Il vous souvient que le frère Lourdis Fut envoyé, par le grand saint Denys, Chez les Anglais pour lui rendre service. Il était libre et chantait son office, Disait sa messe, et même confessait. Le preux Talbot sur sa foi le laissait, Ne jugeant pas qu’un rustre, un imbécile, Un moine épais, excrément de couvent, Qu’il avait fait fesser publiquement, Pût traverser un général habile. Le juste ciel en jugeait autrement. Dans ses décrets il se complaît souvent A se moquer des plus grands personnages. Il prend les sots pour confondre les sages. Un trait d’esprit, venant du paradis, Illumina le crâne de Lourdis. De son cerveau la matière épaissie Devint légère, et fut moins obscurcie ; Il s’étonna de son discernement. Las ! nous pensons, le bon Dieu sait comment ! Connaissons-nous quel ressort invisible Rend la cervelle ou plus ou moins sensible ? Connaissons-nous quels atomes divers Font l’esprit juste ou l’esprit de travers, Dans quels recoins du tissu cellulaire Sont les talents de Virgile ou d’Homère, Et quel levain, chargé d’un froid poison, Forme un Thersite, un Zoïle, un Fréron ? Un intendant de l’empire de Flore Près d’un œillet voit la ciguë éclore ; La cause en est au doigt du Créateur ; Elle est cachée aux yeux de tout docteur N’imitons pas leur babil inutile. Lourdis d’abord devint très-curieux ; Utilement ii employa ses yeux. Il vit marcher sur le soir, vers la ville, Des cuisiniers qui portaient à la file Tous les apprêts pour un repas exquis ; Truffes, jambons, gélinottes, perdrix ; De gros flacons à panse ciselée Rafraîchissaient, dans la glace pilée, Ce jus brillant, ces liquides rubis Que tient Cîteaux, dans ses caveaux bénis. Vers la poterne on marchait en silence ; Lourdis alors fut rempli de science, Non de latin, mais de cet art heureux De se conduire en ce monde scabreux. Il fut doué d’une douce faconde, Devint accort, attentif, avisé, Regardant tout du coin d’un œil rusé, Fin courtisan, plein d’astuce profonde, Le moine, enfin, le plus moine du monde. Ainsi l’on voit en tout temps ses pareils De la cuisine entrer dans les conseils ; Brouillons en paix, intrigants dans la guerre, Régnant d’abord chez le grossier bourgeois, Puis se glissant au cabinet des rois, Et puis enfin, troublant toute la terre ; Tantôt adroits et tantôt insolents, Renards ou loups, ou singes ou serpents : Voilà pourquoi les Bretons mécréants De leur engeance ont purgé l’Angleterre. Notre Lourdis gagne un petit sentier, Qui par un bois mène au royal quartier. En son esprit roulant ce grand mystère, Il va trouver Bonifoux son confrère. Dom Bonifoux, en ce même moment, Sur les destins rêvait profondément ; Il mesurait cette chaîne invisible Qui tient liés les destins et les temps, Les petits faits, les grands événements, Et l’autre monde, et le monde sensible. Dans son esprit il les combine tous, Dans les effets voit la cause et l’admire ; Il en suit l’ordre : il sait qu’un rendez-vous Peut renverser ou sauver un empire. Le confesseur se souvenait encor Qu’on avait vu les trois fleurs de lis d’or En champ d’albâtre à la fesse d’un page, D’un page anglais : surtout il envisage Les murs tombés du mage Hermaphrodix. Ce qui surtout l’étonne davantage, C’est le bon sens, c’est l’esprit de Lourdis. Il connut bien qu’à la fin saint Denys De cette guerre aurait tout l’avantage. Lourdis se fait présenter poliment Par Bonifoux à la royale amie ; Sur sa beauté lui fait son compliment, Et sur le roi ; puis il lui dit comment Du grand Talbot la prudence endormie A pour le soir un rendez-vous donné Vers la poterne, où ce déterminé Est attendu par la Louvet qui l’aime. " On peut, dit-il, user d’un stratagème, Suivre Talbot, et le surprendre là, Comme Samson le fut par Dalila. Divine Agnès, proposez cette affaire Au grand roi Charle. — Ah ! mon révérend père, Lui dit Agnès, pensez-vous que le roi Puisse toujours être amoureux de moi ? — Je n’en sais rien : je pense qu’il se damne, Répond Lourdis ; ma robe le condamne, Mon cœur l’absout. Ah ! qu’ils sont fortunés Ceux qui pour vous seront un jour damnés ! " Agnès reprit : " Moine, votre réponse Est bien flatteuse, et de l’esprit annonce. " Puis dans un coin le tirant à l’écart, Elle lui dit : " Auriez-vous par hasard Chez les Anglais vu le jeune Monrose ? " Le moine noir l’entendit finement : " Oui, je l’ai vu, dit-il, il est charmant. " Agnès rougit, baisse les yeux, compose Son beau visage ; et prenant par la main L’adroit Lourdis, le mène avant nuit close Au cabinet de son cher suzerain. Lourdis y fit un discours plus qu’humain. Le roi Charlot, qui ne le comprit guère, Fit assembler son conseil souverain, Ses aumôniers et son conseil de guerre. Jeanne, au milieu des héros ses pareils, Comme au combat assistait aux conseils. La belle Agnès, d’une façon gentille, Discrètement travaillant à l’aiguille, De temps en temps donnait de bons avis, Qui du roi Charle étaient toujours suivis. On proposa de prendre avec adresse Sous les remparts Talbot et sa maîtresse : Tels dans les cieux le Soleil et Vulcain Surprirent Mars avec son Aphrodise. On prépara cette grande entreprise, Qui demandait et la tête et la main. Dunois d’abord prit le plus long chemin, Fit une marche et pénible et savante, Effort de l’art, que dans l’histoire on vante. Entre la ville et l’armée on passa, Vers la poterne enfin on se plaça. Talbot goûtait avec sa présidente Les premiers fruits d’une union naissante, Se promettant que du lit aux combats, En vrai héros, il ne ferait qu’un pas. Six régiments devaient suivre à la file. L’ordre est donné. C’était fait de la ville. Mais ses guerriers, de la veille engourdis, Pétrifiés d’un sermon de Lourdis, Bâillaient encore et se mouvaient à peine ; L’un contre l’autre ils dormaient dans la plaine. O grand miracle ! ô pouvoir de Denys ! Jeanne et Dunois, et la brillante élite Des chevaliers qui marchaient à leur suite, Bordaient déjà, sous les murs d’Orléans, Les longs fossés du camp des assiégeants. Sur un cheval venu de Barbari Le seul que Charle eût dans son écurie, Jeanne avançait, en tenant d’une main De Débora l’estramaçon divin ; A son côté pendait la noble épée Qui d’Holopherne a la tête coupée Notre Pucelle, avec dévotion, Fit à Denys tout bas cette oraison : " Toi qui daignas à ma faiblesse, obscure, Dans Domremi, confier cette armure, Sois le soutien de ma fragilité. Pardonne-moi, si quelque vanité Flatta mes sens quand ton âne infidèle S’émancipa jusqu’à me trouver belle. Mon cher patron, daigne te souvenir Que c’est par moi que tu voulus punir De ces Anglais les ardeurs enragées, Qui polluaient des nonnes affligées. Un plus grand cas se présente aujourd’hui : Je ne puis rien sans ton divin appui. Prête ta force au bras de ta servante ; Il faut sauver la patrie expirante, Il faut venger les lis de Charles sept, Avec l’honneur du président Louvet. Conduis à fin cette aventure honnête ; Ainsi le ciel te conserve la tête ! " Du haut du ciel saint Denys l’entendit, Et dans le camp son âne la sentit : Il sentit Jeanne ; et d’un battement d’aile, La tête haute, il s’envole vers elle. Il s’agenouille, il demande pardon Des attentats de sa tendresse impure. " Je fus, dit-il, possédé du démon ; Je m’en repens. " Il pleure, il la conjure De le monter ; il ne saurait souffrir Que sous sa Jeanne un autre ose courir. Jeanne vit bien qu’une vertu divine Lui ramenait la volatile asine. Au pénitent sa grâce elle accorda, Fessa son âne, et lui recommanda D’être à jamais plus discret et plus sage. L’âne le jure, et, rempli de courage, Fier de sa charge, il la porte dans l’air. Sur les Anglais il fond comme un éclair, Comme un éclair que la foudre accompagne. Jeanne eu volant inonde la campagne De flots de sang, de membres dispersés, Coupe cent cous l’un sur l’autre entassés. Dans son croissant de la nuit la courrière Lui fournissait sa douteuse lumière. L’Anglais surpris, encor tout étourdi, Regarde en haut d’où le coup est parti ; Il ne voit point la lance qui le tue. La troupe fuit, égarée, éperdue, Et va tomber dans les mains de Dunois. Charles se voit le plus heureux des rois. Ses ennemis à ses coups se présentent, Tels que perdreaux en l’air éparpillés, Tombant en foule et par le chien pillés, Sous le fusil la bruyère ensanglantent. La voix de l’âne inspire la terreur ; Jeanne d’en haut étend son bras vengeur, Poursuit, pourfend, perce, coupe, déchire ; Dunois assomme ; et le bon Charles tire A son plaisir tout ce qui fuit de peur. Le beau Talbot, tout enivré des charmes De sa Louvet, et de plaisirs rendu, Sur son beau sein mollement étendu, A sa poterne entend le bruit des armes ; Il en triomphe. Il disait à part soi : " Voilà mes gens, Orléans est à moi. " Il s’applaudit de ses ruses habiles. " Amour, dit-il, c’est toi qui prends les villes. " Dans cet espoir Talbot encouragé Donne à sa belle un baiser de congé. Il sort du lit, il s’habille, il s’avance, Pour recevoir les vainqueurs de la France. Auprès de lui le grand Talbot n’avait Qu’un écuyer, qui toujours le suivait ; Grand confident et rempli de vaillance, Digne vassal d’un si galant héros, Gardant sa lance ainsi que les manteaux. " Entrez, amis, saisissez votre proie, " Criait Talbot ; mais courte fut sa joie. Au lieu d’amis, Jeanne, la lance en main, Fondait vers lui sur son âne divin. Deux cents Francais entrent par la poterne ; Talbot frémit, la terreur le consterne. Ces bons Français criaient : " Vive le roi ! A boire, à boire, avançons ; marche à moi ! A moi, Gascons, Picards ! qu’on s’évertue, Point de quartier ! les voilà, tire, tue ! " Talbot, remis du long saisissement Que lui causa le premier mouvement, A sa poterne ose encor se défendre : Tel, tout sanglant, dans sa patrie en cendre, Le fils d’Anchise attaquait son vainqueur. Talbot combat avec plus de fureur, Il est Anglais ; l’écuyer le seconde : Talbot et lui combattraient tout un monde. Tantôt de front, et tantôt dos à dos, De leurs vainqueurs ils repoussent les flots ; Mais à la fin leur vigueur épuisée Cède au Français une victoire aisée. Talbot se rend, mais sans être abattu. Jeanne et Dunois prisèrent sa vertu. Ils vont tous deux, de manière engageante, Au président rendre la présidente. Sans nul soupçon il la reçoit très-bien : Les bons maris ne savent jamais rien. Louvet toujours ignora que la France A sa Louvet devait sa délivrance. Du haut des cieux Denys applaudissait ; Sur son cheval saint George frémissait ; L’âne entonnait son octave écorchante, Qui des Bretons redoublait l’épouvante. Le roi, qu’on mit au rang des conquérants, Avec Agnès soupa dans Orléans. La même nuit, la fière et tendre Jeanne, Ayant au ciel renvoyé son bel âne, De son serment accomplissant les lois, Tint sa parole à son ami Dunois. Lourdis, mêlé dans la troupe fidèle, Criait encore : " Anglais ! elle est pucelle ! " * ↑ Cette idée des deux carquois de l’Amour, inspirée peut-être par un passage d’Ovide (Métam., lib. I, v. 468-474) a été exprimée aussi heureusement dans Nanine, acte I, scène i. (Voyez tome IV du Théâtre, p. 15.) Les vers d’Ovide, dans lesquels il n’est point question des deux carquois de l’Amour, mais seulement de la différence dos traits dont il se sert, ont été ainsi imités par Voltaire. (Dictionnaire philosophique, article Figure) : Fatal Amour, tes traits sont différents ; Les uns sont d’or, ils sont doux et perçants, Ils font qu’on aime; et d’autres au contraire Sont d’un vil plomb qui rend froid et sévère.... (R.) * ↑ L'auteur du Testament du cardinal Albéroni, et de quelques autres livres pareils, s'avisa de faire imprimer la Pucelle avec des vers de sa façon, qui sont rapportés dans notre Préface. Ce malheureux était un capucin défroqué, qui se réfugia à Lausanne et en Hollande, où il fut correcteur d'imprimerie. (Note de Voltaire, 1773.) — Voyez la note 1 de la page 20. Voltaire veut parler de Maubert de Gouvest qui n'a fait que revoir le Testament d'Albéroni, œuvres de Durey de Morsan, (G. A.) * ↑ On sent bien qu’ici le nom de Mᵐᵉ Audou est substitué au nom d’une grande dame de la cour qui, en effet, avait eu de la passion pour Baron le comédien. (Note de Voltaire, 1773.) — C’est probablement Mˡˡᵉ de La Force que Voltaire veut désigner ici. Il était trop au courant de la chronique scandaleuse de la cour de Louis XIV pour ignorer l’anecdote suivante, dont le récit, extrait d’un recueil manuscrit fermé par M. de Brienne, a été communiqué par M. Van Praet à M. Walckenaer. « La célèbre Mˡˡᵉ de La Force, parmi toutes ses galanteries, connues de tout le monde, en a eu une avec Baron le père, qui fit beaucoup de bruit. Un jour, après avoir passé la nuit avec elle, il était sorti de grand matin pour éviter le scandale ; mais, ayant oublié de lui dire quelque chose qui était très-pressé, il retourna chez elle à son lever, et comme il était fort familier, il entra dans la chambre où elle était, encore au lit, sans se faire annoncer. La demoiselle se crut obligée de se fâcher, parce qu’elle avait auprès d’elle deux prudes qui auraient pu s’en scandaliser ; en sorte que, prenant un ton sérieux, elle demanda brusquement à Baron de quel droit il se donnait les airs d’entrer si familièrement chez elle, et dans sa chambre. Baron, piqué de la réprimande, répondit froidement : « Je vous demande excuse ; c’est que je venais chercher mon bonnet de nuit que j’avais oublié ici ce matin. » Voyez Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine ; Paris, 1820, in-8°, page 475. (R.) * ↑ Il y a dans Cîteaux et dans Clairvaux une grosse tonne, semblable à celle de Heidelberg : c'est la plus belle relique du couvent. (Note de Voltaire, 1762.) — La tonne si célèbre que l'on voyait dans la ville de Heidelberg contenait huit cents muids. (R.) * ↑ Aphrodise est le nom grec de Vénus : cela ne veut dire qu'écume. Mais que les noms grecs sont sonores! que cette écume est une belle allégorie! Voyez Hésiode. Vous ne douterez pas que les anciennes fables ne soient souvent l’emmblème de la vérité. (Note de Voltaire, 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/19
# La Pucelle d’Orléans/19 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XIX. Sœur de la Mort, impitoyable Guerre, Droit des brigands que nous nommons héros, Monstre sanglant, né des flancs d’Atropos, Que tes forfaits ont dépeuplé la terre ! Tu la couvris et de sang et de pleurs. Mais quand l’Amour joint encor ses malheurs A ceux de Mars ; lorsque la main chérie D’un tendre amant de faveurs enivré Répand un sang par lui-même adoré, Et qu’il voudrait racheter de sa vie ; Lorsqu’il enfonce un poignard égaré Au même sein que ses lèvres brûlantes Ont marqueté d’empreintes si touchantes ; Qu’il voit fermer à la clarté du jour Ces yeux aimés qui respiraient l’amour : D’un tel objet les peintures terribles Font plus d’effet sur les cœurs nés sensibles, Que cent guerriers qui terminent leur sort, Payés d’un roi pour courir à la mort. Charle, entouré de la troupe royale, Avait repris cette raison fatale, Présent maudit dont on fait tant de cas, Et s’en servait pour chercher les combats. Ils cheminaient vers les murs de la ville, Vers ce château, son noble et sûr asile, Où se gardaient ces magasins de Mars, Ce long amas de lances et de dards, Et les canons que l’enfer en sa rage Avait fondus pour notre affreux usage. Déjà des tours le faîte paraissait ; La troupe en hâte au grand trot avançait, Pleine d’espoir ainsi que de courage : Mais La Trimouille, honneur des Poitevins Et des amants, allant près de sa dame Au petit pas, et parlant de sa flamme, Manqua sa route et prit d’autres chemins. Dans un vallon qu’arrose une onde pure, Au fond d’un bois de cyprès toujours verts, Qu’en pyramide a formés la nature, Et dont le faîte a bravé cent hivers, Il est un antre où souvent les Naïades Et les Sylvains viennent prendre le frais. Un clair ruisseau, par des conduits secrets, Y tombe en nappe, et forme vingt cascades. Un tapis vert est tendu tout auprès ; Le serpolet, la mélisse naissante, Le blanc jasmin, la jonquille odorante, Y semblent dire aux bergers d’alentour : " Reposez-vous sur ce lit de l’Amour. " Le Poitevin entendit ce langage Du fond du cœur. L’haleine des zéphyrs, Le lieu, le temps, sa tendresse, son âge Surtout sa dame, allument ses désirs. Les deux amants de cheval descendirent, Sur le gazon côte à côte se mirent, Et puis des fleurs, puis des baisers cueillirent : Mars et Vénus, planant du haut des cieux, N’ont jamais vu d’objets plus dignes d’eux ; Du fond des bois les Nymphes applaudirent ; Et les moineaux, les pigeons de ces lieux, Prirent exemple, et s’en aimèrent mieux. Dans le bois même était une chapelle, Séjour funèbre à la mort consacré, Où l’avant-veille on avait enterré De Jean Chandos la dépouille mortelle. Deux desservants, vêtus d’un blanc surplis, Y dépêchaient de longs _De profundis_. Paul Tirconel assistait au service, Non qu’il goûtât ce dévot exercice, Mais au défunt il était attaché. Du preux Chandos il était frère d’armes, Fier comme lui, comme lui débauché, Ne connaissant ni l’amour ni les larmes. Il conservait un reste d’amitié Pour Jean Chandos ; et dans sa violence Il jurait Dieu qu’il en prendrait vengeance, Plus par colère encor que par pitié. Il aperçut du coin d’une fenêtre Les deux chevaux qui s’amusaient à paître ; Il va vers eux : ils tournent en ruant Vers la fontaine, où l’un et l’autre amant A ses transports en secret s’abandonne, Occupés d’eux, et ne voyant personne. Paul Tirconel, dont l’esprit inhumain Ne souffrait pas les plaisirs du prochain, Grinça des dents, et s’écria : " Profanes, C’est donc ainsi, dans votre indigne ardeur, Que d’un héros vous insultez les mânes ! Rebut honteux d’une cour sans pudeur, Vils ennemis, quand un Anglais succombe, Vous célébrez ce rare événement ; Vous l’outragez au sein du monument, Et vous venez vous baiser sur sa tombe ! Parle, est-ce toi, discourtois chevalier, Fait pour la cour et né pour la mollesse, Dont la main faible aurait, par quelque adresse, Donné la mort à ce puissant guerrier ? Quoi ! sans parler tu lorgnes ta maîtresse ! Tu sens ta honte, et ton cœur se confond. " A ce discours La Trimouille répond : " Ce n’est point moi ; je n’ai point cette gloire. Dieu, qui conduit la valeur des héros, Comme il lui plaît accorde la victoire. Avec honneur je combattis Chandos ; Mais une main qui fut plus fortunée Aux champs de Mars trancha sa destinée ; Et je pourrai peut-être dès ce jour Punir aussi quelque Anglais à mon tour. " Comme un vent frais d’abord par son murmure Frise en sifflant la surface des eaux, S’élève, gronde, et, brisant les vaisseaux, Répand l’horreur sur toute la nature : Tels La Trimouille et le dur Tirconel Se préparaient au terrible duel Par ces propos pleins d’ire et de menace. Ils sont tous deux sans casque et sans cuirasse. Le Poitevin sur les fleurs du gazon Avait jeté près de sa Milanaise Cuirasse, lance, et sabre, et morion, Tout son harnois, pour être plus à l’aise ; Car de quoi sert un grand sabre en amours ? Paul Tirconel marchait armé toujours ; Mais il laissa dans la chapelle ardente Son casque d’or, sa cuirasse brillante, Ses beaux brassards aux mains d’un écuyer. Il ne garda qu’un large baudrier Qui soutenait sa lame étincelante. Il la tira. La Trimouille à l’instant, Prêt à punir ce brutal insulaire, D’un saut léger à son arme sautant, La ramassa tout bouillant de colère, Et s’écriant : " Monstre cruel, attends, Et tu verras bientôt ce que mérite Un scélérat qui, faisant l’hypocrite, S’en vient troubler un rendez-vous d’amants. " Il dit, et pousse à l’Anglais formidable. Tels en Phrygie Hector et Ménélas Se menaçaient, se portaient le trépas, Aux yeux d’Hélène affligée et coupable. L’antre, le bois, l’air, le ciel retentit Des cris perçants que jetait Dorothée : Jamais l’amour ne l’a plus transportée ; Son tendre cœur jamais ne ressentit Un trouble égal. " Eh quoi ! sur le pré même Où je goûtais les pures voluptés, Dieux tout-puissants, je perdrais ce que j’aime ! Cher La Trimouille ! Ah ! barbare, arrêtez ; Barbare Anglais, percez mon sein timide. " Disant ces mots, courant d’un pas rapide, Les bras tendus, les yeux étincelants, Elle s’élance entre les combattants. De son amant la poitrine d’albâtre, Ce doux satin, ce sein qu’elle idolâtre, Était déjà vivement effleuré D’un coup terrible à grand’peine paré. Le beau Français, que sa blessure irrite, Sur le Breton vole et se précipite. Mais Dorothée était entre les deux. O dieu d’amour ! ô ciel ! ô coup affreux ! O quel amant pourra jamais apprendre, Sans arroser mes écrits de ses pleurs, Que des amants le plus beau, le plus tendre, Le plus comblé des plus douces faveurs, A pu frapper sa maîtresse charmante ! Ce fer mortel, cette lame sanglante Perçait ce cœur, ce siège des amours, Qui pour lui seul fut embrasé toujours : Elle chancelle, elle tombe expirante, Nommant encor La Trimouille… et la mort, L’affreuse mort déjà s’emparait d’elle : Elle le sent ; elle fait un effort, Rouvre les yeux qu’une nuit éternelle Allait fermer ; et de sa faible main, De son amant touchant encor le sein, Et lui jurant une ardeur immortelle, Elle exhalait son âme et ses sanglots ; Et " J’aime… J’aime… " étaient les derniers mots Que prononça cette amante fidèle. C’était en vain. Son La Trimouille, hélas ! N’entendait rien. Les ombres du trépas L’environnaient ; il est tombé près d’elle Sans connaissance : il était dans ses bras Teint de son sang, et ne le sentait pas. A ce spectacle épouvantable et tendre, Paul Tirconel demeura quelque temps Glacé d’horreur ; l’usage de ses sens Fut suspendu. Tel on nous fait entendre Que cet Atlas, que rien ne put toucher, Prit autrefois la forme d’un rocher. Mais la pitié que l’aimable nature Mit de sa main dans le fond de nos cœurs Pour adoucir les humaines fureurs, Se fit sentir à cette âme si dure : Il secourut Dorothée ; il trouva Deux beaux portraits tous deux en miniature, Que Dorothée avec soin conserva Dans tous les temps et dans toute aventure. On voit dans l’un La Trimouille aux yeux bleus, Aux cheveux blonds ; les traits de son visage Sont fiers et doux : la grâce et le courage Y sont mêlés par un accord heureux. Tirconel dit : " Il est digne qu’on l’aime. " Mais que dit-il, lorsqu’au second portrait Il aperçut qu’on l’avait peint lui-même ? Il se contemple, il se voit trait pour trait. Quelle surprise ! en son âme il rappelle Que vers Milan voyageant autrefois, Il a connu Carminetta la belle, Noble et galante, aux Anglais peu cruelle ; Et qu’en partant au bout de quelques mois, La laissant grosse, il eut la complaisance De lui donner, pour adoucir l’absence, Ce beau portrait que du Lombard Bélin La main savante a mis sur le vélin. De Dorothée, hélas ! elle fut mère ; Tout est connu : Tirconel est son père Il était froid, indifférent, hautain, Mais généreux, et dans le fond humain. Quand la douleur à de tels caractères Fait éprouver ses atteintes amères, Ses traits sur eux font des impressions Qui n’entrent point dans les cœurs ordinaires, Trop aisément ouverts aux passions. L’acier, l’airain plus fortement s’allume Que les roseaux qu’un feu léger consume. Ce dur Anglais voit sa fille à ses pieds, De son beau sang la mort s’est assouvie ; Il la contemple, et ses yeux sont noyés Des premiers pleurs qu’il versa de sa vie. Il l’en arrose, il l’embrasse cent fois, De hurlements il étonne les bois, Et, maudissant la fortune et la guerre, Tombe à la fin sans haleine et sans voix. A ces accents tu rouvris la paupière, Tu vis le jour, La Trimouille, et soudain Tu détestas ce reste de lumière. Il retira son arme meurtrière Qui traversait cet adorable sein ; Sur l’herbe rouge il pose la poignée, Puis sur la pointe avec force élancé, D’un coup mortel il est bientôt percé, Et de son sang sa maîtresse est baignée. Aux cris affreux que poussa Tirconel, Les écuyers, les prêtres accoururent ; Épouvantés du spectacle cruel, Ces cœurs de glace ainsi que lui s’émurent ; Et Tirconel aurait suivi sans eux Les deux amants au séjour ténébreux. Ayant enfin de ce désordre extrême Calmé l’horreur, et rentrant en lui-même, Il fit poser ces amants malheureux Sur un brancard que des lances formèrent : Au camp du roi des guerriers les portèrent, Et de leurs pleurs les chemins arrosèrent. Paul Tirconel, homme en tout violent Prenait toujours son parti sur-le-champ. Il détesta, depuis cette aventure, Et femme, et fille, et toute la nature. Il monte un barbe ; et, courant sans valets, L’œil morne et sombre, et ne parlant jamais, Le cœur rongé, va dans son humeur noire Droit à Paris, loin des rives de Loire. En peu de jours il arrive à Calais, S’embarque, et passe à sa terre natale : C’est là qu’il prit la robe monacale De saint Bruno ; c’est là qu’en son ennui Il mit le ciel entre le monde et lui, Fuyant ce monde, et se fuyant lui-même ; C’est là qu’il fit un éternel carême ; Il y vécut sans jamais dire un mot, Mais sans pouvoir jamais être dévot. Quand le roi Charle, Agnès, et la guerrière, Virent passer ce convoi douloureux, Qu’on aperçut ces amants généreux, Jadis si beaux et si longtemps heureux, Souillés de sang et couverts de poussière, Tous les esprits parurent effrayés, Et tous les yeux de pleurs furent noyés. On pleura moins dans la sanglante Troie, Quand de la mort Hector devint la proie, Et lorsqu’Achille, en modeste vainqueur, Le fit traîner avec tant de douceur Les pieds liés et la tête pendante, Après son char qui volait sur les morts ; Car Andromaque au moins était vivante, Quand son époux passa les sombres bords. La belle Agnès, Agnès toute tremblante, Pressait le roi, qui pleurait dans ses bras, Et lui disait : " Mon cher amant, hélas ! Peut-être un jour nous serons l’un et l’autre Portés ainsi dans l’empire des morts : Ah ! que mon âme, aussi bien que mon corps, Soit à jamais unie avec la vôtre ! " A ces propos, qui portaient dans les cœurs La triste crainte et les molles douleurs Jeanne prenant ce ton mâle et terrible, Organe heureux d’un courage invincible, Dit : " Ce n’est point par des gémissements, Par des sanglots, par des cris, par des larmes, Qu’il faut venger ces deux nobles amants : C’est par le sang : prenons demain les armes. Voyez, ô roi, ces remparts d’Orléans, Tristes remparts que l’Anglais environne. Les champs voisins sont encor tout fumants Du sang versé que vous-même en personne Fîtes couler de vos royales mains. Préparons-nous ; suivez vos grands desseins : C’est ce qu’on doit à l’ombre ensanglantée De La Trimouille et de sa Dorothée : Un roi doit vaincre, et non pas soupirer. Charmante Agnès, cessez de vous livrer Aux mouvements d’une âme douce et bonne. A son amant Agnès doit inspirer Des sentiments dignes de sa couronne. " Agnès reprit : " Ah ! laissez-moi pleurer ! " * ↑ Il existe de ce passage une variante que voici : Il cheminait vers les murs de la ville, * Vers ce château, son noble et sûr asile, Où se gardaient les arsenaux de Mars. (R.) * ↑ Vous savez, mon cher lecteur, qu'Hector et Ménélas se battirent, et qu'Hélène les regardait faire tranquillement. Dorothce a bien plus de vertu : aussi notre nation est bien plus vertueuse que celle des Grecs. .Nos femmes sont galantes, mais au fond elles sont beaucoup plus tendres, comme je le prouve dans mon Philosophe chrétien, tome XII, page 169. (Note de Voltaire, 1762.) — On ne connaît de l'auteur de la Pucelle aucun écrit portant le titre de Philosophe chrétien. Il est présumable qu'il y a ici de sa part, comme dans quelques autres endroits, un peu d'ironie. Il serait possible qu'il eût voulu ridiculiser l'exactitude niaise avec laquelle Formey, le secrétaire éternel, citait les tomes et les pages de ses écrits, que personne ne lisait. On a de lui, en effet, le Philosophe chrétien, 1750-56, quatre volumes in-12. C'est un recueil de sermons. (R.) * ↑ Je crois que notre auteur entend par ces mots: que rien ne put toucher, la dureté de cœur que fit paraître Atlas quand il refusa hospitalité à Persée. Il le laissa coucher dehors, et Jupiter l'en punit, comme chacun sait, en le changeant en montagne. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Ce Bélin était en effet un contemporain; ce fut lui qui depuis peignit Mahomet II. (Id., 1773.) — Gentile Bellini, ne à Venise en 1421, mourut dans cette ville en 1501. (R.) * ↑ Vous savez que Bruno fonda les chartreux, après avoir vu ce chanoine de Magdebourg qui parlait après sa mort, (Note de Voltaire, 1762.) — Les éditeurs de Kehl ont rectifié Voltaire, qui fait erreur en supposant que le chanoine auquel les chartreux attribuaient la conversion de leur fondateur était de Magdebourg: il était de Paris, suivant les historiens de la Vie de saint Bruno. (R.) * ↑ Je soupçonne un peu d'ironie dans notre grave auteur. (Id., 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/18
# La Pucelle d’Orléans/18 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XVIII. Je ne connais dans l’histoire du monde Aucun héros, aucun homme de bien, Aucun prophète, aucun parfait chrétien, Qui n’ait été la dupe d’un vaurien, Ou des jaloux, ou de l’esprit immonde. La Providence en tout temps éprouva Mon bon roi Charle avec mainte détresse . Dès son berceau fort mal on l’éleva ; Le Bourguignon poursuivit sa jeunesse ; De tous ses droits son père le priva ; Le parlement de Paris près Gonesse, Tuteur des rois, son pupille ajourna ; De ses beaux lis un chef anglais s’orna ; Il fut errant, manqua souvent de messe Et de dîner ; rarement séjourna En même lieu. Mère, oncle, ami, maîtresse, Tout le trahit ou tout l’abandonna. Un page anglais partagea la tendresse De son Agnès ; et l’enfer déchaîna Hermaphrodix, qui par magique adresse Pour quelque temps la tête lui tourna. Il essuya des traits de toute espèce ; Il les souffrit, et Dieu lui pardonna. De nos amants la troupe fière et leste S’acheminait loin du château funeste Où Belzébut dérangea le cerveau Des chevaliers, d’Agnès, et de Bonneau. Ils côtoyaient la forêt vaste et sombre Qui d’Orléans porte aujourd’hui le nom. A peine encor l’épouse de Tithon En se levant mêlait le jour à l’ombre. On aperçut de loin des hoquetons, Au rond bonnet, aux écourtés jupons ; Leur corselet paraissait mi-partie De fleurs de lis et de trois léopards. Le roi fit halte, en fixant ses regards Sur la cohorte en la forêt blottie. Dunois et Jeanne avancent quelques pas. La tendre Agnès, étendant ses beaux bras, Dit à son Charle : " Allons, fuyons, mon maître, " Jeanne en courant s’approcha, vit paraître Des malheureux deux à deux enchaînés, Les yeux en terre, et les fronts consternés. " Hélas ! ce sont des chevaliers, dit-elle, Qui sont captifs ; et c’est notre devoir De délivrer cette troupe fidèle. Allons, bâtard, allons et faisons voir Ce qu’est Dunois et ce qu’est la Pucelle. " Lance en arrêt, ils fondent à ces mots Sur les soldats qui gardaient ces héros. Au fier aspect de la puissante Jeanne Et de Dunois, et plus encor de l’âne, D’un pas léger ces prétendus guerriers S’en vont au loin comme des lévriers. Jeanne aussitôt, de plaisir transportée, Complimenta la troupe garrottée. " Beaux chevaliers, que l’Anglais mit aux fers, Remerciez le roi qui vous délivre ; Baisez sa main, soyez prêts à le suivre, Et vengeons-nous de ces Anglais pervers. " Les chevaliers, à cette offre courtoise, Montraient encore une face sournoise, Baissaient les yeux… Lecteurs impatients, Vous demandez qui sont ces personnages Dont la Pucelle animait les courages. Ces chevaliers étaient des garnements Qui, dans Paris payés pour leur mérite, Allaient ramer sur le dos d’Amphitrite ; On les connut à leurs accoutrements. En les voyant le bon Charles soupire : 1. " Hélas ! dit-il, ces objets dans mon cœur Ont enfoncé les traits de la douleur. Quoi ! les Anglais règnent dans mon empire ! C’est en leur nom que l’on rend des arrêts ! C’est pour eux seuls que l’on dit des prières ! C’est de leur part, hélas ! que mes sujets Sont de Paris envoyés aux galères !… " Puis le bon prince avec compassion Daigne approcher du maître compagnon Qui de la file était mis à la tête. Nul malandrin n’eut l’air plus malhonnête ; Sa barbe torse ombrage un long menton ; Ses yeux tournés, plus menteurs que sa bouche, Portent en bas un regard double et louche ; Ses sourcils roux, mélangés et retors, Semblent loger la fraude et l’imposture ; Sur son front large est l’audace et l’injure, L’oubli des lois, le mépris des remords ; Sa bouche écume, et sa dent toujours grince. Le sycophante, à l’aspect de son prince, Affecte un air humble, dévot, contrit, Baisse les yeux, compose et radoucit Les traits hagards de son affreux visage. Tel est un dogue au regard impudent, Au gosier rauque, affamé de carnage ; Il voit son maître, il rampe doucement, Lèche ses mains, le flatte en son langage, Et pour du pain devient un vrai mouton. Ou tel encore on nous peint le démon. Qui, s’échappant des gouffres du Tartare, Cache sa queue et sa griffe barbare, Vient parmi nous, prend la mine et le ton, Le front tondu d’un jeune anachorète, Pour mieux tenter sœur Rose ou sœur Discrète. Le roi des Francs, trompé par le félon, Lui témoigna commisération, L’encouragea par un discours affable : " Dis-moi quel est ton métier, pauvre diable, Ton nom, ta place, et pour quelle action Le Châtelet, avec tant d’indulgence, Te fait ramer sur les mers de Provence. " Le condamné, d’un ton de doléance, Lui répondit : " O monarque trop bon ! Je suis de Nante, et mon nom est Frélon. J’aime Jésus d’un feu pur et sincère ; Dans un couvent je fus quelque temps frère ; J’en ai les mœurs ; et j’eus dans tous les temps Un très-grand soin du salut des enfants. A la vertu je consacrai ma vie. Sous les charniers qu’on dit des Innocents, Paris m’a vu travailler de génie ; J’ai vendu cher mes feuilles à Lambert ; Je suis connu dans la place Maubert ; C’est là surtout qu’on m’a rendu justice. Des indévots quelquefois par malice M’ont reproché les faiblesses du froc, Celles du monde et quelques tours d’escroc ; Mais j’ai pour moi ma bonne conscience. " Ce bon propos toucha le roi de France. " Console-toi, dit-il, et ne crains rien. Dis-moi, l’ami, si chaque camarade Qui vers Marseille allait en ambassade Ainsi que toi fut un homme de bien. — Ah ! dit Frélon, sur ma foi de chrétien, Je réponds d’eux ainsi que de moi-même : Nous sommes tous en un moule jetés. L’abbé Coyon, qui marche à mes côtés, Quoi qu’on en dise, est bien digne qu’on l’aime ; Point étourdi, point brouillon, point menteur, Jamais méchant ni calomniateur. Maître Chaumé, dessous sa mine basse, Porte un cœur haut, plein d’une sainte audace ; Pour sa doctrine il se ferait fesser. Maître Gauchat pourrait embarrasser Tous les rabbins sur le texte et la glose. Voyez plus loin cet avocat sans cause ; Il a quitté le barreau pour le ciel. Ce Sabotiers est tout pétri de miel. Ah ! l’esprit fin ! le bon cœur ! le saint prêtre ! Il est bien vrai qu’il a trahi son maître, Mais sans malice et pour très-peu d’argent ; Il s’est vendu, mais c’est au plus offrant. Il trafiquait comme moi de libelles : Est-ce un grand mal ? on vit de son talent. Employez-nous ; nous vous serons fidèles. En ce temps-ci la gloire et les lauriers Sont dévolus aux auteurs des charniers. Nos grands succès ont excité l’envie ; Tel est le sort des auteurs, des héros, Des grands esprits, et surtout des dévots : Car la vertu fut toujours poursuivie. O mon bon roi ! qui le sait mieux que vous ? " Comme il parlait sur ce ton tendre et doux, Charle aperçut deux tristes personnages, Qui des deux mains cachaient leurs gros visages. " Qui sont, dit-il, ces deux rameurs honteux ? " — Vous voyez là, reprit l’homme aux semaines, Les plus discrets et les plus vertueux De ceux qui vont sur les liquides plaines. L’un est Fantin, prédicateur des grands, Humble avec eux, aux petits débonnaire : Sa piété ménagea les vivants ; Et, pour cacher le bien qu’il savait faire, Il confessait et volait les mourants. L’autre est Brizet, directeur de nonnettes, Peu soucieux de leurs faveurs secrètes, Mais s’appliquant sagement les dépôts, Le tout pour Dieu. Son âme pure et sainte Méprisait l’or ; mais il était en crainte Qu’il ne tombât aux mains des indévots. Pour le dernier de la noble séquelle, C’est mon soutien, c’est mon cher La Beaumelle, De dix gredins qui m’ont vendu leur voix, C’est le plus bas, mais c’est le plus fidèle ; Esprit distrait, on prétend que parfois, Tout occupé de ses œuvres chrétiennes, Il prend d’autrui les poches pour les siennes. Il est d’ailleurs si sage en ses écrits ! Il sait combien, pour les faibles esprits, La vérité souvent est dangereuse ; Qu’aux yeux des sots sa lumière est trompeuse, Qu’on en abuse ; et ce discret auteur, Qui toujours d’elle eut une sage peur, A résolu de ne la jamais dire. Moi, je la dis à Votre Majesté ; Je vois en vous un héros que j’admire, Et je l’apprends à la postérité. Favorisez ceux que la calomnie Voulut noircir de son souffle empesté ; Sauvez les bons des filets de l’impie ; Délivrez-nous, vengez-nous, payez-nous : Foi de Frélon, nous écrirons pour vous. " Alors il fit un discours pathétique Contre l’Anglais et pour la loi salique, Et démontra que bientôt sans combat Avec sa plume il défendrait l’État. Charle admira sa profonde doctrine ; Il fit à tous une charmante mine, Les assurant avec compassion Qu’il les prenait sous sa protection. La belle Agnès, présente à l’entrevue, S’attendrissait, se sentait tout émue. Son cœur est bon : femme qui fait l’amour A la douceur est toujours plus encline Que femme prude ou bien femme héroïne. " Mon roi, dit-elle, avouez que ce jour Est fortuné pour cette pauvre race. Puisque ces gens contemplent votre face, Ils sont heureux, leurs fers seront brisés : Votre visage est visage de grâce. Les gens de loi sont des gens bien osés D’instrumenter au nom d’un autre maître ! C’est mon amant qu’on doit seul reconnaître ; Ce sont pédants en juges déguisés. Je les ai tus, ces héros d’écritoire, De nos bons rois ces tuteurs prétendus, Bourgeois altiers, tyrans en robe noire, A leur pupille ôter ses revenus, Par-devant eux le citer en personne, Et gravement confisquer sa couronne. Les gens de bien qui sont à vos genoux Par leurs arrêts sont traités comme vous ; Protégez-les, vos causes sont communes : Proscrit comme eux, vengez leurs infortunes. " De ce discours le roi fut très-touché : Vers la clémence il a toujours penché. Jeanne, dont l’âme est d’espèce moins tendre, Soutint au roi qu’il les fallait tous pendre ; Que les Frélons, et gens de ce métier, N’étaient tous bons qu’à garnir un poirier. Le grand Dunois, plus profond et plus sage, En bon guerrier tint un autre langage. " Souvent, dit-il, nous manquons de soldats ; Il faut des dos, des jambes, et des bras. Ces gens en ont ; et dans nos aventures, Dans les assauts, les marches, les combats, Nous pouvons bien nous passer d’écritures. Enrôlons-les ; mettons-leur dès demain, Au lieu de rame, un mousquet à la main. Ils barbouillaient du papier dans les villes ; Qu’aux champs de Mars ils deviennent utiles. " Du grand Dunois le roi goûta l’avis. A ses genoux ces bonnes gens tombèrent En soupirant, et de pleurs les baignèrent. On les mena sous l’auvent d’un logis Où Charle, Agnès, et la troupe dorée, Après dîner passèrent la soirée. Agnès eut soin que l’intendant Bonneau Fît bien manger la troupe délivrée ; On leur donna les restes du serdeau. Charle et les siens assez gaiement soupèrent., Et puis Agnès et Charle se couchèrent. En s’éveillant chacun fut bien surpris De se trouver sans manteau, sans habits. Agnès en vain cherche ses engageantes, Son beau collier de perles jaunissantes, Et le portrait de son royal amant. Le gros Bonneau, qui gardait tout l’argent Bien enfermé dans une bourse mince, Ne trouve plus le trésor de son prince. Linge, vaisselle, habits, tout est troussé, Tout est parti. La horde griffonnante, Sous le drapeau du gazetier de Nante, D’une main prompte et d’un zèle empressé, Pendant la nuit avait débarrassé Notre bon roi de son leste équipage. Ils prétendaient que pour de vrais guerriers, Selon Platon, le luxe est peu d’usage. Puis s’esquivant par de petits sentiers, Au cabaret la proie ils partagèrent. Là par écrit doctement ils couchèrent Un beau traité, bien moral, bien chrétien, Sur le mépris des plaisirs et du bien. On y prouva que les hommes sont frères, Nés tous égaux, devant tous partager Les dons de Dieu, les humaines misères, Vivre en commun pour se mieux soulager. Ce livre saint, mis depuis en lumière, Fut enrichi d’un docte commentaire Pour diriger et l’esprit et le cœur, Avec préface et l’avis au lecteur. Du clément roi la maison consternée Est cependant au trouble abandonnée ; On court en vain dans les champs, dans les bois. Ainsi jadis on vit le bon Phinée, Prince de Thrace, et le pieux Énée, Tout effarés et de frayeur pantois, Quand à leur nez les gloutonnes harpies, Juste à midi de leurs antres sorties, Vinrent manger le dîner de ces rois. Agnès timide, et Dorothée en larmes, Ne savent plus comment couvrir leurs charmes ; Le bon Bonneau, fidèle trésorier, Les faisait rire à force de crier. " Ah ! disait-il, jamais pareille perte Dans nos combats ne fut par nous soufferte. Ah ! j’en mourrai ; les fripons m’ont tout pris. Le roi mon maître est trop bon, quand j’y pense ; Voilà le prix de son trop d’indulgence,. Et ce qu’on gagne avec les beaux esprits. " La douce Agnès, Agnès compatissante, Toujours accorte et toujours bien disante, Lui répliqua : " Mon cher et gros Bonneau, Pour Dieu, gardez qu’une telle aventure Ne vous inspire un dégoût tout nouveau Pour les auteurs et la littérature. Car j’ai connu de très-bons écrivains, Ayant le cœur aussi pur que les mains, Sans le voler aimant le roi leur maître, Faisant du bien sans chercher à paraître, Parlant en prose, en vers mélodieux, De la vertu, mais la pratiquant mieux ; Le bien public est le fruit de leurs veilles ; Le doux plaisir, déguisant leurs leçons, Touche les cœurs en charmant les oreilles ; On les chérit ; et, s’il est des frelons Dans notre siècle, on trouve des abeilles. " Bonneau reprit : " Eh ! que m’importe, hélas ! Frelon, abeille, et tout ce vain fatras ? Il faut dîner, et ma bourse est perdue. " On le console ; et chacun s’évertue, En vrais héros endurcis aux revers, A réparer les dommages soufferts. On s’achemine aussitôt vers la ville, Vers ce château, le noble et sûr asile Du grand roi Charle et de ses paladins, Garni de tout, et fourni de bons vins. Nos chevaliers à moitié s’équipèrent, Fort simplement les dames s’ajustèrent. On arriva mal en point, harassé, Un pied tout nu, l’autre à demi chaussé. * ↑ Ce chant a paru, pour la première fois, avec les Contes de Guillaume Vadé. L’auteur l’a, joint aux nouvelles éditions de la Pucelle, avec quelques changements. (K.) — Les Contes de Guillaitme Vadé furent publiés en 1764, deux ans après la première édition avouée de la Pucelle. Ils contiennent un Chant détaché d’un poème épique de la composition de Jérôme Carré, trouvé dans ses papiers après le décès dudit Jérôme: c’est celui qui forme maintenant le dix-huitième chant de la Pucelle, à laquelle il ne fut réuni qu’en 1773. Voltaire le désigne ordinairement sous ce titre : la Capilotade. La composition en était achevée en 1761. Voltaire l’avait entrepris pour immoler à sa vengeance ses ennemis et ceux de la raison : « Frère Thieriot, écrivait-il à d’Alembert le 6 janvier 1761, frère Thieriot saura que la capilotade est achevée, et qu’elle forme un chant de Jeanne par voie de prophétie, ou à peu près. Dieu m’a fait la grâce de comprendre que, quand on veut rendre les gens ridicules et méprisables à la postérité, il faut les nicher dans quelque ouvrage qui aille à la postérité. » Les notes de ce chant, qui portent la date de 1764, sont empruntées au volume des Contes de Vadé. (R.) * ↑ Bertin, dans son Voijage de Bourgogne, n’a pas craint d’entrer en concurrence avec Voltaire. Voici en quels termes il rappelle les malheurs de l’amant d’Agnès : Vous le savez : en naissant rebuté Ses chers parents ne l’ont jamais gâté ; De tous ses droits dépouillé par sa mère, Seul fils, du trône écarté par son père, Par gens de loi contre les lois proscrit, Exil, affronts, besoins, tout il souffrit, L’absence même, en amour si cruelle. Beauté touchante, et douce autant que belle, :Ange envoyé pour charmer son malheur, Agnès enfin avait rempli son cœur. Il l’adorait, et fut trahi par elle. (R.) * ↑ Le duc de Bourgogne, qui assassina le duc d’Orléans. Mais le bon Charles le lui rendit bien au pont de Montereau. (Note de Voltaire, 1764.) * ↑ Gonesse, village auprès de Paris, célèbre par ses boulangers et par plusieurs combats, (Id., 1764.) — En 1773, Voltaire réduisit à ces mots la note qui, en 1764, se terminait ainsi : « Mais surtout par la meilleure manufacture de draps qu’il y eût alors en France. » (R.) M. Louis du Bois fait remarquer que cette plaisanterie (de Paris près Gonesse) est imitée d’un vers de Villon, tiré de son épitaphe Né de Paris emprès Pontoise. * ↑ Charles VII, ajourné à la table de marbre par l’avocat général Desmarets. (Note de Voltaire, 1764.) — Les quatre derniers mots ont été ajoutés en 1773. Voyez la note sur le vers 173 du premier chant. (R.) * ↑ Sa propre mère, Isabelle de Bavière, fut celle qui le persécuta le plus. Elle pressa le traité de Troyes, par lequel son gendre, le roi d’Angleterre Henri V, eut la couronne de France. (Note de Voltaire, 1764.) * ↑ Ce sont les armes d'Angleterre. (Note de Voltaire, 1764.) * ↑ Palissot fait observer que « l'idée de ce chant appartient en entier à Michel de Cervantes ». Voir Don Quichotte, part. I, ch. xxii. * ↑ Selon les chroniques de ce temps-là, il y avait un misérable de ce nom qui écrivait des feuilles sous les charniers Saints-Innocents. Il fit quelques tours de passe-passe pour lesquels il fut enfermé plusieurs fois au Châtelet, à Bicêtre, et au Fort-l'Évêque. Il avait été quelque temps moine, et s'était fait chasser du couvent; il réussit beaucoup dans le nouveau métier qu'il embrassa. Plusieurs célèbres écrivains lui ont rendu justice. Il était originaire de Nantes, et exerçait à Paris la profession de gazetier satirique. Jamais homme ne fut plus méprisé et plus détesté que lui, comme dit la Chronique de Froissard. (Note de Voltaire, 1773.) — La majeure partie de cette note est de 1764. Voltaire avait déjà, dans l'Écossaise, employé le nom de Frelon pour désigner l'auteur de l’Année littéraire. (R.) Jeannot l’hébété a désigné avec plus d'exactitude le lieu de la naissance de Fréron : C'est notre ami Fréron, de Quimper-Corentin. Le Père Nicodème et Jeannot, v. 40. * ↑ Coyon ou Guyon, auteur du temps de Charles VII. Il composa une Histoire romaine, détestable à la vérité, mais qui était passable pour le temps. Il fit aussi l'Oracle des philosophes. C'est un tissu ridicule de calomnies. Aussi il s'en repentit sur la fin de sa vie, comme le dit Monstrelet. (Note de Voltaire, 1764.) — Dans l'édition de 1764, le nom de Guyon est travesti en celui de Guignon. En 1773, Voltaire y substitua celui de Coyon. Toutes les éditions antérieures à celle de Kehl en font un auteur du temps de Charles VI. (R.) * ↑ Autre calomniateur du temps. (Note de Voltaire, 1764.) — Chaumeix. (R.) * ↑ Autre calomniateur. (Note de Voltaire, 1764.) — Gauchat. (R.) * ↑ L'abbé Sabotier, ou Sabatier, natif de Castres, auteur de deux espèces de dictionnaires, où il dit le pour et le contre ; calomniateur effronté, et le tout pour de l'argent. Il trahit son maître, M. le comte de L…c, et fut chassé d'une manière un peu rude, dont il s'est ressenti longtemps. (Note de Voltaire, 1773.) — Le nom de Lautrec se lit en entier dans les éditions modernes. (R.) * ↑ Frelon donnait alors toutes les semaines une feuille, dans laquelle il hasardait quelquefois de petits mensonges, de petites calomnies, de petites injures, pour lesquels il fut repris de justice, comme on l'a déjà dit. (Note de Voltaire, 1773.) * ↑ Il semble que ce chant de l'abbé Trithême soit une prophétie : en effet, nous avons vu un Fantin, docteur et curé à Versailles, qui fut aperçu volant un rouleau de cinquante louis à un malade qu'il confessait. Il fut chassé, mais il ne fut pas pendu. (Note de Voltaire, 1764.) * ↑ Autre prophétie. Tout Paris a vu un abbé Brizet, fameux directeur de femmes de qualité, dissiper en débauches sourdes l'argent qu'il extorquait de ses dévotes, et qu'on lui remettait en dépôt pour le soulagement des pauvres. Il y a grande apparence que quelque homme instruit de nos mœurs a inséré une partie de cette tirade dans cette nouvelle édition du divin poëme de l'abbé Trithême. Il aurait bien dû dire un mot de l'abbé Lacoste, condamné à être marqué d'un fer chaud, et aux galères perpétuelles, on l'an de grâce 1759, pour plusieurs crimes de faux. (Id., 1764.) Cet abbé Lacoste avait travaillé avec Frelon à l’Année littéraire. (Id., 1773.) — L'abbé Brizet est le masque de Grizel. Dans l'édition qui fait partie du volume des Contes de Guillaume Vadé, au lieu des mots « divin poëme de l'abbé Trithême », on lisait « divin poëme de Jérôme Carré ». (R.) * ↑ Tartuffe avait les mêmes principes de morale : · · · · · · Si je me résous à recevoir du père Cette donation qu'il a voulu me faire, Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains : Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage, En fassent dans le monde un criminel usage. Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein, Pour la gloire du ciel et le bien du prochain. (Act. IV, sc. i.) * ↑ La Beaumelle, natif d'un village près de Castres, prédicant quelque temps à Genève, précepteur chez M. de Boissy, puis réfugié à Copenhague. Chassé de ce pays, il alla à Gotha, où l'on vola la toilette d'une dame et ses dentelles; il s'enfuit avec la femme de chambre qui avait commis ce vol, ce qui est connu de toute la cour de Gotha. Il a été mis au cachot deux fois à Paris, ensuite en a été banni : et ce malheureux a trouvé enfin de la protection. C'est lui qui est l'auteur d'un mauvais petit ouvrage intitulé Mes Pensées, dans lequel il vomit les plus lâches injures contre presque tous les gens en place. C'est lui qui a falsifié les Lettres de madame de Maintenon, et les a fait imprimer avec les notes les plus scandaleuses et les plus calomnieuses. Il fît imprimer à Francfort, en quatre petits volumes, le Siècle de Louis XIV, qu'il falsifia et qu'il chargea de remarques, non-seulement rebutantes par la plus crasse ignorance, mais punissables pour les calomnies atroces répandues contre la maison royale et contre les plus illustres maisons du royaume. Tous ceux dont il est ici question ont écrit des volumes d'ordures contre celui qui daigne ici les faire connaître. Il y a des gens qui sont bien aises de voir insulter, calomnier, par des gredins, les hommes célèbres dans les arts. Ils leur disent : « N'y faites pas attention, laissez crier ces misérables, afin que nous ayons le plaisir de voir des gueux vous jeter de la boue. » Nous ne pensons pas ainsi; nous croyons qu'il faut punir les gueux quand ils sont insolents et fripons, et surtout quand ils ennuient. Ces anecdotes trop véritables se trouvent en vingt endroits, et doivent s'y trouver, comme des sentences affichées contre les malfaiteurs au coin de toutes les rues : « Oportet cognosci malos. » (Note de Voltaire, 1773.) — Les faits imputés ici à La Beaumelle sont rapportés avec plus de déveleppements dans d'autres écrits de Voltaire, notamment dans la XVIIe des Honnêtetés littéraires, et dans le Supplément au Siècle de Louis XIV, première partie, neuvième alinéa, (R.) * ↑ Voyez la note de la page 138. * ↑ Les harpies Céléno, Ocypète, et Aello, filles de Neptune et de la Terre, venaient manger tous les mets qu'on servait sur la table du roi de Thrace Phinée, et infectaient toute la maison. Zétès et Calais, fils de Borée, chassèrent ces harpies jusque vers les îles Strophades, près de la Grèce. Elles traitèrent Énée comme Phinée; mais Virgile eu fait des prophétesses : voilà de plaisantes créatures pour être inspirées de Dieu ! Virginei volucrum vultus, Iredissima ventris Proluvies, uncæque manus, et pallida semper Ora famé. Elles se plaignent à Énée de ce qu'il veut leur faire la guerre pour quelques morceaux de bœuf, et lui prédisent que pour sa peine il sera contraint un jour de manger ses assiettes en Italie. Les amateurs des anciens disent que cette fiction est fort belle. (Note de Voltaire, 1764.) — Voyez Æneid., III, 316-318.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Pucelle_d%E2%80%99Orl%C3%A9ans--17
La Pucelle d’Orléans/17
# La Pucelle d’Orléans/17 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XVII Oh ! que ce monde est rempli d’enchanteurs ! Je ne dirai rien des enchanteresses. Je t’ai passé, temps heureux des faiblesses, Printemps des fous, bel âge des erreurs ; Mais à tout âge on trouve des trompeurs, De vrais sorciers, tout-puissants séducteurs, Vêtus de pourpre, et rayonnants de gloire. Au haut des cieux ils vous mènent d’abord, Puis on vous plonge au fond de l’onde noire, Et vous buvez l’amertume et la mort. Gardez-vous tous, gens de bien que vous êtes, De vous frotter à de tels nécromants ; Et s’il vous faut quelques enchantements, Aux plus grands rois préférez vos grisettes. Hermaphrodix a bâti tout exprès Le beau château qui retenait Agnès, Pour se venger des belles de la France, Des chevaliers, des ânes et des saints, Dont la pudeur et les exploits divins Avaient bravé sa magique puissance. Quiconque entrait en ce maudit logis Méconnaissait sur-le-champ ses amis, Perdait le sens, l’esprit, et la mémoire. L’eau du Léthé que les morts allaient boire, Les mauvais vins, funestes aux vivants, Ont des effets bien moins extravagants. Sous les grands arcs d’un immense portique, Amas confus de moderne et d’antique, Se promenait un fantôme brillant, Au pied léger, à l’œil étincelant, Au geste vif, à la marche égarée, La tête haute, et de clinquants parée. On voit son corps toujours en action ; Et son nom est l’imagination : Non cette belle et charmants déesse Qui présida, dans Rome et dans la Grèce, Aux beaux travaux de tant de grands auteurs, Qui répandit l’éclat de ses couleurs, Ses diamants, ses immortelles fleurs, Sur plus d’un chant du grand peintre d’Achille, Sur la Didon que célébra Virgile, Et qui d’Ovide anima les accents ; Mais celle-là qu’abjure le bon sens, Cette étourdie, effarée, insipide, Que tant d’auteurs approchent de si près, Qui les inspire, et qui servit de guide Aux Scudéri, Lemoine, Desmarets. Elle répand ses faveurs les plus chères Sur nos romans, nos nouveaux opéra ; Et son empire assez longtemps dura Sur le théâtre, au barreau, dans les chaires. Près d’elle était le Galimatias, Monstre bavard caressé dans ses bras, Nommé jadis le docteur séraphique, Subtil, profond, énergique, angélique, Commentateur d’imagination, Et créateur de la confusion, Qui depuis peu fit Marie Alacoque. Autour de lui voltigent l’Équivoque, La louche Énigme, et les mauvais Bons Mots, A double sens, qui font l’esprit des sots ; Les Préjugés, les Méprises, les Songes, Les Contre-Sens, les absurdes Mensonges, Ainsi qu’on voit aux murs d’un vieux logis Les chats-huants et les chauves-souris. Quoi qu’il en soit, ce damnable édifice Fut fabriqué par un tel artifice, Que tout mortel qui dans ces lieux viendra Perdra l’esprit tant qu’il y restera. A peine Agnès, avec sa douce escorte, De ce palais avait touché la porte, Que Bonifoux, ce grave confesseur, Devint l’objet de sa fidèle ardeur ; Elle le prend pour son cher roi de France " O mon héros ! ô ma seule espérance ! Le juste ciel vous rend à mes souhaits. Ces fiers Bretons sont-ils par vous défaits ? N’auriez-vous point reçu quelque blessure ? Ah ! laissez-moi détacher votre armure. " Lors elle veut, d’un effort tendre et doux, Oter le froc du père Bonifoux, Et, dans ses bras bientôt abandonnée, L’œil enflammé, la cou vers lui tendu, Cherche un baiser qui soit pris et rendu. Charmante Agnès, que tu fus consternée, Lorsque, cherchant un menton frais tondu, Tu ne sentis qu’une barbe tannée, Longue, piquante, et rude, et mal peignée ! Le confesseur tout effaré s’enfuit, Méconnaissant la belle qui le suit. La tendre Agnès, se voyant dédaignée, Court après lui, de pleurs toute baignée. Comme ils couraient dans ce vaste pourpris, L’un se signant, et l’autre tout en larmes, Ils sont frappés des plus lugubres cris. Un jeune objet, touchant, rempli de charmes, Avec frayeur embrassait les genoux D’un chevalier qui, couvert de ses armes, L’allait bientôt immoler sous ses coups. Peut-on connaître à cette barbarie Ce La Trimouille, et ce parfait amant Qui de grand cœur, en tout autre moment, Pour Dorothée aurait donné sa vie ? Il la prenait pour le fier Tirconel : Elle n’avait nul trait en son visage Qui ressemblât à cet Anglais cruel ; Elle cherchait le héros qui l’engage, Le cher objet d’un amour immortel ; Et, lui parlant sans pouvoir le connaître, Elle lui dit : " Ne l’avez-vous point vu, Ce chevalier qui de mon cœur est maître, Qui près de moi dans ces lieux est venu ? Mon La Trimouille, hélas ! est disparu. Que fait-il donc ? de grâce, où peut-il être ? " Le Poitevin, à ces touchants discours, Ne connut point ses fidèles amours. Il croit entendre un Anglais implacable, Qui vient sur lui prêt à trancher ses jours. Le fer en main il se met en défense, Vers Dorothée en mesure il avance. " Je te ferai, dit-il changer de ton, Fier, dédaigneux, triste, arrogant Breton. Dur insulaire, ivre de bière forte, C’est bien à toi de parler de la sorte, De menacer un homme de mon nom ! Moi petit-fils des Poitevins célèbres Dont les exploits, au séjour des ténèbres, Ont fait passer tant d’Anglais valeureux, Plus fiers que toi, plus grands, plus généreux. Eh quoi ! ta main ne tire pas l’épée ! De quel effroi ta vile âme est frappée ! Fier en discours, et lâche en action, Chevreuil anglais, Thersite d’Albion, Fait pour brailler chez tes parlementaires, Vite, essayons tous deux nos cimeterres ; Çà, qu’on dégaine, ou je vais de ma main Signer ton front, des fronts le plus vilain, Et t’appliquer sur ton large derrière, A mon plaisir, deux cents coups d’étrivière. " A ce discours qu’il prononce en fureur, Pâle, éperdue, et mourante de peur : " Je ne suis point Anglais, dit Dorothée ; J’en suis bien loin : comment, pourquoi, par où, Me vois-je ici par vous si maltraitée ? Dans quel danger je suis précipitée ! Je cherche ici le héros du Poitou ; C’est une fille, hélas ! bien tourmentée, Qui baise en pleurs votre noble genou. " Elle parlait, mais sans être écoutée ; Et La Trimouille, étant tout à fait fou, Allait déjà la prendre par le cou. Le confesseur, qui dans sa prompte fuite D’Agnès Sorel évitait la poursuite, Bronche en courant, et tombe au milieu d’eux ; Le Poitevin veut le prendre aux cheveux, N’en trouve point, roule avec lui par terre ; La belle Agnès, qui le suit et le serre, Sur lui trébuche, en poussant des clameurs Et des sanglots qu’interrompent ses pleurs. Et sous eux tous se débat Dorothée, Très en désordre et fort mal ajustée. Tout au milieu de ce conflit nouveau, Le bon roi Charle, escorté de Bonneau, Avec Dunois et la fière Pucelle, Entre à la fois dans ce fatal château, Pour y chercher sa maîtresse fidèle. O grand pouvoir ! ô merveille nouvelle ! A peine ils sont de cheval descendus, Sous le portique à peine ils sont rendus, Incontinent ils perdent la cervelle. Tels dans Paris tous ces docteurs fourrés, Pleins d’arguments sous leurs bonnets carrés, Vont gravement vers la Sorbonne antique, Séjour de noise, antre théologique, Où la Dispute et la Confusion Ont établi leur sacré domicile, Et dont jamais n’approcha la Raison. Nos révérends arrivent à la file : Ils avaient l’air d’être de sens rassis ; Chacun passait pour sage en son logis ; On les prendrait pour des gens fort honnêtes, Point querelleurs et point extravagants, Quelques-uns même étaient de bonnes têtes : Ils sont tous fous quand ils sont sur les bancs. Charle, enivré de joie et de tendresse, Les yeux mouillés, tout pétillant d’ardeur, Et ressentant un battement de cœur, Disait, d’un ton d’amour et de langueur : " Ma chère Agnès, ma pudique maîtresse, Mon paradis, précis de tous les biens, Combien de fois, hélas ! fus-tu perdue ! A mes désirs te voilà donc rendue ! Perle d’amour, je te vois, je te tiens ; Oh ! que tu fais une charmante mine ! Mais tu n’as plus cette taille si fine Que je pouvais embrasser autrefois, En la serrant du bout de mes dix doigts. Quel embonpoint ! quel ventre ! quelles fesses ! Voilà le fruit de nos tendres caresses : Agnès est grosse, Agnès me donnera Un beau bâtard qui pour nous combattra. Je veux greffer, dans l’ardeur qui m’emporte, Ce fruit nouveau sur l’arbre qui le porte. Amour le veut ; il faut que dans l’instant J’aille au-devant de cet aimable enfant. " A qui le roi se faisait-il entendre ? A qui tient-il ce discours noble et tendre ? Qui tenait-il dans ses bras amoureux ? C’était Bonneau, soufflant, suant, poudreux ; C’était Bonneau ; jamais homme en sa vie Ne se sentit l’âme plus ébahie. Charles, pressé d’un désir violent, D’un bras nerveux le pousse tendrement ; Il le renverse ; et Bonneau pesamment S’en va tomber sur la troupe mêlée, Qui de son poids se sentit accablée. Ciel ! que de cris et que de hurlements ! Le confesseur reprit un peu ses sens ; Sa grosse panse était juste portée Dessus Agnès et dessous Dorothée ; Il se relève, il marche, il court, il fuit ; Tout haletant le bon Bonneau le suit. Mais La Trimouille à l’instant s’imagine Que sa beauté, sa maîtresse divine, Sa Dorothée était entre les bras Du Tourangeau qui fuyait à grands pas. Il court après, il le presse, il lui crie : " Rends-moi mon cœur, bourreau, rends-moi ma vie, Attends, arrête. " En prononçant ces mots, D’un large sabre il frappe son gros dos. Bonneau portait une épaisse cuirasse, Et ressemblait à la pesante masse Qui dans la forge à grand bruit retentit Sous le marteau qui frappe et rebondit. La peur hâtait sa marche écarquillée. Jeanne, voyant le Bonneau qui trottait, Et les grands coups que l’autre lui portait, Jeanne casquée, et de fer habillée, Suit à grands pas La Trimouille, et lui rend Tout ce qu’il donne au royal confident. Dunois, la fleur de la chevalerie, Ne souffre pas qu’on attente à la vie De La Trimouille, il est son cher appui ; C’est son destin de combattre pour lui : Il le connaît ; mais il prend la Pucelle Pour un Anglais ; il vous tombe sur elle, Il vous l’étrille ainsi qu’elle étrillait Le Poitevin, qui toujours chatouillait L’ami Bonneau, qui lourdement fuyait. Le bon roi Charle, en ce désordre extrême, Dans son Bonneau voit toujours ce qu’il aime ; Il voit Agnès. Quel état pour un roi, Pour un amant des amants le plus tendre ! Nul ennemi ne lui cause d’effroi ; Contre une armée il voudrait la défendre. Tous ces guerriers après Bonneau courants Sont à ses yeux des ravisseurs sanglants. L’épée au poing sur Dunois il s’élance ; Le beau bâtard se retourne, et lui rend Sur la visière un énorme fendant. Ah ! s’il savait que c’est le roi de France, Qu’il se verrait avec un œil d’horreur ! Il périrait de honte et de douleur. En même temps Jeanne, par lui frappée, Lui répondit de sa puissante épée ; Et le bâtard, incapable d’effroi, Frappe à la fois sa maîtresse et son roi ; A droite, à gauche, il lance sur leurs têtes De mille coups les rapides tempêtes. Charmant Dunois, belle Jeanne, arrêtez ; Ciel ! quels seront vos regrets et vos larmes, Quand vous saurez qui poursuivent vos armes, Et qui vous frotte, et qui vous combattez ! Le Poitevin, dans l’horrible mêlée, De temps en temps appesantit son bras Sur la Pucelle, et rosse ses appas. L’ami Bonneau ne les imite pas ; Sa grosse tête était la moins troublée. Il recevait, mais il ne rendait point. Il court toujours ; Bonifoux le précède, Aiguillonné de la peur qui le point. Le tourbillon que la rage possède, Tous contre tous, assaillants, assaillis, Battants, battus, dans ce grand chamaillis, Criant, hurlant, parcourent le logis. Agnès en pleurs, Dorothée éperdue, Crie : " Au secours ! on m’égorge, on me tue. " Le confesseur, plein de contrition, Menait toujours cette procession. Il aperçoit à certaine fenêtre De ce logis le redoutable maître, Hermaphrodix, qui contemplait gaiement Des bons Francais le barbare tourment, Et se tenait les deux côtés de rire. Bonifoux vit que ce fatal empire Était, sans doute, une œuvre du démon. Il conservait un reste de raison ; Son long capuce et sa large tonsure A sa cervelle avaient servi d’armure. Il se souvint que notre ami Bonneau Suivait toujours l’usage antique et beau, Très-sagement établi par nos pères, D’avoir sur soi les choses nécessaires, Muscade, clou, poivre, girofle et sel. Pour Bonifoux, il avait son missel. Il aperçut une fontaine claire, Il y courut, sel et missel en main, Bien résolu d’attraper le malin. Le voilà donc qui travaille au mystère ; Il dit tout bas : _Sanctam Catholicam, Papam, Romam, aquam benedictam_ ; Puis de Bonneau prend la tasse, et va vite Adroitement asperger d’eau bénite Le farfadet né de la belle Alix. Chez les païens l’eau brûlante du Styx Fut moins fatale aux âmes criminelles. Son cuir tanné fut couvert d’étincelles ; Un gros nuage, enfumé, noir, épais, Enveloppa le maître et le palais. Les combattants, couverts d’une nuit sombre, Couraient encore et se cherchaient dans l’ombre. Tout aussitôt le palais disparut ; Plus de combat, d’erreur ni de méprise ; Chacun se vit, chacun se reconnut ; Chaque cervelle en son lieu fut remise. A nos héros un seul moment rendit Le peu de sens qu’un seul moment perdit : Car la folie, hélas ! ou la sagesse, Ne tient à rien dans notre pauvre espèce. C’était alors un grand plaisir de voir Ces paladins aux pieds du moine noir, Le bénissant, chantant des litanies, Se demandant pardon de leurs folies. O La Trimouille ! ô vous, royal amant ! Qui me peindra votre ravissement ? On n’entendait que ces mots : " Ah ! ma belle, Mon tout, mon roi, mon ange, ma fidèle, C’est vous ! c’est toi ! jour heureux ! doux moments ! " Et des baisers, et des embrassements, Cent questions, cent réponses pressées ; Leur voix ne peut suffire à leurs pensées. Le confesseur, d’un paternel regard, Les lorgnait tous, et priait à l’écart. Le grand bâtard et sa fière maîtresse Modestement s’expliquaient leur tendresse. De leurs amours le rare compagnon Élève alors la tête avec le ton ; Il entonna l’octave discordante De son gosier de cornet à bouquin. A cette octave, à ce bruit tout divin, Tout fut ému : la nature tremblante Frémit d’horreur ; et Jeanne vit soudain Tomber les murs de ce palais magique, Cent tours d’acier et cent portes d’airain ; Comme autrefois la horde mosaïque Fit voir, au son de sa trompe hébraïque, De Jéricho le rempart écroulé. Réduit en poudre, à la terre égalé : Le temps n’est plus de semblable pratique. Alors, alors ce superbe palais, Si brillant d’or, si noirci de forfaits, Devint un ample et sacré monastère. Le salon fut en chapelle changé. Le cabinet où ce maître enragé Avait dormi dans le vice plongé Transmué fut en un beau sanctuaire. L’ordre de Dieu, qui préside aux destins, Ne changea point la salle des festins ; Mais elle prit le nom de réfectoire ; On y bénit le manger et le boire. Jeanne, le cœur élevé vers les saints, Vers Orléans, vers le sacre de Reims, Dit à Dunois : " Tous nous est favorable Dans nos amours et dans nos grands desseins : Espérons tout ; soyez sûr que le diable A contre nous fait son dernier effort. " Parlant ainsi, Jeanne se trompait fort. * ↑ Ce chant, tel qu'il est ici, parut en 1762, pour remplacer le chant de Corisandre, qui fut supprimé. * ↑ Voltaire fait allusion à ses déboires avec Frédéric II. (G. A.) * ↑ Scudéri, auteur d'Alaric, poëMe épique; Lemoine, jésuite, auteur du Saint Louis, ou Louisiade, poëme épique; Desmarets Saint-Sorlin, auteur de Clovis, poëme épique : ces trois ouvrages sont de terribles poèmes épiques. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Noms que prenaient les théologiens. (Id., 1762.) — Un passage de la XIIIe des Lettres philosophiques nous apprend les noms des docteurs scraphique, subtil, et angélique : ce sont saint Bonaventure, Jean Duns Scot, et saint Thomas d'Aquin. Suivant M. Louis du Bois, le docteur profond (fundatissimus) était Gille Colonne; et le docteur énergique, Guillaume Durand de Saint-Pourçain. (R.) * ↑ L'Histoire de Marie Alacoque, ouvrage rare par l'excès du ridicule, composé par Languet, alors évêque de Soissons. Ce passage nous indique que le fameux poëme que nous commentons fut fait vers l'an 1730, temps où il était beaucoup question de Marie Alacoque. (Note de Voltaire, 1762.) — On ferait un énorme volume de toutes les satires, chansons, et épigrammes, que Languet s'attira par la publication de la Vie de Marguerite-Marie Alacoque, religieuse de la Visitation de sainte Marie du monastère de Paray-le-Monial, en Charolais :Paris, 1729, in-4ᵒ. (R.) * ↑ On lit dans toutes les éditions: Parle d'amour, ce qui me paraît ici n'avoir aucun sens. En me permettant de rectifier, sans l'autorité d'aucune édition, le vers de Voltaire, je ne crois pas avoir dépassé les droits d'un éditeur. (R.) * ↑ C'est ce qu'on appelait autrefois cuisine de poche, et ce que signifie ce vers d'une comédie : Porte cuisine en poche, et poivre concassé. (Note de Voltaire, 1702.) Le vers cité est de Regnard. Voyez le Joueur, acte IV, scène ix. * ↑ Jéricho, comme vous savez, tomba au son des cornemuses; c'est un événement très-commun. [Jos., vi, 20.] (Note de Voltaire, 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/16
# La Pucelle d’Orléans/16 <La Pucelle d’Orléans Palais des cieux, ouvrez-vous à ma voix. Êtres brillants aux six ailes légères, Dieux emplumés, dont les mains tutélaires Font les destins des peuples et des rois ! Vous qui cachez, en étendant vos ailes, Des derniers cieux les splendeurs éternelles, Daignez un peu vous ranger de côté : Laissez-moi voir, en cette horrible affaire, Ce qui se passe au fond du sanctuaire : Et pardonnez ma curiosité. Cette prière est de l’abbé Trithème, Non pas de moi ; car mon œil effronté Ne peut percer jusqu’à la cour suprême ; Je n’aurais pas tant de témérité. Le dur saint George et Denis notre apôtre Étaient au ciel enfermés l’un et l’autre ; Ils voyaient tout ; mais ils ne pouvaient pas Prêter leurs mains aux terrestres combats ; Ils cabalaient : c’est tout ce qu’on peut faire Et ce qu’on fait quand on est à la cour. George et Denis s’adressent tour à tour Dans l’empyrée au bon monsieur saint Pierre. Ce grand portier, dont le pape est vicaire, Dans ses filets enveloppant le sort, Sous ses deux clefs tient la vie et la mort. Pierre leur dit : " Vous avez pu connaître, Mes chers amis, quel affront je reçus Quand je remis une oreille à Malchus. Je me souviens de l’ordre de mon maître ; Il fit rentrer mon fer dans son fourreau : Il m’a privé du droit brillant des armes ; Mais j’imagine un moyen tout nouveau Pour décider de vos grandes alarmes. " Vous, saint Denys, prenez dans ce canton Les plus grands saints qu’ait vus naître la France ; Vous, monsieur George, allez en diligence Prendre les saints de l’île d’Albion. Que chaque troupe en ce moment compose Un hymne en vers, non pas une ode en prose. Houdart a tort ; il faut dans ces hauts lieux Parler toujours le langage des dieux ; Qu’on fasse, dis-je, une ode pindarique Où le poète exalte mes vertus, Ma primauté, mes droits, mes attributs, Et que le tout soit mis vite en musique : Chez les mortels, il faut toujours du temps Pour rimailler des vers assez méchants ; On va plus vite au séjour de la gloire. Allez, vous dis-je, exercez vos talents ; La meilleure ode obtiendra la victoire, Et vous ferez le sort des combattants. " Ainsi parla, du plus haut de son trône, Aux deux rivaux l’infaillible Barjone ; Cela fut dit en deux mots tout au plus, Le laconisme est langue des élus. En un clin d’œil, les deux rivaux célestes, Pour terminer leurs querelles funestes, Vont assembler les saints de leur pays Qui sur la terre ont été beaux esprits. Le bon patron qu’on révère à Paris Fit aussitôt seoir à sa table ronde Saint Fortunat, peu connu dans le monde, Et qui passait pour l’auteur du _Pange_ ; Et saint Prosper, d’épithètes chargé, Quoique un peu dur et qu’un peu janséniste. Il mit aussi Grégoire dans sa liste, Le grand Grégoire, évêque tourangeau, Cher au pays qui vit naître Bonneau ; Et saint Bernard fameux par l’antithèse, Qui dans son temps n’avait pas son pareil ; Et d’autres saints pour servir de conseil : Sans prendre avis, il est rare qu’on plaise. George, en voyant tous ces soins de Denys, Le regardait d’un dédaigneux souris ; Il avisa dans le sacré pourpris Un saint Austin, prêcheur de l’Angleterre, Puis en ces mots il lui dit son avis : " Bonhomme Austin, je suis né pour la guerre, Non pour les vers dont je fais peu de cas ; Je sais brandir mon large cimeterre, Pourfendre un buste, et casser tête et bras ; Tu sais rimer : travaille, versifie, Soutiens en vers l’honneur de la patrie. Un seul Anglais, dans les champs de la mort, De trois Français triomphe sans effort. Nous avons vu devers la Normandie, Dans le Haut-Maine, en Guienne, en Picardie, Ces beaux messieurs aisément mis à bas ; Si pour frapper nous avons meilleurs bras, Crois, en fait d’hymne, et d’ode et d’œuvre telle, Quand il s’agit de penser, de rimer, Que nous avons non moins bonne cervelle. Travaille, Austin, cours en vers t’escrimer : Je veux que Londre ait à jamais l’empire Dans les deux arts de bien faire et bien dire. Denys ameute un tas de rimailleurs Qui tous ensemble ont très-peu de génie ; Travaille seul : tu sais tes vieux auteurs ; Courage ! allons, prends ta harpe bénie, Et moque-toi de ton académie. " Le bon Austin, de cet emploi chargé, Le remercie en auteur protégé. Denys et lui, dans un réduit commode, Vont se tapir, et chacun fit son ode. Quand tout fut fait, les brûlants séraphins, Les gros joufflus, têtes de chérubins, Près de Barjone en deux rangs se perchèrent ; Au-dessous d’eux les anges se nichèrent ; Et tous les saints, soigneux de s’arranger, Sur des gradins s’assirent pour juger. Austin commence : il chantait les prodiges Qui de l’Égypte endurcirent les cœurs ; Ce grand Moïse, et ses imitateur Qui l’égalaient dans ses divins prestiges : Les flots du Nil, jadis si bienfaisants, D’un sang affreux dans leur course écumants ; Du noir limon les venimeux reptiles Changés en verge, et la verge en serpents ; Le jour en nuit ; les déserts et les villes, De moucherons, de vermine couverts ; La rogne aux os, la foudre dans les airs ; Les premiers-nés d’une race rebelle Tous égorgés par l’ange du Seigneur ; L’Égypte en deuil, et le peuple fidèle De ses patrons emportant la vaisselle, Et par le vol méritant son bonheur ; Ce peuple errant pendant quarante années ; Vingt mille Juifs égorgés pour un veau ; Vingt mille encore envoyés au tombeau Pour avoir eu des amours fortunées ; Et puis Aod, ce Ravaillac hébreu, Assassinant son maître au nom de Dieu ; Et Samuel, qui d’une main divine Prend sur l’autel un couteau de cuisine, Et bravement met Agag en hachis, Car cet Agag était incirconcis ; Puis la beauté qui, sauvant Béthulie, Si purement de son corps fit folie ; Le bon Basa qui massacra Nadad ; Et puis Achab mourant comme un impie, Pour n’avoir pas égorgé Benhadad ; Le roi Joas meurtri par Jozabad, Fils d’Atrobad ; et la reine Athalie, _Si méchamment mise à mort par_ Joad. Longuette fut la triste litanie ; Ces beaux récits étaient entrelacés De ces grands traits si chers aux temps passés. On y voyait le soleil se dissoudre, La mer fuyant, la lune mise en poudre, Le monde en feu qui toujours tressaillait ; Dieu qui cent fois en fureur s’éveillait ; Des flots de sang, des tombeaux, des ruines ; Et cependant près des eaux argentines Le lait coulait sous de verts oliviers ; Les monts sautaient tout comme des béliers, Et les béliers tout comme des collines. Le bon Austin célébrait le Seigneur, Qui menaçait le Chaldéen vainqueur, Et qui laissait son peuple en esclavage ; Mais des lions brisant toujours les dents, Sous ses deux pieds écrasant les serpents, Parlant au Nil, et suspendant la rage Des basilics et des léviathans. Austin finit. Sa pindarique ivresse Fit élever parmi les bienheureux un bruit confus, un murmure douteux, Qui n’était pas en faveur de la pièce. Denys se lève ; et baissant ses doux yeux, Puis les levant avec un air modeste, Il salua l’auditoire céleste, Parut surpris de leurs traits radieux ; Et finement sa pudeur semblait dire : " Encouragez celui qui vous admire. " Il salua trois fois très-humblement Les conseillers, le premier président ; Puis il chanta d’une voix douce et tendre Cet hymne adroit que vous allez entendre : " O Pierre ! O Pierre ! ô toi sur qui Jésus Daigna fonder son Église immortelle, Portier des cieux, pasteur de tout fidèle, Maître des rois à tes pieds confondus, Docteur divin, prêtre saint, tendre père, Auguste appui de nos rois très-chrétiens, Étends sur eux ta faveur salutaire ; Leurs droits sont purs, et ces droits sont les tiens. Le pape à Rome est maître des couronnes, Aucun n’en doute ; et si ton lieutenant A qui lui plaît fait ce petit présent, C’est en ton nom, car c’est toi qui les donnes. Hélas ! hélas ! nos gens de parlement Ont banni Charle ; ils ont impudemment Mis sur le trône une race étrangère ; On ôte au fils l’héritage du père. Divin portier, oppose tes bienfaits A cette audace, à dix ans de misère ; Rends-nous les clefs de la cour du palais. " C’est sur ce ton que saint Denys prélude ; Puis il s’arrête : il lit avec étude Du coin de l’œil dans les yeux de Céphas, En affectant un secret embarras. Céphas content fit voir sur son visage De l’amour-propre un secret témoignage, Et rassurant les esprits interdits Du chantre habile, il dit dans son langage : " Cela va bien ; continuez, Denys. " L’humble Denys repart avec prudence : " Mon adversaire a pu charmer les cieux ; Il a chanté le Dieu de la vengeance, Je vais bénir le Dieu de la clémence : Haïr est bon, mais aimer vaut bien mieux. " Denys alors d’une voix assurée En vers heureux chanta le bon berger Qui va cherchant sa brebis égarée, Et sur son dos se plaît à la charger ; Le bon fermier, dont la main libérale Daigne payer l’ouvrier négligent Qui vient trop tard, afin que diligent Il vienne ouvrer dès l’aube matinale ; Le bon patron qui, n’ayant que cinq pains Et trois poissons, nourrit cinq mille humains ; Le bon prophète, encor plus doux qu’austère, Qui donne grâce à la femme adultère, A Magdeleine, et permet que ses pieds Soient gentiment par la belle essuyés. Par Magdeleine Agnès est figurée. Denys a pris ce délicat détour ; Il réussit : la grand’chambre éthérée Sentit le trait, et pardonna l’amour. Du doux Denys l’ode fut bien reçue ; Elle eut le prix, elle eut toutes les voix. Du saint Anglais l’audace fut déçue ; Austin rougit, il fuit en tapinois ; Chacun en rit, le paradis le hue Tel fut hué dans les murs de Paris Un pédant sec, à face de Thersite, Vit délateur, insolent hypocrite, Qui fut payé de haine et de mépris, Quand il osa dans ses phrases vulgaires Flétrir les arts et condamner nos frères. Pierre à Denys donna deux beaux _agnus_ ; Denys les baise, et soudain l’on ordonne, Par un arrêt signé de douze élus, Qu’en ce grand jour les Anglais soient vaincus Par les Français et par Charle en personne. En ce moment la barroise amazone Vit dans les airs, dans un nuage épais, De son grison la figure et les traits ; Comme un soleil, dont souvent un nuage Reçoit l’empreinte et réfléchit l’image. Elle cria : " Ce jour est glorieux ; Tout est pour nous, mon âne est dans les cieux. " Bedfort, surpris de ce prodige horrible, Déjà s’arrête et n’est plus invincible. Il lit au ciel, d’un regard consterné, Que de saint George il est abandonné. L’Anglais surpris, croyant voir une armée, Descend soudain de la ville alarmée ; Tous les bourgeois, devenus valeureux, Les voyant fuir, descendent après eux. Charles plus loin, entouré de carnage, Jusqu’à leur camp se fait un beau passage. Les assiégeants, à leur tour assiégés, En tête, en queue, assaillis, égorgés, Tombent en foule au bord de leurs tranchées, D’armes, de morts, et de mourants jonchées. C’est en ces lieux, c’est dans ce champ mortel Que tu venais exercer ta vaillance, O dur Anglais, ô Christophe Arondel ! Ton maintien sec, ta froide indifférence, Donnaient du prix à ton courage altier. Sans dire un mot, ce sourcilleux guerrier Examinait comme on se bat en France : Et l’on eût dit, à son air d’importance, Qu’il était là pour se désennuyer. Sa Rosamore, à ses pas attachée, Est comme lui de fer enharnachée, Tel qu’un beau page ou qu’un jeune écuyer : Son casque est d’or, sa cuirasse est d’acier ; D’un perroquet la plume panachée Au gré des vents ombrage son cimier. Car dès ce jour où son bras meurtrier A dans son lit décollé Martinguerre, Elle se plaît tout à fait à la guerre. On croirait voir la superbe Pallas Quittant l’aiguille et marchant aux combats, Où Bradamante, ou bien Jeanne elle-même. Elle parlait au voyageur qu’elle aime, Et lui montrait les plus grands sentiments, Lorsqu’un démon trop funeste aux amants, Pour leur malheur, vers Arondel attire Le dur Poton et le jeune La Hire, Et Richement qui n’a pitié de rien. Poton, voyant le grave et fier maintien De notre Anglais, tout indigné s’élance Sur le causeur, et d’un grand coup de lance, Qui par le flanc sort au milieu du dos, D’un sang trop froid lui fait verser des flots : Il tombe et meurt ; et la lance cassée Roule avec lui dans son corps enfoncée. A ce spectacle, à ce moment affreux, On ne vit point la belle Rosamore Se renverser sur l’amant qu’elle adore, Ni s’arracher l’or de ses blonds cheveux, Ni remplir l’air de ses cris douloureux, Ni s’emporter contre la Providence ; Point de soupirs ; elle cria : " Vengeance ! " Et dans l’instant que Poton se baissait En ramassant son fer qui se cassait, Ce bras tout nu, ce bras dont la puissance Avait d’un coup séparé dans un lit Un chef grison du cou d’un vieux bandit, Tranche à Poton la main trop redoutable, Cette main droite à ses yeux si coupable. Les nerfs cachés sous la peau des cinq doigts Les font mouvoir pour la dernière fois ; Poton depuis ne sut jamais écrire. Mais dans l’instant le brave et beau La Hire Porte au guerrier, du grand Poton vainqueur, Un coup mortel qui lui perce le cœur. Son casque d’or, que sa chute détache, Découvre un sein de roses et de lis ; Son front charmant n’a plus rien qui le cache ; Ses longs cheveux tombent sur ses habits ; Ses grands yeux bleus dans la mort endormis, Tout laisse voir une femme adorable, Et montre un corps formé pour les plaisirs. Le beau La Hire en pousse des soupirs, Répand des pleurs, et d’un ton lamentable S’écrie : " O ciel ! je suis un meurtrier, Un housard noir plutôt qu’un chevalier ; Mon cœur, mon bras, mon épée est infâme : Est-il permis de tuer une dame ? " Mais Richemont, toujours mauvais plaisant Et toujours dur, lui dit : " Mon cher La Hire, Va, tes remords ont sur toi trop d’empire ; C’est une Anglaise, et le mal n’est pas grand ; Elle n’est pas pucelle comme Jeanne. " Tandis qu’il tient un discours si profane, D’un coup de flèche il se sentit blessé : Et devenu plus fier, plus courroucé, Il rend cent coups à la troupe bretonne, Qui comme un flot le presse et l’environne. La Hire et lui, nobles, bourgeois, soldats, Portent partout les efforts de leurs bras : On tue, on tombe, on poursuit, on recule, De corps sanglants un monceau s’accumule ; Et des mourants l’Anglais fait un rempart. Dans cette horrible et sanglante mêlée, Le roi disait à Dunois : " Cher bâtard, Dis-moi, de grâce, où donc est-elle allée ? — Qui ? " dit Dunois. Le bon roi lui repart : " Ne sais-tu pas ce qu’elle est devenue ? — Qui donc ? -- Hélas ! elle était disparue Hier au soir, avant qu’un heureux sort Nous eût conduits au château de Bedfort ; Et dans la place on est entré sans elle. — Nous la trouverons bien, dit la Pucelle. — Ciel ! dit le roi, qu’elle me soit fidèle ! Gardez-la-moi. " Pendant ce beau discours, Il avançait et combattait toujours. Bientôt la nuit, couvrant notre hémisphère, L’enveloppa d’un noir et long manteau, Et mit un terme à ce cours tout nouveau Des beaux exploits que Charle eût voulu faire. Comme il sortait de cette grande affaire, Il entendit qu’on avait le matin Vu cheminer vers la forêt voisine Quelques tendrons du genre féminin ; Une surtout, à la taille divine, Aux grands yeux bleus, au minois enfantin, Au souris tendre, à la peau de satin, Que sermonnait un bon dominicain. Des écuyers brillants, à mines fières, Des chevaliers, sur leurs coursiers fringants, Couverts d’acier, et d’or, et de rubans, Accompagnaient les belles cavalières. La troupe errante avait porté ses pas Vers un palais qu’on ne connaissait pas, Et que jamais, avant cette aventure, On n’avait vu dans ces lieux écartés ; Rien n’égalait sa bizarre structure. Le roi, surpris de tant de nouveautés, Dit à Bonneau : " Qui m’aime doit me suivre ; Demain matin je veux au point du jour Revoir l’objet de mon fidèle amour, Reprendre Agnès, ou bien cesser de vivre. " Il resta peu dans les bras du sommeil ; Et quand Phosphore, au visage vermeil, Eut précédé les roses de l’Aurore, Quand dans le ciel on attelait encore Les beaux coursiers que conduit le Soleil, Le roi, Bonneau, Dunois, et la Pucelle, Allègrement se remirent en selle, Pour découvrir ce superbe palais. Charles disait : " Voyons d’abord ma belle ; Nous rejoindrons assez tôt les Anglais ; Le plus pressé, c’est de vivre avec elle. " * ↑ J’avoue que je ne l’ai point lue dans Trithême ; mais il se peut que je n’aie pas lu tous les ouvrages de ce grand homme. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ « Remettez votre épée en son lieu, car qui prendra l'épée périra par l’épée. » Saint Pierre conseille ici avec une piété adroite aux Anglais de ne pas faire la guerre. [Matth., xxvi, h2.] (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Lamotte-Houdard, poëte un peu sec, mais qui a fait d’assez bonnes choses, avait malheureusement fait des odes en prose, en 1730; preuve nouvelle que ce poëme divin fut composé vers ce temps-là. (Id., 1762.) * ↑ Fortunat, évêque de Poitiers, poëte. Il n’est pas l’auteur du Pange lingua qu’on lui attribue. (Note de Voltaire, 1762.) — Le Pange lingua est de Claudien Mamert, le plus beau génie de son siècle, au jugement de Sidoine Apollinaire. (R.) * ↑ Saint Prosper, auteur d’un poëme fort sec sur la grâce, au ve siècle. (Note de Voltaire, 1762.) — Le Poëme de saint Prosper contre les ingrats, traduit en vers français par Lemaistre de Sacy, a été souvent réimprimé avec cette traduction. L’auteur y attaque les semi-pélagiens, ingrats, suivant lui, envers la grâce de Jésus-Christ. (R.) * ↑ Grégoire de Tours, le premier qui écrivit une Histoire de France, toute pleine de miracles. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Saint Bernard, Bourguignon, né en 1091, moine de Cîteaux, puis abbé de Clairvaux; il entra dans toutes les affaires publiques de son temps, et agit autant qu’il écrivit. On ne voit pas qu’il ait fait beaucoup de vers. Quant à l’antithèse dont notre auteur le glorifie, il est vrai qu’il était grand amateur de cette figure. Il dit d’Abélard : « Leonem invasimus, incidimus in draconem. » Sa mère, étant grosse de lui, songea qu’elle accouchait d’un chien blanc, et on lui prédit que son fils serait moine, et aboierait contre les mondains. (Id., 1762.) * ↑ Saint Austin ou Augustin, moine qu’on regarde comme le fondateur de la primatie de Cantorbéry, ou Kenterbury. (Id., 1762.) * ↑ Les Juifs empruntèrent, comme on sait, les vases des Égyptiens, et s’enfuirent. [Exod., XII, 35 et 30. ] (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Les lévites, qui égorgèrent vingt mille de leurs frères. (Note de Voltaire, 1762.) — La Bible dit vingt-cinq mille. Voyez Judic, xx, 46. * ↑ Phinées, qui fit massacrer vingt-quatre mille de ses frères, parce qu'un d'eux couchait avec une Madianite. [Num., xxv, 9.] (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Aod, ou Eüd, assassina le roi Églon, mais de la main gauche. [Judic. iii, 21.] (Id., 1762.) * ↑ Samuel coupa en morceaux le roi Agag, que Saül avait mis à rançon. [I Reg., xv,33.] (Id., 1762.) * ↑ Judith, assez connue. (Id., 1762.) * ↑ Basa, roi d'Israël, assassina Nadad ou Nadab, et lui succéda. [III. Reg., xv, 27 et 28.] (Id., 1762.) * ↑ Achab avait eu une grosse rançon de Benhadad, roi syrien, comme Saül en avait eu une d'Agag, et fut tué pour avoir pardonné. (Note de Voltaire, 1762.) — Benhadad, vaincu, envoya des députés à Achab pour lui demander la vie. « S'il vit, répondit Achab aux députés, il n'est plus que mon frère. » Cette réponse, qui, humainement parlant, est d'une naïveté touchante et sublime, attira sur Achab la colère du ciel, et surtout celle des prophètes. [Rois, liv. III, chap. xx.] (K.) * ↑ Joas, assassiné par Jozabad. [IV. Reg., xii, 21] (Note de Voltaire, 1762.) Nos anciens poëtes donnaient avec raison au mot meurtri le sens de tué, massacré, assassiné. On lit dans Rotrou (Venceslas, acte V, sc. Ire) : Pour un frère meurtri ma douleur a des larmes. Avant lui, Ronsard avait dit : Et pour te rendre infâme, T'ont fait meurtrir tes enfants et ta femme. Au temps de Racine, la signification de ce mot n'en faisait plus qu'un synonyme de blessé, contusionné, froissé; et l'auteur d'Athalie a, comme Voltaire, vainement essayé (acte V, sc. vi) de lui rendre le sens déterminé par son étymologie : Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris. ( R.) * ↑ Allusion à l'épigramme de Racine : Je pleure, hélas ! pour ce pauvre Holopherme, Si méchamment mis à mort par Judith. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Il y a dans cette analyse de l'ode du bienheureux Austin de fréquentes allusions critiques à certaines beautés littéraires des saintes Écritures, entre autres du psaume cxiii : « Mare vidit, et fugit (v. 3)... Montes exultaverunt ut arietes, et colles sicut agni ovium (v. 4). » (R.) * ↑ Basilic, animal fort fameux, mais qui n'exista jamais. [Psal., xc, 13.] (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Léviathan, antre animal fort célèbre. Les uns disent que c'est la baleine, les autres le crocodile. [Job., III, 8; xi, 20; Isa., xxvii, 1.] (Id., 1762.) * ↑ Ces paroles de saint Denis rappellent à la mémoire, non peut-être sans intention de la part de Voltaire, celles que saint Matthieu (cap. xvi, v. 18) met dans la bouche de Jésus : « Tu es Petrus, et super banc petram ædiflcabo ecclesiam meam. » (R.) * ↑ Omer Joly de Fleury. Voltaire avait, dès 1761, tracé le portrait du même personnage dans des vers qui ont tout naturellement une grande ressemblance avec ceux-ci : Un petit singe à face de Thersite, Au sourcil noir, à l'œil noir, au teint gris, Bel esprit faux, qui hait les bons esprits. Panta Odaï, Étrennes à mademoiselle Clairon, vers lO6-108. * ↑ Phosphore ou Fosfore, porte-lumière qui précédait l'Aurore, laquelle précédait le char du Soleil. Tout était animé, tout était brillant dans l’ancienne mythologie. On ne peut trop en poésie déplorer la perte de ces temps de génie, remplis de belles fictions toutes allégoriques. Que nous sommes secs et arides en comparaison, nous autres remués de barbares! (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Les anciens donnèrent un char au Soleil. Cela était fort commun : Zoroastre traversait les airs dans un char; Élie fut transporté au ciel dans un char lumineux. Les quatre chevaux du Soleil étaient blancs. Leur noms étaient Pyroîs, Éoûs, Éthon, Phlégon, selon Ovide; c'est-à-dire l'Enflammé, l'Oriental, l'Annuel, le Brûlant. Mais selon d'autres savants antiquaires, ils s'appelaient Érythrée, Actéon, Lampos. et Philogée; c'est-à-dire le Rouge, le Lumineux, l'Éclatant, le Terrestre. Je crois que ces savants se sont trompés, et qu'ils ont pris les noms des quatre parties du jour pour ceux des chevaux; c'est une erreur grossière, que je démontrerai dans le prochain Mercure, en attendant les deux dissertations in-folio que j'ai faites sur ce sujet, (Id, 1762,)
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La Pucelle d’Orléans/15
# La Pucelle d’Orléans/15 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XV Censeurs malins, je vous méprise tous, Car je connais mes défauts mieux que vous. J’aurais voulu dans cette belle histoire, Écrite en or au temple de Mémoire, Ne présenter que des faits éclatants, Et couronner mon roi dans Orléans Par la Pucelle, et l’Amour, et la Gloire. Il est bien dur d’avoir perdu mon temps A vous parler de Cutendre et d’un page, De Grisbourdon, de sa lubrique rage, D’un muletier et de tant d’accidents Qui font grand tort au fil de mon ouvrage. Mais vous savez que ces événements Furent écrits par Trithème le sage ; Je le copie, et n’ai rien inventé. Dans ces détails si mon lecteur s’enfonce, Si quelquefois sa dure gravité Juge mon sage avec sévérité, A certains traits si le sourcil lui fronce, Il peut, s’il veut, passer la pierre ponce Sur la moitié de ce livre enchanté ; Mais qu’il respecte au moins la vérité. O vérité ! vierge pure et sacrée ! Quand seras-tu dignement révérée ! Divinité qui seule nous instruis, Pourquoi mets-tu ton palais dans un puits ? Du fond du puits quand seras-tu tirée ? Quand verrons-nous nos doctes écrivains, Exempts de fiel, libres de flatterie, Fidèlement nous apprendre la vie, Les grands exploits de nos beaux paladins ? Oh ! qu’Arioste étala de prudence, Quand il cita l’archevêque Turpin ! Ce témoignage à son livre divin De tout lecteur attire la croyance. Tout inquiet encor de son destin, Vers Orléans Charle était en chemin, Environné de sa troupe dorée, D’armes, d’habits richement décorée, Et demandant à Dunois des conseils, Ainsi que font tous les rois ses pareils, Dans le malheur dociles et traitables, Dans la fortune un peu moins praticables. Charles croyait qu’Agnès et Bonifoux Suivaient de loin. Plein d’un espoir si doux, L’amant royal souvent tourne la tête Pour voir Agnès, et regarde, et s’arrête ; Et quand Dunois, préparant ses succès, Nomme Orléans, le roi lui nomme Agnès. L’heureux bâtard, dont l’active prudence Ne s’occupait que du bien de la France, Le jour baissant, découvre un petit fort Que négligeait le bon duc de Bedfort. Ce fort touchait à la ville investie : Dunois le prend, le roi s’y fortifie. Des assiégeants c’étaient les magasins. Le dieu sanglant qui donne la victoire, Le dieu joufflu qui préside aux festins, D’emplir ces lieux se disputaient la gloire, L’un de canons, et l’autre de bons vins : Tout l’appareil de la guerre effroyable, Tous les apprêts des plaisirs de la table, Se rencontraient dans ce petit château : Quels vrais succès pour Dunois et Bonneau ! Tout Orléans à ces grandes nouvelles Rendit à Dieu des grâces solennelles. Un _Te Deum_ en faux-bourdon chanté Devant les chefs de la noble cité ; Un long dîner où le juge et le maire, Chanoine, évêque, et guerrier invité, Le verre en main, tombèrent tous par terre ; Un feu sur l’eau, dont les brillants éclairs Dans la nuit sombre illuminent les airs, Les cris du peuple, et le canon qui gronde, Avec fracas annoncèrent au monde Que le roi Charle, à ses sujets rendu Va retrouver tout ce qu’il a perdu. Ces chants de gloire et ces bruits d’allégresse Furent suivis par des cris de détresse. On n’entend plus que le nom de Betfort, Alerte, aux murs, à la brèche, à la mort ! L’Anglais usait de ces moments propices Où nos bourgeois, en vidant les flacons, Louaient leur prince, et dansaient aux chansons. Sous une porte on plaça deux saucisses, Non de boudin, non telles que Bonneau En inventa, pour un ragoût nouveau ; Mais saucissons dont la poudre fatale, Se dilatant, s’enflant avec éclair, Renverse tout, confond la terre et l’air ; Machine affreuse, homicide, infernale, Qui contenait dans son ventre de fer Ce feu pétri des mains de Lucifer. Par une mèche artistement posée, En un moment la matière embrasée S’étend, s’élève, et porte à mille pas Bois, gonds, battants, et ferrure en éclats. Le fier Talbot entre et se précipite. Fureur, succès, gloire, amour, tout l’excite. On voit de loin briller sur son armet En or frisé le chiffre de Louvet : Car la Louvet était toujours la dame De ses pensers ; et piquait sa grande âme ; Il prétendait caresser ses beautés Sur les débris des murs ensanglantés. Ce beau Breton, cet enfant de la guerre, Conduit sous lui les braves d’Angleterre. " Allons, dit-il, généreux conquérants, Portons partout et le fer et les flammes, Buvons le vin des poltrons d’Orléans, Prenons leur or, baisons toutes leurs femmes. " Jamais César, dont les traits éloquents Portaient l’audace et l’honneur dans les âmes, Ne parla mieux à ses fiers combattants. Sur ce terrain que la porte enflammée Couvre en sautant d’une épaisse fumée, Est un rempart, que La Hire et Poton Ont élevé de pierre et de gazon. Un parapet, garni d’artillerie, Peut repousser la première furie, Les premiers coups du terrible Betfort. Poton, La Hire, y paraissent d’abord. Un peuple entier derrière eux s’évertue : Le canon gronde ; et l’horrible mot : " Tue ! " Est répété quand les bouches d’enfer Sont en silence, et ne troublent plus l’air. Vers le rempart les échelles dressées Portent déjà cent cohortes pressées ; Et le soldat, le pied sur l’échelon, Le fer en main, pousse son compagnon. Dans ce péril, ni Poton ni La Hire N’ont oublié leur esprit qu’on admire. Avec prudence ils avaient tout prévu, Avec adresse à tout ils ont pourvu. L’huile bouillante et la poix embrasée, De pieux pointus une forêt croisée, De larges faux que leur tranchant effort Fait ressembler à la faux de la Mort, Et des mousquets qui lancent les tempêtes De plomb volant sur les bretonnes têtes, Tout ce que l’art et la nécessité, Et le malheur, et l’intrépidité, Et la peur même, ont pu mettre en usage, Est employé dans ce jour de carnage. Que de Bretons bouillis, coupés, percés, Mourants en foule, et par rangs entassés ! Ainsi qu’on voit sous cent mains diligentes Choir les épis des moissons jaunissantes. Mais cet assaut fièrement se maintient ; Plus il en tombe, et plus il en revient. De l’hydre affreux les têtes menaçantes, Tombant à terre, et toujours renaissantes, N’effrayaient point le fils de Jupiter ; Ainsi l’Anglais, dans les feux, sous le fer, Après sa chute encor plus formidable, Brave en montant le nombre qui l’accable. Tu t’avançais sur ces remparts sanglants, Fier Richemont, digne espoir d’Orléans. Cinq cents bourgeois, gens de cœur et d’élite, En chancelant marchent sous sa conduite, Enluminés du gros vin qu’ils ont bu ; Sa sève encor animait leur vertu ; Et Richemont criait d’une voix forte : " Pauvres bourgeois, vous n’avez plus de porte, Mais vous m’avez, il suffit, combattons. " Il dit, et vole au milieu des Bretons. Déjà Talbot s’était fait un passage Au haut du mur, et déjà dans sa rage D’un bras terrible il porte le trépas. Il fait de l’autre avancer ses soldats, Criant _Louvet ! _ d’une voix stentorée : Louvet l’entend, et s’en tient honorée. Tous les Anglais criaient aussi _Louvet ! _ Mais sans savoir ce que Talbot voulait. O sots humains ! on sait trop vous apprendre A répéter ce qu’on ne peut comprendre. Charle, en son fort tristement replié, D’autres Anglais par malheur entouré, Ne peut marcher vers la ville attaquée ; D’accablement son âme est suffoquée. " Quoi ! disait-il, ne pouvoir secourir Mes chers sujets que mon œil voit périr ! Ils ont chanté le retour de leur maître ; J’allais entrer, et combattre, et peut-être Les délivrer des Anglais inhumains : Le sort cruel enchaîne ici mes mains. — Non, lui dit Jeanne, il est temps de paraître. Venez ; mettez, en signalant vos coups, Ces durs Bretons entre Orléans et vous. Marchez, mon prince, et vous sauvez la ville. Nous sommes peu, mais vous en valez mille. " Charles lui dit : " Quoi ! vous savez flatter ! Je vaux bien peu ; mais je vais mériter Et votre estime, et celle de la France, Et des Anglais. " Il dit, pique, et s’avance. Devant ses pas l’oriflamme est porté ; Jeanne et Dunois volent à son côté. Il est suivi de ses gens d’ordonnance ; Et l’on entend à travers mille cris : " Vivent le roi, Montjoie, et saint Denys ! " Charles, Dunois, et la Barroise altière, Sur les Bretons s’élancent par derrière : Tels que, des monts qui tiennent dans leur sein Les réservoirs du Danube et du Rhin, L’aigle superbe, aux ailes étendues, Aux yeux perçants, aux huit griffes pointues, Planant en l’air, tombe sur des faucons Qui s’acharnaient sur le cou des hérons. Ce fut alors que l’audace anglicane, Semblable au fer sur l’enclume battu, Qui de sa trempe augmente la vertu, Repoussa bien la valeur gallicane. Les voyez-vous, ces enfants d’Albion, Et ces soldats des fils de Clodion ? Fiers, enflammés, de sang insatiables, Ils ont volé comme un vent dans les airs. Dès qu’ils sont joints, ils sont inébranlables, Comme un rocher sous l’écume des mers. Pied contre pied, aigrette contre aigrette, Main contre main, œil contre œil, corps à corps, En jurant Dieu, l’un sur l’autre on se jette ; Et l’un sur l’autre on voit tomber les morts. Oh ! que ne puis-je en grands vers magnifiques Écrire au long tant de faits héroïques ! Homère seul a le droit de conter Tous les exploits, toutes les aventures, De les étendre et de les répéter ; De supputer les coups et les blessures, Et d’ajouter aux grands combats d’Hector De grands combats, et des combats encor : C’est là sans doute un sûr moyen de plaire. Mais je ne puis me résoudre à vous taire D’autres dangers, dont un destin cruel Circonvenait la belle Agnès Sorel, Quand son amant s’avançait vers la gloire. Dans le chemin, sur les rives de Loire, Elle entretient le père Bonifoux, Qui, toujours sage, insinuant, et doux, Du tentateur lui contait quelque histoire Divertissante, et sans réflexions, Sous l’agrément déguisant ses leçons. A quelques pas, La Trimouille et sa dame S’entretenaient de leur fidèle flamme, Et du dessein de vivre ensemble un jour Dans leur château, tout entiers à l’amour. Dans leur chemin la main de la nature Tend sous leurs pieds un tapis de verdure, Velours uni, semblable au pré fameux Où s’exerçait la rapide Atalante. Sur le duvet de cette herbe naissante, Agnès approche et chemine avec eux. Le confesseur suivit la belle errante. Tous quatre allaient, tenant de beaux discours De piété, de combats, et d’amours. Sur les Anglais, sur le diable on raisonne. En raisonnant on ne vit plus personne. Chacun fondait doucement, doucement, Homme et cheval, sous le terrain mouvant. D’abord les pieds, puis le corps, puis la tête, Tout disparut, ainsi qu’à cette fête Qu’en un palais d’un auteur cardinal Trois fois au moins par semaine on apprête, A l’opéra, souvent joué si mal, Plus d’un héros à nos regards échappe, Et dans l’enfer descend par une trappe. Monrose vit du rivage prochain La belle Agnès, et fut tenté soudain De Venir rendre à l’objet qu’il observe Tout le respect que son âme conserve. Il passe un pont ; mais il devient perclus, Quand la voyant son œil ne la vit plus. Froid comme marbre, et blême comme gypse, Il veut marcher, mais lui-même il s’éclipse. Paul Tirconel, qui de loin l’aperçut, A son secours à grand galop courut. En arrivant sur la place funeste, Paul Tirconel y fond avec le reste. Ils tombent tous dans un grand souterrain Qui conduisait aux portes d’un jardin Tel que n’en eut Louis le quatorzième, Aïeul d’un roi qu’on méprise et qu’on aime ; Et le jardin conduisait au château, Digne en tout sens de ce jardin si beau. C’était… (mon cœur à ce seul mot soupire) D’Hermaphrodix le formidable empire. O Dorothée, Agnès, et Bonifoux ! Qu’allez-vous faire, et que deviendrez-vous ? * ↑ Voyez la Préface en tête de cette édition. (R.) * ↑ Nous avons déjà remarqué que l'abbé Trithême n'a jamais rien dit de la Pucelle et de la belle Agnès; c'est par pure modestie que lauteur de ce poëme attribue à un autre tout le mérite de ce poëme moral. (Note de Voltaire, 1773-1774.) * ↑ Dit-on pierre ponce ou de ponce? C'est une grande question. (Id., 1762.) * ↑ L'archevêque Turpin, à qui l'on attribue la Vie de Charlemagne et de Roland, était archevêque de Reims sur la fin du viiie siècle : ce livre est d'un moine nommé Turpin qui vivait dans le onzième, et c'est de ce roman que l'Arioste a tiré quelques-uns de ses contes. Le sage auteur feint ici qu'il a puisé son poëme dans l'abbé Trithême. (Note de Voltaire, 1762.) — Le judicieux et savant M. Daunou, auteur de l'article Turpin de la Biographie universelle, a démontré d'une manière péremptoire que l'archevêque de Reims ne peut être l'auteur du livre de Vita Caroli Magni et Rolandi qui lui est attribué, et que les conjectures de divers historiens sur le véritable auteur de cet ouvrage ne sont fondées sur aucun renseignement positif. L'édition la plus récente de ce livre est celle que M. Sébastien Ciampi a publiée à Florence en 1822, in-8° de XXXVI et 154 pages. (R.) * ↑ Le faux-bourdon est un plain-chant mesuré. Le serpent de la paroisse donne le ton, et toutes les parties s'accordent comme elles peuvent. C'est une musique excellente pour les gens qui n'ont point d'oreille. (Note de Voltaire, 1702.) * ↑ Voltaire a dit depuis, dans le Pauvre Diable, vers 25-27 : · · · · · · · · · · En vain Mars en fureur De la patrie a moissonné la fleur, Plus on en tue, et plus il s'en présente. * ↑ Stentor était le crieur d'Homère. Il est immortalisé pour ce beau talent, et le mérite bien. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Voltaire a toujours fait le mot oriflamme du genre masculin; et peut-être est-ce à tort que dans plusieurs éditions de ses Œuvres on a mis, au chapitre x de l’Essai sur les mœurs, « l'oriflamme apportée à saint Denis par un ange , » au lieu d'apporté qu'on lit dans toutes celles qui ont été publiées du vivant de l'auteur. L'Académie, il est vrai, a décidé depuis longtemps que ce mot appartient au genre féminin ; mais cette autorité n'était pas sans doute d'un grand poids auprès de Voltaire, qui disait à l'un de ses amis : « Je vous remercie d'écrire toujours français par a, car l'Académie l'écrit par o.» M. Louis du Bois, qui a annoté le poëme de la Pucelle pour l'édition donnée par M. Delangle, a remarqué, avec raison, qu'oriflamme est du genre féminin. Plusieurs autres observations non moins judicieuses du même éditeur ont été mises de coté par moi; elles m'ont paru plus convenables pour un commentaire grammatical que dans de simples annotations. (R.) * ↑ On trouve un semblable tableau dans Homère, Iliade, XIII, 130-131. (R.) * ↑ La salle de l'Opéra était à l'est du Palais-Cardinal (aujourd'hui Palais-Royal ), presque sur l’emplacement de la cour des Fontaines. (G. A.) * ↑ Voltaire, dont la tranquillité fut si gravement menacée, on 1755, par la publication malveillante du poëme de la Pucelle, était en droit et dans l'obligation d'en désavouer tout ce qui pouvait le compromettre; et le vers auquel se rapporte cette note était de ce nombre. Aussi ne doit-on pas s'étonner qu'il ait écarté des éditions avouées par lui l'épisode dont ce vers fait partie. Laharpe a raison de reconnaître que Voltaire en est l'auteur. Il exprimait d'une manière piquante les sentiments divers dont la France était animée pour son roi. Le peuple, Aveugle dans sa haine, aveugle en son amour, Brutus, I, II. s'était épris pour le prince d'une passion à laquelle celui-ci, dans sa bonne foi, déclarait ne rien comprendre. Les autres classes de la société poursuivaient d'un juste mépris l'esclave de Mme de Pompadour, que, plus tard, la Du Barry devait faire descendre au dernier degré d'abjection. (R.)
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La Pucelle d’Orléans/14
# La Pucelle d’Orléans/14 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XIV O Volupté, mère de la nature, Belle Vénus, seule divinité Que dans la Grèce invoquait Épicure, Qui, du chaos chassant la nuit obscure, Donnes la vie et la fécondité, Le sentiment et la félicité A cette foule innombrable, agissante, D’êtres mortels, à ta voix renaissante ; Toi que l’on peint désarmant dans tes bras Le dieu du ciel et le dieu de la guerre, Qui d’un sourire écartes le tonnerre, Rends l’air serein, fais naître sous tes pas Les doux plaisirs qui consolent la terre ; Descends des cieux, déesse des beaux jours, Viens sur ton char entouré des Amours, Que les Zéphyrs ombragent de leurs ailes, Que font voler tes colombes fidèles, En se baisant dans le vague des airs : Viens échauffer et calmer l’univers, Viens ; qu’à ta voix les Soupçons, les Querelles, Le triste Ennui, plus détestable qu’elles, La noire Envie, à l’œil louche et pervers, Soient replongés dans le fond des enfers, Et garrottés de chaînes éternelles : Que tout s’enflamme et s’unisse à ta voix ; Que l’univers en aimant se maintienne. Jetons au feu nos vains fatras de lois, N’en suivons qu’une, et que ce soit la tienne. Tendre Vénus, conduis en sûreté Le roi des Francs, qui défend sa patrie ; Loin des périls conduis à son côté La belle Agnès, à qui son cœur se fie : Pour ces amants de bon cœur je te prie. Pour Jeanne d’Arc je ne t’invoque pas, Elle n’est pas encor sous ton empire : C’est à Denys de veiller sur ses pas ; Elle est pucelle, et c’est lui qui l’inspire. Je recommande à tes douces faveurs Ce La Trimouille et cette Dorothée : Verse la paix dans leurs sensibles cœurs ; De son amant que jamais écartée Elle ne soit exposée aux fureurs Des ennemis qui l’ont persécutée. Et toi, Comus, récompense Bonneau, Répands tes dons sur ce bon Tourangeau Qui sut conclure un accord pacifique Entre son prince et ce Chandos cynique. Il obtint d’eux avec dextérité Que chaque troupe irait de son côté, Sans nul reproche et sans nulles querelles, A droite, à gauche, ayant la Loire entre elles. Sur les Anglais il étendit ses soins, Selon leurs goûts, leurs mœurs et leurs besoins. Un gros rostbeef que le beurre assaisonne, Des plum-puddings, des vins de la Garonne, Leur sont offerts ; et les mets plus exquis, Les ragoûts fins dont le jus pique et flatte, Et les perdrix à jambes d’écarlate, Sont pour le roi, les belles, les marquis. Le fier Chandos partit donc après boire, Et côtoya les rives de la Loire, Jurant tout haut que la première fois Sur la Pucelle il reprendrait ses droits ; En attendant, il reprit son beau page. Jeanne revint, ranimant son courage, Se replacer à côté de Dunois. Le roi des Francs avec sa garde bleue, Agnès en tête, un confesseur en queue, A remonté, l’espace d’une lieue, Les bords fleuris où la Loire s’étend D’un cours tranquille et d’un flot inconstant. Sur des bateaux et des planches usées Un pont joignait les rives opposées ; Une chapelle était au bout du pont. C’était dimanche. Un ermite à sandale Fait résonner sa voix sacerdotale : Il dit la messe ; un enfant lui répond. Charle et les siens ont eu soin de l’entendre, Dès le matin, au château de Cutendre ; Mais Dorothée en entendait toujours Deux pour le moins, depuis qu’à son secours Le juste ciel, vengeur de l’innocence, Du grand bâtard employa la vaillance, Et protégea ses fidèles amours. Elle descend, se retrousse, entre vite, Signe sa face en trois jets d’eau bénite, Plie humblement l’un et l’autre genou, Joint les deux mains, et baisse son beau cou. Le bon ermite, en se tournant vers elle, Tout ébloui, ne se connaissant plus, Au lieu de dire un _Fratres oremus_, Roulant les yeux, dit : " _Fratres_, qu’elle est belle ! " Chandos entra dans la même chapelle Par passe-temps, beaucoup plus que par zèle. La tête haute, il salue en passant Cette beauté dévote à La Trimouille, Passe, repasse, et toujours en sifflant ; Mais derrière elle enfin il s’agenouille, Sans un seul mot de _pater_ ou d’_ave_. D’un cœur contrit au Seigneur élevé, D’un air charmant, la tendre Dorothée Se prosternait, par la grâce excitée, Front contre terre et derrière levé ; Son court jupon, retroussé par mégarde, Offrait aux yeux de Chandos qui regarde, A découvert, deux jambes dont l’Amour A dessiné la forme et le contour ; Jambes d’ivoire, et telles que Diane En laissa voir au chasseur Actéon. Chandos alors, faisant peu l’oraison, Sentit au cœur un désir très-profane. Sans nul respect pour un lieu si divin, Il va glissant une insolente main Sous le jupon qui couvre un blanc satin. Je ne veux point, par un crayon cynique Effarouchant l’esprit sage et pudique De mes lecteurs, étaler à leurs yeux Du grand Chandos l’effort audacieux, Mais La Trimouille ayant vu disparaître Le tendre objet dont l’Amour le fit maître, Vers la chapelle il adresse ses pas. Jusqu’où l’Amour ne nous conduit-il pas ? La Trimouille entre au moment où le prêtre Se retournait, où l’insolent Chandos Était trop près du plus charmant des dos, Où Dorothée, effrayée, éperdue, Poussait des cris qui vont fendre la nue. Je voudrais voir nos bons peintres nouveaux, Sur cette affaire exerçant leurs pinceaux, Peindre à plaisir sur ces quatre visages L’étonnement des quatre personnages. Le Poitevin criait à haute voix : " Oses-tu bien, chevalier discourtois, Anglais sans frein, profanateur impie, Jusqu’en ces lieux porter ton infamie ? " D’un ton railleur où règne un air hautain, Se rajustant, et regagnant la porte, Le fier Chandos lui dit : " Que vous importe ? De cette église êtes-vous sacristain ? — Je suis bien plus, dit le Français fidèle ; Je suis l’amant aimé de cette belle ; Ma coutume est de venger hautement Son tendre honneur, attaqué trop souvent. — Vous pourriez bien risquer ici le vôtre, Lui dit l’Anglais : nous savons l’un et l’autre Notre portée ; et Jean Chandos peut bien Lorgner un dos, mais non montrer le sien. " Le beau Français et le Breton qui raille Font préparer leurs chevaux de bataille. Chacun reçoit des mains d’un écuyer Sa longue lance et son rond bouclier, Se met en selle, et d’une course fière, Passe, repasse, et fournit sa carrière. De Dorothée et les cris et les pleurs N’arrêtaient point l’un et l’autre adversaire. Son tendre amant lui criait : " Beauté chère, Je cours pour vous, je vous venge, ou je meurs. " Il se trompait : sa valeur et sa lance Brillaient en vain pour l’Amour et la France. Après avoir en deux endroits percé De Jean Chandos le haubert fracassé, Prêt à saisir une victoire sûre, Son cheval tombe, et, sur lui renversé, D’un coup de pied sur son casque faussé, Lui fait au front une large blessure. Le sang vermeil coule sur la verdure. L’ermite accourt ; il croit qu’il va passer, Crie _In manus_, et le veut confesser. Ah, Dorothée ! ah, douleur inouïe ! Auprès de lui sans mouvement, sans vie, Ton désespoir ne pouvait s’exhaler : Mais que dis-tu lorsque tu pus parler ? " Mon cher amant, c’est donc moi qui te tue ! De tous tes pas la compagne assidue Ne devait pas un moment s’écarter ; Mon malheur vient d’avoir pu te quitter. Cette chapelle est ce qui m’a perdue ; Et j’ai perdu La Trimouille et l’Amour, Pour assister à deux messes par jour ! " Ainsi parlait sa tendre amante en larmes. Chandos riait du succès de ses armes : " Mon beau Français, la fleur des chevaliers, Et vous aussi, dévote Dorothée, Couple amoureux, soyez mes prisonniers ; De nos combats c’est la loi respectée. J’eus un moment Agnès en mon pouvoir, Puis j’abattis sous moi votre Pucelle : Je l’avouerai, je fis mal mon devoir, J’en ai rougi ; mais avec vous, la belle, Je reprendrai tout ce que je perdis ; Et La Trimouille en dira son avis. " Le Poitevin, Dorothée, et l’ermite, Tremblaient tous trois à ce propos affreux ; Ainsi qu’on voit au fond des antres creux Une bergère éplorée, interdite, Et son troupeau que la crainte a glacé, Et son beau chien par un loup terrassé. Le juste ciel, tardif en sa vengeance, Ne souffrit pas cet excès d’insolence. De Jean Chandos les péchés redoublés, Filles, garçons, tant de fois violés, Impiété, blasphème, impénitence, Tout en son temps fut mis dans la balance, Et fut pesé par l’ange de la mort. Le grand Dunois avait de l’autre bord Vu le combat et la déconvenue De La Trimouille ; une femme éperdue Qui le tenait languissant dans ses bras, L’ermite auprès qui marmotte tout bas, Et Jean Chandos qui près d’eux caracole : A ces objets, il pique, il court, il vole. C’était alors l’usage en Albion Qu’on appelât les choses par leur nom. Déjà, du pont franchissant la barrière, Vers le vainqueur il s’était avancé. " Fils de putain ! " nettement prononcé, Frappe au tympan de son oreille altière. " Oui, je le suis, dit-il d’une voix fière : Tel fut Alcide et le divin Bacchus, L’heureux Persée et le grand Romulus, Qui des brigands ont délivré la terre. C’est en leur nom que j’en vais faire autant. Va, souviens-toi que d’un bâtard normand Le bras vainqueur a soumis l’Angleterre. O vous, bâtards du maître du tonnerre, Guidez ma lance et conduisez mes coups ! L’honneur le veut ; vengez-moi, vengez-vous. " Cette prière était peu convenable ; Mais le héros savait très-bien la Fable ; Pour lui la Bible eut des charmes moins doux. Il dit, et part. La molette dorée Des éperons armés de courtes dents De son coursier pique les nobles flancs. Le premier coup de sa lance acérée Fend de Chandos l’armure diaprée, Et fait tomber une part du collet Dont l’acier joint le casque au corselet. Le brave Anglais porte un coup effroyable ; Du bouclier la voûte impénétrable Reçoit le fer, qui s’écarte en glissant. Les deux guerriers se joignent en passant ; Leur force augmente ainsi que leur colère : Chacun saisit son robuste adversaire. Les deux coursiers, sous eux se dérobants, Débarrassés de leurs fardeaux brillants, S’en vont en paix errer dans les campagnes. Tels que l’on voit dans d’affreux tremblements Deux gros rochers, détachés des montagnes Avec grand bruit l’un sur l’autre roulants ; Ainsi tombaient ces deux fiers combattants, Frappant la terre et tous deux se serrants. Du choc bruyant les échos retentissent, L’air s’en émeut, les nymphes en gémissent. Ainsi quand Mars, suivi par la Terreur, Couvert de sang, armé par la Fureur, Du haut des cieux descendait pour défendre Les habitants des rives du Scamandre, Et quand Pallas animait contre lui Cent rois ligués dont elle était l’appui, La terre entière en était ébranlée ; De l’Achéron la rive était troublée ; Et, pâlissant sur ses horribles bords, Pluton tremblait pour l’empire des morts. Pareils aux flots que les autans soulèvent, Avec fureur nos guerriers se relèvent, Tirent leur sabre, et sous cent coups divers Rompent l’acier dont tous deux sont couverts. Déjà le sang, coulant de leurs blessures, D’un rouge noir avait teint leurs armures. Les spectateurs, en foule se pressants, Faisaient un cercle autour des combattants, Le cou tendu, l’œil fixe, sans haleine, N’osant parler, et remuant à peine. On en vaut mieux quand on est regardé ; L’œil du public est aiguillon de gloire. Les champions n’avaient que préludé A ce combat d’éternelle mémoire. Achille, Hector, et tous les demi-dieux, Les grenadiers bien plus terribles qu’eux, Et les lions beaucoup plus redoutables, Sont moins cruels, moins fiers, moins implacables, Moins acharnés. Enfin l’heureux bâtard, Se ranimant, joignant la force à l’art, Saisit le bras de l’Anglais qui s’égare, Fait d’un revers voler son fer barbare, Puis d’une jambe avancée à propos Sur l’herbe rouge étend le grand Chandos ; Mais en tombant son ennemi l’entraîne. Couverts de poudre ils roulent dans l’arène, L’Anglais dessous et le Français dessus. Le doux vainqueur, dont les nobles vertus Guident le cœur quand son sort est prospère, De son genou pressant son adversaire : " Rends-toi, dit-il. -- Oui, dit Chandos, attends ; Tiens, c’est ainsi, Dunois, que je me rends. " Tirant alors, pour ressource dernière, Un stylet court, il étend en arrière Son bras nerveux, le ramène en jurant, Et frappe au cou son vainqueur bienfaisant : Mais une maille en cet endroit entière Fit émousser la pointe meurtrière. Dunois alors cria : " Tu veux mourir ; Meurs, scélérat. " Et, sans plus discourir, Il vous lui plonge, avec peu de scrupule, Son fer sanglant devers la clavicule. Chandos mourant, se débattant en vain, Disait encor tout bas : " Fils de putain ! " Son cœur altier, inhumain, sanguinaire, Jusques au bout garda son caractère. Ses yeux, son front, plein d’une sombre horreur, Son geste encore, menaçaient son vainqueur. Son âme impie, inflexible, implacable, Dans les enfers alla braver le diable. Ainsi finit comme il avait vécu, Ce dur Anglais, par un Français vaincu. Le beau Dunois ne prit point sa dépouille : Il dédaignait ces usages honteux, Trop établis chez les Grecs trop fameux. Tout occupé de son cher La Trimouille, Il le ramène, et deux fois son secours De Dorothée ainsi sauva les jours. Dans le chemin elle soutient encore Son tendre amant, qui, de ses mains pressé, Semble revivre, et n’être plus blessé Que de l’éclat de ces yeux qu’il adore ; Il les regarde, et reprend sa vigueur. Sa belle amante, au sein de la douleur, Sentit alors le doux plaisir renaître : Les agréments d’un sourire enchanteur Parmi ses pleurs commençaient à paraître ; Ainsi qu’on voit un nuage éclairé Des doux rayons d’un soleil tempéré. Le roi gaulois, sa maîtresse charmante, L’illustre Jeanne, embrassent tour à tour L’heureux Dunois, dont la main triomphante Avait vengé son pays et l’Amour. On admirait surtout sa modestie Dans son maintien, dans chaque repartie. Il est aisé, mais il est beau pourtant, D’être modeste alors que l’on est grand. Jeanne étouffait un peu de jalousie, Son cœur tout bas se plaignait du destin. Il lui fâchait que sa pucelle main Du mécréant n’eût pas tranché la vie : Se souvenant toujours du double affront Qui vers Cutendre a fait rougir son front, Quand, par Chandos au combat provoquée, Elle se vit abattue et manquée. * ↑ Cet exorde semble imité du premier livre de l'admirable poëme de Lucrèce Æneadum genitrix, hominum divûmque voluptas, Alma Venus, cœli subterlabentia signa, etc., etc. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Cornus, dieu des festins. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Rostbeef, prononcez rostbif; c’est le mets favori des Anglais : c’est ce que nous appelons un aloyau. Les puddings sont des pâtisseries; il y a des plum-puddings, des bread-puddings, et plusieurs autres sortes de puddings. « Notandi sunt tibi mores. [Horat., De arte poetica, 156.] » (Id., 1762.) * ↑ Il l'était en offet. (Note de Voltaire, 1762,) * ↑ Alcide, Bacchus, Perséé, fils de Jupiter: Romulus, de Mars, etc. (Id., 1762) * ↑ Guillaume le Conquérant, bâtard d’un duc de Normandie, fils de putain, comme le remarque judicieusement l’auteur, d’après milord Ch……d. (Note de Voltaire. 1762.) — Les éditeurs de Kehl ont imprim2 en entier le nom de Chesterfield. J’ai pensé qu’il valait mieux reproduire la note telle qu’elle a paru du vivant de l’auteur. (R.) * ↑ Cet endroit est encore imité d'Homère; mais ceux qui font semblant de l'avoir lu dans le grec diront que le français ne peut jamais en approcher. (Note de Voltaire, 1762.)
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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Pucelle_d%E2%80%99Orl%C3%A9ans--13
La Pucelle d’Orléans/13
# La Pucelle d’Orléans/13 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XIII C’était le temps de la saison brillante, Quand le soleil aux bornes de son cours Prend sur les nuits pour ajouter aux jours, Et se plaisant, dans sa démarche lente, A contempler nos fortunés climats, Vers le tropique arrête encor ses pas. O grand saint Jean ! c’était alors ta fête ; Premier des Jeans, orateur des déserts, Toi qui criais jadis à pleine tête : " Que du salut les chemins soient ouverts ; Grand précurseur, je t’aime, je te sers. Un autre Jean eut la bonne fortune De voyager au pays de la lune Avec Astolphe, et rendit la raison, Si l’on en croit un auteur véridique, Au paladin amoureux d’Angélique : Rends-moi la mienne, ô Jean, second du nom ! Tu protégeas ce chantre aimable et rare Qui réjouit les seigneurs de Ferrare Par le tissu de ses contes plaisants ; Tu pardonnas aux vives apostrophes Qu’il t’adressa dans ses comiques strophes : Étends sur moi tes secours bienfaisants ; J’en ai besoin, car tu sais que les gens Sont bien plus sots et bien moins indulgents Qu’on ne l’était au siècle du génie, Quand l’Arioste illustrait l’Italie. Protège-moi contre ces durs esprits, Frondeurs pesants de mes légers écrits. Si quelquefois l’innocent badinage Vient en riant égayer mon ouvrage, Quand il le faut je suis très-sérieux ; Mais je voudrais n’être point ennuyeux. Conduis ma plume, et surtout daigne faire Mes compliments à Denys ton confrère. En accourant, la fière Jeanne d’Arc D’une lucarne aperçut dans le parc Cent palefrois, une brillante troupe De chevaliers portant dames en croupe, Et d’écuyers qui tenaient dans leurs mains Tout l’attirait des combats inhumains, Cent boucliers où des nuits la courrière Réfléchissait sa tremblante lumière ; Cent casques d’or d’aigrettes ombragés, Et les longs bois d’un fer pointu chargés, Et des rubans dont les touffes dorées Pendaient au bout des lances acérées. Voyant cela, Jeanne crut fermement Que les Anglais avaient surpris Cutendre : Mais Jeanne d’Arc se trompa lourdement. En fait de guerre on peut bien se méprendre, Ainsi qu’ailleurs : mal voir et mal entendre De l’héroïne était souvent le cas, Et saint Denys ne l’en corrigea pas. Ce n’étaient point des enfants d’Angleterre, Qui de Cutendre avaient surpris la terre ; C’est ce Dunois de Milan revenu, Ce grand Dunois à Jeanne si connu ; C’est La Trimouille avec sa Dorothée. Elle était d’aise et d’amour transportée ; Elle en avait sujet assurément : Elle voyage avec son cher amant, Ce cher amant, ce tendre La Trimouille, Que l’honneur guide et que l’amour chatouille. Elle le suit toujours avec honneur, Et ne craint plus monsieur l’inquisiteur. En nombre pair cette troupe dorée Dans le château, la nuit, était entrée. Jeanne y vola : le bon roi, qui la vit, Crut qu’elle allait combattre, et la suivit ; Et dans l’erreur qui trompait son courage, Il laisse encor Agnès avec son page. O page heureux, et plus heureux cent fois Que le plus grand, le plus chrétien des rois Que de bon cœur alors tu rendis grâce Au benoît saint dont tu tenais la place ! Il te fallut rhabiller promptement ; Tu rajustas ta trousse diaprée ; Agnès t’aidait d’une main timorée, Qui s’égarait et se trompait souvent. Que de baisers sur sa bouche de rose Elle reçut en rhabillant Monrose ! Que son bel œil, le voyant rajusté, Semblait encor chercher la volupté ! Monrose au parc descendit sans rien dire. Le confesseur tout saintement soupire, Voyant passer ce beau jeune garçon, Qui lui donnait de la distraction. La douce Agnès composa son visage, Ses yeux, son air, son maintien, son langage. Auprès du roi Bonifoux se rendit, Le consola, le rassura, lui dit Que dans la niche un envoyé céleste Était d’en haut venu pour annoncer Que des Anglais la puissance funeste Touchait au terme, et que tout doit passer ; Que le roi Charle obtiendrait la victoire. Charles le crut, car il aimait à croire. La fière Jeanne appuya ce discours. " Du ciel, dit-elle, acceptons le secours ; Venez, grand prince, et rejoignons l’armée, De votre absence à bon droit alarmée. " Sans balancer, La Trimouille et Dunois De cet avis furent à haute voix. Par ce héros la belle Dorothée Honnêtement au roi fut présentée. Agnès la baise, et le noble escadron Sortit enfin du logis du baron. Le juste ciel aime souvent à rire Des passions du sublunaire empire. Il regardait cheminer dans les champs Cet escadron de héros et d’amants. Le roi de France allait près de sa belle, Qui, s’efforçant d’être toujours fidèle, Sur son cheval la main lui présentait, Serrait la sienne, exhalait sa tendresse, Et cependant, ô comble de faiblesse ! De temps en temps le beau page lorgnait. Le confesseur psalmodiant suivait, Des voyageurs récitait la prière, S’interrompait en voyant tant d’attraits, Et regardait avec des yeux distraits Le roi, le page, Agnès, et son bréviaire. Tout brillant d’or, et le cœur plein d’amour, Ce La Trimouille, ornement de la cour, Caracolait auprès de Dorothée Ivre de joie, et d’amour transportée, Qui le nommait son cher libérateur, Son cher amant, l’idole de son cœur. Il lui disait : " Je veux, après la guerre, Vivre à mon aise avec vous dans ma terre O cher objet, dont je suis toujours fou ! Quand serons-nous tous les deux en Poitou ? " Jeanne auprès d’eux, ce fier soutien du trône, Portant corset et jupon d’amazone, Le chef orné d’un petit chapeau vert, Enrichi d’or et de plumes couvert, Sur son fier âne étalait ses gros charmes, Parlait au roi, courait, allait le pas, Se rengorgeait et soupirait tout bas Pour le Dunois compagnon de ses armes : Car elle avait toujours le cœur ému, Se souvenant de l’avoir vu tout nu. Bonneau, portant barbe de patriarche, Suant, soufflant, Bonneau fermait la marche. O d’un grand roi serviteur précieux ! Il pense à tout ; il a soin de conduire Deux gros mulets tout chargés de vin vieux, Longs saucissons, pâtés délicieux, Jambons, poulets, ou cuits ou prêts à cuire. On avançait, alors que Jean Chandos, Cherchant partout son Agnès et son page, Au coin d’un bois, près d’un certain passage, Le fer en main rencontra nos héros. Chandos avait une suite assez belle De fiers Bretons, pareille en nombre à celle Qui suit les pas du monarque amoureux ; Mais elle était d’espèce différente, On n’y voyait ni tetons ni beaux yeux. " Oh ! oh ! dit-il d’une voix menaçante, Galants Français, objet de mon courroux, Vous aurez donc trois filles avec vous, Et moi, Chandos, je n’en aurai pas une ? Çà, combattons : je veux que la fortune Décide ici qui sait le mieux de nous Mettre à plaisir ses ennemis dessous, Frapper d’estoc et pointer de sa lance. Que de vous tous le plus ferme s’avance, Qu’on entre en lice ; et celui qui vaincra L’une des trois à son aise tiendra. " Le roi, piqué de cette offre cynique, Veut l’en punir, s’avance, prend sa pique. Dunois lui dit : " Ah ! laissez-moi, seigneur, Venger mon prince et des dames l’honneur. " Il dit et court : La Trimouille l’arrête ; Chacun prétend à l’honneur de la fête. L’ami Bonneau, toujours de bon accord, Leur proposa de s’en remettre au sort. Car c’est ainsi que les guerriers antiques En ont usé dans les temps héroïques : Même aujourd’hui dans quelques républiques Plus d’un emploi, plus d’un rang glorieux, Se tire au dés, et tout en va bien mieux. Si j’osais même en cette noble histoire Citer des gens que tout mortel doit croire, Je vous dirais que monsieur saint Mathias Obtint ainsi la place de Judas. Le gros Bonneau tient le cornet, soupire, Craint pour son roi, prend les dés, roule, tire. Denys, du haut du céleste rempart, Voyait le tout d’un paternel regard ; Et, contemplant la Pucelle et son âne, Il conduisait ce qu’on nomme hasard. Il fut heureux, le sort échut à Jeanne. Jeanne, c’était pour vous faire oublier L’infâme jeu de ce grand cordelier, Qui ci-devant avait raflé vos charmes. Jeanne à l’instant court au roi, court aux armes, Modestement va derrière un buisson Se délacer, détacher son jupon, Et revêtir son armure sacrée, Qu’un écuyer tient déjà préparée ; Puis sur son âne elle monte en courroux, Branlant sa lance, et serrant les genoux : Elle invoquait les onze mille belles, Du pucelage héroïnes fidèles. Pour Jean Chandos, cet indigne chrétien, Dans les combats n’invoquait jamais rien. Jean contre Jeanne avec fureur avance : Des deux côtés égale est la vaillance ; Ane et cheval, bardés, coiffés de fer, Sous l’éperon partent comme un éclair, Vont se heurter, et de leur tête dure Front contre front fracassent leur armure ; La flamme en sort, et le sang du coursier Teint les éclats du voltigeant acier. Du choc affreux les échos retentissent ; Des deux coursiers les huit pieds rejaillissent ; Et les guerriers, du coup désarçonnés, Tombent chacun sur la croupe étonnés : Ainsi qu’on voit deux boules suspendues Aux bouts égaux de deux cordes tendues, Dans une courbe au même instant partir, Hâter leur cours, se heurter, s’aplatir, Et remonter sous le choc qui les presse, Multipliant leur poids par leur vitesse. Chaque parti crut morts les deux coursiers, Et tressaillit pour les deux chevaliers. Or des Français la championne auguste N’avait la chair si ferme, si robuste, Les os si durs, les membres si dispos, Si musculeux que le fier Jean Chandos. Son équilibre ayant dans cette rixe Abandonné sa ligne et son point fixe, Son quadrupède un haut-le-corps lui fit, Qui dans le pré Jeanne d’Arc étendit, Sur son beau dos, sur sa cuisse gentille, Et comme il faut que tombe toute fille. Chandos pensait qu’en ce grand désarroi Il avait mis ou Dunois ou le roi ; Il veut soudain contempler sa conquête : Le casque ôté, Chandos voit une tête Où languissaient deux grands yeux noirs et longs. De la cuirasse il défait les cordons ; Il voit (ô ciel ! ô plaisir ! ô merveille !) Deux gros tetons de figure pareille, Unis, polis, séparés, demi-ronds, Et surmontés de deux petits boutons, Qu’en sa naissance a la rose merveille. On tient qu’alors, en élevant la voix, Il bénit Dieu pour la première fois. " Elle est à moi, la Pucelle de France ! S’écria-t-il ; contentons ma vengeance. J’ai, grâce au ciel, doublement mérité De mettre à bas cette fière beauté. Que saint Denys me regarde et m’accuse ; Mars et l’Amour sont mes droits, et j’en use. " Son écuyer disait : " Poussez, milord ; Du trône anglais affermissez le sort. Frère Lourdis en vain nous décourage ; Il jure en vain que ce saint pucelage Est des Troyens le grand palladium, Le bouclier sacré du Latium ; De la victoire il est, dit-il, le gage ; C’est l’oriflamme ; il faut vous en saisir. — Oui, dit Chandos, et j’aurai pour partage Les plus grands biens, la gloire et le plaisir. " Jeanne pâmée écoutait ce langage Avec horreur, et faisait mille vœux A saint Denys, ne pouvant faire mieux. Le grand Dunois, d’un courage héroïque, Veut empêcher le triomphe impudique : Mais comment faire ? Il faut dans tout état Qu’on se soumette à la loi du combat. Les fers en l’air et la tête penchée, L’oreille basse et du choc écorchée, Languissamment le céleste baudet D’un œil confus Jean Chandos regardait. Il nourrissait dès longtemps dans son âme Pour la Pucelle une discrète flamme, Des sentiments nobles et délicats Très-peu connus des ânes d’ici-bas. Le confesseur du bon monarque Charle Tremble en sa chair alors que Chandos parle. Il craint surtout que son cher pénitent, Pour soutenir la gloire de la France, Qu’on avilit avec tant d’impudence, A son Agnès n’en veuille faire autant ; Et que la chose encor soit imitée Par La Trimouille et par sa Dorothée. Au pied d’un chêne il entre en oraison, Et fait tout bas sa méditation Sur les effets, la cause, la nature Du doux péché qu’aucuns nomment luxure. En méditant avec attention, Le benoît moine eut une vision Assez semblable au prophétique songe De ce Jacob, heureux par un mensonge, Pate-pelu dont l’esprit lucratif Avait vendu ses lentilles en Juif. Ce vieux Jacob (ô sublime mystère !) Devers l’Euphrate une nuit aperçut Mille béliers qui grimpèrent en rut Sur des brebis qui les laissèrent faire. Le moine vit de plus plaisants objets ; Il vit courir à la même aventure, Tous les héros de la race future. Il observait les différents attraits De ces beautés qui, dans leur douce guerre, Donnent des fers aux maîtres de la terre. Chacune était auprès de son héros, Et l’enchaînait des chaînes de Paphos. Tels, au retour de Flore et de Zéphyre, Quand le printemps reprend son doux empire, Tous ces oiseaux, peints de mille couleurs, Par leurs amours agitent les feuillages : Les papillons se baisent sur les fleurs, Et les lions courent sous les ombrages A leurs moitiés qui ne sont plus sauvages. C’est-là qu’il vit le beau François premier. Ce brave roi, ce loyal chevalier, Avec Étampe heureusement oublie Les autres fers qu’il reçut à Pavie. Là Charles-Quint joint le myrte au laurier, Sert à la fois la Flamande et la Maure. Quels rois, ô ciel ! l’un à ce beau métier Gagne la goutte, et l’autre pis encore. Près de Diane on voir danser les Ris, Aux mouvements que l’Amour lui fait faire Quand dans ses bras tendrement elle serre, En se pâmant, le second des Henris. De Charles neuf le successeur volage, Quitte en riant sa Chloris pour un page, Sans s’alarmer des troubles de Paris. Mais quels combats le jacobin vit rendre Par Borgia le sixième Alexandre ! En cent tableaux il est représenté : Là sans tiare, et d’amour transporté : Tournant le dos, troussant sa soutanelle, Avec Vanoze il se fait sa famille ; Un peu plus bas on voit Sa Sainteté Qui s’attendrit pour Lucrèce sa fille. O Léon dix ! ô sublime Paul trois ! A ce beau jeu vous passiez tous les rois ; Mais vous cédez à mon grand Béarnois, A ce vainqueur de la Ligue rebelle, A mon héros plus connu mille fois Par les plaisirs que goûta Gabrielle, Que par vingt ans de travaux et d’exploits. Bientôt on voit le plus beau des spectacles, Ce siècle heureux, ce siècle des miracles, Ce grand Louis, cette superbe cour Où tous les arts sont instruits par l’Amour. L’Amour bâtit le superbe Versailles ; L’Amour, aux yeux des peuples éblouis, D’un lit de fleurs fait un trône à Louis : Malgré les cris du fier dieu des batailles, L’Amour amène au plus beau des humains De cette cour les rivales charmantes, Toutes en feu, toutes impatientes : De Mazarin la nièce aux yeux divins, La généreuse et tendre la Vallière, La Montespan plus ardente et plus fière. L’une se livre au moment de jouir, Et l’autre attend le moment du plaisir. Voici le temps de l’aimable Régence, Temps fortuné, marqué par la licence, Où la Folie, agitant son grelot, D’un pied léger parcourt toute la France, Où nul mortel ne daigne être dévot, Où l’on fait tout excepté pénitence. Le bon Régent, de son Palais-Royal, Des voluptés donne à tous le signal. Vous répondez à ce signal aimable, Jeune Daphné, bel astre de la cour ; Vous répondez du sein du Luxembourg, Vous que Bacchus et le dieu de la table Mènent au lit, escortés par l’Amour. Mais je m’arrête, et de ce dernier âge Je n’ose en vers tracer la vive image : Trop de péril suit ce charme flatteur. Le temps présent est l’Arche du Seigneur : Qui la touchait d’une main trop hardie, Puni du ciel, tombait en léthargie. Je me tairai ; mais si j’osais pourtant, O des beautés aujourd’hui la plus belle ! O tendre objet, noble, simple, touchant, Et plus qu’Agnès généreuse et fidèle ! Si j’osais mettre à vos genoux charnus Ce grain d’encens que l’on doit à Vénus ; Si de l’Amour je déployais les armes ; Si je chantais ce tendre et doux lien ; Si je disais… Non, je ne dirai rien : Je serais trop au-dessous de vos charmes. Dans son extase enfin le moine noir Vit à plaisir ce que je n’ose voir. D’un œil avide, et toujours très-modeste, Il contemplait le spectacle céleste De ces beautés, de ces nobles amants, De ces plaisirs défendus et charmants. " Hélas ! dit-il, si les grands de la terre Font deux à deux cette éternelle guerre ; Si l’univers doit en passer par là, Dois-je gémir que Jean Chandos se mette A deux genoux auprès de sa brunette ? Du seigneur Dieu la volonté soit faite : _Amen, amen._ " Il dit, et se pâma, Croyant jouir de tout ce qu’il voit là. Mais saint Denys était loin de permettre Qu’aux yeux du ciel Jean Chandos allât mettre Et la Pucelle et la France aux abois. Ami lecteur, vous avez quelquefois Ouï conter qu’on nouait l’aiguillette. C’est une étrange et terrible recette, Et dont un saint ne doit jamais user Que quand d’une autre il ne peut s’aviser. D’un pauvre amant le feu se tourne en glace ; Vif et perclus sans rien faire il se lasse ; Dans ses efforts étonné de languir, Et consumé sur le bord du plaisir. Telle une fleur, des feux du jour séchée, La tête basse et la tige penchée, Demande en vain les humides vapeurs Qui lui rendaient la vie et les couleurs. Voilà comment le bon Denys arrête Le fier Anglais dans ses droits de conquête. Jeanne, échappant à son vainqueur confus, Reprend ses sens quand il les a perdus ; Puis d’une voix imposante et terrible, Elle lui dit : " Tu n’es pas invincible : Tu vois qu’ici, dans le plus grand combat, Dieu t’abandonne, et ton cheval s’abat ; Dans l’autre un jour je vengerai la France, Denys le veut, et j’en ai l’assurance ; Et je te donne avec tes combattants Un rendez-vous sous les murs d’Orléans. " Le grand Chandos lui repartit : " Ma belle, Vous m’y verrez ; pucelle ou non pucelle, J’aurai pour moi saint George le très-fort, Et je promets de réparer mon tort. " * ↑ L'auteur désigne clairement la fin du mois de juin. La fête de saint Jean le baptiseur, qu'on appelle Baptiste, est célébrée le 24 juin. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Ce que dit ici l'auteur fait allusion au trente-quatrième chant de l’Orlando furioso : Quando scoprendo il nome suo gli disse Esser colui che l'Evangelio scrisse. Voyez notre Préface, et surtout souvenez-vous qu'Arioste place saint Jean dans la lune avec les trois Parques. (Id., 1773.) — Le commencement de cette note est de 1762. Après la citation des deux vers de l’Orlando, Voltaire ajoutait : « Et au trente-cinquième, le même saint Jean l'Évangéliste dit à Astolfe : Gli scrittori amo, e fo il debito mio ; Ch' al vostro mondo fu scrittor' anche io.... E bon convenne al mio lodato Cristo Render mi guidardon di si gran sorte. Nous n'osons traduire ces vers italiens, qui paraîtraient des profanations; cependant on ne s'en formalise pas en Italie : mais nous ne pouvons nous empêcher de louer notre auteur, lequel n'a jamais poussé si loin son innocent badinage. » (R.) * ↑ Les exemples des sorts sont très-fréquents dans Homère. On devinait aussi par les sorts chez les Hébreux. Il est dit que la place de Judas fut tirée au sort; et aujourd'hui à Venise, à Gênes, et dans d'autres États, on tire au sort plusieurs places. (Note de Voltaire, 1762.) — C'est dans les Actes des Apôtres, i, 26, qu'il est dit que la place de Judas fut tirée au sort. (R.) * ↑ Les onze mille vierges et martyres enterrées à Cologne. (N. de Voltaire, 1762.) * ↑ C'était un bouclier qui était tombé du ciel à Rome, et qui était gardé soigneusement, comme un gage de la sûreté de la ville. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ En 1750, c'était ici la fin du douzième chant; ce qui suit formait le treizième. (G.-A.) * ↑ Notre auteur entend sans doute l'artifice dont usa Jacob quand il se fit passer pour Ésaü. Pate-pelu signifie les gants de peau et de poil dont il couvrit ses mains. (Note de Voltaire, 1762.) — Pate-pelu, expression rabelaisienne. Voyez Pantagruel, ancien prologue du quart livre. (R.) * ↑ Anne de Pisseleu, duchesse d'Étampes. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. (Id., 1762.) * ↑ Henri III et ses mignons. (Id., 1762.) * ↑ Alexandre VI, pape, eut trois enfants de Vanoza. Lucrèce, sa fille, passa pour être sa maîtresse et celle de son frère : « Alexandri filia, sponsa, nurus. » (Note de Voltaire, 1762.) — Ces mots terminent l’épitaphe épigranimatique que Pontanus fit pour Lucrèce Borgia : Hic jacet in tumulo Lucretia nomine, sed re Thaïs, Alexandri filia, sponsa, nurus. (R.) * ↑ La fameuse Gabrielle d'Estrées, duchesse de Beaufort. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Celle qui depuis fut la connétable Colonne. (Id., 1762.) * ↑ Duchesse de Berry. (G. A.) * ↑ On portait autrefois dos hauts-dc-chausses attachés avec une aiguillette; et ou disait d'un homme qui n'avait pu s'acquitter de son devoir que son aiguillette était nouée. Les sorciers ont de tout temps passé pour avoir le pouvoir d'empêcher la consommation du mariage : cela s'appelait nouer l'aiguillette. La mode des aiguillettes passa sous Louis XIV, quand on mit des boutons aux braguettes. (Note de Voltaire, 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/12
# La Pucelle d’Orléans/12 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XII J’avais juré de laisser la morale, De conter net, de fuir les longs discours : Mais que ne peut ce grand dieu des amours ? Il est bavard, et ma plume inégale Va griffonnant de son bec effilé Ce qu’il inspire à mon cerveau brûlé. Jeunes beautés, filles, veuves ou femmes, Qu’il enrôla sous ses drapeaux charmants, Vous qui lancez et recevez ses flammes, Or dites-moi, quand deux jeunes amants, Égaux en grâce, en mérite, en talents, Au doux plaisir tous deux vous sollicitent, Également vous pressent, vous excitent, Mettent en feu vos sensibles appas, Vous éprouvez un étrange embarras. Connaissez-vous cette histoire frivole D’un certain âne, illustre dans l’école ? Dans l’écurie on vint lui présenter Pour son dîner deux mesures égales, De même forme, à pareils intervalles : Des deux côtés l’âne se vit tenter Également, et, dressant ses oreilles Juste au milieu des deux formes pareilles, De l’équilibre accomplissant les lois, Mourut de faim, de peur de faire un choix. N’imitez point cette philosophie ; Daignez plutôt honorer tout d’un temps De vos bontés vos deux jeunes amants, Et gardez-vous de risquer votre vie. A quelques pas de ce joli couvent, Si pollué, si triste, et si sanglant, Où le matin vingt nonnes affligées Par l’amazone ont été trop vengées, Près de la Loire était un vieux château A pont-levis, mâchicoulis, tourelles ; Un long canal transparent, à fleur d’eau, En serpentant tournait auprès d’icelles, Puis embrassait, en quatre cents jets d’arc, Les murs épais qui défendaient le parc. Un vieux baron, surnommé de Cutendre, Était seigneur de cet heureux logis. En sûreté chacun pouvait s’y rendre : Le vieux seigneur, dont l’âme est bonne et tendre, En avait fait l’asile du pays. Français, Anglais, tous étaient ses amis ; Tout voyageur en coche, en botte, en guêtre, Ou prince, ou moine, ou nonne, ou turc, ou prêtre, Y recevait un accueil gracieux : Mais il fallait qu’on entrât deux à deux ; Car tout baron a quelque fantaisie, Et celui-ci pour jamais résolut Qu’en son châtel en nombre pair on fût, Jamais impair : telle était sa folie. Quand deux à deux on abordait chez lui, Tout allait bien : mais malheur à celui Qui venait seul en ce logis se rendre ! Il soupait mal ; il lui fallait attendre Qu’un compagnon formât ce nombre heureux, Nombre parfait qui fait que deux font deux. La fière Jeanne ayant repris ses armes, Qui cliquetaient sur ses robustes charmes, Devers la nuit y conduisit au frais, En devisant, la belle et douce Agnès. Cet aumônier qui la suivait de près, Cet aumônier ardent, insatiable, Arrive aux murs du logis charitable. Ainsi qu’un loup qui mâche sous sa dent Le fin duvet d’un jeune agneau bêlant, Plein de l’ardeur d’achever sa curée, Va du bercail escalader l’entrée : Tel, enflammé de sa lubrique ardeur, L’œil tout en feu, l’aumônier ravisseur Allait cherchant les restes de sa joie, Qu’on lui ravit lorsqu’il tenait sa proie. Il sonne, il crie : on vient ; on aperçut Qu’il était seul, et soudain il parut Que les deux bois dont les forces mouvantes Font ébranler les solives tremblantes Du pont-levis par les airs s’élevaient, Et, s’élevant, le pont-levis haussaient. A ce spectacle, à cet ordre du maître, Qui jura Dieu ? ce fut mon vilain prêtre. Il suit des yeux les deux mobiles bois ; Il tend les mains, veut crier, perd la voix. On voit souvent, du haut d’une gouttière, Descendre un chat auprès d’une volière : Passant la griffe à travers les barreaux Qui contre lui défendent les oiseaux, Son œil poursuit cette espèce emplumée, Qui se tapit au fond d’une ramée. Notre aumônier fut encor plus confus, Alors qu’il vit sous des ormes touffus Un beau jeune homme à la tresse dorée, Au sourcil noir, à la mine assurée, Aux yeux brillants, au menton cotonné, Au teint fleuri, par les grâces orné, Tout rayonnant des couleurs du bel âge : C’était l’Amour, ou c’était mon beau page ; C’était Monrose. Il avait tout le jour Cherché l’objet de son naissant amour. Dans le couvent reçu par les nonnettes, Il apparut à ces filles discrètes Non moins charmant que l’ange Gabriel, Pour les bénir venant du haut du ciel. Les tendres sœurs, voyant le beau Monrose, Sentaient rougir leurs visages de rose, Disant tout bas : " Ah ! que n’était-il là, Dieu paternel, quand on nous viola ? " Toutes en cercle autour de lui se mirent, Parlant sans cesse ; et lorsqu’elles apprirent Que ce beau page allait chercher Agnès, On lui donna le coursier le plus frais, Avec un guide, afin que sans esclandre Il arrivât au château de Cutendre. En arrivant, il vit près du chemin, Non loin du pont, l’aumônier inhumain. Lors, tout ému de joie et de colère : " Ah ! c’est donc toi, prêtre de Belzébut ! Je jure ici Chandos et mon salut, Et, plus encor, les yeux qui m’ont su plaire, Que tes forfaits vont enfin se payer. " Sans repartir, le bouillant aumônier Prend d’une main par la rage tremblante Un pistolet, en presse la détente ; Le chien s’abat, le feu prend, le coup part ; Le plomb chassé siffle et vole au hasard, Suivant au loin la ligne mal mirée Que lui traçait une main égarée. Le page vise, et, par un coup plus sûr, Atteint le front, ce front horrible et dur, Où se peignait une âme détestable. L’aumônier tombe, et le page vainqueur Sentit alors dans le fond de son cœur De la pitié le mouvement aimable. " Hélas ! dit-il, meurs du moins en chrétien, Dis _Te Deum_ ; tu vécus comme un chien ; Demande au ciel pardon de ta luxure ; Prononce _amen_ ; donne ton âme à Dieu. — Non, répondit le maraud à tonsure ; Je suis damné, je vais au diable : adieu. " Il dit, et meurt ; son âme déloyale Alla grossir la cohorte infernale. Tandis qu’ainsi ce monstre impénitent Allait rôtir aux brasiers de Satan, Le bon roi Charle, accablé de tristesse, Allait cherchant son errante maîtresse, Se promenant, pour calmer sa douleur, Devers la Loire avec son confesseur. Il faut ici, lecteur, que je remarque En peu de mots ce que c’est qu’un docteur Qu’en sa jeunesse un amoureux monarque Par étiquette a pris pour directeur. C’est un mortel tout pétri d’indulgence, Qui doucement fait pencher dans ses mains Du bien, du mal, la trompeuse balance ; Vous mène au ciel par d’aimables chemins, Et fait pécher son maître en conscience : Son ton, ses yeux, son geste composant, Observant tout, flattant avec adresse Le favori, le maître, la maîtresse ; Toujours accort, et toujours complaisant. Le confesseur du monarque gallique Était un fils du bon saint Dominique ; Il s’appelait le père Bonifoux, Homme de bien, se faisant tout à tous, Il lui disait d’un ton dévot et doux : " Que je vous plains ! la partie animale Prend le dessus : la chose est bien fatale. Aimer Agnès est un péché vraiment ; Mais ce péché se pardonne aisément : Au temps jadis il était fort en vogue Chez les Hébreux, enfants du Décalogue. Cet Abraham, ce père des croyants, Avec Agar s’avisa d’être père ; Car sa servante avait des yeux charmants, Qui de Sara méritaient la colère. Jacob le juste épousa les deux sœurs. Tout patriarche a connu les douceurs Du changement dans l’amoureux mystère. Le vieux Booz en son vieux lit reçut Après moisson la bonne et vieille Ruth ; Et, sans compter la belle Bethsabée, Du bon David l’âme fut absorbée Dans les plaisirs de son ample sérail. Son vaillant fils, fameux par sa crinière, Un beau matin, par vertu singulière, Vous repassa tout ce gentil bercail. De Salomon vous savez le partage : Comme un oracle on écoutait sa voix ; Il savait tout ; et des rois le plus sage Était aussi le plus galant des rois. De leurs péchés si vous suivez la trace, Si vos beaux ans sont livrés à l’amour, Consolez-vous ; la sagesse a son tour. Jeune on s’égare, et vieux on obtient grâce. — Ah ! dit Charlot, ce discours est fort bon ; Mais que je suis bien loin de Salomon ! Que son bonheur augmente mes détresses ! Pour ses ébats il eut trois cent maîtresses, Je n’en ai qu’une ; hélas ! je ne l’ai plus. " Des pleurs alors, sur son nez répandus, Interrompaient sa voix tendre et plaintive, Lorsqu’il avise, en tournant vers la rive, Sur un cheval trottant d’un pas hardi, Un manteau rouge, un ventre rebondi, Un vieux rabat ; c’était Bonneau lui-même. Or chacun sait qu’après l’objet qu’on aime Rien n’est plus doux pour un parfait amant Que de trouver son très-cher confident. Le roi, perdant et reprenant haleine, Crie à Bonneau : " Quel démon te ramène ? Que fait Agnès ? dis ; d’où viens-tu ? quels lieux Sont embellis, éclairés par ses yeux ? Où la trouver ? dis donc, réponds donc, parle. " Aux questions qu’enfilait le roi Charle, Le bon Bonneau conta de point en point Comme il avait été mis en pourpoint, Comme il avait servi dans la cuisine, Comme il avait par fraude clandestine Et par miracle, à Chandos échappé, Quand à se battre on était occupé ; Comme on cherchait cette beauté divine : Sans rien omettre il raconta fort bien Ce qu’il savait ; mais il ne savait rien. Il ignorait la fatale aventure, Du prêtre Anglais la brutale luxure, Du page aimé l’amour respectueux. Et du couvent le sac incestueux. Après avoir bien expliqué leurs craintes, Repris cent fois le fil de leurs complaintes, Maudit le sort et les cruels Anglais, Tous deux étaient plus tristes que jamais. Il était nuit ; le char de la grande Ourse Vers son nadir avait fourni sa course. Le jacobin dit au prince pensif : " Il est bien tard ; soyez mémoratif Que tout mortel, prince ou moine, à cette heure, Devrait chercher quelque honnête demeure, Pour y souper, et pour passer la nuit. " Le triste roi, par le moine conduit, Sans rien répondre, et ruminant sa peine, Le cou penché, galope dans la plaine ; Et bientôt Charle, et le prêtre et Bonneau, Furent tous trois aux fossés du château. Non loin du pont était l’aimable page, Lequel, ayant jeté dans le canal Le corps maudit de son damné rival, Ne perdait point l’objet de son voyage. Il dévorait en secret son ennui, Voyant ce pont entre sa dame et lui. Mais quand il vit aux rayons de la lune Les trois Français, il sentit que son cœur Du doux espoir éprouvait la chaleur ; Et d’une grâce adroite et non commune Cachant son nom, et surtout son ardeur, Dès qu’il parut, dès qu’il se fit entendre, Il inspira je ne sais quoi de tendre ; Il plut au prince, et le moine bénin Le caressait de son air patelin, D’un œil dévot, et du plat de la main. Le nombre pair étant formé de quatre, On vit bientôt les deux flèches abattre Le pont mobile ; et les quatre coursiers Font en marchant gémir les madriers. Le gros Bonneau tout essoufflé chemine, En arrivant, droit devers la cuisine, Songe au souper ; le moine au même lieu Dévotement en rendit grâce à Dieu. Charles, prenant un nom de gentilhomme, Court à Cutendre, avant qu’il prît son somme. Le bon baron lui fit son compliment, Puis le mena dans son appartement. Charle a besoin d’un peu de solitude, Il veut jouir de son inquiétude ; Il pleure Agnès : il ne se doutait pas Qu’il fût si près de ses jeunes appas. Le beau Monrose en sut bien davantage. Avec adresse il fit causer un page ; Il se fit dire où reposait Agnès, Remarquant tout avec des yeux discrets. Ainsi qu’un chat, qui d’un regard avide Guette au passage une souris timide, Marchant tout doux, la terre ne sent pas L’impression de ses pieds délicats ; Dès qu’il la vue, il a sauté sur elle : Ainsi Monrose, avançant vers la belle, Étend un bras, puis avance à tâtons, Posant l’orteil et haussant les talons. Agnès, Agnès, il entre dans la chambre ! Moins promptement la paille vole à l’ambre, Et le fer suit moins sympathiquement Le tourbillon qui l’unit à l’aimant. Le beau Monrose en arrivant se jette A deux genoux au bord de la couchette, Où sa maîtresse avait entre deux draps, Pour sommeiller, arrangé ses appas. De dire un mot aucun d’eux n’eut la force Ni le loisir ; le feu prit à l’amorce En un clin d’œil ; un baiser amoureux Unit soudain leurs bouches demi-closes ; Leur âme vint sur leurs lèvres de rose ; Un tendre feu sortit de leurs beaux yeux ; Dans leurs baisers leurs langues se cherchèrent. Qu’éloquemment alors elles parlèrent ! Discours muets, langage des désirs, Charmant prélude, organe des plaisirs, Pour un moment il vous fallut suspendre Ce doux concert, et ce duo si tendre. Agnès aida Monrose impatient A dépouiller, à jeter promptement De ses habits l’incommode parure, Déguisement qui pèse à la nature, Dans l’âge d’or aux mortels inconnu, Que hait surtout un dieu qui va tout nu. Dieux ! quels objets ! Est-ce Flore et Zéphyre ? Est-ce Psyché qui caresse l’Amour ? Est-ce Vénus que le fils de Cynire Tient dans ses bras loin des rayons du jour, Tandis que Mars est jaloux et soupire ? Le Mars français, Charle, au fond du château, Soupire alors avec l’ami Bonneau, Mange à regret et boit avec tristesse. Un vieux valet, bavard de son métier, Pour égayer sa taciturne altesse, Apprit au roi, sans se faire prier, Que deux beautés, l’une robuste et fière, L’autre plus douce, aux yeux bleus, au teint frais, Couchaient alors dans la gentilhommière. Charle étonné les soupçonne à ces traits ; Il se fait dire et puis redire encore Quels sont les yeux, la bouche, les cheveux, Le doux parler, le maintien vertueux Du cher objet de son cœur amoureux : C’est elle enfin, c’est tout ce qu’il adore ; Il en est sûr, il quitte son repas. " Adieu Bonneau : je cours entre ses bras. " Il dit et vole, et non pas sans fracas : Il était roi, cherchant peu le mystère. Plein de sa joie, il répète et redit Le nom d’Agnès, tant qu’Agnès l’entendit. Le couple heureux en trembla dans son lit. Que d’embarras ! comment sortir d’affaire ? Voici comment le beau page s’y prit : Près du lambris, dans une grande armoire, On avait mis un petit oratoire, Autel de poche, où, lorsque l’on voulait, Pour quinze sous un capucin venait. Sur le retable, en voûte pratiquée, Est une niche en attendant son saint. D’un rideau vert la niche était masquée. Que fait Monrose ? un beau penser lui vint De s’ajuster dans la nichée sacrée ; En bienheureux, derrière le rideau, Il se tapit, sans pourpoint, sans manteau. Charles volait, et presque dès l’entrée Il saute au cou de sa belle adorée ; Et, tout en pleurs, il veut jouir des droits Qu’ont les amants, surtout quand ils sont rois. Le saint caché frémit à cette vue ; Il fait du bruit, et la toile remue : Le roi approche, il y porte la main, Il sent un corps, il recule, il s’écrie : " Amour, Satan, saint François, saint Germain ! Moitié frayeur et moitié jalousie ; Puis tire à lui, fait tomber sur l’autel, Avec grand bruit, le rideau sous lequel Se blottissait cette aimable figure Qu’à son plaisir façonna la nature. Son dos tourné par pudeur étalait Ce que César sans pudeur soumettait A Nicomède en sa belle jeunesse, Ce que jadis le héros de la Grèce Admira tant dans son Éphestion, Ce qu’Adrien mit dans le Panthéon : Que les héros, ô ciel, ont de faiblesse ! Si mon lecteur n’a point perdu le fil De cette histoire, au moins se souvient-il Que dans le camp la courageuse Jeanne Traça jadis au bas d’un dos profane, D’un doigt conduit par monsieur saint Denys, Adroitement trois belles fleurs de lis. Cet écusson, ces trois fleurs, ce derrière, Émurent Charle : il se mit en prière ; Il croit que c’est un tour de Belzébut. De repentir et de douleur atteinte, La belle Agnès s’évanouit de crainte. Le prince alors, dont le trouble s’accrut, Lui prend les mains : " Qu’on vole ici vers elle, Accourez tous ; le diable est chez ma belle. " Aux cris du roi le confesseur troublé, Non sans regret quitte aussitôt la table ; L’ami Bonneau monte tout essoufflé ; Jeanne s’éveille, et, d’un bras redoutable Prenant ce fer que la victoire suit, Cherche l’endroit d’où partait tout le bruit : Et cependant le baron de Cutendre Dormait à l’aise, et ne put rien entendre. * ↑ On attribue à Jean Buridan, célèbre philosophe de l'université de Paris, l'invention du dilemme sophistique rapport2 par Voltaire, On peut, à ce sujet, consulter Bayle, à l'article Buridan de son Dictionnaire historique. (R.) * ↑ Mâchicoulis, ou Mâchecoulis; ce sont des ouvertures entre les créneaux, par lesquelles on peut tirer sur l’ennemi quand il est dans le fosse. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Il faut avouer que lEs pistolets ne furent inventés à Pistoie que longtemps après. Nous n'osons affirmer qu'il soit permis d'anticiper ainsi les temps; mais que ne pardonne-t-on point dans un poëme épique? L'épopée a de grands droits. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ L'équité demande que nous fassions ici une remarque sur la morale admirable de ce poëme. Le vice y est toujours puni : l'aumônier scandaleux meurt impénitent, Grisbourdon est damné, Chandos est vaincu et tué, etc. C'est ce que le sage Horatius Flaccus recommande In arte poetica. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Charles oublie sept cents femmes, ce qui fait mille. Mais en cela nous ne pouvons qu'applaudir à la retenue de l'auteur et à sa sagesse. (Note de Voltaire. 1762.) * ↑ La Fontaine avait dit (liv. IX, fab. 2): · · · · · · · · · · · · · · · Les lieux Honorés par les pas, éclairas par les yeux De l'aimable et jeune bergère. * ↑ Le nadir, en arabe, signifie le plus bas, et le zénith le plus haut. La grande Ourse est l'Arctos des Grecs, qui a donne son nom au pôle arctique. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Ce sont les planches du pont: elles ne prennent le nom de madriers que quand elles ont quatre pouces d'épaisseur. (Note de Vollaire, 1762.) * ↑ Adonis. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ On traitait les rois d'altesse alors. {Id., 1762.) — «Louis XI fut le premier en France qu'on appela communément Majesté... Mais on se servait du terme d'Altesse avec les rois de France longtemps après lui; et on voit encore des lettres à Henri III, dans lesquelles on lui donne ce titre. » Voyez Dictionnaire philosophique, article Cérémonies. (R.) * ↑ Il n'y avait point encore de pères capucins; c'est une faute contre le costume. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Des ignorants, dans les éditions prccédentes toutes tronquées, avaient imprimé Licomède au lieu de Nicomède : c'était un roi de Bithynie. « Caesar in Bithyniam missus, dit Suétone, desedit apud Nicomedem, non sine rumore prostratæ régi pudicitiæ [C.-J. Cœs., 2.] (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ « Alexander pædicator Hephæstionis, Adrianus Antinoi. » Non-seulement l'empereur Adrien fit mettre la statue d'Antinoüs dans le Panthéon, mais il lui érigea un temple; et Tertullien avoue qu'Antinoüs faisait des miracles. (Id., 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/11
# La Pucelle d’Orléans/11 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT XI Je vous dirai, sans harangue inutile, Que le matin nos deux charmants reclus, Lassés tous deux des plaisirs défendus, S’abandonnaient, l’un vers l’autre étendus, Au doux repos d’une ivresse tranquille. Un bruit affreux dérange leur sommeil. De tous côtés le flambeau de la guerre, L’horrible mort éclaire leur réveil ; Près du couvent le sang couvrait la terre. Cet escadrons de malandrins anglais Avait battu cet escadron français. Ceux-ci s’en vont au travers de la plaine, Le fer en main ; ceux-là volent après, Frappant, tuant, criant tous hors d’haleine : " Mourez sur l’heure, ou rendez-nous Agnès. " Mais aucun d’eux n’en savait de nouvelles. Le vieux Colin, pasteur de ces cantons, Leur dit : " Messieurs, en gardant mes moutons, Je vis hier le miracle des belles Qui vers le soir entrait en ce moutier. " Lors les Anglais se mirent à crier : " Ah ! c’est Agnès, n’en doutons point, c’est elle ; Entrons, amis. " La cohorte cruelle Saute à l’instant dessus ces murs bénis : Voilà les loups au milieu des brebis. Dans le dortoir, de cellule en cellule, A la chapelle, à la cave, en tout lieu, Ces ennemis des servantes de Dieu Attaquent tout sans honte et sans scrupule. Ah ! sœur Agnès, sœur Marton, sœur Ursule, Où courez-vous, levant les mains aux cieux, Le trouble au sein, la mort dans vos beaux yeux ? Où fuyez-vous, colombes gémissantes ? Vous embrassez, interdites, tremblantes, Ce saint autel, asile redouté, Sacré garant de votre chasteté. C’est vainement, dans ce péril funeste, Que vous criez à votre époux céleste : A ses yeux même, à ces mêmes autels, Tendre troupeau, vos ravisseurs cruels Vont profaner la foi pure et sacrée, Qu’innocemment votre bouche a jurée. Je sais qu’il est des lecteurs bien mondains, Gens sans pudeur, ennemis des nonnains, Mauvais plaisants, de qui l’esprit frivole Ose insulter aux filles qu’on viole : Laissons-les dire. Hélas ! mes chères sœurs, Qu’il est affreux pour de si jeunes cœurs, Pour des beautés si simples, si timides, De se débattre en des bras homicides ; De recevoir les baisers dégoûtants De ces félons de carnage fumants, Qui, d’un effort détestable et farouche, Les yeux en feu, le blasphème à la bouche, Mêlant l’outrage avec la volupté, Vous font l’amour avec férocité ; De qui l’haleine horrible, empoisonnée, La barbe dure, et la main forcenée, Le corps hideux, le bras noir et sanglant, Semblent donner la mort en caressant, Et qu’on prendrait dans leurs fureurs étranges, Pour des démons qui violent des anges ! Déjà le crime, aux regards effrontés, A fait rougir ces pudiques beautés. Sœur Rebondi, si dévote et si sage, Au fier Shipunk est tombée en partage ; Le dur Barclay, l’incrédule Warton, Sont tous les deux après sœur Amidon. On pleure, on prie, on jure, on presse, on cogne. Dans le tumulte on voyait sœur Besogne Se débattant contre Bard et Parson : Ils ignoraient que Besogne est garçon, Et la pressaient sans entendre raison. Aimable Agnès, dans la troupe affligée Vous n’étiez pas pour être négligée ; Et votre sort, objet charmant et doux, Est à jamais de pécher malgré vous. Le chef sanglant de la gent sacrilège, Hardi vainqueur, vous presse et vous assiège, Et les soldats, soumis dans leur fureur, Avec respect lui cédaient cet honneur. Le juste ciel, en ses décrets sévères, Met quelquefois un terme à nos misères. Car dans le temps que messieurs d’Albion Avaient placé l’abomination Tout au milieu de la sainte Sion, Du haut des cieux, le patron de la France, Le bon Denys, propice à l’innocence, Crut échapper aux soupçons inquiets Du fier saint George, ennemi des Français. Du Paradis il vint en diligence. Mais, pour descendre au terrestre séjour, Plus ne monta sur un rayon du jour ; Sa marche alors aurait paru trop claire. Il s’en alla vers le dieu du mystère ; Dieu sage et fin, grand ennemi du bruit, Qui partout vole et ne va que de nuit ; Il favorise (et certes c’est dommage) Force fripons, mais il conduit le sage : Il est sans cesse à l’église, à la cour ; Au temps jadis il a guidé l’Amour. Il mit d’abord au milieu d’un nuage Le bon Denys ; puis il fit le voyage Par un chemin solitaire, écarté, Parlant tout bas, et marchant de côté. Des bons Français le protecteur fidèle Non loin de Blois rencontra la Pucelle, Qui sur le dos de son gros muletier Gagnait pays par un petit sentier, En priant Dieu qu’une heureuse aventure Lui fît enfin retrouver son armure. Tout du plus loin que saint Denys la vit, D’un ton bénin le bon patron lui dit : " O ma Pucelle, ô vierge destinée A protéger les filles et les rois, Viens secourir la pudeur aux abois, Viens réprimer la rage forcenée, Viens ; que ce bras vengeur des fleurs de lis Soit le sauveur de mes tendrons bénis : Vois ce couvent, le temps presse, on viole ; Viens, ma Pucelle ! " Il dit, et Jeanne y vole. Le cher patron, lui servant d’écuyer, A coup de fouet hâtait le muletier. Vous voici, Jeanne, au milieu des infâmes Qui tourmentaient ces vénérables dames. Jeanne était nue ; un Anglais impudent Vers cet objet tourne soudain la tête ; Il la convoite ; il pense fermement Qu’elle venait pour être de la fête. Vers elle il court, et sur sa nudité Il va cherchant la sale volupté. On lui répond d’un coup de cimeterre Droit sur le nez. L’infâme roule à terre, Jurant ce mot des Français révéré, Mot énergique, au plaisir consacré, Mot que souvent le profane vulgaire Indignement prononce en sa colère. Jeanne, à ses pieds foulant son corps sanglant, Criait tout haut à ce peuple méchant : " Cessez, cruels ; cessez, troupe profane ; O violeurs, craignez Dieu, craignez Jeanne ! " Ces mécréants, au grand œuvre attachés, N’écoutaient rien, sur leurs nonnains juchés : Tels des ânons broutent des fleurs naissantes Malgré les cris du maître et des servantes. Jeanne, qui voit leurs impudents travaux, De grande horreur saintement transportée, Invoquant Dieu, de Denys assistée, Le fer en main, vole de dos en dos, De nuque en nuque, et d’échine en échine, Frappant, perçant de sa pique divine, Pourfendant l’un alors qu’il commençait ; Dépêchant l’autre alors qu’il finissait, Et moissonnant la cohorte félonne ; Si que chacun fut percé sur sa nonne, Et perdant l’âme au fort de son désir, Allait au diable en mourant de plaisir. Isâc Warton, dont la lubrique rage Avait pressé son détestable ouvrage, Ce dur Warton fut le seul écuyer Qui de sa nonne osa se délier, Et droit en pied, reprenant son armure Attendit Jeanne, et changea de posture. O vous, grand saint, protecteur de l’État, Bon saint Denys, témoin de ce combat, Daignez redire à ma muse fidèle Ce qu’à vos yeux fit alors ma Pucelle. Jeanne d’abord frémit, s’émerveilla : " Mon cher Denys ! mon saint ! que vois-je là ? Mon corselet, mon armure céleste, Ce beau présent que tu m’avais donné, Brille à mes yeux au dos de ce damné ! Il a mon casque, il a ma soubreveste. " Il était vrai ; la Jeanne avait raison : La belle Agnès, en troquant de jupon, De cette armure en secret habillée, Par Jean Chandos fut bientôt dépouillée. Isâc Warton, écuyer de Chandos, Prit cette armure et s’en couvrit le dos. O Jeanne d’Arc ! ô fleur des héroïnes ! Tu combattais pour des armes divines, Pour ton grand roi si longtemps outragé, Pour la pudeur de cent bénédictines, Pour saint Denys de leur honneur chargé. Denys la voit qui donne avec audace Cent coups de sabre à sa propre cuirasse, A son armet d’une aigrette ombragé. Au mont Etna, dans leur forge brûlante, Du noir Vulcain les borgnes compagnons Font retentir l’enclume étincelante Sous des marteaux moins pesants et moins prompts, En préparant au maître du tonnerre Son gros canon trop bravé sur la terre. Le fier Anglais, de fer enharnaché, Recule un pas ; son âme est stupéfaite, Quand il se voit si rudement touché Par une jeune et fringante brunette. La voyant nue, il sentit des remords ; Sa main tremblait de blesser ce beau corps. Il se défend, et combat en arrière, De l’ennemie admirant les trésors, Et se moquant de sa vertu guerrière. Saint Georges alors du sein du paradis, Ne voyant plus son confrère Denys, Se douta bien que le saint de la France Portait aux siens sa divine assistance. Il promenait ses regards inquiets Dans les recoins du céleste palais. Sans balancer aussitôt il demande Son beau cheval connu dans la Légende. Le cheval vint ; George le bien monté, La lance au poing, et le sabre au côté, Va parcourant cet effroyable espace Que des humains veut mesurer l’audace ; Ces cieux divers, ces globes lumineux Que fait tourner René le songe-creux Dans un amas de subtile poussière, Beaux tourbillons que l’on ne prouve guère, Et que Newton, rêveur bien plus fameux, Fait tournoyer sans boussole et sans guide Autour du rien, tout au travers du vide. George, enflammé de dépit et d’orgueil, Franchit ce vide, arrive en un clin d’œil Devers les lieux arrosés par la Loire, Où saint Denys croyait chanter victoire. Ainsi l’on voit dans la profonde nuit Une comète, en sa longue carrière, Étinceler d’une horrible lumière : On voit sa queue, et le peuple frémit ; Le pape en tremble, et la terre étonnée Croit que les vins vont manquer cette année. Tout du plus loin que saint George aperçut Monsieur Denys, de colère, il s’émut ; Et, brandissant sa lance meurtrière, Il dit ces mots dans le vrai goût d’Homère : " Denys, Denys ! rival faible et hargneux, Timide appui d’un parti malheureux, Tu descends donc en secret sur la terre Pour égorger mes héros d’Angleterre ! Crois-tu changer les ordres du destin, Avec ton âne et ton bras féminin ? Ne crains-tu pas que ma juste vengeance Punisse enfin, toi, ta fille, et la France ? Ton triste chef, branlant sur ton cou tors, S’est vu déjà séparé de ton corps : Je veux t’ôter, aux yeux de ton Église, Ta tête chauve en son lieu mal remise, Et t’envoyer vers les murs de Paris, Digne patron des badauds attendris, Dans ton faubourg, où l’on chôme ta fête, Tenir encor et rebaiser ta tête. " Le bon Denys, levant les mains aux cieux, Lui répondit d’un ton tendre et pieux : " O grand saint George, ô mon puissant confrère Veux-tu toujours écouter ta colère ? Depuis le temps que nous sommes au ciel, Ton cœur dévot est tout pétri de fiel. Nous faudra-t-il, bienheureux que nous sommes, Saints enchâssés, tant fêtés chez les hommes, Nous qui devons l’exemple aux nations, Nous décrier par nos divisions ? Veux-tu porter une guerre cruelle Dans le séjour de la paix éternelle ? Jusques à quand les saints de ton pays Mettront-ils donc le trouble en paradis ? O fiers anglais, gens toujours trop hardis, Le ciel un jour, à son tour en colère, Se lassera de vos façons de faire ; Ce ciel n’aura, grâce à vos soins jaloux, Plus de dévots qui viennent de chez vous. Malheureux saint, pieux atrabilaire ; Patron maudit d’un peuple sanguinaire, Sois plus traitable ; et, pour Dieu, laisse-moi Sauver la France et secourir mon roi. " A ce discours, George, bouillant de rage, Sentit monter le rouge à son visage ; Et, des badauds contemplant le patron, Il redoubla de force et de courage, Car il prenait Denys pour un poltron. Il fond sur lui, tel qu’un puissant faucon Vole de loin sur un tendre pigeon. Denys recule, et prudent il appelle A haute voix son âne si fidèle, Son âne ailé, sa joie et son secours. " Viens, criait-il, viens défendre mes jours. " Ainsi parlant, le bon Denys oublie Que jamais saint n’a pu perdre la vie. Le beau grison revenait d’Italie En ce moment ; et moi, conteur succinct, J’ai déjà dit ce qui fit qu’il revint. A son Denys dos et selle il présente. Notre, patron sur son âne élancé, Sentit soudain sa valeur renaissante. Subtilement il avait ramassé Le fer sanglant d’un Anglais trépassé ; Lors, brandissant le fatal cimeterre, Il pousse à George, il le presse, il le serre. George indigné lui fait tomber en bref Trois horions sur son malheureux chef. Tous sont parés ; Denys garde sa tête, Et de ses coups dirige la tempête Sur le cheval et sur le cavalier. Le feu jaillit sur l’élastique acier ; Les fers croisés, et de taille et de pointe, A tout moment vont, au fort du combat, Chercher le cou, le casque, le rabat, Et l’auréole, et l’endroit délicat Où la cuirasse à l’aiguillette est jointe. Ces vains efforts les rendaient plus ardents ; Tous deux tenaient la victoire en suspens, Quand de sa voix terrible et discordante L’âne entonna son octave écorchante. Le ciel en tremble ; Écho du fond des bois En frémissant répète cette voix. George pâlit : Denys d’une main leste Fait une feinte, et d’un revers céleste Tranche le nez du grand saint d’Albion. Le bout sanglant roule sur son arçon. George, sans nez, mais non pas sans courage, Venge à l’instant l’honneur de son visage, Et jurant Dieu, selon les nobles _us_ De ses Anglais, d’un coup de cimeterre Coupe à Denys ce que jadis saint Pierre, Certain jeudi, fit tomber à Malchus. A ce spectacle, à la voix ampoulée De l’âne saint, à ces terribles cris, Tout fut ému dans les divins lambris. Le beau portail de la voûte étoilée S’ouvrit alors, et des arches du ciel On vit sortir l’archange Gabriel, Qui, soutenu sur ses brillantes ailes, Fend doucement les plaines éternelles Portant en main la verge qu’autrefois Devers le Nil eut le divin Moïse, Quand dans la mer, suspendue et soumise, Il engloutit les peuples et les rois. " Que vois-je ici ? cria-t-il en colère ; Deux saints patrons, deux enfants de lumière, Du Dieu de paix confidents éternels, Vont s’échiner comme de vils mortels ! Laissez, laissez aux sots enfants des femmes Les passions, et le fer, et les flammes ; Abandonnez à leur profane sort Les corps chétifs de ces grossières âmes, Nés dans la fange, et formés pour la mort : Mais vous, enfants, qu’au séjour de la vie Le ciel nourrit de sa pure ambroisie, Êtes-vous las d’être trop fortunés ? Êtes-vous fous ? ciel ! une oreille, un nez ! Vous que la grâce et la miséricorde Avaient formés pour prêcher la concorde, Pouvez-vous bien de je ne sais quels rois En étourdis embrasser la querelle ? Ou renoncez à la voûte éternelle, Ou dans l’instant qu’on se rende à mes lois. Que dans vos cœurs la charité s’éveille. George insolent, ramassez cette oreille, Ramassez, dis-je ; et vous, Monsieur Denys, Prenez ce nez avec vos doigts bénis : Que chaque chose en son lieu soit remise. " Denys soudain va, d’une main soumise, Rendre le bout du nez qu’il fit camus. George à Denys rend l’oreille dévote Qu’il lui coupa. Chacun des deux marmotte A Gabriel un gentil _oremus_ ; Tout se rajuste, et chaque cartilage Va se placer à l’air de son visage. Sang, fibres, chair, tout se consolida ; Et nul vestige aux deux saints ne resta De nez coupé, ni d’oreille abattue ; Tant les saints ont la chair ferme et dodue ! Puis Gabriel d’un ton de président : " Çà qu’on s’embrasse. " Il dit, et dans l’instant Le doux Denys, sans fiel et sans colère, De bonne foi baisa son adversaire : Mais le fier George en l’embrassant jurait, Et promettait que Denys le paierait. Le bel archange, après cette embrassade, Prend mes deux saints, et d’un air gracieux A ses côtés les fait voguer aux cieux, Où de nectar on leur verse rasade. Peu de lecteurs croiront ce grand combat ; Mais sous les murs qu’arrosait le Scamandre, N’a-t-on pas vu jadis avec éclat Les dieux armés de l’Olympe descendre ? N’a-t-on pas vu chez chez cet Anglais Milton D’anges ailés toute une légion Rougir de sang les célestes campagnes, Jeter au nez quatre ou cinq cents montagnes, Et, qui pis est, avoir du gros canon ? Or si jadis Michel et le démon Se sont battus, messieurs Denys et George Pouvaient sans doute, à plus forte raison, Se rencontrer et se couper la gorge. Mais dans le ciel si la paix revenait, Il en était autrement sur la terre, Séjour maudit de discorde et de guerre. Le bon roi Charle en cent endroits courait, Nommait Agnès, la cherchait, la pleurait. Et cependant Jeanne la foudroyante, De son épée invincible et sanglante, Au fier Warton le trépas préparait : Elle l’atteint vers l’énorme partie Dont cet Anglais profana le couvent ; Warton chancelle, et son glaive tranchant Quitte sa main par la mort engourdie ; Il tombe, et meurt en reniant les saints. Le vieux troupeau des antiques nonnains, Voyant aux pieds de l’amazone auguste Le chevalier sanglant et trébuché, Disant _Ave_, s’écriait : " Il est juste Qu’on soit puni par où l’on a péché. " Sœur Rebondi, qui dans la sacristie A succombé sous le vainqueur impie, Pleurait le traître en rendant grâce au ciel ; Et mesurant des yeux le criminel, Elle disait d’une voix charitable : " Hélas ! hélas ! nul ne fut plus coupable. " * ↑ Voltaire avait déjà employé ces vers dans le portrait de l'abbé Desfontaines, dont il dit Qu'on le prendrait, à ses fureurs étranges, Pour un démon qui viole des anges. (R.) * ↑ On ne connaît point dans l'antiquité le dieu du mystère; c'est sans doute une invention de notre auteur, une allégorie. Il y avait plusieurs sortes de mystères chez les gentils, au rapport de Pausanias, de Porphyre, de Lactance, d'Aulus Gellius, d'Apulcius, etc. Mais ce n'est pas cela dont il s'agit ici. (Note de Voltaire, 1762). * ↑ Voyez la note de la page 69. * ↑ Cette comparaison se retrouvera dans le chant de Corisandre (191-196) après les variantes du chant XIII, (R.) * ↑ Il est indubitable qu'on représente toujours saint George sur un beau cheval, et de là vient le proverbe, monté comme un saint George. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Allusion aux tourbillons de Descartes et à sa matière subtile, imaginations ridicules, et qui ont eu si longtemps la vogue. On ne sait pourquoi l'auteur applique aussi l'épithète de rêveur à Newton, qui a prouvé le vide; c'est apparemment parce que Newton soupçonne qu'un esprit extrêmement élastique est la cause de la gravitation; au reste, il ne faut pas prendre une plaisanterie à la lettre. (Id., 1762.) * ↑ Tout ce morceau est visiblement imité d'Homère. Minerve dit à Mars ce que le sage Denis dit ici au fier George : « O Mars! ô Mars! dieu sanglant, qui ne te plais qu'aux combats, etc. » (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Voyez la note de Voltaire sur le vers 200 du chant premier. (R.) * ↑ Voyez la note 1 de la page 34. * ↑ Toujours imitation d’Homère, qui fait blesser Mars lui-même. (Note de Voltaire, 1762). — Iliade, v. 34. * ↑ Milton, au cinquième chant du Paradis perdu, assure qu'une partie des anges fit de la poudre et des canons, et renversa par terre dans le ciel des légions d'anges; que ceux-ci prirent dans le ciel des centaines de montagnes, les chargèrent sur leur dos, avec les forêts plantées sur ces montagnes et les fleuves qui en coulaient, et qu'ils jetèrent fleuves, montagnes, et forêts sur l'artillerie ennemie. C'est un des morceaux les plus vraisemblables de ce poëme. (Note de Voltaire, 1762.) — Paradise lost, VI, 512-520.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Pucelle_d%E2%80%99Orl%C3%A9ans--10
La Pucelle d’Orléans/10
# La Pucelle d’Orléans/10 ### CHANT X Eh quoi ! toujours clouer une préface A tous mes chants ! la morale me lasse ; Un simple fait conté naïvement, Ne contenant que la vérité pure, Narré succinct, sans frivole ornement, Point trop d’esprit, aucun raffinement, Voilà de quoi désarmer la censure. Allons au fait, lecteur, tout rondement, C’est mon avis. Tableau d’après nature, S’il est bien fait, n’a besoin de bordure. Le bon roi Charle, allant vers Orléans, Enflait le cœur de ses fiers combattants, Les remplissait de joie et d’espérance, Et relevait le destin de la France. Il ne parlait que d’aller aux combats, Il étalait une fière allégresse ; Mais en secret il soupirait tout bas, Car il était absent de sa maîtresse. L’avoir laissée, avoir pu seulement De son Agnès s’écarter un moment C’était un trait d’une vertu suprême, C’était quitter la moitié de soi-même. Lorsqu’il se fut au logis renfermé, Et qu’en son cœur il eut un peu calmé L’emportement du démon de la gloire, L’autre démon qui préside à l’amour Vint à ses sens s’expliquer à son tour ; Il plaidait mieux : il gagna la victoire. D’un air distrait, le bon prince écouta Tous les propos dont on le tourmenta : Puis en sa chambre en secret il alla, Où, d’un cœur triste et d’une main tremblante, Il écrivit une lettre touchante, Que de ses pleurs tendrement il mouilla ; Pour les sécher Bonneau n’était pas là. Certain butor, gentilhomme ordinaire, Fut dépêché, chargé du doux billet. Une heure après, ô douleur trop amère ! Notre courrier rapporte le poulet. Le roi, saisi d’une alarme mortelle, Lui dit : " Hélas ! pourquoi donc reviens-tu ? Quoi ! mon billet ?… -- Sire, tout est perdu ; Sire, armez-vous de force et de vertu. Les Anglais… Sire… ah ! tout est confondu ; Sire… ils ont pris Agnès et la Pucelle. " A ce propos dit sans ménagement, Le roi tomba, perdit tout sentiment, Et de ses sens il ne reprit l’usage Que pour sentir l’effet de son tourment. Contre un tel coup quiconque a du courage N’est pas, sans doute, un véritable amant : Le roi l’était ; un tel événement Le transperçait de douleur et de rage. Ses chevaliers perdirent tous leurs soins A l’arracher à sa douleur cruelle ; Charles fut prêt d’en perdre la cervelle : Son père, hélas ! devint fou pour bien moins. " Ah ! cria-t-il, que l’on m’enlève Jeanne, Mes chevaliers, tous mes gens à soutane, Mon directeur et le peu de pays Que m’ont laissé mes destins ennemis ! Cruels Anglais, ôte-moi plus encore, Mais laissez-moi ce que mon cœur adore. Amour, Agnès, monarque malheureux ! Que fais-je ici, m’arrachant les cheveux ? Je l’ai perdue, il faudra que j’en meure ; Je l’ai perdue, et pendant que je pleure, Peut-être, hélas ! quelque insolent Anglais A son plaisir subjugue ses attraits, Nés seulement pour des baisers français. Une autre bouche à tes lèvres charmantes Pourrait ravir ces faveurs si touchantes ! Une autre main caresser tes beautés ! Un autre…. ô ciel ! que de calamités ! Et qui sait même, en ce moment terrible, A leurs plaisirs si tu n’es pas sensible ? Qui sait, hélas ! si ton tempérament Ne trahit pas ton malheureux amant ? " Le triste roi, de cette incertitude Ne pouvant plus souffrir l’inquiétude, Va sur ce cas consulter les docteurs, Nécromanciens, devins, sorboniqueurs, Juifs, jacobins, quiconque savait lire. " Messieurs, dit-il, il convient de me dire Si mon Agnès est fidèle à sa foi, Si pour moi seul sa belle âme soupire : Gardez-vous bien de tromper votre roi ; Dites-moi tout ; de tout il faut m’instruire. " Eux bien payés consultèrent soudain En grec, hébreu, syriaque, latin : L’un du roi Charle examine la main, L’autre en carré dessine une figure ; Un autre observe et Vénus, et Mercure ; Un autre va, son psautier parcourant, Disant _amen_, et tout bas murmurant ; Cet autre-ci regarde au fond d’un verre, Et celui-là fait des cercles à terre : Car c’est ainsi que dans l’antiquité On a toujours cherché la vérité. Aux yeux du prince ils travaillent, ils suent ; Puis, louant Dieu, tous ensemble ils concluent Que ce grand roi peut dormir en repos, Qu’il est le seul, parmi tous les héros, A qui le ciel, par sa grâce infinie, Daigne octroyer une fidèle amie ; Qu’Agnès est sage, et fuit tous les amants : Puis fiez-vous à messieurs les savants ! Cet aumônier terrible, inexorable, Avait saisi le moment favorable : Malgré les cris, malgré les pleurs d’Agnès, Il triomphait de ses jeunes attraits, Il ravissait des plaisirs imparfaits ; Transports grossiers, volupté sans tendresse, Triste union sans douceur, sans caresse, Plaisirs honteux qu’Amour ne connaît pas : Car qui voudrait tenir entre ses bras Une beauté qui détourne la bouche, Qui de ses pleurs inonde votre couche ? Un honnête homme a bien d’autres désirs : Il n’est heureux qu’en donnant des plaisirs. Un aumônier n’est pas si difficile ; Il va piquant sa monture indocile, Sans s’informer si le jeune tendron Sous son empire a du plaisir ou non. Le page aimable, amoureux et timide, Qui dans le bourg était allé courir, Pour dignement honorer et servir La déité qui de son sort décide, Revint enfin. Las ! il revint trop tard. Il entre, il voit le damné de frappart, Qui, tout en feu, dans sa brutale joie Se démenait et dévorait sa proie. Le beau Monrose, à cet objet fatal, Le fer en main, vole sur l’animal. Du chapelain l’impudique furie Cède au besoin de défendre sa vie ; Du lit il saute, il empoigne un bâton, Il s’en escrime, il accole le page. Chacun des deux est brave champion ; Monrose est plein d’amour et de courage, Et l’aumônier de luxure et de rage. Les gens heureux qui goûtent dans les champs La douce paix fruit des jours innocents, Ont vu souvent, près de quelque bocage, Un loup cruel, affamé de carnage, Qui de ses dents déchire la toison Et boit le sang d’un malheureux mouton. Si quelque chien, à l’oreille écourtée, Au cœur superbe, à la gueule endentée, Vient comme un trait, tout prêt à guerroyer, Incontinent l’animal carnassier Laisse tomber de sa gueule écumante Sur le gazon la victime innocente ; Il court au chien, qui, sur lui s’élançant, A l’ennemi livre un combat sanglant ; Le loup mordu, tout bouillant de colère, Croit étrangler son superbe adversaire ; Et le mouton, palpitant auprès d’eux, Fait pour le chien de très-sincères vœux. C’était ainsi que l’aumônier nerveux, D’un cœur farouche et d’un bras formidable, Se débattait contre le page aimable ; Tandis qu’Agnès, demi-morte de peur, Restait au lit, digne prix du vainqueur. L’hôte et l’hôtesse, et toute la famille, Et les valets, et la petite fille, Montent au bruit ; on se jette entre-deux : On fit sortit l’aumônier scandaleux ; Et contre lui chacun fut pour le page : Jeunesse et grâce ont partout l’avantage. Le beau Monrose eut donc la liberté De rester seul auprès de sa beauté ; Et son rival, hardi dans sa détresse, Sans s’étonner alla chanter sa messe. Agnès honteuse, Agnès au désespoir Qu’un sacristain à ce point l’eût pollue, Et plus encor qu’un beau page l’eût vue Dans le combat indignement vaincue, Versait des pleurs, et n’osait plus le voir. Elle eût voulu que la mort la plus prompte Fermât ses yeux et terminât sa honte ; Elle disait, dans son grand désarroi, Pour tout discours : " Ah ! monsieur, tuez-moi. — Qui, vous, mourir ! lui répondit Monrose ; Je vous perdrais ! ce prêtre en serait cause ! Ah ! croyez-moi, si vous aviez péché, Il faudrait vivre et prendre patience : Est-ce à nous deux de faire pénitence ? D’un vain remords votre cœur est touché, Divine Agnès : quelle erreur est la vôtre, De vous punir pour le péché d’un autre ! " Si son discours n’était pas éloquent, Ses yeux l’étaient ; un feu tendre et touchant Insinuait à la belle attendrie Quelque désir de conserver la vie. Fallut dîner : car malgré nos chagrins (Chétif mortel, j’en ai l’expérience), Les malheureux ne font point abstinence ; En enrageant on fait encor bombance ; Voilà pourquoi tous ces auteurs divins, Ce bon Virgile, et ce bavard Homère, Que tout savant, même en bâillant, révère, Ne manquent point, au milieu des combats, L’occasion de parler d’un repas. La belle Agnès dîna donc tête à tête, Près de son lit, avec ce page honnête. Tous deux d’abord, également honteux, Sur leur assiette arrêtaient leurs beaux yeux ; Puis enhardis tous deux se regardèrent, Et puis enfin tous deux ils se lorgnèrent. Vous savez bien que dans la fleur des ans, Quand la santé brille dans tous vos sens, Qu’un bon dîner fait couler dans vos veines Des passions les semences soudaines, Tout votre cœur cède au besoin d’aimer ; Vous vous sentez doucement enflammer D’une chaleur bénigne et pétillante ; La chair est faible, et le diable vous tente. Le beau Monrose, en ces temps dangereux Ne pouvant plus commander à ses feux, Se jette aux pieds de la belle éplorée : " O cher objet ! ô maîtresse adorée ! C’est à moi seul désormais de mourir ; Ayez pitié d’un cœur soumis et tendre : Quoi ! mon amour ne saurait obtenir Ce qu’un barbare a bien osé vous prendre ! Ah ! si le crime a pu le rendre heureux, Que devez-vous à l’amour vertueux ! C’est lui qui parle, et vous devez l’entendre. " Cet argument paraissait assez bon ; Agnès sentit le poids de la raison. Une heure pourtant elle osa se défendre ; Elle voulut reculer son bonheur, Pour accorder le plaisir et l’honneur, Sachant très-bien qu’un peu de résistance Vaut encor mieux que trop de complaisance. Monrose enfin, Monrose fortuné Eut tous les droits d’un amant couronné ; Du vrai bonheur il eut la jouissance. Du prince Anglais la gloire et la puissance Ne s’étendait que sur des rois vaincus, Le fier Henri n’avait pris que la France, Le lot du page était bien au-dessus. Mais que la joie est trompeuse et légère ! Que le bonheur est chose passagère ! Le charmant page à peine avait goûté De ce torrent de pure volupté, Que des Anglais arrive une cohorte. On monte, on entre, on enfonce la porte. Couple enivré de caresses d’amour, C’est l’aumônier qui vous joua ce tour. Le douce Agnès, de crainte évanouie, Avec Monrose est aussitôt saisie ; C’est à Chandos on prétend les mener. A quoi Chandos va-t-il les condamner ? Tendres amants, vous craignez sa vengeance ; Vous savez trop par votre expérience, Que cet Anglais est sans compassion. Dans leurs beaux yeux est la confusion ; Le désespoir les presse et les dévore ; Et cependant ils se lorgnaient encore : Ils rougissaient de s’être faits heureux ; A Jean Chandos que diront-ils tous deux ? Dans le chemin advint que de fortune Ce corps anglais rencontra sur la brune Vingt chevaliers qui pour Charles tenaient, Et qui de nuit en ces quartiers rôdaient, Pour découvrir si l’on avait nouvelle Touchant Agnès, et touchant la Pucelle. Quand deux mâtins, deux coqs et deux amants, Nez contre nez, se rencontrent aux champs ; Lorsqu’un suppôt de la grâce efficace Trouve un cou tors de l’école d’Ignace ; Quand un enfant de Luther ou Calvin Voit par hasard un prêtre ultramontain, Sans perdre temps un grand combat commence, A coups de gueule, ou de plume, ou de lance. Semblablement les gendarmes de France, Tout du plus loin qu’ils virent les Bretons, Fondent dessus, légers comme faucons. Les gens anglais sont gens qui se défendent ; Mille beaux coups se donnent et se rendent. Le fier coursier qui notre Agnès portait Etait actif, jeune, fringant comme elle ; Il se cabrait, il ruait, il tournait ; Après allait, sautillant sur la selle. Bientôt au bruit des cruels combattants Il s’effarouche, il prend le mord aux dents. Agnès en vain veut d’une main timide Le gouverner dans sa course rapide ; Elle est trop faible : il lui fallut enfin A son cheval remettre son destin. Le beau Monrose, au fort de la mêlée, Ne peut savoir où sa nymphe est allée ; Le coursier vole aussi prompt que le vent ; Et sans relâche ayant couru six mille, Il s’arrêta dans un vallon tranquille Tout vis-à-vis la porte d’un couvent. Un bois était près de ce monastère : Auprès du bois une onde vive et claire Fuit et revient, et par de longs détours Parmi des fleurs, elle poursuit son cours. Plus loin s’élève une colline verte, A chaque automne enrichie et couverte Des doux présents dont Noé nous dota, Lorsqu’à la fin son grand coffre il quitta, Pour réparer du genre humain la perte, Et que, lassé du spectacle de l’eau, Il fit du vin par un art tout nouveau. Flore et Pomone, et la féconde haleine Des doux zéphyrs parfument ces beaux champs ; Sans se lasser, l’œil charmé s’y promène. Le paradis de nos premiers parents N’avait point eu de vallons plus riants, Plus fortunés ; et jamais la nature Ne fut plus belle, et plus riche et plus pure. L’air qu’on respire en ces lieux écartés Porte la paix dans les cœurs agités, Et, des chagrins calmant l’inquiétude, Fait aux mondains aimer la solitude. Au bord de l’onde Agnès se reposa, Sur le couvent ses deux beaux yeux fixa, Et de ses sens le trouble s’apaisa. C’était, lecteur, un couvent de nonnettes. " Ah ! dit Agnès, adorables retraites ! Lieux où le ciel a versé ses bienfaits ! Séjour heureux d’innocence et de paix ! Hélas ! du ciel la faveur infinie Peut-être ici me conduit tout exprès, Pour y pleurer les erreurs de ma vie. De chastes sœurs, épouses de leur Dieu, De leurs vertus embaument ce beau lieu ; Et moi, fameuse entre les pécheresses, J’ai consumé mes jours dans les faiblesses. " Agnès ainsi, parlant à haute voix, Sur le portail aperçut une croix : Elle adora, d’humilité profonde, Ce signe heureux du salut de ce monde ; Et, se sentant quelque componction, Elle comptait s’en aller à confesse ; Car de l’amour à la dévotion Il n’est qu’un pas ; l’un et l’autre est faiblesse. Or du moutier la vénérable abbesse Depuis deux jours était allée à Blois, Pour du couvent y soutenir les droits. Ma sœur Besogne avait en son absence Du saint troupeau la bénigne intendance. Elle accourut au plus vite au parloir, Puis fit ouvrir pour Agnès recevoir. " Entrez, dit-elle, aimable voyageuse ; Quel bon patron, quelle fête joyeuse Peut amener aux pieds de nos autels Cette beauté dangereuse aux mortels ? Seriez-vous point quelque ange ou quelque sainte Qui des hauts cieux abandonne l’enceinte, Pour ici-bas nous faire la faveur De consoler les filles du Seigneur ? " Agnès répond : " C’est pour moi trop d’honneur. Je suis, ma sœur, une pauvre mondaine ; De grands péchés mes beaux jours sont ourdis ; Et si jamais je vais en paradis, Je n’y serais qu’auprès de Magdeleine. De mon destin le caprice fatal, Dieu, mon bon ange, et surtout mon cheval, Ne sais comment, en ces lieux m’ont portée. De grands remords mon âme est agitée ; Mon cœur n’est point dans le crime endurci ; J’aime le bien, j’en ai perdu la trace, Je la retrouve, et je sens que la grâce Pour mon salut veut que je couche ici. " Ma sœur Besogne, avec douceur prudente, Encouragea la belle pénitente : Et, de la grâce exaltant les attraits, Dans sa cellule elle conduit Agnès ; Cellule propre et bien illuminée, Pleine de fleurs, et galamment ornée, Lit ample et doux : on dirait que l’Amour A de ses mains arrangé ce séjour. Agnès tout bas louant la Providence, Vit qu’il est doux de faire pénitence. Après souper (car je n’omettrai point Dans mes récits ce noble et digne point), Besogne dit à la belle étrangère : " Il est nuit close, et vous savez, ma chère, Que c’est le temps où les esprits malins Rôdent partout, et vont tenter les saints. Il nous faut faire une œuvre profitable ; Couchons ensemble, afin que si le diable Veut contre nous faire ici quelque effort, Nous trouvant deux, le diable en soit moins fort. " La dame errante accepta la partie : Elle se couche, et croit faire œuvre pie, Croit qu’elle est sainte, et que le ciel l’absout ; Mais son destin la poursuivait partout. Puis-je au lecteur raconter sans vergogne Ce que c’était que cette sœur Besogne ? Il faut le dire, il faut tout publier. Ma sœur Besogne était un bachelier Qui d’un Hercule eut la force en partage Et d’Adonis le gracieux visage, N’ayant encor que vingt ans et demi, Blanc comme lait, et frais comme rosée. La dame abbesse, en personne avisée, En avait fait depuis peu son ami. Sœur bachelier vivait dans l’abbaye, En cultivant son ouaille jolie : Ainsi qu’Achille, en fille déguisé, Chez Lycomède était favorisé Des doux baisers de sa Déidamie. La pénitente était à peine au lit, Avec sa sœur, soudain elle sentit Dans la nonnain métamorphose étrange. Assurément elle gagnait au change. Crier, se plaindre, éveiller le couvent, N’aurait été qu’un scandale imprudent. Souffrir en paix, soupirer et se taire, Se résigner est tout ce qu’on peut faire ; Puis rarement en telle occasion On a le temps de la réflexion. Quand soeur Besogne à sa fureur claustrale (Car on se lasse) eut mis quelque intervalle, La belle Agnès, non sans contrition, Fit en secret cette réflexion: * ↑ Charles VI, en effet, devint fou; mais on ne sait ni pourquoi ni comment. C'est une maladie qui peut prendre aux rois. La folie de ce pauvre prince fut la cause des malheurs horribles qui désolèrent la France pendant trente ans. (Note de Voltaire, 1774). — Cette note, qui se trouve dans une édition du poëme de la Pucelle augmenté des notes de M. de Morza, a échappé aux éditeurs de Kehl et à leurs successeurs. (R.) * ↑ Ces sortes de divinations étaient fort usitées; nous voyons même que le roi Philippe III envoya un évêque et un abbé à une béguine de Nivelle auprès de Bruxelles, grande devineresse, pour savoir si Marie de Brabant, sa femme, lui était fidèle. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Un janséniste. * ↑ Ce ne fut jamais que pendant la nuit que les lémures, les larves, les bons et mauvais génies apparurent : il en était de même de nos farfadets, le chant du coq les faisait tous disparaître. (Note de Voltaire, 1762) * ↑ Le chevalier Robert, dans Ce qui plaît aux dames, est doué des mêmes qualités physiques que la prétendue sœur Besogne : ...Il avait reçu pour apanage Les dons brillants dn la fleur du bel âge, Force d'Hercule et grâce d'Adonis.
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La Pucelle d’Orléans/9
# La Pucelle d’Orléans/9 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT IX Deux chevaliers qui se sont bien battus, Soit à cheval, soit à la noble escrime, Avec le sabre ou de longs fers pointus, De pied en cap tout couverts ou tout nus, Ont l’un pour l’autre une secrète estime ; Et chacun d’eux exalte les vertus Et les grands coups de son digne adversaire, Lorsque surtout il n’est plus en colère. Mais s’il advient, après ce beau conflit, Quelque accident, quelque triste fortune, Quelque misère à tous les deux commune, Incontinent le malheur les unit : L’amitié naît de leurs destins contraires, Et deux héros persécutés sont frères. C’est ce qu’on vit dans le cas si cruel De La Trimouille et du triste Arondel. Cet Arondel reçut de la nature Une âme altière, indifférente et dure ; Mais il sentit ses entrailles d’airain Se ramollir pour le doux Poitevin : Et La Trimouille, en se laissant surprendre A ces beaux nœuds qui forment l’amitié, Suivit son goût ; car son cœur est né tendre. " Que je me sens, dit-il, fortifié, Mon cher ami, par votre courtoisie ! Ma Dorothée, hélas ! me fut ravie ; Vous m’aiderez, au milieu des combats, A retrouver la trace de ses pas, A délivrer ce que mon cœur adore ; J’affronterai les plus cruels trépas Pour vous nantir de votre Rosamore. " Les deux amants, les deux nouveaux amis, Partent ensemble, et, sur un faux avis, Marchent en hâte, et tirent vers Livourne. Le ravisseur d’un autre côté tourne Par un chemin justement opposé. Tandis qu’ainsi le couple se fourvoie, Au scélérat rien ne fut plus aisé Que d’enlever sa noble et riche proie. Il la conduit bientôt en sûreté. Dans un château des chemins écarté, Près de la mer, entre Rome et Gaëte, Masure affreuse, exécrable retraite, Où l’insolence et la rapacité, La gourmandise et la malpropreté, L’emportement de l’ivresse bruyante, Les démêlés, les combats qu’elle enfante, La dégoûtante et sale impureté Qui de l’amour éteint les tendres flammes, Tous les excès des plus vilaines âmes, Font voir à l’œil ce qu’est le genre humain Lorsqu’à lui-même il est livré sans frein. Du Créateur image si parfaite. Or voilà donc comme vous êtes faite ! En arrivant, le corsaire effronté Se met à table, et fait placer les belles Sans compliment chacune à son côté, Mange, dévore, et boit à leur santé. Puis il leur dit : " Voyez, mesdemoiselles, Qui de vous deux couche avec moi la nuit. Tout m’est égal, tout m’est bon, tout me duit ; Poil blond, poil noir, Anglaise, Italienne, Petite ou grande, infidèle ou chrétienne, Il ne m’importe ; et buvons. " A ces mots, La rougeur monte à l’aimable visage De Dorothée, elle éclate en sanglots ; Sur ses beaux yeux il se forme un nuage, Qui tombe en pleurs sur ce nez fait au tour, Sur ce menton où l’on dit que l’Amour Lui fit un creux, la caressant un jour ; Dans la tristesse elle est ensevelie. Judith l’Anglaise, un moment recueillie, Et regardant le corsaire inhumain, D’un air de tête et d’un souris hautain : " Je veux, dit-elle, avoir ici la joie Sur le minuit de me voir votre proie ; Et l’on saura ce qu’avec un bandit Peut une Anglaise alors qu’elle est au lit. " A ce propos le brave Martinguerre D’un gros baiser la barbouille, et lui dit : " J’aimai toujours les filles d’Angleterre. Il la rebaise, et puis vide un grand verre, En vide un autre, et mange, et boit, et rit, Et chante, et jure ; et sa main effrontée Sans nul égard se porte impudemment Sur Rosamore, et puis sur Dorothée. Celle-ci pleure ; et l’autre fièrement, Sans s’émouvoir, sans changer de visage, Laisse tout faire au rude personnage. Enfin de table il sort en bégayant, Le pied mal sûr, mais l’œil étincelant, Avertissant, d’un geste de corsaire, Qu’on soit fidèle aux marchés convenus ; Et, rayonnant des présents de Bacchus, Il se prépare aux combats de Cythère. La Milanaise, avec des yeux confus, Dit à l’Anglaise : " Oserez-vous, ma chère, Du scélérat consommer le désir ? Mérite-t-il qu’une beauté si fière S’abaisse au point de donner du plaisir ? — Je prétends bien lui donner autre chose, Dit Rosamore ; on verra ce que j’ose : Je sais venger ma gloire et mes appas ; Je suis fidèle au chevalier que j’aime. Sachez que Dieu, par sa bonté suprême, M’a fait présent de deux robustes bras, Et que Judith est mon nom de baptême. Daignez m’attendre en cet indigne lieu, Laissez-moi faire, et surtout priez Dieu. " Puis elle part, et va la tête haute Se mettre au lit à côté de son hôte. La nuit couvrait d’un voile ténébreux Les toits pourris de ce repaire affreux ; Des malandrins la grossière cohue Cuvait son vin, dans la grange étendue ; Et Dorothée, en ces moments d’horreur, Demeurait seule, et se mourait de peur. Le boucanier, dans la grosse partie Par où l’on pense, était tout offusqué De la vapeur des raisins d’Italie. Moins à l’amour qu’au sommeil provoqué, Il va pressant d’une main engourdie Les fiers appas dont son cœur est piqué ; Et la Judith, prodiguant ses tendresses, L’enveloppait, par de fausses caresses, Dans les filets que lui tendait la mort. Le dissolu, lassé d’un tel effort, Bâille un moment, tourne la tête, et dort. A son chevet pendait le cimeterre Qui fit longtemps redouter Martinguerre. Notre Bretonne aussitôt le tira, En invoquant Judith et Débora, Jahel, Aod, et Simon nommé Pierre, Simon Barjone aux oreilles fatal, Qu’à surpasser l’héroïne s’apprête. Puis empoignant les crins de l’animal De sa main gauche, et soulevant la tête, La tête lourde, et le front engourdi Du mécréant qui ronfle appesanti, Elle s’ajuste, et sa droite élevée Tranche le cou du brave débauché. De sang, de vin la couche est abreuvée ; Le large tronc, de son chef détaché, Rougit le front de la noble héroïne Par trente jets de liqueur purpurine. Notre amazone alors saute du lit, Portant en main cette tête sanglante, Et va trouver sa compagne tremblante, Qui dans ses bras tombe et s’évanouit, Puis reprenant ses sens et son esprit : " Ah ! juste Dieu ! quelle femme vous êtes ! Quelle action ! quel coup, et quel danger ! Où fuirons-nous ? si sur ces entrefaites Quelqu’un s’éveille, on va nous égorger. — Parlez plus bas, répliqua Rosamore ; Ma mission n’est pas finie encore ; Prenez courage, et marchez avec moi. " L’autre reprit courage avec effroi. Leurs deux amants, errant toujours loin d’elles, Couraient partout sans avoir rien trouvé. A Gêne enfin l’un et l’autre arrivé, Ayant par terre en vain cherché leurs belles, S’en vont par mer, à la merci des flots, Des deux objets qui troublent leur repos Aux quatre vents demander des nouvelles. Ces quatre vents les portent tour à tour, Tantôt au bord de cet heureux séjour Où des chrétiens le père apostolique Tient humblement les clefs du paradis ; Tantôt au fond du golfe Adriatique, Où le vieux doge est l’époux de Téthys ; Puis devers Naple, au rivage fertile, Où Sannazar est trop près de Virgile, Ces dieux mutins, prompts, ailés, et joufflus, Qui ne sont plus les enfants d’Orithye, Sur le dos bleu des flots qu’ils ont émus, Les font voguer à ces gouffres connus, Où l’onde amère autrefois engloutie Par la Charybde, aujourd’hui ne l’est plus ; Où de nos jours on ne peut plus entendre Les hurlements des dogues de Scylla ; Où les géants écrasés sous l’Etna Ne jettent plus la flamme avec la cendre ; Tant l’univers avec le temps changea ! Le couple errant, non loin de Syracuse, Va saluer la fontaine Aréthuse, Qui dans son sein, tout couvert de roseaux, De son amant ne reçoit plus les eaux. Ils ont bientôt découvert le rivage Où florissaient Augustin et Carthage; Séjour affreux, dans nos jours infecté Par les fureurs et la rapacité Des musulmans, enfants de l’ignorance. Enfin le ciel conduit nos chevaliers Aux doux climats de la belle Provence. Là, sur les bords couronnés d’oliviers, On voit les tours de Marseille l’antique, Beau monument d’un vieux peuple ionique. Noble cité, grecque et libre autrefois, Tu n’as plus rien de ce double avantage ; Il est plus beau de servir sous nos rois, C’est, comme on sait, un bienheureux partage. Mais tes confins possèdent un trésor Plus merveilleux, plus salutaire encor. Chacun connaît la belle Magdeleine, Qui de son temps ayant servi l’Amour, Servit le ciel étant sur le retour, Et qui pleura sa vanité mondaine. Elle partit des rives du Jourdain Pour s’en aller au pays de Provence, Et se fessa longtemps par pénitence, Au fond d’un creux du roc de Maximin. Depuis ce temps un baume tout divin Parfume l’air qu’en ces lieux on respire. Plus d’une fille, et plus d’un pèlerin, Grimpe au rocher, pour abjurer l’empire Du dieu d’amour, qu’on nomme esprit malin. On tient qu’un jour la pénitente juive, Prête à mourir, requit une faveur De Maximin, son pieux directeur. " Obtenez-moi, si jamais il arrive Que sur mon roc une paire d’amants En rendez-vous viennent passer leur temps, Leurs feux impurs dans tous les deux s’éteignent ; Qu’au même instant ils s’évitent, se craignent, Et qu’une forte et vive aversion Soit de leurs cœurs la seule passion. " Ainsi parla la sainte aventurière. Son confesseur exauça sa prière. Depuis ce temps, ces lieux sanctifiés Vous font haïr les gens que vous aimiez. Les paladins, ayant bien vu Marseilles, Son port, sa rade, et toutes les merveilles Dont les bourgeois rebattaient leurs oreilles, Furent requis de visiter le roc, Ce roc fameux, surnommé Sainte-Baume, Tant célébré chez la gent porte-froc, Et dont l’odeur parfumait le royaume. Le beau Français y va par pitié, Le fier Anglais par curiosité. En gravissant ils virent près du dôme Sur les degrés dans ce roc pratiqués, Des voyageurs à prier appliqués. Dans cette troupe étaient deux voyageuses L’une à genoux, mains jointes, cou tendu ; L’autre debout, et des plus dédaigneuses. O doux objets ! moment inattendu ! Ils ont tous deux reconnu leurs maîtresses ! Les voilà donc, pécheurs et pécheresses Dans ce parvis si funeste aux amours. En peu de mots l’Anglaise leur raconte Comment son bras, par le divin secours, Sur Martinguerre a su venger sa honte. Elle eut le soin, dans ce péril urgent, De se saisir d’une bourse assez ronde Qu’avait le mort, attendu que l’argent Est inutile aux gens de l’autre monde. Puis franchissant, dans l’horreur de la nuit, Les murs mal clos de cet affreux réduit, Le sabre au poing, vers la prochaine rive Elle a conduit sa compagne craintive, Elle a monté sur un léger esquif ; Et réveillant matelots, capitaine, En bien payant, le couple fugitif A navigué sur la mer de Tyrrhène. Enfin des vents le sort capricieux, Ou bien le ciel qui fait tout pour le mieux, Les met tous quatre aux pieds de Magdeleine. O grand miracle ! ô vertu souveraine ! A chaque mot que prononçait Judith, De son amant le grand cœur s’affadit : Ciel ! quel dégoût, et bientôt quelle haine Succède aux traits du plus charmant amour ! Il est payé d’un semblable retour. Ce La Trimouille, à qui sa Dorothée Parut longtemps plus belle que le jour, La trouve laide, imbécile, affectée, Gauche, maussade, et lui tourne le dos. La belle en lui voyait le roi des sots, Le détestait, et détournait la vue ; Et Magdeleine, au milieu d’une nue, Goûtait en paix la satisfaction D’avoir produit cette conversion. Mais Magdeleine, hélas ! fut bien déçue : Car elle obtint des saints du paradis Que tout amant venu dans son logis N’aimerait plus l’objet de ses faiblesses Tant qu’il serait dans ses rochers bénis ; Mais dans ses vœux la sainte avait omis De stipuler que les amants guéris Ne prendraient pas de nouvelles maîtresses. Saint Maximin ne prévit point le cas ; Dont il advint que l’Anglaise infidèle Au Poitevin tendit ses deux beaux bras, Et qu’Arondel jouit des doux appas De Dorothée, et fut enchanté d’elle. L’abbé Trithème a même prétendu Que Magdeleine, à ce troc imprévu, Du haut des cieux s’était mise à sourire. On peut le croire, et la justifier. La vertu plaît : mais, malgré son empire, On a du goût pour son premier métier. Il arriva que les quatre parties De Sainte-Baume à peine étaient sorties, Que le miracle alors n’opéra plus. Il n’a d’effet que dans l’auguste enceinte, Et dans le creux de cette roche sainte. Au bas du mont, La Trimouille confus D’avoir haï quelque temps Dorothée, Rendant justice à ses touchants attraits. La retrouva plus tendre que jamais, Plus que jamais elle s’en vit fêtée ; Et Dorothée, en proie à sa douleur, Par son amour expia son erreur Entre les bras du héros qu’elle adore. Sire Arondel reprit sa Rosamore, Dont le courroux fut bientôt désarmé. Chacun aima comme il avait aimé ; Et je puis dire encor que Magdeleine En les voyant leur pardonna sans peine. Le dur Anglais, l’aimable Poitevin, Ayant chacun leur héroïne en croupe, Vers Orléans prirent leur droit chemin, Tous deux brûlant de rejoindre leur troupe, Et de venger l’honneur de leur pays. Discrets amants, généreux ennemis, Ils voyageaient comme de vrais amis, Sans désormais se faire de querelles, Ni pour leurs rois, ni même pour leurs belles. * ↑ Il n'est lecteur qui ne connaisse la belle Judith. Débora, brave épouse de Lapidoth, défit le roi Jabin, qui avait neuf cents chariots armés de faux, dans un pays de montagnes où il n'y a aujourd'hui que des ânes. La brave femme Jahel, épouse de Haber, reçut chez elle Sisara, maréchal général de Jabin : elle l'enivra avec du lait, et cloua sa tète à terre d'une tempe à l'autre avec un clou; c'était un maître clou, et elle une maîtresse femme. Aod le gaucher alla trouver le roi Églon de la part du Seigneur, et lui enfonça un grand couteau dans le ventre avec la main gauche, et aussitôt Églon alla à la selle. Quant à Simon Barjone, il ne coupa qu'une oreille à Malchus, et encore eut-il ordre de remettre l'épée au fourreau; ce qui prouve que l'Église ne doit point verser le sang. (Note de Voltaire, 1762). — Je ne sais si Voltaire s'est montré traducteur exact, mais il est au moins historien fidèle dans son récit de la mort d'Églon : « Statimque per sécréta alvi stercora proruperunt. » Judic, iii, 22. (R.) * ↑ On sait que le doge de Venise épouse la mer. (Note de Voltaire, 1762). — Voltaire avait, ainsi qu'un grand nombre d'autres poètes, confondu Téthys, épouse de l'Océan, avec Thétis, mère d'Achille. Cette inexactitude a été relevée dans l'excellente édition des Œuvres complètes de Berlin, donnée en 1824 par M. Boissonade. (B.) * ↑ Sannazar, poëte médiocre, enterré près de Virgile, mais dans un plus beau tombeau, (Id., 1762.) * ↑ Autrefois cet endroit passait pour un gouffre très-dangcrcux. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ L'Etna ne jette plus de flammes que très-rarement. (Id., 1762). — Les trois derniers mots ont été ajoutes en 1773. (R.) * ↑ Le passage souterrain du fleuve Alphée jusqu'à la fontaine Aréthuse est reconnu pour une fable. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Saint Augustin était évêque d'Hippone. (Id., 1762.) * ↑ Les Phocéens. (Id., 1762.) * ↑ Le rocher de Saint-Maximin est tout auprès; c'est le chemin de la Sainte-Baume. (Note de Voltaire, 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/8
# La Pucelle d’Orléans/8 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT VIII Que cette histoire est sage, intéressante ! Comme elle forme et l’esprit et le cœur ! Comme on y voit la vertu triomphante, Des chevaliers le courage et l’honneur, Les droits des rois, des belles la pudeur ! C’est un jardin dont tout le tour m’enchante Par sa culture et sa variété. J’y vois surtout l’aimable chasteté, Des belles fleurs la fleur la plus brillante, Comme un lis blanc que le ciel a planté, Levant sans tache une tête éclatante. Filles, garçons, lisez assidûment De la vertu ce divin rudiment : Il fut écrit par notre abbé Trithème, Savant Picard, de son siècle ornement ; Il prit Agnès et Jeanne pour son thème. Que je l’admire, et que je me sais gré D’avoir toujours hautement préféré Cette lecture honnête et profitable A ce fatras d’insipides romans Que je vois naître et mourir tous les ans, De cerveaux creux avortons languissants ! De Jeanne d’Arc l’histoire véritable Triomphera de l’envie et du temps. Le vrai me plaît, le vrai seul est durable. De Jeanne d’Arc cependant, cher lecteur, En ce moment je ne puis rendre compte ; Car Dorothée, et Dunois son vengeur, Et La Trimouille, objet de son ardeur, Ont de grands droits ; et j’avouerai sans honte Qu’avec raison vous vouliez être instruit Des beaux effets que leur amour produit. Près d’Orléans vous avez souvenance Que La Trimouille, ornement du Poitou, Pour son bon roi signalant sa vaillance, Dans un fossé fut plongé jusqu’au cou. Ses écuyers tirèrent avec peine, Du sale fond de la fangeuse arène, Notre héros, en cent endroits froissé, Un bras démis, le coude fracassé. Vers les remparts de la ville assiégée On reportait sa figure affligée ; Mais de Talbot les efforts vigilants Avaient fermé les chemins d’Orléans. On transporta, de crainte de surprise, Mon paladin par de secrets détours, Sur un brancard, en la cité de Tours, Cité fidèle, au roi Charles soumise. Un charlatan, arrivé de Venise, Adroitement remit son radius, Dont le pivot rejoignit l’_humérus_. Son écuyer lui fit bientôt connaître Qu’il ne pouvait retourner vers son maître, Que les chemins étaient fermés pour lui. Le chevalier, fidèle à sa tendresse, Se résolut, dans son cuisant ennui, D’aller au moins rejoindre sa maîtresse. Il courut donc, à travers cent hasards, Au beau pays conquis par les Lombards. En arrivant aux portes de la ville, Le Poitevin est entouré, heurté. Pressé des flots d’une foule imbécile, Qui d’un pas lourd, et d’un œil hébété, Court à Milan des campagnes voisines ; Bourgeois, manants, moines, bénédictines, Mères, enfants ; c’est un bruit, un concours, Un chamaillis ; chacun se précipite ; On tombe, on crie : " Arrivons, entrons vite : Nous n’aurons pas tels plaisirs tous les jours. " Le paladin sut bientôt quelle fête Allait chômer ce bon peuple lombard, Et quel spectacle à ses yeux on apprête. " Ma Dorothée ! ô ciel ! " Il dit, et part ; Et son coursier, s’élançant sur la tête Des curieux, le porte en quatre bonds Dans les faubourgs, dans la ville, à la place Où du bâtard la généreuse audace A dissipé tous ces monstres félons ; Où Dorothée, interdite, éperdue, Osait à peine encor lever la vue. L’abbé Trithème, avec tout son talent, N’eût pu jamais nous faire la peinture De la surprise et du saisissement, Et des transports dont cette âme si pure Fut pénétrée en voyant son amant. Quel coloris, quel pinceau pourrait rendre Ce doux mélange et si vif et si tendre, L’impression d’un reste de douleur, La douce joie où se livrait son cœur, Son embarras, sa pudeur, et sa honte, Que par degrés la tendresse surmonte ? Son La Trimouille, ardent, ivre d’amour, Entre ses bras la tient longtemps serrée, Faible, attendrie, encor tout éplorée ; Il embrassait, il baisait tour à tour Le grand Dunois, et sa maîtresse, et l’âne. Tout le beau sexe, aux fenêtres penché, Battait des mains, de tendresse touché ; On voyait fuir tous les gens à soutane Sur les débris du bûcher renversé, Qui dans le sang nage au loin dispersé, Sur ces débris le bâtard intrépide De Dorothée affermissant les pas, A l’air, le port, et le maintien d’Alcide, Qui, sous ses pieds enchaînant le trépas, Le triple chien, et la triple Euménide, Remit Alceste à son dolent époux, Quoique en secret il fût un peu jaloux. Avec honneur la belle Dorothée Fut en litière à son logis portée, Des deux héros noblement escortée. Le lendemain, le bâtard généreux Vint près du lit du beau couple amoureux. " Je sens, dit-il, que je suis inutile Aux doux plaisirs que vous goûtez tous deux Il me convient de sortir de la ville ; Jeanne et mon roi me rappellent près d’eux ; Il faut les joindre, et je sens trop que Jeanne Doit regretter la perte de son âne. Le grand Denys, le patron de nos lois, M’a cette nuit présenté sa figure : J’ai vu Denys tout comme je vous vois. Il me prêta sa divine monture, Pour secourir les dames et les rois : Denys m’enjoint de revoir ma patrie. Grâces au ciel, Dorothée est servie ; Je dois servir Charles sept à son tour. Goûtez les fruits de votre tendre amour. A mon bon roi je vais donner ma vie ; Le temps me presse, et mon âne m’attend. — Sur mon cheval je vous suis à l’instant, Lui répliqua l’aimable La Trimouille. La belle dit : " C’est aussi mon projet ; Un désir vif dès longtemps me chatouille De contempler la cour de Charles sept, Sa cour si belle, en héros si féconde, Sa tendre Agnès, qui gouverne son cœur, Sa fière Jeanne, en qui valeur abonde. Mon cher amant, mon cher libérateur, Me conduiraient jusques au bout du monde. Mais sur le point d’être cuite en ce lieu, En récitant ma prière secrète, Je fis tout bas à la Vierge un beau vœu De visiter sa maison de Lorette, S’il lui plaisait de me tirer du feu. Tout aussitôt la mère du bon Dieu Vous députa sur votre âne céleste ; Vous me sauvez de ce bûcher funeste, Je vis par vous : mon vœu doit se tenir, Sans quoi la Vierge a droit de me punir. — Votre discours est très-juste et très-sage, Dit La Trimouille ; et ce pèlerinage Est à mes yeux un devoir bien sacré ; Vous permettrez que je sois du voyage. J’aime Lorette, et je vous conduirai. Allez, Dunois, par la plaine étoilée, Fendez les airs, volez aux champs de Blois ; Nous vous joindrons avant qu’il soit un mois. Et vous, madame, à Lorette appelée, Venez remplir votre vœu si pieux ; Moi j’en fais un digne de vos beaux yeux : C’est de prouver à toute heure, en tous lieux, A tout venant, par l’épée et la lance, Que vous devez avoir la préférence Sur toute fille ou femme de renom ; Que nulle n’est et si sage et si belle. " Elle rougit. Cependant le grison Frappe du pied, s’élève sur son aile, Plane dans l’air, et, laissant l’horizon, Porte Dunois vers les sources du Rhône. Le Poitevin prend le chemin d’Ancône Avec sa dame, un bourdon dans la main, Portant tous deux chapeau de pèlerin, Bien relevé de coquilles bénies. A leur ceinture un rosaire pendait De beaux grains d’or et de perles unies. Le paladin souvent le récitait, Disait _Ave_ : la belle répondait Par des soupirs et par des litanies ; Et _je tous aime_ était le doux refrain Des _oremus_ qu’ils chantaient en chemin. Ils vont à Parme, à Plaisance, à Modène, Dans Urbino, dans la tour de Césène, Toujours logés dans de très-beaux châteaux De princes, ducs, comtes, et cardinaux. Le paladin eut partout l’avantage De soutenir que dans le monde entier Il n’est beauté plus aimable et plus sage Que Dorothée ; et nul n’osa nier Ce qu’avançait un si grand personnage : Tant les seigneurs de tout ce beau canton Avaient d’égards et de discrétion. Enfin portés sur les boids du Musône, Près Ricanate en la Marche d’Ancône, Les pèlerins virent briller de loin Cette maison de la sainte Madone, Ces murs divins de qui le ciel prend soin ; Murs convoités des avides corsaires, Et qu’autrefois des anges tutélaires Firent voler dans les plaines des airs, Comme un vaisseau qui fend le sein des mers. A Loretto les anges s’arrêtèrent; Les murs sacrés d’eux-mêmes se fondèrent ; Et ce que l’art a de plus précieux, De plus brillant, de plus industrieux, Fut employé depuis par les saints pères, Maîtres du monde, et du ciel grands vicaires, A l’ornement de ces augustes lieux. Les deux amants de cheval descendirent, D’un cœur contrit à deux genoux se mirent ; Puis chacun d’eux, pour accomplir son vœu, Offrit des dons pleins de magnificence, Tous acceptés avec reconnaissance Par la Madone et les moines du lieu. Au cabaret les deux amants dînèrent ; Et ce fut là qu’à table ils rencontrèrent Un brave Anglais, fier, dur, et sans souci, Qui venait voir la sainte Vierge aussi Par passe-temps, se moquant dans son âme Et de Lorette, et de sa Notre-Dame : Parfait Anglais, voyageant sans dessein, Achetant cher de modernes antiques, Regardant tout avec un air hautain, Et méprisant les saints et leurs reliques. De tout Français c’est l’ennemi mortel, Et son nom est Christophe d’Arondel. Il parcourait tristement l’Italie ; Et se sentant fort sujet à l’ennui, Il amenait sa maîtresse avec lui, Plus dédaigneuse encor, plus impolie, Parlant fort peu, mais belle, faite au tour, Douce la nuit, insolente le jour, A table, au lit, par caprice emportée, Et le contraire en tout de Dorothée. Le beau baron, du Poitou l’ornement, Lui fit d’abord un petit compliment, Sans recevoir aucune repartie ; Puis il parla de la vierge Marie ; Puis il conta comme il avait promis, Chez les Lombards, à monsieur saint Denys, De soutenir en tout lieu la sagesse Et la beauté de sa chère maîtresse. " Je crois, dit-il au dédaigneux Breton, Que votre dame est noble et d’un grand nom, Qu’elle est surtout aussi sage que belle ; Je crois encor, quoiqu’elle n’ait rien dit, Que dans le fond elle a beaucoup d’esprit : Mais Dorothée est fort au-dessus d’elle, Vous l’avouerez ; on peut, sans l’abaisser, Au second rang dignement la placer. " Le fier Anglais, à ce discours honnête, Le regarda des pieds jusqu’à la tête. " Pardieu, dit-il, il m’importe fort peu Que vous ayez à Denys fait un vœu ; Et peu me chaut que votre damoiselle Soit sage ou folle, et soit ou laide ou belle Chacun se doit contenter de son bien Tout uniment, sans se vanter de rien. Mais puisqu’ici vous avez l’impudence D’oser prétendre à quelque préférence Sur un Anglais, je vous enseignerai Votre devoir, et je vous prouverai Que tout Anglais, en affaires pareilles, A tout Français donne sur les oreilles ; Que ma maîtresse, en figure, en couleur, En gorge, en bras, cuisses, taille, rondeur, Même en sagesse, en sentiments d’honneur, Vaut cent fois mieux que votre pèlerine ; Et que mon roi (dont je fais peu de cas), Quand il voudra, saura bien mettre à bas Et votre maître, et sa grosse héroïne. — Eh bien ! reprit le noble Poitevin, Sortons de table, éprouvons-nous soudain ; A vos dépens je soutiendrai peut-être Mon tendre amour, mon pays, et mon maître. Mais comme il faut être toujours courtois, De deux combats je vous laisse le choix, Soit à cheval, soit à pied ; l’un et l’autre Me sont égaux : mon choix suivra le vôtre. — A pied, mordieu ! dit le rude Breton ; Je n’aime point qu’un cheval ait la gloire De partager ma peine et ma victoire. Point de cuirasse, et point de morion ; C’est, à mon sens, une arme de poltron ; Il fait trop chaud, j’aime à combattre à l’aise. Je veux tout nu vous soutenir ma thèse : Nos deux beautés jugeront mieux des coup. — Très-volontiers, " dit d’un ton noble et doux Le beau Français. Sa chère Dorothée Frémit de crainte à ce défi cruel, Quoique en secret son âme fût flattée D’être l’objet d’un si noble duel. Elle tremblait que Christophe Arondel Ne transperçât de quelque coup mortel La douce peau de son cher La Trimouille, Que de ses pleurs tendrement elle mouille. La dame anglaise animait son Anglais D’un coup d’œil fier et sûr de ses attraits. Elle n’avait jamais versé de larmes ; Son cœur altier se plaisait aux alarmes ; Et les combats des coqs de son pays Avaient été ses passe-temps chéris. Son nom était Judith de Rosamore, Cher à Bristol, et que Cambridge honore. Voilà déjà nos braves paladins Dans un champ clos, près d’en venir aux mains : Tous deux charmés, dans leurs nobles querelle De soutenir leur patrie et leurs belles. La tête haute, et le fer de droit fil, Le bras tendu, le corps en son profil, En tierce, en quarte, ils joignent leurs épées, L’une par l’autre à tout moment frappées. C’est un plaisir de les voir se baisser, Se relever, reculer, avancer, Parer, sauter, se ménager des feintes, Et se porter les plus rudes atteintes. Ainsi l’on voit dans une belle nuit, Sous le lion ou sous la canicule, Tout l’horizon qui s’enflamme et qui brûle De mille feux dont notre œil s’éblouit : Un éclair passe, un autre éclair le suit. Le Poitevin adresse une apostrophe Droit au menton du superbe Christophe ; Puis en arrière il saute allègrement, Toujours en garde ; et Christophe à l’instant Engage en tierce, et, serrant la mesure, Au ferrailleur inflige une blessure Sur une cuisse ; et de sang empourpré Ce bel ivoire est teint et bigarré. Ils s’acharnaient à cette noble escrime, Voulant mourir pour jouir de l’estime De leur maîtresse, et pour bien décider Quelle beauté doit à l’autre céder ; Lorsqu’un bandit des États du saint-père Avec sa troupe entra dans ces cantons Pour s’acquitter de ses dévotions. Le scélérat se nommait Martinguerre, Voleur de jour, voleur de nuit, corsaire, Mais saintement à la Vierge attaché, Et sans manquer récitant son rosaire, Pour être pur et net de tout péché. Il aperçut sur le pré les deux belles, Et leurs chevaux, et leurs brillantes selles, Et leurs mulets chargés d’or et d’_agnus._ Dès qu’il les vit, on ne les revit plus. Il vous enlève et Judith Rosamore, Et Dorothée, et le bagage encore, Mulets, chevaux, et part comme un éclair. Les champions tenaient toujours en l’air, A poing fermé, leurs brandissantes lames, Et ferraillaient pour l’honneur de ces dames. Le Poitevin s’avise le premier Que sa maîtresse est comme disparue. Il voit de loin courir son écuyer ; Il s’ébahit, et son arme pointue Reste en sa main sans force et sans effet. Sire Arondel demeure stupéfait. Tous deux restaient la prunelle effarée, Bouche béante, et la mine égarée, L’un contre l’autre. " Oh ! oh ! dit le Breton, Dieu me pardonne, on nous a pris nos belles ; Nous nous donnons cent coups d’estramaçon Très-sottement ; courons vite après elles, Reprenons-les, et nous nous rebattrons Pour leurs beaux yeux quand nous les trouverons. " L’autre en convient, et, différant la fête, En bons amis ils se mettent en quête De leur maîtresse. A peine ils font cent pas, Que l’un s’écrie : " Ah ! la cuisse ! ah ! le bras ! " L’autre criait la poitrine et la tête ; Et n’ayant plus ces esprits animaux Qui vont au cœur et qui font les héros, Ayant perdu cette ardeur enflammée Avec leur sang au combat consumée, Tous deux meurtris, faibles, et languissants, Sur le gazon tombent en même temps Et de leur sang ils rougissent la terre. Leurs écuyers, qui suivaient Martinguerre, Vont à sa piste, et gagnent le pays. Les deux héros, sans valets, sans habits, Et sans argent, étendus dans la plaine, Manquant de tout, croyaient leur fin prochaine ; Lorsqu’une vieille, en passant vers ces lieux, Les voyant nus, s’approcha plus près d’eux, Et eut pitié, les fit sur des civières Porter chez elle, et par des restaurants En moins de rien leur rendit tous leurs sens, Leur coloris, et leurs forces premières. La bonne vieille, en ce lieu respecté, Est en odeur qu’on dit de sainteté. Devers Ancône il n’est point de béate, Point d’âme sainte en qui la grâce éclate Par des bienfaits plus signalés, plus grands. Elle prédit la pluie et le beau temps ; Elle guérit les blessures légères Avec de l’huile et de saintes prières ; Elle a parfois converti des méchants. Les paladins à la vieille contèrent Leur aventure, et conseil demandèrent. La décrépite alors se recueillit, Pria Marie, ouvrit la bouche, et dit : " Allez en paix, aimez tous deux vos belles, Mais que ce soit à bonne intention ; Et gardez-vous de vous tuer pour elles. Les doux objets de votre affection Sont maintenant à des épreuves rudes ; Je plains leurs maux et vos sollicitudes. Habillez-vous ; prenez des chevaux frais, Ne manquez pas le chemin qu’il faut prendre ; Le ciel par moi daigne ici vous apprendre, Pour les trouver, qu’il faut courir après. " Le Poitevin admira l’énergie De ce discours ; et le Breton pensif, Lui dit : " Je crois à votre prophétie, Nous poursuivrons le voleur fugitif, Quand nous aurons retrouvé des montures, Et des pourpoints, et surtout des armures. " La vieille dit : " On vous en fournira. " Un circoncis par bonheur était là, Enfant barbu d’Isâc et de Juda, Dont la belle âme, à servir empressée, Faisait fleurir la gent déprépucée. Le digne Hébreu leur prêta galamment Deux mille écus à quarante pour cent, Selon les _us_ de la race bénite En Canaan par Moïse conduite ; Et le profit que le Juif s’arrogea Entre la sainte et lui se partagea. * ↑ Cette expression, dont Voltaire a si souvent fait ressortir le ridicule, était tellement en vogue vers le milieu du xviii siècle, que Rollin lui-même, cédant au mauvais goût, publia son excellent Traité des études sous ce titre prétentieux : Traité sur la manière d'enseigner et d'étudier les belles-lettres par rapport à l'esprit et au cœur, etc. On a lieu de croire que c'est sur lui particulièrement que porte la critique de Voltaire, bien qu'il n'ait été désigné nominativement que dans ce passage du Taureau blanc, chapitre ix : « Contez-moi quelque fable bien vraie, bien avérée, et bien morale, dont je n'aie jamais entendu parler, pour achever de me former l'esprit et le cœur, comme dit le professeur égyptien Linro. » Il serait trop long et sans doute inutile d'énumérer ici tous les autres endroits des écrits de Voltaire où cette locution est tournée en ridicule. (R.) * ↑ L'abbé Trithême n'était point de Picardie; il était du diocèse de Trêves : il mourut en 1516. Nous n'oserions assurer que sa famille ne fût pas d'origine picarde; nous nous en rapportons au savant auteur qui, sans doute, a vu le manuscrit de la Pucelle dans quelque abbaye de bénédictins. (Note de Voltaire, 1762). — Ce que Voltaire dit ici par forme de plaisanterie, il aurait pu le dire sérieusement. M. Louis du Bois a vu un manuscrit de la Pucelle en quinze chants, in-4ᵒ de 257 pages, en tête duquel on lit : « Ex bibliotheca conventus et nosocomi regalis sancti Joannis-Baptistæ Religiosorum Parisiensium a Charitate nuncnpatorum, ordinis sancti Joannis de Deo, sub régula sancti Augustini, 1759. » (R.) * ↑ Ce vers, par sa tournure et par l'idée qu'il exprime, rappelle celui-ci de Boileau (épitre IV, vers 43) : Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. * ↑ Voyez chant IV. * ↑ Le radius et l’ulna sont les deux os qui partent du coude et se joignent au poignet ; l’humerus est l'os du bras qui se joint à l'épaule. (Note de Voltaire, 1773.) * ↑ C'est dans la Marche d'Ancône qu'est la maison de la Vierge apportée de Nazareth par les anges; ils la mirent d"abord en dépôt en Dalmatie pendant trois ans et sept mois, et ensuite la posèrent près de Recanati. Sa statue est de quatre pieds de haut, son visage noir; elle porte la même tiare que le pape : on connaît ses miracles et ses trésors. (Note de Voltaire, 1774.) * ↑ Ils ne s'arrêtèrent pas d'abord à Loretto ; c'est une inadvertance de notre auteur : « Non ego paucis offendar maculis. » (Id., 1762.) Cependant on peut dire, pour sa défense, que les anges s'arrêtèrent enfin à Lorette, eux et la maison, après avoir essayé de plusieurs autres pays qui ne plurent point à la sainte Vierge. Cette aventure se passa sous le pontificat de Boniface VIII, dont on dit qu'il usurpa sa place comme un renard, qu'il s'y comporta comme un loup, et qu'il mourut comme un chien. Les historiens qui ont parlé ainsi de Boniface n'avaient pas de pension de la cour de Rome. (Note de Voltaire, 1773). — Il y a dans la citation, quoique tronquée, assez peu de modestie, La voici au complet : Verum ubi plura nitent ia carmine, non ego paucis Offendar maculis. Hor., de Arte poct., 351. (R.) * ↑ Bristol et Cambridge, deux villes célèbres, la première par son commerce, la seconde par son université, qui a eu de grands hommes. (Note de Voltaire, 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/7
# La Pucelle d’Orléans/7 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT VII Lorsque autrefois, au printemps de mes jours, Je fus quitté par ma belle maîtresse, Mon tendre cœur fut navré de tristesse, Et je pensai renoncer aux amours : Mais d’offenser par le moindre discours Cette beauté que j’avais encensée, De son bonheur oser troubler le cours, Un tel forfait n’entra dans ma pensée. Gêner un cœur, ce n’est pas ma façon. Que si je traite ainsi les infidèles, Vous comprenez, à plus forte raison, Que je respecte encor plus les cruelles. Il est affreux d’aller persécuter Un tendre cœur que l’on n’a pu dompter. Si la maîtresse objet de votre hommage Ne peut pour vous des mêmes feux brûler, Cherchez ailleurs un plus doux esclavage, On trouve assez de quoi se consoler ; Ou bien buvez, c’est un parti si sage. Et plût à Dieu qu’en un cas tout pareil Le tonsuré qu’Amour rendit barbare, Cet oppresseur d’une beauté si rare, Se fût servi d’un aussi bon conseil ! Déjà Dunois à la belle affligée Avait rendu le courage et l’espoir : Mais avant tout il convenait savoir Les attentats dont elle était chargée. " O vous, dit-elle en baissant ses beaux yeux, Ange divin qui descendez des cieux, Vous qui venez prendre ici ma défense, Vous savez bien quelle est mon innocence ! " Dunois reprit : " Je ne suis qu’un mortel ; Je suis venu par une étrange allure, Pour vous sauver d’un trépas si cruel. Nul dans les cœurs ne lit que l’Éternel. Je crois votre âme et vertueuse et pure ; Mais dites-moi, pour Dieu, votre aventure. " Lors Dorothée, en essuyant les pleurs Dont le torrent son beau visage mouille, Dit : " L’amour seul a fait tous mes malheurs. Connaissez-vous monsieur de La Trimouille ? — Oui, dit Dunois, c’est mon meilleur ami ; Peu de héros ont une âme aussi belle ; Mon roi n’a point de guerrier plus fidèle, L’Anglais n’a point de plus fier ennemi ; Nul chevalier n’est plus digne qu’on l’aime. — Il est trop vrai, dit-elle, c’est lui-même ; Il ne s’est pas écoulé plus d’un an Depuis le jour qu’il a quitté Milan. C’est en ces lieux qu’il m’avait adorée ; Il le jurait, et j’ose être assurée Que son grand cœur est toujours enflammé, Qu’il m’aime encor, car il est trop aimé. — Ne doutez point, dit Dunois, de son âme ; Votre beauté vous répond de sa flamme. Je le connais ; il est, ainsi que moi, A ses amours fidèle comme au roi. " L’autre reprit : " Ah ! monsieur, je vous croi. O jour heureux où je le vis paraître, Où des mortels il était à mes yeux Le plus aimable et le plus vertueux, Où de mon cœur il se rendit le maître ! Je l’adorais avant que ma raison Eût pu savoir si je l’aimais ou non. " Ce fut, monsieur, ô moment délectable ! Chez l’archevêque, où nous étions à table, Que ce héros, plein de sa passion, Me fit, me fit sa déclaration. Ah ! j’en perdis la parole et la vue Mon sang brûla d’une ardeur inconnue : Du tendre amour j’ignorais le danger, Et de plaisir je ne pouvais manger. Le lendemain il me rendit visite : Elle fut courte, il prit congé trop vite. Quand il partit, mon cœur le rappelait ; Mon tendre cœur après lui s’envolait. Le lendemain, il eut un tête-à-tête Un peu plus long, mais non pas moins honnête. Le lendemain il en reçut le prix, Par deux baisers sur mes lèvres ravis. Le lendemain il osa davantage ; Il me promit la foi de mariage. Le lendemain il fut entreprenant ; Le lendemain il me fit un enfant. Que dis-je ? hélas ! faut-il que je raconte De point en point mes malheurs et ma honte. Sans que je sache, ô digne chevalier, A quel héros j’ose me confier ? " Le chevalier, par pure obéissance, Dit, sans vanter ses faits ni sa naissance : " Je suis Dunois. " C’était en dire assez. « Dieu, reprit-elle, ô Dieu qui m’exaucez, Quoi ! vos bontés font voler à mon aide Ce grand Dunois, ce bras à qui tout cède! Ah! qu’on voit bien d’où vous tenez le jour, Charmant bâtard, cœur noble, âme sublime ! Le tendre Amour me faisait sa victime ; Mon salut vient d’un enfant de l’Amour. Le ciel est juste, et l’espoir me ranime. « Vous saurez donc, brave et gentil Dunois, Que mon amant, au bout de quelques mois. Fut obligé de partir pour la guerre, Guerre funeste, et maudite Angleterre ! Il écouta la voix de son devoir. Mon tendre amour était au désespoir. Un tel état vous est connu sans doute. Et vous savez, monsieur, ce qu’il en coûte. Ce fier devoir fit seul tous nos malheurs ; Je l’éprouvais en répandant des pleurs : Mon cœur était forcé de se contraindre. Et je mourais, mais sans pouvoir me plaindre. Il me donna le présent amoureux D’un bracelet fait de ses blonds cheveux, Et son portrait qui, trompant son absence, M’a fait cent fois retrouver sa présence. Un cher écrit surtout il me laissa, Que de sa main le ferme Amour traça. C’était, monsieur, une juste promesse, Un sûr garant de sa sainte tendresse : On y lisait : « Je jure par l’Amour, « Par les plaisirs de mon âme enchantée, « De revenir bientôt en cette cour, « Pour épouser ma chère Dorothée, » Las! il partit, il porta sa valeur Dans Orléans, Peut-être il est encore Dans ces remparts où l’appela l’honneur. Ah ! s’il savait quels maux et quelle horreur Sont, loin de lui, le prix de mon ardeur! Non, juste ciel ! il vaut mieux qu’il l’ignore, « Il partit donc ; et moi, je m’en allai. Loin des soupçons d’une ville indiscrète, Chercher aux champs une sombre retraite, Conforme aux soins de mon cœur désolé, Mes parents morts, libre dans ma tristesse, Cachée au monde, et fuyant tous les yeux, Dans le secret le plus mystérieux J’ensevelis mes pleurs et ma grossesse. Mais par malheur, hélas ! je suis la nièce De l’archevêque… " A ces funestes mots, Elle sentit redoubler ses sanglots. Puis vers le ciel tournant ses yeux en larmes : " J’avais, dit-elle, en secret mis au jour Le tendre fruit de mon furtif amour ; Avec mon fils consolant mes alarmes, De mon amant j’attendais le retour. A l’archevêque il prit en fantaisie De venir voir quelle espèce de vie Menait sa nièce au fond de ses forêts Pour ma campagne il quitta son palais. Il fut touché de mes faibles attraits : Cette beauté, présent cher et funeste, Ce don fatal, qu’aujourd’hui je déteste, Perça son cœur des plus dangereux traits. Il s’expliqua : ciel ! que je fus surprise ! Je lui parlai des devoirs de son rang, De son état, des nœuds sacrés du sang : Je remontrai l’horreur de l’entreprise ; Elle outrageait la nature et l’Église. Hélas ! j’eus beau lui parler de devoir, Il s’entêta d’un chimérique espoir. Il se flattait que mon cœur indocile D’aucun objet ne s’était prevenu, Qu’enfin l’amour ne m’était point connu, Que son triomphe en serait plus facile ; Il m’accablait de ses soins fatigants, De ses désirs rebutés et pressants. " Hélas ! un jour, que toute à ma tristesse Je relisais cette douce promesse, Que de mes pleurs je mouillais cet écrit, Mon cruel oncle en lisant me surprit. Il se saisit, d’une main ennemie, De ce papier qui contenait ma vie : Il lut ; il vit dans cet écrit fatal Tous mes secrets, ma flamme, et son rival. Son âme alors, jalouse et forcenée, A ses désirs fut plus abandonnée. Toujours alerte, et toujours m’épiant, Il sut bientôt que j’avais un enfant. Sans doute un autre en eût perdu courage. Mais l’archevêque en devint plus ardent ; Et se sentant sur moi cet avantage : " Ah ! me dit-il, n’est-ce donc qu’avec moi " Que vous avez la fureur d’être sage ? " Et vos faveurs seront le seul partage " De l’étourdi qui ravit votre foi ! " Osez-vous bien me faire résistance ? " Y pensez-vous ? Vous ne méritez pas " Le fol amour que j’ai pour vos appas : " Cédez sur l’heure, ou craignez ma vengeance. " Je me jetai tremblante à ses genoux ; J’attestai Dieu, je répandis des larmes. Lui, furieux d’amour et de courroux, En cet état me trouva plus de charmes. Il me renverse, et va me violer ; A mon secours il fallut appeler : Tout son amour soudain se tourne en rage. D’un oncle, ô ciel, souffrir un tel outrage ! De coups affreux il meurtrit mon visage. On vient au bruit ; mon oncle au même instant Joint à son crime un crime encor plus grand : " Chrétiens, dit-il, ma nièce est une impie ; " Je l’abandonne, et je l’excommunie : " Un hérétique, un damné suborneur, " Publiquement a fait son déshonneur ; " L’enfant qu’ils ont est un fruit d’adultère. " Que Dieu confonde et le fils et la mère " Et puisqu’ils ont ma malédiction, " Qu’ils soient livrés à l’inquisition ! " " Il ne fit point une menace vaine ; Et dans Milan le traître arrive à peine, Qu’il fait agir le grand inquisiteur. On me saisit, prisonnière on m’entraîne Dans des cachots, où le pain de douleur Était ma seule et triste nourriture : Lieux souterrains, lieux d’une nuit obscure, Séjour des morts, et tombeau des vivants ! Après trois jours on me rend la lumière, Mais pour la perdre au milieu des tourments. Vous les voyez, ces brasiers dévorants C’est là qu’il faut expirer à vingt ans. Voilà mon lit à mon heure dernière ! C’est-là, c’est-là, sans votre bras vengeur, Qu’on m’arrachait la vie avec l’honneur ! Plus d’un guerrier aurait, selon l’usage, Pris ma défense, et pour moi combattu ; Mais l’archevêque enchaîne leur vertu : Contre l’Église ils n’ont point de courage. Qu’attendre, hélas ! d’un cœur italien ? Ils tremblent tous à l’aspect d’une étole ; Mais un Français n’est alarmé de rien, Et braverait le pape au Capitole. " A ces propos, Dunois piqué d’honneur, Plein de pitié pour la belle accusée, Plein de courroux pour son persécuteur, Brûlait déjà d’exercer sa valeur, Et se flattait d’une victoire aisée. Bien surpris fut de se voir entouré De cent archers, dont la cohorte fière L’investissait noblement par derrière. Un cuistre en robe, avec bonnet carré, Criait d’un ton de vrai _miserere_ : " On fait savoir, de par la sainte Église, Par monseigneur, pour la gloire de Dieu, A tous chrétiens que le ciel favorise, Que nous venons de condamner au feu Cet étranger, ce champion profane, De Dorothée infâme chevalier, Comme infidèle, hérétique, et sorcier ; Qu’il soit brûlé sur l’heure avec son âne. " Cruel prélat, Busiris en soutane, C’était, perfide, un tour de ton métier ; Tu redoutais le bras de ce guerrier ; Tu t’entendais avec le saint-office Pour opprimer, sous le nom de justice, Quiconque eût pu lever le voile affreux Dont tu cachais ton crime à tous les yeux. Tout aussitôt l’assassine cohorte, Du saint-office abominable escorte, Pour se saisir du superbe Dunois, Deux pas avance, et recule de trois ; Puis marche encor ; puis se signe, et s’arrête. Sacrogorgon, qui tremblait à leur tête, Leur crie : " Allons, il faut vaincre ou périr ; De ce sorcier tâchons de nous saisir. " Au milieu d’eux les diacres de la ville, Les sacristains arrivent à la file : L’un tient un pot, et l’autre un goupillon ; Ils font leur ronde, et de leur eau salée Benoîtement aspergent l’assemblée. On exorcise, on maudit le démon ; Et le prélat, toujours l’âme troublée, Donne partout sa bénédiction. Le grand Dunois, non sans émotion, Voit qu’on le prend pour envoyé du diable : Lors saisissant de son bras redoutable Sa grande épée, et de l’autre montrant Un chapelet, catholique instrument, De son salut cher et sacré garant : " Allons, dit-il, venez à moi, mon âne. " L’âne descend, Dunois monte, et soudain Il va frappant, en moins d’un tour de main, De ces croyants la cohorte profane. Il perce à l’un le sternum et le bras ; Il atteint l’autre à l’os qu’on nomme atlas ; Qui voit tomber son nez et sa mâchoire, Qui son oreille, et qui son _humérus_ ; Qui pour jamais s’en va dans la nuit noire, Et qui s’enfuit disant ses _oremus._ L’âne, au milieu du sang et du carnage, Du paladin seconde le courage ; Il vole, il rue, il mord, il foule aux pieds Ce tourbillon de faquins effrayés. Sacrogorgon, abaissant sa visière, Toujours jurant, s’en allait en arrière ; Dunois le joint, l’atteint à l’os pubis ; Le fer sanglant lui sort par le coccix : Le vilain tombe, et le peuple s’écrie : " Béni soit Dieu ! le barbare est sans vie. " Le scélérat encor se débattait Sur la poussière, et son cœur palpitait, Quand le héros lui dit : " Ame traîtresse, L’enfer t’attend ; crains le diable, et confesse Que l’archevêque est un coquin mitré, Un ravisseur, un parjure avéré ; Que Dorothée est l’innocence même, Qu’elle est fidèle au tendre amant qu’elle aime, Et que tu n’es qu’un sot et qu’un fripon. — Oui, monseigneur, oui, vous avez raison : Je suis un sot, la chose est par trop claire, Et votre épée a prouvé cette affaire. " Il dit : son âme alla chez le démon. Ainsi mourut le fier Sacrogorgon. Dans l’instant même, où ce bravache infâme A Belzébuth rendait sa vilaine âme, Devers la place arrive un écuyer, Portant salade avec lance dorée : Deux postillons à la jaune livrée Allaient devant. C’était chose assurée Qu’il arrivait quelque grand chevalier. A cet objet, la belle Dorothée, D’étonnement et d’amour transportée : " Ah, Dieu puissant ! se mit-elle à crier, Serait-ce lui ! serait-il bien possible ! A mes malheurs le ciel est trop sensible. " Les Milanais, peuple très-curieux, Vers l’écuyer avaient tourné les yeux. Eh ! cher lecteur, n’êtes vous pas honteux De ressembler à ce peuple volage, Et d’occuper vos yeux et votre esprit Du changement qui dans Milan se fit ? Est-ce donc là le but de mon ouvrage ? Songez, lecteurs, aux remparts d’Orléans, Au roi de France, aux cruels assiégeants, A la Pucelle, à l’illustre amazone, La vengeresse et du peuple et du trône, Qui, sans jupon, sans pourpoint ni bonnet, Parmi les champs comme un centaure allait, Ayant en Dieu sa plus ferme espérance, Comptant sur lui plus que sur sa vaillance, Et s’adressant à monsieur saint Denys, Qui cabalait alors en paradis Contre saint George en faveur de la France. Surtout, lecteur, n’oubliez point Agnès, Ayez l’esprit tout plein de ses attraits : Tout honnête homme, à mon gré, doit s’y plaire. Est-il quelqu’un si morne et si sévère, Que pour Agnès il soit sans intérêt ? Et franchement dites-moi, s’il vous plaît, Si Dorothée au feu fut condamnée ; Si le Seigneur, du haut du firmament, Sauva le jour à cette infortunée : Semblable cas advient très-rarement. Mais que l’objet où votre cœur s’engage, Pour qui vos pleurs ne peuvent s’essuyer, Soit dans les bras d’un robuste aumônier, Ou semble épris pour quelque jeune page, Cet accident peut être est plus commun ; Pour l’amener ne faut miracle aucun. Je l’avouerai, j’aime toute aventure Qui tient de près à l’humaine nature ; Car je suis homme, et je me fais honneur D’avoir ma part aux humaines faiblesses ; J’ai dans mon temps possédé des maîtresses. Et j’aime encor à retrouver mon cœur. * ↑ Je crois qu'il ne faut pas trop prendre à la lettre ce que Voltaire dit ici de sa tristesse. « Je sais, écrivait-il au duc de Sully, en lui parlant de Génonville, son ami et son rival : « Je sais que, par déloyauté. Le fripon naguère a tâté De la maîtresse tant jolie Dont j'étais si fort entêté. Il rit de cette perfidie, Et j'aurais pu m'en courroucer; Mais je sais qu'il faut se passer Des bagatelles dans la vie. » Des regrets d'amour pouvaient être exprimés en des termes plus persuasifs. Cette maîtresse tant jolie se nommait Suzanne-Catherine Gravet de Livry. Née en 1694, la même année que Voltaire, elle mourut comme lui en 1778, le 28 octobre. Elle était alors veuve de Charles-Frédéric de La Tour du Pin de Hourlon, marquis de Gouvernet, qu'elle avait épousé en 1720. Son mariage et les événements qui le préparèrent ont fourni à Voltaire quelques-unes des plus jolies scènes de l’Écossaise. C'est à Mlle de Livry, alors marquise de Gouvernet, qu'il adressa la charmante épître des Tu et des Vous. (R.) * ↑ Dans le conte en vers intitulé la Bégueule, Voltaire, faisant allusion à cet endroit de son poëme, dit : Je me souviens du temps trop peu durable Où je chantais dans mon heureux printemps Des lendemains plus doux et plus plaisants. (R.) * ↑ Étole, ornement sacerdotal qu'on passe par-dessus le surplis. Ce mot vient du grec στολὴ (stolê), qui signifie une robe longue. L'étole est aujourd'hui une bande large de quatre doigts. L'étole des anciens était fort différente; c'était quelquefois un habit de cérémonie que les rois donnaient à ceux qu'ils voulaient honorer; de là ces expressions de l'Écriture [Ecclesiaslic. xlv, 9] : « Stolam gloriæ induit eum, etc. » (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Busiris était un roi d'Egypte qui passait pour un tyran. (Id., 1762.) * ↑ Le goupillon est un instrument garni en tous sens de soies de porc prises dans des fils d'archal passés à l'extrémité d'un manche de bois ou de métal. Il sert à distribuer l'eau bénite, etc. Cet instrument était usité dans l'antiquité; on s'en servait pour arroser les initiés de l'eau lustrale. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Sternum, terme grec, comme sont presque tous ceux de l'anatomie; c'est cette partie antérieure de la poitrine à laquelle sont jointes les côtes : elle est composée de sept os si bien assemblés, qu'ils semblent n'en faire qu'un. C'est la cuirasse que la nature a donnée au cœur et aux poumons. (Id., I762.) * ↑ Atlas, la première vertèbre du cou : elle soutient tous les fardeaux qu'on pose sur la tète, laquelle tourne sur cet atlas comme sur un pivot. (Id., 1762.) * ↑ Pubis, de puberté, os barré qui se joint aux deux hanches, os pubis, os pectinis. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Coccis, ϰόϰϰυξ (kokkux), croupion, placé immédiatement au-dessous de l’os sacrum. Il n’est pas honnête d’être blessé là. (Id., 1762.) * ↑ Salade, on devrait dire célade, de celade; mais le mauvais usage prévaut partout. (Id., 1762.) * ↑ M. Louis du Bois rappelle, à l'occasion de ces deux vers, que Térence a dit dans l’Héautontimoruménos, acte Ier, sc. 1re : Homo sum ; humani nihil a me alienum puto. Mais est-ce réellement la même pensée qu'a voulu exprimer Voltaire? (R.)
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La Pucelle d’Orléans/6
# La Pucelle d’Orléans/6 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT VI Quittons l’enfer, quittons ce gouffre immonde, Où Grisbourdon brûle avec Lucifer : Dressons mon vol aux campagnes de l’air, Et revoyons ce qui se passe au monde. Ce monde, hélas ! est bien un autre enfer. Je vois partout l’innocente proscrite, L’homme de bien flétri par l’hypocrite ; L’esprit, le goût, les beaux-arts éperdus, Sont envolés, ainsi que les vertus ; Une rampante et lâche politique Tient lieu de tout, est le mérite unique ; Le zèle affreux des dangereux dévots Contre le sage arme la main des sots ; Et l’intérêt, ce vil roi de la terre, Pour qui l’on fait et la paix et la guerre, Triste et pensif, auprès d’un coffre-fort Vend le plus faible aux crimes du plus fort. Chétifs mortels, insensés et coupables, De tant d’horreurs à quoi bon vous noircir ? Ah, malheureux ! qui péchez sans plaisir, Dans vos erreurs soyez plus raisonnables ; Soyez au moins des pécheurs fortunés ; Et, puisqu’il faut que vous soyez damnés, Damnez-vous donc par des fautes aimables, Agnès Sorel sut en user ainsi. On ne lui peut reprocher en sa vie Que les douceurs d’une tendre folie. Je lui pardonne, et je pense qu’aussi Dieu tout clément aura pris pitié d’elle : En paradis tout saint n’est point pucelle ; Le repentir est vertu du pécheur. Quand Jeanne d’Arc défendait son honneur, Et que du fil de sa céleste épée De Grisbourdon la tête fut tranchée, Notre âne ailé, qui dessus son harnois Portait en l’air le chevalier Dunois, Conçut alors le caprice profane De l’éloigner, et de l’ôter à Jeanne. Quelle raison en avait-il ? L’amour, Le tendre amour, et la naissante envie Dont en secret son âme était saisie. L’ami lecteur apprendra quelque jour Quel trait de flamme, et quel idée hardie Pressait déjà ce héros d’Arcadie. L’animal saint eut donc la fantaisie De s’envoler devers la Lombardie ; Le bon Denys en secret conseilla Cette escapade à sa monture ailée. Vous demandez, lecteur, pourquoi cela. C’est que Denys lut dans l’âme troublée De son bel âne et de son beau bâtard. Tous deux brûlaient d’un feu qui tôt ou tard Aurait pu nuire à la cause commune, Perdre la France, et Jeanne, et sa Fortune. Denys pensa que l’absence et le temps Les guériraient de leurs amours naissants. Denys encore avait en cette affaire Un autre but, une bonne œuvre à faire. Craignez, lecteur, de blâmer ses desseins ; Et respectez tout ce que font les saints. L’âne céleste, où Denys met sa gloire, S’envola donc loin des rives de Loire, Droit vers le Rhône, et Dunois stupéfait A tire d’aile est porté comme un trait. Il regardait de loin son héroïne, Qui, toute nue, et le fer à la main, Le cœur ému d’une fureur divine, Rouge de sang se frayait un chemin. Hermaphrodix veut l’arrêter en vain ; Ses farfadets, son peuple aérien, En cent façons volent sur son passage ; Jeanne s’en moque, et passe avec courage. Lorsqu’en un bois quelque jeune imprudent Voit une ruche, et, s’approchant, admire L’art étonnant de ce palais de cire ; De toutes parts en essaim bourdonnant Sur mon badaud s’en vient fondre avec rage, Un peuple ailé lui couvre le visage : L’homme piqué court à tort, à travers ; De ses deux mains il frappe, il se démène, Dissipe, tue, écrase par centaine Cette canaille habitante des airs. C’était ainsi que la Pucelle fière Chassait au loin cette foule légère. A ses genoux le chétif muletier, Craignant pour soi le sort du cordelier, Tremble et s’écrie : " O Pucelle ! ô ma mie ! Dans l’écurie autrefois tant servie ! Quelle furie ! épargne au moins ma vie ; Que les honneurs ne changent point tes mœurs ! Tu vois mes pleurs, ah, Jeanne ! je me meurs. " Jeanne répond : " Faquin, je te fais grâce ; Dans ton vil sang, de fange tout chargé, Ce fer divin ne sera point plongé. Végète encor, et que ta lourde masse Ait à l’instant l’honneur de me porter : Je ne te puis en mulet translater ; Mais ne m’importe ici de ta figure ; Homme ou mulet, tu seras ma monture. Dunois m’a pris l’âne qui fut pour moi, Et je prétends le retrouver en toi. Çà, qu’on se courbe ". Elle dit, et la bête Baisse à l’instant sa chauve et lourde tête, Marche des mains, et Jeanne sur son dos Va dans les champs affronter les héros. Pour le génie, il jura par son père De tourmenter toujours les bons Français ; Son cœur navré pencha vers les Anglais ; Il se promit, dans sa juste colère, De se venger du tour qu’on lui jouait, De bien punir tout Français indiscret Qui pour son dam passerait sur sa terre. Il fait bâtir au plus vite un château D’un goût bizarre, et tout à fait nouveau, Un labyrinthe, un piège où sa vengeance Veut attraper les héros de la France. Mais que devint la belle Agnès Sorel ? Vous souvient-il de son trouble cruel ? Comme elle fut interdite, éperdue, Quand Jean Chandos l’embrassait toute nue ? Ce Jean Chandos s’élança de ses bras Très-brusquement, et courut aux combats. La belle Agnès crut sortir d’embarras. De son danger encor toute surprise, Elle jurait de n’être jamais prise A l’avenir en un semblable cas. Au bon roi Charle elle jurait tout bas D’aimer toujours ce roi qui n’aime qu’elle, De respecter ce tendre et doux lien, Et de mourir plutôt qu’être infidèle : Mais il ne faut jamais jurer de rien. Dans ce fracas, dans ce trouble effroyable, D'un camp surpris tumulte inséparable, Quand chacun court, officier et soldat, Que l'un s'enfuit et que l'autre combat. Que les valets, fripons suivant l'armée, Pillent le camp, de peur des ennemis : Parmi les cris, la poudre, et la fumée, La belle Agnès se voyant sans habits, Du grand Chandos entre en la garde-robe: Puis avisant chemise, mules, robe, Saisit le tout en tremblant et sans bruit ; Même elle prend jusqu'au bonnet de nuit. Tout vint à point : car de bonne fortune Elle aperçut une jument bai-brune, Bride à la bouche et selle sur le dos, Que l'on devait amener à Chandos. Un écuyer, vieil ivrogne intrépide. Tout en dormant la tenait par la bride. L'adroite Agnès s'en va subtilement Oter la bride à l'écuyer dormant; Puis se servant de certaine escabelle, Y pose un pied, monte, se met en selle, Pique et s'en va, croyant gagner les bois, Pleine de crainte et de joie à la fois. L'ami Bonneau court à pied dans la plaine, En maudissant sa pesante bedaine, Ce beau voyage, et la guerre, et la cour, Et les Anglais, et Sorel, et l'amour. Or de Chandos le très-fidèle page (Monrose était le nom du personnage), Qui revenait ce matin d'un message. Voyant de loin tout ce qui se passait, Cette jument qui vers les bois courait, Et de Chandos la robe et le bonnet. Devinant mal ce que ce pouvait être, Crut fermement que c'était son cher maître, Qui loin du camp demi-nu s'enfuyait. Épouvanté de l'étrange aventure, D’un coup de fouet il hâte sa monture, Galope, et crie : " Ah, mon maître ! ah, seigneur ! Vous poursuit-on ? Charlot est-il vainqueur ? Où courez-vous ? Je vais partout vous suivre : Si vous mourez, je cesserai de vivre. " Il dit, et vole, et le vent emportait Lui, son cheval, et tout ce qu’il disait. La belle Agnès, qui se croit poursuivie, Court dans le bois, au péril de sa vie ; Le page y vole, et plus elle s’enfuit, Plus notre Anglais avec ardeur la suit. La jument bronche, et la belle éperdue, Jetant un cri dont retentit la nue, Tombe à côté sur la terre étendue. Le page arrive, aussi prompt que les vents ; Mais il perdit l’usage de ses sens, Quand cette robe ouverte et voltigeante Lui découvrit une beauté touchante, Un sein d’albâtre, et les charmants trésors Dont la nature enrichissait son corps. Bel Adonis, telle fut ta surprise, Quand la maîtresse et de Mars et d’Anchise, Du haut des cieux, le soir, au coin d’un bois, S’offrit à toi pour la première fois. Vénus sans doute avait plus de parure ; Une jument n’avait point renversé Son corps divin, de fatigue harassé ; Bonnet de nuit n’était point sa coiffure ; Son cul d’ivoire était sans meurtrissure : Mais Adonis, à ces attraits tout nus, Balancerait entre Agnès et Vénus. Le jeune Anglais se sentit l’âme atteinte D’un feu mêlé de respect et de crainte ; Il prend Agnès, et l’embrasse en tremblant : " Hélas ! dit-il, seriez-vous point blessée ? " Agnès sur lui tourne un œil languissant, Et d’une voix timide, embarrassée, En soupirant elle lui parle ainsi : " Qui que tu sois qui me poursuis ici, Si tu n’as point un cœur né pour le crime, N’abuse point du malheur qui m’opprime ; Jeune étranger, conserve mon honneur, Sois mon appui, sois mon libérateur. " Elle ne put en dire davantage : Elle pleura, détourna son visage, Triste, confuse, et tout bas promettant D’être fidèle au bon roi son amant. Monrose ému fut un temps en silence ; Puis il lui dit d’un ton tendre et touchant : " O de ce monde adorable ornement, Que sur les cœurs vous avez de puissance ! Je suis à vous, comptez sur mon secours ; Vous disposez de mon cœur, de mes jours, De tout mon sang ; ayez tant d’indulgence Que d’accepter que j’ose vous servir : Je n’en veux point une autre récompense ; C’est être heureux que de vous secourir. " Il tire alors un flacon d’eau des carmes ; Sa main timide en arrose ses charmes, Et les endroits de roses et de lis Qu’avaient la selle et la chute meurtris. La belle Agnès rougissait sans colère, Ne trouvait point sa main trop téméraire, Et le lorgnait sans bien savoir pourquoi, Jurant toujours d’être fidèle au roi. Le page ayant employé sa bouteille " Rare beauté, dit-il, je vous conseille De cheminer jusques au bourg voisin : Nous marcherons par ce petit chemin. Dedans ce bourg nul soldat ne demeure ; Nous y serons avant qu’il soit une heure J’ai de l’argent ; et l’on vous trouvera Et coiffe, et jupe, et tout ce qu’il faudra Pour habiller avec plus de décence Une beauté digne d’un roi de France. " La dame errante approuva son avis ; Monrose était si tendre et si soumis, Était si beau, savait à tel point vivre, Qu’on ne pouvait s’empêcher de le suivre. Quelque censeur, interrompant le fil De mon discours, dira : " Mais se peut-il Qu’un étourdi, qu’un jeune homme, qu’un page, Fût près d’Agnès respectueux et sage, Qu’il ne prît point la moindre liberté ? " Ah ! laissez là vos censures rigides ; Ce page aimait ; et, si la volupté Nous rend hardis, l’amour nous rend timides. Agnès et lui marchaient donc vers ce bourg, S’entretenant de beaux propos d’amour, D’exploits de guerre et de chevalerie, De vieux romans pleins de galanterie. Notre écuyer, de cent pas en cent pas, S’approchait d’elle, et baisait ses beaux bras, Le tout d’un air respectueux et tendre ; La belle Agnès ne savait s’en défendre : Mais rien de plus ; ce jeune homme de bien Voulait beaucoup, et ne demandait rien. Dedans le bourg ils sont entrés à peine, Dans un logis son écuyer la mène Bien fatiguée : Agnès entre deux draps Modestement repose ses appas. Monrose court, et va tout hors d’haleine Chercher partout pour dignement servir, Alimenter, chauffer, coiffer, vêtir Cette beauté déjà sa souveraine. Charmant enfant dont l’amour et l’honneur Ont pris plaisir à diriger le cœur, Où sont les gens, dont la sagesse égale Les procédés de ton âme loyale ? Dans ce logis (je ne puis le nier) De Jean Chandos logeait un aumônier. Tout aumônier est plus hardi qu’un page : Le scélérat, informé du voyage Du beau Monrose et de la belle Agnès, Et trop instruit que dans son voisinage A quatre pas reposaient tant d’attraits, Pressé soudain de son désir infâme, Les yeux ardents, le sang rempli de flamme, Le corps en rut, de luxure enivré, Entre en jurant comme un désespéré, Ferme la porte, et les deux rideaux tire. Mais, cher lecteur, il convient de te dire Ce que faisait en ce même moment Le beau Dunois sur son âne volant. Au haut des airs, où les Alpes chenues Portent leur tête, et divisent les nues, Vers ce rocher fendu par Annibal, Fameux passage aux Romains si fatal, Qui voit le ciel s’arrondir sur sa tête, Et sous ses pieds se former la tempête, Est un palais de marbre transparent, Sans toit ni porte, ouvert à tout venant. Tous les dedans sont des glaces fidèles ; Si que chacun qui passe devant elles, Ou belle ou laide, ou jeune homme ou barbon, Peut se mirer tant qu’il lui semble bon. Mille chemins mènent devers l’empire De ces beaux lieux, où si bien l’on se mire ; Mais ces chemins sont tous bien dangereux ; Il faut franchir des abîmes affreux. Tel, bien souvent, sur ce nouvel Olympe Est arrivé sans trop savoir par où ; Chacun y court ; et tandis que l’un grimpe, Il en est cent qui se cassent le cou. De ce palais la superbe maîtresse Est cette vieille et bavarde déesse, La Renommée, à qui dans tous les temps Le plus modeste a donné quelque encens. Le sage dit que son cœur la méprise ; Qu’il hait l’éclat que lui donne un grand nom, Que la louange est pour l’âme un poison : Le sage ment, et dit une sottise. La Renommée est donc en ces hauts lieux. Les courtisans dont elle est entourée, Prince, pédants, guerriers, religieux, Cohorte vaine, et de vent enivrée, Vont tous priant, et criant à genoux : " O Renommée ! ô puissante déesse Qui savez tout, et qui parlez sans cesse, Par charité, parlez un peu de nous ! " Pour contenter leurs ardeurs indiscrètes, La Renommée a toujours deux trompettes : L’une, à sa bouche appliquée à propos, Va célébrant les exploits des héros ; L’autre est au cul, puisqu’il faut vous le dire ; C’est celle-là qui sert à nous instruire De ce fatras de volumes nouveaux, Productions de plumes mercenaires, Et du Parnasse insectes éphémères, Qui l’un par l’autre éclipsés tour à tour, Faits en un mois, périssent en un jour, Ensevelis dans le fond des collèges, Rongés des vers, eux et leurs privilèges. Un vil ramas de prétendus auteurs, Du vrai génie infâmes détracteurs, Guyon, Fréron, La Beaumelle, Nonnotte, Et ce rebut de la troupe bigote, Ce Savatier, de la fraude instrument, Qui vend sa plume, et ment pour de l’argent, Tous ces marchands d’opprobre et de fumée Osent pourtant chercher la Renommée ; Couverts de fange, ils ont la vanité De se montrer à la divinité. A coups de fouet chassés du sanctuaire, A peine encore ils ont vu son derrière . Gentil Dunois, sur ton ânon monté, En ce beau lieu tu te vis transporté. Ton nom fameux, qu’avec justice on fête, Était corné par la trompette honnête. Tu regardas ces miroirs si polis O quelle joie enchantait tes esprits ! Car tu voyais dans ces glaces brillantes De tes vertus les peintures vivantes ; Non seulement des sièges, des combats, Et ces exploits qui font tant de fracas, Mais des vertus encor plus difficiles ; Des malheureux, de tes bienfaits chargés, Te bénissant au sein de leurs asiles ; Des gens de bien à la cour protégés ; Des orphelins de leurs tuteurs vengés. Dunois ainsi, contemplant son histoire, Se complaisait à jouir de sa gloire. Son âne aussi, s’amusant à se voir, Se pavanait de miroir en miroir. On entendit, dessus ces entrefaites, Sonner en l’air une des deux trompettes ; Elle disait : " Voici l’horrible jour Où dans Milan la sentence est dictée ; On va brûler la belle Dorothée : Pleurez, mortels, qui connaissez l’amour. — Qui ? dit Dunois ; qu’elle est donc cette belle ? Qu’a-t-elle fait ? pourquoi la brûle-t-on ? Passe, après tout, si c’est une laidron ; Mais dans le feu mettre un jeune tendron, Par tous les saints, c’est chose trop cruelle ! Les Milanais ont donc perdu l’esprit ? " Comme il parlait, la trompette reprit : " O Dorothée, ô pauvre Dorothée ! En feu cuisant tu vas être jetée, Si la valeur d’un chevalier loyal Ne te recout de ce brasier fatal. " A cet avis, Dunois sentit dans l’âme Un prompt désir de secourir la dame ; Car vous savez que, sitôt qu’il s’offrait Occasion de marquer son courage, Venger un tort, redresser quelque outrage, Sans raisonner ce héros y courait. " Allons, dit-il à son âne fidèle, Vole à Milan, vole où l’honneur t’appelle ". L’âne aussitôt ses deux ailes étend ; Un chérubin va moins rapidement. On voit déjà la ville où la justice Arrangeait tout pour cet affreux supplice. Dans la grand’place on élève un bûcher ; Trois cents archers, gens cruels et timides, Du mal d’autrui monstres toujours avides, Rangent le peuple, empêchent d’approcher. On voit partout le beau monde aux fenêtres, Attendant l’heure, et déjà larmoyant ; Sur un balcon, l’archevêque et ses prêtres Observent tout d’un œil ferme et content. Quatre alguazils amènent Dorothée Nue en chemise, et de fers garrottée. Le désespoir et la confusion, Le juste excès de son affliction, Devant ses yeux répandent un nuage ; Des pleurs amers inondent son visage. Elle entrevoit, d’un œil mal assuré, L’affreux poteau pour la mort préparé ; Et ses sanglots se faisant un passage : " O mon amant ! ô toi qui dans mon cœur Règnes encor en ces moments d’horreur !… " Elle ne put en dire davantage ; Et, bégayant le nom de son amant, Elle tomba sans voix, sans mouvement, Le front jauni d’une pâleur mortelle : Dans cet état elle était encor belle. Un scélérat, nommé Sacrogorgon, De l’archevêque infâme champion, La dague au poing vers le bûcher s’avance, Le chef armé de fer et d’impudence, Et dit tout haut : " Messieurs, je jure Dieu Que Dorothée a mérité le feu. Est-il quelqu’un qui prenne sa querelle ? Est-il quelqu’un qui combatte pour elle ? S’il en est un, que cet audacieux Ose à l’instant se montrer à mes yeux ; Voici de quoi lui fendre la cervelle. " Disant ces mots il marche fièrement, Branlant en l’air un braquemart tranchant, Roulant les yeux, tordant sa laide bouche. On frémissait à son aspect farouche, Et dans la ville il n’était écuyer Qui Dorothée osât justifier ; Sacrogorgon venait de les confondre : Chacun pleurait et nul n’osait répondre. Le fier prélat, du haut de son balcon, Encourageait le cruel champion. Le beau Dunois, qui planait sur la place, Fut si touché de l’insolente audace De ce pervers ; et Dorothée en pleurs Était si belle au sein de tant d’horreurs, Son désespoir la rendait si touchante Qu’en la voyant il la crut innocente. Il saute à terre, et d’un ton élevé : " C’est moi, dit-il, face de réprouvé, Qui viens ici montrer par mon courage Que Dorothée est vertueuse et sage, Et que tu n’es qu’un fanfaron brutal, Suppôt du crime, et menteur déloyal. Je veux d’abord savoir de Dorothée Quelle noirceur lui peut être imputée, Quel est son cas, et par quel guet-apen On fait brûler les belles à Milan. " Il dit : le peuple, à la surprise en proie, Poussa des cris d’espérance et de joie. Sacrogorgon, qui se mourait de peur, Fit comme il put semblant d’avoir du cœur. Le fier prélat, sous sa mine hypocrite, Ne peut cacher le trouble qui l’agite. A Dorothée alors le beau Dunois S’en vint parler d’un air humble et courtois. Les yeux baissés, la belle lui raconte, En soupirant, son malheur et sa honte. L’âne divin, sur l’église perché, De tout ce cas paraissait fort touché ; Et de Milan les dévotes familles Bénissaient Dieu, qui prend pitié des filles. * ↑ La même pensée se trouve exprimée presque en mêmes termes dans Mérope (acte Ier, scène ii :) Et le vil intérêt, cet arbitre du sort, Vend toujours le plus faible aux crimes du plus fort. * ↑ Voici encore une pensée que Voltaire a reproduite en termes peu différents dans l’un de ses ouvrages dramatiques. On lit dans Olympie (acte II, scène ii) : Dieu fit du repentir la vertu des mortels. Chénier a exprimé, avec non moins de bonheur, la même idée dans son Calas acte V, scène vi) : … Un Dieu plein de clémence Pour qui le repentir est encor l'innocence. (R.) * ↑ C'est par licence poétique, fort excusable dans un poëme du genre de la Pucelle, que Voltaire ne tient pas compte de l'h aspirée du mot hardie, non plus qu'il ne tiendra compte un peu, plus loin de l'h aspirée du mot harassé dans le vers 196 de ce chant : Son corps divin de fatigue harassé. Peut-être n'aurait-il pas dû se permettre les mêmes licences dans la Henriade, où se trouve (chant IX, vers 18) ce vers : Les biens du premier âge, hors la seule innocence. L'édition de 1761 fournit au vers ci-dessus cette variante irréprochable : Quel doux espoir! quelle flamme hardie! * ↑ Voyez le dix-septième chant. (Note de Voltaire, 1773.) * ↑ C'est le même page sur le derrière duquel Jeanne avait crayonné trois fleurs de lys. (Note de Voltaire, 1702.) — Voyez chant II, vers 312-335. * ↑ Adonis ou Adoni, fils de Cinyras ot de Myrrha, dieu des Phéniciens, amant de Vénus Astarté. Les Phéniciens pleuraient tous les ans sa mort, ensuite ils se réjouissaient de sa résurrection. (Note de Voltaire, 1762,) * ↑ Imitation de ces vers du Tasse (Gerus. lib., c. II, st. 16) : Ei che modesto è si com' essa è bella, Brama assai, poco spera, e nulla chiede. M. Louis du Bois, à qui cette imitation n'a pas échappé, fait observer que M. Baour-Lormian a rendu avec beaucoup de bonheur le dernier vers : L'infortuné languit dans son cruel lien , Désire, a peu d'espoir, et ne demande rien. Il aurait dû faire honneur de cette traduction à d'Alembert qui, longtemps avant M. Baour, avait rendu dans les mêmes termes la pensée du Tasse. Voyez, dans ses Œuvres, le morceau qui a pour titre : Sur la tombe de mademoiselle de Lespinasse. (R.) * ↑ On croit qu'Annibal passa par la Savoie : c'est donc chez les Savoyards qu'est le temple de la Renommée. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Ce ramas est bien vil en effet. Ces gens-là, comme on sait, ont vomi des torrents de calomnies contre l'auteur, qui ne leur avait fait aucun mal. Ils ont imprimé qu'il était un plagiaire; qu'il ne croyait pas en Dieu; que le bienfaiteur de la race de Corneille était l'ennemi de Corneille; qu'il était fils d'un paysan. Ils lui ont attribué les aventures les plus fausses. Ils ont redit vingt fois qu'il vendait ses ouvrages. Il est bien juste qu'à la fin il chasse cette canaille du sanctuaire de la Renommée, où elle a voulu s'introduire comme des voleurs se glissent de nuit dans une église pour y voler dos calices. (Note de Voltaire, 1773.) — Voyez, sur Sabatier, nomme ici Savatier par dérision, et sur tous ces autres messieurs, le texte et les notes du dix-huitième chant. (K.) * ↑ Chérubin, esprit céleste, ou ange du second ordre de la première hiérarchie. Ce mot vient de l'hébreu chérub, dont le pluriel est chérubim. Les chérubins avaient quatre ailes comme quatre faces, et des pieds de bœuf. (Note de Voltaire, 1702.) — Cette note, dans l'édition de 1762, se terminait ainsi : «...bœuf. Voyez la Gemare. » Il y avait évidemment faute d'impression, et il fallait lire : « Voyez la Genèse. » Mais la Genèse, qui parle en effet des chérubins (iii, 24), ne décrit point leur forme, comme paraissait l'indiquer ce renvoi, qui disparut dans les éditions suivantes. Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de remarquer qu'ici encore Voltaire, tant accusé d'infidélité ou tout au moins d'inexactitude dans ses citations, était au contraire exact et fidèle. Possesseur de la Bible de dom Calmet, il avait trouvé à cet endroit de la Genèse une assez longue dissertation sur la forme des chérubins. (R.) * ↑ Alguazil : guazil, en arabe, signifie huissier; de là alguazil, archer espagnol. (Note de Voltaire, 1702.) * ↑ Champion vient du champ, pion du champ : pion, mot indien adopté par les Arabes; il signifie soldat. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Braquemart, du grec brachi-makera, courte épée. (Id., 1762.)
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La Pucelle d’Orléans/5
# La Pucelle d’Orléans/5 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT V Omes amis ! vivons en bons chrétiens ! C’est le parti, croyez-moi, qu’il faut prendre. A son devoir il faut enfin se rendre. Dans mon printemps j’ai hanté des vauriens ; A leurs désirs ils se livraient en proie, Souvent au bal, jamais dans le saint lieu, Soupant, couchant chez des filles de joie, Et se moquant des serviteurs de Dieu. Qu’arrive-t-il ? la Mort, la Mort fatale, Au nez camard, à la tranchante faux, Vient visiter nos diseurs de bons mots ; La Fièvre ardente, à la marche inégale, Fille du Styx, huissière d’Atropos, Porte le trouble en leurs petits cerveaux : A leur chevet une garde, un notaire, Viennent leur dire : " Allons, il faut partir ; Où voulez-vous, monsieur, qu’on vous enterre ? " Lors un tardif et faible repentir Sort à regret de leur mourante bouche. L’un à son aide appelle saint Martin, L’autre saint Roch, l’autre sainte Mitouche. On psalmodie, on braille du latin, On les asperge, hélas ! le tout en vain. Aux pieds du lit se tapit le malin, Ouvrant la griffe ; et lorsque l’âme échappe Du corps chétif, au passage il la happe, Puis vous la porte au fin fond des enfers, Digne séjour de ces esprits pervers. Mon cher lecteur, il est temps de te dire, Qu’un jour Satan, seigneur du sombre empire, A ses vassaux donnait un grand régal. Il était fête au manoir infernal : On avait fait une énorme recrue, Et les démons buvaient la bienvenue D’un certain pape, et d’un gros cardinal, D’un roi du Nord, de quatorze chanoines, Trois intendants, deux conseillers, vingt moines, Tous frais venus du séjour des mortels, Et dévolus aux brasiers éternels. Le roi cornu de la huaille noire Se déridait au milieu de ses pairs ; On s’enivrait du nectar des enfers, On fredonnait quelques chansons à boire, Lorsqu’à la porte il s’élève un grand cri : " Ah ! bonjour donc, vous voilà, vous voici ; C’est lui, messieurs, c’est le grand émissaire ; C’est Grisbourdon, notre féal ami ; Entrez, entrez, et chauffez-vous ici : Et bras dessus et bras dessous, beau père, Beau Grisbourdon, docteur de Lucifer, Fils de Satan, apôtre de l’enfer ! " On vous l’embrasse, on le baise, on le serre ; On vous le porte, en moins d’un tour de main, Toujours baisé, vers le lieu du festin. Satan se lève et lui dit : " Fils du diable, O des frapparts ornement véritable, Certes sitôt je n’espérais te voir ; Chez les humains tu m’étais nécessaire. Qui mieux que toi peuplait notre manoir ? Par toi la France était mon séminaire ; En te voyant, je perd tout mon espoir. Mais du destin la volonté soit faite ! Bois avec nous, et prend place à ma droite. " Le cordelier, plein d’une sainte horreur, Baise à genoux l’ergot de son seigneur ; Puis d’un air morne il jette au loin la vue Sur cette vaste et brûlante étendue, Séjour de feu qu’habitent pour jamais L’affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits ; Trône éternel, où sied l’esprit immonde, Abîme immense où s’engloutit le monde ; Sépulcre où gît la docte antiquité, Esprit, amour, savoir, grâce, beauté, Et cette foule immortelle, innombrable, D’enfants du ciel, créés tous pour le diable. Tu sais, lecteur, qu’en ces feux dévorants Les meilleurs rois sont avec les tyrans. Nous y plaçons Antonin, Marc-Aurèle ; Ce bon Trajan, des princes le modèle ; Ce doux Titus, l’amour de l’univers ; Les deux Catons, ces fléaux des pervers ; Ce Scipion, maître de son courage, Lui qui vainquit et l’amour et Carthage. Vous y grillez, docte et savant Platon, Divin Homère, éloquent Cicéron ; Et vous, Socrate, enfant de la sagesse, Martyr de Dieu dans la profane Grèce ; Juste Aristide, et vertueux Solon : Tous malheureux morts sans confession. Mais ce qui plus étonna Grisbourdon, Ce fut de voir en la chaudière grande Certains quidams, saints ou rois, dont le nom Orne l’histoire, et pare la légende. Un des premiers était le roi Clovis. Je vois d’abord mon lecteur qui s’étonne Qu’un si grand roi, qui tout son peuple a mis Dans le chemin du benoît paradis, N’ait pu jouir du salut qu’il nous donne. Ah ! qui croirait qu’un premier roi chrétien Fût en effet damné comme un païen ? Mais mon lecteur se souviendra très-bien. Qu’être lavé de cette eau salutaire Ne suffit pas, quand le cœur est gâté. Or ce Clovis, dans le crime empâté, Portait un cœur inhumain, sanguinaire ; Et saint Remi ne put laver jamais Ce Roi des Francs, gangrené de forfaits. Parmi ces grands, ces souverains du monde, Ensevelis dans cette nuit profonde, On discernait le fameux Constantin. " Est-il bien vrai ? criait avec surprise Le moine gris : ô rigueur ! ô destin ! Quoi ! ce héros fondateur de l’Église, Qui de la terre a chassé les faux dieux, Est descendu dans l’enfer avec eux ? " Lors Constantin dit ces propres paroles : " J’ai renversé le culte des idoles ; Sur les débris de leurs temples fumants, Au Dieu du ciel j’ai prodigué l’encens : Mais tous mes soins pour sa grandeur suprême N’eurent jamais d’autre objet que moi-même ; Les saints autels n’étaient à mes regards Qu’un marchepied du trône de Césars. L’ambition, les fureurs, les délices, Étaient mes dieux, avaient mes sacrifices. L’or des chrétiens, leurs intrigues, leur sang, Ont cimenté ma fortune et mon rang. Pour conserver cette grandeur si chère, J’ai massacré mon malheureux beau-père. Dans les plaisirs et dans le sang plongé, Faible et barbare, en ma fureur jalouse, Ivre d’amour, et de soupçons rongé, Je fis périr mon fils et mon épouse. O Grisbourdon, ne sois plus étonné Si comme toi Constantin est damné ! " Le révérend de plus en plus admire Tous les secrets du ténébreux empire. Il voit partout de grands prédicateurs, Riches prélats, casuistes, docteurs, Moines d’Espagne, et nonnains d’Italie. De tous les rois il voit les confesseurs, De nos beautés il voit les directeurs : Le paradis ils ont eu dans leur vie. Il aperçut dans le fond d’un dortoir Certain frocard moitié blanc, moitié noir, Portant crinière en écuelle arrondie. Au fier aspect de cet animal pie, Le cordelier, riant d’un ris malin, Se dit tout bas : " Cet homme est jacobin. Quel est ton nom ? " lui cria-t-il soudain. L’ombre répond d’un ton mélancolique : " Hélas ! mon fils, je suis saint Dominique. " A ce discours, à cet auguste nom, Vous eussiez vu reculer Grisbourdon ; Il se signait, il ne pouvait le croire. " Comment, dit-il, dans la caverne noire Un si grand saint, un apôtre, un docteur ! Vous de la foi le sacré promoteur, Homme de Dieu, prêcheur évangélique, Certes ! ici la grâce est en défaut, Vous dans l’enfer ainsi qu’un hérétique ! Certes ici la grâce est en défaut. Pauvres humains, qu’on est trompé là-haut ! Et puis allez, dans vos cérémonies, De tous les saints chanter les litanies ! " Lors repartit, avec un ton dolent, Notre Espagnol au manteau noir et blanc : " Ne songeons plus aux vains discours des hommes ; De leurs erreurs qu’importe le fracas ? Infortunés, tourmentés où nous sommes, Loués, fêtés où nous ne sommes pas : Tel sur la terre a plus d’une chapelle, Qui dans l’enfer rôtit bien tristement ; Et tel au monde on damne impunément, Qui dans les cieux a la vie éternelle. Pour moi, je suis dans la noire séquelle Très-justement, pour avoir autrefois Persécuté ces pauvres albigeois. Je n’étais pas envoyé pour détruire, Et je suis cuit pour les avoir fait cuire. " Oh ! quand j’aurais une langue de fer, Toujours parlant je ne pourrais suffire, Mon cher lecteur, à te nombrer et dire Combien de saints on rencontre en enfer. Quand des damnés la cohorte rôtie Eut assez fait au fils de saint François Tous les honneurs de leur triste patrie, Chacun cria d’une commune voix : " Cher Grisbourdon, conte-nous, conte, conte, Qui t’a conduit vers une fin si prompte ; Conte-nous donc par quel étonnant cas Ton âme dure est tombée ici bas. — Messieurs, dit-il, je ne m’en défends pas ; Je vous dirai mon étrange aventure ; Elle pourra vous étonner d’abord : Mais il ne faut me taxer d’imposture ; On ne ment plus sitôt que l’on est mort. " J’étais là haut, comme on sait, votre apôtre ; Et, pour l’honneur du froc et pour le vôtre, Je concluais l’exploit le plus galant Que jamais moine ait fait hors du couvent. Mon muletier, ah l’animal insigne ! Ah le grand homme ! ah quel rival condigne ! Mon muletier, ferme dans son devoir, D’Hermaphrodix avait passé l’espoir. J’avais aussi pour ce monstre femelle, Sans vanité, prodigué tout mon zèle ; Le fils d’Alix, ravi d’un tel effort, Nous laissait Jeanne en vertu de l’accord. Jeanne la forte, et Jeanne la rebelle, Perdait bientôt ce grand nom de Pucelle ; Entre mes bras elle se débattait, Le muletier par-dessous la tenait ; Hermaphrodix de bon cœur ricanait. " Mais croirez-vous ce que je vais vous dire ? L’air s’entr’ouvrit, et du haut de l’empire Qu’on nomme ciel (lieux où ni vous ni moi N’irons jamais, et vous savez pourquoi), Je vis descendre, ô fatale merveille ! Cet animal qui porte longue oreille, Et qui jadis à Balaam parla, Quand Balaam sur la montagne alla. Quel terrible âne ! il portait une selle D’un beau velours, et sur l’arçon d’icelle Était un sabre à deux larges tranchants : De chaque épaule il lui sortait une aile Dont il volait, et devançait les vents. A haute voix alors s’écria Jeanne : " Dieu soit loué ! voici venir mon âne. " A ce discours, je fus transi d’effroi ; L’âne à l’instant ses quatre genoux plie, Lève sa queue et sa tête polie, Comme disant à Dunois : " Monte moi. " Dunois le monte, et l’animal s’envole Sur notre tête, et passe, et caracole. Dunois, planant le cimeterre en main, Sur moi chétif fondit d’un vol soudain. Mon cher Satan, mon seigneur souverain, Ainsi, dit-on, lorsque tu fis la guerre Imprudemment au maître du tonnerre, Tu vis sur toi s’élancer saint Michel, Vengeur fatal des injures du ciel. " Réduit alors à défendre ma vie, J’eus mon recours à la sorcellerie. Je dépouillai d’un nerveux cordelier Le sourcil noir et le visage altier : Je pris la mine et la forme charmante D’une beauté douce, fraîche, innocente ; De blonds cheveux se jouaient sur mon sein ; De gaze fine une étoffe brillante Fit entrevoir une gorge naissante. J’avais tout l’art du sexe féminin : Je composais mes yeux et mon visage ; On y voyait cette naïveté Qui toujours trompe, et qui toujours engage. Sous ce vernis un air de volupté Eût des humains rendu fou le plus sage. J’eusse amolli le cœur le plus sauvage ; Car j’avais tout, artifice et beauté. Mon paladin en parut enchanté. J’allais périr ; ce héros invincible Avait levé son braquemart terrible ; Son bras étais à demi descendu, Et Grisbourdon se croyait pourfendu. Dunois regarde, il s’émeut, il s’arrête. Qui de Méduse eût vu jadis la tête Était en roc mué soudainement : Le beau Dunois changea bien autrement. Il avait l’âme avec les yeux frappée ; Je vis tomber sa redoutable épée : Je vis Dunois sentir à mon aspect Beaucoup d’amour et beaucoup de respect. Qui n’aurait cru que j’eusse eu la victoire ? Mais voici bien le pis de mon histoire. " Le muletier, qui pressait dans ses bras De Jeanne d’Arc les robustes appas, En me voyant si gentille et si belle, Brûla soudain d’une flamme nouvelle. Hélas ! mon cœur ne le soupçonnait pas De convoiter des charmes délicats. Un cœur grossier connaître l’inconstance ! Il lâcha prise, et j’eus la préférence. Il quitte Jeanne ; ah ! funeste beauté ! A peine Jeanne est-elle en liberté, Qu’elle aperçut le brillant cimeterre Qu’avait Dunois laissé tomber par terre, Du fer tranchant sa dextre se saisit ; Et, dans l’instant que le rustre infidèle Quittait pour moi la superbe Pucelle, Par le chignon Jeanne d’Arc m’abattit, Et, d’un revers, la nuque me fendit. Depuis ce temps, je n’ai nulle nouvelle Du muletier, de Jeanne la cruelle, D’Hermaphrodix, de l’âne, de Dunois. Puissent-ils tous être empalés cent fois ! Et que le ciel, qui confond les coupables, Pour mon plaisir les donne à tous les diables ! " Ainsi parlait le moine avec aigreur, Et tout l’enfer en rit d’assez bon cœur. * ↑ Ce vers est emprunté au Légataire universel de Reguard. Le notaire Scrupule dit à Crispin [acte IV, scène vi) : Fort bien ! Où voulez-vouss, monsieur, qu'on vous enterre ? * ↑ On disait autrefois sainte n'y touche, et en disait bien. On voit aisément que c'est une femme qui a l'air de n'y pas toucher; c'est par corruption qu'on dit sainte Mitouche. La langue dégénère tous les jours. J’aurais souhaité que l’auteur eût eu le courage de dire sainte n'y touche, comme nos pères. (Note de Voltaire. 1762.) * ↑ Satan est un mot chaldéen, qui signifie à peu près l'Arimane des Perses, le Typhon des Égyptiens, le Pluton des Grecs, et parmi nous le diable. Ce n‘est que chez nous qu’on le peint avec des cornes. Voyez le septième tome De forma diaboli, du révérend père Tambourini. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Frappart, nom d’amitié que les Cordeliers se donnèrent entre aux dès le quinzième siècle. Les doctes sont partagés sur l’étymologie de ce mot: il signifie certainement frappeur robuste, raide jouteur. (Id., I762.) * ↑ On ne peut regarder cette damnation de Clovis, et de tant d‘autres, que comme une fiction poétique; cependant on peut, moralement parlant, dire que Clovis a pu être puni pour avoir fait assassiner plusieurs régas se voisins, et plusieurs de ses parents : ce qui n’est pas trop chrétien. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Dans les fameux couplets attribués à J.-B. Rousseau, Vassaint est traité de B… dans le crime empâté. (R.) * ↑ Constantin arrarha la vie à son beau-père, à son beau-frère, à son neveu, à sa femme, à son fils, et fut le plus vain et le plus voluptueux de tous les hommes, d’ailleurs bon catholique ; mais il mourut arien, et baptisé par un évêque arien. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Les Cordeliers ont été de tout temps ennemis des dominicains. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Il semble que l‘auteur n'ait voulu faire ici qu'une plaisanterie. Cependant ce Guzman, inventeur de l’Inquisition,et que nous appelons Dominique, fut réellement un persécuteur. Il est certain que les Languedociens nommés Albigeois étaient des peuples f‍ifidèles à leur souverain, et qu’on leur fit la guerre la plus barbare, uniquement a cause de leurs dogmes. Il n'y a rien de plus abominable que de faire périr par le fer et par le feu un prince et ses sujets, sous prétexte qu’ils ne pensent pas comme nous. (Id., 1762.) * ↑ M. Louis du Bois fait remarquer dans ce vers une imitation de la phrase suivante, qu‘il attribueà saint-Augustin : Cruciantur ubi sunt, laudantur ubi non sunt. Je n’ai pu vérifier l’exactitude de ce renseignement. (R.) * ↑ Condigne, du latin condignus ; ce mot se trouve dans les auteurs du saizième siècle. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Cette guerre n‘est rapportée que dans le livre apocryphe sous le nom d‘Énoch; il n‘en est parlé ailleurs dans aucun livre juif. Le chef de l‘armée céleste était en effet Michel, comme le dit notre auteur; mais le capitaine des mauvais anges n’était point Satan, c'était Semexiah : on peut excuser cette inadvertance dans un long poème. (Note de Voltaire. 1762.) * ↑ Ancien mot qui signif‍ifie cimeterre. (Id., 1762.) — Voyez, pour l’étymologie de ce mot, la note 2 de la page 122.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Pucelle_d%E2%80%99Orl%C3%A9ans--4
La Pucelle d’Orléans/4
# La Pucelle d’Orléans/4 <La Pucelle d’Orléans ### CHANT IV Si j’étais roi, je voudrais être juste, Dans le repos maintenir mes sujets, Et tous les jours de mon empire auguste Seraient marqués par de nouveaux bienfaits. Que si j’étais contrôleur des finances, Je donnerais à quelques beaux esprits, Par-ci, par-là, de bonnes ordonnances : Car, après tout, leur travail vaut son prix. Que si j’étais archevêque à Paris, Je tâcherais avec le moliniste D’apprivoiser le rude janséniste. Mais si j’aimais une jeune beauté, Je ne voudrais m’éloigner d’auprès d’elle, Et chaque jour une fête nouvelle, Chassant l’ennui de l’uniformité, Tiendrait son cœur en mes fers arrêté. Heureux amants, que l’absence est cruelle ! Que de danger on essuie en amour ! On risque, hélas ! dès qu’on quitte sa belle, D’être cocu deux ou trois fois par jour. Le preux Chandos à peine avait la joie De s’ébaudir sur sa nouvelle proie, Que tout à coup Jeanne de rang en rang Porte la mort, et fait couler le sang. De Débora la redoutable lance Perce Dildo si fatal à la France, Lui qui pilla les trésors de Clairvaux, Et viola les sœurs de Fontevraux. D’un coup nouveau les deux yeux elle crève A Fonkinar, digne d’aller en Grève. Cet impudent, né dans les durs climats De l’Hibernie, au milieu des frimas, Depuis trois ans faisait l’amour en France, Comme un enfant de Rome ou de Florence. Elle terrasse et milord Halifax, Et son cousin l’impertinent Borax, Et Midarblou qui renia son père, Et Bartonay qui fit cocu son frère. A son exemple on ne voit chevalier, Il n’est gendarme, il n’est bon écuyer, Qui dix Anglais n’enfile de sa lance. La mort les suit, la terreur les devance : On croyait voir en ce moment affreux Un dieu puissant qui combat avec eux. Parmi le bruit de l’horrible tempête, Frère Lourdis criait à pleine tête : " Elle est pucelle, Anglais, frémissez tous ; C’est saint Denys qui l’arme contre vous ; Elle est pucelle, elle a fait des miracles ; Contre son bras vous n’avez point d’obstacles ; Vite à genoux, excréments d’Albion, Demandez-lui sa bénédiction. " Le fier Talbot, écumant de colère, Incontinent fait empoigner le frère ; On vous le lie, et le moine content, Sans s’émouvoir, continuait criant : " Je suis martyr ; Anglais, il faut me croire ; Elle est pucelle ; elle aura la victoire. " L’homme est crédule, et dans son faible cœur Tout est reçu ; c’est une molle argile. Mais que surtout il paraît bien facile De nous surprendre et de nous faire peur ! Du bon Lourdis le discours extatique Fit plus d’effet sur le cœur des soldats Que l’amazone et sa troupe héroïque N’en avaient fait par l’effort de leurs bras. Ce vieil instinct qui fait croire aux prodiges, L’esprit d’erreur, le trouble, les vertiges, La froide crainte et les illusions, On fait tourner la tête des Bretons. De ces Bretons la nation hardie Avait alors peu de philosophie ; Maints chevaliers étaient des esprits lourds : Les beaux esprits ne sont que de nos jours. Le preux Chandos, toujours plein d’assurance, Criait aux siens : " Conquérants de la France, Marchez à droite. " Il dit, et dans l’instant On tourne à gauche, et l’on fuit en jurant. Ainsi jadis dans ces plaines fécondes Que de l’Euphrate environnent les ondes, Quand des humains l’orgueil capricieux Voulut bâtir près des voûtes des cieux, Dieu, ne voulant d’un pareil voisinage, En cent jargons transmua leur langage. Sitôt qu’un d’eux à boire demandait, Plâtre ou mortier d’abord on lui donnait ; Et cette gent, de qui Dieu se moquait, Se sépara, laissant là son ouvrage. On sait bientôt aux remparts d’Orléans Ce grand combat contre les assiégeants : La renommée y vole à tire-d’aile, Et va prônant le nom de la Pucelle. Vous connaissez l’impétueuse ardeur De nos Français ; ces fous sont pleins d’honneur : Ainsi qu’au bal ils vont tous aux batailles. Déjà Dunois la gloire des bâtards, Dunois qu’en Grèce on aurait pris pour Mars, Et La Trimouille, et La Hire, et Saintrailles, Et Richemont, sont sortis des murailles, Croyant déjà chasser les ennemis, Et criant tous : " Où sont-ils ? où sont-ils ? " Ils n’étaient pas bien loin : car près des portes Sire Talbot, homme de très-grand sens, Pour s’opposer à l’ardeur de nos gens, En embuscade avait mis dix cohortes. Sire Talbot a depuis plus d’un jour Juré tout haut par saint George et l’Amour Qu’il entrerait dans la ville assiégée. Son âme était vivement partagée : Du gros Louvet la superbe moitié Avait pour lui plus que de l’amitié ; Et ce héros, qu’un noble espoir enflamme, Veut conquérir et la ville et sa dame. Nos chevaliers à peine ont fait cent pas, Que ce Talbot leur tombe sur les bras ; Mais nos Français ne s’étonnèrent pas. Champs d’Orléans, noble et petit théâtre De ce combat terrible, opiniâtre, Le sang humain dont vous fûtes couverts Vous engraissa pour plus de cent hivers. Jamais les champs de Zama, de Pharsale, De Malplaquet la campagne fatale, Célères lieux, couverts de tant de morts N’ont vu tenter de plus hardis efforts. Vous eussiez vu les lances hérissées, L’une sur l’autre en cent tronçons cassées ; Les écuyers, les chevaux renversés, Dessus leurs pieds dans l’instant redressés ; Le feu jaillir des coups de cimeterre, Et du soleil redoubler la lumière ; De tous côtés voler, tomber à bas, Épaules, nez, mentons, pieds, jambes, bras. Du haut des cieux les anges de la guerre, Le fier Michel, et l’exterminateur, Et des Persans le grand flagellateur, Avaient les yeux attachés sur la terre, Et regardaient ce combat plein d’horreur. Michel alors prit la vaste balance Où dans le ciel on pèse les humains ; D’une main sûre il pesa les destins Et les héros d’Angleterre et de France. Nos chevaliers, pesés exactement, Légers de poids par malheur se trouvèrent : Du grand Talbot les destins l’emportèrent : C’était du ciel un secret jugement. Le Richemont se voit incontinent Percé d’un trait de la hanche à la fesse ; Le vieux Saintraille, au dessus du genou ; Le beau La Hire, ah ! je n’ose dire où ; Mais que je plains sa gentille maîtresse ! Dans un marais La Trimouille enfoncé Ne put sortir qu’avec un bras cassé : Donc à la ville il fallut qu’ils revinssent Tout éclopés, et qu’au lit ils se tinssent. Voilà comment ils furent bien punis, Car ils s’étaient moqués de saint Denys. Comme il lui plaît, Dieu fait justice ou grâce ; Quesnel l’a dit, nul ne peut en douter : Or il lui plut le bâtard excepter Des étourdis dont il punit l’audace. Un chacun d’eux, laidement ajusté, S’en retournait sur un brancard porté, En maugréant et Jeanne et la fortune. Dunois, n’ayant égratignure aucune, Pousse aux Anglais, plus prompt que les éclairs : Il fend leurs rangs, se fait jour à travers, Passe, et se trouve aux lieux où la Pucelle Fait tout tomber, où tout fuit devant elle. Quand deux torrents, l’effroi des laboureurs, Précipités du sommet des montagnes, Mêlent leurs flots, assemblent leurs fureurs, Ils vont noyer l’espoir de nos campagnes : Plus dangereux étaient Jeanne et Dunois, Unis ensemble, et frappant à la fois. Dans leur ardeur si bien ils s’emportèrent, Si rudement les Anglais ils chassèrent, Que de leurs gens bientôt ils s’écartèrent. La nuit survint ; Jeanne et l’autre héros, N’entendant plus ni Français ni Chandos, Font tous deux halte en criant : " Vive France ! " Au coin d’un bois où régnait le silence. Au clair de lune ils cherchent le chemin. Ils viennent, vont, tournent, le tout en vain ; Enfin rendus, ainsi que leur monture, Mourants de faim, et lassés de chercher, Ils maudissaient la fatale aventure D’avoir vaincu sans savoir où coucher. Tel un vaisseau sans voile, sans boussole, Tournoie au gré de Neptune et d’Éole. Un certain chien, qui passa tout auprès, Pour les sauver sembla venir exprès ; Le chien approche, il jappe, il leur fait fête ; Virant sa queue, et portant haut sa tête, Devant eux marche ; et se tournant cent fois, Il paraissait leur dire en son patois : " Venez par-là, messieurs, suivez-moi vite ; Venez, vous dis-je, et vous aurez bon gîte. " Nos deux héros entendirent fort bien, Par ces façons ce que voulait ce chien ; Ils suivent donc, guidés par l’espérance, Et priant Dieu pour le bien de la France, Et se faisant tous deux de temps en temps Sur leur exploits, de très-beaux compliments. Du coin lascif d’une vive prunelle, Dunois lorgnait malgré lui la Pucelle ; Mais il savait qu’à son bijou caché De tout l’État le sort est attaché, Et qu’à jamais la France est ruinée, Si cette fleur se cueille avant l’année. Il étouffait noblement ses désirs, Et préférait l’État à ses plaisirs. Et cependant, quand la rouet mal sûre De l’âne saint faisait clocher l’allure, Dunois ardent, Dunois officieux De son bras droit retenait la guerrière, Et Jeanne d’Arc, en clignotant des yeux De son bras gauche étendu par derrière Serrait aussi ce héros vertueux : Dont il advint, tandis qu’ils chevauchèrent, Que très-souvent leurs bouches se touchèrent, Pour se parler tous les deux de plus près De la patrie et de ses intérêts. On m’a conté, ma belle Konismare, Que Charles douze, en son humeur bizarre, Vainqueur des rois et vainqueur de l’amour, N’osa t’admettre à sa brutale cour : Charles craignit de te rendre les armes ; Il se sentit, il évita tes charmes. Mais tenir Jeanne et ne point y toucher, Se mettre à table, avoir faim sans manger, Cette victoire était cent fois plus belle. Dunois ressemble à Robert d’Arbrisselle, A ce grand saint qui se plus à coucher Entre les bras de deux nonnes fessues, A caresser quatre cuisses dodues, Quatre tetons, et le tout sans pécher. Au point du jour apparut à leur vue Un beau palais d’une vaste étendue : De marbre blanc était bâti le mur ; Une dorique et longue colonnade Porte un balcon formé de jaspe pur ; De porcelaine était la balustrade. Nos paladins, enchantés, éblouis, Crurent entrer tout droit en paradis. Le chien aboie : aussitôt vingt trompettes Se font entendre, et quarante estafiers, A pourpoints d’or, à brillantes braguettes, Viennent s’offrir à nos deux chevaliers. Très-galamment deux jeunes écuyers Dans le palais par la main les conduisent ; Dans des bains d’or filles les introduisent Honnêtement ; puis lavés, essuyés, D’un déjeuner amplement festoyés, Dans de beaux lits brodés ils se couchèrent, Et jusqu’au soir en héros ils ronflèrent. Il faut savoir que le maître et seigneur De ce logis, digne d’un empereur, Était le fils de l’un de ces génies, Des vastes cieux habitants éternels, De qui souvent les grandeurs infinies S’humanisaient chez les faibles mortels. Or cet esprit, mêlant sa chair divine Avec la chair d’une bénédictine, En avait eu le seigneur Hermaphrodix, Grand nécromant, et le très-digne fils De cet incube et de la mère Alix. Le jour qu’il eut quatorze ans accomplis, Son géniteur, descendant de sa sphère, Lui dit : " Enfant, tu me dois la lumière ; Je viens te voir, tu peux former des vœux ; Souhaite, parle, et je te rends heureux. " Hermaphrodix, né très-voluptueux, Et digne en tout de sa noble origine, Dit : " Je me sens de race bien divine, Car je rassemble en moi tous les désirs, Et je voudrais avoir tous les plaisirs. De voluptés rassasiez mon âme ; Je veux aimer comme homme et comme femme, Être la nuit du sexe féminin, Et tout le jour du sexe masculin. " L’incube dit : " Tel sera ton destin ; " Et dès ce jour la ribaude figure Jouit des droits de sa double nature : Ainsi Platon, le confident des dieux, A prétendu que nos premiers aïeux, D’un pur limon pétri des mains divines Nés tous parfaits et nommés androgynes, Également des deux sexes pourvus, Se suffisaient par leurs propres vertus. Hermaphrodix était bien au-dessus : Car se donner du plaisir à soi-même, Ce n’est pas là le sort le plus divin ; Il est plus beau d’en donner au prochain, Et deux à deux est le bonheur suprême. Ses courtisans disaient que tout à tour C’était Vénus, c’était le tendre Amour : De tous côtés ils luis cherchaient des filles, Des bacheliers ou des veuves gentilles. Hermaphrodix avait oublié net De demander un don plus nécessaire, Un don sans quoi nul plaisir n’est parfait, Un don charmant ; eh quoi ? celui de plaire. Dieu, pour punir cet effréné paillard, Le fit plus laid que Samuel Bernard ; Jamais ses yeux ne firent de conquêtes ; C’est vainement qu’il prodiguait les fêtes, Les longs repas, les danses, les concerts ; Quelquefois même il composait des vers. Mais quand un jour il tenait une belle, Et quand la nuit sa vanité femelle Se soumettait à quelque audacieux, Le ciel alors trahissait tous ses vœux ; Il recevait pour toutes embrassades, Mépris, dégoûts, injures, rebuffades : Le juste ciel lui faisait bien sentir Que les grandeurs ne sont pas du plaisir. " Quoi ! disait-il, la moindre chambrière Tient son galant étendu sur son sein ; Un lieutenant trouve une conseillère ; Dans un moutier un moine a sa nonnain : Et moi, génie, et riche, et souverain, Je suis le seul dans la machine ronde Privé d’un bien dont jouit tout le monde ! " Lors il jura, par les quatre éléments, Qu’il punirait les garçons et les belles Qui n’auraient pas pour lui des sentiments, Et qu’il ferait des exemples sanglants Des cœurs ingrats, et surtout des cruelles. Il recevait en roi les survenants ; Et de Saba la reine basanée, Et Thalestris dans la Perse amenée, Avaient reçu des moins riches présents Des deux grands rois qui brûlèrent pour elles, Qu’il n’en faisait aux chevaliers errants, Aux bacheliers, aux gentes demoiselles. Mais si quelqu’un d’un esprit trop rétif Manquait pour lui d’un peu de complaisance, S’il lui faisait la moindre résistance, Il était sûr d’être empalé tout vif. Le soir venu, monseigneur étant femme, Quatre huissiers de la part de madame, Viennent prier notre aimable bâtard De vouloir bien descendre sur le tard Dans l’entre-sol, tandis qu’en compagnie Jeanne soupait avec cérémonie. Le beau Dunois tout parfumé descend Au cabinet où le souper l’attend. Tel que jadis la sœur de Ptolémée, De tout plaisir noblement affamée, Sut en donner à ces Romains fameux, A ces héros fiers et voluptueux, Au grand César, au brave ivrogne Antoine ; Tel que moi-même en ai fait chez un moine, Vainqueur heureux de ses pesants rivaux, Quand on l’élut roi tondu de Clairvaux ; Ou tel encore, aux voûtes éternelles, Si l’on en croit frère Orphée et Nason, Et frère Homère, Hésiode, Platon, Le dieu des dieux, patron des infidèles, Loin de Junon soupe avec Sémélé, Avec Isis, Europe, ou Danaé ; Les plats sont mis sur la table divine Des belles mains de la tendre Euphrosine, Et de Thalie, et de la jeune Églé, Qui, comme on sait, sont là-haut les trois Grâces, Dont nos pédants suivent si peu les traces ; Le doux nectar est servi par Hébé, Et par l’enfant du fondateur du Troie, Qui dans Ida par un aigle enlevé De son seigneur en secret fait la joie : Ainsi soupa madame Hermaphrodix Avec Dunois, juste entre neuf et dix. Madame avait prodigué la parure : Les diamants surchargeaient sa coiffure ; Son gros cou jaune, et ses deux bras carrés, Sont de rubis, de perles entourés ; Elle en était encor plus effroyable. Elle le presse au sortir de la table : Dunois trembla pour la première fois. Des chevaliers c’était le plus courtois : Il eût voulu de quelque politesse Payer au moins les soins de son hôtesse ; Et du tendron contemplant la laideur, Il se disait : " J’en aurai plus d’honneur. " Il n’en eut point : le plus brillant courage Peut quelquefois essuyer cet outrage. Hermaphrodix, en son affliction, Eut pour Dunois quelque compassion ; Car en secret son âme était flattée De grands efforts du triste champion. Sa probité, sa bonne intention Fut cette fois pour le fait réputée. " Demain, dit-elle, on pourra vous offrir Votre revanche. Allez, faites en sorte Que votre amour sur vos respects l’emporte, Et soyez prêt, seigneur, à mieux servir. " Déjà du jour la belle avant-courrière De l’orient entr’ouvrait la barrière : Or vous savez que cet instant préfix En cavalier changeait Hermaphrodix. Alors brûlant d’une flamme nouvelle Il s’en va droit au lit de la Pucelle, Les rideaux tire, et lui fourrant au sein Sans compliment son impudente main, Et lui donnant un baiser immodeste, Attente en maître à sa pudeur céleste : Plus il s’agite, et plus il devint laid. Jeanne, qu’anime une chrétienne rage, D’un bras nerveux lui détache un soufflet A poing fermé sur son vilain visage. Ainsi j’ai vu, dans mes fertiles champs, Sur un pré vert, une de mes cavales, Au poil de tigre, aux taches inégales, Aux pieds légers, aux jarrets bondissants, Réprimander d’une fière ruade Un bourriquet de sa croupe amoureux, Qui dans sa lourde et grossière embrassade Dressait l’oreille, et se croyait heureux. Jeanne en cela fit sans doute une faute ; Elle devait des égards à son hôte. De la pudeur je prends les intérêts ; Cette vertu n’est point chez moi bannie : Mais quand un prince, et surtout un génie, De vous baiser a quelque douce envie, Il ne faut pas lui donner des soufflets. Le fils d’Alix, quoiqu’il fût des plus laids, N’avait point vu de femme assez hardie Pour l’oser battre en son propre palais. Il crie, on vient ; ses pages, ses valets, Gardes, lutins, à ses ordres sont prêts : L’un d’eux lui dit que la fière Pucelle Envers Dunois n’était pas si cruelle. O calomnie ! affreux poison des cours, Discours malins, faux rapports, médisance, Serpents maudits, sifflerez-vous toujours Chez les amants comme à la cour de France ? Notre tyran, doublement outragé, Sans nul délai voulut être vengé. Il prononça la sentence fatale : " Allez, dit-il, amis, qu’on les empale. " On obéit ; on fit incontinent Tous les apprêts de ce grand châtiment. Jeanne et Dunois, l’honneur de la patrie, S’en vont mourir au printemps de leur vie. Le beau bâtard est garrotté tout nu, Pour être assis sur un bâton pointu. Au même instant, une troupe profane Mène au poteau la belle et fière Jeanne ; Et ses soufflets, ainsi que ses appas, Seront punis par un affreux trépas. De sa chemise aussitôt dépouillée, De coups de fouet en passant flagellée, Elle est livrée aux cruels empaleurs. Le beau Dunois, soumis à leurs fureurs, N’attendant plus que son heure dernière, Faisait à Dieu sa dévote prière ; Mais une œillade impérieuse et fière De temps en temps étonnait les bourreaux, Et ses regards disaient : " C’est un héros. " Mais quand Dunois eut vu son héroïne, Des fleurs de lis vengeresse divine, Prête à subir cette effroyable mort, Il déplora l’inconstance du sort : De la Pucelle il parcourait les charmes ; Et regardant les funestes apprêts De ce trépas, il répandit des larmes, Que pour lui-même il ne versa jamais. Non moins superbe et non moins charitable, Jeanne, aux frayeurs toujours impénétrable, Languissamment le beau bâtard lorgnait, Et pour lui seul son grand cœur gémissait. Leur nudité, leur beauté, leur jeunesse, En dépit d’eux réveillaient leur tendresse. Ce feu si doux, si discret, et si beau, Ne s’échappait qu’au bord de leur tombeau ; Et cependant l’animal amphibie, A son dépit joignant la jalousie, Faisait aux siens l’effroyable signal Qu’on empalât le couple déloyal. Dans ce moment, une voix de tonnerre, Qui fit trembler et les airs et la terre, Crie : " Arrêtez, gardez-vous d’empaler, N’empalez pas. " Ces mots font reculer Les fiers licteurs. On regarde, on avise Sous le portail un grand homme d’Église, Coiffé d’un froc, les reins ceints d’un cordon : On reconnut le père Grisbourdon. Ainsi qu’un chien dans la forêt voisine, Ayant senti d’une adroite narine Le doux fumet, et tous ces petits corps Sortant au loin de quelque cerf dix-corps, Il le poursuit d’une course légère, Et sans le voir, par l’odorat mené, Franchit fossés, se glisse en la bruyère, Par d’autres cerfs il n’est point détourné : Ainsi le fils de saint François d’Assise, Porté toujours par son lourd muletier, De la Pucelle a suivi le sentier, Courant sans cesse, et ne lâchant point prise. En arrivant, il cria : " Fils d’Alix, Au nom du diable, et par les eaux du Styx, Par le démon, qui fut ton digne père, Par le psautier de sœur Alix ta mère, Sauve le jour à l’objet de mes vœux ; Regarde-moi, je viens payer pour deux. Si ce guerrier et si cette pucelle Ont mérité ton indignation, Je tiendrai lieu de ce couple rebelle ; Tu sais quelle est ma réputation. Tu vois de plus cet animal insigne, Ce mien mulet, de me porter si digne ; Je t’en fais don, c’est pour toi qu’il est fait ; Et tu diras : " Tel moine, tel mulet. " Laissons aller ce gendarme profane ; Qu’on le délie, et qu’on nous laisse Jeanne ; Nous demandons tous deux pour digne prix Cette beauté dont nos cœurs sont épris. " Jeanne écoutait cet horrible langage En frémissant : sa foi, son pucelage, Ses sentiments d’amour et de grandeur, Plus que la vie étaient chers à son cœur. La grâce encor, du ciel ce don suprême, Dans son esprit combattait Dunois même. Elle pleurait, elle implorait les cieux, Et, rougissant d’être ainsi toute nue, De temps en temps fermant ses tristes yeux, Ne voyant point, croyait n’être point vue. Le bon Dunois était désespéré ; " Quoi ! disait-il, ce pendard décloîtré Aura ma Jeanne, et perdra ma patrie ! Tout va céder à ce sorcier impie ! Tandis que moi, discret jusqu’à ce jour, Modestement, je cachais mon amour ! " Et cependant l’offre honnête et polie De Grisbourdon fit un très-bon effet Sur les cinq sens, sur l’âme du génie. Il s’adoucit, il parut satisfait. " Ce soir, dit-il, vous et votre mulet Tenez-vous prêts : je cède, je pardonne A ces Français ; je vous les abandonne. " Le moine gris possédait le bâton Du bon Jacob, l’anneau de Salomon, Sa clavicule, et la verge enchantée Des conseillers-sorciers de Pharaon, Et le balais sur qui parut montée Du preux Saül la sorcière édentée, Quand dans Endor à ce prince imprudent Elle fit voir l’âme d’un revenant. Le cordelier en savait tout autant ; Il fit un cercle, et prit de la poussière, Que sur la bête il jeta par derrière, En lui disant ces mots toujours puissants Que Zoroastre enseignait aux Persans. A ces grands mots dits en langue du diable, O grand pouvoir ! ô merveille ineffable ! Notre mulet sur deux pieds se dressa, Sa tête oblongue en ronde se changea, Ses longs crins noirs petits cheveux devinrent, Sous son bonnet ses oreilles se tinrent. Ainsi jadis ce sublime empereur Dont Dieu punit le cœur dur et superbe, Devenu bœuf, et sept ans nourri d’herbe, Redevint homme, et n’en fut pas meilleur. Du cintre bleu de la céleste sphère, Denys voyait avec des yeux de père De Jeanne d’Arc le déplorable cas ; Il eût voulu s’élancer ici-bas, Mais il était lui-même en embarras. Denys s’était attiré sur les bras Par son voyage une fâcheuse affaire. Saint George était le patron d’Angleterre ; Il se plaignit que monsieur saint Denys, Sans aucun ordre et sans aucun avis, A ses Bretons eût fait ainsi la guerre. George et Denys, de propos en propos, Piqués au vif, en vinrent aux gros mots. Les saints anglais ont dans leur caractère Je ne sais quoi de dur et d’insulaire : On tient toujours un peu de son pays. En vain notre âme est dans le paradis ; Tout n’est pas pur, et l’accent de province Ne se perd point, même à la cour du prince. Mais il est temps, lecteur, de m’arrêter ; Il faut fournir une longue carrière ; J’ai peu d’haleine, et je dois vous conter L’événement de tout ce grand mystère ; Dire comment ce nœud se débrouilla, Ce que fit Jeanne, et ce qui se passa Dans les enfers, au ciel, et sur la terre. * ↑ La tour de Babel fut élevée, comme on sait, cent vingt ans après le déluge universel. Flavius—Josèphe croit qu'elle fut initie par Nemrod ou Nembrod; le judicieux dom Galmet a donné le prof‍ifil de cette tour élevée jusqu‘à onze étages, et il a orné son Dictionnaire de tailles douces dans ce goût, d’après les monuments; le livre du savant Juif Jaleus donne à la tour de Bubel vingt—sept mille pas de hauteur, ce qui est bien vraisemblable: plusieurs voyageurs ont vu les restes de, cette tour. Le saint patriarche Alexandre Eutychius assure, dans ses Annales, que soixante et douze hommes bâtiment cette tour. Ce fut, comme on le sait, l'époque de la confusion des langues : le fameux Becan prouve admirablement que la langue f‍lflamande fut celle qui retint le plus de l’hebraique. (Note de Voltaire, 1762.) — Dans l'article BABEL du Dictionnaire philosophique, section première, Voltaire cite Paul Lucas, qu'il se borne à désigner ici, connue ayant vu les restes de la tour. La Biographie universelle convient que le nom de ce voyageur est devenu à peu près synonyme de menteur. Eutychius fut éleevé, en 933, à la dignité de patriarche d‘Alexandrie, et c'est peut-être la consonnance du nom de cette ville avec celui d'Alexandre qui a induit Voltaire à donner à ce patriarche le prénom d’Alexandre. Jean Bécan, dans ses Indo-Scythica, qui font partie des Origines Antwerpianœ (Anvers, 1569, in—folio), prétend que la langue f‍lflamande était celle que parlait Adam. (R.) * ↑ Remarquez qu‘à la bataille de Zama, entre Publius Scipion et Annibal, il y avait des Français qui servaient dans l’armée carthaginoise, selon Polybe. Ce Polybe, contemporain et ami de Scipion. dit que le nombre était égal de part et d’autre; le chevalier de Folard n’en convient pas : il prétend que Scipion attaqua en colonnes. Cependant il parait que la chose n'est pas possible, puisque Polybe dit: que les troupes combattaient toutes de main à main : c'est sur quoi nous nous en rapportons aux doctes. (Note de Voltaire. 1762.) — Voyez Polybe. liv. XV, chap. i. Dans les Observations sur la bataille de Zuma, Folard dit effectivement que Polybe se trompe sur le nombre. (R.) Nota bene qu'à Pharsale Pompée avait cinquante-cinq mille hommes, et César vingt—deux mille. Le carnage fut grand : les vingt-deux mille césariens, après un combat opiniâtre, vainquirent les cinquante-cinq mille pompéiens. Cette bataille décida du sort de la république, et mit sous la puissance du mignon de Nicomède la Grèce, l‘Asie Mineure, l‘Italie, les Gaules, l‘Espagne, etc., etc. Cette bataille eut plus de suites que le petit combat de Jeanne; mais enf‍ifin c‘est Jeanne, c’est notre Pucelle : sachons gré à notre cher compatriote d'avoir comparé les exploits de cette chère fille à ceux de César. qui n'ai-ait pas son pucelage. Les révérends pères jésuites n‘ont—ils pas comparé saint Ignace à César, et saint François-Xavier à Alexandre? Ils leur ressemblaient comme les Vingt—quatre vieillards de Pascal ressemblent aux vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse. On compare tous les jours le premier roi venu à César; pardonnons donc an grave chantre du notre héroïne d‘avoir comparé un petit choc de bibus aux batailles de Zama et de Pharsale. (Suite de la note de Voltaire, 1762.) — Voltaire s’est égayé aux dépens du P. Bouhours sur ses comparaisons d'Ignace et de François-Xavier à César et Alexandre dans le Catalogue des écrivains français qui précède le Siècle de Louis XIV. La comparaison des vingt-quatre jésuites aux vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse est due au révérend père Escobar, de la Société de Jésus. Voyez Pascal, Lettres provinciales, cinquième lettre, Du jeûne. (R.) * ↑ Il y eut à cette bataille vingt-huit mille sept cents hommes couchés, non pas sur le carreau, comme le dit un historien, mais dans la boue et dans le sang; ils furent comptés par le marquis de Crèvecœur, aide de camp du maréchal de Villars, chargé de fnlre enterrer les morts. Voyez le Siècle de Louis XIV [chap. xxi.] année 1709. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Apparemment que notre profond auteur donne le nom de Persans aux soldats de Sennacherib, qui étaient Assyriens, parce que les Persans furent longtemps dominateurs en Assyrie; mais il est constant que l’ange du Seigneur tua tout seul cent quatre-vingt-cinq mille soldats de l'armée de Sennacherib, qui avait l’insolence de marcher contre Jérusalem; et quand Sennacherib vit tous ces corps morts, il s'en retourna. Ceci arriva l’an du monde 3293, comme on dit; cependant plusieurs doctes prétendent que cette aventure toute simple est de l'an 3295: nous la croyons de 3296, comme nous le prouverons ci—dessous. (Id., 1762.) * ↑ Cet endroit parait imité d’Homère. Milton fait peser les destins des hommes dans le signe de la balance.(Id., 1762.) — Homère, Iliade, VIII, 69-72; Milton, Paradise last, IV, 996-1004. * ↑ Allusion aux sentiments répandus dans les livres de Quesnel, prêtre de l’Oratoire. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Aurore Konismare, maîtresse du rni de Pologue Auguste 1er, et mère du célèbre comte de Saxe. (Note de Voltaire, 1773.) — Voltaire a, dans son Histoire de Charles XII, liv. II, donné, les plus grands éloges à la mère, du maréchal de Saxe. Il cite d’elle quelques vers français qui prouvent que son esprit égalait sa beauté. Sou nom est Koenigsmark. (R.) * ↑ Robert d‘Arbrissel, fondateur du bel ordre de Fontevrauld : il convertit, en 1100, d'un coup de f‍ifilet, par un seul sermon, toutes les filles de joie de la ville du Rouen. Il s‘imposa un nouveau genre de martyre : ce fut de coucher toutes les nuits entre deux jeunes religieuses pour tromper le diable, qui apparemment le lui rendit bien. Il n’aimait pas la loi salique, car il fit une femme abbé général des moines et moinesses de son ordre. (Note de Voltaire, 1773.) * ↑ Selon Platon, l'homme fut formé avec les deux sexes. Adam apparut tel à la dévote Bourignon et à son directeur Abbadie. (Note de Voltaire, 1762.) — Voyez la note g de l’article Adam du Dictionnaire historique de Bayle. (R.) * ↑ La reine de Saba vint Voir Salomon, dont elle eut un fils qui est certainement la tige des rois d‘Ethiopie, comme cela est prouvé. Ou ne sait pas ce que devint la race d'Alexandre et de Thalestris. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Cléopâtre. (Note de Voltaire, 1762.° * ↑ Ganimède. (Id. 1762.) * ↑ La position critique du brave Dunois et son intention de sortir avec honneur de ce pas difficile, rappellent, ainsi que l’a remarqué M. Louis du Bois, un tableau du même genre tracé par la même main. Dans le conte, intitulé Ce qui plaît aux dames, Robert, sommé par la vieille fée dont il est devenu l‘époux de remplir le devoir conjugal, s’y résout enf‍ifin par point d‘honneur : Le chevalier, amoureux de la gloire, Voulut enfin tenter celle victoire; Il obéit, et, se piquant d'honneur, N'écoutant plus que sa rare valeur, Aidé du ciel, trouvant dans sa jeunesse Ce qui tient lieu de beauté, de tendresse, Fermant les yeux se mit à son devoir. (R.) * ↑ Les charlatans ont le bâton de Jacob; les magiciens, les livres de Salomon intitulés l'Anneau et la Clavicule. Les conseillers du roi, sorciers à la cour de Pharaon, qui firent les mêmes prodiges que Moïse,s'appelaient Janès et (?)ambrès. On ne sait pas le nom de la pythonisse d'Endor qui évoqua l'ombre de Samuel ; mais tout le monde sait ce que c’est qu'une ombre, et que cette femme avait un esprit Python ou de Python. (Note de Voltaire, 1762.) * ↑ Zoroastre, dont le nom propre est Zerdust, était un grand magicien, ainsi qu'Albert le Grand, Roger Bacon, et le révérend père Grisbourdon. (Id. 1762) * ↑ Nébucadnetzar, Nabuchedonosor, f‍ifils de Nabo-Polassar roi des Chaldéens assiégea Jérusalem, la prit, et lit charger de fers Joachim, roi de Juda, qu’il envoya prisonnier à Babylone, l’an du monde 3429. Nébucadnetzar f‍ifit un songe, et l'oublia; les magiciens, les astrologues ni les sages ne purent le deviner; en conséquence, Arioc, officier de sa maison, eut ordre de les faire mourir : le jeune Daniel devine le songe, et l‘explique; ce songe était une belle statue, etc. A quelque temps de là, Nébueadnetzar f‍ifit élever un colosse d’or pur, baut de soixante coudées, et large de six; il obligea tout son peuple assemblé d’adurer ce colosse au son du cor, du clairon, de la harpe, de la saquebute, et du psaltérion: et sur le refus qu‘en firent Sidrac, Misac, et Habed-nego, jeunes Hébreux, compagnons de Daniel, le roi les fit jeter dans une fournaise, qu'on chauffa cette fois-là sept fois plus qu'à l‘ordinaire; et ils en sortirent sains et saufs. Nébucadnetzar songes encore: il vit un arbre grand et fort; le sommet touchait les cieux, et les oiseaux habitaient dans ses branches. Un saint alors descendit, et cria : « Coupez l’arbre, et l’ébranchez, etc.» Daniel expliqua encore ce songe; il prédit au roi qu'il serait chassé d‘entre les hommes; que pendant sept ans son habitation serait avec des bêtes, qu’il paitrait l’herbe comme les bœufs, jusqu’à que son poil crut comme celui de l‘aigle, et ses ongles comme ceux des oiseaux; ce qui arriva. Tertullien et saint Augustin disent que Nabucodonosor s‘imagina être bœuf, par l'effet d‘une maladie qu'on nomme lycanthropie. Au bout de sept ans, ce prince recouvra sa raison, et remonta sur le trône : il ne vécut qu‘un an depuis son rétablissement, mais il l'employa si bien que saint Augustin, saint Jérôme, saint Épiphane, Theodoret, etc., cités par Pérérius comptent sur son salut. (Note de Voltaire, 1762.) — Voltaire fait ici, assez malencontreusement, parade de son érudition théologique. Un passage de la Bible de dom Calmet, qu‘il n'a pas lu assez attentivement, l‘a induit en erreur. C’est dom Calmet, et non le jésuite Pérérius, qui cite tous les personnages nommés dans la note de Voltaire. (R.) * ↑ Il ne faut pas confondre George, patron d’Angleterre et de l’ordre de la Jarretières avec saint George le moine, tué pour avoir soulevé le peuple contre l‘empereur Zénon. Notre saint George est le Cappadocien, colonel au service de Dioclétien, martyrisé, dit-on, en Perse, dans une ville nommée Diospole. Mais comme les Persans n’avait point de ville de ce nom, on a placé depuis son martyre en Arménie, à Mitylène. Il n’y a pas plus de Mitylène en Arménie que de Diospole en Perse. Mais ce qui est constant, c'est que George était colonel de cavalerie, puisqu’il a encore son cheval en paradis. (Note de Voltaire, 1762.)